Koreana autumn 2017 (french)

Page 1

AUTOMNE 2017

ARTS ET CULTURE DE CORÉE

RUBRIQUE SPÉCIALE

CUISINES CORÉENNES

CUISINES CORÉENNES

du fourneau en argile à la réalité virtuelle Les cuisines d’autrefois, métaphores de la vie des femmes ; Cuisines anciennes de Corée, de Chine et du Japon ; Cette cuisine où il y a toujours « quelque chose » sur le feu ; Le souvenir ému des cuisines à l’ancienne d’une haenyeo de Jeju ; Petite visite de la cuisine du futur

Qu’est-ce qui se mijote ?

VOL. 18 N° 3

ISSN 1225-9101 ARTS ET CULTURE DE CORÉE 43


IMAGE DE CORÉE

TRADITIONS ANCESTRALES DE L’AUTOMNE Kim Hwa-young Critique littéraire et membre de l’Académie coréenne des arts


L

© Joongbooilbo

a fête des récoltes de Chuseok, dont le nom désigne ce « soir d’automne » où la pleine lune monte au-dessus des collines, figure parmi les principales célébrations traditionnelles coréennes. Chaque année, elle donne lieu aux embouteillages monstres des grands départs vers les villes et villages de province où se rendent les Coréens pour rendre grâces à leurs parents ou aïeuls disparus et nettoyer leur tombe lors d’une cérémonie dite seongmyo. Ce rituel immuable, qui sacralise la sépulture où reposent l’âme et la dépouille des défunts, se perpétue depuis des temps anciens à cette occasion, ainsi qu’à celle de Hansik, c’est-à-dire « des aliments froids », marquant le début du printemps. En Corée, les tombes familiales sont le plus souvent aménagées aux versants des collines, sur des terrains non boisés où les cercueils sont enterrés à une grande profondeur et surmontés d’un tumulus gazonné pour prévenir l’érosion. En raison de cet emplacement particulier, elles exigent un entretien régulier au fil des saisons, comme pour Hansik, qui permet leur réfection après les rigueurs de l’hiver, notamment en renouvelant l’herbe dont elles sont recouvertes. Puis, quand arrivent la fin août et cheoso, qui est la quatorzième des vingt-quatre divisions saisonnières de l’année, le gazon cessant de pousser avec la baisse des températures estivales, le moment est venu de tondre, enlever les mauvaises herbes et nettoyer les abords. Il convient bien sûr de s’acquitter avant Chuseok de l’ensemble de ces tâches, que désigne le vocable beolcho, afin que la tombe soit présentable pour la fête de Chuseok et ses cérémonies familiales hautement importantes, puisqu’elles consistent à honorer les ancêtres par l’offrande de prémices représentant le fruit de toute une année de dur labeur. De nos jours, nombreux sont ceux qui n’accomplissent pas eux-mêmes ces rites et confient la sépulture aux bons soins de gardiens pour pouvoir partir en vacances en toute tranquillité. La multiplication des incinérations et inhumations dans une tombe ou en fosse commune fait prospérer les entreprises de pompes funèbres. Cette lettre mise en ligne par une femme mariée témoigne de la manière dont les citadins d’aujourd’hui perçoivent la perte de leurs racines et s’efforcent malgré tout de se rattacher au passé : « Voilà six ans, disparaissait mon beau-père. Alors qu’il avait exprimé la volonté d’être enterré au village, ses enfants se sont dit qu’il leur serait plus tard difficile de se rendre sur sa tombe, puisqu’ils habitent en ville, et ils se sont mis en quête d’un terrain convenable en banlieue. Depuis ce décès, nous n’allons donc presque jamais à ce village où est pourtant né mon mari et, quand il nous arrive de le faire, nous nous sentons étrangers à ce lieu auquel plus rien ne nous lie. Comme un cerf-volant au fil coupé qui s’égare dans l’immensité du ciel, nous avons perdu notre ancrage dans le passé. Une fois l’an, l’entretien des tombes nous donne quand même la possibilité de retourner au pays avec la famille de mon beau-frère, car nous tenons à nous en occuper dès que nous sommes moins pris. Demain, nous partirons de bonne heure en emportant l’eau et la pastèque que j’ai déjà préparées pour que nous les mangions en travaillant. Il ne me manquera plus qu’à faire le café quand je me lèverai ».


Lettre de la rédactrice en chef

ÉDITEUR

L’ambition d’une audience toujours accrue

DIRECTEUR DE

La revue Koreana a vu le jour à l’automne 1987, ce qui la situe avant la tenue des Jeux asiatiques de 1986 à Séoul et après les Jeux Olympiques qu’allait aussi accueillir la capitale en 1988, mais surtout à une époque où l’idée de mondialisation ne s’était pas encore imposée au pays, pas plus que la culture populaire coréenne dite hallyu, à l’étranger. Éditée exclusivement en langue anglaise à ses débuts, elle avait vocation à présenter l’art et la culture coréens de façon exhaustive à l’intention d’un public majoritairement composé d’universitaires et du personnel des missions diplomatiques étrangères, mais au cours de ses trente années d’existence, son audience n’a cessé de s’étendre et de se diversifier grâce à sa traduction en onze langues différentes, gage d’une plus large diffusion. De par son ampleur, celle-ci a confronté l’équipe éditoriale à d’innombrables défis, puisqu’il lui faut en permanence rechercher des thèmes propres à intéresser des lecteurs de pays et milieux très divers, rédiger autant d’articles en conséquence et les rassembler au sein du numéro correspondant à chaque saison. Si la tâche est ardue, elle s’est à chaque fois avérée exaltante et source de satisfaction, tandis que la teneur toujours plus riche des contenus ouvrait de nouveaux horizons à la publication. Intitulée « Cuisines coréennes : du fourneau en argile à la réalité virtuelle », la rubrique spéciale du présent numéro fournit une bonne illustration de cette démarche éclectique, puisque le sujet en question y est abordé tantôt d’un point de vue scientifique, tantôt à travers la sensibilité lyrique d’un poète, mais de manière tout aussi attrayante, pour parvenir à la conclusion que les cuisines de demain, ces lieux multifonctionnels de haute technologie, seront en fin de compte propices à plus de convivialité familiale, ce dont on ne pourra que se réjouir.

RÉDACTRICE EN CHEF Choi Jung-wha

Choi Jung-wha Rédactrice en chef

LA RÉDACTION RÉVISEUR

Lee Sihyung Yoon Keum-jin Suzanne Salinas

COMITÉ DE RÉDACTION

Bae Bien-u

Charles La Shure

Choi Young-in

Han Kyung-koo

Kim Hwa-young

Kim Young-na

Koh Mi-seok

Song Hye-jin

Song Young-man

Werner Sasse

TRADUCTION

Kim Jeong-yeon

DIRECTEUR PHOTOGRAPHIQUE

Kim Sam

RÉDACTEURS EN CHEF ADJOINTS

Ji Geun-hwa

Park Do-geun, Noh Yoon-young

DIRECTEUR ARTISTIQUE

Kim Do-yoon

DESIGNERS

Kim Eun-hye, Kim Nam-hyung,

Yeob Lan-kyeong

CONCEPTION ET MISE EN PAGE

Kim’s Communication Associates

44 Yanghwa-ro 7-gil, Mapo-gu

Seoul 04035, Korea

www.gegd.co.kr

Tel: 82-2-335-4741

Fax: 82-2-335-4743

ABONNEMENTS ET CORRESPONDANCE Prix au numéro en Corée : 6 000 wons Autres pays : 9 $US AUTRES RÉGIONS, Y COMPRIS LA CORÉE Voir les tarifs d’abonnement spéciaux à la page 84 de ce numéro. FONDATION DE CORÉE West Tower 19F Mirae Asset CENTER1 Bldg. 26 Euljiro 5-gil, Jung-gu, Seoul 04539, Korea

ARTS ET CULTURE DE CORÉE Automne 2017

Tel: 82-2-2151-6546 Fax: 82-2-2151-6592 IMPRIMÉ EN AUTOMNE 2017 Samsung Moonwha Printing Co. 10 Achasan-ro 11-gil, Seongdong-gu, Seoul 04796, Korea Tel: 82-2-468-0361/5

Publication trimestrielle de la Fondation de Corée 2558 Nambusunhwan-ro, Seocho-gu Séoul 06750, Corée du Sud http://www.koreana.or.kr

© Fondation de Corée 2017 Tous droits réservés.Toute reproduction intégrale ou partielle, faite par quelque procédé que ce soit sans le consentement de la Fondation de Corée, est illicite. Les opinions exprimées sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement celles de la rédaction de Koreana ou de la Fondation de Corée. Koreana, revue trimestrielle enregistrée auprès du ministère de la Culture et du

Le placard de maman (2017)

Kang Ji-hye Huile et couleurs sur papier de mûrier, 130 × 97 cm.

Tourisme (Autorisation n°Ba-1033 du 8 août 1987), est aussi publiée en chinois, anglais, espagnol, arabe, russe, japonais, allemand et indonésien.


RUBRIQUE SPÉCIALE

Cuisines coréennes : du fourneau en argile à la réalité virtuelle

04

RUBRIQUE SPÉCIALE 1

18

RUBRIQUE SPÉCIALE 3

Les cuisines d’autrefois, métaphores de la vie des femmes

Cette cuisine où il y a toujours « quelque chose » sur le feu

Hahm Han-hee

Lee Chang-guy

12

24

RUBRIQUE SPÉCIALE 2

Cuisines anciennes de Corée, de Chine et du Japon Kim Kwang-on

36

DOSSIERS

Seoullo 7017 : un pont suspendu en pleine ville Han Eun-ju

42

HISTOIRES DES DEUX CORÉES

Quand le bénévolat prépare à se réunifier Kim Hak-soon

46 ESCAPADE Lectures poétiques sur les rives d’un lac Gwak Jae-gu

54

Un développeur informatique heureux Yi Ji-young

RUBRIQUE SPÉCIALE 5

Petite visite de la cuisine du futur Kim Jee-hyun

RUBRIQUE SPÉCIALE 4

Le souvenir ému des cuisines à l’ancienne d’une haenyeo de Jeju Heo Young-sun

58

LIVRES ET CD

64

MODE DE VIE

The Things You Can See Only When You Slow Down (Ce que l’on ne peut voir qu’en ralentissant)

La colocation comme partage aux intérêts bien compris

Les conseils apaisants d’un moine bouddhiste

68

Haenyeo: Women Divers of Korea (Les haenyeo , plongeuses sous-marines coréennes) Quand une photographe plonge pour zoomer sur les haenyeo de Jeju Charles La Shure

60

INGRÉDIENTS CULINAIRES

Du kimchi sans baechu ? Park Tae-kyun

UN JOUR COMME LES AUTRES

30

Kim Dong-hwan

APERÇU DE LA LITTÉRATURE CORÉENNE

Un amour éphémère, mais une longue histoire Choi Jae-bong

Mi en avril, sol en juillet Kim Yeon-su


RUBRIQUE SPÉCIALE 1 Cuisines coréennes : du fourneau en argile à la réalité virtuelle

Les

CUISINES D’AUTREFOIS,

métaphores de la vie des femmes

Située à Naju, une ville de la province du Jeolla du Sud, la maison de Park Gyeong-jung est une construction de la fin du XIXe siècle très caractéristique de l’habitat coréen traditionnel. Elle est notamment remarquable par sa vaste cuisine aux extraordinaires poutres en bois et aux murs couverts de suie qui accusent le passage du temps. Par-delà les charmes de son architecture, une observation sous l’éclairage de la sociologie du genre révèle certains aspects de la vie d’autrefois. Hahm Han-hee Professeur d’archéologie et d’anthropologie culturelle à l’Université nationale de Chonbuk Ahn Hong-beom Photographe

4 KOREANA Automne 2017


Kang Jeong-suk, belle-fille aînée de la famille Park, sert la soupe dans la cuisine à l’ancienne de la maison de son mari Gyeong-jung. Celleci se situe à Naju, une ville de la province du Jollea du Sud. Comme dans toutes les pièces traditionnelles de ce type où le fourneau sert en même temps à cuisiner et à chauffer, celui-ci doit être placé à une plus grande hauteur que les tuyaux qui conduisent l’air chaud sous le plancher des chambres adjacentes. Des tranchées ont donc été creusées dans ces dernières pour obtenir ce dénivelé. Au premier plan de la chambre, est visible la chaufferette où brûlait le charbon de bois issu du fourneau.

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 5


V

ues du dehors, les maisons coréennes d’autrefois dégagent une impression d’élégance et de dignité. Qu’il s’agisse d’orgueilleuses demeures à toit de tuiles ou d’humbles chaumières, elles possèdent toujours une grâce et un charme particuliers. S’il ne reste plus rien des habitations les plus modestes, quelques demeures aristocratiques témoignent encore des beautés de l’architecture traditionnelle. En dépit de ces attraits, leurs intérieurs s’avèrent cependant très inadaptés aux exigences de la vie moderne, étant en premier lieu fort peu pratiques pour la réalisation des tâches domestiques incombant majoritairement aux femmes. Le descendant aîné de la principale branche familiale et son épouse l’occupent le plus souvent et sont de ce fait tenus de conserver cet élément du patrimoine, mais ils reconnaissent pour la plupart avoir dû y effectuer quelques rénovations pour les rendre agréables à vivre. Alors c’est presque toujours la cuisine qui subit ces modifications. Outre qu’elle servait à réaliser les préparations culinaires, cette pièce devait autrefois assurer le chauffage de l’ensemble de l’habitation au moyen de bois et d’aiguilles de pin que l’on faisait brûler dans un fourneau pour produire l’air chaud qui circulait dans des tuyaux placés sous le plancher, ce qui permettait de chauffer les pièces par convection, tandis que le riz et les autres aliments cuisaient dans la marmite posée sur les bords plats de la bouche du fourneau. À une époque où les combustibles n’étaient disponibles qu’en faible quantité, cette manière de procéder était particulièrement avantageuse. Voilà plusieurs siècles, une telle conception de l’habitat correspondait donc parfaitement à des contraintes économiques et environnementales données. Les progrès techniques et scientifiques d’alors doivent aussi avoir été mis en œuvre dans la réalisation des cuisines. L’apparition de combustibles, technologies, outils et équipements nouveaux allait cependant bouleverser les modes de vie traditionnels, de sorte que l’utilisation de ce type de cuisine à l’ancienne exige d’y apporter quelques éléments de modernité. La vie humaine est l’âme d’une maison J’ai rencontré Park Gyeong-jung à son domicile qui se situe dans le sud-ouest du pays. À l’emplacement de la chaumière où vécut l’un de ses ancêtres à la sixième génération, Park Seunghui (1814–1895), le petit-fils de celui-ci, Park Jae-gyu (1857– 1931), fit bâtir une belle demeure qui prit le palais royal pour modèle. Aujourd’hui, c’est Park Gyeong-jung, le descendant aîné de la principale branche familiale, qui habite et entretient cette maison aux style et dimensions peu communes pour la région. L’homme précise que, si la construction des logements intérieurs et des pavillons débuta en 1884, le chantier ne s’acheva véritablement qu’au début des années 1930 avec la réalisation des dépendances. Il est surprenant qu’une aussi grande 6 KOREANA Automne 2017

construction soit restée sur pied et en parfait état de conservation malgré toutes les guerres et turbulences sociales qui se sont succédé durant des décennies. En faisant le tour des lieux, une cuisine flambant neuve a attiré mon attention. Aménagée dans une annexe, elle tranchait sur celle d’autrefois qui était contiguë à l’anbang, c’est-àdire la grande chambre à coucher des logements intérieurs. Ce nouveau local, ainsi qu’une salle à manger, devaient avoir été créés dans un hangar situé à l’ouest de ceux-ci à l’intention de Yim Myo-suk, mère de Park Gyeong-jung et belle-fille aînée à la quatorzième génération de la branche familiale principale, en raison de son grand âge qui rendait difficile le travail dans la vieille cuisine. L’âme d’une maison vient des gens qui l’habitent et la plus belle demeure n’est plus qu’un musée sans eux. Pour continuer de les accueillir d’une génération à l’autre, il lui faut s’adapter aux besoins d’aujourd’hui en se modernisant, sans pour autant modifier excessivement sa conception d’origine. La vieille maison familiale de Park Gyeong-jung illustre parfaitement ce principe, car elle est restée pleine de vie sans rien perdre de sa beauté première, comme en témoignent le déplacement de sa cuisine et son aménagement dans un nouveau local. Quand la cuisine part à la conquête de la maison La maison familiale résonne encore des voix des générations de femmes qui en ont inlassablement pris soin et y ont passé la plus grande partie de leurs temps. Cette bonne vieille cuisine qui est restée la même aurait bien des histoires à conter sur la vie et les secrets de toutes les belles-filles aînées qu’elle a accueillies entre ses murs. Jour après jour, il leur fallait s’y affairer à la préparation des repas et, pour ce faire, aller puiser l’eau dans l’avant-cour pour nettoyer riz et légumes, puis prélever les sauces, les fruits de mer salés et le kimchi dans de grands pots entreposés sur une sorte d’estrade. Par les constantes allées et venues qu’elles faisaient ainsi entre la cuisine et celle-ci, ainsi que le puits, elles se

La cuisine vue du dehors par sa porte de derrière, à la tombée du jour. Cette ouverture située en vis-à-vis de celle de devant permet de créer un courant d’air et facilite l’accès à la pièce. Quand les femmes s’accordaient un moment pour manger ou se détendre, elles s’asseyaient sur l’étroit banc de bois placé devant la porte de derrière. À droite de la porte de devant, se trouvent des planches sur lesquelles s’entassait le bois de chauffage.


ARTS ET CULTURE DE CORÉE 7


servaient en fait de ces deux derniers lieux comme d’un prolongement de la pièce en question. À cela s’ajoutaient le hangar à céréales et le cellier. Quant au maru, ce plancher surélevé aménagé entre les chambres des logements intérieurs, il faisait aussi partie intégrante de cette même cuisine en abritant le grand coffre à riz, les petites tables portatives et les étagères où s’empilaient plats et assiettes. D’une manière ou d’une autre, chacun des logements intérieurs remplissait ainsi une fonction liée à la cuisine. La maison de Park Gyeong-jung n’était d’ailleurs pas la seule dans ce cas, car la conception même des lieux se devait d’offrir une telle polyvalence dans la mesure où, la réalisation des préparations culinaires coréennes faisant appel à des ingrédients divers et variés, leur confection en quantité suffisante exige une place considérable. Lors de la préparation du kimchi en vue de la saison froide, ainsi que de celle des principaux autres condiments que sont le ganjang, le doenjang et le gochujang, c’est-à-dire respectivement la sauce de soja et les

En sortant de la cuisine par l’arrière, on découvre cette estrade sur laquelle sont posés près de quarante pots de toutes dimensions. Construite en pierre sur une dalle du même matériau, elle est placée à un endroit dont l’ensoleillement favorise la fermentation de la sauce et du concentré de soja, ainsi que du concentré de piment rouge et d’autres condiments.

8 KOREANA Automne 2017

concentrés de soja et de piment rouge, les femmes repoussaient toujours plus les frontières de la cuisine, y compris parfois jusqu’à la chambre du maître. Pendant ces travaux et ceux qui préludaient aux fêtes saisonnières, cuvettes et bocaux au contenu mystérieux envahissaient les parties du sol des chambres les mieux chauffées par les tuyaux de l’ondol. À l’approche de l’hiver, pas moins d’une centaine de choux s’entassaient en d’impressionnantes pyramides dans la cour où ils seraient bientôt lavés et salés dans de grandes bassines pour obtenir les conserves de kimchi indispensables jusqu’au printemps. L’ampleur de ces préparations hivernales est bien moindre à l’heure actuelle sous l’effet conjugué de l’évolution démographique et des nouvelles habitudes alimentaires des Coréens, mais aussi en raison de la superficie plus exiguë du terrain entourant l’habitat moderne. Dans celui d’autrefois, au contraire, si l’essentiel des préparations était réalisé dans la cuisine, ces travaux pouvaient en cas de besoin déborder sur d’autres endroits de la maison tels que


la cour, les chambres ou le pavillon ouvert des logements intérieurs. Ainsi, c’est la maison tout entière qui se transformait en cuisine, ce qui donne une idée de l’ampleur des tâches ménagères qu’accomplissaient les femmes et de la dure existence qu’elles menaient d’une manière générale. Et toujours cette odeur de fumée Lors de recherches sur le terrain que j’effectuais dans le village rural de Naju dans les années 1980, j’ai eu l’occasion de rencontrer la belle-fille aînée de la branche principale d’une famille, ce qui m’a permis d’évoquer sa vie quotidienne : « Pour Unamdaek [sobriquet signifiant « femme du village d’Unam »], la journée commence à cinq heures du matin ; à son réveil, elle ranime le feu dans la cuisine, une pièce spacieuse où se trouvent, ici, le tas de bois, là, le mortier en pierre et, plus loin, la meule, ainsi qu’une énorme cruche d’eau du puits posée par terre. Pour attiser les flammes, elle s’accroupit devant le fourneau que surmonte une plaque percée de deux grands trous destinés aux marmites. « Avant de préparer le petit déjeuner, elle prie la déesse de la cuisine Jowang pour la santé et le bonheur de sa famille en déposant un bol d’eau claire en offrande. Puis elle met dans une marmite le riz qu’elle a lavé et fait tremper dans l’eau la veille au soir et, quand il sera cuit, elle le servira avec différents accompagnements. Étant issue d’une famille nombreuse, elle ne manquait pas de bras pour l’aider autrefois. Filles ou bellessoeurs étaient toujours à ses côtés, mais, voilà une dizaine d’années, l’effectif familial s’est peu à peu réduit jusqu’à sa taille actuelle. « Après ce petit déjeuner, elle part pour les champs, d’où elle ne reviendra qu’à la tombée de la nuit, mais le travail ne s’arrête pas là, bien au contraire, car il lui faut encore rester dans la cour pour trier les légumes et autres plantes qu’elle a rapportés des champs, puis regagner la cuisine et y faire le dîner ».

