Koreana Summer 2018 (French)

Page 1

ÉTÉ 2018

ARTS ET CULTURE DE CORÉE RUBRIQUE SPÉCIALE

L’ÎLE DE JEJU

une île aux pierres chargées de légende et de tradition Les enclos de pierre de Jeju et leur histoire ; Le Parc des pierres de Jeju réalise un rêve audacieux ; Des gardiennes de l’au-delà ; Des poteries nées de l’union du feu et de la pierre

Jeju,

VOL. 19 N° 2

ISSN 1225-9101


IMAGE DE CORÉE

Le hagwon,

théâtre de guerre des études Kim Hwa-young

Critique littéraire et membre de l'Académie coréenne des arts


L

es examens ont lieu demain, mais je ne parviens plus à me concentrer, alors je dis à maman que je vais m’étendre une heure et que je me remettrai au travail dès qu’elle me réveillera. Quand j’ouvre les yeux, le soleil brille et je suis pris de panique. Il m’arrive encore de faire ce cauchemar où l’élève que je redeviens vit une véritable catastrophe, mais, en m’éveillant, je n’en suis que plus heureux à l’idée que l’époque des examens est révolue et ne tarde pas à me rendormir. Les jeunes qui font aujourd’hui des études, en revanche, ne connaissent ni petits sommes réparateurs ni raisons de se réjouir. À l’étranger, on nous envie parfois l’exceptionnelle importance que nous attachons aux études. En réalité, elles sont considérées ici comme un gage d’évolution professionnelle et de promotion sociale. Pour les principaux intéressés, élèves et parents, il faut donc se livrer une concurrence acharnée dans la course infernale qui ouvre les portes de l’université. Cette lutte sans merci commence sur les bancs de la prématernelle et ne fait que s’intensifier jusqu’aux examens du collège et du lycée marqués par une forte sélection, avant d’atteindre son apogée lors d’examens d’entrée à l’université qualifiés d’« enfer ». Par la suite, les diplômés se lanceront à perdre haleine dans la préparation de nouveaux examens qui leur permettront de poursuivre leurs études à l'étranger ou de postuler à un emploi, entre autres possibilités s’offrant à eux. Le caractère impitoyable de ces études fondées sur un classement très sélectif explique la multiplication des instituts privés, dits hagwon, qui ont vu le jour voilà longtemps pour dispenser des cours du soir en complément de ceux de l’éducation nationale. Malgré leurs tarifs souvent exorbitants, comment ne pas se laisser tenter par leurs alléchantes promesses d’assurer de meilleurs résultats ? Si les parents consentent de tels sacrifices, c’est qu’ils estiment de leur devoir de le faire pour préparer l'avenir de leurs enfants. Il résulte de tout ceci une instruction très éloignée de son objectif premier de combler la soif de connaissance et toujours plus dominée par l’esprit de compétition, d’où la progression spectaculaire des dépenses engagées dans l'enseignement privé du primaire et du secondaire, comme en 2017, où elles ont atteint un montant sans précédent de 18 600 milliards de wons par an, soit en moyenne 271 000 wons par mois et par étudiant. Et encore ces chiffres fournis par le ministère de l'Éducation nationale se situent-ils très en deçà de la réalité, les dépenses d’éducation privée dépassant depuis longtemps celles de l’éducation publique. Situé dans le sud de Séoul, le quartier de Daechi-dong, qui fait partie de l’arrondissement de Gangnam, rassemble de très nombreux hagwon, au point que, quand les cours s’achèvent, à 22 heures, les voitures des parents venus chercher leurs enfants provoquent des embouteillages. À la guerre des études, succède alors celle de la circulation pendant une dizaine de minutes, après quoi le calme retombe enfin. Confucius affirmait que « ceux qui connaissent la vérité ne sont pas égaux à ceux qui l'aiment et ceux qui l'aiment ne sont pas égaux à ceux qui la chérissent », mais ces sages paroles revêtent-elles encore un sens dans l’état actuel des choses ? © Heo Dong-wuk


Lettre de la rédactrice en chef

ÉDITEUR

Une île tout en diversité

DIRECTEUR DE

Le soleil brille sur l’île subtropicale de Jeju et, vu du ciel, le bouclier volcanique du mont Halla dévoile ses versants en pente douce. C’est une chance, car les aléas du temps ne permettent que rarement d’admirer sa belle silhouette en totalité lors de son survol. De forts vents balaient souvent l’île et des orages violents peuvent y éclater. Elle résonne alors du grondement des vagues qui s’abattent furieusement sur les digues en projetant leur écume en tous sens. Le plaisir est au rendez-vous pour ceux et celles qui assistent à ce spectacle grandiose, confortablement assis à la fenêtre d’un café au fond sonore agréable où ils dégustent leur boisson bien chaude. La pierre est une constante de la géographie insulaire. Partout, le noir basalte se détache harmonieusement sur le bleu de la mer, l'herbe verte ou le jaune des fleurs de colza. Il demeure à jamais le témoin omniprésent des origines volcaniques de cette île vieille de deux millions d'années. En inscrivant l'île volcanique de Jeju et ses orgues basaltiques au patrimoine naturel mondial, voilà onze ans, le Comité du patrimoine mondial de l'UNESCO a motivé cette décision par leur remarquable valeur esthétique comme par les indications qu’elles fournissent sur l’évolution géologique de notre planète. En 2011, l’UNESCO allait en outre classer l’île dans sa catégorie des Géoparcs mondiaux, qui, en s’ajoutant à celle de réserve de biosphère déjà attribuée par cette organisation en 2002, a fait de Jeju le premier lieu au monde à détenir le titre de la « triple couronne » de l'UNESCO. Cette distinction n’est d’ailleurs pas sans rappeler le nom de Samdado par lequel on la désigne familièrement et qui signifie « l’île de la triple abondance », à savoir celle de la pierre, du vent et des femmes. La rubrique spéciale du présent numéro se consacre au premier de ces trois aspects. Elle est illustrée en première de couverture par un tableau de Kang Yo-bae, ce peintre né en 1952 qui s’attache à représenter le paysage de son île natale, mais aussi les tragédies qu’a connues celle-ci au cours des vingt-cinq dernières années.

RÉDACTRICE EN CHEF Choi Jung-wha

LA RÉDACTION

Choi Jung-wha Rédactrice en chef

RÉVISEUR

Lee Sihyung Kang Young-pil Suzanne Salinas

COMITÉ DE RÉDACTION

Han Kyung-koo

Benjamin Joinau

Jung Duk-hyun

Kim Hwa-young

Kim Young-na

Koh Mi-seok

Charles La Shure

Song Hye-jin

Song Young-man

Yoon Se-young

TRADUCTION

Kim Jeong-yeon

DIRECTEUR PHOTOGRAPHIQUE

Kim Sam

RÉDACTEURS EN CHEF ADJOINTS

Ji Geun-hwa

Park Do-geun, Noh Yoon-young

DIRECTEUR ARTISTIQUE

Kim Do-yoon

DESIGNERS

Kim Eun-hye, Kim Nam-hyung,

Yeob Lan-kyeong

CONCEPTION ET MISE EN PAGE

Kim’s Communication Associates

44 Yanghwa-ro 7-gil, Mapo-gu

Seoul 04035, Korea

www.gegd.co.kr

Tel: 82-2-335-4741

Fax: 82-2-335-4743

ABONNEMENTS ET CORRESPONDANCE Prix au numéro en Corée : 6 000 wons Autres pays : 9 $US AUTRES RÉGIONS, Y COMPRIS LA CORÉE Voir les tarifs d’abonnement spéciaux à la page 80 de ce numéro. FONDATION DE CORÉE West Tower 19F Mirae Asset CENTER1 Bldg. 26 Euljiro 5-gil, Jung-gu, Seoul 04539, Korea Tel: 82-2-2151-6546 Fax: 82-2-2151-6592

ARTS ET CULTURE DE CORÉE Été 2018

IMPRIMÉ EN ÉTÉ 2018 Samsung Moonwha Printing Co. 10 Achasan-ro 11-gil, Seongdong-gu, Seoul 04796, Korea Tel: 82-2-468-0361/5

Publication trimestrielle de la Fondation de Corée 2558 Nambusunhwan-ro, Seocho-gu Séoul 06750, Corée du Sud http://www.koreana.or.kr

© Fondation de Corée 2018 Tous droits réservés.Toute reproduction intégrale ou partielle, faite par quelque procédé que ce soit sans le consentement de la Fondation de Corée, est illicite. Les opinions exprimées sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement celles de la rédaction de Koreana ou de la Fondation de Corée. Koreana, revue trimestrielle enregistrée auprès du ministère de la Culture et du

Mer – rocher

Kang Yo-bae Acrylique sur toile, 2012, 89,4 cm × 130 cm

Tourisme (Autorisation n°Ba-1033 du 8 août 1987), est aussi publiée en chinois, anglais, espagnol, arabe, russe, japonais, allemand et indonésien.


RUBRIQUE SPÉCIALE

Jeju, une île aux pierres chargées de légende et de tradition

04

RUBRIQUE SPÉCIALE 1

Les enclos de pierre de Jeju et leur histoire

22

RUBRIQUE SPÉCIALE 3

Des gardiennes de l’au-delà Kim Yu-jeong

Lee Chang-guy

12

RUBRIQUE SPÉCIALE 2

Le Parc des pierres de Jeju réalise un rêve audacieux Heo Young-sun

34

ENTRETIEN

« Ma force est dans le détail » Chung Jae-suk

40 ESCAPADE Le village natal de Jeong Yak-yong, berceau d’un illustre penseur Lee Chang-guy

28

RUBRIQUE SPÉCIALE 4

Des poteries nées de l’union du feu et de la pierre Jeon Eun-ja

48 LIVRES ET CD

58

Les gens heureux ne regardent pas l’heure

Les simulateurs de sport ont la cote

Des nouvelles qui explorent la vie en remontant le fil du temps

La prose littéraire prémoderne coréenne : une anthologie Un large panorama des œuvres en prose prémodernes en Corée Charles La Shure

50 UN JOUR COMME LES AUTRES Quand les grandes vérités se révèlent à « l’école de la rue » Kim Heung-sook

54

INGRÉDIENTS CULINAIRES

Aubergine luisante au soleil de l'été Jeong Jae-hoon

MODE DE VIE

Kim Dong-hwan

62

APERÇU DE LA LITTÉRATURE CORÉENNE

Condamné par un mal incurable Choi Jae-bong

Incurable Kang Young-sook


RUBRIQUE SPÉCIALE 1

Jeju, une île aux pierres chargées de légende et de tradition

Les enclos de pierre de Jeju et leur histoire Première des quelque 3 300 îles qui bordent la péninsule coréenne par sa superficie, l’île de Jeju a surgi des eaux voilà environ 1,7 million d'années, à la suite d’une éruption volcanique. Son point culminant est le mont Halla qui s’élève à 1 950 mètres au-dessus du niveau de la mer et décline progressivement jusqu’à la côte. L’île présente encore partout des traces de coulées de lave sur son sol et dans son sol-sol. Elles sont constituées de ce basalte qui fait la particularité d’un charmant paysage constellé de pierres sombres. Lee Chang-guy Poète et critique littéraire Ahn Hong-beom Photographe

4 KOREANA Été 2018


Sous le royaume de Joseon, les élevages de chevaux de l'État étaient entourés de jatseong, ces enclos de pierre qui protégeaient l’exploitation. Rares sont ceux qui s’étendent encore au pied des montagnes, car la plupart ont disparu ou se sont dégradés au fur et à mesure que le pays se développait, mais ceux qui sont restés en assez bon état sont autant de témoins de l’élevage traditionnel de Jeju.

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 5


L

a pierre résiste au passage du temps et cette solidité en fait tout l’intérêt pour élever des monuments à la gloire des héros comme pour enclore des terrains. Disponible en abondance sur l’île volcanique de Jeju qui marque la frontière méridionale du territoire coréen, elle s’y est prêtée à de nombreux usages au cours de l’histoire, notamment pour interdire l’accès à certaines zones, bloquer le passage de l’eau, abriter du vent ou confiner les chevaux d’élevage. Pour les insulaires, son utilité réside donc dans la capacité qu’elle donne de maîtriser les éléments et dans la résistance qu’elle oppose à l’usure, moyennant une mise en œuvre laborieuse. Cette même pierre est à l’origine du mythe fondateur de l’île de Jeju, selon lequel une vieille femme fit surgir du sol le mont Halla, qui s'élève à 1 950 mètres d'altitude, à l’aide de pierres qu’elle avait apportées dans les plis de sa jupe. Depuis des temps ancestraux, les enclos de Jeju dressent leur silhouette qui se détache sur le bleu de la mer et du ciel dans ces paysages où règne le silence. Les courbes et porosités que la nature a grossièrement façonnées sur la pierre noire primitive participent de l’identité de ces blocs rocheux qui s’enfoncent dans le sol et s’épaulent pour former des enclos. Comme tatouées par les traînées vert bronze de la mousse, des pierres aux bords émoussés parsèment le sol. Le bas noir et dénudé des enclos se dissimule derrière les petites fleurs d’éléphant argentées et les fleurs de colza. Ces enclos élevés voilà des siècles semblent, d’une certaine manière, intouchables, alors il faut se contenter de rechercher les rares documents qui y ont trait ou d'examiner les marques bienveillantes ou hostiles que peut comporter leur surface, dans l’espoir de découvrir ne serait-ce qu’un peu de la chaleur humaine qui y subsisterait et des fragments d’une histoire ancienne dont ils auraient été témoins.

ont tiré parti pour la pêche. Pour ce qui est des enclos eux-mêmes, leur forme varie en fonction de la configuration du littoral. Tantôt ils ferment l’arc de cercle d’une baie en reliant ses deux extrémités, tantôt, sur certaines côtes, ils s’étendent de part et d’autre d’une formation rocheuse qui se dresse au milieu d’une baie. Lorsque le sol comporte une cuvette qui ne se vide pas à marée basse, un enclos long, mais de très faible hauteur, suffit à fournir une sorte de grand filet. Tous les villages de la côte exploitent une dizaine, voire une vingtaine, de ces enclos appelés won. Le poisson le plus prisé des insulaires est un anchois de 10 à 20 cm de longueur que désigne le mot « mel » dans le dialecte de Jeju. Quand vient le mois d’août et qu’il migre par bancs entiers jusqu’au littoral, les habitants se munissent d’une épuisette ou d’une calebasse pour les capturer. Le produit de la pêche fait l’objet d’une répartition équitable, car les won étant construits et entretenus par la population, ils font partie du domaine communal. On peut accommoder l’anchois en ragoût ou en friture, mais c’est sous forme d’une soupe, dite melguk, que les gens de l’île l’apprécient le plus. Cette préparation se compose d’anchois provenant de la pêche du jour, de chou chinois et de piment rouge qui lui confèrent une délicate saveur. Ce qui reste des prises est séché ou conservé dans le sel en vue de confectionner plats d’accompagnement et condiments. Aujourd’hui, les seuls won encore en exploitation le sont par des personnes âgées, nombre d’entre eux ayant été supprimés pour céder la place à de nouvelles routes, outre que le séchage et la transformation des anchois sont effectués sur les bateaux. À la vue des enclos sinueux en pierre noire qui émergent de l’écume blanche des vagues à marée descendante, on ne peut malgré tout s’empêcher de se rappeler ces jours où tout un village se réjouissait d’une pêche généreuse.

Quand les enclos fournissaient d’abondantes prises Les premiers enclos furent élevés pour servir de sortes de grands filets de pêche, cette activité remontant à l’époque des premiers hommes. Dénommés won, wondam ou gaetdam dans le dialecte régional, ils se composaient de pierres que l’on empilait au bord de la mer en les espaçant un peu. Quand montait la marée, l’eau entraînait les poissons jusqu’à ces interstices où ils restaient coincés quand elle descendait. Sur l’île de Jeju, l’aspect le plus spectaculaire du littoral est la présence de champs de lave solidifiée qui s’étendent entre l’océan et le cordon sablonneux. Cette topographie unique en son genre résulte de la pénétration dans l’eau de la lave d’éruptions volcaniques. En certains points de la côte, les coulées de lave ont été submergées sur pas moins de deux kilomètres. Ces formations sont appelées geolbadang par les insulaires, qui en

Une protection contre les éléments Le Samseonghyeol, qui figure parmi les curiosités de l’île, est constitué de trois gros trous creusés dans le sol. La légende veut que trois demi-dieux en aient surgi et qu’ils aient fondé trois clans ancestraux avec des graines à cinq grains qu’ils avaient introduites sur l'île. À une époque que l’on ne situe pas avec précision, il est à supposer qu’un groupe d’hommes maîtrisant une technique d’agriculture évoluée fit son arrivée sur l’île et exerça peu à peu une influence dominante au sein du royaume de Tamna, l’actuelle Jeju. Il est vraisemblable que celui-ci entretenait des relations tributaires avec le royaume de Goryeo et qu’il fut dans une certaine mesure soumis à son autorité jusqu'en 1105 et à l’annexion pure et simple de l’île par ce dernier, qui l’appela Tamna et en fit un État vassal. Un document historique fournit les indications suivantes au sujet de Kim Gu (1211-1278), qui exerça la fonction de magis-

6 KOREANA Été 2018


© i love jeju

trat adjoint de l’île sous le royaume de Goryeo et fit édifier les premiers enclos de pierre par la population. « Jadis, les terres agricoles de Jeju n'étant pas délimitées par des crêtes, de cruels puissants empiétèrent progressivement sur les parcelles d’autrui et provoquèrent une grande détresse dans la population. Lorsqu’il prit ses fonctions, le magistrat adjoint Kim Gu entendit leurs plaintes et fit construire des enclos pour entourer les terrains, ce qui fut très bénéfique pour le peuple. » (Dongmungam). Avec la progression démographique, les terres cultivées des plaines basses s’étendirent peu à peu jusqu’en moyenne altitude, mais, les terrains à défricher étant rocheux et jonchés de pierres auxquelles s’ajoutaient en général des cendres volcaniques, le sol ne pouvait retenir l’eau malgré les importantes précipitations. Par ailleurs, la jachère étant pratiquée pour laisser reposer la terre une ou deux années afin de lui permettre de retrouver sa fertilité, les étendues concernées se couvraient alors d’herbe. Enfin, les fortes pluies altéraient la configuration du terrain, rendant ainsi d’autant plus difficile la délimitation des champs. À la faveur des conflits fonciers qui en résultaient, les riches propriétaires firent main basse sur les terres des plus

Ces enclos de pierre dits wondam servaient de grands filets en tirant parti de la configuration du littoral et des marées. De ceux qui furent édifiés par centaines le long de la côte, très peu sont demeurés intacts jusqu’à nos jours.

faibles, ce qui dut inciter Kim Gu à ordonner la construction, aux confins des différents terrains, de murets de hauteur uniforme constitués de petites et grosses pierres extraites lors du labourage. Sachant qu’il demeura en poste de 1234 à 1239, il est possible d’en déduire l’époque à laquelle les enclos de séparation des champs furent les plus nombreux sur l'île. La création de ces murets allait entraîner bien des changements, dont une diminution des litiges fonciers et des dégâts causés aux cultures par les bovins et les chevaux mis au pâturage. Les enclos favorisèrent également l’accroissement des terres arables en empêchant la destruction des sols par les fortes pluies et, par leur protection contre les vents violents, en y maintenant une bonne humidité. Les travaux agricoles s’en trouvèrent allégés et les rendements meilleurs. Autrefois arides et pierreuses, les hautes terres étaient désormais cultivables et permettaient aux familles d’en tirer leur subsistance.

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 7


© TOPIC

En 2014, l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) allait classer au « patrimoine agricole mondial » les terres que l’île sut mettre en culture en surmontant les obstacles naturels par la construction d’enclos de pierre et, pour commémorer cette consécration, une fête des batdam célèbre tous les ans la beauté et les bienfaits de ces ouvrages. Selon une étude, la longueur totale des batdam de formes et dimensions variées que les insulaires ont élevés au cours du dernier millénaire atteindrait 22 000 kilomètres. Telle une vaste toile d’araignée, leur réseau traverse l’île de part en part en franchissant des montagnes moyennes, et, si sa beauté comme son rôle dans l’agriculture sont bien connus, il participe aussi grandement du patrimoine culturel. Des enclos aux clôtures militaires Après avoir passé leur vie à ramasser des fruits de mer ou à se disputer la propriété de leurs maigres champs pentus avec

8 KOREANA Été 2018

leurs voisins, les insulaires allaient être entraînés dans le tourbillon des conflits régionaux qui marquèrent la seconde moitié du XIIIe siècle, au lendemain de la victoire que remporta Kubilai Khan, souverain de l'Empire mongol et petit-fils de Gengis Khan, sur la dynastie chinoise des Song à laquelle il fit succéder celle des Yuan. Dès lors, les Mongols allaient entreprendre une série de campagnes de conquête au royaume de Goryeo et contraindre son monarque à se réfugier sur l'île de Ganghwa en compagnie de sa cour. Affaibli par un long conflit, le royaume finit par se soumettre à l’envahisseur et le roi s’en retourna dans la capitale d’alors, Gaegyeong, qui est l’actuel Gaeseong. Cependant, la garde d’élite de Goryeo, qui portait le nom de Sambyeolcho et refusait de se conformer à la politique du royaume en faveur des Mongols, entreprit d’organiser la résistance à l’occupant à partir de l'île de Jin située au sud-ouest de la péninsule. En septembre 1270, le gouvernement de Goryeo envoya


1. Ces batdam qui délimitent les champs se composent de roches volcaniques trouvées en labourant. Ils permettent de retenir les sols en les protégeant du vent. D’une longueur totale de 22 108 kilomètres, les batdam de Jeju ont été classés au « patrimoine agricole mondial » par l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) en 2014.

1

2

ses troupes sur l’île de Jeju, où devaient trouver refuge les membres du Sambyeolcho, et ordonna d’élever des murets de pierre sur la côte pour empêcher leur débarquement. Ces premières formes de clôtures militaires furent réalisées en reliant entre eux les enclos existants et en les consolidant. Toutefois, en raison de leur forme arrondie due à l’érosion par les vagues, les pierres trouvées en bord de mer ne permettaient guère de construire de clôtures simples telles que celles destinées à enclore les champs. Pour résoudre cette difficulté, les ouvrages furent dotés d’une plus grande hauteur et de plusieurs rangées successives destinées à les renforcer, l’ensemble de ces tâches incombant bien évidemment au peuple de Jeju. Cet ambitieux plan gouvernemental allait néanmoins se solder par un échec, puisqu’il ne permit pas de s’opposer avec succès à la riposte du Sambyeolcho survenue trois mois plus tard. La principale raison en fut le revirement opéré par le peuple. En effet, las du travail que lui avait imposé l’État et

2. Les batdam peuvent être plus ou moins hauts selon qu’ils entourent des cultures de petites plantes, telles la pomme de terre et la carotte, ou de grandes céréales comme le mil et l’orge. Malgré leur aspect désordonné, ces murets sont l’œuvre de maçons chevronnés.

exaspéré par l’exploitation que celui-ci lui avait fait subir année après année, il observa la situation et finit par se rallier aux partisans. Cependant, les murets de pierre côtiers construits pour empêcher le débarquement du Sambyeolcho n’allaient pas s’avérer assez solides pour résister aux assauts des Mongols. Après avoir subi une défaite écrasante sur l'île de Jin l'année suivante, le Sambyeolcho rassembla ses troupes sur celle de Jeju, mais les forces coalisées de Goryeo et des Mongols eurent raison de sa résistance en février 1273. Au cours des siècles qui s’écoulèrent, de l’effondrement du royaume de Goryeo au déclin de la dynastie des Yuan, puis à la chute du royaume de Joseon, les enclos de pierre du littoral servirent à défendre l’île de Jeju contre les incursions des pillards japonais qui convoitaient son eau et sa nourriture. Pour mieux lutter contre leurs déprédations, les magistrats du gouvernement de Jeju nommés par les monarques de Joseon furent la plupart du temps choisis parmi les officiers de l’ar-

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 9


Les batdam composent un réseau qui, telle une vaste toile d’araignée, traverse l’île de part en part en franchissant des montagnes moyennes, et, si leur beauté comme leur rôle dans l’agriculture sont bien connus, ils participent aussi grandement du patrimoine culturel. mée. Au XIXe siècle, dans les derniers temps de ce royaume, les premiers navires occidentaux qui approchaient l’île suscitèrent des doutes quant à la raison de leur venue. En cheminant sur les Jeju olle, ces sentiers de randonnée de Jeju, le promeneur peut encore apercevoir des enclos de pierre de jadis, que désigne l’expression « hwanhae jangseong » signifiant « grand mur encerclant l’océan ». Fort peu d’entre eux étant parvenus jusqu’à notre époque, il lui sera difficile d’imaginer qu’ils s’étendaient naguère sur une grande distance, comme leur nom l’indique. En revanche, lorsqu’il les observera du haut du mont Hwabuk où se dresse la tour des signaux de fumée de Byeoldo, il comprendra sans mal la détresse d’une population qui n’avait nulle part où s’enfuir. Les enclos de pâturage Si les relations entre les Mongols et le peuple de Jeju furent émaillées d’inévitables conflits et affrontements, les échanges humains et matériels auxquels ils se livrèrent pendant plus d’un

siècle transformèrent la vie de l’île. L'élevage fournit une bonne illustration de ces évolutions, car au pâturage du bétail, d’origine aussi ancienne que l'agriculture insulaire, vinrent s’ajouter de grosses exploitations destinées à élever des chevaux. Elles furent créées par les Mongols en 1276, au lendemain de la victoire des Yuan sur le Sambyeolcho. Les Mongols introduisirent 160 chevaux, firent venir des éleveurs et aménagèrent l’exploitation de Tamna située à Seongsan, donnant ainsi naissance à une nouvelle activité qui allait connaître un essor. Après le départ des Yuan et l’avènement du royaume de Joseon qui leur succéda, les frictions se multiplièrent entre les nomades qui parcouraient la région et les sédentaires qui cherchaient à s’approprier la terre. En 1429, l'aggravation des dégâts causés aux cultures par les pâturages et l'escalade des conflits portant sur la propriété de ceux-ci incitèrent Go Deukjong (1388-1452), un haut fonctionnaire de la région originaire de Jeju, à solliciter auprès du roi Sejong des mesures qui garantiraient des conditions d’exploitation stables pour les éleveurs. 1. Située dans la commune d’Aewol, une forteresse fut le théâtre de l’ultime résistance qu’opposa aux Mongols la garde d’élite de Goryeo appelée Sambyeolcho. La double enceinte qui compose cet ouvrage dénommé Hangpaduseong fut édifiée à partir de 1271, année où le Sambyeolcho entreprit d’organiser la défense du pays à partir de Jeju. Long de 6 km, son mur extérieur en terre repose sur des fondations en pierres plates, celui de l’intérieur, constitué de pierres, possédant une circonférence d’environ 800 mètres. Un tronçon de muraille en terre existe aujourd’hui encore.

1

10 KOREANA Été 2018

2. Réalisés sur le pourtour de l’île afin de prémunir celle-ci contre une invasion par la mer, ces enclos de pierre constituent un ouvrage qui porte le nom de Hwanhae Jangseong signifiant « grand mur encerclant l’océan ». Des vestiges en sont conservés dans 19 villages de la côte, dont le tronçon de Hwabuk-dong, haut de 2,50 mètres, qui s’étend au Nord-Est sur 620 mètres et présente un assez bon état de conservation.


2

Le plan qu’il proposa consistait à diviser la zone de moyenne montagne qui s’élève autour du mont Halla en dix domaines et à créer dans chacun d’entre eux un élevage de chevaux exploité par l'État. Sa mise en œuvre consista avant tout à élever des enclos de pierre servant à empêcher les chevaux qui paissaient en montagne de pénétrer sur les terres cultivées de la côte. Ces murets de pierre d’une hauteur de 1,2 à 1,5 mètre, que désignaient les termes jat ou jatseong, permirent ainsi de délimiter, sur tout le pourtour de l’île, des terrains communs pour le pacage d’État et privé. Cet élevage n’allait cesser de prospérer au cours du temps, sa production étant destinée à un usage militaire ou à des présents à l’intention de la famille royale. L’éleveur Kim Man-il (1550-1632) compta ainsi plusieurs milliers de chevaux dans son exploitation située dans l'Est de l’île et fit don de pas moins de 500 d’entre eux à l’État lors des invasions japonaises (15921598), ainsi que pendant les guerres de plus ou moins grande ampleur qui s’ensuivirent, ce qui lui valut de se voir octroyer par le roi Seonjo le titre de « donateur méritant de chevaux ». L'île se dota de toujours plus de ces jatseong et assura leur entretien, les ouvrages réalisés en haute montagne portant le nom de sangjatseong, c’est-à-dire des « enclos d’élevage en altitude », dont la construction visait à éviter que les bêtes ne se perdent dans les grandes forêts de cette région et n’y meurent de froid, tandis que les enclos de moyenne montagne, dits jungjatseong, ce qui signifie « enclos d’élevage à moyenne

altitude », permettaient d’alterner cultures et pâturages d’une année sur l’autre, d’où l’augmentation de la surface agraire qui en résulta. Sous l'occupation coloniale japonaise (1910-1945), les pâturages d'État furent transférés aux domaines des communes. Aujourd’hui, les enclos de pâturage qui s’étendaient au pied du mont Halla, lorsqu’ils n’ont pas disparu, ont été endommagés par le développement et un manque d’entretien, de sorte qu’il n’en subsiste plus en bon état que sur environ 60 kilomètres. Un examen attentif des enclos de pierre de Jeju révèle que leur aspect a considérablement changé au fil du temps, en particulier par leur forme, mais aussi en raison des nouvelles fonctions qu’ils ont acquises au fur et à mesure qu’évoluaient les modes de vie et l'environnement. Ils ont notamment gagné en hauteur pour mieux protéger les mandariniers et ont systématiquement été placés sur les bas-côtés des nouvelles routes pour servir de barrières de sécurité. En outre, ils offrent une meilleure solidité grâce à des procédés consistant à envelopper leurs pierres de filets métalliques ou à colmater leurs interstices avec du ciment. Il est cependant une de leur particularités qui est restée la même, à savoir qu’ils donnent toujours une impression tourmentée qui semble née d’un conflit entre la volonté de perpétuer les valeurs traditionnelles et celle de s’ouvrir au progrès, ce dualisme caractérisant d’ailleurs l’ensemble du patrimoine ancestral de Jeju.

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 11


RUBRIQUE SPÉCIALE 2

Jeju, une île aux pierres chargées de légende et de tradition

Le Parc des pierres de Jeju réalise un rêve audacieux Le Parc des pierres de Jeju, qui s’étend sur près de 3,3 km² dans la commune de Jocheon située dans l’agglomération de Jeju, pourrait a priori ne pas éveiller l’intérêt, puisque la pierre qui en est le thème est omniprésente sur cette île volcanique. Les visiteurs y découvriront au contraire un lieu pittoresque, pétri de tradition locale et resplendissant de la beauté de son décor rocheux dont la réalisation n’aurait pas été possible sans l’esprit d’initiative et la persévérance de son créateur. Heo Young-sun Poète Ahn Hong-beom Photographe

12 KOREANA Été 2018


Occupant une superficie d’environ 3,3 km² dans la commune de Jocheon, le Parc des pierres de Jeju offre un décor tout imprégné des traditions populaires, de la mythologie et de l'histoire de cette île. En vue de sa création, le gouvernement autonome de Jeju a fourni le terrain et apporté un soutien financier, tandis que Baek Un-cheol se chargeait de la planification en tant que commissaire en chef.

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 13


D 1

ans la seconde moitié des années 1960, Baek Un-cheol, qui effectuait à l'Institut des arts de Séoul des études de théâtre portant plus précisément sur la mise en scène, est parti sous les drapeaux et a été incorporé au sein d’un régiment du génie de la province de Gangwon. Alors que celui-ci se trouvait stationné en haute montagne, la vue d'arbres plusieurs fois centenaires allait émerveiller ce jeune homme amoureux de la nature et sceller son destin. Toujours respectueux de l’environnement, il prenait les plus grandes précautions s’il lui fallait, par exemple, creuser dans le sol pour extraire un arbre mort sans en endommager les racines, et ainsi, des travaux qui auraient normalement pris une journée duraient toute la semaine. Une fois libéré de ses obligations militaires, il allait être confronté à une réalité désastreuse, car, sous la bannière du Saemaul Undong, c’est-à-dire du « mouvement des nouveaux villages » mis en œuvre par le gouvernement, les paysages coréens allaient changer de jour en jour. Le jardin du bois et des pierres « J'étais furieux de voir que, sous prétexte de moderniser les villages, on détruisait la nature à des fins purement économiques. J’ai alors décidé d’agir pour arrêter cela », se souvient Baek Un-cheol. À cette époque où les routes surgissaient et disparaissaient du jour au lendemain, Baek Un-cheol s’est mis à ramasser des morceaux de bois qui valaient la peine d'être conservés et exposés par leur forme intéressante. Par la suite, il allait ouvrir une petite salle d’exposition dans le centre-ville de Jeju et l’appeler dans un premier temps Tamna Mongmurwon, c’est-àdire « jardin des objets en bois de Tamna », ce dernier toponyme étant l’ancien nom de Jeju, puis Tamna Mokseogwon, ce qui signifie « jardin du bois et des pierres de Tamna ». À partir de ces deux thèmes, Baek Un-cheol a réalisé une mise en récit des matériaux en les agençant judicieusement pour évoquer l’histoire d'amour d’un jeune homme et d’une jeune fille, Gapdol et Gapsun, rendus célèbres par un chant populaire et un film du même nom. Ce lieu figure aujourd’hui parmi les curiosités incontournables pour les jeunes couples en voyage de noces sur l’île de Jeju. Le ministère français de la Culture a salué la création de ce jardin thématique unique en son genre en le faisant figurer parmi les douze exemples de réalisations importantes de l’année répertoriées dans le Monumental annuel 2001 édité par ses soins, à la rubrique « Jardins historiques ». Baek Un-cheol allait

© Parc des pierres de Jeju

14 KOREANA Été 2018


néanmoins devoir renoncer à la poursuite de ce projet couronné de succès afin de se consacrer à un autre. L’idée en était née à l’occasion d’un séjour que l’artiste avait effectué à Paris en 1988 pour y exposer des photographies, étant lui-même photographe. Découvrant que son île natale était connue et appréciée dans cette capitale mondiale de l’art et de la culture, il s’est alors senti coupable de ne pas l’avoir estimée à sa juste valeur. Dès son retour, il allait apprendre à conduire pour partir à la recherche de pierres ou d’objets d’art populaire et, au cours des dix années suivantes, il allait ainsi parcourir 1,2 million de kilomètres. Un jour qu’il circulait sur une route située en bord de mer, le paysage lui a tiré des larmes et arraché des soupirs. « Tout d’un coup, j’ai été frappé par la beauté de cette île où j’étais né et avais grandi. J’étais émerveillé par cette nature qui laissait transparaître une dimension spirituelle, par ces pierres de toutes sortes et de toutes formes qu’avait créées la lave en s’écoulant dans la mer », se souvient-il. Quand le mythe est conté par la pierre Cette soudaine révélation allait pousser Baek Un-cheol à délaisser son cher jardin pour se lancer dans la création d’« un parc consacré à la culture de la pierre et appelé à durer un siècle ». En parcourant l’emplacement où il projetait de l’aménager, il a redoublé d’enthousiasme et de détermination pour « préserver ce lieu d’un destin précaire » et « y faire revivre la Seolmundae Halmang ». Le personnage en question, à savoir « grand-mère Seolmundae », est celui d’une déesse grande et forte qui incarne le mythe fondateur de l'île de Jeju, selon lequel elle mit au monde cinq cents fils appelés les « cinq cents généraux ». Alors que sévissait la famine suite à une terrible sécheresse, un jour que Seolmundae Halmang confectionnait de la bouillie pour ses enfants, elle eut un moment de distraction et tomba dans l’énorme marmite où cuisait cette préparation. Baek Un-cheol a vu en elle l'archétype de la femme insulaire vouant toute sa vie au travail et animée d’un amour maternel qui peut s’étendre à l’humanité entière, ce qui allait l’inciter à faire de cette légende le thème central du futur Parc des pierres de Jeju. En vue d’entreprendre son aménagement, Baek Un-cheol s’est engagé à faire don de l'intégralité de sa collection de pierres et d’objets d’art populaire aux collectivités provinciales, en contrepartie de quoi ces dernières fourniraient un terrain d’une superficie de 3,3 km² et prendraient à leur charge l’ensemble des frais encourus par la suite. En 1999, l’artiste allait conclure un contrat d’une durée de 20 ans avec le gouvernement autonome de Jeju en vue de la création du Parc des pierres de Jeju. Dans le cadre de ce projet, Baek Un-cheol s’est vu attribuer le titre de commissaire en chef pour supervi-

2

1. En cheminant sur le parcours n°1 du Parc des pierres de Jeju, le visiteur tombera sur une statue de dol hareubang, ce « grand-père en pierre » vieux de trois siècles. Classée au patrimoine culturel populaire de la province de Jeju, elle présente tous les traits distinctifs du genre, avec ses yeux exagérément gros, ses lèvres fermement serrées, son chapeau en crin et ses mains jointes sur le ventre. À son ancien nom de « beoksumeori », c’està-dire mât totémique, a succédé l’actuel avec l’apparition de souvenirs de voyage à son effigie. 2. C’est la pierre de Jeju, dans toute sa variété et avec ses formes différentes, qui a fait redécouvrir à Baekun-cheol l’âme et les beautés de son île natale. Aujourd’hui, il travaille sans relâche à l’aménagement d’une salle d’exposition consacrée à Seolmundae Halmang, la déesse qui donna naissance à l'île de Jeju, et prévoit son achèvement à l’horizon 2020.

ser l’organisation et la tenue d’expositions. Ouvert au public depuis 2006, mais toujours en cours de finalisation en ce qui concerne certains travaux, le Parc des pierres de Jeju est doté d’un musée aménagé dans une ancienne décharge publique souterraine, d’une galerie, dite « des cinq cents généraux », qui accueille aussi des spectacles, d’un village de chaumières traditionnelles et d’une forêt destinée à la détente et aux loisirs, ainsi que d’une salle d’exposition consacrée à Seolmundae Halmang dont l’achèvement est prévu pour 2020. Quant à Baek Un-cheol

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 15


« Les gens d’ici vivent et meurent sur la pierre. En fin de compte, les étoiles et l’univers tout entier en sont constitués. »

16 KOREANA Été 2018


lui-même, il habite dans un local de 16 m² situé sur place et s’emploie à enrichir le parc de nouvelles créations faisant appel à son intuition et à son imagination d’artiste. « Une araignée ne pense pas quand elle tisse sa toile ; elle produit ses fils tout naturellement. Il en va de même pour moi », explique l’homme, qui se trouve aujourd’hui à l’étape de réalisation finale du rêve qu’il nourrissait depuis des dizaines d’années. « Dans la salle d’exposition Seolmundae Halmang, je souhaite montrer comment ce récit a évolué au cours de l'histoire pour le léguer à la postérité. Le folklore, la mythologie et l'histoire ne sont que trois manifestations différentes d’un élément fondamental qui étend ses ramifications à partir d’une seule et même origine. Dans le cas de Jeju, cette composante essentielle est la pierre. Les gens d’ici vivent et meurent sur la pierre. En fin de compte, les étoiles et l’univers tout entier en sont constitués. » Si la thématique de la culture lapidaire apparaît dans le nom même du parc, puisqu’il se traduit littéralement par « Parc de la culture lapidaire de Jeju », c’est parce que Baek Un-cheol a tenu à mettre en évidence le fait que « tous ces éléments participent d’une culture née sur la pierre ». Il avoue sans détour : « J’entends passer le restant de ma vie à œuvrer à une paix fondée sur la pierre, dans la mesure où celle-ci permet une certaine forme de méditation ou de guérison. La pierre possède une dimension spirituelle. Le monde d’aujourd’hui est trop axé sur la matière. Il est important de savoir que l’on peut découvrir d’autres univers. » Évoquant le Parc des pierres de Jeju, un célèbre architecte mexicain, le regretté Ricardo Legorreta, déclarait : « L’installation de toutes ces pierres dans le musée a dû représenter un énorme défi. Les caractéristiques de la moyenne montagne ont été bien comprises et l’ensemble est en parfaite harmonie avec le milieu naturel environnant. Je trouve notamment la légende de Seolmundae Halmang tout à fait fascinante. » De son côté, le photographe français Léonard de Selva a fait part de ses impressions en ces termes : « On ressent une certaine énergie qui émane de la pierre de Jeju. Je pense que ce parc peut lui-même prendre la valeur d’un mythe, à l’image de cette île rocheuse, tout comme les statues géantes de l'île de Pâques sont célèbres même si leur origine reste inconnue. »

Regroupant cinquante chaumières sur le parcours n°3, cette reconstitution d’un village de moyenne montagne donne au visiteur une idée du mode de vie des insulaires d’antan. Elle a exclusivement fait appel à des matériaux de construction provenant de deux cents maisons anciennes. © Parc des pierres de Jeju

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 17


L’aboutissement d’une vie Baek Un-cheol affirme avoir des yeux de lynx qu’il tient de ses parents, ce dont il leur est reconnaissant, et il est convaincu que « cette qualité innée lui permet de découvrir sur la pierre toute sorte de visages humains que les autres ne voient pas et de trouver des pierres précieuses dans la fange. » De même que la déesse Seolmundae Halmang donna naissance à l'île de Jeju, les femmes sont pour beaucoup dans ce qu’est aujourd’hui Baek Un-cheol, à commencer par sa mère qui, par sa grande volonté, est parvenue à faire construire dans son verger un entrepôt de 100 m² destiné à la réalisation des projets de son fils. Tandis que d’autres tenaient en peu d’estime ce jeune homme qui ne faisait pas grand-chose d’autre qu’errer dans les montagnes et les champs pour y ramasser des pierres, sa mère n’a jamais cessé d’être à ses côtés et de le soutenir, notamment en lui procurant ce local pour sa première exposition. Parmi ses sept enfants, elle aimait particulièrement ce fils, alors, lorsqu’il trouvait une pierre ayant plus de valeur que les autres, elle ne manquait jamais de s’en réjouir et de l’applaudir.