Cette cheminée en terre évacue la fumée dégagée par le fourneau tout en y conduisant l’air qui attisera le feu. Pour que la fumée s’échappe plus facilement, elle est percée de quatre trous sur sa circonférence.

Je me suis dit que cette suie comme cette chevelure grise avaient participé de la dure réalité du travail en cuisine. Ainsi, l’odeur qui imprégnait la jupe de la vieille dame devait s’être confondue avec celle de toute la maison dans la mémoire de ses enfants. ARTS ET CULTURE DE CORÉE 9


1. Dans la pièce au plancher surélevé qui dessert les chambres, se trouvent des meubles de cuisine tels que le coffre à riz et le placard destiné aux ustensiles. Les étagères qui s’élèvent presque à hauteur de plafond servaient à ranger les tables à manger portatives et la vaisselle inutilisée. Dans les logements pour femmes des maisons d’autrefois, cette pièce constituait en quelque sorte une annexe de la cuisine.

1 © Office national du patrimoine culturel

Si la vieille cuisine était peu éclairée et noire de suie, elle n’en était pas moins impeccablement propre et rangée. En brûlant dans le fourneau en argile, le bois et les aiguilles de pin ne pouvaient que dégager ce noir de fumée qui souillait murs et plafond. En voyant Unamdaek assise devant son fourneau et ses cheveux gris qui ressortaient étrangement sur la suie de ces murs, je me suis dit que cette suie comme cette chevelure grise avaient participé de la dure réalité du travail en cuisine. Ainsi, l’odeur qui imprégnait la jupe de la vieille dame devait s’être confondue avec celle de toute la maison dans la mémoire de ses enfants. En 1992, Unamdaek allait faire démolir sa vieille maison pour en bâtir une nouvelle où la cuisine bénéficierait du confort moderne. Le fourneau en argile où elle allumait un feu de bois pour cuisiner et chauffer les pièces a cédé la place à une gazinière et à un poêle à mazout. Un siècle de lentes évolutions En amorçant sa modernisation au siècle dernier, la Corée allait connaître d’importantes mutations sur le plan politique, social, économique et culturel, avec des répercussions non moindres dans les modes de vie et mentalités. Si la cuisine passait pour le domaine réservé de la femme voilà encore dix ans, les jeunes couples préfèrent aujourd’hui le mot jubang, qui signifie « salle de cuisine », à celui de bueok évocateur de mœurs arriérées. En se modernisant au XXe siècle, cette pièce n’a cessé de s’éloigner du lieu métaphorique de la vie des femmes qu’elle 10 KOREANA Automne 2017

2. Kang Jeong-suk, qui habite aujourd’hui la maison de Park Gyeong-jung, vaque à ses occupations dans la cuisine moderne qui a été aménagée à un autre emplacement.

était autrefois. L’analyse de ces changements spatiaux et structurels, qui résultent principalement des progrès techniques et scientifiques, ainsi que du mercantilisme de la société, présente donc un certain intérêt. Si le fonctionnalisme et le rationalisme sur lesquels se fondent l’évolution scientiste de la société ont grandement soulagé les femmes dans leurs travaux domestiques, ces améliorations se sont heurtées à bien des obstacles, car la réalisation d’infrastructures adéquates a exigé beaucoup de temps et bouleversé la conception de l’habitat. Les premières adductions d’eau sont certes apparues à la fin des années 1950 en milieu urbain, mais il allait falloir attendre trente ans de plus pour que tous les foyers disposent de l’eau courante. Pour remplacer les briquettes de charbon encore en usage dans les années 1970, y compris dans les villes, la fourniture de moyens de combustion efficaces indispensables à toute cuisine moderne allait représenter une difficulté supplémentaire. Une décennie plus tard, des sources de chaleur différentes allaient enfin alimenter les fourneaux destinés à cuisiner et chauffer. C’est aussi en grande partie grâce à des femmes telles qu’Unamdaek ou que celles de la famille de Park Gyeong-jung que le rythme de ces progrès allait se précipiter. Chacune à leur façon et dans une certaine mesure, elles s’efforçaient d’améliorer leurs conditions d’existence en rêvant d’échapper à la routine quotidienne, alors il est à espérer que les jeunes femmes d’aujourd’hui n’oublieront pas que ces femmes simples, mais pleines de bon sens, leur ont permis de connaître le confort actuel par les évolutions qu’elles ont apportées à leur lieu de vie.


Ces travaux domestiques indispensables à un environnement sain Entretien avec Kang Jeong-suk, l’actuelle résidente de la maison de Park Gyeong-jung Cette ancienne maison de Park Gyeong-jung où j’ai eu la chance d’entrer en ce début d’été fut jadis celle d’un lettré confucianiste qui vécut dans les derniers temps du royaume de Joseon (1392–1910). Dans la cour, les feuilles vert sombre des théiers semblaient avoir retrouvé leur fraîcheur après s’être dépouillées de leurs fleurs blanches. Où que se porte mon regard, j’étais émerveillée par la beauté et la propreté qui régnaient partout grâce au travail des maîtresses de maison qui s’y étaient succédé. Le propriétaire des lieux, qui descend de la principale branche familiale à la quinzième génération, m’y a chaleureusement accueillie en compagnie de son épouse Kang Jeong-suk. Hahm Han-hee : Tout est parfaitement en ordre dans cette maison très grande et ancienne. Comment faites-vous donc pour vous en occuper aussi bien ? Kang Jeong-suk : Ma belle-mère, qui est décédée il y a sept ans, l’a fait toute sa vie. Comme j’étais directrice d’école maternelle, c’est elle qui s’acquittait de la plupart des tâches ménagères. Hahm Han-hee : Vous semblez dire que tout le travail lui incombait, mais la vie au sein de la principale branche d’une famille n’a pas dû être toujours facile pour vous. Kang Jeong-suk : Quand je me suis mariée, nous étions très nombreux ici, car le grand-père, les parents et les cinq frères de mon mari vivaient sous le même toit. Sa grand-mère avait déjà disparu, mais son grand-père recevait beaucoup. Peu après mon mariage, le jesa [rite en l’honneur des ancêtres] consacré à son grand-père à la cinquième génération est 2

tombé le cinquième jour du premier mois lunaire et j’ai dû en effectuer tous les préparatifs dès mon arrivée à la maison. Aujourd’hui encore, nous accomplissons plus de vingt cérémonies de ce type par an, parfois même en plein été. Pas plus tard qu’hier soir, nous en avons fait une pour l’arrièrearrière-grand-père de mon mari et celle de son grand-père doit avoir lieu le 22 juillet, puis ce sera au tour de son père et de sa mère au mois d’août. Hahm Han-hee : Autrefois, le rôle de la belle-fille aînée de la branche principale d’une famille consistait principalement « à accomplir les rites en l’honneur des ancêtres et à recevoir les invités ». Dans une famille aussi nombreuse, ces multiples cérémonies devaient exiger beaucoup de travail d’une jeune mariée et pourtant vous parlez de cette vie comme si c’était hier, alors qu’elle remonte à quarante ans. Pour préparer autant de cérémonies, il doit falloir une grande cuisine. Kang Jeong-suk : Quand je me suis mariée, on se servait encore de l’ancienne cuisine. Il fallait aller dehors pour tirer l’eau au puits. Mais, contrairement aux autres, nous avions le tout-à-l’égout dans la cuisine, ce qui nous facilitait la vie. Il nous arrive encore d’utiliser l’ancien fourneau lors d’événements familiaux comme pour les principales fêtes et rites saisonniers, pour préparer un bouillon avec os ou pour faire mijoter la sauce de soja, par exemple. En revanche, nous ne nous en servons jamais pour les repas de tous les jours, car le fourneau dégage trop de fumée. Hahm Han-hee : Pourquoi avez-vous créé cette cuisine moderne ? Kang Jeong-suk : Nous l’avons fait construire il y a plus de vingt ans parce que l’ancienne exigeait de faire du feu et n’était pas pratique pour la cuisson et bien d’autres tâches. En écoutant le récit de cette vie d’autrefois, on n’apprécie que davantage la beauté de l’habitat coréen traditionnel et non plus seulement son appartenance à un superbe patrimoine architectural. Celles qui en ont assuré l’entretien malgré le manque de confort dont elles souffraient sont à n’en pas douter dignes d’admiration par la patience, la persévérance et l’imagination dont elles ont fait preuve. C’est en y mettant tout leur coeur et en y apportant tous leurs soins qu’elles ont su conserver à ces lieux leur beauté et leur salubrité, comme le constatent les visiteurs qui découvrent ces magnifiques spécimens de l’architecture traditionnelle.

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 11


RUBRIQUE SPÉCIALE 2 Cuisines coréennes : du fourneau en argile à la réalité virtuelle

Un bol d’eau fraîche symbolise Jowang, cette déesse de la cuisine vénérée par toute la maisonnée. Un tel culte est voué à des divinités différentes selon les régions, ainsi qu’au fourneau qui en est la représentation matérielle, mais il est toujours issu de celui du feu présent dans les croyances populaires. Dans certains cas, le bol contient des aiguilles de pin plutôt que de l’eau. © Suh Jae-sik

12 KOREANA Automne 2017


CUISINES ANCIENNES

de Corée, de Chine et du Japon Les cuisines traditionnelles d’Extrême-Orient apparues dans un premier temps en Chine, d’où elles ont été introduites en Corée, puis au Japon, chacun de ces pays les dotant d’un aménagement et de caractéristiques spécifiques en fonction de son climat et de ses usages. Si cette pièce est aujourd’hui réservée à la préparation et à la consommation des repas, ses lointaines ancêtres accueillaient aussi les rituels des femmes qui priaient pour la santé et la prospérité familiales. Kim Kwang-on Professeur émérite à l’Université Inha

L

e plus vieux document faisant état d’une cuisine coréenne est un ouvrage classique chinois intitulé San guo zhi (« Chronique des Trois Royaumes »), dont l’auteur, Chen Shou, affirme ce qui suit : « Leur destination au culte de la déesse de la cuisine leur confère une certaine solennité et impose de les situer toujours à l’ouest de la porte d’entrée ». À elle seule, cette phrase permet de se faire une idée de l’emplacement et de la vocation d’une cuisine dans la Corée ancienne. Cet emplacement « à l’ouest de la porte » se rapportait aux maisons orientées au sud, ce qui était le cas de 90 % des habitations, outre qu’il se justifiait parfaitement sur le plan scientifique, car, si cette pièce s’était trouvée à l’opposé de la porte, le fourneau l’aurait enfumée à cause des forts vents venant de Sibérie. L’implantation des cuisines chinoises et japonaises n’obéissait pas à cette règle pour la bonne raison que le fourneau n’y alimentait pas de tuyaux servant à chauffer l’ensemble de la maison. L’emplacement décrit par la chronique citée plus haut portait donc uniquement sur les cuisines coréennes. Des documents d’archives évoquant les cuisines Le tombeau n°3 d’Anak, qui date du IVe siècle et se situe dans la localité éponyme appartenant à la province nord-co-

réenne de Hwanghae, s’orne de peintures murales qui fournissent quelques indications à ce sujet. Tandis que, pour d’aucuns, il aurait abrité la dépouille mortelle de Gogugwon, un monarque qui gouverna le royaume de Goguryeo, certains affirment qu’y repose le souverain Murong Huang, qui régna sur le haut empire chinois des Yan, d’autres encore supposant qu’il s’agirait de la sépulture du général Dong Shou, qui vécut sous le bas empire des Yan jusqu’en 336, où il partit pour Goguryeo et s’y éteint vingt et un an plus tard. Sur les peintures du tombeau n°3, est notamment représentée une construction à toit de tuiles et à pignon qui s’avère être une cuisine. Dans les temps anciens, palais royaux et maisons particulières des sujets les plus riches étaient pourvus de ces dépendances, dites banbitgan, qui s’élevaient à l’arrière des logements intérieurs réservés aux femmes. Dans les Joseon wangjo sillok, c’est-à-dire les « Annales du royaume de Joseon », plus précisément à l’une des entrées du sixième mois de 1666, il est fait mention de domestiques appelés banbi qui travaillaient dans les cuisines. Au palais de Gyeongbok, dont la restauration s’est achevée en 2015, ces pièces, au nombre de deux, portent en revanche le nom de sojubang. Celui-ci figure d’ailleurs au Seungjeongwon ilgi, ce « Journal du secrétariat royal », à l’une des entrées du onzième mois de 1632, ces indications permettant donc de penser que, tout du moins au XVIIe ARTS ET CULTURE DE CORÉE 13


La divinité est matérialisée par un bol d’eau posé soit à l’arrière du bord plat du fourneau, côté mur, soit derrière cette marmite qui trône dans toutes les cuisines. La maîtresse de maison en verse chaque matin une partie sur le bord plat du fourneau et dans le foyer, ainsi que sur le couvercle de la marmite et dans la cruche à eau, puis elle renouvelle l’eau du récipient avec celle qu’elle vient de tirer du puits avant de prier pour la santé et le bonheur des siens. siècle, les mots « banbitgan » et « sojubang » désignaient tous deux une cuisine. Le palais de Changdeok, qui date du règne du roi Sunjo, c’est-à-dire du début du XIXe siècle, comportait encore des cuisines royales désignées par le premier de ces deux termes. L’idée d’isoler la cuisine des autres bâtiments répondait à la volonté d’empêcher qu’odeurs d’aliments et éventuels incendies ne s’y propagent, mais aussi à la nécessité d’employer une grande quantité d’aliments dans la préparation des repas quotidiens. C’est d’ailleurs pour cette même raison que, dans les logements plus modestes, la cuisine se complétait d’une annexe située à proximité et dite handet bueok. Les banbitgan, ces cuisines formant dépendances, s’inspirèrent de celles de la Chine, de même que dix des vingt-deux hauts-reliefs découverts dans les tombeaux de la dynastie Han, puisqu’ils provenaient de la province du Shandong. Quoi de plus logique que la ressemblance des peintures murales des tombes de Goguryeo avec les hauts-reliefs chinois, étant donné l’influence qu’exerçait l’Empire du Milieu. Le corbeau représenté au sommet de la sépulture témoigne lui aussi du rayonnement de la civilisation chinoise, car cet oiseau y symbolisait le dieu du soleil et la coutume voulant qu’il soit vénéré en tant que tel s’était répandue au royaume de Baekje. Moulin, écuries, puits et réserve de viande aux bêtes pendant à des crochets qui figurent sur les fresques murales du tombeau n°3 d’Anak sont tous d’inspiration chinoise et les thèmes évoqués n’excluent pas la possibilité que le défunt qui y fut enseveli était Dong Shou. L’origine du mot bueok Aujourd’hui, les mots bueok et jeongji désignent l’un et l’autre une cuisine en langue coréenne, leur emploi variant en fonction de la région. Ainsi, le premier est surtout en usage dans l’ouest de la péninsule, notamment dans les provinces 14 KOREANA Automne 2017

nord-coréennes de Pyeongan et Hwanghae, ainsi que sur le territoire sud-coréen, dans celles de Gyeonggi, Chungcheong et Jeolla pour partie, de même que sur l’île de Jeju. Quant au second de ces deux termes, il est surtout employé dans les provinces orientales nord-coréennes de Hamgyeong et Gangwon, tout comme dans une partie des provinces sud-coréennes de Chungcheong, Gyeongsang et Jeolla. Cette répartition par région correspond en fait à l’existence de deux styles différents de cuisines. C’est dans une traduction coréenne de poèmes de Dufu datant de 1481 qu’apparaît pour la première fois le vocable bueok, dont la syllable bu est dérivée de bul signifiant « feu », tandis qu’eok est un suffixe de lieu. Jadis, la prononciation n’en différait guère de celle de buseok, dont la proximité phonétique avec buseop est intéressante, puisque ce dernier vocable désigne un fourneau dans le dialecte de Jeju. Quant au mot jeongji, son étymologie le rattache au terme gyeopjip, lequel se rapporte à un type particulier d’habitation de la province de Hamgyeong caractérisé par un alignement des chambres sur deux rangées parallèles qui permettent de les isoler du froid et dont l’implantation au sol reproduit l’idéogramme chinois 田 transcrit jeon. Dans le nord-ouest montagneux de la province chinoise de Heilongjiang située non loin de celle de Hamgyeong, des tentes constituaient l’habitat traditionnel de la tribu des Oroqen. En face de l’entrée, se trouvait le foyer et au-delà, un espace dit malo ou mallu, puis, sur la droite, le jungidui qui accueillait les femmes. Ainsi, le mot coréen maru, qui désigne un plancher surélevé dans une maison traditionnelle coréenne, proviendrait de ce malo Oroqen et dès lors, il est permis de penser que celui de jeongji, signifiant cuisine, y est aussi lié d’une certaine manière, d’autant que la province de Heilongjiang se trouvait naguère sur le territoire de Goguryeo, ce qui semblerait corroborer l’hypothèse d’une telle origine.


Peinture murale du tombeau n°3 d’Anak construit au IVe siècle sous le royaume de Goruryeo. Il se trouve dans le canton du même nom situé dans la province aujourd’hui nord-coréenne du Hwanghae du Sud. Cette sépulture regorge d’informations sur ce que furent les cuisines de jadis.

Dans la langue chinoise, le vocable « chu » signifiant « cuisine » désignait à l’origine un récipient destiné aux légumes en saumure, puis son acception a évolué vers celle d’une pièce où étaient réalisées les préparations culinaires, les mots churen et paoren se traduisant littéralement par « personne de la cuisine ». Les Japonais appellent quant à eux leurs cuisines daidokoro ou katte, l’étymologie figurant dans les dictionnaires indiquant qu’à l’ère Heian, le premier se rapportait à un récipient alimentaire pourvu d’un pied qui était en usage au palais royal et dans les demeures aristocratiques. Le second vocable désignait à l’origine la main droite au tir à l’arc, puis il a pris le sens de « subsistance », la main droite étant considérée plus habile que la gauche, et enfin celui de « cuisine » qui est aujourd’hui le sien. Un séjour divin Dans la Chronique des Trois Royaumes évoquée plus haut, on relève la phrase suivante : « Les dieux de la Terre sont vénérés de différentes manières, mais tous résident au-dessus du foyer, à l’ouest de la porte ». Ces divinités sont au nombre de deux, l’une faisant l’objet d’un culte d’une part à Séoul et dans les provinces de Chungcheong et de Gyeongsang, et l’autre, qui est celle du feu, sur l’île de Jeju et dans les provinces de Chungcheong et Jeolla. La première, qui règne sur la cuisine et se nomme Jowang, est personnifiée par une femme en raison de la destination jugée féminine de cette pièce. Quant au nom de Hwadeok porté par la seconde, il reflète certainement mieux l’âme coréenne, par la désignation concrète de ce foyer que l’on utilise quotidiennement, plutôt que de celui de Jowang, qui recouvre une notion assez abstraite. La divinité est matérialisée par un bol d’eau posé soit à l’arrière du bord plat du fourneau, côté mur, soit derrière cette marmite qui trône dans toutes les cuisines. La maîtresse de maison en verse chaque matin une partie sur le bord plat du four-

© Korea Creative Content Agency

neau et dans le foyer, ainsi que sur le couvercle de la marmite et dans la cruche à eau, puis elle renouvelle l’eau du récipient avec celle qu’elle vient de tirer du puits avant de prier pour la santé et le bonheur des siens. Dans les cuisines de l’île de Jeju, où le fourneau n’était pas pourvu de bords plats, c’étaient des petites pierres sur lesquelles on faisait chauffer les marmites qui symbolisaient les dieux de la cuisine. Ces pierres étaient en général au nombre de trois et il existait autant de divinités que désignait collectivement le nom de Samdeok, mais auxquelles étaient consacrées individuellement les offrandes. Lors d’un déménagement, il fallait aussi faire suivre ces dieux de la cuisine pour que les bonnes fortunes qu’ils avaient dispensées dans l’ancien logement se poursuivent dans le nouveau. Les tribus des provinces chinoises de Sichuan, Yunnam et Guizhou observaient des coutumes analogues. En Corée, l’eau représente le plus souvent cette bienveillante déesse de la cuisine qui non seulement préserve des malheurs et favorise les bonnes fortunes, mais règne aussi sur les naissances et le début de la vie, tout en empêchant la survenue d’incendies, tel un ange gardien veillant sur les hommes. Les Chinois ont en revanche l’habitude de peindre l’effigie de leur dieu sur un papier artisanal qui peut s’acheter sur au marché, voire se fabriquer à la maison, mais ils le représentent ARTS ET CULTURE DE CORÉE 15