© Lee Jae-hong

1

18 KOREANA Été 2018

Quant à l’épouse de Baek Un-cheol, elle lui a été d’un grand secours en le suivant sans protester dans la voie difficile qu’il avait choisi. « L’île de Jeju est faite de pierres. Les gotjawal, ces « forêts de pierres », sont apparues naturellement sur des terrains ravagés par une lave à forte viscosité et jonchés de gros rochers, et les murets de pierre sinueux des habitations sont, à eux tous, plus longs que la Grande Muraille de Chine », explique le spécialiste. « C’est cette pierre qui crée une atmosphère de spiritualité. Les 48 statues de dol hareubang, ces « grands-pères en pierre » épars sur toute l'île, constituent notre plus grand trésor, car ces figures de basalte n’ont pas leur équivalent ailleurs. Elles ont été pourvues d’yeux grands ouverts par ceux qui ont voulu en faire des gardiennes capables de repousser l’envahisseur japonais par leur regard particulièrement effrayant de nuit. Chacune de ces statues élevées par des maçons anonymes possède une âme. » Baek Un-cheol s’intéresse aussi à l’au-delà qu’évoquent les dongjaseok, ces statues d’enfants qui entourent les tombes.


« Les dongjaseok et les dol hareubang sont emblématiques de l’île, sur les plans respectivement spirituel et esthétique, alors, quand je déniche une pièce qui me plaît, je finis toujours par me débrouiller pour l’acheter, quel qu’en soit le prix », affirmet-il. Le déménagement des collections de Baek Un-cheol a exigé quelque cinq cents voyages de camions pour les transporter de son ancien Jardin du bois et des pierres de Tamna au nouveau Parc des pierres de Jeju. Par ailleurs, des matériaux ont été récupérés sur deux cents anciennes habitations pour reconstituer un village de moyenne montagne composé de cinquante chaumières. C’est là qu’allait être tourné le film Jiseul, dont le titre signifie « pomme de terre » et qui évoque le soulèvement de Jeju de 1948, ce tragique événement de l'histoire moderne de l’île qui résulta de la partition nationale et du conflit idéologique. Pour Baek Un-cheol, « les pierres semblent méditer » et, qu’ils partagent ou non ce point de vue, ceux qui souhaitent se replonger dans un lointain passé ne manqueront pas d’appré-

cier son Parc des pierres de Jeju lorsqu’ils découvriront ce lieu où ils se sentiront dans l’intemporalité, en communion avec la nature. Au gré de leur promenade, ils rencontreront aussi sûrement un vieil homme au chapeau usé qui chemine sur un sentier, tel un ermite taoïste à la tête blanchie dans un décor de photo en noir et blanc.

1. Ce spécimen à la forme curieuse est l’un de ceux qu’a naturellement créés la lave en se solidifiant et que permet de découvrir l’une des salles du Musée de la pierre de Jeju situé dans le parc du même nom. 2. Véritable musée à ciel ouvert, le Parc des pierres de Jeju réunit des objets en pierre qui étaient autrefois employés dans la vie quotidienne, tels ces meules et ces montants de porte dits jeongjuseok, et que Baekun-cheol s’est employé à recueillir pendant des dizaines d’années.

2

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 19


1

© Musée d'art Kim Tschang-yeul

2

Les maisons en pierre,

cet autre visage de Jeju

Peut-on voir en l’île de Jeju un immense monolithe volcanique ? Cette

D’une couleur et d’un grain agréables, cette fameuse « pierre de

terre aride constituant l’extrémité la plus méridionale du pays ne se prête

Jeju » ne peut en revanche constituer l’ossature d'un bâtiment. Issue de

pas à la riziculture, bien que le riz soit à la base de l’alimentation coréenne.

coulées de lave durcies, elle est d’une porosité qui la rend inapte à sou-

Où que l’on se trouve sur cette île, en creusant le sol à quelque profon-

tenir des charges structurelles. Dans les bâtiments modernes ou tradi-

deur que ce soit, on est assuré d’y trouver des pierres noires. Autrefois,

tionnels, elle est surtout employée, à des fins décoratives, sous forme

les insulaires ramassaient celles qu’ils trouvaient autour d’eux pour

de murs, clôtures ou objets paysagers de jardin qui constituent autant

construire maisons et murs, tandis qu’aujourd'hui, un certain nombre

d’éléments attrayants du paysage insulaire.

d'usines extraient et traitent ces pierres volcaniques pour les fournir aux entreprises du bâtiment, dont les besoins augmentent grâce à l’essor de leur activité.

Un musée d'art célébrant la beauté de la pierre Vu du ciel, le musée d'art Kim Tschang-yeul ressemble à un groupe

Sur l’île, le dynamisme constaté dans ce secteur depuis une dizaine

de pierres carrées. Créé en 2016, il se trouve dans le Village des artistes

d'années est attribué à l'arrivée de toujours plus de continentaux qui,

de Jeoji situé dans la commune de Hangyeong. À première vue, l'exté-

lassés du rythme de la vie urbaine, ont commencé à voir une autre façon

rieur de la maison semble se composer de pierres noires, alors que son

de vivre possible sur ce qui n’était jusqu’alors qu’une destination touris-

revêtement est constitué de béton peint en noir. Les visiteurs qui le re-

tique très prisée. Les nouvelles constructions qui apparaissent en consé-

marquent pourront légitimement se demander quel est l’intérêt d’imiter

quence un peu partout, qu’il s’agisse d’immeubles de bureaux ou de mai-

une pierre si facilement disponible dans la région.

sons particulières abritant des chambres d’hôtes, possèdent chacune leur

Toutefois, comme il est dit plus haut, les pierres volcaniques ne

originalité, mais ont pour dénominateur commun la pierre volcanique qui

constituent pas un matériau adéquat pour réaliser la structure de grands

les constitue et provient de l'île même.

bâtiments tels que ceux-ci, pas plus qu’elles ne conviennent à des murs

20 KOREANA Été 2018


porteurs. L’architecte du musée semble toutefois avoir voulu imprégner les lieux de l’esprit de cette pierre de Jeju si présente dans les constructions de la région. Cette intention supposée se manifeste partout dans l’espace, à commencer par le mur décoratif de l'entrée, haut comme des murailles de forteresse et composé de basalte non poli, ainsi que sur les murets en gabions de pierres noires qui ceinturent les constructions et sur les toits entièrement couverts de pierre broyée, tandis que le marbre noir du bas-

La présence en ces lieux de pierres évoquant dans l’imagination les gros rochers enfouis dans les profondeurs du sol et celle des pierres qui sont éparses dans le paysage environnant recréent une image symbolique du « rêve primordial de l'île » revu selon une esthétique contemporaine.

Des maisons qui communiquent la chaleur de la pierre Construite voilà peu dans la commune d’Aewol, la résidence hôtelière de haut de gamme VT Haga Escape a été pourvue de murs intérieurs et extérieurs en roche volcanique qui sont d’un aspect aussi beau que varié. De ses salles de séjour, les clients disposeront d’une vue agréable sur les murets d’une petite cour et pourront s’accorder quelques moments de

© Jang Jin-woo

sin situé dans la cour centrale pourrait fort bien passer pour un bloc de roche volcanique.

3

1, 2. Le cabinet ArchiPlan qui a conçu les bâtiment du Musée d'art Kim Tschang-yeul a choisi de les doter d’un revêtement de béton apparent qui a été peint en noir pour évoquer le basalte participant de l’atmosphère particulière d’une île volcanique, cette roche étant d’ailleurs présente par endroits pour assurer la continuité de l’image ainsi créée. 3. La remise en état de ce spécimen de l’habitat traditionnel vieux de plus d’un siècle a permis d’aménager la maison d’hôtes Neuljak. Au début des années 1970, l’ancien toit de chaume a cédé la place à une couverture en ardoise, tandis que les murs en pierre sont en parfait état de conservation. 4. Selon l’architecte Kim Dae-il, du cabinet fig.architects qui a conçu l’hôtel VT Haga Escape en partenariat avec Eggplant Factory, l’emploi du basalte en plusieurs points répond à la volonté de replonger les résidents dans l’ambiance d’un village de la région sans qu’ils aient à sortir de leur logement.

détente en contemplant le paisible paysage d’un jardin bien entretenu sur fond de ciel bleu. Si le béton ne composait pas seulement l’ossature du bâtiment, mais

de Jeju, l’intemporalité de la pierre caractéristique de l’habitat traditionnel

aussi ses murs, les clients s’y plairaient-ils autant ? Ses architecte et pro-

depuis plus d’un siècle a été préservée au sein d’une maison d'hôtes qui

priétaire doivent avoir voulu conserver la vieille pierre rugueuse pour en

a ouvert en 2011 dans la commune de Gujwa et dont le nom « Maison

faire partager le côté chaleureux au public. Tandis que l’hôtel VT Haga Es-

en pierre de Ham PD » a cédé la place dernièrement, à l’initiative de son

cape illustre une application moderne des murets de pierre traditionnels

propriétaire, à celui de Neuljak, qui signifie « lent et détendu ». Ce nid douillet qui accueille le voyageur est constitué de trois constructions an-

4

ciennes dotées de charpentes, murs en pierre et cours en parfait état de conservation, ainsi que d’intérieurs rénovés. Les résidents s’y retrouvent en toute convivialité et organisent souvent de petites fêtes nocturnes, ces lieux pleins de simplicité les invitant à revivre l’atmosphère festive des réunions familiales d’autrefois. C’est cet esprit qu’avaient souhaité communiquer à leurs clients les anciens propriétaires des lieux, un couple marié qui avait « immigré » dans l'île pour s'installer dans un village où régnait « l’ambiance du pays natal » et avait de ce fait souhaité conserver tels quels les locaux déjà existants. Ceux qui ont élu domicile à Jeju, que ce soit en y faisant bâtir ou en effectuant des travaux sur une construction ancienne, ont sûrement en mémoire le paysage qu’ils ont découvert en atterrissant sur l'île, avec ses murets de pierre sombre qui serpentent en tous sens et ses rochers noirs scintillant sur le littoral. Leurs salons, chambres et jardins redonnent d’une manière ou d’une autre toute sa beauté chaleureuse à cette pierre indigène.

© Lee Seung-hui

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 21


RUBRIQUE SPÉCIALE 3

Jeju, une île aux pierres chargées de légende et de tradition

Des gardiennes de l’au-delà

Ce cône parasitaire appelé Dang Oreum se situe dans la commune de Gujwa. Les tombes éparses sur ses flancs sont entourées de sandam, des murets destinés à les protéger du feu et des dégradations causées par les bêtes des pâturages

22 KOREANA Été 2018


Entourées de murets de pierre et gardées par des statues de style naïf du même matériau, les tombes traditionnelles de Jeju possèdent une valeur symbolique liée au milieu naturel et aux croyances indigènes de l'île. Ces modestes œuvres et ouvrages qui s’accrochent aux versants en pente douce des montagnes donnent un aperçu de l'histoire d’un peuple qui a su vivre en harmonie avec la nature, ainsi que de ses conceptions sur la vie et la mort. Kim Yu-jeong Directrice de l'Institut culturel de Jeju

L

’homme ayant la faculté de s'adapter à son environnement et de l’exploiter pour assurer sa survie, les habitants de l'île de Jeju ont su tirer parti de la pierre disponible en abondance dans le milieu naturel pour se protéger du vent de l’océan, cet autre élément omniprésent dans la vie insulaire. Pour se défendre contre ses rafales, mais aussi pour contenir les vagues, les gens de Jeju ont ramassé les pierres qui se sont détachées de falaises mortes ou de la plateforme littorale pour édifier des murets de pierre le long de la côte et des talus des champs, ainsi qu’autour des tombes, qu’ils ont flanquées de statues en pierre à l’effigie d’enfants, les dongjaseok. Ces murets de pierre emblématiques de l’île de Jeju constituent le fruit du travail de plusieurs générations d’insulaires. Quand le père avait taillé les pierres amassées aux dimensions adéquates, le fils les emportait à l’emplacement voulu et y construisait un muret, tandis que la mère, qui travaillait aux champs, se chargeait de colmater les interstices séparant ces grosses pierres avec les plus petites qu’avait extraites son sarcloir. On ignore combien de fois la famille devait effectuer ces opérations simples, mais pénibles, pour édifier un seul de ces murets, mais, vus du ciel, ceux-ci dessinent un immense réseau de lignes sinueuses formées de pierres noires aux dimensions variées. Cette curieuse « œuvre d'art » due à des artistes inconnus qui prirent la terre pour toile a pour particula© Kang Jung-hyo

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 23


Sans ce basalte disponible en si grande quantité, jamais les insulaires n’auraient pu construire leurs habitations et étables, ainsi que les tombes où ils sont inhumés, de sorte que ce matériau volcanique gris ou d’un noir de jais est présent à toutes les étapes de leur existence. rité une beauté naturelle et dépourvue de tout artifice. Les petits murs de Jeju serpentent ainsi en liberté dans le paysage, affranchis de toute norme ou contrainte de style. Leurs innombrables ramifications s’inscrivent tout naturellement dans le paysage, comme si le vent les y avait apportées et déposées au hasard, ce qui explique peut-être que l’on affirma un jour : « Les enclos de pierre et la terre de Jeju ne sont qu’un depuis le début. » Des enclos pour le repos de la tombe Les blocs rocheux qui recouvrent l’île représentent-ils une gêne ou un bienfait pour l’homme ? Leur abondance peut certes être préjudiciable au travail de la terre en le ralentissant. En revanche, sans ce basalte disponible en si grande quantité, jamais les insulaires n’auraient pu construire leurs habitations et étables, ainsi que les tombes où ils sont inhumés, de sorte que ce matériau volcanique gris ou d’un noir de jais est présent à toutes les étapes de leur existence. De leur naissance à leur mort, ils se servent de ces murets de pierre pour enclore leurs maisons comme leurs dernières demeures. Les murets de pierre qui entourent celles-ci sont désignés par le mot sandam composé des vocables san et dam signifiant respectivement « mont » et « mur ». Ils servent non seulement à protéger une sépulture, mais aussi à délimiter un lieu destiné au repos des morts, ce qui leur confère un caractère sacré. Ces sandam peuvent se composer d’une ou plusieurs rangées de pierres. Dans le premier cas, ils peuvent épouser la forme d’un cercle, d’un gland de chêne ou d’un quadrilatère. Il existe aussi des sandam doubles formant un trapèze dont le plus petit côté se situe à l'arrière de la tombe.

Chaque sandam est pourvu, à l’intention de l'âme du défunt, d’une porte, dite olle, qui consiste en une simple ouverture de 40 à 50 cm de hauteur ménagée dans le mur latéral gauche ou droit. Son emplacement est fonction du sexe du défunt, à savoir qu’elle se trouve respectivement à gauche et à droite pour un homme et une femme, tandis qu’elle se situe toujours à gauche quand les époux ont été inhumés côte à côte. Il arrive aussi que cette porte soit placée à l'avant, ou encore de part et d’autre lorsque deux tombes partagent une même enceinte. À l’origine, les tombes ne se situaient jamais à proximité des cultures, mais en pleine nature, ce qui exigeait de les enclore pour les protéger des incendies et d’animaux tels que les chevaux. Au fur et à mesure que se sont développées les surfaces agraires, elles se sont rapprochées de la bordure des champs. On peut toujours supposer que le choix de cet endroit correspondait surtout à des considérations pratiques pour les familles qui entretenaient les sépultures. Cependant, bien qu’étant désormais situées à proximité des habitations, les pierres du sandam ont conservé leur valeur sacrée qui interdisait absolument d’y toucher ou de les franchir sans autorisation ni raison valable de le faire. Il était possible de déroger à cette règle dans certains cas, comme dans celui de voyageurs qui, ayant encore un long trajet à parcourir et s’étant égarés, pou-

1. Appelées dongjaseok, ces statues en pierre à l’effigie de garçonnets ou de fillettes sont les gardiennes des tombes. Elles se caractérisent par l’aspect rugueux que leur donne la porosité du basalte, un style naïf et une dimension spirituelle. 2. Composés d’une ou plusieurs rangées de pierres, les sandam constituent un signe extérieur de richesse en fonction de leurs formes et dimensions. 1

24 KOREANA Été 2018

© Kim Yu-jeong


© Kim Yu-jeong

2

vaient passer la nuit à l'intérieur du sandam pour bénéficier de la protection de l'esprit du mort. Les sandam possèdent une grâce et une beauté particulières qui les distinguent des autres types de murs présents sur l’île et attestent du savoir-faire des maçons qui les ont édifiés. Pour résumer en quelques mots leur aspect, on peut dire qu’il obéit à cette « esthétique des lignes propre à la Corée » dont sont très représentatifs les avant-toits des maisons traditionnelles à toit de tuiles. En partant vers leurs extrémités, les courbes qui s’élèvent vers le ciel donnent l’impression que le toit s’envole. Les lignes du sandam procèdent aussi de cette esthétique, puisque, à partir d’une faible hauteur arrière, elles s’incurvent peu à peu en montant vers l’avant, puis, à l’extrémité gauche, elles atteignent leur plus haut point avant de redescendre tout aussi graduellement vers le centre de la partie avant, puis de remonter vers l’extrémité droite pour parvenir à la même hauteur que la gauche. C’est là, par cette ligne légèrement brisée, que prend fin l’enclos, mais en suivant du regard l’ensemble de son tracé, on ressent peu à peu une impression d’absolue quiétude. Les enfants « livreurs d’âmes » Dans l’enceinte qui délimite chaque tombe, se dressent des statues de pierre, dites dongjaseok, qui représentent des garçonnets ou des fillettes, comme leur nom l’indique. Ces figures sont chargées d’assurer le respect de l’âme des défunts en remplissant différentes fonctions, dont le culte, le soutien, la garde, la décoration, la conjuration et le divertissement. Elles furent introduites sur l'île par des Coréens du continent tels que ceux qui fondèrent des clans locaux, des magistrats nommés par le gouvernement central, des exilés ou de puissants propriétaires terriens de l’île occupant un poste au gouvernement central. Les

insulaires n’allaient pas reproduire cette statuaire continentale d’inspiration bouddhiste. Des statues d’un style analogue avaient fait leur apparition sur des tombes situées à la périphérie de Hanyang, qui est l’actuel Séoul et fut le berceau du confucianisme coréen. Au fur et à mesure de leur diffusion jusqu’à cette île de Jeju située à l’extrémité méridionale du pays, elles allaient assimiler des éléments des coutumes et croyances de différentes régions. Enfin, en s’imprégnant de la culture et de la philosophie spécifiques de l’île, elles allaient donner ces dongjaseok si caractéristiques qui mêlent les influences du bouddhisme, du chamanisme, du taoïsme et de religions indigènes. Ces dongjaseok de Jeju ont une expression de douceur et de gentillesse qui les rend très sympathiques, notamment ceux datant du règne des rois Yeongjo (1724-1776) et Jeongjo (17761800), dont l’exécution précise révèle une influence continentale par la douceur des lignes et la grandeur des yeux. Quand avaient lieu des funérailles d'État, des insulaires se portaient toujours volontaires pour participer à l’aménagement des tombes royales. Interdiction ayant été faite à la population de se rendre sur le continent sous le règne du roi Injo (16231649), plus précisément en 1629, il n'était guère aisé de sortir de l’île et ce bénévolat offrait donc une excellente occasion de le faire. À leur retour, les voyageurs reproduisaient dans la pierre les figures de fonctionnaires qu’ils avaient observées attentivement pendant leur travail sur la tombe du roi, donnant ainsi naissance aux dongjaseok de Jeju. Étant l’œuvre d’artisans amateurs, ces statues étaient d’une tout autre facture, d’autant qu’elles étaient réalisées en basalte, qui constituait un matériau rare sur le continent. Aujourd’hui, les dongjaseok de Jeju représentent un visage de l’île que beaucoup apprécient pour sa beauté simple et la force primitive qui en émane.

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 25


Quand la pierre de Jeju se fait outil Grâce à la disponibilité de grandes quantités de basalte sur l'île volcanique qu’est Jeju, les hommes s’y servent depuis des temps anciens d’outils et dispositifs en pierre plutôt qu’en bois, dont les nombreuses précipitations et la forte humidité provoquent la dégradation. Parmi ces fabrications traditionnelles, figurent en particulier le mulpang, le dolbangae et la dottongsi, qui sont respectivement un support de pot à eau, un mortier et une porcherie. À cela s’ajoutent la meule et le brasero, ainsi que des montants de porte appelés jeongjuseok et de grands récipients avec pilon dits dogori. S’il est vrai que ces objets ne s’emploient guère aujourd’hui, ils n’en participent pas moins des souvenirs que gardent les habitants de la vie d’autrefois. © Yi Gyeom

1

Ces mulpang qui soutiennent les pots à eau Le mulpang est constitué d’une dalle de basalte rectangulaire servant à déposer un pot à eau dit heobeok. En raison de cet emploi précis et des lieux de la maison où circulaient particulièrement les femmes, il se situait en général à l’entrée de la cuisine, côté extérieur. Plusieurs fois par jour, les femmes de Jeju allaient remplir à la source du village un pot qu’elles rapportaient sur leur dos et plaçaient sur son support en arrivant à la maison. La distance qu’il leur fallait parcourir jusqu’à ce point d’eau différait bien sûr selon la maison et le village où elles vivaient. Le niveau de cette eau appelée sanmul y variant avec le flux et le reflux, les villageois allaient s’en approvisionner à marée haute. Dans les régions de montagne, les gens avaient coutume d’utiliser des réservoirs à eau de pluie appelés bongcheonsu et, pour répondre à leurs besoins immédiats, ils recueillaient aussi l'eau de pluie qui s’écoulait des troncs d'arbres. Lorsqu’il n’existait pas de source aux environs, ils récupéraient l'eau tombée sur leur toit de chaume et la conservaient pour en boire chaque jour. Femmes et jeunes filles se chargeaient le plus souvent du transport de cette eau destinée aussi bien aux personnes qu’aux bêtes. Leur journée commençait en général par cette tâche qui permettait de remplir la grande jarre familiale. Grâce à son col

26 KOREANA Été 2018

© TOPIC

2

étroit et à son ventre renflé, ce volumineux heobeok en terre cuite


1. Constitué d’une dalle en pierre servant à déposer un pot à eau, le mulpang se situait en général à l’entrée de la cuisine, côté extérieur. 2. Le dolbangae, ou mortier, servait à moudre le grain pour obtenir la farine nécessaire aux gâteaux de riz qui faisaient partie des offrandes destinées aux défunts ou à exprimer le jus de kaki pour produire la teinture des tissus. 3. La porcherie à enclos de pierre dite dottongsi servait de cabinets, outre qu’elle permettait de produire le fumier épandu sur les cultures.

3 © Kim Yu-jeong

de couleur brun rouge permettait de transporter l’eau sans en

léger et facile à entretenir. Après s’en être servi, on le remisait au

perdre une seule goutte tout au long du chemin et même sur une

fond de l’étable pour l’abriter de la pluie derrière les vaches, tandis

longue distance, outre qu’il en existait de dimensions différentes

que le mortier en pierre restait dans un coin de la cour.

pour faciliter leur emploi par des personnes de tous âges.

Le dolbangae ou mortier

La porcherie dite dottongsi À Jeju, on appelle dottongsi des enclos de pierre traditionnels

Pour les gens de Jeju, les rites accomplis en l’honneur des

destinés à l’élevage des porcs, dont la viande est très appréciée en

défunts revêtaient jadis plus d’importance que les anniversaires

tant que source de protéines. Les céréales étant autrefois rares,

de parents encore en vie. À cet effet, toute famille se devait de

on nourrissait principalement ces animaux d’excréments humains.

posséder un mortier qui permette de moudre le grain pour obte-

Les dottongsi servaient donc de cabinets, outre qu’ils permet-

nir la farine nécessaire aux gâteaux de riz. Deux ou trois femmes

taient de produire le fumier nécessaire aux cultures. On répandait

devaient travailler à tour de rôle pour piler le grain à l’aide de ce

de la paille d’orge sur leur sol et quand les cochons y déféquaient,

mortier que l’on appelle dolbangae à Jeju.

ces matières piétinées et mêlées de paille se transformaient en

Celui-ci servait également à teindre des vêtements de travail

une sorte d'engrais. Après avoir fait fermenter ce dernier pendant

avec le jus des kakis verts que la plupart des familles allaient cueil-

deux mois d’hiver, on le mélangeait, le printemps venu, avec les

lir quand prenaient fin les pluies de la mousson. Une fois les fruits

graines d'orge que l’on sèmerait dans les champs.

broyés par le mortier, on en extrayait des graines en forme de

Cet élevage familial avait une autre vocation lorsqu’un fils

demi-lune. On plaçait ensuite de la toile de coton ou de chanvre

ou une fille était en âge de se marier, les familles acquérant alors

dans le mortier afin de l’imbiber uniformément de pulpe de kaki

quelques jeunes bêtes qu’elles tueraient un an plus tard pour le

en la frottant à la main, puis on la faisait sécher. Quand elle était

repas de noces. Le plat traditionnel qui y était servi portait le nom

complètement sèche, on la mettait à tremper dans l’eau, puis

de gogitban et se composait de trois morceaux de viande, d’un

elle séchait à nouveau, et ainsi de suite pendant plus de dix jours

morceau de boudin et d’un morceau de tofu, d’où cette question

jusqu'à ce qu'elle devienne raide et résistante. Les mots galcheon

posée aujourd’hui encore pour inciter les jeunes gens à se marier :

et galot désignent respectivement la toile teinte par ce procédé

« Quand vas-tu m’inviter aux trois morceaux de porc ? »

et les vêtements qui en sont composés, lesquels étaient autrefois

Voilà longtemps qu’a disparu cet élevage de porcs nourris

d’une grande variété, outre qu’ils procuraient une sensation de

aux excréments humains désignés par l’expression familière ttong

fraîcheur et empêchaient la transpiration, tandis que leur solidité

doeji, c’est-à-dire « cochons mangeant des excréments », mais le

et leur teint s’amélioraient lavage après lavage.

cochon noir de Jeju, désormais classé au patrimoine naturel co-

Pour moudre leur grain, les insulaires préféraient recourir à un mortier en bois, dit nambangae, qui présentait l’avantage d’être

réen, représente toujours une importante spécialité régionale qui fait la fierté des insulaires.

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 27


RUBRIQUE SPÉCIALE 4

Jeju, une île aux pierres chargées de légende et de tradition

Des poteries nées de l’union du feu et de la pierre Soumis à la cuisson dans un four en pierre, et non en terre, les onggi de Jeju ont fait partie pendant plusieurs millénaires de la vie quotidienne des habitants de cette île volcanique qui ne pratique pas la métallurgie du fer. À partir des années 1960, l’apparition de matériaux synthétiques a fait peu à peu disparaître cette fabrication et reléguer ses produits à un passé révolu jusqu’en cet an 2000 où, par sa persévérance, un groupe d’artisans allait faire revivre les fours en pierre d’autrefois et reprendre la production d'onggi en petite quantité. Jeon Eun-ja Chercheuse boursière à l’Institut de recherche sur la culture de Tamna, Université nationale de Jeju Ahn Hong-beom Photographe

28 KOREANA Été 2018


Kang Chang-eon, fondateur et directeur du Village de la poterie de Jeju, attisant le feu du four jaune sur lequel il se tient. Celui-ci atteint sa température maximale quatre jours après l'allumage du foyer, que l’artisan alimentera lors de cette dernière étape de la cuisson en introduisant des bûches parfaitement sèches par des ouvertures ménagées de part et d’autre de la partie supérieure du four, les pièces commençant alors à prendre des reflets qui rappellent une glaçure.

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 29


L

ors du soulèvement populaire qui éclata sur l’île de Jeju en 1948 et préluda aux tragédies de la guerre de Corée, les habitants qui cherchèrent refuge dans les montagnes pour échapper aux massacres perpétrés par l’armée emportèrent dans leur fuite leurs onggi, ce qui révèle une utilisation quotidienne de ces objets. Des documents historiques font état de l’emploi d’onggi à une époque très ancienne, à l’instar du Namsa illok, une chronique que rédigea le haut fonctionnaire Lee Jeung (1628-1686) sous le royaume de Joseon, lorsqu’il était en poste à Jeju, et qui présente dans sa dernière partie le poème Tamna composé 160 ans auparavant par un autre haut fonctionnaire nommé Choi Bu (1454-1504) quand il exerçait ses fonctions sur cette île. Cette dernière œuvre évoque une femme partie chercher de l’eau à la source en portant son pot en terre cuite sur le dos et montre ainsi que les onggi étaient en usage dès cette époque. Enfin, un ouvrage qui a pour titre Jejueupji, c’est-à-dire « chronique de Jeju », et aurait été publié au XVIIIe siècle affirme qu’« il y avait à Daejeong-hyeon un magasin spécialisé dans les onggi. » Deux spécimens de poteries de la préhistoire constituent les archétypes de l’onggi de Jeju, l’un, à la forme grossière, présentant une surface unie et l’autre, des motifs en relief. Ces récipients proviennent du site archéologique du village de Gosan situé à Hangyeong, une commune de l’agglomération de Jeju, et auraient été fabriqués il y a environ 10 000 ans. Le premier figure parmi les plus anciennes poteries du néolithique découvertes en Corée, tandis que le second, avec ses décors en forme de vague, est le fleuron des terres cuites anciennes de Jeju. Le renouveau des fours traditionnels en pierre Après avoir atteint son apogée au début du XXe siècle, la fabrication d’onggi, d’une quantité peu importante en raison de la complexité de son procédé, a totalement cessé à la fin des années 1960, cédant la place à la production de série d’ustensiles en plastique à bon marché, mais Kang Chang-eon, fonda-

30 KOREANA Été 2018

1

teur et directeur du Village de la poterie de Jeju, allait en faire revivre la tradition. Dans les années 1970, où il n’était encore qu’un jeune homme, Kang Chang-eon a entrepris de rechercher des fours à l’abandon et en examinant attentivement les fragments d’onggi qui s’y trouvaient, il a découvert la qualité exceptionnelle des terres cuites de Jeju. À peine dix ans plus tard, après avoir démissionné de son emploi, il allait se consacrer entièrement à des études de terrain en effectuant d’innombrables déplacements dans les villages de la côte ou les zones de moyenne montagne et recenser environ 50 fours en pierre sur l’ensemble de l'île. Par la suite, il allait intégrer le musée de l'Université nationale de Jeju pour y réaliser des études aux côtés de scientifiques. À cette époque, la vague de la modernisation avait malheureusement endommagé bien des sites encore existants. Au début des années 1990, les potiers spécialisés dans l’onggi disparaissant peu à peu, ainsi que les outils dont ils se servaient, Kang Chang-eon s’est mis sans plus attendre en quête de ceux qui perpétuaient cette tradition, mais il s’est avéré que nombre d’entre eux s’étaient tournés vers l'agriculture pour mieux subvenir à leurs besoins. Kang Chang-eon s’est alors efforcé de les convaincre, sans y parvenir tout d’abord, de reprendre leur activité pour relancer la tradition de l’onggi. La restauration d’un four en pierre traditionnel n'étant possible qu'avec l'aide d'artisans chevronnés, plusieurs d’entre eux, dont Hong Tae-gwon et Song Chang-sik, allaient heureusement se proposer pour y apporter une contribution désintéressée. En 1996, Kang Chang-eon allait consacrer toutes ses ressources à la création d’un « Village de la poterie de Jeju » à Yeongnak, qui fait partie de la commune de Daejeong, et, quatre ans plus tard, il y a entrepris une production d’onggi de Jeju de style traditionnel. Un procédé bien spécifique L’onggi de Jeju a longtemps suivi une évolution différente de celle des poteries du continent, dont il se démarquait princi-


palement par sa cuisson dans un four en pierre, plus exactement en basalte, plutôt que dans un four en terre composé de briques d'argile. Ce procédé constitue l’originalité de la poterie de Jeju par rapport à celle des autres régions coréennes, mais aussi de la Chine ou du Japon, n’étant mis en œuvre que dans de rares pays du monde. Il convient aussi de souligner l’absence de glaçure qui caractérise l’onggi de Jeju en raison notamment de la substitution des cendres volcaniques à l'argile blanche ou rouge généralement employée à l’intérieur des terres. Ainsi, fait rare, c’est la faible abondance dans le milieu naturel de terre adaptée à la poterie qui a décidé du choix de ce procédé particulier de fabrication. La cendre provenant des volcans renferme de nombreux minéraux qui fondent au cours de la cuisson et suintent à la surface, ce qui donne à celle-ci des reflets doux rappelant une glaçure. Par ailleurs, tandis que les potiers d’autres régions se servent du bois des troncs d’arbres, ceux de Jeju emploient comme combustible des branches d'arbres qu’ils ont fait sécher à l'ombre. Le procédé de fabrication de l'onggi de Jeju se distingue également par une répartition des tâches entre plusieurs artisans, le geonaekkun se chargeant du ramassage de la terre et du bois, l’onggidaejang du modelage, le buldaejang du feu et le guldaejang de la supervision de l’ensemble. On peut ainsi affirmer que l’onggi de Jeju s’inscrit pleinement dans la culture communautaire de cette région dans la mesure où il procède d’un travail collectif où l’intervention de chacun est clairement définie. La faible viscosité des cendres volcaniques et l’impératif du transport de l'eau constituaient a priori des conditions peu favorables à cette fabrication, au dire même du potier Sin Changhyeon, qui est aujourd’hui détenteur du titre de bien culturel intangible de Jeju n°14 et va jusqu’à estimer : « La fabrication de l’onggi est une entreprise assez ardue ; c’est comme si vous fai-

siez un aller-retour entre ce bas monde et l’au-delà ». Fruit d’un dur labeur accompli dans un environnement peu propice à leur essor, les terres cuites ont fait partie des siècles durant de la vie quotidienne des habitants de l’île. Des températures et couleurs différentes La langue coréenne désigne les fours en pierre de Jeju par le mot gul, signifiant « grotte », en raison de la forme semi-cylindrique que leur donne leur plafond constitué d’une pente naturelle. Il en existe deux types, dits jaune et noir, parce que les poteries qui y sont cuites possèdent l’une ou l’autre de ces couleurs liées elles-mêmes à la température de

1. Tasse à thé Gahina, 7,6 cm x 18,5 cm. Fabriquée selon la méthode brevetée par le Village de la poterie de Jeju, la tasse à thé Gahina a reçu en 2007 le label d'excellence pour l'artisanat de l'UNESCO. Elle est composée d'une argile qu’ont travaillée les artisans du Village pour reproduire le grain du basalte. 2. Jarre à eau, 28,0 cm x 22,3 cm Tout en travaillant l’argile sur son tour, le potier tapote ce matériau avec une pierre de Jeju pour lui donner l’aspect de surface irrégulier du basalte.

2

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 31


1

cuisson. Dans les gul jaunes, dont la température atteint 1100°C à 1200°C, la cuisson provoque l'oxydation de la terre, un lissage de la surface et l’apparition d’une couleur jaunâtre ou brun rouge sur celle-ci, ce qui lui confère l’aspect d’une glaçure. Les hautes températures mises en œuvre peuvent aussi y créer naturellement ces motifs variés que le directeur du Village appelle « veines de flamme ». Outre qu’ils sont d’une grande solidité, les onggi de Jeju protègent les aliments des mauvaises odeurs, d’où leur vocation pour le transport de l'eau et la conservation de nourriture. Le four noir réalise quant à lui la cuisson à des températures comprises entre 700°C et 900°C. Les ouvertures qu’il possède à l’avant et à l'arrière étant bouchées pour réduire la présence d'oxygène, il en résulte une combustion incomplète et la fumée qui imprègne alors les pièces leur donne une coloration grise ou noire. Les récipients réalisés selon ce procédé sont destinés à la conservation des aliments séchés ou à la cuisson à la vapeur.

32 KOREANA Été 2018

La vertu de la patience Dans la restauration de ces deux types de fours traditionnels, les artisans du Village de la poterie de Jeju ont surtout fait appel au basalte. Pour ce faire, Kang Chang-eon a sélectionné des pierres de dimensions adéquates ou, à défaut, en a taillé d’autres, des fragments de basalte ou d'argile permettant de combler leurs interstices suite à l’assemblage. Long de 12 mètres, le four jaune comporte une chambre de combustion et une chambre de cuisson situées entre le foyer et la bouche d’évacuation de la fumée, la porte de chargement du foyer se trouvant à l'avant, dans la partie centrale du bas du four et donc en contact avec le sol. Si cette porte présente à première vue un aspect voûté, elle épouse en réalité la forme d’un quadrilatère que lui donne une dalle en pierre reposant sur ses deux piliers latéraux. Les fours en pierre de Jeju se caractérisent notamment par leur porte de chargement du foyer exiguë, comme c’est le cas du spécimen, plus que centenaire et aujourd’hui désaffecté, qui se trouve au village de Sindo situé dans l'Ouest de Jeju.


La principale différence réside dans le procédé de la cuisson, qui s’effectue dans un four en pierre, plus exactement en basalte, plutôt que dans un four en terre composé de briques d'argile.

1. Vue de la salle d'exposition du Village de la poterie de Jeju. La complexité et le coût élevé de ses fabrications ne permettent pas de les rendre abordables pour le grand public, mais le Village attire les connaisseurs japonais et chinois. 2. Déplorant la disparition au fil du temps des fours en pierre traditionnels et des onggi de Jeju, Kang Chang-eon a consacré plusieurs années de travail à la restauration de ces fours, qui allait prendre fin en 2000.

2

3. Pot à eau noir (avant), 41,4 cm × 33,0 cm Pot à eau jaune (arrière), 37,5 cm × 29,0 cm Tandis que le pot noir présente les « veines de flamme » caractéristiques de la cuisson à haute température, le jaune a pris des teintes différentes, au niveau de son col et de son épaulement, de celle que lui a naturellement donné la cuisson à sa partie inférieure.

Le plafond du four jaune est recouvert de terre sableuse et comporte, de chaque côté, 15 orifices de 15 centimètres de diamètre percés à intervalles réguliers qui permettent d’alimenter le foyer en combustible et de surveiller l’état du feu. Si la partie arrière du four est dépourvue de cheminée, quatre petits trous y ont été réalisés pour laisser sortir les flammes. De taille plus modeste, puisqu’il mesure 7 mètres de long, le four noir ne se subdivise pas en plusieurs parties. Les artisans y déposent les pièces par l’ouverture ménagée à cet effet à l’arrière et les retirent de même par la suite, après quoi ils ne scelleront pas cet accès, mais le boucheront avec des pierres. Les fours en pierre de Jeju présentent aussi la particula-

rité d’être pourvus d’une aire de travail, dite bujangjaengi, qui est située devant le foyer et entourée d'un mur en basalte. Elle tient son nom de l’herbe qui la recouvre et la protège des éléments, en particulier des vents violents qui peuvent souffler sur l'île. Avant de subir la cuisson, les onggi façonnés dans la cendre volcanique poreuse seront travaillés et entreposés pendant dix longs mois dans un abri en basalte totalement hermétique grâce au bouchage de ses interstices avec de la terre qui empêche tout passage du vent et de la lumière. Ce temps d’attente, qui figure également parmi les traits distinctifs de la fabrication des onggi de Jeju, semble prometteur d’une vie nouvelle à ceux qui savent cultiver la vertu de la patience.