1 1. La cuisine était le plus souvent aménagée à l’ouest de l’entrée principale d’une maison orientée au sud pour la protéger des vents d’ouest venant de Sibérie. Le fourneau était construit contre le mur de séparation avec les chambres afin qu’il assure aussi leur chauffage pendant la cuisson des aliments. Le bois qui lui était destiné s’empilait en face. 2. Dans toutes les maisons chinoises, à quelques différences régionales près, les chambres étant chauffées par des braseros, les fourneaux de cuisine ne se situaient pas nécessairement au plus près des autres pièces. La cuisine occupait souvent une construction dissociée du reste de la maison. Une implantation de ce type allait être introduite en Corée sous le nom de banbitgan .

aussi parfois sur des tablettes votives composées de papier sur bois. En Corée, les moines des principaux temples accrochent une grande image de la déesse dans la cuisine et, quand le riz est prêt, ils récitent le Sutra du cœur, deux pratiques qui auraient été adoptées sous l’influence du bouddhisme chinois. La tradition chinoise veut que la déesse de la cuisine soit une servante, et donc une femme, comme en Corée, que l’Empereur de Jade fit descendre des cieux pour surveiller les affaires humaines. Dans le nord-est du Japon, le dieu de la cuisine, aussi dit « dieu du foyer », est représenté sous un masque de bois à l’expression féroce. Les croyances prêtent à cette divinité l’habitude de descendre sur Terre quand vient le dernier jour de l’année, après quoi elle surveille les différentes habitations afin de rendre compte de ses observations à l’empereur du Ciel. Celui-ci distribuera en conséquence ses bonnes fortunes aux familles qui ont cultivé leurs vertus et châtiera au contraire celles qui sont coupables de méfaits. Quand arrivait la fin de l’année, autrefois, on enduisait les bords plats du fourneau de résidus de tire ou de la lie qui était issue du brassage de l’alcool sur ce même fourneau, afin que celui-ci modère ses flammes, puisqu’il symboli16 KOREANA Automne 2017

sait la bouche. Lors de ces prières, on ne manquait pas de solliciter aussi les faveurs de la déesse de la cuisine en lui offrant gâteaux de riz ou fruits, voire en mettant à sa disposition un cheval qui la ramènerait. Cheminées et fourneaux coréens au Japon Dans son livre intitulé Histoire des ustensiles de cuisine, le concepteur industriel japonais Kenji Ekuan (1929-2015) écrivait : « On a peine à croire que les kamado [fourneaux] n’existaient pas au Japon jusqu’à leur introduction depuis la Corée... Outre qu’ils assurent une meilleure combustion, ces fourneaux ont permis de supprimer la fumée que devaient supporter les gens ». On entend aussi employer à leur propos les termes « kan kamado » ou « kara kamado », qui signifient tous deux « kamado coréen » et certains sanctuaires leur vouent aujourd’hui encore un culte. Ces premiers fourneaux qui apparaissaient au Japon entraînèrent aussi les marmites dans leur sillage et un lettré de l’ère Edo dénommé Hakyuseki Arai (1657-1725) fit la remarque suivante : « Dans l’ancien temps, le mot « kama » désignait un fourneau, puis ce sens allait aussi recouvrir celui de « mar-


2

3

© Zhao Jiankang

© Getty Images

3. Au Japon, on cuisinait autrefois sur un brasero surmontant un fourneau que désignait le terme « kamado » issu du mot coréen « buttumak ». Il suscitait un tel engouement qu’il donna lieu à un véritable culte voué au dieu de la cuisine symbolisé par la marmite, ce qui est aujourd’hui encore le cas dans certains sanctuaires.

mite ». Il provient du dialecte coréen et il est encore en usage à Joseon pour désigner ce récipient ». Ce terme de « kama » était plus exactement originaire du nord de la péninsule dans son acception de fourneau, lequel portait ailleurs le nom de buttumak. Dans son édition de 1990, le Dictionnaire Iwanami d’ancien japonais précise que ce premier vocable « vient du mot coréen « kama [gama] ». Son apparition est liée à la construction dans le nord-est du Japon de maisons s’inspirant de celles de la province de Hamgyeong. On imagine aisément la dévotion que suscitèrent dans ce pays les kama coréennes si l’on sait que ces marmites représentant la déesse de la cuisine font encore l’objet d’un culte au sanctuaire de Karakama situé à Izumo, une ville de la préfecture de Shimane. Leur arrivée au Japon s’est aussi accompagnée de celle des cheminées, comme le suggérait en 1906 ce passage d’un article de Kaoru Nakata (1877-1967) intitulé Étude comparée des Coréens et des Japonais : « Aujourd’hui, le fourneau est appelé « kudo », ce qui témoigne d’une évolution du sens de ce mot, qui était auparavant « cheminée ». Son équivalent coréen est « gulttuk ». L’analogie qui existe entre eux remonte à des temps anciens ».

Au sanctuaire de Kudo situé à Nara, c’est un ressortissant de Baekje qui incarne le dieu suprême, tandis qu’une marmite représente le dieu de la terre. L’inscription qui recouvre les parois de ce récipient et selon laquelle celui-ci a été : « consacré au huitième mois de l’année de fondation de l’ère Keian [1648] », laisse penser que l’on venait de le remplacer. Les districts voisins de Heigun et d’Ikoma accueillaient autrefois une population de ressortissants du royaume de Baekje. Dans un article qu’il a fait paraître en 2007, le professeur Hong Yun-gi, qui enseigne la civilisation coréenne à l’Université des sciences du cerveau, citait les propos suivants de Konan Naito (18661934), un historien spécialiste de l’histoire d’Asie : « ...le dieu de Kudo est le roi Gutae [Daeso], ancêtre du roi Seongmyeong [roi Seong] de Baekje ». Sur le dessin d’un arbre qui représenterait l’histoire des cuisines d’Extrême-Orient, la Chine correspondrait aux racines, la Corée au tronc et le Japon aux branches. La diversité de ces trois pays en la matière est le reflet de l’âme de leurs peuples et, de même que les fleurs s’épanouissent sur les branches, la tradition extrême-orientale des cuisines anciennes a trouvé son apogée au Japon. ARTS ET CULTURE DE CORÉE 17


RUBRIQUE SPÉCIALE 3 Cuisines coréennes : du fourneau en argile à la réalité virtuelle

Cette cuisine où il y a

TOUJOURS « QUELQUE CHOSE » sur le feu

Une cuisine sert avant tout à faire et à prendre ses repas, mais, pour certains, elle peut tenir lieu de bureau où écrire et, parfois, de grenier aux souvenirs recelant de précieux vestiges de la jeunesse. Soupe, riz ou projets : on y a toujours quelque chose sur le feu. Lee Chang-guy Poète et critique littéraire Ahn Hong-beom, Ha Ji-kwon Photographes

U

ne maison en dit long sur ses occupants, en particulier la cuisine, ce lieu à vocation surtout pratique où se déroulent les tâches domestiques et qui représente bien un certain mode de vie régi par certaines valeurs. En parlant de cette pièce, il importe donc de la situer dans son contexte socio-culturel, car, si elle ne peut être à l’origine des changements intervenant dans ce domaine, elle les assimile peu à peu et à sa façon. L’étude des évolutions spatio-temporelles qu’elle a subies dans son aspect et ses fonctions peut s’appuyer sur le critère de la maîtrise du feu par l’homme et de ses répercussions sur les modes de vie et cultures présents, passés et à venir. En outre, les connaissances actuelles ne peuvent apporter beaucoup dans ce domaine, car elles ne portent pas sur les vraies questions auxquelles on attend une réponse, comme celle des activités masculines dans un lieu principalement féminin et les souvenirs qui y sont associés. 18 KOREANA Automne 2017

Des cuisines pas comme les autres Qu’un artiste représente un lieu de manière excessivement sombre ou au contraire avec particulièrement d’éclat, on ne saurait interpréter ces images telles quelles. Dans bien des cas, les contradictions auxquelles les créateurs sont en proie leur font tour à tour atténuer et amplifier leurs émotions, de sorte que les conflits qu’ils évoquent peuvent tout bonnement ne pas avoir existé. Souvent, ils embellissent les endroits les plus ordinaires en y superposant leur paysage intérieur, ce procédé particulier de mise en parallèle s’avérant en général plus puissant que la plus rationnelle des analyses empiriques, car il fait appel à la compréhension des sentiments humains et à l’attrait que peuvent exercer hommes et lieux. Magritte lui-même, auteur du célèbre Ceci n’est pas une pipe, passait, dit-on, beaucoup de temps à peindre dans sa cuisine, outre qu’il y mangeait et y recevait. Il avait fait le choix de ne pas avoir de studio, car il voyait dans celui-ci un grotesque


Jusqu’ici domaine réservé de la femme, la cuisine est toujours plus investie par les hommes, qui prennent maintenant plaisir à y confectionner des repas.

© Ahn Yong-gil

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 19


stéréotype de l’art, au même titre que la moustache et le béret du peintre parisien. Il préférait donc porter le costume et travailler dans la cuisine de son petit appartement, se cognant parfois à un coin de table ou se brûlant la main sur le poêle, quand il ne donnait pas sur la porte toujours grande ouverte à cause des allées et venues constantes un coup de coude qui faisait déraper le pinceau sur la toile. Quand venait l’heure de manger, il lui fallait bien s’interrompre pour ranger chevalet, palette et pinceaux qui composaient son matériel et qu’il devrait à nouveau installer après le repas, ces opérations se reproduisant plusieurs fois par jour. Cette particularité pourrait expliquer la récurrence des aliments ou ustensiles de cuisine dans son œuvre, tels le fromage et la cloche de Ceci est un morceau de fromage ou les baguettes volant en formation de La légende dorée. Quoique rendus avec réalisme, ces objets du quotidien cessent d’en faire partie par

un premier recueil de poèmes intitulé Cerf. Cet auteur nommé Baek Seok était né et avait grandi dans ce pays alors en pleine modernisation, mais après avoir effectué sa scolarité dans un lycée d’Osan, il était parti pour le Japon étudier la littérature anglaise à l’Université Aoyama Gakuin. Issu de l’élite de la société, c’était l’un de ces jeunes gens instruits et bien habillés que l’on appelait les « modern boys » (garçons modernes). Une fois rentré en Corée, il allait exercer la profession de journaliste pour le supplément hebdomadaire Femmes du quotidien Chosun Ilbo. Dans ces conditions, qui aurait cru que le dandy qui « paradait au carrefour de Gwanghwamun, veste vert tendre croisée sur la poitrine et cheveux ondulant au vent comme les vagues de l’Océan arctique », célébrerait comme il l’a fait les traditions coréennes en composant des poèmes qui traitaient souvent de la culture populaire de Jeongju, sa ville natale de la province

Qu’un artiste représente un lieu de manière excessivement sombre ou au contraire avec particulièrement d’éclat, on ne saurait interpréter ces images telles quelles. Dans bien des cas, les contradictions auxquelles les créateurs sont en proie leur font tour à tour atténuer et amplifier leurs émotions, de sorte que les conflits qu’ils évoquent peuvent tout bonnement ne pas avoir existé.

leur mise en œuvre inattendue et Paul Nougé, le fondateur du mouvement surréaliste belge en poésie, voyait dans cette représentation la volonté du peintre de suggérer que « le monde a changé, qu’il n’y a plus de choses ordinaires ». La maison de Jette, une ville de la banlieue de Bruxelles, abrite aujourd’hui le Musée Magritte et la cuisine y a été conservée telle quelle. L’artiste l’a habitée vingt-quatre années durant à son retour de Paris en 1930, après son expulsion du groupe des surréalistes français en raison d’une dispute avec André Breton, le fondateur et théoricien de ce mouvement. Cette cuisine où cuit toujours la soupe En 1946, l’année même où Magritte a peint Ceci est un morceau de fromage dans sa petite cuisine de Belgique, un jeune homme d’une vingtaine d’années faisait paraître en Corée 20 KOREANA Automne 2017

du Pyongan du Nord dont le nom est aussi transcrit Chongju? Si le critique Im Hwa allait décrier cette poésie d’inspiration régionale en arguant qu’elle n’était pas le reflet de la sensibilité coréenne, un confrère nommé Kim Ki-rim en fit l’éloge pour son évocation du « visage innocent de notre terre ». La poésie de Baek Seok possède certes un caractère rustique dans la mesure où elle tire son inspiration de l’enfance à Jeongju de l’auteur, mais elle ne cède à aucun moment à la tentation du lieu commun. Le poète sait s’affranchir de ses souvenirs d’enfance pour laisser la parole aux personnages qu’il évoque dans des récits empreints de retenue. Son écriture se caractérise par la richesse de sa langue issue d’une tradition régionale façonnée par les croyances chamaniques, par l’exubérant imaginaire digne des miniatures flamandes et par l’utilisation magistrale du dialecte.


Les poèmes de Baek Seok parlent souvent de ces cuisines familières où une soupe odorante mijotait toujours sur le feu, évoquant la douce chaleur de cette pièce et des autres.

La cuisine évocatrice de la ville natale y est abondamment représentée, tels ces quarante-six plats cités dans pas moins de trente-trois poèmes de l’anthologie Cerf, certains noms de spécialités locales n’étant même pas connus de la plupart des Coréens. Quant au lieu où sont réalisées ces différentes préparations, il est aussi très présent à travers l’image de la marmite où on les fait inlassablement mijoter. « Nous dormons jusqu’à ce que l’odeur parfumée du muijinggeguk s’infiltre par la porte de côté et les fenêtres en papier, depuis cette cuisine grouillant de belles-sœurs tapageuses ». (extrait de La famille du village hanté par les renards) « La veille des grandes fêtes, la cuisine s’illumine sous la lampe, le couvercle de la marmite cliquette et, dedans, mijote le savoureux bouillon d’os de bœuf». (extrait d’Une nuit au bon vieux temps)

« Le vieux beau-père veuf fait la soupe aux algues dans sa cuisine sombre. / La soupe de la parturiente cuit dans une autre maison solitaire, à l’autre bout du village » (extrait de La frontière tranquille). Dans l’ancien temps, la cuisine se situait le plus souvent à côté de la plus grande chambre de la partie de la maison qui était réservée aux femmes. Sur le fourneau en argile adossé à l’un des murs, prenaient place petites et grandes marmites, tandis que son foyer recevait le bois destiné au feu de cuisson et au chauffage des chambres adjacentes réalisé par sol avec l’air chaud qui circulait dans des tuyaux jusqu’à la cheminée. Une marmite sur le feu évoquait ces plats fumants et chambres bien chauffées emblématiques de la prospérité et du bonheur familiaux. Dans le Pyongan du Nord, le muijinggeguk, une soupe caractéristique de cette province, répandait dans l’air froid du ARTS ET CULTURE DE CORÉE 21


Moine bouddhiste surveillant la soupe dans la cuisine du temple de Tongdo situé à Yangsan, une ville de la province du Gyeongsang du Sud. L’auteur de cet article a fait lui aussi un temps la cuisine et la vaisselle pour ses coreligionnaires de celui de Sangwon, ce sanctuaire accroché aux flancs du mont Odae qui s’élève dans la province de Gangwon.

matin son fumet si alléchant pour le poète. Ce bouillon allie le goût généreux des crevettes en saumure à une sensation de fraîcheur procurée par le radis chinois. Si Baek Seok, en vrai « modern boy », de ce début du XXe siècle, arpentait fièrement les rues de Séoul, appelé Gyeongseong sous l’occupation japonaise, son goût, son odorat et ses émotions restaient ceux qu’avaient façonnés les croyances séculaires de son village du nord. On y affirmait ainsi qu’« un enfant chaman danse sur le fil de la faucille » ou que « les enfants malades après avoir mangé des poires sauvages [dolbae] sont guéris par les fruits du micocoulier [ddeolbae] ». Son malheureux destin fut peut-être le produit du conflit de ces traditions avec la modernité, auquel s’ajoutait la perte de la souveraineté nationale et l’oppression coloniale. Au cours de cette vie où il connut cinq mariages arrangés, de nombreux métiers et le 22 KOREANA Automne 2017

vagabondage, sa poésie allait peu à peu s’imprégner de regrets et d’un sentiment de solitude au lieu d’évoquer les souvenirs attendrissants du pays natal. Dans sa biographie de W. B. Yeats, Roy F. Foster trouve tout à fait applicable à ce poète la phrase de Napoléon selon laquelle : « Pour comprendre un homme, il faut comprendre le monde qui était le sien à vingt ans ». Baek Seok, lui aussi poète et étudiant en littérature anglaise, dut également passer par la crise d’identité que traversa ce poète irlandais dans son enfance, tout comme son attirance pour les légendes et mythes nationaux. Néanmoins, il n’en échoua pas moins là où Yeats avait réussi en ne parvenant pas à trouver sa voie au milieu des bouleversements sociaux et politiques du pays. Quand la partition survint à l’issue de la Seconde Guerre mondiale et qu’il fut confronté au choix du Nord ou du Sud, il fit celui de


repartir pour Jeongju et mit ainsi fin à une œuvre d’un caractère particulièrement intimiste. Au soir de sa vie, il allait rester dans l’histoire de la littérature coréenne comme ce « poète des lamentations et de la résignation » qui ne sut pas aller plus avant dans la découverte de l’imaginaire coréen. Une cuisine désertée Située dans un quartier de Séoul appelé Sadang-dong, la maison ancienne où le poète Seo Jeong-ju passa aux côtés de sa femme les trente dernières années de sa vie est désormais inscrite sur la Liste du patrimoine futur de la capitale. Il avait pris le nom de plume de Midang, qui signifie « maison incomplète » ou par extension, « homme en devenir », mais contrairement à ce que pourrait laisser penser un tel pseudonyme, nombreux sont les Coréens qui voient en lui le plus grand auteur de la poésie coréenne contemporaine. Dans un coin de sa cuisine, traîne un reçu de l’impôt sur la sécurité datant de 1978 et une photo accrochée au mur montre le poète et sa femme Bang Ok-suk assis côte à côte sur le muret en pierre du jardin ; arborant vestes traditionnelles légères en ramie blanche, ils clignent des yeux sous les ardeurs du soleil. Un article de journal révèle la recette de la marinade de crabe qu’avait ellemême mise au point l’épouse du poète : « Elle se compose de crabes d’eau douce ramassés dans les rizières et ruisseaux. Quand le vent fraîchit et que le riz arrive à maturité, la chair du crabe s’étoffe et ses viscères noircissent. Le moment est venu de confectionner une délicieuse marinade à la sauce de soja ». Des centaines de poèmes qu’écrivit Seo Jeong-ju au cours de sa vie, aucun n’exprime d’émotion pour la cuisine, ce qui a de quoi surprendre chez l’auteur de ces vers : « Les trois mille bols d’eau claire / que ma femme a posés sur l’estrade aux pots, jour après jour, au petit matin / en priant pour que je n’aime aucune autre femme », qui s’interrogeait par ailleurs : « Remplira-t-elle un bol vide de mon souffle si je monte au ciel avant elle ? » (extrait de Ma femme). Cette inquiétude est bien vite dissipée dans l’œuvre intitulée Poétique : « La plongeuse de l’île de Jeju, qui vit de la pêche des ormeaux des fonds marins, / laisse les meilleurs d’entre eux sous l’eau, / car elle les garde pour le jour où viendra son bien-aimé. / Alors, laissez aussi les meilleurs ormeaux de la poésie. / Qui supporterait en effet le vide d’un cœur d’où elle serait absente ? / Regarder la mer et chercher à l’atteindre : c’est ce que fait le poète ». À notre entrée dans la maison, il n’y a personne pour nous accueillir et rien d’autre qu’une bouteille de bière dans la cuisine du rez-de-chaussée. Après la disparition de sa femme, le poète, alors âgé de 85 ans, cessa de s’alimenter et, jusqu’à sa mort survenue trois mois plus tard, il ne consomma que de la bière qu’il buvait seul assis dans sa cuisine. En me contant ces

faits, ma femme semblait partager les sentiments du poète. Des cuisines tout en modestie Au siècle dernier, la société coréenne était encore fondée sur le patriarcat et les hommes exprimaient peu d’émotions sur l’univers des cuisines de leur enfance, alors qu’ils devaient bien en conserver quelques souvenirs. Pour ma part, je me revois, lorsque j’avais faim ou que je m’ennuyais, me tenant dans l’embrasure de la porte et examinant cette pièce encombrée au sol en terre battue. Mon regard se posait toujours sur ce placard qui était le seul meuble à dissimuler son contenu. Une fois ouvert, il se dégageait des traces rondes laissées par les bouteilles et pots de mystérieux liquides des odeurs d’huile de sésame mêlées d’autres émanations âcres de sel ou de poisson. Non sans jeter auparavant un coup d’oeil circulaire, je prélevais une cuillerée de miel dans l’un de ces récipients ou dérobais quelques sous dans le porte-monnaie que ma mère avait posé dans un coin. À l’époque où je finissais le cours primaire, les cuisines n’étaient que de modestes lieux de travail. Un jour que j’entretenais le feu, accroupi devant le fourneau d’argile, ma voisine de l’école a fait irruption dans l’entrebâillement de la porte et m’a observé en s’appuyant au montant. C’était une amie de ma sœur cadette. Tout intimidé, je suis resté par terre à respirer la fumée du foyer, sans oser lever la tête pour la regarder et la remercier de la poire sauvage verte qu’elle m’avait donnée au repas. Quelques années plus tard, c’est dans cette même cuisine sombre et humide que je m’asseyais aussi pour mettre du bois et griffonnais de temps à autre les paroles de mes chansons préférées diffusées par la radio. À l’hiver de mes vingt ans, j’ai fait profession de foi au temple bouddhique de Sangwon situé sur le mont Odae. Je me souviens encore de l’étroite véranda, attenante à la cuisine des logements destinés aux moines et bûcherons, où j’ai englouti les nouilles froides qu’une vieille fidèle avait faites pour moi. Pendant le séjour assez long que j’ai effectué, j’allais souvent travailler en cuisine, tantôt allumant le feu, tantôt faisant la soupe ou la vaisselle, quand je ne me plongeais pas à mes moments perdus dans les poèmes de Kim Sooyoung plutôt que dans les écritures saintes. « Deux chambres, un salon, une cuisine bien propre et ma pauvre femme : / combien il est ennuyeux de vivre comme les autres, ne serait-ce qu’en apparence ! » (extrait d’Une sentinelle de nuages) Poète plein de candeur, de droiture et de sensibilité, Kim Soo-young fut peut-être aussi le plus rigoureux de toute l’histoire de la littérature coréenne, car il scruta sa vie et sa personne entières au microscope de la poésie pour en témoigner par une écriture des plus sincères. Il participait pleinement de cet univers qui était le mien à vingt ans. ARTS ET CULTURE DE CORÉE 23


RUBRIQUE SPÉCIALE 4 Cuisines coréennes : du fourneau en argile à la réalité virtuelle

Le souvenir ému des cuisines à l’ancienne

D’UNE HAENYEO DE JEJU

24 KOREANA Automne 2017


Sur l’île de Jeju, les femmes d’autrefois faisaient cuire les aliments sur un brasero et les repas en famille se prenaient par terre. En outre, leur manière de cuisiner, très différente de celle du continent, était liée à l’activité des haenyeo , ces plongeuses sous-marines qui passaient toute leur vie à écumer les eaux froides environnantes. Heo Young-sun Poète Kim Mi-joo, Yi Gyeom Photographe

Â

gée de 89 ans, Oh Soon-ah vit sur l’île de Jeju et tire sa subsistance de son métier de haenyeo, c’est-à-dire la plongée sous-marine et la récolte des fruits de mer à mains nues. La maisonnette au toit d’ardoise qu’elle habite au bord d’une route menant à la mer, dans le village de Pyoseon-myeon, rappelle l’un de ces petits commerces où se pressent les enfants d’un quartier. Pour cette femme vieillissante qui, toute sa vie, a mené de front le travail en mer et celui de la terre, on ne pourrait imaginer logement mieux adapté à son existence actuelle. En entrant par une porte coulissante donnant directement sur la route, on découvre un modeste intérieur composé d’une chambre à coucher et d’une pièce planchéiée qui sert à la fois de salle à manger et de cuisine, puisqu’elle comporte un évier, un réfrigérateur et un cellier. Oh Soon-ah se plaît beaucoup dans ce logement qui, par sa forme et son implantation, rappelle un peu les studios de la ville. Par la porte qui donne sur l’avant-cour, elle voit la maison que son fils occupe avec sa belle-fille et ses enfants. Ils ont un jardin potager qu’elle travaille et désherbe méticuleusement. Une coutume ancestrale de l’île veut qu’arrivés à un grand âge, les parents cèdent leur logement à leurs enfants mariés et s’installent dans une annexe aménagée à leur intention, l’habitat ancien se composant souvent de deux ou trois constructions à cet effet. N’ayant pas le même lieu de vie, parents et enfants ne mangent pas ensemble et conservent leur indépendance. Une maison à deux locaux séparés Madame Oh dispose des plats sur la vieille table ronde en aluminium de sa salle à manger où se trouvent l’évier et le réfriARTS ET CULTURE DE CORÉE 25


gérateur. Nous y déjeunerons d’une profusion de produits de la mer tels qu’algues et oursins, ainsi que d’une soupe de porc aux algues brunes fraîches qui a longtemps mijoté, un plat normalement réservé à certaines occasions. Je plonge ma cuillère dans le liquide où des yeux se sont formés et me délecte de cette merveilleuse alliance de saveurs de la mer et de la terre que Jeju est seule à offrir aux côtés de la soupe aux sargasses dite momguk, cette spécialité gastronomique composée d’un bouillon à l’os de porc et aux algues que les femmes consomment après l’accouchement. « Je me trouve bien dans cette petite maison et ma vie me plaît », confie la vieille haenyeo avec un large sourire. L’époque où il lui fallait s’accroupir sur le sol en terre battue de la cuisine pour allumer le feu lui semble depuis longtemps révolue. Elle a un temps habité l’une de ces maisons à la cuisine spacieuse que l’on appelait « jeongji » et qui différaient beaucoup de celles du continent, en particulier parce que les sources de chaleur servant à cuisiner et à chauffer n’étaient pas les mêmes. Deux braseros différents étaient en effet utilisés pour le chauffage des chambres et pour la cuisinière, le premier s’appelant gulmuk et le second sotdeok. Au XVIIIe siècle, un magistrat de l’île nommé Yi Hyeong-sang écrivit à ce propos dans son traité intitulé Namhwan bangmul (« Relation des activités diverses de l’île méridionale ») : « Le brasero de cuisine ne sert qu’à réaliser des préparations ». Suite à la politique d’amélioration de l’habitat entreprise dans les années 1970, les cuisines

1 © Gloria Cho

26 KOREANA Automne 2017

allaient être équipées de fourneaux en ciment qui permettaient de chauffer les chambres du fait des modifications également apportées à l’agencement des pièces. Sur le continent, l’emploi d’une même source de chaleur pour la cuisine et le chauffage exigeait que celle-ci soit contiguë à la plus grande chambre, tandis que ces deux pièces étaient éloignées l’une de l’autre à Jeju. Rudimentaire, mais pratique Madame Oh se souvient de la maison familiale de sa jeunesse, ainsi que de sa cuisine aux cinq marmites qui pendaient dans le foyer. « Nous mettions une pierre de chaque côté du brasero et une autre derrière, puis nous posions la marmite dessus et nous allumions le feu dans l’espace qui séparait les pierres. Quand le riz était prêt, on le servait dans un grand bol en aluminium. Toute la famille se rassemblait et chacun en prenait avec sa cuillère », se rappelle-t-elle. En ce temps-là, on n’avait aucun mal à trouver la cuisine en entrant dans une maison, car, pour savoir que c’était cette pièce, il suffisait de voir à côté d’une porte le mulpang, cette dalle en pierre que soutenaient des pieds également en pierre et où était posée une grosse cruche d’eau ronde. Elle s’avérait des plus pratiques en permettant aux femmes de disposer constamment d’eau fraîche pour leurs tâches ménagères, mais il fallait bien sûr aller puiser celle-ci tous les jours pour remplir ce récipient, car les logements ne bénéficiaient pas encore de l’eau courante. « Quand j’étais jeune, j’allais à la source en portant une cruche sur mon dos et, quand je rentrais, c’était ma mère qui versait l’eau dans un énorme pot. Quand il m’arrivait de casser la cruche, j’avais droit à des réprimandes à mon retour », se souvient-elle. En ouvrant, on était accueilli par l’odeur forte de la terre battue, si tassée qu’elle semblait lustrée, et on voyait une balayette en trèfle du Japon posée dans un coin. Pas plus tôt revenues de leur travail en mer ou aux champs, les femmes allaient allumer le brasero, assises sur une natte ronde. « Si les hommes ne savaient pas faire ces nattes de jonc, ils construisaient des chaises en bois pour le travail en cuisine », explique-t-elle. Quand venait l’heure de manger, petits et grands prenaient leur repas ensemble, assis par terre. Outre l’énorme pot d’eau posé sur sa dalle, se trouvait un placard qui était appelé « salle » en dialecte de Jeju et servait au rangement de la vaisselle et des ustensiles. Quand le repas prenait fin, la vaisselle se faisait dans un bassin en pierre de la cour, à laquelle on accédait par la porte de derrière de la cuisine, puis on rentrait remettre le tout dans le placard. Si les cuisines pouvaient différer par leur aménagement en fonction de la région, elles avaient pour point commun


1. Une haenyeo verse dans cet énorme pot l’eau potable recueillie dans la cruche qu’elle porte encore sur son dos. 2. Au village folklorique de Jeju, cette maison insulaire typique est pourvue d’une estrade destinée aux conserves en pot. Tout comme le jardin potager, cette dernière est toujours placée à la sortie de la cuisine pour faciliter le travail réalisé dans celle-ci. 3. Table portative et bassine en bois rangés sur le placard de cuisine que désigne le vocable « salle » dans le dialecte de Jeju.

2

3

que l’on y faisait chauffer les marmites sur une pierre plate, et non sur un fourneau en argile, le nombre de ces récipients variant de trois à cinq selon les dimensions de la pièce. Le plus grand d’entre eux était destiné à fournir de l’eau chaude pour la toilette familiale du soir, les autres servant à faire cuire riz, soupe et autres préparations qui les accompagnaient. Dans une modeste chaumière, les murs de la cuisine se composaient de boue et de pierre, l’un d’eux étant percé d’une très petite porte par laquelle s’échappait la fumée, mais, si ces constructions d’autrefois peuvent paraître rudimentaires, elles s’avéraient très pratiques par leur agencement. « Les femmes d’alors ne souffraient pas des maladies dites féminines, car, la température du corps augmentant grâce à la chaleur du fourneau, elle assurait une stérilisation naturelle », explique une habitante nommée Go Bok-hui. Des pièces surchauffées et enfumées Dans ces vieilles cuisines qui manquaient d’air, il faisait une chaleur accablante et on avait les yeux qui pleuraient à cause de la fumée âcre qui se dégageait. Quand la fillette de

douze ans devait entretenir le feu avec le tisonnier que lui tendait sa mère, il fallait qu’elle se tienne assez longtemps face aux braises ardentes du fourneau. Elle devait aussi savoir ranimer les flammes à l’aide de feuilles mortes et de bois, ce qui n’était pas chose aisée à son jeune âge. « La bouillie de haricots et la soupe de soja étaient les plus difficiles à faire cuire », se rappelle madame Oh. « Il fallait les surveiller constamment pour qu’elles ne débordent pas et une minute d’inattention suffisait à ce que le bouillon se répande en éclaboussant tout sans laisser presque rien à manger, et que dire s’il atteignait la peau ? Pour l’éviter, on recourait à une astuce qui consistait à y ajouter des légumes sauvages ou un peu de sel quand il arrivait à ébullition ». Sur l’île de Jeju, bouillie de haricots et soupe de soja sont des plats traditionnels dont la cuisson est délicate, alors, avant d’aller chercher du concentré de soja, la mère demandait toujours à sa fille d’avoir l’œil sur la marmite et de ne pas trop remuer la soupe pour qu’elle garde son bon goût. Par sa porte de derrière, la cuisine s’ouvrait directement sur le jardin potager et son estrade où étaient posés les pots renferARTS ET CULTURE DE CORÉE 27


Contrairement aux cuisines à fourneau du continent, celles de Jeju font usage de cinq pierres, dont deux sont placées de part et d’autre du foyer, et une à l’arrière. Les marmites y prennent place pour la cuisson, chacun de ces récipients étant réservé à un emploi différent.

mant différents condiments et sauces, ce qui permettait de s’approvisionner sans peine en ingrédients pour cuisiner. Un cellier contigu à la cuisine permettait aussi d’entreposer les céréales dans de grandes urnes. Pour disposer constamment d’une réserve de bois, il fallait s’acquitter de la corvée pénible du ramassage. Dans un coin de la cuisine, on entassait ensuite l’excédent composé de menu bois, d’aiguilles de pin, de branches mortes et de paille d’orge en vue d’entretenir le feu, cette dernière étant la plus efficace pour ce faire. Quand la cuisson s’achevait, le bas de la marmite était couvert d’une suie épaisse qu’il fallait retirer à chaque fois en la grattant avec force, car cette souillure aurait fait passer la maîtresse de maison pour une paresseuse. On en frictionnait même le couvercle avec du saindoux pour qu’il brille davantage 28 KOREANA Automne 2017

et l’éclat de ces récipients était aussi le signe d’un caractère travailleur. S’il arrivait qu’un mari plus gentil que les autres se charge de nettoyer les marmites les plus lourdes, c’était généralement aux femmes qu’incombait cette tâche. La combustion du bois présentait surtout l’inconvénient de produire des cendres, dites bulchi, qu’il fallait déblayer en les repoussant jusqu’au mur, sur le bord du fourneau où un espace de 50 à 60 centimètres était toujours ménagé. Plus tard, on recueillerait ces dépôts dans un récipient pour s’en servir comme engrais. Dans certains villages, on les mêlait même aux graines de sarrasin avant les semis, qui s’effectuaient alors en déposant une petite quantité de ce mélange dans les sillons et en recouvrant le tout de terre à l’aide d’une botte de brindilles. Ce pro-


Plus qu’un simple aliment, le riz préparé à la maison représentait l’amour maternel dont faisaient preuve ces femmes qui, pour donner à manger à leurs enfants, travaillaient dans la chaleur et la fumée qui piquait les yeux et faisait pleurer. Tandis qu’elles séchaient leurs larmes avec de gros soupirs, une agréable odeur d’orge cuite se répandait dans la cour et réveillait l’appétit.

cédé était toujours le gage d’une généreuse récolte. Le lieu de tant de chers souvenirs Dans les cuisines à l’ancienne de Jeju, la préparation des repas se déroulait toujours à même le sol en terre battue, qui était de ce fait aussi propre qu’un plancher. On s’y asseyait aussi pour se réchauffer à la flamme de ce foyer dont les cendres enrichissaient aussi la terre nourricière. Plus qu’un simple aliment, le riz préparé à la maison représentait l’amour maternel dont faisaient preuve ces femmes qui, pour donner à manger à leurs enfants, travaillaient dans la chaleur et la fumée qui piquait les yeux et faisait pleurer. Tandis qu’elles séchaient leurs larmes avec de gros soupirs, une agréable odeur de d’orge cuite se répandait la cour et réveillait l’appétit.

Si cette pièce d’autrefois peut paraître manquer de commodité aux yeux de nos contemporains habitués au confort moderne, elle était parfaitement intégrée à son environnement, outre qu’elle débordait d’amour et de chaleur humaine en réunissant les familles à l’occasion de repas où se joignaient parfois des amis. La version à évier et gazinière qui lui a succédé en fait le vestige d’un passé aussi lointain que les souvenirs d’enfance de madame Oh, cette petite fille d’alors assise devant le fourneau, yeux fixés sur les flammes vacillantes. Aujourd’hui, seul le folklore régional conserve des spécimens de ces pièces où la douce brise d’un bosquet de bambous pénétrait par la porte et venait sécher le front trempé des femmes qui faisaient du feu en ces lieux où terre et mer étaient en communion. ARTS ET CULTURE DE CORÉE 29


RUBRIQUE SPÉCIALE 5 Cuisines coréennes : du fourneau en argile à la réalité virtuelle

Petite visite de la cuisine du

FUTUR

À l’avenir, les technologies de pointe optimiseront le confort en cuisine par la possibilité qu’elles offriront de disposer de produits plus frais et de réaliser des économies de temps et d’énergie dans la réalisation des préparations, outre qu’elles enrichiront la vie familiale en faisant de cette pièce un lieu à vivre agréable. Kim Jee-hyun Rédacteur spécialisé dans les TIC

A

rrivé à quarante ans, je suis habitué à voir ma mère aller et venir constamment entre le réfrigérateur, la gazinière, l’évier et la table de la cuisine. Aujourd’hui, ma femme fait de même, car ce travail prend toujours autant de temps malgré l’apparition d’appareils électroménagers tels que le lave-vaisselle ou la plaque de cuisson électrique à induction, alors le seul changement véritable, c’est que ma mère se déplace plus lentement et ma femme, plus vite. D’ici dix ou vingt ans, cette pièce de la maison est cependant appelée à évoluer. Comme l’affirme l’une des phrases d’un livre intitulé Myeongsim bogam, c’est-à-dire « modèle de pureté de l’âme » : « Il faut se souvenir du passé pour pouvoir prédire l’avenir » et les évolutions déjà constatées dans ce domaine permettent d’imaginer ce que sera la cuisine du futur. 30 KOREANA Automne 2017

Trois technologies capitales Dans le domaine des technologies de l’information et de la communication (TIC), les dernières avancées de l’internet des objets (IdO), de l’intelligence artificielle (IA) et des logiciels domotiques de la maison intelligente vont révolutionner la conception des cuisines. Grâce au premier de ces progrès, les équipements électroménagers connectés seront capables d’obéir à des commandes vocales, car cette utilisation de l’internet jusqu’ici réservée aux smartphones, tablettes et ordinateurs s’étendra à de nombreux autres matériels dans les dix années à venir. Dans cet extraordinaire univers dont les perspectives se dessinent d’ores et déjà, la connectivité sera totale et concerna jusqu’aux réfrigérateurs, fenêtres et miroirs.


Les cuisines de demain auront toutes leur table intelligente qui réunira les fonctions de meuble, de plan de travail et de cuisinière. © Nefs

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 31


Dès qu’ils seront connectés à l’Internet des objets, téléviseurs, réfrigérateurs et autres appareils généreront de gros volumes de données en assurant les multiples opérations dont les rendra capables l’intelligence artificielle, car la cuisine du XXIe siècle ne se conçoit plus seulement comme l’endroit où sont préparés et consommés les repas, mais en tant que lieu de vie polyvalent.

En permettant ces raccordements, les technologies de l’IdO favoriseront aussi un important essor de la production des objets qui en bénéficient. Dans le cas d’un réfrigérateur, elles permettront de convertir et de sauvegarder sous forme de données des informations sur la nature et l’état des produits qu’il renferme afin de pouvoir les envoyer par e-mail ou les afficher, soit dans un blog soit sur Facebook, en vue de leur exploitation éventuelle. Quant à l’intelligence artificielle, elle intervient dans la compréhension et l’exécution de commandes vocales ou textuelles par un ordinateur. Ses possibilités dépassent largement celles qu’offrent la saisie sur clavier ou la manipulation de la souris, car une seule de ces commandes vocales suffit à lancer la fourniture d’informations et de services. Si les disposi32 KOREANA Automne 2017

tifs concernés par l’IA sont encore en nombre limité, beaucoup d’autres en bénéficieront dans les années à venir, dont les ustensiles de cuisine. Enfin, les technologies dites de la « maison intelligente » visent à une commande intégrée des appareils électroménagers au moyen de l’IA. Si les fonctionnalités que recouvrent ces termes semblent relever du rêve plus que de la réalité, elles feront bientôt partie de notre quotidien, puisque certains équipements sont déjà disponibles dans le commerce, notamment les imprimantes 3D utilisables dans la confection de pizza ou de fromage. Des cuisines d’une conception inédite En 1926, Margarete Schütte-Lihotzky, qui fut la première


© LG Électronique

femme architecte d’Autriche, réalisa le prototype d’une cuisine à la conception révolutionnaire dite « de Francfort ». Par la suite, cette pièce allait se moderniser toujours plus en se dotant d’un évier et d’espaces spécifiques destinés aux préparations, à la conservation des aliments ou au rangement des ustensiles. Les véritables changements allaient intervenir plus tard et bouleverser l’architecture presque centenaire des cuisines. Désormais, celles-ci sont en constante évolution et bientôt, le plan de travail, la gazinière et la table qui constituent encore autant d’éléments distincts ne feront qu’un. À cela s’ajouteront éventuellement des équipements de haute technologie tels qu’assistants robotiques ou imprimantes 3D qui n’occuperont qu’un coin de la pièce. Dans le cadre d’un projet commun réalisable à l’horizon

2025, le fabricant de meubles suédois IKEA et l’agence de design américaine IDEO ont conçu des équipements de cuisine d’un genre nouveau qui pourraient en fait fonctionner dès maintenant. Pourvu d’une caméra, de bobines d’induction incorporées et d’un écran, leur nouveau plan de travail sera capable de reconnaître tout ingrédient qui y est posé, d’en calculer la quantité nécessaire en fonction de la recette à réaliser et d’en indiquer le traitement adéquat. L’utilisateur n’aura alors plus qu’à suivre les instructions qui s’afficheront pour confectionner plus facilement de délicieux repas, sans avoir à se démener et à consulter à tout instant son livre de recettes. Outre ce plan de travail, d’autres équipements domestiques connaîtront de véritables mutations, tel le réfrigérateur, qui est aujourd’hui le plus encombrant d’entre eux, mais verra ARTS ET CULTURE DE CORÉE 33


Le plan de travail, la gazinière et la table qui constituent autant d’éléments distincts d’une cuisine ne feront bientôt qu’un, hormis certains équipements supplémentaires tels qu’assistants robotiques ou imprimantes 3D.