3 ARTS ET CULTURE DE CORÉE 33


ENTRETIEN

« Ma force est dans le détail » 34 KOREANA Été 2018


Osulloc Tea House (détail), Lee Kwang-ho, en collaboration avec Grav, 2017, fils électriques, Séoul © Rohspace

En regardant Lee Kwang-ho vêtu d’une combinaison de sa création et coiffé d’une casquette, j’ai l’impression de me trouver devant un spationaute sillonnant l’univers par l’imagination. « Le rêve est mon métier. Alors ce qui me rend le plus heureux, c’est de réaliser mes rêves, de concrétiser mes idées », explique le jeune artiste. Il s’est d’ores et déjà fait connaître dans le monde de l’art international par ses productions pleines de gaité et d’originalité qui font appel à des matériaux du quotidien et à des concepts simples, mais aussi à la minutieuse exécution de l’artisanat. Chung Jae-suk Journaliste culturel au Joongang Ilbo Ahn Hong-beom Photographe ARTS ET CULTURE DE CORÉE 35


P

our Lee Kwang-ho, la chance qui s’est présentée dans sa vie a tenu du miracle. À l’issue de ses études d’art et de design du métal à l'Université Hongik, il a exposé une première fois ses œuvres et s’en est trouvé extrêmement déçu, voire peiné, car elles semblaient être passées pratiquement inaperçues dans la mesure où elles n’avaient suscité ni bonnes ni mauvaises critiques. Quand l’un de ses anciens camarades de l’université en a eu vent, il l’a informé de l’existence d’un site internet étranger qui permettait aux artistes de faire connaître leur production. Sans plus attendre, Lee Kwang-ho y a mis en ligne un dossier présentant son expérience et ses œuvres. Non sans une certaine impatience, mais néanmoins confiant, il a alors attendu que des personnes intéressées se manifestent. Tout en n’ayant pas fait d’études à l'étranger, il avait la ferme conviction de pouvoir éveiller l’intérêt par ses recherches approfondies sur les matériaux et sa manière particulière de travailler. « Peu après, la galerie Commissaires située à Montréal a pris contact avec moi », se souvient-il. « Plein d’enthousiasme, j'ai pris le premier avion pour cette ville. J'y ai rencontré Pierre Laramée, qui est le directeur et le cofondateur de cette galerie. Il s’est dit séduit par mes œuvres et m’a proposé d’y consacrer une exposition. Quand elle a eu lieu, en 2008, elle a été bien accueillie et j’ai vendu beaucoup d’œuvres, ce qui a débouché sur d’autres opportunités. La Johnson Trading Gallery de New York et la Victor Hunt Gallery de Bruxelles ont déclaré être intéressées, puis j’ai été invité à de grandes foires et expositions internationales telles que la Design Miami/Basel. Le seul fait que ses œuvres aient attiré le regard averti de la Johnson Trading Gallery, qui occupe une place de premier plan dans le domaine de l’art et du design à New York, a constitué un facteur déterminant pour le lancement de la carrière internationale de ce concepteur coréen jusque-là méconnu. Dès lors, Lee Kwang-ho allait avoir le vent en poupe et recevoir d’innombrables demandes de collaboration provenant de galeries situées à Berlin, Paris, Londres, Amsterdam ou Milan. En avril 2009, il allait se classer parmi les « 10 créateurs émergents » élus au Salone Internazionale del Mobile di Milano, c’est-à-dire le Salon international du meuble de Milan, et acquérir une renommée mondiale. Une relecture des matériaux ordinaires « Si je suis devenu ce que je suis aujourd’hui, c’est grâce à la simplicité de la démarche qui sous-tend ma production. Tout a commencé par ce que j’ai fait dans le cadre des cours de conception d’éclairages que j'ai suivis à la

36 KOREANA Été 2018

faculté », explique Lee Kwang-ho. « Alors que les autres étaient persuadés que cette conception portait uniquement sur les abat-jour fixés autour des ampoules et se contentaient de jouer sur la forme et les matériaux, j’ai essayé d’imaginer un luminaire tout à fait nouveau en me servant uniquement d’éléments électriques, d’ampoules et de fils électriques, puis j’en suis venu à réaliser des tissages avec ceux-ci. C'est ainsi que mes séries Macramé et Obsession ont vu le jour. » Par son talent, Lee Kwang-ho invite à une nouvelle façon de voir les matériaux familiers qui nous entourent dans la vie quotidienne en nous faisant découvrir d’autres perspectives esthétiques dans ses tissages réalisés à l’aide d’objets d’usage domestique courant tels que le fil électrique, mais aussi les tuyaux d’arrosage du jardin ou les tubes en PVC. Ces fils pendant du plafond possèdent une beauté brute et pleine de fraîcheur qui tient aussi à « l'esthétique du tissage ». L'harmonie née de la mise en présence de matériaux industriels et du procédé de tissage apporte une note rafraîchissante d’humour. Pour certains, les œuvres ainsi créées évoquent tantôt les lampes de bateaux de pêche, tantôt de la laine tricotée. « Je me souviens des chandails et écharpes que ma mère me tricotait quand j'étais enfant. J'étais fasciné par les motifs et textures qu'elle créait avec ses laines multicolores. Quand je la revois en pensée, je redouble de soin dans mes tissages, brin après brin. Je crois que la beauté d’une pièce dépend de ces menus détails. En fin de compte, tout est question de méticulosité et de complétude artistique. Ma présence sur la scène artistique dépend entièrement de la bonne finition que j’apporte à chaque pièce. Je dois donc rester concentré jusqu’au bout. » Le créateur se rappelle la ferme qu’avaient ses grands-parents à Cheongpyeong, dans la province de Gyeonggi, et des séjours qu’il y faisait souvent dans son enfance, en particulier de ces vacances scolaires où il apprit à se servir de son corps pour les aider aux champs. Pour le garçonnet qu’il était, les mains de son grand-père avaient quelque chose de magique quand il le regardait, admiratif, confectionner un balai avec quelques branches de lespedeza bicolor ou entasser les bottes de riz coupé. Il a alors compris que des œuvres pouvaient naître de la rencontre de matériaux simples et grossiers avec la main de l’homme, sa création artisanale étant donc inspirée par les souvenirs qu’il garde de son grand-père et de ses journées à la campagne quand il était enfant. Des œuvres riches de leurs histoires « Le projet Fatto a Mano pour l’avenir que j’ai réa-


« Je me souviens des chandails et écharpes que ma mère me tricotait quand j'étais enfant. J'étais fasciné par les motifs et textures qu'elle créait avec ses laines multicolores. Quand je la revois en pensée, je redouble de soin dans mes tissages, brin après brin. Je crois que la beauté d’une pièce dépend de ces menus détails. » ARTS ET CULTURE DE CORÉE 37


1 © Galerie Seomi

lisé avec la marque de mode Fendi en mars 2011 m’a conforté dans l’idée que je me fais du travail manuel », affirme Lee Kwang-ho. « En tissant des lanières de cuir en compagnie de l’un des ouvriers, je me suis rendu compte que cette opération répétitive et minutieuse qui consiste à tordre et assembler des fils, de quelque matériau qu’ils soient faits, représente depuis toujours l’avenir de l'humanité. Ce patient travail d’entrelacement est d’une beauté impressionnante pour l’observateur. C’est une activité saine qui permet de mettre de l’ordre dans ses idées tout en passant le temps. Quand l’objet commence à prendre forme, vous entrez dans une autre étape de la création qui sollicite votre imagination. » La « chaise ramen », qu’a exposée Lee Kwang-ho dans le cadre de sa série Obsession et qui tire son nom de sa ressemblance avec les nouilles instantanées du même nom, remporte invariablement du succès dans toutes les galeries du monde. Dès qu’ils la voient, les enfants ne peuvent s'empêcher de la toucher ou de s'y asseoir et le meuble se fait terrain de jeu. Chez Lee Kwang-ho, cette flexibilité caractérise une certaine vision du design, à savoir qu’en éveillant l'imagination du public, ses œuvres

38 KOREANA Été 2018

l’invitent à en faire d’autres usages. L’artiste aime que ses créations soient riches d’innombrables histoires et puissent évoluer en fonction de leur environnement spatial « Le design relève un peu d’une mise en récit », estime-t-il. « J'ai fabriqué un objet avec du cuivre auquel j’avais fait subir une corrosion et je l’ai appelé Forme de rivière. En règle générale, un titre me vient spontanément à l’esprit pendant que je travaille. Je commence par certaines opérations et les étapes qui suivent sont intéressantes, car on peut voir la pièce s’améliorer petit à petit. » L'année dernière, Lee Kwang-ho a aménagé son atelier dans une maison à trois étages abritant plusieurs logements. D’une beauté simple mais soignée, comme ses créations, ce lieu de travail comporte des éléments métalliques à l’intérieur, tout en conservant la forme du bâtiment en briques d’origine. Il s’avère aussi particulièrement bien situé, puisque les usines indispensables au travail du créateur se situent à proximité. Voilà plus de 10 ans que Lee Kwang-ho travaille avec une même entreprise de transformation de matières plastiques et un même soudeur qui comprennent sa démarche artistique. Comme le feraient des collègues, ils apportent leur


contribution à ses expérimentations à l’audace parfois insolente et il arrive même qu’ils lui suggèrent des idées.

1. Série Obsession, Lee Kwang-ho, 2010, PVC 2. Osulloc 1979 (détail), Séoul, Lee Kwang-ho, en collaboration avec Grav, 2017, granit, émail, cuivre, aluminium, acier inoxydable, mousse de polystyrène, verre et bois 3. Série Forme de rivière, Lee Kwang-ho, 2017, cuivre © Rohspace

2

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 39

© Ji Yohan

Toujours plus de partenariats Par le biais de son cabinet KLO (Kwangho Lee Office), Lee Kwang-ho a d’ores et déjà travaillé pour des marques prestigieuses telles que Christian Dior, Swarovski, Onitsuka Tiger ou Gentle Monster, mais dernièrement, il s’est investi dans des partenariats d’une portée beaucoup plus large. Tandis que l’essentiel des commandes lui était jusqu’ici passé par des marques de mode, en raison des analogies qui existent entre ses procédés artisanaux et le tissage des textiles, des hôtels et entreprises font aussi appel à lui aujourd’hui.

Le nouveau siège social d'AmorePacific, qui figure parmi les plus gros fabricants coréens de produits de beauté, fournit un exemple de cette évolution. Conçu par l'architecte britannique David Chipperfield, ce bâtiment réalisé cette 3 année est un défi à toutes les conventions par sa configuration spatiale où l’inventivité de Lee Kwangho explose dans tous les coins. Au rez-de-chaussée, le hall spacieux et bien structuré accueille les visiteurs, qui peuvent se détendre sur d’agréables chaises et canapés rouges, bleus, jaunes, verts ou marron de la série Obsession. Le créateur a également conçu l'espace de l’O'sulloc Tea House et de l’O'sulloc 1979, deux salons de thé de haut de gamme créés par la marque O'sulloc, ainsi que leurs meubles, luminaires et autres objets très appréciés des clients. Pour le public, ces lieux donnent l’impression d’un environnement naturel, évocateur d’une forêt ou d’une grotte, où ils ont la possibilité de se délasser et de boire un thé. « Je me suis servi du granit parce que j'adore son grain serré. Avec ses couches successives représentant une longue durée de temps, il offre un fort potentiel », indique Lee Kwang-ho. « Le projet AmorePacific m’a particulièrement marqué, car il m’a permis de mettre en valeur les différentes propriétés, grains et poids des pierres pour créer des objets aux formes et fonctions différentes que j’ai agencés dans l'espace. Dans un vaste projet de ce type, la réalisation artistique des petits éléments acquiert davantage d’importance. Je ne sousestime évidemment pas l’implantation d’espaces plus grands, mais je suis toujours plus persuadé qu'en fin de compte, mon perfectionnisme est la clé de tout et la voie à suivre. Fidèle à mes convictions, je vais de l'avant et enrichis mon expérience par le travail de matériaux que je n’avais jamais utilisés. » En 2017, Lee Kwang-ho s’est à nouveau illustré à l’étranger en se voyant décerner le prix du Designer de l'année au salon MADE (Mercado Arte Design) de Sao Paulo. Il projette de monter, au deuxième semestre de cette année, une exposition de ses œuvres qui se tiendra à la galerie Salon 94 de New York. Bien que très pris et constamment sollicité, le créateur conclut en toute modestie : « J'ai choisi un bon métier et j'ai eu de la chance. »


ESCAPADE

Le village natal de Jeong Yak-yong,

berceau d’un illustre penseur

Pour œuvrer à la renaissance du royaume de Joseon qu’il appelait de ses vœux, Jeong Yak-yong proposa ses bons offices au roi réformateur Jeongjo, incita ses adeptes à cultiver leur esprit critique et les encouragea à mettre en pratique les connaissances acquises dans des disciplines variées dont les sciences humaines et exactes. L’année 2018 marque le bicentenaire de la publication de son œuvre maîtresse intitulée Mongmin simseo, c’est-à-dire « admonestations sur l’administration du peuple », ainsi que de son retour d’un exil de 18 années. Si cet illustre penseur a disparu voilà plus de 180 ans, son esprit souffle encore sur les berges du Chocheon, un petit ruisseau qui arrose son village natal. Lee Chang-guy Poète et critique littéraire Ahn Hong-beom Photographe

© Choi Il-yeon

40 KOREANA Été 2018


Situé à Yangpyeong, le confluent de Dumulmeori où se joignent le Han du Nord et le Han du Sud a cessé d’être navigable suite à la construction du barrage de Paldang réalisée au début des années 1970, mais la brume matinale continue de s’y lever les jours de forte amplitude thermique.

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 41


L

a brume enveloppe dans son voile nébuleux l’objet sur lequel est porté le regard, sans pour autant le faire disparaître, alors les yeux peuvent encore fixer ce point situé à la frontière du visible et de l’invisible. Quand l’équilibre se crée entre la transparence et la netteté de ce que l’on perçoit et l’illusion de ce qui est en partie caché, l’imagination esthétique s’éveille. Visible du temple de Sujong, le confluent de Dumulmeori a longtemps été le lieu de prédilection des grands poètes et artistes qui s’y rendaient pour en faire la visite, dire quelques vers ou dessiner les vastes étendues baignées par le Han coulant en contrebas. Ce paysage est aujourd’hui très prisé des photographes amateurs. Un temple ancien dans la brume du petit matin Le toponyme de Dumulmeori, qui signifie littéralement « tête des deux eaux » et désigne beaucoup d’autres lieux en Corée, se réfère ici à la partie sud de Yangsuri, ce village de la province de Gyeonggi situé au confluent du Han du Nord et du Han du Sud. Après avoir passé Hanam et franchi le pont de Paldang, le voyageur découvre, à une heure de route de Séoul, un paisible paysage de rivières et montagnes qui offre une destina© HUFS KContents Wiki

1

1. L’année 2018 marque le bicentenaire de la publication de l’œuvre maîtresse aux 48 volumes de Jeong Yak-yong, Mongmin simseo, c’està-dire « admonestations sur l’administration du peuple ». Les Coréens saluèrent cette critique qui se faisait l’écho de leur mécontentement face à la tyrannie exercée par les fonctionnaires du gouvernement et préconisait la conduite à tenir par les magistrats. 2. Quand prirent fin les dix-huit années d’exil de Jeong Yak-yong à Gangjin, il lui fut donné d’en vivre dix-huit autres à Majae, son village natal de l’agglomération de Namyangju située dans la province de Gyeonggi, mais il ne put réaliser son rêve d’y vivre en paix en s’adonnant au plaisir de la pêche.

42 KOREANA Été 2018

tion idéale aux citadins le temps d’un week-end. En parcourant à peine 300 mètres à pied sur un chemin escarpé au versant du mont Ungil, il parviendra au temple de Sujong et à son beau point de vue sur les deux affluents du Han. Grâce à son embarcadère, aux côtés de ceux de Ttukseom et Mapo qui se trouvaient dans la capitale, le confluent de Dumulmeori a autrefois été un nœud de communication fluviale entre Jeongseon et Danyang, qui sont respectivement situés dans les provinces de Gangwon et du Chungcheong du Nord. Suite à la construction en aval du barrage de Paldang, en 1973, le cours d’eau n’est désormais plus navigable. En effet, la réalisation de cet ouvrage a élargi le lit du fleuve, ralenti le courant et créé un environnement lacustre dont les eaux stagnantes favorisent la prolifération de plantes aquatiques telles que roseaux, lotus et mâcres nageantes. Pour tirer parti de ce nouveau milieu naturel, le Jardin Semi et le Parc écologique Dasan aménagés sur les rives marécageuses des deux fleuves proposent au public des installations, espaces fleuris et œuvres d’art liés au milieu naturel. Ils sont d’ailleurs très fréquentés, y compris en semaine, comme en témoigne la circulation des piétons et voitures dans cette zone. En point d’orgue de cette visite, on ne manquera pas d’admirer l’apparition des premières brumes matinales qui se lèvent sur des étendues d’eau immobiles les jours de forte amplitude thermique. Ces nappes brumeuses qui se forment, en amont, sur le lac de Cheongpyeong et sont emportées par le vent des montagnes, enveloppent à l’aube un versant après l’autre dans leur descente jusqu’aux confins de Dumulmeori. Un magnifique spectacle s’offre alors à la vue et ceux qui ont la chance d’en être témoins ne pourront que s’arrêter en chemin devant ce paysage qui semble surgi d’un lointain passé, comme du fond de la mémoire. Puis, après avoir regardé se lever le soleil sur Dumulmeori au temple de Sujong, qui dispose de l’un des plus beaux panoramas sur le fleuve Han, les visiteurs redescendront au village où ils feront une halte dans le petit café qui se trouve près du parking et échangeront quelques mots avec la patronne. Elle leur montrera certainement les photos qu’elle garde sur son téléphone portable de ces paysages mystérieux, voire fantastiques, qui l’ont séduite et incitée à s’établir à Dumulmeori. Lorsque Jeong Yak-yong (1762-1836), qui était surtout connu sous son nom de plume de Dasan signifiant « montagne du thé », passa avec succès le concours de la fonction publique de niveau inférieur au printemps 1783, à l’âge de 22 ans, il se rendit au temple de Sujong en compagnie de dix amis. Ce faisant, il voulait à la fois se récompenser de sa réussite et exprimer à sa manière son respect pour son père, qui avait souhaité le voir s’en revenir au village en compagnie de ses amis.