En permettant aux familles de disposer de nombreuses fonctionnalités, les cuisines de haute technologie ne pourront qu’améliorer leur qualité de vie.

ses dimensions se réduire considérablement, et dont les différents niveaux offriront davantage de fonctions. Les produits alimentaires y séjourneront moins longtemps car le cybercommerce facilitera toujours plus les achats et les livrera par drone. Chaque étage de réfrigération sera équipé d’un capteur et d’un thermostat qui en feront une subdivision autonome et assurera d’autant mieux la conservation des produits frais. Aujourd’hui, il arrive souvent que l’on oublie et laisse se gâter des aliments sur une grille ou à l’intérieur du bac à légumes, alors le recours à des dispositifs intelligents permettra d’effectuer un meilleur suivi de ces produits et de réduire le volume des déchets alimentaires par leur broyage immédiat sur place. Au niveau de l’évier, des circuits assureront par ailleurs le filtrage et le recyclage de l’eau de vaisselle et de celle qui a 34 KOREANA Automne 2017

servi à cuisiner. Enfin, l’aménagement d’une centrale solaire domestique fonctionnant à l’aide de lumière artificielle permettra de réaliser des cultures potagères à la maison et, si beaucoup s’y adonnent déjà par d’autres moyens pour faire pousser salades ou piments rouges sur leur balcon, ce dispositif sera d’une efficacité supérieure. La cuisine de demain se doublera ainsi de la fonction d’un balcon et sera donc totalement différente par sa conception et son aménagement. Un lieu polyvalent Si la cuisine d’aujourd’hui est avant tout destinée à la réalisation et à la consommation des préparations culinaires, elle se transformera à n’en pas douter jusque dans ces principes au fur


et à mesure que des innovations technologiques diverses diminueront les temps de travail pour permettre de se consacrer à des moments de convivialité en famille. Les technologies de la réalité virtuelle (RV) seront aussi d’un apport décisif dans l’évolution de la conception des cuisines. Au moyen d’un casque RV, les utilisateurs verront s’afficher le contenu de leur réfrigérateur ou la place des objets dans les tiroirs, ce qui leur évitera de casser ceux auxquels ils tenaient ou d’en oublier la marque s’ils veulent les retourner au fournisseur. Ils pourront aussi contrôler l’état de fonctionnement de leur four à micro-ondes ou de leur lave-vaisselle et s’informer sur la teneur en calories des aliments. Quant à la table intelligente, en dehors de son utilisation pour la cuisine, elle sera convertible en console de jeu ou en

ordinateur à l’intention des enfants. Pendant un repas, si la famille en vient à discuter d’un projet de voyage, elle pourra aussitôt afficher un écran de recherche au lieu d’attendre d’avoir fini de manger pour prendre son smartphone ou son ordinateur. Et pourquoi ne pas s’en servir pour regarder un film ou jouer à des jeux vidéo en famille sans sortir de la cuisine ? À l’heure où la structure familiale traditionnelle cède peu à peu la place à la famille nucléaire, les gens sont si pris par leurs activités qu’ils n’ont plus le temps de se retrouver, alors, si la cuisine de demain devient ce lieu polyvalent où bavarder et passer des moments agréables, nul doute qu’elle sera créatrice de lien. Du domaine réservé des mères et épouses qu’elle était jusqu’ici, elle évoluera vers un espace de convivialité familiale grâce aux progrès des technologies. ARTS ET CULTURE DE CORÉE 35


DOSSIERS

Un pont suspendu en pleine ville Construit en 1970 pour permettre la circulation automobile d’est en ouest de part et d’autre de la principale gare de chemins de fer de la capitale, le pont de jonction de la gare de Séoul a un temps fait figure d’icône de la croissance économique fulgurante du pays. Sous son nouveau nom de Seoullo 7017, il revit aujourd’hui ses heures de gloire suite à sa transformation en une spectaculaire passerelle piétonnière qui enjambe les artères du centre ville et attire les curieux. D’aucuns déplorent toutefois un manque de concertation dans la conception de cet ouvrage. Han Eun-ju Architecte et présidente de Soft Architecture Lab Ha Ji-kwon Photographe

36 KOREANA Automne 2017


ARTS ET CULTURE DE CORÉE 37


D

ans des paysages de montagne pittoresques, on rencontre souvent ces passerelles qui franchissent une vallée profondément encaissée pour prolonger un sentier de randonnée et offrir aux marcheurs un point de vue exceptionnel malgré les obstacles du relief. Ceux qui les empruntent sont ainsi en mesure de surmonter ces écueils. Ces ponts suspendus pleins de charme ont leur équivalent, dans les « vallées » urbaines qui s’étendent au milieu des gratte-ciel, sous forme de ponts de jonction destinés à fluidifier la circulation. L’un d’eux, Seoullo 7017, après avoir assuré cette fonction au sein des infrastructures routières de la capitale, est aujourd’hui reconverti en lieu de détente pour les piétons. Autrefois, seuls les automobilistes et usagers des autobus qui y passaient disposaient à une telle hauteur d’une vue imprenable sur le paysage urbain. Ce privilège sera désormais réservé aux piétons, car, à l’endroit même où les voitures étaient immobilisées pare-choc contre pare-choc, ils peuvent désormais flâner en toute quiétude sur une voie aménagée à cet effet et même s’accorder quelques moments de repos en s’asseyant sous des arbres en pot. Les habitants de la capitale se réjouissent déjà à l’idée d’embrasser du regard le lacis des rails de la gare de Séoul et de déambuler au faîte de la ville comme s’ils montaient jusqu’aux nuages, car c’est bel et bien ce que Seoullo 7017 leur permettra de faire. Un changement de paradigme sur la voie publique Long de 1,15 kilomètre, le pont de jonction d’origine s’étendait de la rue de Namdaemun-ro 5-ga jusqu’au quartier de Manri-dong et permettait de relier entre elles les zones séparées par la saignée des voies de chemins de fer. Telle une artère sanguine insufflant de l’oxygène au tissu urbain, il facilitait indiscutablement la circulation dans le centre de la capitale, puisqu’il desservait la gare de Séoul, le marché de Namdaemun et le quartier commerçant de Myeong-dong. Au début du nouveau millénaire, les dégradations qu’avait subies cet ouvrage au fil du temps allaient amener les édiles à entamer des consultations sur son éventuelle démolition, suivie de sa reconstruction, puis à finir par décider d’y aménager une zone récréative, et ce, de manière unilatérale, sans tenir compte du point de vue des marchands et riverains des quartiers concernés. Pas plus tôt le principe arrêté, la municipalité allait lancer un appel à candidatures pour la soumission de projets dans le cadre d’un concours international d’architecture. Autrefois emblématiques de l’urbanisation rapide qui fut le pendant de l’industrialisation du pays, les ponts de jonction de la capitale visaient à répondre aux problèmes de circulation croissants que connut cette ville dès les années 1970 du fait 38 KOREANA Automne 2017

du nombre plus important d’immatriculations lié à l’essor des classes moyennes. Pour faire face à la saturation des voies existantes, la municipalité entreprit alors de doter les principaux carrefours d’échangeurs. Outre qu’il contribuait à résoudre ces problèmes, chacun de ces ouvrages représentait une prouesse du génie civil et un indispensable vecteur d’industrialisation. L’image de ces ponts jetés dans la forêt des gratte-ciel se confondant avec celle d’une croissance urbaine fondée sur la technologie, une centaine de ces ouvrages porteurs d’avenir allaient faire leur apparition dans la seule ville de Séoul. Sous l’effet conjugué des mutations intervenues dans le mode de vie urbain en ce début de XXe siècle et de l’importance vitale que revêtent désormais les infrastructures et l’espace urbain, un véritable changement de paradigme s’est produit en matière d’industrialisation. Projet après projet, la recherche a en outre démontré que les ponts de jonction n’étaient pas aussi efficaces que prévu dans la gestion de la cir-

Le Seoullo 7017, ce pont de jonction qu’ont emprunté les automobilistes pendant des dizaines d’années, est aujourd’hui accessible aux piétons dans un but de détente.


culation automobile. Par ailleurs, le déclin des quartiers au-dessus desquels ils passaient suscitait de vives critiques, la remise en question de leur utilité et l’exhortation à un changement de cap dans ce domaine. De toute évidence, la faible qualité de vie de ces zones ne résultait pas des nuisances sonores produites par les véhicules, mais bien de l’isolement spatial dans lequel elles se retrouvaient. De la voiture à l’homme L’intérêt que présentent les ponts de jonction s’est déplacé vers d’autres fonctions sociales. En outre, la flambée des prix de l’immobilier qui s’est amorcée au début des années 2000 a déclenché une poussée de fièvre urbanistique jusque dans les quartiers les moins cotés qui dépérissaient à l’ombre des ponts de jonction, lesquels étaient donc appelés à être démolis de l’avis de certains. Le premier à l’être fut celui de Ddeokjeon, qui s’étendait dans l’arrondissement de Dongdaemun-gu

jusqu’en 2002, après quoi s’ensuivirent de nouveaux débats et d’autres disparitions d’ouvrages de ce type, puisque près de 30 % d’entre eux ont été supprimés à ce jour. Quant au plus célèbre de ces ponts, il s’agissait de celui de Cheonggye, qui irriguait le centre comme une artère sanguine depuis 1971 et fut détruit en 2003, les quartiers environnants connaissant dès lors un regain d’activité. Aujourd’hui, la reconversion du pont de jonction de la gare de Séoul s’avère donc correspondre à un consensus social sur la gestion à long terme de l’espace urbain. En effet, une telle réalisation ne s’est pas limitée à désenclaver et aménager les quartiers adjacents, puisque la solution de la démolition avait auparavant permis d’atteindre ces objectifs. Ici, la transformation d’une infrastructure déjà existante visait à assurer différentes fonctions nécessaires à la vie urbaine. L’idée a germé très vite de créer un jardin suspendu qui s’étendrait sur une distance d’un kilomètre au-dessus des voies

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 39


1

de chemin de fer de la gare de Séoul et permettrait d’effectuer une belle promenade au centre de Séoul. À l’annonce par la municipalité de ce projet qui s’inspirait du fameux « High Line » de New York, le public s’est réjoui à la perspective de cette remise en valeur d’une infrastructure urbaine à l’intention non plus de la voiture, mais de l’homme, conformément à l’idée qu’une ville appartient d’abord et avant tout à ses habitants. Le Seoullo 7017, ainsi nommé en raison de sa construction en 1970 et de sa reconversion en passerelle en 2017, présente avant tout l’avantage de relier agréablement la gare de Séoul aux principaux lieux touristiques que sont le marché de Namdaemun, le quartier de Myeong-dong et le mont Nam. Outre qu’il procure des possibilités de détente et un panorama dont ne pouvaient disposer les piétons au niveau du sol, il permet d’aller à la découverte de l’histoire six fois centenaire de cette capitale. Si certains vont avant tout y admirer le fabuleux spectacle de la ville tout illuminée de bleu dans la nuit, d’autres préfèrent 40 KOREANA Automne 2017

se distraire grâce aux installations et kiosques mis à leur disposition, les randonneurs se réjouissant particulièrement de pouvoir y cheminer au beau milieu de la ville. Près de 24 000 arbres en pot appartenant à 228 essences différentes composent un jardin suspendu qui fournit une précieuse ombre. Comme l’a expliqué le cabinet d’architectes néerlandais MVRDV qui a été retenu pour ce projet, quand ces arbres prendront racine, que leurs branches pousseront et que leur feuillage s’étoffera, Seoullo 7017 n’en sera que plus beau et attirera une plus grande fréquentation qu’aucun autre entroit de Séoul. L’absence de consensus Au marché de Namdaemun, il se trouve encore des commerçants pour penser que le pont de jonction était indispensable à l’écoulement de la circulation. D’autres expriment un avis très critique sur certaines sculptures et installations, ainsi que sur l’insuffisance d’équipements de loisirs en raison, bien évidemment, de la trop grande précipitation avec laquelle a été réalisé le projet, sans avoir véritablement obtenu le consente-


À l’annonce de ce projet qui s’inspirait du fameux « High Line » de New York, le public s’est réjoui à la perspective de cette remise en valeur d’une infrastructure urbaine à l’intention non plus de la voiture, mais de l’homme, conformément à l’idée qu’une ville appartient d’abord et avant tout à ses habitants. 1. Le Seoullo 7017 vu des fenêtres d’un café situé près de la gare de Séoul. Ce nouveau repère de la vie de la capitale apporte une touche d’originalité au paysage urbain.

2

ment de l’ensemble de l’opinion publique. Cette désapprobation ne porte ni sur la forme des pots en ciment ni sur les espèces végétales qu’ils renferment. Que l’on soit ou non favorable à telle ou telle réalisation architecturale sur la voie publique, la question se pose toujours de savoir si la procédure a été respectée en matière de consultation. En conséquence, il importe de s’assurer que les responsables du projet n’ont pas fait entrer en ligne de compte dans la planification de Seoullo 7017 des critères qui relèveraient de l’opportunisme, que les décisions qui ont été prises trop hâtivement ne l’ont pas été avec des arrière-pensées politiques et que le déroulement du concours international d’architecture n’a pas été entaché d’abus visant à en accroître le prestige et l’impact publicitaire. À l’avenir, il conviendra de s’interroger a priori sur ces différents points. Avec le recul, force est de constater que les projets architecturaux servent le plus souvent des intérêts politiques en raison de l’effet d’image considérable qui est le leur. Par un comble d’ironie, il s’avère que plus l’accent est mis sur les

2. Sur le Seoullo 7017, cette famille découvre Kiss Kiss , une œuvre de Lee Woo-sung exposée à Hello, Artists!, la galerie d’art de la Fondation culturelle Naver.

bienfaits d’une réalisation pour les personnes, plus c’est la puissance publique qui en tire parti, ce qui s’explique par le fait qu’en se diversifiant, les besoins en espaces privés empiètent toujours plus sur le domaine public. En matière de conception et de réalisation de projets d’aménagement de l’espace public d’une ville moderne, l’enjeu qui se pose est celui du contrôle des moyens par lesquels a été obtenu le consensus social. Un projet d’architecture urbaine ne constitue pas seulement une prouesse visible, mais aussi un pont suspendu sur une vallée de perspectives sociales qui reflètent la diversité des opinions d’une population. Dans tous les cas, il doit être précédé d’une réflexion sur l’objectif qui est le sien et les valeurs auxquelles est attaché le public. Quelques mois à peine ont passé depuis l’inauguration du Seoullo 7017 le 20 mai dernier, mais cet ouvrage présente déjà un aspect différent du fait des arbres qui y ont bien poussé. De même qu’ils prennent racine et allongent leurs branches, il est à espérer que les habitants de la capitale trouveront toujours plus de plaisir et d’intérêt à se promener sur cette passerelle. ARTS ET CULTURE DE CORÉE 41


HISTOIRES DES DEUX CORÉES

Quand le bénévolat prépare

À SE RÉUNIFIER

Les quelque 30 000 réfugiés nord-coréens qui, selon les chiffres du ministère de la Réunification, résident actuellement en Corée du Sud s’efforcent d’y refaire leur vie avec le soutien d’organisations humanitaires. Anticipant les besoins des nouveaux arrivants, certains ont d’ores et déjà entrepris de leur apporter euxmêmes cette aide en mettant sur pied groupes de bénévoles et associations caritatives qui travaillent à améliorer la cohésion sociale en vue de la réunification. Kim Hak-soon Journaliste et professeur invité à l’École des médias et de la communication de l’Université Koryeo Ahn Hong-beom Photographe

Pour la plupart réfugiés nord-coréens et étudiants, ces bénévoles d’UniSeed distribuent des boîtes-repas aux sans-abri de la gare de Séoul.

42 KOREANA Automne 2017


U

ne idée répandue veut que l’aide aux réfugiés nord-coréens soit en quelque sorte « à sens unique » et qu’ils se soucient uniquement de leurs difficultés d’intégration à leur nouveau cadre de vie. On ne saurait toutefois souscrire à ces a priori au risque d’ignorer que de tels témoignages de générosité envers autrui émanent souvent des plus démunis. Si les préjugés ont la vie dure, il a suffi d’un petit groupe d’étudiants pour en avoir raison. Composée d’une cinquantaine de jeunes réfugiés nord-coréens, auxquels se sont joints six Sud-Coréens de leur âge, cette toute nouvelle association a pour nom UniSeed, qui est l’abréviation de « Seed of Unification », c’est-à-dire « graine de réunification ». Ses membres s’efforcent de réunir des fonds qui leur permettront, une fois par mois, de confectionner et distribuer des repas aux personnes sans domicile fixe qui vivent aux abords de la gare de Séoul. Aux yeux de ces étudiants qui ont fui la Corée du Nord et connaissent pourtant des moments difficiles dans leur pays d’accueil, ces sans-abri sont encore plus malheureux. Leurs activités caritatives sont variées et se poursuivent toute l’année : tantôt ils se cotisent pour faire des dons à des organismes d’aide sociale à l’enfance, tantôt ils font et livrent eux-mêmes du kimchi ou des briquettes de charbon destinées au chauffage à l’intention des habitants des quartiers déshérités. Il ne se passe pas de mois ou presque sans qu’ils lancent une collecte en vue de l’achat de vêtements et produits de première nécessité pour les faire parvenir aux réfugiés nord-coréens sans papiers qui vivent en Chine ou dans d’autres pays. Par ces actions, ils mettent en application la devise qui est la leur, à savoir que « Les jeunes des deux Corées doivent s’unir et dialoguer pour pouvoir partager et s’aimer les uns les autres ».

cotiser pour réunir cet argent, faute de quoi ils complèteront le reste par les recettes qu’ils tirent de la vente de menus objets de leur fabrication. Parfois même, il leur arrive de participer à des jeux concours dans le but d’y gagner de l’argent qui renflouera leurs finances. S’il n’est pas chose facile de rassembler de telles sommes, leurs efforts seront récompensés par les témoignages de reconnaissance de ceux qui en bénéficient. Esther Um, qui a créé UniSeed et en est la principale responsable, est en troisième année de chinois à l’Université Hankuk des études étrangères. En juillet 2014, elle a décidé de consacrer les 2,5 millions de wons de sa bourse d’études à la distribution de boîtes-repas aux sans-abri de Séoul et quatre étudiants nord-coréens sont venus lui prêter main forte. Ne disposant d’aucune expérience de l’aide sociale, il leur a bien fallu procéder par tâtonnements comme on le ferait dans tout nouveau domaine, car, avec la meilleure volonté du monde, une action secourable peut ne pas atteindre son objectif. Soucieux d’apaiser la faim par une nourriture adaptée aux goûts nord-coréens, ils ont un jour confectionné un plat typique composé de riz et d’une grosse portion de tofu dont ils ont rempli pas moins de sept cents boîtes à l’intention des SDF venus de ce pays. Contrairement à ce qu’ils espéraient, ces derniers n’ont semble-t-il pas apprécié cette préparation différente de celle à laquelle ils étaient habitués. Les étudiants bénévoles n’ont pas manqué de tirer la leçon de cet échec, à savoir que l’aide ne doit pas être conçue en fonction des idées de celui qui la donne, mais répondre aux besoins de ceux à qui elle est destinée et qu’en l’espèce, tout ce que demandaient ces gens à la rue, c’était un bol de riz bien chaud accompagné d’une bonne soupe au concentré de soja. Forts de cet enseignement, ils allaient s’employer à distribuer des repas faits comme à la maison.

Un prélude à la réunification Il est 13h00, ce troisième samedi du mois, et, comme toujours, une dizaine de bénévoles d’UniSeed fait son entrée dans la cuisine de l’église méthodiste Mallihyeon située près de la gare de Séoul. Ils sont aussi rapides qu’efficaces dans leur travail, sachant qu’il faut absolument tenir le délai qu’ils se sont fixé, qui faisant cuire le riz ou la soupe, qui faisant griller le porc du bulgogi ou sauter les anchois séchés, d’autres encore confectionnant la salade de calmar au concombre et même le kimchi. Soupe chaude à la pâte de poisson et concentré de soja en hiver, salade aux légumes sauvages nouveaux au printemps, soupe froide au concombre en été : autant de préparations qui conviennent à chaque saison de l’année. Tous les jours à dix-sept heures, les jeunes bénévoles partent livrer les boîtes renfermant les dîners qu’ils ont confectionnés de bon matin pour près de deux cents SDF qui se tiennent sur le parvis de la gare de Séoul. La préparation de ces deux cents repas leur revenant à 600 000 wons, il leur faut se

Un engagement apprécié à sa juste valeur Lorsque les jeunes bénévoles sont sur place, il arrive que des sans-abri furieux les agressent verbalement en hurlant : « Pourquoi vous n’avez pas apporté de l’eau ? », ce qui est parfois blessant. D’autres refusent purement et simplement l’offre de boîtes-repas en lançant : « Je ne veux rien recevoir d’un Rouge ». Mais, au fil du temps, viennent aussi les gestes qui encouragent et font chaud au coeur. En 2014, un jour d’automne où Esther Um s’apprêtait à repartir après avoir servi les repas, un SDF s’est approché et lui a tendu une orange et un sachet de trois petits gâteaux de riz gluant. Ce petit cadeau l’a d’autant plus touchée que l’homme devait avoir gardé ces aliments que quelqu’un lui avait donnés pour les manger plus tard. L’année suivante, par une journée d’été caniculaire, un autre a confectionné un éventail avec du carton et l’a agité pour rafraîchir les bénévoles qui suaient à grosses gouttes en leur livrant des repas chauds. Peu à peu, les jeunes gens ont ARTS ET CULTURE DE CORÉE 43


su gagner l’estime et la confiance des sans-logis auxquels ils viennent en aide. Par temps de pluie, les seconds tendent parfois un parapluie pour abriter les premiers qui s’affairent à livrer les repas et, une fois ceux-ci consommés, ils participent de plus en plus souvent au nettoyage des lieux. Certains rapportent même la nourriture, car ils n’ont pas le cœur à la manger en apprenant qu’elle leur est offerte par de jeunes réfugiés qui, jour après jour, doivent eux aussi se battre pour vivre. Trois ans après la création d’UniSeed, les bénévoles sont aujourd’hui reçus à bras ouverts et Esther Um a même recueilli cette confidence : « Ceux des autres groupes font leur travail de façon mécanique, alors que chez UniSeed, on sent une sincère volonté de nous aider ». Ces paroles n’ont fait qu’encourager la jeune femme à faire preuve de ténacité malgré les difficultés. Si UniSeed a choisi de tendre la main en priorité aux sans-logis, c’est parce qu’à ses yeux, il ne fait aucun doute que ceux-ci connaissent tout autant de difficultés que les handicapés et personnes âgées tombés dans l’indigence. Une action salutaire pour l’amour-propre Pour arriver jusqu’en Corée du Sud, Esther Um a dû surmonter bien des difficultés et persévérer malgré une première tentative infructueuse, en mars 2004, qui s’était soldée sept mois plus tard par son interpellation en Chine et son expulsion. En 2006, elle allait repartir pour ce pays et, de là, gagner la Corée du Sud après deux années d’efforts. Pendant son séjour à Yanji, une ville du nord-est de la Chine, elle a assisté, impuissante, à l’arrestation de sa mère et de sa sœur cadette par les policiers chinois. Acculée au désespoir par sa situation sans issue, elle en était arrivée à vouloir mettre fin à ses jours, quand elle a vu dans la rue un vieil homme sans bras ni jambes qui, pour gagner sa vie, faisait de la calligraphie avec un pinceau qu’il tenait dans sa bouche. Cette scène allait bien sûr émouvoir

Esther Um, mais aussi lui redonner courage. Elle a subitement ressenti un grand besoin d’être utile aux autres et s’est aussitôt adressée à une association d’aide aux handicapés pour y travailler bénévolement. Quand l’employé qui l’a reçue a commencé par lui demander de présenter sa carte d’identité, elle a été extrêmement déçue. « Les réfugiés ne peuvent même pas faire une bonne action sans rencontrer de problèmes », s’est-elle dit. Elle s’est alors souvenue du Refuge des anges, ce centre de soutien à l’intégration des handicapés dont elle avait entendu parler à son arrivée en Corée du Sud et où elle allait se lancer à son tour dans le bénévolat. Tous les samedis, elle se levait de bonne heure pour aller aider les pensionnaires à faire leur toilette, après quoi elle faisait méticuleusement le ménage jusque dans les moindres recoins. Pas une seule fois elle n’a manqué à l’appel, bien que très prise par ses études universitaires et son emploi à temps partiel. S’il lui arrivait de saigner du nez à force de travail, ses activités de bénévole étaient son seul plaisir. Esther Um affirme ainsi : « Quand je travaille comme bénévole, je suis certaine de faire quelque chose pour quelqu’un qui en a besoin. Je suis fière de moi parce que j’aide les gens au lieu d’être toujours aidée ». Par la suite, elle allait s’y consacrer encore davantage quand sa famille a été frappée par de nouveaux malheurs, à savoir le décès de son petit frère resté en Corée du Nord et le cancer de sa mère, alors qu’elle avait enfin réussi à faire venir celle-ci après avoir versé pas moins de dix millions de wons de pots-de-vin. Dans ces circonstances, elle a pensé à nouveau au suicide, mais les visages des membres du centre qui l’avaient encouragée et lui avaient témoigné de la sympathie lui sont revenus en mémoire. Ce deuxième signe du destin lui a alors fait comprendre que « le bénévolat aide aussi les réfugiés qui en font à ne pas commettre l’irréparable », comme elle le dit ellemême à juste raison ; en effet, les suicides sont trois fois plus nombreux chez eux que parmi les Sud-Coréens. En 2014, après avoir réussi à se reconstruire suite à la tragédie qu’avait connue sa famille, Esther Um allait créer l’association UniSeed pour aider à son tour les réfugiés à retrouver leur amour-propre. Dans ce but, elle a fait appel à des amis pour qu’ils fassent des dons de nourriture destinés aux distributions de boîtes-repas ou d’ustensiles tels que des baguettes. Elle a aussi fondé une entreprise du secteur de l’économie sociale et solidaire qui a pour nom Osundosun, c’est-à-dire « avec conviDes bénévoles d’UniSeed, dont le nom est l’abréviation de « seed of unification » (graine de réunification), portent une pancarte présentant un projet d’aide alimentaire à l’intention des SDF du parvis de la gare de Séoul. Esther Um (quatrième à partir de la droite), qui a créé UniSeed en 2014, est en troisième année de chinois à l’Université Hankuk des études étrangères.

44 KOREANA Automne 2017


vialité ». Elle réalise la production et la vente de spécialités culinaires nord-coréennes, les recettes issues de cette activité étant destinées à alimenter le budget d’UniSeed. Un an plus tard, Osundosun a remporté le premier prix du concours national des entreprises sociales et solidaires qu’organisait l’Agence coréenne pour la promotion des entreprises sociales et solidaires. Elle dispose d’un personnel qualifié grâce à la formation continue dont celui-ci a bénéficié lors de stages proposés par la Haute autorité hippique. Depuis novembre 2016, Osundosun s’associe au Centre de l’esprit d’entreprise et des missions sociales (SEAM) pour faire circuler des camions-restaurants dans le quartier de Seongdong situé à Séoul grâce à un projet d’animation de quartier visant à promouvoir l’économie sociale et solidaire. Dans ce même esprit, Esther Um projette d’ailleurs d’étendre ses activités à la fourniture d’aide alimentaire par des camions-restaurants que gérera la Compagnie UniSeed créée à cet effet. La jeune femme rêve de voir cette entreprise disposer d’antennes sur tous les campus universitaires afin que les jeunes des deux Corées se joignent au mouvement et travaillent ensemble à créer des conditions propices à la réunification. Dans cette perspective, elle souhaiterait voir les réfugiés servir de passerelle entre les deux pays et ne pas se contenter d’accéder à la nationalité sud-coréenne, car ce rôle leur ouvrirait la voie à une véritable intégration à leur pays d’accueil. Comment rendre l’amour donné UniSeed n’est pas la seule association de réfugiés bénévoles, car, par ailleurs, oeuvrent notamment ceux du Groupe Chakhan, dont le nom signifie « bon » ou « gentil ». Il est constitué de dix petits clubs de bénévolat agréés par la Fondation coréenne Hana, une agence directement rattachée au ministère de la Réunification qui a vocation à apporter un soutien aux réfugiés s’établissant en Corée du Sud. Créée en novembre 2015, l’agence Chakhan met en oeuvre des opérations caritatives deux ou trois fois par an avec le concours des clubs qui en sont membres et se composent à plus de 50 % de réfugiés nord-coréens. « Le projet Chakhan a été conçu pour encourager les réfugiés à s’intégrer en douceur dans le pays et à y être acteurs de la vie sociale en leur faisant prendre davantage conscience de l’apport qui peut être le leur s’ils ne s’enferment pas dans un rôle d’assistés. Les activités de bénévolat leur fournissent l’occasion de rendre l’amour qu’on leur a donné en le témoignant à leur tour aux déshérités qu’ils côtoient », précise un fonctionnaire de la Fondation coréenne Hana. En avril dernier, les bénévoles de Chakhan, auxquels s’étaient joints ceux de l’entreprise Kia Motors, ont planté des arbres dans le but de créer une forêt sur l’une des décharges publiques de la ville d’Incheon, mais aussi en souvenir des vil-

lages nord-coréens dont ils sont originaires. Cette manifestation revêtait une double signification dans la mesure où elle a offert à des Sud-Coréens et Nord-Coréens la possibilité de travailler côte à côté à des plantations d’arbres qui, une fois adultes, seront expédiés au-delà de la frontière, ainsi que de traduire en actes le rêve commun qui est le leur de voir la péninsule réunifiée. Les participants à ce chantier de boisement n’étaient autres que les bénévoles de clubs affiliés au Groupe Chakhan tels que le Gwangmyeong Hana Hyanguhoe, le Hana Bongsahoe et le Saeteomin Haetbit Saranghoe, c’est-à-dire respectivement le Groupe de résidents de Gwangmyeong Hana, le Groupe de bénévoles Hana et les Réfugiés amoureux du soleil. « C’est à mon arrivée en Corée du Sud que j’ai entendu parler de bénévolat pour la première fois », confie Kwak Su-jin, qui dirige le Hana Bongsahoe affilié à la Croix-Rouge coréenne. « Nous avons entrepris ces activités pour aider les nécessiteux et donner une autre image des réfugiés ». Ahn Yeong-ae, ce natif de la ville de Musan située dans la province du Hamgyong du Nord, déclare pour sa part : « En Corée du Nord, les montagnes sont pour la plupart déboisées. J’ai planté ces arbres en espérant qu’ils seront replantés dans mon village après la réunification ». Le Groupe Chakhan a entamé ses activités de promotion de projets communs le 14 mai 2016. Le premier d’entre eux concernait un petit port de pêche qui se situe dans le canton de Yeoncheon, l’un de ceux de la province de Gyeonggi, et figure parmi les villages les plus septentrionaux du territoire sud-coréen, de sorte qu’il est limitrophe de la Zone démilitarisée. En 2009, le ruisseau d’un village choisi pour symboliser la paix et la protection de l’environnement allait entrer en crue, suite à l’ouverture des vannes du lac de retenue d’urgence du barrage de Hwanggang, et provoquer la mort de six de ses habitants. Des travailleurs bénévoles allaient aussitôt s’y rendre pour offrir des repas composés de plats nord-coréens aux personnes âgées du village, repeindre les murs des maisons, déblayer les rues et apporter d’autres améliorations. Parmi les préparations qu’ils avaient apportées, figuraient des spécialités très appréciées telles que des nouilles froides aux pousses d’aralia, des raviolis typiquement nord-coréens, du riz au tofu et des pâtés de soja. En mai 2016, les membres du Groupe Chakhan se sont aussi proposés pour le désherbage des tombes des soldats inconnus du Cimetière national, puis en novembre de la même année, ils ont confectionné du kimchi et l’ont apporté aux personnes âgées qui vivent seules dans un quartier défavorisé situé près de la gare de Séoul. À ces bénévoles, s’ajoutent depuis 2015 ceux de la cinquantaine d’autres groupes de réfugiés nord-coréens qui réalisent des activités de ce type aux quatre coins du pays.

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 45


ESCAPADE

46 KOREANA Automne 2017


d’un

LECTURES POÉTIQUES SUR LES RIVES LAC

À l’extrémité méridionale de la péninsule coréenne, le Nam arrose le centre de Jinju, une ville de 350 000 habitants à l’histoire tumultueuse, car elle fut le théâtre de nombreuses et âpres batailles lors des invasions japonaises. L’eau y est aussi présente au lac de Jinyang, qui fut créé au siècle dernier lors de la construction d’un barrage. Où que l’on se trouve, le temps semble s’écouler au gré du cours paisible du fleuve. Gwak Jae-gu Poète Ahn Hong-beom Photographe ARTS ET CULTURE DE CORÉE 47


A

ssis à la fenêtre qui donne sur le lac, je me plonge dans la première anthologie des œuvres d’un jeune poète. Poésie, eau et voyages sont d’une nature semblable. De même que la deuxième s’écoule tranquillement avant de se jeter dans la mer, les vers de la première viennent à l’esprit un bref instant avant de disparaître. Quant aux voyages, ils reviennent d’une certaine manière à traverser le temps, mais les cœurs s’affolent à la moindre halte. J’ai eu la bonne idée d’entreprendre ce périple à partir de Naechon, un village blotti sur les rives du lac de Jinyang. J’y suis allé dans un café où tantôt je regarde par la fenêtre, tantôt je feuillette mon recueil de poèmes. Les hommes de l’âge du Bronze avaient-ils l’âme poétique ? Sur le marché à l’ancienne de ma ville, un jeune couple

48 KOREANA Automne 2017

tient une librairie qui a pour nom « Simda », c’est-à-dire « planter », des arbres ou des fleurs, par exemple. « Qui aurait l’idée de venir acheter des livres ici ? Espérons que vous mangez à votre faim ! » C’est ce que disaient les marchands inquiets, mais ils avaient tort, car les clients n’ont pas tardé à affluer dans le minuscule magasin de dix mètres carrés tout au plus. En descendant du train, ils accourent par les allées étroites pour y lire, qui des récits de voyage, qui de la poésie ou des livres illustrés remarqués en vitrine. On voit même des journalistes et gens de télévision. Quand j’y suis entré, avant de partir pour Jinju, les libraires m’ont tendu un livre de poèmes intitulé Dam Dam. L’esprit serein comme la rivière qui coule… Il s’agit d’un premier recueil consacré à Chang Sung-hui. À chaque page que j’en ai lu, j’ai ressenti au plus profond de moi-même les chagrins et


tourments qu’avait connus l’auteure au cours de sa vie. Un jour que j’étais seule et malade, Je me suis fondue dans le froid et suis devenue informe. Je suis une fanfaronne. J’ai appuyé mes pieds mouillés par une longue marche Contre le bout carré de mes chaussures. Ma précieuse froideur fondait, fondait Tandis que claquaient mes talons hauts. Les longs noms auxquels je ne pouvais renoncer S’épaississaient sur ma langue. La métaphore de la glace qui a donné son nom à ce poème

1

2 1. Le centre de Jinju est visible du pavillon de Chokseongnu qui fut édifié au bord du Nam sous le royaume de Goryeo, puis plusieurs fois reconstruit ou restauré au cours du temps. Lors des invasions japonaises de 1592 à 1598, il abrita le quartier général des armées qui assurèrent la défense de la forteresse de Jinju. Aujourd’hui classé au patrimoine culturel provincial, il s’est transformé en un lieu de détente très apprécié de la population. 2. Ces objets exposés au Musée de l’âge du Bronze de Jinju ont été mis au jour dans la commune voisine de Daepyeong-myeon.

m’a touché, car elle représente les larmes, auxquelles se réfèrent aussi les mots « ma précieuse froideur ». Je ne peux détacher mes yeux de ces autres : « le bout carré de mes chaussures ». Somme toute, la vie ne se résume-t-elle pas à ces errances sans fin dans l’air, une paire de chaussures à talons hauts et à bouts carrés aux pieds ? La surface du lac est immobile. En longeant celui-ci par la nationale 1049 sur une dizaine de kilomètres, je tombe sur un panneau indicateur annonçant le Musée de l’âge du Bronze de Jinju, cet établissement qui évoque la vie des hommes du delta en 1 500 avant J.-C. et permet d’en découvrir des vestiges. Je me demande de quoi était faite l’existence humaine il y a 3 500 ans. Je découvre que pas moins de quatre cents huttes à fosse ont été découvertes dans la région et suis surpris de constater que l’alimentation, la manière de se vêtir et l’habitat d’alors ne différaient pas autant qu’on pourrait le croire de ceux de notre époque. Comme aujourd’hui, les hommes se nourrissaient de riz qu’ils faisaient cuire sur un feu de bois dans des pots en argile et de poisson qu’ils pêchaient dans les rivières. Les restes de foyers ont été découverts dans les fosses. J’observe un entrepôt de céréales, un poids servant au tissage et des assiettes en terre cuite rouge. Je suis soudain curieux de savoir comment ces gens exprimaient ce qu’ils pensaient et s’ils rêvaient de franchir montagnes et rivières pour voyager. En observant attentivement la ARTS ET CULTURE DE CORÉE 49


vaisselle exposée, j’y remarque l’absence systématique d’ornements. Ces peuples anciens ignoraient encore l’art poétique, de même que les voyages n’existaient vraisemblablement pas. L’idée de la domination de la nature par l’homme doit provenir chez celui-ci d’un sentiment de supériorité intellectuelle ou d’une vision narcissique de la civilisation moderne qu’il a créée. Les beaux textes d’une sombre époque Je repars en empruntant la même route et, sur les rives du lac, je me délecte de la vue des mimosas en fleur. En coréen, ces plantes sont appelées tantôt haphwansu, tantôt haphonmok, c’est-à-dire « arbres unis joyeusement » ou « arbres unis au crépuscule » en raison de leurs feuilles semblables à celles des fougères qui déplient leurs crosses le jour et les replient quand vient la nuit. Parvenu au sommet d’une colline qui surplombe le lac, je m’assieds sous l’un de ces petits arbres et reprends la lecture de mon recueil de poèmes.

Les dieux et le vin : Ces mots étaient pour moi d’infaillibles antidotes. L’hiver s’en est allé mais ma respiration est blanche, mon corps aspire au tombeau. En ces temps belliqueux, comme il fera plus chaud ! Chaque souffle de la respiration sera en point d’interrogation. Le vent souffle et la pluie tombe. Marchant sans parapluie, Tu es pareille à l’ombre d’un arbre tombé. Dans ce poème intitulé Bien que marchant sans fin, la femme sans parapluie n’est autre que l’auteure. J’avais vingt ans dans ces années 1980 qui rappelaient l’ombre d’un arbre tombé, mais qui ont aussi vu l’avènement de « l’âge de la poé-

1

50 KOREANA Automne 2017

Étant parvenu à la conclusion que la poésie naît de la souffrance et exprime celle-ci, l’idée m’a effleuré que cet art n’existait pas à l’âge du Bronze parce que toute peine était étrangère à l’homme voilà trois millénaires et demi.

sie » en Corée. Face à la répression et aux persécutions politiques, on composait des poèmes. Que l’on soit paysan, menuisier, chauffeur de taxi, métallurgiste, professeur, mineur ou infirmière. Tous y cherchaient une consolation et un refuge pour l’esprit. Un recueil succédait à un autre et se vendait à un million d’exemplaires. Et on aimait son époque. Jeune auteur du poème Dam Dam, ne désespère pas ! Cette belle langue est tienne et le jour viendra où elle te permettra de dire à la perfection toute la tristesse et la mélancolie de l’âme humaine. Le cœur plus rouge qu’un pavot Le pavillon de Chokseongnu est une majestueuse construction qui s’élève dans l’enceinte des vieilles murailles de Jinju. Aux yeux de la population, ce magnifique ouvrage défensif qui borde les rives du Nam représente aussi bien une éternelle source de réconfort que le témoignage vivant de sa douloureuse histoire. En 1592, l’envahisseur japonais foula le sol du royaume de Joseon et les guerres firent rage pendant les sept années qui suivirent. Quand son armée forte de 20 000 hommes se lança à l’assaut de la forteresse de Jinju au dixième mois de cette même année, le magistrat suprême de la ville, Kim Si-min, parvint à la repousser alors qu’il ne disposait que de 3 800 soldats. La lutte fut si âpre qu’à l’issue des sept jours qu’elle dura, les Japonais avaient perdu 300 officiers et 10 000 soldats, tandis que Kim Si-min y perdit la vie à l’âge de 39 ans. Quand arriva la saison des pluies, au sixième mois de l’année suivante, une deuxième bataille fut livrée en ces lieux et se solda par la prise de la forteresse. Outre que tous les soldats qui la défendaient sans exception moururent soit au combat,


2

soit en se jetant dans le fleuve, les civils qui s’y étaient réfugiés furent massacrés et les Japonais ne rapportèrent pas moins de 20 000 têtes tranchées comme autant de trophées. On affirme que les noyés furent si nombreux que leurs cadavres entravaient le lit du fleuve. L’ennemi avait certes conquis la ville, mais au prix de pertes énormes et sans parvenir à occuper la région de Honam qui s’étendait plus à l’ouest et constituait le grenier à riz de la nation, ce qui allait le contraindre à renoncer à ses visées sur le royaume, d’où l’importance historique de cette bataille. Ces événements allaient aussi léguer à la postérité l’exploit de Nongae, une femme qui fut pareille à une fleur éclose sur les ruines de la guerre. Si certains documents ont vu en elle une simple roturière, ce fut certainement une gisaeng, c’est-àdire une courtisane dotée de talents artistiques. Quoi qu’il en soit, peu importe la condition qui était la sienne. Pour célébrer leur victoire lors du second siège de Jinju, les chefs militaires japonais donnèrent un banquet et firent appel à plusieurs de ces gisaeng. Nongae profita alors des réjouissances pour entraîner le commandant en chef Keyamura Rokusuke jusqu’à une falaise et après l’avoir enlacé, elle se précipita avec lui dans le Nam qui coulait en contrebas. La population allait honorer sa mémoire en donnant son nom au rocher d’où elle se jeta, dit Nongae Uiam, ce qui signifie « rocher de la loyauté », et en lui

1. Visiteurs admirant un coucher de soleil à l’Observatoire du lac de Jinyang. 2. Longue de 600 mètres, la rue d’Insa-dong s’étend au pied des murailles de Jinju. Les magasins d’antiquités qui font sa renommée y sont apparus dans les années 1970 et rien ne semble avoir changé depuis.