2

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 43


Après son mariage célébré à l’âge de 15 ans, Jeong Yak-yong avait quitté le domicile familial et était parti pour Séoul où il entendait tenter les concours de la fonction publique, alors, au cours des sept années qui avaient suivi, son père s’était sûrement beaucoup inquiété à son sujet. À cette époque, il souhaitait aussi voir rentrer son fils auprès de ses amis pour qu’ils œuvrent ensemble à une plus grande cohésion au sein du groupe politique des Namin, c’est-à-dire des « gens du Sud », dont faisait partie sa famille. Vieux de plus d’un millénaire, le temple de Sujong se blottit dans son bel écrin de nature, non loin du village de Majae qui vit naître Jeong Yak-yong. Dans sa jeunesse, il allait souvent y lire ou composer de la poésie. La nuit de clair de lune qu’il y passa en compagnie de ses amis, il but avec eux en se réjouissant d’« être revenu sur les lieux de son enfance à l’âge adulte ». Par la suite, il allait relater les faits de cette journée dans l’un de ses écrits intitulé Sujongsa yuramgi, c’est-à-dire « excursion au temple de Sujong ». Le bicentenaire d’un retour d’exil L’admiration que vouent les Coréens à Jeong Yak-yong égale celle que suscitent Johann Gottlieb Fichte en Allemagne ou Voltaire en France. Il a laissé une abondante production de livres et d’autres écrits qui attestent d’un esprit critique

1

44 KOREANA Été 2018

affranchi des limitations de son temps et exposent sa théorie philosophique, dite gyeongse chiyong, c’est-à-dire l’administration et le pragmatisme en politique. En 2012, ce brillant érudit a figuré parmi les personnages illustres mis à l’honneur par le programme « Célébration des anniversaires » de l’UNESCO aux côtés de Herman Hesse, Claude Debussy et Jean-Jacques Rousseau. L’année 2018 marque le bicentenaire de la publication de son œuvre maîtresse intitulée Mongmin simseo, c’està-dire « admonestations sur l’administration du peuple », ainsi que de son retour d’un exil de 18 années à Majae après sa libération. En avril dernier, la municipalité de l’agglomération de Namyangju, à laquelle est rattachée ce village, lui a consacré à cette occasion, avec le concours de la Commission nationale coréenne pour l’UNESCO, un symposium international qui s’est déroulé à Séoul. Aujourd’hui, nul doute que les Coréens pourraient puiser dans l’un des 500 livres qu’il a écrits de précieux enseignements sur la conduite de leur vie, comme le fit naguère le roi Gojong, qui, rêvant de réforme et d’autonomie pour défendre le pays contre les puissances qui le convoitaient en cette seconde moitié du XIXe siècle, se plongeait dans les ouvrages de Jeong Yak-yong quand il sentait le courage l’abandonner et regrettait plus encore de n’avoir pas vécu à son époque. S’il convient de s’intéresser ici à cette partie du cours du


Han près de laquelle il naquit, grandit et vécut au soir de sa vie, afin d’y rechercher les lieux qui témoignent de sa présence et de sa pensée, il ne s’agit pas de peindre le portrait d’un lettré austère et moraliste. Dès l’âge de quatre ans, il avait lu le Classique des mille caractères, ce manuel de calligraphie à l’intention des enfants, et, de sept à dix ans, il composa ses premiers poèmes rassemblés en un recueil. Nonobstant un tel génie, il est des détails attachants qui le font paraître plus modestement humain, comme ce concours de la fonction publique de niveau inférieur qu’il passa avec succès, mais à grand-peine, et après lequel il attira quand même l’attention du roi Jeongjo, puis réussit de justesse à celui de niveau supérieur, à l’âge de 28 ans. À n’en pas douter, le principal intéressé n’aurait guère aimé que l’on se souvienne de lui comme d’un homme peu ouvert et à l’esprit étroit. Quatre jours loin du palais Après avoir été affecté au Gyujanggak, à la fois institut royal de la recherche et bibliothèque royale, conformément à la volonté du roi Jeongjo, Jeong Yak-yong occupa divers postes importants, puis fut chargé de la rédaction et de la mise en œuvre de la politique de réforme du souverain. Dans l’exercice de ses fonctions, il fauta cependant au moins à deux reprises, car son talent et ses compétences n’avaient d’égal que son caractère fantasque. Un jour, sous prétexte de rendre visite à son père, alors magistrat à Jinju, il abandonna son poste au cours de la deuxième année de ses activités de chercheur résident au Gyujanggak. Arrêté sur ordre du roi Jeongjo, Jeong Yak-yong fut condamné à recevoir 50 coups de fouet, mais le monarque le gracia évidemment peu avant l’exécution de la sentence. Quant à la seconde anecdote, qui porte sur l’époque où il veillait à la transmission des ordres du roi, il la relate comme suit : « C’était en 1797, quand j’habitais au pied du mont Nam, à Séoul. En voyant les premières fleurs de grenadier éclore, la bruine cesser et le temps s’éclaircir, je me suis dit que c’était le meilleur moment d’aller pêcher au Chocheon. Le règlement voulait qu’un fonctionnaire qui souhaitait sortir de la capitale, en demande et obtienne au préalable l’autorisation. Comme il s’avérait impossible de me la voir accorder, je suis tout de même parti pour le Chocheon. Dès le lendemain, je jetais mon filet dans l’eau et capturais pas moins de 50 gros et petits poissons. Comme notre frêle embarcation menaçait de sombrer sous cette charge et qu’elle n’émergeait plus que de quelques centimètres, nous avons embarqué sur un autre bateau et accosté à Namjaju, où nous nous sommes bien régalés. » Pour Jeong Yak-yong, ce petit Chocheon bordé de roseaux représentait tout au village, tandis que le Namjaju dont il parle

2

1. Abritant au moins 270 espèces végétales, dont 70 aquatiques, le Jardin Semi de Yangpyeong est intégré au milieu naturel et attire une fréquentation particulièrement importante l’été. 2. Visible du temple de Sujong situé au mont Ungil, le confluent de Dumulmeori a longtemps été le lieu de prédilection des grands poètes et artistes. Jeong Yak-yong, qui demeurait non loin de là dans sa jeunesse, allait souvent y lire ou composer de la poésie.

ici est un îlot sableux situé en aval de Dumulmeori. Quant à cette aventure, elle ne s’arrête pas là, car, après avoir mangé le poisson, il proposa de goûter à quelques plantes sauvages. Exhortant ses compagnons à le suivre, il traversa la rivière pour aller au Cheonjinam de Gwangju, où ses frères et lui avaient été au catéchisme. S’ils débarquèrent aussi près que possible de cet endroit, les voyageurs durent continuer dix kilomètres à pied pour atteindre cet ermitage niché dans les montagnes. « Mes trois frères et moi sommes allés au Cheonjinam en compagnie de trois ou quatre autres personnes de la famille. En arrivant à la montagne, nous avons vu une épaisse forêt et senti le parfum des fleurs épanouies qui nous chatouillait les narines. Toutes sortes d’oiseaux chantaient ; leur chant était beau et pur. En l’entendant, nous nous sommes arrêtés et nous sommes regardés avec joie. Arrivés au temple, nous avons passé d’agréables moments à boire et à dire des poèmes. À mon retour, pas moins de trois jours plus tard, j’ai composé vingt poèmes et nous avons mangé au moins 56 sortes différentes de plantes sauvages, dont de la bourse-à-berger, de la fougère et de l’aralia elata. » (Dasan simunjip (recueil de prose et de poésie), Vol. 14) L’histoire ne dit pas si le roi eut vent de cette incartade. Comme on traverserait un ruisseau en hiver Du temps de Jeong Yak-yong, qui vécut sous le royaume de Joseon, il n’était pas rare de se donner un ho, c’est-à-dire un nom de plume ou un pseudonyme, qui se substituait au nom

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 45


de l’état civil pour les amis ou confrères. Ces noms d’emprunt faisaient en général allusion à des traits de la personnalité ou à d’autres caractères particuliers de ceux qui les portaient. Il pouvait aussi s’agir du nom donné à leur maison, que désigne le terme dangho. Quand il rentra au village, après s’être retiré de ses fonctions au gouvernement, Dasan appela son bureau Yeoyudang, ce qui signifie « la maison de la circonspection ». « Je connais bien mes faiblesses. J’ai du courage, mais manque d’habileté pour me débrouiller. Je me plais à faire le bien pour autrui, mais le discernement me fait défaut. Alors, malheureusement, ma gentillesse sans limites ne m’a valu que des reproches pour ma peine. J’ai trouvé la sagesse dans la lecture de Lao-Tseu, qui dit : « S’agissant des choses pour lesquelles tu prends parti ou qui te passionnent, sois aussi prudent, dans ta manière de faire, que si tu traversais un cours d’eau en hiver, comme celui qui sait que ses voisins ont les yeux rivés sur lui. » Il a malheureusement raison. N’y a-t-il pas là une manière de remédier à mes faiblesses ? » Pour ce jeune fonctionnaire apprécié d’un roi réformateur, il était inévitable de se faire des ennemis en politique. En outre, les faveurs royales ne pouvaient suffire à protéger cet adepte de la science occidentale dite seohak, qui, de surcroît, avait embrassé la religion catholique. En janvier 1800, Jeong Yak-yong fut contraint de démissionner et s’en retour-

46 KOREANA Été 2018

na dans son village natal dans l’espoir de se procurer un petit bateau de pêche comportant une cabine pour y vivre avec les siens en s’adonnant à la pêche dans ce Chocheon qu’il chérissait. Il confectionna lui-même une belle plaque pour y inscrire un nom, mais n’eut jamais l’occasion de l’accrocher, car les persécutions débutèrent ce même été à l’encontre des catholiques, aussitôt après la disparition subite du roi Jeongjo. Dasan y échappa de peu, ainsi que son deuxième frère aîné, mais tous deux furent exilés, tandis que son troisième frère aîné nommé Jeong Yak-jong, qui était animé de profondes convictions religieuses, ne put échapper au martyre. Outre le pseudonyme de Dasan, Jeong Yak-yong possédait celui de Sammi, qui signifie « trois sourcils », à cause d’une cicatrice de la variole qu’il avait au front depuis son enfance et qui donnait l’impression qu’il avait trois sourcils, six de ses neuf enfants étant d’ailleurs morts de cette maladie ou de la rougeole. En apprenant la nouvelle du décès du benjamin, alors qu’il se trouvait en exil, il fit part de son profond chagrin de père en ces termes : « Tu n’es plus de ce monde, alors que je suis encore en vie, mais il vaudrait mieux que ce soit toi qui vives et moi qui sois mort. » Il laissera d’émouvants écrits où il adresse de telles complaintes à chacun des enfants qu’il a perdus. Atteint dans sa chair par ces disparitions, Jeong Yak-yong se plongea dans


Lieux à visiter à Yangpyeong Temple de Sujong Han du Nord

Jardin Semi Han

Yangpyeong

Hanam Lac de Paldang

Séoul

Gwangju

Ermitage Cheonjinam

Tombe de Jeong Yak-yong

Centre commémoratif Dasan

l’étude des maladies infectieuses et rédigea deux traités de médecine portant sur le traitement de la rougeole et sur la vaccination antivariolique. Un séjour estival sur les rives du Han Quand prirent fin les dix-huit années d’exil de Jeong Yakyong à Gangjin, il lui fut donné d’en vivre dix-huit autres dans son village, comme pour lui faire réparation de cette longue peine. Au soir de sa vie, il prit pour nouveau pseudonyme Yeolsu, qui était l’autre nom de ce Han qu’il aimait, et pourtant il ne put réaliser son rêve de passer une vie paisible sur les rives de ce fleuve. En 1819, soit un an après son retour, il entreprit de parcourir tous ces champs de Munam, dans l’actuelle commune de Seojong située à Yangpyeong, où il était allé travailler des dizaines de jours par an avec son frère Yak-jeon. Puis il se rendit en barque à Chungju pour se recueillir sur la tombe de son défunt père. « Pendant 40 ans, j’ai rêvé de vivre et travailler la terre ici », écrivit-il alors. Quant à Yak-jeon, il s’était éteint trois La cour intérieure de Yeoyudang, cette maison où Jeong Yakyong naquit, grandit et vécut au soir de sa vie, à son retour d’exil. Restaurée en 1957, elle fait partie du Site historique Dasan qui abrite aussi le Centre commémoratif et le Centre culturel éponymes. Son nom rappelle un précepte de Lao-Tseu engageant à toujours se comporter avec circonspection et dans la crainte du regard d’autrui.

Centre culturel Dasan

Jardin Semi

ans plus tôt en exil sans avoir pu revenir de l’île de Heuksan. Dasan allait passer les dernières années de sa vie à relire et corriger ses écrits d’exilé en faisant toujours preuve de l’originalité de style qui le caractérise. Il composa alors pas moins de seize poèmes comportant de petits conseils astucieux sur la manière de mieux supporter les fortes chaleurs, dont, pour n’en citer que quelques-uns : « Jouer au jeu de go sur une natte en bambou fraîche », « Écouter le chant des cigales dans la forêt de l’est », « Se tremper les pieds dans l’eau au clair de lune », « Élaguer les arbres devant la maison pour laisser passer le vent », « Nettoyer les fossés pour que l’eau s’y écoule », « Faire monter la vigne jusqu’à l’avant-toit », « Mettre les livres à sécher au soleil avec l’aide des enfants » ou « Faire un ragoût de poisson bien relevé dans une casserole à bords hauts ». Étaitce en raison de sa forte corpulence ou d’une sensibilité particulière à la chaleur ? Le Site historique Dasan se situe dans son village natal et se compose de la tombe où il repose, de sa maison familiale, du Centre commémoratif Dasan et du Centre culturel du même nom. Dans ce dernier, sont exposés les centaines de livres qu’il écrivit en exil, tandis que le musée abrite la première geojunggi, cette grue de conception coréenne qui servit à édifier la forteresse de Hwaseong à Suwon, ainsi que de nombreux objets liés à la vie de Jeong Yak-yong.

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 47


LIVRES

et CD Charles La Shure

Professeur au Département de langue et littérature coréennes de l’Université nationale de Séoul

48 KOREANA Été 2018

Des nouvelles qui explorent la vie en remontant le fil du temps Les gens heureux ne regardent pas l’heure

Eun Heekyung, traduit par Amber Kim, 2017, White Pine Press, New York, 178 pages, 16 $

Dans les sept nouvelles qui composent ce deuxième recueil d’Eun Heekyung déjà édité en coréen il y a dix-neuf ans, l’auteur brosse un tableau de la vie de plusieurs personnages dont les situations diffèrent, ces récits présentant cependant des points communs dans leur fil conducteur. Dès le titre de l’œuvre, les deux idées du temps et du bonheur fournissent des indices décisifs au lecteur. Si l’on replace les histoires contées ici dans une perspective temporelle qui part d’époques révolues et va vers l’inconnu du futur en passant par un présent éphémère, ce qui semble être dit de la vie actuelle des personnages concerne en fait le plus souvent leur passé et leur avenir. Une telle approche n’a évidemment rien de rare s’agissant de fiction, si ce n’est qu’Eun Heekyung effectue ces aller-retours dans le temps pour analyser la vision que les individus ont d’eux-mêmes, de leur passé et de leur avenir, mais aussi pour mettre en lumière les lacunes inhérentes à leur démarche épistémologique. Leur connaissance du passé ne repose que sur des souvenirs qui se révèlent souvent approximatifs. Dans la nouvelle qui fournit son titre au recueil, une jeune veuve entreprend de reconstituer son passé en feuilletant ses nombreux albums photos. L’homme qui est son amant, ou plutôt qui ne l’est plus que dans sa mémoire, ne partage pas ce désir impérieux de retour en arrière, car à ses yeux, « Le passé ne peut servir d’alibi ». Quant à l’écrivain à succès de L’ère du lyrisme, il finit par comprendre que le rappel de ses souvenirs n’aura d’autre résultat que de l’inciter à écrire une autre histoire. L’autre côté du monde aborde aussi le thème de la mémoire en l’assimilant tantôt à une sorte d’excroissance dont on peut se débarrasser, comme on couperait quelque chose avec un canif, tantôt à un fardeau que doivent porter les hommes et qui peut s’avérer extrêmement pesant. Dans L’été est fugitif, l’un des jeunes personnages met d’ailleurs en avant un droit à l’oubli relevant de l’instinct de vie. Cependant, l’axe des temps s’oriente vers un avenir que les êtres connaissent moins encore que leur passé et face auquel ils ne peuvent nourrir qu’espoirs ou rêves. L’un des personnages d’Ecchymose, évoquant le drame qui s’y déroule, se limite à cette remarque : « C’est la vie. Les rêves disparaissent et les voyages deviennent trop longs. » La nouvelle In My Life qui clôt ce recueil creuse plus encore le thème des songes : « Quand vous rêvez, cela vous réveille. C’est un peu comme si vous aviez trouvé une raison d’exister. » Et peu importe que les rêves puissent ou non se réaliser, car le seul fait de penser à un avenir meilleur est porteur de sens. Dans ce livre, comme souvent dans d’autres, ce dont rêvent les personnages se solde par des chagrins et des déceptions, ce qui constitue le second fil conducteur de la trame fictionnelle tissée par l’auteur. Le propriétaire du bar In My Life n’a guère le temps de se consacrer aux gens heureux, car seuls ceux qui sont tristes présentent un intérêt et peuvent constituer des personnages de fiction, à l’instar de la jeune veuve de la nouvelle éponyme, qui entrevoit un avenir désespérant après le suicide de son mari. Dans un passage important de L’été est fugitif dont il est fait mention plus haut, c’est son point de vue personnel qu’exprime l’auteur, bien que de manière indirecte, par le biais de personnages antipathiques, au sujet de ces sentiments d’affliction et de souffrance qui sont présents dans tout le recueil. Évoquant ses lectures à deux amis, le personnage principal affirme que les


hommes composent « une prose fabuleuse qui remplit tout un monde », tandis que les femmes produisent « des récits effrayants sur le néant de l’existence », à la prose « acerbe et cruelle », où s’expriment « à l’état brut des peines immenses et des souffrances horribles ». Si le lecteur ne saurait bien sûr prendre cette critique au pied de la lettre, il découvrira entre les lignes que c’est bien la tristesse qui tient les personnages éveillés et qu’en fin de compte, c’est leur souffrance qui les rend le plus merveilleusement humains.

Un large panorama des œuvres en prose prémodernes en Corée La prose littéraire prémoderne coréenne : une anthologie

Co-dirigé et co-écrit par Michael J. Pettid, Gregory N. Evon et Chan E. Park, Columbia University Press, New York, 320 pages, 35 $

La présente anthologie rassemble une grande variété d’œuvres s’étendant sur la période qui va du royaume de Goryeo (918-1392) à la fin de celui de Joseon (13921910). Conscients de la difficulté d’opérer le choix des titres à y faire figurer, ses auteurs ont décidé, après s’être penchés sur les anthologies en langue coréenne ou anglaise déjà existantes, de se centrer sur des genres jusqu’alors peu traités par ces ouvrages afin de dresser un bilan plus exhaustif et précis de ce que les Coréens de tous horizons ont pu écrire ou lire. Le livre s’ouvre sur des textes en prose anciens qui permettent de remonter aux origines de cette écriture en Corée, puis s’intéresse à un genre particulier relevant de la fiction biographique par la personnification d’objets tels que l’argent ou le malt, à travers lesquels sont abordés des thèmes relatifs à la condition humaine, ainsi que des questions sociales donnant lieu à des commentaires. Il présente également des récits issus de la culture populaire sous forme de contes courts apportant un nouvel éclairage par rapport à l’histoire fondée sur les archives et autres documents officiels, ainsi que des autobiographies, des critiques de la société et des satires philosophiques. Enfin, ce tour d’horizon s’achève par des extraits de trois œuvres de pansori, une forme de poésie chantée relevant de la tradition orale. Les liens qui unissent celle-ci à la littérature écrite sont en réalité beaucoup plus étroits qu’on ne pourrait le croire si l’on considère les œuvres déjà présentées par ailleurs. Les textes figurant dans l’ouvrage en question le confirment, d’autant que leur traduction a été réalisée par Chan E. Park, qui est elle-même chanteuse de pansori, et transmettent ainsi au lecteur la saveur authentique de leur interprétation vocale. Il résulte de ces divers éléments un ensemble exhaustif qui comblera les lacunes des ouvrages déjà disponibles en langue anglaise sur la littérature prémoderne coréenne.

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 49


UN JOUR COMME LES AUTRES

Quand les grandes vérités se révèlent à « l’école de la rue » À la représentante Avon emblématique de la vente à domicile à l’américaine, fait pendant en Corée le personnage familier de « Madame Yakult », cette vendeuse ambulante de boissons lactées fermentées qui, depuis 1971, sillonne son quartier pour distribuer ses produits tout en y assurant une bienveillante et rassurante présence. Kim Heung-sook Poète Ha Ji-kwon Photographe

50 KOREANA Été 2018


I

l est prouvé que la tenue vestimentaire exerce une influence comportementale et une femme n’a pas la même démarche selon qu’elle porte une robe ou un jean, mais c’est surtout l’uniforme qui astreint à une conduite donnée indépendamment de la personnalité de chacun. Les Coréens sont plus nombreux qu’on ne le penserait à revêtir une tenue spécifique, puisque c’est bien sûr le cas des soldats, policiers, collégiens ou lycéens, moines, prêtres et religieuses, pour n’en citer que quelquesuns, mais aussi des fameuses « Madame Yakult ». L’une d’elles, Kang Mi-suk, se dit d’ailleurs très attachée à son uniforme. « Quand je ne suis vraiment pas en forme, je me décide quand même à sortir en me disant que les clients m’attendent. Une fois au bureau, je me mets en tenue et me sens déjà beaucoup mieux. Cela m’étonne toujours. Une ancienne collègue me disait un jour que notre uniforme est comme la cape de Superwoman et je crois qu’elle n’a pas tort. » Kang Mi-suk travaille chez Yakult Korea depuis avril 1999 et n’a pas été absente une seule fois au cours de ces dix-neuf années.Comme elle, quelque 13 000 femmes portant l’uniforme de cette entreprise assurent la vente de petits yaourts liquides à domicile ou sur les lieux de travail. Depuis l’apparition de leur métier en 1971, elles parcourent inlassablement les quartiers aux quatre coins du pays et ne sont pas perçues comme de simples marchandes. À preuve, le nom de « Madame Yakult » par lequel elles sont appelées et qui est presque devenu un nom commun synonyme de « vendeuse au porte-à-porte digne de confiance ». La journée de Kang Mi-suk, une « Madame Yakult », commence dès cinq heures et l’entraîne dans un parcours épuisant de 10 000 pas, ce qui ne l’empêche pas d’adresser un sourire chaleureux à tous ses clients, qui sont aussi en quelque sorte ses voisins dans la mesure où elle sillonne leur quartier depuis 19 ans.

Depuis que Mi-suk arbore sa « cape de Superwoman », bien des changements y ont été apportés et la gamme de produits qu’elle propose s’est considérablement élargie. Le parcours quotidien qu’elle est tenue d’effectuer, et qui représentait jusque-là plus de 10 000 pas, est désormais moins épuisant grâce au chariot réfrigéré électrique qui a succédé à celui, manuel, d’autrefois. En revanche, le programme de sa journée de travail est resté le même depuis qu’elle est en activité. « Je me lève tous les matins à 4h30 et vais travailler à 5h. Dès que je m’assieds dans le bus direct qui part de Paju, où j’habite, je m’endors jusqu’à l’arrivée, une heure et demie plus tard, dans le quartier de Dongja où se trouve mon travail. Tout en me changeant, je pense à chaque fois : « Allons-y, c’est un nouveau jour qui commence ! » Les liens tissés en 19 ans Situé dans l’arrondissement de Yongsan, le quartier de Dongja se trouve non loin de la gare de Séoul, qui est le principal nœud de communication de la capitale. Il accueille donc une importante circulation de trains, métros, bus et taxis, dont les innombrables usagers sont amenés à se déplacer dans ses rues bien éclairées et entretenues. Cependant, un endroit qui tranche sur ce paysage attire aussitôt le regard. Il s’agit du parvis de la gare où, en arrivant, on tombe sur de nombreux sans-abris, parfois en état d’ébriété dès le matin, qui dorment ou déambulent sur les lieux. Derrière les tours qui se dressent non loin de là, se cache un dédale de ruelles d’à peine deux ou trois mètres de largeur bordées d’habitations vétustes qui semblent menacer de s’effondrer à tout moment. Ces logements abritent des personnes âgées isolées qui vivent dans le dénuement et ne sortent de leur petite chambre sombre que pour faire quelques pas dans la rue. Le chariot électrique de Mi-suk ne

renferme pas moins de 200 litres de produits variés allant du lait aux boissons lactées fermentées, auxquels s’ajoutent quelques plats cuisinés. Quant à sa clientèle, elle se compose aussi bien de cadres en costume-cravate ou jolies robes qu’elle monte voir dans leurs élégants bureaux que de personnes âgées vivant dans la solitude et la pauvreté au fond de ruelles à peine assez larges pour laisser passer une voiture. À ses yeux, ces personnes, en apparence tout aussi différentes que les articles qu’elle vend, ont pourtant beaucoup en commun. « Ils ont beau occuper tel ou tel poste dans une entreprise, une fois dans la rue, ils sont comme tout le monde, n’est-ce pas ? C’est comme cela que je les vois, puisque je travaille dans la rue. » En l’accompagnant toute une journée dans son périple, j’ai eu l’impression qu’elle connaissait chacun des habitants du quartier de Dongja. « Quand je rencontre quelqu’un, je dis toujours bonjour. La plupart du temps, je suis bien accueillie, même si les gens ne sont pas clients. Quand je livre des boissons dans les bureaux et que celui qui a commandé n’est pas là, ses collègues, que je ne manque jamais de saluer, m’indiquent s’il s’est absenté quelques instants ou pour la journée. Ils finissent parfois par m’acheter des produits. » Ainsi, Mi-suk privilégie avant tout la convivialité et ne cherche jamais à pousser d’éventuels clients à la consommation, ce qui explique certainement qu’elle se soit vu décerner un premier prix de gentillesse au concours national qu’organise son entreprise à l’intention de ses « Madame Yakult ». Une découverte du monde tant attendue L’entreprise Yakult n’ayant pas pour politique de faire tourner ses vendeuses sur des secteurs différents, celles-ci exercent en moyenne près de10 ans au sein d’un même quartier, alors, comme

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 51


1

leurs habitants de longue date, elles en viennent à être bien informées de ce qui s’y passe. Sur les différents foyers qui composent sa clientèle, 300 règlent euxmêmes ce qu’ils achètent, tandis que, dans les 70 où vivent des personnes âgées isolées, le prix des produits est pris en charge par des associations caritatives ou dans le cadre de l’aide sociale accordée par l’État. « Les services sociaux destinés à la population défavorisée du secteur de la gare de Séoul se trouvent dans le quartier de Dongja. C’est peut-être ce qui explique que les demandes d’aide alimentaire y soient plus nombreuses », suppose Mi-suk. « Sur mes 70 clients les plus âgés, une dizaine sont en très mauvaise santé. Même quand je suis débordée, je m’efforce donc de trouver le temps d’aller les voir. » Employés de bureau au costume impeccable, personnes âgées isolées ou sans-abris sont autant de clients que Mi-suk traite sur un pied d’égalité, car

52 KOREANA Été 2018

elle se garde de tout jugement sur leur vie et se contente d’espérer être utile à tous. « Souvent, on me demande si tous ces SDF ne me font pas peur, ce qui n’est pas du tout le cas. Certains peuvent avoir l’air inquiétant, mais c’est à cause de l’alcool. Aucun d’entre eux n’est foncièrement méchant ». Au cours des nombreuses années qu’elle a passées dans le quartier, Mi-suk n’a jamais fait de mauvaise rencontre parmi eux. « Je pense que je le dois à mon uniforme. Un jour, il a suffi que je m’éloigne un peu de mon chariot pour qu’un SDF se mette à distribuer mes produits à sa guise dans la rue. Au lieu de me fâcher, j’ai préféré me dire qu’ils avaient raison d’en profiter, car c’était bon pour leur santé. » Cette tendance à positiver est liée à sa manière de voir la vie, qui, pour elle, consiste à être utile aux autres. En 2002, elle s’est inscrite au Département de pédagogie de la « Korea National Open University » en vue d’exercer un jour la fonction de psychologue-conseil et d’aider les autres

à surmonter leurs problèmes. « Quand j’étais femme au foyer, je ne savais rien du monde extérieur. Pour moi, ce qu’il y avait de mieux dans la vie était d’entretenir sa maison et d’élever ses enfants. En fait, je n’étais pas à l’écoute des miens et je me contentais de les faire obéir. Quand j’y pense, j’ai des regrets. Le travail de vendeuse Yakult m’a fait découvrir la vraie vie. Je peux même affirmer qu’il m’a ouvert de nouveaux horizons. » Toujours en uniforme à 70 ans C’est contrainte et forcée que Mi-suk, pendant la crise financière asiatique de 1997, s’est présentée pour un emploi chez Yakult, mais aujourd’hui, ce dernier lui apporte tant de satisfactions qu’elle encouragerait même sa fille à faire de même si celle-ci le souhaitait. En ces temps difficiles, son mari avait dû se mettre du jour au lendemain à travailler comme ouvrier manœuvre du


Employés de bureau au costume impeccable, personnes âgées isolées ou sans-abris sont autant de clients que Mi-suk traite sur un pied d’égalité, car elle se garde de tout jugement sur leur vie et se contente d’espérer être utile à tous. bâtiment, alors qu’il dirigeait jusque-là un atelier de typographie pour la publicité. Passionnée de lecture, Mi-suk avait quant à elle ouvert un magasin de location de livres pour compléter ses revenus et mieux subvenir ainsi aux besoins de sa famille, sans savoir que le budget familial consacré à la culture et aux loisirs est le premier à souffrir d’une crise économique. « J’aurais cent fois mieux fait de choisir ce travail dès le début, au lieu de la location de livres, mais je ne pouvais pas m’en douter à l’époque. » Elle n’allait pas tarder à mettre la clé sous la porte et à chercher un emploi. C’est en achetant des boissons pour ses enfants que le métier de vendeuse de Yakult l’a tentée, car il n’exigeait pas de mise de fonds importante pour se lancer, outre qu’il permettait d’être travailleuse indépendante, plutôt que salariée d’une entreprise. Une nouvelle « Madame Yakult » était née et sa manière positive d’agir en toute circonstance allait lui valoir le surnom de « reine de l’optimisme ».

1. En près de 50 ans d’activité, les « Madame Yakult » ont vu évoluer leur matériel de travail, qui est passé du gros sac en bandoulière à l’actuel chariot électrique, dit « Coco », en passant par un chariot manuel. La gamme de leurs produits s’est aussi considérablement élargie, mais s’il est une chose qui n’a pas changé chez Kang Mi-suk elle-même, c’est son amabilité.

2

2. Le circuit qu’elle effectue comporte un passage dans des ruelles étroites qu’il lui faut parcourir à pied, derrière les tours situées près de la gare de Séoul. Jour après jour, elle monte et descend ainsi cet escalier couleur arc-en-ciel.

« Autrefois, environ 10% de mes clients avaient du mal à me payer quand ils achetaient à crédit, mais ce chiffre est passé à 1 ou 2%. Les cartes de crédit donnent d’autres possibilités et les gens ont beaucoup plus de sens civique. En rencontrant de gentils jeunes gens, j’ai compris que l’avenir de notre pays était en fait très prometteur. Les sansabris et les personnes âgées seules m’ont fait prendre conscience que je devais me prendre en mains. J’ai décidé de préparer mes vieux jours afin de soulager mes enfants d’un fardeau. Si mon état de santé me le permet, j’ai l’intention de continuer à travailler comme je le fais jusqu’à 70 ans. Ensuite, je réaliserai ce que j’ai envie de faire, y compris de reprendre les études que j’ai arrêtées ». Si, au sein de ce quartier de Dongja, l’uniforme a protégé Mi-suk et le contact avec les gens l’a fait évoluer, la religion lui apporte aussi son aide ailleurs, car, le week-end venu, elle passe le plus clair de son temps à l’église. Elle a pour nom de baptême Bernadette, à l’instar de la sainte née en 1844 à qui apparut la Vierge Marie à Lourdes quand elle avait 16 ans et qui fut canonisée en 1933. Si Mi-suk n’a pas assisté à un tel miracle, peut-être son nom de baptême l’a-t-il incitée à rassurer par sa présence bienveillante les innombrables habitants de Dongja qu’elle a rencontrés pendant les 19 années qu’elle a passées dans ce quartier. Sous l’uniforme, elle me fait davantage l’impression de se consacrer à la recherche de la vérité que d’être une simple vendeuse de produits Yakult.

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 53


INGRÉDIENTS CULINAIRES

© TOPIC

AUBERGINE luisante au soleil de l'été Toujours associée aux plaisirs de l’été, l’aubergine, par sa saveur agréable, fait un peu oublier les pluies de la mousson, comme le dit un vieil adage, mais peut-être les Coréens se sentent-ils aussi mieux à même d’affronter les mois de canicule en consommant ce fruit à la peau violacée par les anthocyanes si bénéfiques pour la santé. Jeong Jae-hoon Pharmacien et rédacteur gastronomique

54 KOREANA Été 2018


L

e gastronome français Jean Anthelme Brillat-Savarin affirmait : « La cuisine est le plus ancien des arts » et cette assertion s’avère des plus justes si l’on pense que, par la diversité de ses ingrédients et par ses préparations, elle révèle son originalité et l’ancienneté de son histoire. Les produits dont elle fait usage ont donné lieu à des recettes d’autant plus variées qu’ils s’inscrivent dans une longue tradition. L’exemple de l’aubergine et de la tomate, qui appartiennent toutes deux à la famille des solanacées, en fournit une bonne illustration. Les feuilles et les fleurs de ces plantes ne sont pas comestibles en raison des alcaloïdes qu’elles contiennent et qui les protègent, tandis que leurs fruits sont propres à la consommation. La tomate étant considérée comme un fruit en Corée, ce qui n’est que rarement le cas ailleurs, elle ne sert guère de plat d’accompagnement, hormis sous forme de marinades, et se mange crue ou se boit en jus. Au contraire, l’aubergine y est rangée parmi les légumes, au même titre que le radis chinois, le chou chinois ou la courgette, et vient ainsi garnir le riz servi avec certains plats. Selon une recette parue dans le quotidien Dong-A Ilbo du 4 août 1931, une des façons d’accommoder l’aubergine consiste à la faire cuire à la vapeur ou sur un lit de riz, puis à la laisser refroidir dans l’eau avant de la déchiqueter à la main dans le sens de la longueur et de l’assaisonner avec du piment vert haché, de la sauce de soja, de l’huile de sésame et des graines de sésame grillées en mélangeant le tout. Une autre préparation emploie des aubergines que l’on a fait sécher en juillet ou en août pour les conserver jusqu’à la saison froide et il s’agit alors de les mettre à tremper dans l’eau pour les faire gonfler, l’assaisonnement venant s’y ajouter une fois l’eau extraite. Enfin, il est possible de la découper en bâtonnets que l’on fait rapi-

dement macérer dans l’eau salée et qui se consomment relevés de moutarde ou d’épices. Tout aussi appréciée crue que cuite L’aubergine est depuis fort longtemps prisée des Coréens, comme en témoignent leurs nombreuses manières de l’accommoder, notamment, pour n’en citer que quelques-unes, coupée en dés légèrement farinés, frits et assaisonnés ou en fines tranches recouvertes de bœuf haché, plongées dans des œufs battus et rissolées à l’huile pour confectionner une sorte de galette appelée jeon. Les Coréens découvrant d’autres cultures et voyageant toujours plus à l’étranger, ils s’essayent à la confection de spécialités d’autres pays telles que les yuxiang chinoises, nasu dengaku japonaises ou parmigiana di melanzane italiennes, où elles sont respectivement parfumées, agrémentées de miso et accompagnées de parmesan. Si tomates et aubergines, pourtant de la même famille, donnent lieu à des préparations aussi différentes, c’est en raison des circonstances dans lesquelles elles sont apparues en Corée. Originaire d’Amérique latine d’où elle fut introduite en Corée au début du XVIIe siècle, la tomate ne parvint pas à s’implanter d’emblée et ne fit son retour qu’au début du XXe siècle, ce qui ne lui a guère laissé le temps de se faire une place dans l’art culinaire du pays. Provenant de régions tropicales d’Asie, l’aubergine est arrivée bien avant elle sur la péninsule, à partir de l’Inde et en passant par la Chine. Elle est ainsi d’un emploi très ancien en Corée, comme en attestent certaines sources faisant état de sa culture sous le royaume de Silla, c’est-à-dire voilà plus d’un millénaire. C’est sous celui de Goryeo, qui lui succéda, qu’elle prit vraiment place sur les tables coréennes, comme l’indique ce

poème intitulé Gapo yugyeong, c’est-àdire le chant des six légumes de jardin, que composa Yi Gyu-bo (1168-1241) à la gloire des saveurs et vertus de cette plante :

Avec ses reflets rouges sur fond violet, comment serait-elle jugée vieille ? Rien n’égale l’aubergine par ses fleurs et ses fruits. Ces fruits, surgis en abondance des sillons, Comme ils sont délicieux aussi bien cuits que crus !

D’aucuns pourraient s’étonner qu’elle se mange crue, mais c’est le cas en Corée où elle peut servir à confectionner le plat dit kimchi ou être conservée dans du concentré de soja. En Thaïlande, une variété verte et ronde qui ressemble à une balle de golf se consomme aussi telle quelle, sans autre préparation que la sauce qui l’accompagne. Si l’alcaloïde toxique dénommé solanine y est présent, comme dans les autres plantes de la famille des solanacées, c’est avec une teneur si faible qu’elle le rend totalement inoffensif… à moins d’absorber d’affilée trente ou quarante de ces légumes ! Il faut aussi savoir que l’aubergine contient de la nicotine, qui est également caractéristique de l’ensemble de cette même famille et que la cuisson ne fait pas disparaître, mais elle ne s’avère pas nocive de par sa quantité très réduite, qui équivaut à une cigarette pour dix kilogrammes de ce légume. En outre, le foie neutralise cette substance toxique dès qu’elle est ingérée, préalablement à son évacuation. L’aubergine sauvage, quant à elle, renferme une substance amère qui assure la défense de la plante contre les envahisseurs, mais présente une toxicité pour l’homme, ce qui lui valut d’être appelée

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 55


dans l’Antiquité romaine mala insana, c’est-à-dire « pomme folle », d’où provient le vocable italien melanzana. À la lecture d’un manuscrit bédouin du XIe siècle selon lequel, en particulier : « Sa couleur est pareille à celle du ventre du scorpion et son goût, à celui de son aiguillon venimeux », il semble que l’aubergine ait été réputée pour son amertume des siècles durant, après la chute de l’empire romain. Des formes, tailles et couleurs variées L’aubergine que nous connaissons aujourd’hui n’a plus grand-chose à voir avec cette « pomme folle » des temps anciens, car les variétés cultivées par l’homme s’en sont différenciées par leur aspect au fur et à mesure de l’amélioration des espèces et de la domestication des plantes. Les cultivars existant à l’heure actuelle vont de l’aubergine pois minuscule, comme son nom l’indique, à l’aubergine japonaise, dont le fruit a une

longueur de 40 centimètres, en passant par la « black enorma », qui peut peser jusqu’à 650 grammes, ainsi que par des variétés vertes, blanches et violettes, voire à rayures. L’une d’elles, produite en grande quantité aux États-Unis, est de couleur blanche et ovoïde, d’où son nom anglais d’« eggplant », c’est-à-dire la « plante à œufs ». L’amertume de l’aubergine pouvant déplaire, différents moyens de l’atténuer ont été préconisés au cours du temps et les premiers traités culinaires recommandaient déjà de la saupoudrer de gros sel, puis d’attendre une demi-heure à une heure. Toutefois, si le sel permet effectivement de faire dégorger la chair, il ne suffit pas à la débarrasser de son goût amer, le recours continuel à ce procédé démontrant que, par son goût qui relève celui de l’aubergine, le sel exerce tout de même une certaine action sur son amertume. Son emploi ne s’impose plus sur les variétés moins amères d’aujourd’hui, mais peut s’avérer utile pour d’autres raisons.

Provenant de régions tropicales d’Asie, l’aubergine a été introduite bien avant la tomate en Corée, à partir de l’Inde et en passant par la Chine. Elle est donc d’un emploi très ancien sur la péninsule, comme en attestent certaines sources faisant état de sa culture sous le royaume de Silla, c’est-à-dire voilà plus d’un millénaire.

© TOPIC

1

56 KOREANA Été 2018


© gettyimagesKOREA

© TOPIC

2

1. Dans la cuisine familiale, la manière la plus courante d’accommoder l’aubergine consiste à la faire cuire brièvement à la vapeur avant de la déchiqueter dans le sens de la longueur, puis à l’assaisonner avec un mélange de sauce de soja, de vinaigre, de ciboule hachée, d’huile de sésame et de graines de sésame grillées. 2, 3. L’aubergine se prête aussi à des préparations plus raffinées que l’on sert à ses invités ou dans d’autres occasions. Selon le cas, on la découpera soit en tranches épaisses que l’on fera rissoler dans l’huile (à gauche), soit en tranches épaisses que l’on recouvrira de bœuf haché assaisonné et que l’on repliera, avant d’enduire le tout d’oeuf battu et de le faire rissoler dans l’huile pour confectionner une sorte de galette appelée jeon.