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 51


élevant en surplomb du fleuve le sanctuaire d’Uigisa, c’est-àdire « de la gisaeng loyale ». Le poète Byeon Yeong-ro évoque son souvenir en ces termes : Une noble colère Est plus forte que la foi, Une passion fougueuse Est plus forte que l’amour. Ah ! sur l’eau Plus bleue que les fleurs de pois de papillon, Flotte un cœur Plus rouge qu’un pavot. Les beaux sourcils lisses et soyeux Se haussent en tressaillant Et les lèvres pareilles à des grenades Embrassent la mort ! Ah ! dans l’eau Plus bleue que des fleurs de pois de papillon, Coule un cœur Plus rouge qu’un pavot. Autre fierté de la population, la Fête des lanternes d’octobre commémore aussi le sacrifice de ceux qui luttèrent au prix de leur vie contre les assaillants et, en 2015, la dimension

52 KOREANA Automne 2017

historique exceptionnelle de cette manifestation a valu à Jinju de se voir décerner le Prix mondial de la ville des festivals et événements par l’Association internationale des festivals et événements (IFEA). Cette fête tient son nom des lanternes multicolores qui envahissent le Nam à l’ouverture des festivités et, de nuit, semblent plus nombreuses que les étoiles du ciel. Elles évoquent celles qu’utilisaient les soldats et habitants retranchés dans la forteresse assiégée pour donner signe de vie au monde extérieur, dont ils recevaient aussi des nouvelles par le même procédé. Ceux qui visitent la ville à cette époque auront l’agréable surprise de pouvoir eux aussi lancer sur l’eau l’une de ces lanternes où ils auront inscrit leur nom accompagné de vœux, alors peut-être auront-ils l’impression de retourner 425 ans en arrière et d’être l’un ces habitants de Jinju qui, pour sauver leur dernier bastion sur le Nam, combattaient farouchement l’envahisseur jusque dans la nuit et au mépris du froid. La rue des antiquaires chère au cœur d’une romancière J’aime cette voie ancienne qui s’étire le long des remparts et porte le nom d’Insa-dong, comme la célèbre rue des antiquaires de la capitale. Elle me remémore toujours la romancière Park Wan-suh aujourd’hui disparue.


Séoul

Lieux à visiter à Jinju

328km Jinju

Forteresse de Jinju Village du Lac Naechon

Cette femme de lettres l’affectionnait plus que celle de Séoul, trop animée à son goût et excessive par ses prix, alors qu’ici le calme règne et que l’on trouve encore des gens aimables et dépourvus de cupidité. Elle aimait à dire que c’était un des rares lieux où il était encore agréable de flâner. En témoigne le nombre de commerçants de la rue qui ont lu au moins une ou deux de ses oeuvres, c’est-à-dire tous, l’un d’entre eux lui ayant même demandé d’apposer son autographe sur l’exemplaire qu’il détenait. Il faut être écrivain pour comprendre le sentiment que suscite le lecteur en disant avoir aimé une œuvre. Park Wan-suh appréciait tout particulièrement les meubles d’époque Joseon. « Ils n’ont rien à envier aux plus beaux tableaux de la peinture occidentale ancienne ou abstraite. Ce sont des éléments d’intérieur discrets, mais toujours empreints de dignité », expliquait-elle. Ces souvenirs m’ont incité à entrer dans plusieurs magasins et, aussitôt tombé sous l’emprise du « dieu du commerce », j’ai fait l’acquisition d’une poterie à glaçure pour une somme équivalant à trois cent dollars. Si Park Wan-suh pouvait la voir, nul

Des reconstitutions de batailles livrées contre l’envahisseur japonais ont lieu chaque année en octobre lors de la Fête des lanternes, laquelle tient son nom de ces objets que les habitants lancent en grand nombre sur les flots du Nam.

Marché de Jungang Musée Rhee Seund-ja

doute qu’elle me demanderait : « Mais où l’avez-vous trouvée ? Vous avez vraiment l’oeil pour ces choses ! » Là où naît la poésie et où elle doit demeurer En 2015, ouvrait ses portes à Jinju un musée consacré à Rhee Seund-ja, cette femme peintre qui y vit le jour en 1918 et, aux côtés de Kim Whanki et Lee Ung-no, fit découvrir au monde l’art coréen de son siècle. Nombre d’œuvres exposées dans cet établissement, par leurs titres particulièrement poétiques, tels La texture du vent, Murmures de l’aube ou La sirène insouciante, touchent d’emblée le cœur du visiteur, puis l’inondent peu à peu de leur beauté. Sous l’occupation qu’eut à subir la Corée pendant la première moitié du XXe siècle, Rhee Seund-ja effectua ses études au Japon, puis, en 1951, c’est-à-dire en pleine Guerre de Corée, elle les poursuivit en France, mais les traces de cette période de l’histoire coréenne sont présentes dans son œuvre. Comment aurait-elle pu oublier les blessures de son pays natal et ses compatriotes soumis à l’oppression ? Étant parvenu à la conclusion que la poésie naît de la souffrance et exprime celle-ci, l’idée m’a effleuré que cet art n’existait pas à l’âge du Bronze parce que toute peine était étrangère à l’homme voilà trois millénaires et demi. Et que, si les hommes d’alors étaient plus paisibles et gentils que nous le sommes, peut-être la poésie nous permettra-t-elle un retour en arrière salvateur. ARTS ET CULTURE DE CORÉE 53


UN JOUR COMME LES AUTRES

UN DÉVELOPPEUR INFORMATIQUE HEUREUX

Le rôle d’un développeur informatique est d’optimiser la facilité d’utilisation des logiciels emboîtés en maniant un langage de programmation que les spécialistes sont seuls à connaître. Pour ce faire, Kim Yoon-ki avoue effectuer des heures supplémentaires plus de quinze jours par mois, ce qui ne surprend guère, mais il prend aussi le temps de rêver à son avenir. Yi Ji-young Journaliste au bloter.net Ha Ji-kwon Photographe

54 KOREANA Automne 2017


L

e cinéma et les séries télévisées donnent des informaticiens l’image de personnages un peu magiques pianotant frénétiquement sur leur clavier, l’œil rivé à l’écran où ils font apparaître des informations ultraconfidentielles. Pour le profane en matière de programmation informatique, leur activité fascine par le mystère qui l’entoure et par l’univers différent dans lequel ils semblent évoluer. La réalité est tout autre, comme en témoigne Kim Yoon-ki, lui-même programmeur depuis huit ans, quand, d’emblée, il affirme posément que sa vie « n’a rien de différent de celle d’un employé de bureau quelconque ». Ses horaires de travail sont de 9h00 à 18h00 et comprennent une pause-déjeuner entre 11h30 et 12h30. S’il lui arrive de terminer à l’heure prévue, il la dépasse très largement la plupart du temps. Des développeurs nourris au café Pour Kim Yoon-ki, la journée commence toujours par un café entre collègues à la cafétéria située au rezde-chaussée de l’immeuble et il les y retrouvera par la suite, dès que l’un de ses « frères », comme il les appelle, lui enverra quelques mots sur la messagerie instantanée de l’entreprise. Ils parlent toujours de sujets et d’autres en attendant que le café soit servi et, si cet intermède ne dure que cinq à dix minutes, Kim Yoon-ki trouve qu’il lui permet de ne travailler que mieux. « Trois ou quatre « frères » ont été embauchés depuis mon arrivée. Quelquefois, ils partent en déplacement de chez eux sans passer par ici, alors nous nous voyons dès que possible pour nous encourager mutuellement. Je suis le plus jeune et j’ai un « frère » qui a trois ans de plus que moi. Quand nous échangeons sur nos problèmes ou sur les choses qui nous intéressent, ça m’aide énormément dans mon travail ». Dans le métier, les gens disent souvent en plaisantant qu’ils sont « nourris au café », car, dès qu’ils arrivent au travail, ils ont besoin d’en boire pour être bien réveillés, après quoi ils en reprennent une fois afin de résister à l’envie de dormir, puis une deuxième pour se secouer et mieux se concentrer. En fait, ils en font la même consommation que si c’était de l’eau.

La règle inflexible des heures supplémentaires Avec pour outils de travail un ordinateur fixe équipé d’un processeur à 12 cœurs, un moniteur UHD de 32 pouces et toujours le même clavier depuis qu’il est dans l’entreprise, Kim Yoon-ki s’acquitte chaque jour de la tâche qui est la sienne, à savoir le développement de logiciels spécifiques destinés aux téléviseurs et appareils électroménagers tels que les réfrigérateurs qui sont connectés à l’internet des objets, une technologie phare qui rend ces programmes d’autant plus importants. D’entrée de jeu, Kim Yoon-ki se présente toujours comme un simple développeur, mais, au fur et à mesure qu’il parle de son travail, une question succède à une autre chez ses interlocuteurs. Cette conversation à bâtons rompus peut s’avérer épuisante, alors il préfère en dire le moins possible de prime abord. S’il évite de parler de son métier, c’est aussi parce que les gens qu’il voit pour la première fois sollicitent souvent un service ou un autre, ce qui lui déplaît. « Vous devez vous y connaître en jeux vidéo ! », « J’ai un virus sur mon ordinateur, pourriez-vous l’enlever ? », s’entend-il demander, ce qui ne manque pas de l’agacer. « Dans le développement informatique, il y a autant de spécialités différentes que de sports utilisant un ballon, c’est-à-dire l’internet, les logiciels emboîtés ou les serveurs par exemple, et pourtant il ne viendrait à l’idée de personne d’exiger qu’un joueur de basketball soit tout aussi bon en baseball. J’ai moi aussi une spécialité, alors je ne peux pas tout savoir par ailleurs et cela me gêne que l’on me pose des questions dans des domaines différents ». La programmation informatique est un peu comme le travail de l’écrivain qui ne peut se contenter de passer un nombre d’heures donné à travailler assidument. Elle exige de s’assurer chaque jour de la bonne exécution des fonctions correspondant aux parties rédigées la veille et, dans le cas contraire, de rechercher et de corriger le défaut incriminé : autant d’opérations que le programmeur recommencera inlassablement avant d’achever sa tâche, à l’instar du romancier qui construit son récit en l’émaillant de faits et d’anecdotes afin de le rendre plus crédible. Pour qu’un programme fonctionne correctement, il faut qu’il soit au point dans sa totalité, alors le

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 55


moindre problème peut bloquer la suite du développement et il faut rester tard au travail pour y trouver une solution, parfois plusieurs jours d’affilée. Pour sa part, Kim Yoon-ki avoue avoir eu à le faire plus de quinze jours dans un mois « En matière d’heures supplémentaires, je me fixe une règle avec laquelle je ne transige pas. Les collègues vont parfois jusqu’à passer la nuit au bureau pour s’éviter un trajet et dormir ne serait-ce que quelques heures, mais, quelle que soit l’heure à laquelle je termine, je rentre toujours à la maison, car cela me permet de me régénérer et de me remotiver pour repartir le lendemain ». Son entreprise a beau être située à Seongnam, une ville de la province de Gyeonggi, et son domicile, à Incheon, c’est-à-dire à une distance assez importante, Kim Yoon-ki s’en tient à ce principe en toutes circonstances. Le secret du bonheur au travail Kim Yoon-ki aime le bruit familier des bavardages à mi-voix de ses collègues ou du tic-tac de la pendule et même le silence complet qui règne parfois dans les bureaux, car il les trouve propices à la concentration. Il lui arrive bien sûr de traverser une « mauvaise passe » qui l’empêche de faire quoi sur ce soit correctement, alors, pour sortir de cette impasse,

il fait des recherches sur internet et repart sur de meilleures bases en un rien de temps. « Dans le développement d’un logiciel, il existe une phase appelée « build » qui consiste à vérifier que l’ordinateur est en mesure d’exécuter convenablement des tâches programmées en langage informatique, ce qui prend plus de temps qu’on ne l’imagine. Pour tous les développeurs comme moi, une bonne machine est à la fois une arme et un ami, car elle peut réduire considérablement cette longue durée où il faut attendre, ce qui est fastidieux ». Toutefois, au travail comme en amour, il faut savoir s’accommoder de ces parenthèses un peu ennuyeuses. Kim Yoon-ki se lasse parfois du côté routinier de certaines tâches, mais, pour supporter cet aspect répétitif, son secret est d’aimer son travail de développeur tout en se consacrant à l’extérieur à des loisirs et passe-temps qui lui permettent de se détendre et de refaire le plein d’énergie. « Dans ce métier, il y a certes des personnes qui ne s’intéressent qu’à l’informatique et ne vivent que par leur travail, mais beaucoup d’autres s’amusent et ont des activités culturelles. Les développeurs sont curieux de tout et je ne fais pas exception à la règle. » À ses moments perdus, il se plonge dans le livre Finding Flow de Mihaly Csikszentmihalyi, qui vient de paraître et lui plaît beaucoup, puis, quand vient le

La programmation informatique est un peu comme le travail de l’écrivain qui ne peut se contenter de passer un nombre d’heures donné à travailler assidument. Elle exige de s’assurer chaque jour de la bonne exécution des fonctions correspondant aux parties rédigées la veille et, dans le cas contraire, de rechercher et de corriger le défaut incriminé : autant d’opérations que le programmeur recommencera inlassablement avant d’achever sa tâche, à l’instar du romancier qui construit son récit en l’émaillant de faits et d’anecdotes afin de le rendre plus crédible. 56 KOREANA Automne 2017


Kim Yoon-ki (à droite) en réunion avec ses collègues développeurs informatiques. Le logiciel emboîté des appareils électroménagers permet à ceux-ci d’assurer des fonctions spécifiques.

week-end, il s’informe sur les dernières évolutions techniques ou regarde un film. Dans son entreprise, il fait partie d’un club de guitare, ce qui l’amène parfois à jouer dans un concert. À une certaine époque, il pratiquait aussi le jogging et faisait tous les jours ses quatre kilomètres avant de rentrer à la maison, outre qu’il a couru intégralement deux marathons. « Pour moi, le bonheur au travail vient des loisirs qui l’entourent, c’est pourquoi je travaille toujours dans la bonne humeur ». Il est vrai que d’autres vivent mal une profession où l’habitude peut se créer de rester manger et dormir dans des bureaux allumés toute la nuit, ces situations constituant un facteur de stress qui est susceptible de provoquer des dépressions nerveuses. Kim Yoonki n’en aime pas moins ce travail qui lui permet de

s’épanouir, mais il réserve toujours une partie de son temps aux loisirs. Qu’en est-il de ses projets ? Il rêve d’avoir une compétence interdisciplinaire qui lui permettra d’appliquer les TIC à la création artistique, ne souhaitant pas se cantonner à son travail actuel, mais se servir de ses acquis en vue d’une évolution de carrière. « D’ici dix ans, j’aimerais pouvoir ouvrir une galerie qui serait l’équivalent d’un atelier d’artisanat dans le domaine du développement informatique. Je ne voudrais plus seulement écrire des programmes au moyen de codes informatiques, mais être capable de concevoir et mettre au point des produits de manière plus concrète, comme le fait un ingénieur. J’ignore quand j’y arriverai, mais c’est vraiment ce que je souhaite ».

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 57


LIVRES

et CD

Charles La Shure Professeur au Département de langue et littérature coréennes de l’Université nationale de Séoul

58 KOREANA Automne 2017

Les conseils apaisants d’un moine bouddhiste The Things You Can See Only When You Slow Down

(Ce que l’on ne peut voir qu’en ralentissant), Haemin Sunim, traduit par Kim Chi-Young,

illustrations de Lee Young-cheol, 2017, Penguin Books, New York, 288 pages, 18 $

Face aux innombrables et douloureux problèmes du monde d’aujourd’hui, comment garder son calme en toutes circonstances ou tout du moins rester sain d’esprit ? C’est à cette question que tente de répondre le moine bouddhiste Haemin Sunim, dont le nom comporte l’appellatif de respect « sunim » également transcrit « seunim » en alphabet latin. Il fait appel dans ce but à la notion bouddhique de « pleine conscience » qui transparaît dès la phrase d’accroche que découvre le lecteur sur la première de couverture : « Comment mener sereinement une vie au rythme trépidant ». La mise en pratique de cette idée exige non seulement de se connaître soi-même et de comprendre ce qui se passe autour de nous, mais aussi, comme l’auteur l’affirme au premier chapitre, d’avoir conscience de ce que « la frontière entre l’esprit et le monde est ténue, poreuse et en fin de compte illusoire ». En partant de ce constat, l’une des règles de conduite les plus importantes est de savoir observer une situation sans y réagir, car elle n’appelle pas nécessairement de le faire. Pour autant, le présent ouvrage ne prétend pas aborder la pensée bouddhique de manière ésotérique ou métaphysique, car les huit chapitres qui le composent portent au contraire sur des sujets accessibles au lecteur moyen et susceptibles de l’intéresser, à savoir la détente, la pleine conscience, la passion, les relations, l’amour, la vie, l’avenir et la spiritualité. Leurs deux parties constitutives sont consacrées à de courts essais et à quelques méditations rédigées le plus souvent sous forme poétique. Haemin Sunim s’y livre à une réflexion approfondie sans jamais perdre de vue la réalité, comme en témoignent ces phrases livrées à la réflexion du lecteur dans le chapitre consacré à la vie : « La vie est comme une part de pizza », « La vie est comme le jazz ». La force de persuasion dont l’auteur fait preuve tient avant tout à l’état d’esprit dans lequel il prodigue ses sages conseils, c’est-à-dire sans le moindre sentiment de supériorité, mais plutôt comme un frère aîné qui a déjà fait l’expérience de ce que vivent les plus jeunes, y compris celle d’un amour sans espoir. Si les méditations auxquelles il se livre parlent aux lecteurs parce qu’elles sont en prise avec la réalité, la teneur des essais les touche tout autant, car l’auteur y évoque en toute sincérité ses propres épreuves et découvertes. La lecture semble prendre la forme d’une conversation avec un ami intime et particulièrement bienveillant, ce qui la rend plus facile et rapide encore. Si elle peut se faire d’une seule traite, on ne saurait omettre l’essentiel du propos, qui est de susciter la réflexion à partir d’essais et de méditations, alors gardons-nous d’accourir au buffet pour engloutir plus de mets que ne l’on ne pourrait digérer. D’un texte à l’autre, viennent s’insérer les belles illustrations de Lee Youngcheol, comme autant d’« intermèdes paisibles où s’attarder longuement, comme sur les méditations ». Par-delà leurs évidentes qualités esthétiques, ces images en disent tout autant à l’observateur attentif que les mots qu’elles accom-


pagnent. Elles représentent tout simplement un ou deux personnages et les beautés de la nature qui les entourent, mais avec un déséquilibre des proportions qui incite à la réflexion, puisque, malgré l’immensité qui oppose la seconde à la petitesse des premiers, ceux-ci, loin de s’y noyer ou de s’y perdre, semblent parachever l’ensemble et révéler ainsi que tout est lié en ce monde. Enfin, le livre de Haemin Sunim intéressera tous les publics par son ouverture aux différentes spiritualités religieuses, outre celle du bouddhisme qui est sa confession, et, par-delà celles-ci, à l’esprit humain en soi. Le lecteur ne pourra donc que se sentir enrichi par sa lecture.

Quand une photographe plonge pour zoomer sur les haenyeo de Jeju Haenyeo: Women Divers of Korea (Les haenyeo , plongeuses sous-marines coréennes)

Textes et photographies de Y. Zin, 2017, Hollym International Corporation, Séoul, 192 pages, 58 000 wons (84,95 $)

Cet ouvrage de Y. Zin fait entrer le lecteur dans le quotidien des haenyeo, ces femmes qui plongent par vingt-cinq mètres de profondeur au large de l’île méridionale de Jeju pour rapporter coquillages ou crustacés et dont le renom leur a valu d’être inscrites par l’UNESCO sur sa Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Cinq années durant, l’auteure s’est consacrée à son projet « des haenyeo heureuses », comme elle l’appelle elle-même, pour étudier leurs valeurs et traditions constitutives de toute une culture originale, et c’est le fruit de ce travail qu’elle nous fait aujourd’hui découvrir. Si les haenyeo imposent le respect par leur courage et leur savoir-faire, elles souffrent souvent de l’image de rudesse et de pauvreté que leur manière de vivre a pu donner par le passé, l’auteure s’attachant donc ici à mettre l’accent sur leur amour exceptionnel de la mer et de leur métier. En vue de recherches sur leurs activités, Y. Zin s’est avérée on ne peut plus compétente en la matière, puisqu’elle est elle-même plongeuse confirmée et détentrice du record féminin de plongée spéléologique Sidemount, c’est-à-dire à montage latéral, ce qui lui vaut de participer à de nombreuses conférences et expositions traitant de ce domaine. La sportive se double en outre d’une spécialiste de la photographie sous-marine qui est à ce titre la première Coréenne à contribuer à la revue National Geographic. Les magnifiques photos en pleine page qui illustrent son livre témoignent d’un grand professionnalisme dans ces deux spécialités, ainsi bien sûr que de l’affection et de l’estime que lui inspirent les haenyeo. Au fil des pages, le lecteur découvre par lui-même le quotidien de ces femmes tout sourire lorsqu’elles se préparent à prendre la mer, plongent et évoluent dans un paysage merveilleux de coraux aux couleurs vives qui leur livrera sa manne, puis, une fois revenues à terre, quand elles se réchauffent autour d’un feu allumé sur la plage avant de partir aux champs pour d’autres durs labeurs. En évoquant les plongeuses qui perpétuent ce mode de vie ancestral et spécifiquement coréen, Y. Zin ne les présente pas sous un jour admirable ou fascinant, mais comme des gens parmi d’autres qui sont attachés à leurs traditions et soucieux de les conserver. D’aucuns affirment qu’une photo en dit plus que mille mots, mais celles de ce livre les surpassent tous par ce qu’elles ont saisi.