L’ingrédient de mille et un plats La chair d’aubergine possède une consistance spongieuse qui lui confère une texture en bouche et un goût sucré spécifiques, mais frite ou sautée, elle absorbe une grande quantité d’huile et ramollit, ce que permet d’éviter l’emploi préalable de sel en éliminant l’eau, puis en comblant les pores laissés vides. Dans la cuisine turque ou chinoise de style Sichuan, ce procédé permet de relever la saveur du légume en l’imprégnant du parfum de l’huile. En Asie du Sud-Est, les préparations visent au contraire à mettre en valeur l’amertume de l’aubergine pour la rendre plus goûteuse, à l’instar de la recette du curry vert thaïlandais à base d’aubergine pois très amère. Ailleurs, l’aubergine ne tient pas toujours lieu de plat de résistance, car elle sert aussi à la confection de desserts. Un dicton du Moyen-Orient déclare

3

ainsi qu’« Une femme n’est pas prête à se marier avant de connaître mille façons de cuisiner les aubergines », démontrant ainsi la multiplicité des préparations qui en font usage et amenant à se demander s’il existe : « un légume aussi tentant et appétissant que l’aubergine violette qui luit sous le soleil brûlant ». Sa peau tient sa couleur mêlant le violet au rouge et au bleu d’une profusion d’anthocyanes anti-oxydants, ces pigments qui produisent de mystérieux reflets bleus évocateurs d’une peinture et sont particulièrement présents dans ce légume, puisque c’est à raison de 700 milligrammes pour 100 grammes, ce qui leur permet d’assurer une protection contre les rayons ultraviolets. Afin de tirer le meilleur parti des vertus de ce précieux aliment, on ne saurait trop conseiller de le faire cuire avec la peau, bien que le taux d’assimilation des anthocyanes par l’organisme ne soit pas connu avec certitude.

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 57


MODE DE VIE

Les simulateurs de sport ont la cote 58 KOREANA Été 2018


L’Institut national des sciences et technologies d’Ulsan est doté d’une salle de sport très appréciée des étudiants comme des professeurs pour ses installations ultramodernes, dont un simulateur de golf.

En 1998, la victoire de Pak Se-ri à l’US Open féminin a fait d’elle la plus jeune golfeuse à remporter ce tournoi, puisqu’elle n’avait que 20 ans, mais a aussi suscité un véritable engouement pour ce sport en Corée. Quelques années plus tard, les technologies de l’information ont fait irruption dans ce domaine sous forme de simulateurs qui représentent aujourd’hui un chiffre d’affaires d’un milliard de wons et se sont implantés dans une vingtaine d’autres disciplines en vue de leur pratique virtuelle. Kim Dong-hwan Journaliste au Segye Ilbo

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 59


I

Des facteurs d’ordre socioculturel La vogue du sport sur simulateur intervient dans un certain contexte caractérisé en même temps par un haut niveau sportif en termes de médailles olympiques remportées par habitant et par une pénurie d’infrastructures qui ne permet que rarement de pratiquer un véritable sport. En milieu urbain, la densité de population laisse peu de place à l’aménagement de terrains, ceux de baseball et de football étant presque toujours sous-dimensionnés. C’est à cette carence que viennent remédier les simulateurs de sport en recourant aux TIC et jeux vidéo qui font la renommée mondiale de la Corée. De tels dispositifs ne sont bien sûr pas adaptés à la situation de pays dotés d’infrastructures permettant une pratique économique des sports de plein air. En

60 KOREANA Été 2018

effet, pourquoi recourir à un simulateur de golf lorsque l’inscription à un club est relativement simple et abordable ? Des problèmes technologiques désormais résolus En Corée, le golf en salle a fait son apparition au début du nouveau millénaire et rares étaient alors ceux qui auraient parié sur son succès. Un parcours de golf standard à 18 trous occupant en général cent hectares, les 10 m2 des salles équipées de simulateurs paraissaient inconcevables aux adeptes de ce sport. Sur le plan technique, les nouveaux dispositifs ont suscité bien des critiques chez les amateurs et les professionnels, notamment quant à la possibilité de reproduire chaque coup avec exactitude et à la capacité de détection des moindres ondulations du terrain. Si les inévitables difficultés techniques des débuts n’ont fait que conforter leurs doutes, elles ont pour la plupart été résolues au cours des dix dernières années et nombre d’utilisateurs s’accordent à penser que les simulateurs sont à 90 % fidèles à une véritable pratique du golf. Les points qui restent à améliorer comportent notamment la sensation tactile perçue quand le divot est soulevé par l’impact du club sous la balle, mais nombreux sont ceux qui ont bon espoir de voir bientôt la réalité virtuelle dépasser ce type de limites. Les simulateurs actuels offrent une résolution d’image telle qu’ils donnent à l’utilisateur l’impression de se trouver sur le green et les nouveaux logiciels qui ne cessent d’apparaître reproduisent toujours mieux l’impact ressenti en frappant une balle. Le recours à l’intelligence artificielle en vue d’un dialogue avec des robots ouvre d’autant plus de perspectives dans ce domaine. Selon le ministère des Sciences, des TIC et de la Planification, les salles de

© legendheroes

l y a encore peu, pour clore leur journée de travail, les Coréens se rendaient souvent au restaurant entre collègues puis, après un bref passage au karaoké, ils allaient boire bière ou soju dans un bar. Pour les nouvelles générations, l’alcool est au contraire à consommer avec modération, l’exigence de pratiques saines et raisonnables primant dans tous les loisirs. Ces nouvelles façons de se distraire expliquent le succès grandissant des simulateurs de sport qui font appel à la réalité virtuelle. Les installations qui en sont pourvues tiennent à la fois de la salle de jeux vidéo et du karaoké des années 1990 par leur grand écran, mais la comparaison s’arrête là pour ce qui est de leur exploitation. Comme dans les parcs de loisirs, leurs tarifs ne sont pas forfaitaires, mais fonction des activités pratiquées, et on peut y consommer quelques plats simples et des boissons. Pour le personnel des entreprises et les jeunes dans leur ensemble, elles fournissent donc une forme de loisir assez économique.

1

1. Les Coréens voient aujourd’hui se multiplier les clubs de sport virtuel qui leur permettent de pratiquer la discipline de leur choix en un même lieu, dont le golf et le baseball qui ont la faveur du public. 2. Tous les clubs de sport virtuel se reproduisent à l’identique, avec leur grand écran trônant dans la salle face aux simulateurs.

golf virtuel ont réalisé en 2015 près de 10 % des 11 000 milliards de wons du chiffre d’affaires de l’industrie coréenne du golf, soit 1 000 milliards de wons. Quant à leur fréquentation, qui a dépassé 1,5 million de personnes durant cette même année, elle s’est avérée supérieure à celle des terrains de golf classiques. Un tel afflux de joueurs désireux de découvrir cette réalité virtuelle s’explique avant tout par des raisons économiques. Ceux qui tiennent à pratiquer leur sport en plein air doivent réserver le parcours de chaque partie à disputer avec trois autres personnes et, les places manquant sur le green quand vient le weekend, à moins d’éventuelles défections, il leur faut souvent acquitter un supplément pour réserver une partie. S’ils y parviennent, ils devront effectuer de longs trajets jusqu’à des terrains situés à une heure de Séoul en moyenne et pro-


2

De par leur facilité d’accès et leurs possibilités multiples, les simulateurs de sport répondent aux besoins des jeunes et moins jeunes des deux sexes, outre qu’ils leur permettent de jouer sans se soucier du temps qu’il fait.

posant des tarifs très élevés. Le golf en salle, aujourd’hui disponible dans toutes les villes coréennes, permet à ses adeptes de jouer pour un prix dix fois inférieur à celui du golf classique, tout en leur évitant fatigue et perte de temps causées par les déplacements. Enfin, il présente l’avantage de pouvoir se pratiquer seul et de n’exiger ni préparatifs ni équipements. Pratique et abordable L’enthousiasme qui s’est rapidement manifesté pour les simulateurs de golf a gagné d’autres disciplines sportives et les spécialistes du secteur avancent un chiffre d’affaires prévisionnel de 5 000 milliards de wons pour 2018. D’ores et déjà, le ministère de la Culture, des Sports et du Tourisme voit dans cette alliance du sport et de l’informatique un domaine d’avenir auquel il entend

apporter un soutien financier. Nul doute que les simulateurs de sport doivent en grande partie leur réussite à une large gamme de fonctionnalités aptes à fidéliser leurs utilisateurs et à en attirer toujours plus. Il en existe aujourd’hui pour plus de vingt sports différents parmi lesquels figurent le tennis, l’équitation, le tir, le bowling, la pêche, le billard et l’escalade, golf et baseball restant les plus prisés. Le curling est venu s’y ajouter dernièrement, suite à la victoire inespérée qui a valu une médaille d’argent à l’équipe féminine coréenne lors des Jeux olympiques d’hiver de PyeongChang. Alors que les hommes étaient jusqu’ici beaucoup plus nombreux que les femmes à opter pour les simulateurs de sport, ceux-ci, par leur facilité d’accès et leurs possibilités multiples, répondent aujourd’hui aux besoins des jeunes et

moins jeunes des deux sexes, outre qu’ils leur permettent de jouer sans se soucier du temps qu’il fait. Cette pratique simplifie considérablement l’apprentissage d’un sport, un débutant pouvant ainsi s’essayer au billard virtuel sans connaître les règles et techniques propres à ce jeu grâce à l’appareil photo-projecteur et au capteur qui détectent l’emplacement des boules sur la table, ainsi qu’au dispositif d’intelligence artificielle qui analyse les déplacements de la boule blanche. Dès lors, néophytes ou amateurs avertis n’ont plus qu’à sélectionner leur type de partie favori pour pouvoir jouer. Si l’évolution de ce secteur est difficilement prévisible, son essor actuel en Corée correspond indéniablement à une volonté de s’adonner au sport de son choix sans trop y consacrer de temps et d’argent.

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 61


APERÇU DE LA LITTÉRATURE CORÉENNE

CRITIQUE

Condamné par un mal incurable À la lumière de sa vision tragique du monde, Kang Young-sook n’a de cesse d’exposer les peines et angoisses cachées de l’existence par le biais de ses personnages de nouvelles aux vies brisées qu’elle dépeint de son écriture au ton apparemment désinvolte, mais imprégnée d’un profond sens de l’observation.

V

Choi Jae-bong Journaliste au Hankyoreh

oilà vingt ans, Kang Young-sook remportait le concours littéraire annuel du quotidien Seoul Shinmun qui allait lancer sa carrière jalonnée à ce jour par cinq recueils de nouvelles et trois romans, ce qui constitue un rythme de production moyen en Corée. Ces cinq œuvres présentent de telles différences entre elles qu’on les croirait dues à plusieurs auteurs. La principale d’entre elles, qui est le roman Rina paru en 2006, se centre sur le personnage éponyme d’une jeune réfugiée nord-coréenne de seize ans. Lorsque celle-ci a affronté les épreuves qui attendent la plupart de ses compatriotes en pareil cas, elle les a traversées courageusement et n’a pas hésité à faire des choix radicalement différents des leurs. Alors qu’elle avait tout d’abord le projet de fuir en passant par un pays dit « P », elle y a renoncé au dernier moment et a décidé de parcourir celui « des nomades », que l’on suppose être la Mongolie. Après ce passage d’une première frontière, les années ont passé et la jeune femme a continué de mener cette existence itinérante qui l’a conduite à en franchir d’autres encore et à faire d’innombrables découvertes qui l’ont mûrie dans ses conceptions sur la vie. Si la tonalité d’ensemble de l’oeuvre est sombre et douloureuse, la manière dont son personnage voit le monde se reflète dans un style léger et optimiste. Quant aux deux autres romans de l’auteur, Writing Club et La fille triste-gaie des Teletubbies, ils évoquent avec une certaine légèreté, d’une part, la relation fusionnelle d’une mère célibataire et de sa fille prenant conscience de la valeur et de la signification de l’écriture, et, d’autre part, l’amour qui naît entre une jeune fille de 17 ans et un homme proche de la quarantaine. Les trois œuvres ci-dessus, tout comme les nouvelles

62 KOREANA Été 2018

des cinq recueils de l’auteur, n’en demeurent pas moins très différentes les unes des autres. Dans ces nouvelles, s’exprime avant tout une manière de voir empreinte de pessimisme et de nihilisme qui se manifeste très nettement dès le premier recueil, Ébranlé, paru en 2002. Presque sans exception, les personnages de ses onze textes se lamentent sur leurs souffrances et évoluent dans les ténèbres d’un monde sans issue, la seule expression d’une certaine chaleur humaine émanant de blessés qui tentent de s’apporter un réconfort mutuel. Ce ton général se retrouvera dans les trois recueils suivants, qui ont pour titre Chaque jour est une fête (2004), Le noir dans le rouge (2009) et La nuit de l’haltère (2011). Intempéries, paysages ravagés, hommes et bêtes dépourvus de toute énergie, catastrophes naturelles faisant se succéder sécheresse, inondations et tsunamis, épidémies, meurtres et accidents sont autant de fléaux qui font perdre le goût de la vie. Dans la nouvelle Le bus touristique des zones sinistrées figurant dans le quatrième recueil éponyme, la phrase suivante suffit à décrire un paysage infernal évocateur de la « société du risque » définie par le sociologue allemand Ulrich Beck : « Morceaux de verre brisé, gouttes de sang sur des sols en béton, baskets blanches, peau qui picote comme si on y avait mis du sel, vaches agonisant avec des soubresauts, hauts miroirs aux reflets de dos cancéreux ou de mourants brûlés, gémissements de femmes, pluies acides et mon corps sur le point de s’atomiser en tous sens. » Les lecteurs bien informés sur la Corée d’alors feront immédiatement le lien avec les populations expulsées de leurs lieux de vie, les manifestants victimes de la violente répres-


sion policière ou les milliers de bovins infectés par la fièvre aphteuse et enterrés vivants, sans parler des catastrophes naturelles, accidents et épidémies qu’a connus le pays. Lors de l’entretien qu’elle m’a accordé après la parution de son premier recueil de nouvelles, Kang Young-sook affirmait : « J’ai voulu me servir de la fiction pour parler des maux de la société. D’une certaine manière, l’écriture fictionnelle ne revient-elle pas à un travail d’archivage ? », non sans déplorer : « Prises dans leur ensemble, ces nouvelles, semblent avoir une teneur beaucoup plus limitée, voire fuir la réalité. » Par la suite, l’auteur allait cependant persévérer dans la même voie et se montrer tout aussi critique sur le fruit de son travail. Cette démarche est à mettre en parallèle avec le style ambigu et fragmenté d’une écriture qui préfère l’ellipse et la périphrase audacieuse à un développement intégral de l’intrigue. Quant à la nouvelle Incurable dont il est ici question, elle a paru en 2016 au sein d’un cinquième recueil intitulé La littérature grise. Dès sa première phrase, elle dépeint un personnage menant une existence monotone, mais bien organisée : « La vie de Jin-uk semblait ne laissait quasiment aucune place aux mauvaises surprises. » Cependant, une histoire doit forcément naître d’un événement et celui-ci intéressera d’autant plus qu’il est malheureux. Les oeuvres de Kang Young-sook en sont une bonne illustration par le pessimisme et le nihilisme qui les caractérisent. En l’espèce, la mauvaise surprise survient en la personne de Su-yeon, qui fait irruption dans la vie de ce banquier Jin-uk qui « s’activait toujours avec entrain et était cité en exemple », « était plein d’assurance et satisfait à l’idée de n’avoir pas de problèmes ». Pour ce qui est de savoir si Su-yeon « a envahi » la vie de Jin-uk à son insu, rien n’est moins certain, car l’homme a fait tout son possible pour l’y faire entrer. Ne disposant ni de revenus réguliers ni d’économies, la jeune femme se trouvait dans une délicate situation d’insolvabilité dont Jinuk semble l’avoir en partie tirée. S’il l’a évidemment fait par amour, l’ambiguïté qu’entretient l’auteur dans cette nouvelle,

comme par ailleurs, ne permet d’avoir aucune certitude sur ce qui s’est passé entre eux. Ainsi, Su-yeon se dit en son for intérieur : « puisque tu as découvert tous mes méfaits, il vaut mieux que tu disparaisses » et le lecteur en est réduit à faire de vagues suppositions sur ce qui s’est passé entre eux. Si le système de narration fait tour à tour appel à la voix de Jin-uk et de Su-yeon, c’est par un ami du banquier que le lecteur découvre que celui-ci a la quarantaine et vient de prendre sa retraite anticipée. Rien n’est dit de ce qui se passe avant ou après, mais le lecteur subodore que Jin-uk a proposé son aide à Su-yeon. Ainsi, l’amour qu’éprouve le premier pour la seconde le conduit à sa perte, tandis qu’elle-même a l’espoir qu’il meure, ce qui est une curieuse façon d’aimer ! Com m e le dém ontr e le fait que Su-yeon a entrepris de se procurer du poison dans l’éventualité où les paroles prononcées iraient trop loin, la relation s’avère tout aussi difficile et destructrice pour elle. En attendant dans la rue, elle entend des ouvriers du bâtiment parler de leurs soucis d’argent, ce qui la renvoie bien sûr à ses préoccupations. L’explosion qui s’ensuit et © Shin Na-ra les cris qu’elle provoque présagent d’une catastrophe imminente. Pour sa part, Jin-uk y est confronté lorsqu’il se fait lire les lignes de la main. Le récit débute en effet par la scène d’une soirée où il pose des questions sur son avenir et s’entend répondre : « Pourquoi je ne vois rien ? Il n’y a rien ». La chiromancienne dit « ne pas voir d’avenir » et affirme que les lignes de la main « sont les traces de choses qui sont arrivées à la famille, ou à des amis, et ne concernent en rien le principal intéressé », ce qui, d’une certaine manière, n’est pas faux, puisqu’en s’éprenant de la jeune femme et en faisant siens ses problèmes, il s’achemine vers sa propre déchéance. Le titre Incurable, qui paraissait au départ mystérieux se charge dès lors d’un certain sens, dans la mesure où les lignes de la main de Jin-uk symbolisent une fatalité à laquelle il est voué, tel un malade condamné par un mal sans guérison possible, selon la perspective foncièrement pessimiste de l’auteur.

« J’ai voulu me servir de la fiction pour parler des maux de la société. D’une certaine manière, l’écriture fictionnelle ne revient-elle pas à un travail d’archivage ? »

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 63


Abonnement à Koreana /Achat de numéros

Comment s’abonner Tarif d’abonnement, surtaxe aérienne comprise

Remplissez le formulaire d’abonnement en ligne (koreana@kf.or.kr>Abonnement) et cliquez sur la touche « Envoi ». Vous recevrez par e-mail une facture comportant des informations sur le paiement.

Adresse postale

Abonnement (surtaxe aérienne comprise)

Anciens numéros* (prix unitaire)

Corée

1 an

25 000 won

6 000 won

2 ans

50 000 won

3 ans

75 000 won

1 an

45$US

2 ans

81$US

3 ans

108$US

1 an

50$US

2 ans

90$US

Asie de l’Est

1

Asie du Sud-Est

2

3 ans

120$US

Europe et Amérique

1 an

55$US

du Nord

2 ans

99$US

3 ans

132$US

1 an

60$US

2 ans

108$US

3 ans

144$US

3

Afrique et Amérique du Sud 4

9$US

* Anciens numéros disponibles avec surtaxe aérienne 1 Asie de l’Est (Chine, Hongkong, Japon, Macao, Taïwan) 2 Asie du Sud-Est (Brunei, Cambodge, Indonésie, Laos, Malaisie, Myanmar, Philippines, Thaïlande, Timor Oriental, Singapour et Vietnam) et Mongolie 3 Europe (dont Russie et CEI), Moyen-Orient, Amérique du Nord, Océanie et Asie du Sud (Afghanistan, Bangladesh, Bhoutan, Inde, Maldives, Népal, Pakistan et Sri Lanka) 4 Afrique, Amérique latine et du Sud (dont Antilles) et îles du Pacifique Sud

Figurez sur notre liste de diffusion

Soyez les premiers à savoir quand sortira notre prochain numéro. Inscrivez-vous pour recevoir les e-mails d’information du webzine Koreana en nous envoyant vos nom et adresse e-mail à koreana@kf.or.kr.

Réactions des lecteurs

Vos opinions nous aident à améliorer la qualité de Koreana. Faites-nous part de vos commentaires et suggestions par e-mail à koreana@kf.or.kr.

80 KOREANA Été 2018

* Outre la version webzine de Koreana, il existe aussi une version en livre électronique utilisable sur Apple iBooks, Google Books et Amazon.


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.