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 59


INGRÉDIENTS CULINAIRES

Du kimchi

SANS

BAECHU ?

Depuis près de quatre siècles, les Coréens pratiquent la culture de ce baechu ou chou chinois qui est à la base de leur alimentation, notamment en tant que principal ingrédient du kimchi . S’il fait figure de variété mineure par rapport aux autres légumes de la famille des brassicaceae , il n’en possède pas moins des qualités insoupçonnées. Park Tae-kyun Professeur de recherche au Département de sciences alimentaires de l’Université Koryeo 60 KOREANA Automne 2017


C

omposé par Na Hee-duk, le poème Cœur de baechu se trouve dans tous les manuels de coréen du collège et ses vers charmants ont ému des générations entières. « Ces mots inoubliables prononcés sur le talus d’un champ en été : / « Je serai heureux grâce à toi. / Je serai heureux, car tu grandis ». / En liant les feuilles de baechu à la fin de l’automne, / Je vois que le coeur s’est autant étoffé que tu as grandi ». Cette originale personnification du baechu en poésie n’a d’égale que la place qu’occupe ce légume dans l’art culinaire coréen. La famille des brassicaceae Aux côtés du radis blanc et du piment, le baechu est l’un des trois légumes les plus consommés en Corée et, s’il est en grande partie importé de Chine, certaines de ses variétés sont exclusivement cultivées en Corée. Elles sont au nombre de trois et se distinguent par la densité de leur feuillage, qui est si fourni dans celle du gyeolgu baechu qu’il le fait ressembler à un boulet de canon, tandis que le bangyeolgu baechu n’est dru qu’à sa partie inférieure et que le bulgyeolgu baechu ne possède aucune partie touffue. Seuls les deux premiers sont destinés à la consommation alimentaire, car ils présentent la particularité d’une pousse rapide et d’un grand rendement, tout en se prêtant bien au stockage et au conditionnement. La plupart des consommateurs ignorent en outre qu’il existe deux qualités de chou coréen, à savoir le « baechu de Séoul », petit et aux feuilles de couleur claire, et le « baechu de Gaeseong », plus gros et d’une teinte plus foncée. Le baechu appartient à la famille des brassicaceae, qui comprennent aussi, entre autres variétés, le radis blanc, le chou blanc, le brocoli, le chou-fleur et le chou frisé. Dans les pays occidentaux, brocolis comme choux blancs prennent souvent place sur les tables, étant depuis toujours appréciés pour leurs effets bénéfiques sur la santé. Il en va autrement du baechu et du radis blanc dont les propriétés sont encore assez méconnues parce que la recherche s’y est jusqu’à maintenant moins intéressée. Plus goûteux et nourrissant en automne Le chou chinois est pourtant beaucoup plus diététique qu’on ne le pense, et ce, d’abord et avant tout par son faible apport calorique, qui est d’à peine 12 kilocalories pour 100 grammes, c’est-à-dire, au

bas mot, moitié moindre que celui du chou blanc ou rouge. Une fois saumuré et accommodé, il ne contiendra toujours que 14 kilocalories et sa consommation sera donc d’une très faible incidence sur le poids. Quant au sodium, il n’y est présent qu’à raison de 11 mg et donc, moins que dans le chou blanc où l’on en trouve 18 mg pour la même quantité. De plus, les vitamines A, si précieuses pour renforcer les défenses immunitaires, y sont beaucoup plus nombreuses que dans le second, puisque leurs niveaux en sont respectivement de 263 et 98 UI. Le baechu est aussi susceptible d’aider à prévenir la constipation et l’obésité, car riche en fibres et d’une grande tendreté par rapport aux autres légumes, ce qui permet une perte importante de volume à la cuisson. En outre, ne fermentant que très peu, il offre l’avantage d’éviter la formation de gaz à l’intérieur des intestins. Autre point fort, et non des moindres, il possède des propriétés anti-cancérigènes avérées dont il est souvent fait état. Une équipe de chercheurs en médecine de l’Université de Harvard, au terme d’une étude sur les habitudes alimentaires de 47 000 personnes suivies de 1986 à 1996, est parvenue à la conclusion que « plus celles-ci consommaient de baechu et de brocolis, moins elles manifestaient un facteur de risque de cancer de la vessie ». D’autres travaux attestent de cette capacité de prévention, dont ceux qu’a réalisés l’Institut coréen de la recherche alimentaire et qui ont montré que, chez une souris se nourrissant exclusivement de baechu et de radis blanc, la probabilité d’apparition du cancer du foie était moitié moins importante que chez celles qui mangeaient d’autres légumes. Selon un vieil adage : « Le baechu de l’automne se mange les portes fermées », ce qui signifie qu’il est en cette saison beaucoup plus savoureux, voire qu’il se digère mieux, en raison de l’eau qui le compose à 96,6% et permet de mieux assimiler les viandes. Jadis indispensable aliment de l’hiver Les jeunes femmes modernes qui achètent leur kimchi tout fait auraient bien du mal à distinguer un bon d’un mauvais baechu, comme savaient le faire les bonnes vieilles ménagères d’autrefois. Dans le premier cas, il se doit d’être lourd et dense, mais aussi d’avoir des feuilles tendres, peu épaisses, bien attachées à la queue et exemptes de taches noires indiquant que l’intérieur est aussi gâté et le produit à éviter. À l’époque où l’on n’en trouvait pas toute l’anARTS ET CULTURE DE CORÉE 61


née, il fallait s’empresser de le récolter, l’automne venu, pour entreprendre à temps le kimjang évoqué plus loin. C’est ce baechu de la saison des frimas qui a le meilleur goût, car, au fur et à mesure que viennent les grands froids, ses feuilles se rabougrissent et perdent de leur saveur. En Corée, il existe mille et une façons de le consommer : en soupe, cru avec un assaisonnement, en fines galettes de farine de riz à l’automne, voire en hiver dans certaines régions comme la province de Gyeongsang située dans le sud-est, mais la plus répandue est sous forme de kimchi, qui a longtemps constitué la principale denrée alimentaire. Quand les légumes frais venaient à manquer à la saison froide, il représentait la seule source d’éléments nutritifs essentiels tels que les vitamines C, et ce, encore davantage pour les plus déshérités qui souffraient d’une pénurie d’aliments. La confection de ce condiment indispensable à tout repas coréen revêt la dimension d’une véritable tradition et porte le nom de « kimjang ». Les Coréens en préparaient autrefois en grande quantité à l’approche de l’ipdong, c’est-à-dire du début de l’hiver,

et, comme les femmes n’auraient pas pu venir à bout d’un tel travail toutes seules, celles des villages s’entraidaient. La saveur du produit fini étant subordonnée à la bonne qualité du baechu, il fallait s’assurer que celle-ci soit optimale en vue du kimjang. Les caractéristiques gustatives dépendent aussi des proportions dans lesquelles interviennent les différents ingrédients en fonction des recettes propres à chaque région, voire différentes d’une famille à l’autre. Crevettes marinées, huîtres ou poisson cru peuvent ainsi entrer dans la composition du kimchi confectionné lors du kimjang, l’ensemble permettant d’obtenir un produit plus savoureux que le kimchi classique à l’issue d’une fermentation également plus lente. La pratique de la culture du baechu tel que nous le connaissons aujourd’hui aurait débuté au XVIIe siècle en Corée et c’est à cette époque que remonterait aussi le premier kimchi, lequel ne serait apparu qu’au XVIIIe siècle sous l’aspect rouge vif et avec la saveur épicée conférés par le piment rouge, qui fut donc introduit en Corée plus tardivement que le baechu, l’assaisonnement devant s’être limité jusque-là au sel. Sous le royaume de Joseon, cette évolution cor-

1

62 KOREANA Automne 2017


Dans l’alimentation coréenne, l’âge d’or du kimchi a coïncidé avec celui du riz, qui se mariait pourtant si avantageusement avec lui, comme c’est le cas aujourd’hui encore, alors, si le déclin actuel se poursuit, le second pourrait bien entraîner le premier dans sa chute, puisque celui-ci fut créé pour l’accompagner et en relever la saveur. respondit à une époque de prospérité qui, dans l’alimentation, favorisa une plus grande consommation de riz et, par suite, l’âge d’or de ce kimchi qui se mariait si avantageusement avec lui, comme c’est le cas aujourd’hui encore, selon les études les plus récentes. Dans l’article qu’ils ont fait paraître en 2016 dans la Revue de la nutrition et de la santé, les chercheurs du Département d’alimentation et de nutrition de l’Université Dankook révèlent que les Coréens consomment plus de trois fois par jour du riz à la vapeur accompagné de kimchi, lesquels arrivent respectivement en première et deuxième places dans leurs goûts. À l’heure où les habitudes alimentaires s’occidentalisent et accordent plus de place à la viande, on assiste à la tendance inverse dans le cas du riz, alors, si le déclin actuel se poursuit, le second pourrait bien entraîner le premier dans sa chute, puisque celui-ci fut créé pour l’accompagner et en relever la saveur. Le chou blanc toujours prisé en Occident Le chou blanc est tout aussi apprécié des Occidentaux que le baechu des Coréens, car, outre son côté économique, il a des vertus censées ralentir le vieillissement, à l’instar des olives et des yaourts, de sorte que certains l’appellent « le médecin du pauvre ». Il aurait d’ailleurs été le meilleur aliment

2 1. Le baechu se consomme sous forme de soupe, de ssam, ces feuilles de chou légèrement salées et garnies de condiments variés, et de bossam, où les feuilles les plus tendres sont farcies de porc cuit à la vapeur et d’huîtres crues. Cette dernière préparation figure aujourd’hui parmi les plats les plus prisés. 2. Quand le kimchi a suffisamment fermenté, on le découpe pour réaliser des bouchées que l’on disposera avec art sur un plat. Le baechu kimchi constitue l’indispensable complément du riz qui est à la base de l’alimentation coréenne.

qui soit pour Diogène et ce serait grâce à lui qu’aurait vécu jusqu’à quatre-vingt-dix ans ce célèbre philosophe qui osa dire à Alexandre le Grand : « Ôte-toi de mon soleil ! » Classé parmi les aliments riches en calcium et en vitamine C, il est aussi particulièrement pauvre en calories, puisqu’il contient à peine 24 kilocalories pour 100 grammes, ce qui le rend particulièrement bien adapté à un régime alimentaire. Cependant, il faut aussi savoir qu’il possède des propriétés curatives liées à sa teneur en vitamine U. En 1949, des recherches effectuées par l’Université de Stanford avaient déjà montré que le « jus de chou blanc est efficace pour traiter l’ulcère gastrique » et des études menées cette année sont venues corroborer ces résultats expérimentaux. L’absorption de jus de chou blanc pendant une semaine permet de réduire un ulcère grâce à la vitamine U, qui est une sorte d’acide aminé appelé glutamine. Présente dans les principaux ingrédients des condiments artificiels, celle-ci contribue à la régénération des cellules de l’estomac. Le chou blanc est aussi réputé pour ses propriétés anti-cancérigènes et la prévention des fractures qu’il assure par la consolidation des os. Si beaucoup moins d’études ont été consacrées au baechu, il égale à n’en pas douter le chou blanc par ses qualités nutritionnelles et ses effets bénéfiques sur la santé. ARTS ET CULTURE DE CORÉE 63


MODE DE VIE

La colocation comme partage aux intérêts bien compris

La colocation est une pratique toujours plus répandue en Corée, mais alors qu’elle fournissait surtout une solution temporaire à des étudiants ou employés de bureau soucieux de se loger à moindre frais tout en ayant de la compagnie, elle peut aujourd’hui se substituer aux formes habituelles d’aide aux personnes âgées et participer ainsi d’un nouveau mode de vie qui a d’ores et déjà des incidences sur le marché de l’immobilier Kim Dong-hwan Journaliste, The Segye Times Jeon Jae-ho Photographe

Dans cette maison de Dapsimni, un quartier de Séoul situé dans l’arrondissement de Dongdaemun-gu, les colocataires ont tous la jouissance de la salle de séjour. Parties communes et espace privé y sont très précisément délimités par l’agence de colocation WOOZOO.

64 KOREANA Automne 2017


À

presque trente ans, monsieur Kim travaille dans un bureau et vit en colocation à Séoul depuis maintenant deux ans, ce qui semble lui convenir parfaitement : « J’aime ce mode de vie, car il y a toujours quelqu’un à la maison quand je rentre, comme dans la famille. J’ignore comment les choses se passent ailleurs, mais il y a une très bonne entente entre nous », affirme-til, et d’ajouter : « Il nous arrive même d’aller boire un verre ou voir un film ensemble. Je bénéficie à la fois de mon intimité dans l’espace qui m’est imparti et de l’équilibre émotionnel que me procure la fréquentation des autres dans la cuisine ou le salon communs ».

colocataires lors d’un entretien préalable, il est ainsi possible de vivre mieux et de manière beaucoup plus économique. Selon cette formule, chacun des occupants dispose d’une chambre, tandis que la cuisine et la salle à manger constituent des parties communes, mais il est fréquent de voir deux personnes partager également la chambre en créant une séparation à l’aide d’un rideau qui fournira un semblant d’intimité. Contrairement aux résidents des pensions de famille qui se bornent à louer une chambre, ceux des logements en colocation ont une vie commune et s’acquittent eux-mêmes du ménage ou de l’entretien.

De nouvelles habitudes en matière de logement D’après une étude de l’Institut national de la statistique intitulée Prévisions sur les ménages : 20152016, le nombre de foyers unipersonnels s’élevait l’année dernière à 5,3 millions, soit près de 28% des ménages coréens et une progression d’un facteur de plus de 1,5 par rapport au chiffre de 3,38 millions enregistré il y a dix ans. Dans un rapport intitulé Répercussions socio-économiques de l’évolution de la structure des ménages, l’Institut coréen de recherche sur les assurances indique même que ce type de foyers pourrait concerner jusqu’à 36,3% de la population en 2045. Les néologismes « honsul » et « honbap », qui signifient respectivement « boire seul » et « manger seul », encore inusités il y a peu dans un pays où la sociabilité est une vertu cardinale, sont révélateurs de l’apparition de nouvelles tendances liées à la multiplication des foyers unipersonnels, un phénomène qui concerne aussi le logement des personnes vivant seules. Dans ce domaine, on constate depuis quelques années une progression constante des colocations en parallèle avec celle des petits appartements et des studios-bureaux que l’on appelle « officetels ». Le succès de la colocation s’explique certes par la cherté des loyers, mais aussi par une volonté d’échapper à la solitude et de jouir de plus de confort. Les budgets ne se portent que mieux dès lors que l’on n’a pas à prendre en charge la totalité d’une facture d’eau ou d’électricité, des charges d’entretien ou des dépenses alimentaires. Moyennant de bien choisir ses

Le pour et le contre Cet autre employé de bureau également nommé Kim, mais âgé d’une trentaine d’années, vit en colocation dans une maison du quartier d’Itaewon situé à Séoul. « Depuis que j’y habite, je ne me sens plus jamais seul », avoue-t-il. Pas moins de huit personnes partagent son logement et il s’en réjouit, car il estime qu’être toujours entouré permet de rester sain d’esprit. « Aujourd’hui, nous sommes de vrais amis, alors nous n’hésitons pas à nous confier les uns aux autres. On pourrait penser qu’il n’est pas toujours facile de ne vivre qu’avec des hommes, mais en réalité c’est beaucoup plus pratique. Cela réserve toujours des surprises ». Il estime également apprendre beaucoup au contact de ses colocataires, car ils lui font partager ce dont ils font l’expérience par ailleurs. Dans un autre quartier de Séoul appelé Sangdo-dong, ce sont cette fois des étudiants qui vivent en colocation et s’accordent à penser que le fait de pouvoir saluer quelqu’un d’un « À tout à l’heure ! » en partant ou « C’est moi ! » à leur retour participe de leur équilibre, car ils trouvent rassurant de savoir qu’ils ont quelqu’un à qui parler à la maison, comme s’ils étaient en famille. Cependant, le revers de la médaille existe aussi dans ce domaine, car, s’il est agréable de vivre avec des gens dont on partage les idées et valeurs, cette coexistence peut s’avérer délicate dans le cas contraire. Tandis que certains ne se formalisent pas que l’on touche à leurs affaires, d’autres haussent le ton à tout propos.

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 65


Les néologismes « honsul » et « honbap », qui signifient respectivement « boire seul » et « manger seul », encore inusités il y a peu dans un pays où la sociabilité est une vertu cardinale, sont révélateurs de l’apparition de nouvelles tendances liées à la multiplication des foyers unipersonnels, un phénomène qui concerne aussi le logement des personnes vivant seules. Vivant en colocation dans le quartier de Sinchon également situé à Séoul, une jeune femme d’une vingtaine d’années nommée Kang en tire la conclusion que ce sont tous les conflits insignifiants du quotidien qui posent le plus de problèmes. Pour sa part, elle n’apprécie pas que l’on prenne sans prévenir tel ou tel produit qui se trouvait dans le frigo ou de devoir faire le ménage à la place de quelqu’un dont c’était le tour, ces comportements irresponsables pouvant même entraîner des disputes. Afin d’éviter de telles situations, certains propriétaires exigent d’ailleurs que leurs futurs hôtes soient susceptibles de bien s’entendre. Les colocataires d’un logement du quartier de Seongsu-dong, toujours dans la capitale, ont pris l’habitude de se réunir une fois par mois pour évoquer d’éventuels conflits et instaurer un climat de compréhension mutuelle, cette rencontre étant suivie d’un buffet où ils peuvent échanger sur tous les sujets. Ils organisent aussi des fêtes après s’être constitué une cagnotte dans cette perspective.

1. Les colocataires ont indiqué leur emploi du temps sur ce panneau d’affichage afin de limiter le plus possible d’éventuels désagréments.

1

66 KOREANA Automne 2017

2. Repas entre colocataires. Nouvelle manière de se loger à moindre frais tout en ayant de la compagnie, la formule de la colocation attire toujours plus de Coréens.

Un vent de changement dans l’immobilier La colocation s’imposant peu à peu comme un secteur d’activité à part entière, des agences d’un genre nouveau apparaissent ces derniers temps. L’intérêt qu’elle suscite remonte au deuxième semestre 2012 et participe de l’essor des différentes formes d’économie du partage. L’entreprise WOOZOO, qui figure parmi les premières dans ce domaine, assure actuellement la gestion de 52 colocations situées dans treize quartiers différents de Séoul. Selon les chiffres dont dispose cette agence, quelque 7 000 personnes se sont adressées à elle pour louer une chambre en colocation et plus de 300 d’entre elles y sont parvenues, mais, plus surprenant encore, 75 % de ces dernières ont vu renouveler leur bail locatif. Parmi elles, un trentenaire qui travaille dans le secteur des services et habite l’un de ces logements depuis plus de deux ans confie en pouffant de rire : « Si je le pouvais, je resterais ici jusqu’à ce que l’on m’expulse ». En matière de logement, les goûts varient beaucoup d’une personne à l’autre et les logements disponibles en colocation doivent s’y adapter en offrant le choix entre un habitat à la coréenne ou de style occidental mis en valeur par une décoration originale. Chacun trouve ainsi chaussure à son pied, y compris les locataires étrangers amateurs de hanok, ces maisons coréennes d’autrefois. Aujourd’hui, nombre d’appartements sont ainsi conçus pour répondre à des goûts et besoins variés


2 © Agence de colocation WOOZOO

dans le cadre d’une colocation, car cette nouvelle formule s’avère des plus rentables et beaucoup plus avantageuse que les locations classiques sur les plans de la gestion, de la sécurité, de l’entretien et des frais afférents aux parties communes. « La colocation arrange aussi bien les futurs locataires qui recherchent un logement plus grand pour le même prix qu’un studio que les propriétaires qui préfèrent percevoir le loyer mensuel du contrat dit wolse à la caution forfaitaire du régime spécifiquement coréen appelé jeonse », explique ce professionnel de l’immobilier pour qui l’essor de la colocation est appelé à se poursuivre. Une solution de remplacement aux aides sociales classiques Pour autant, on ne saurait cantonner la colocation à une activité à but lucratif au vu de ses seules répercussions sur le secteur de l’immobilier, car les collectivités locales recourent parfois à cet outil pour assurer des prestations d’aide sociale. C’est notamment le cas du conseil provincial de Gyeonggi, qui a mis sur pied un projet pilote prévoyant la fourniture de 70 logements destinés à l’hébergement en colocation d’étudiants et de jeunes travailleurs des zones industrielles afin d’alléger leurs contraintes budgétaires. À l’intention des étudiants qui sont à la recherche d’un emploi, la Société coréenne de logement et de garantie, qui est un établissement public rattaché au ministère du Territoire national, des Infrastructures et des Transports, propose quant à elle des logements dits

« Hug Share House » disponibles en colocation. Le premier à avoir été occupé se situe dans un quartier de Séoul appelé Seongdong-gu et accueille vingt colocataires. Les logements appartenant à ces collectivités locales et organismes publics s’assortissent de loyers inférieurs au prix du marché, à l’image de ceux du conseil provincial de Gyeonggi-do pour lesquels la caution exigée ne représente que 30 à 50 % du montant habituellement exigé sous le régime du jeonse, les loyers ne dépassant pas quant à eux 60 % de ceux du secteur privé. Ce même projet pilote s’accompagne par ailleurs de prestations de conseil en vue de la recherche d’emploi et d’un soutien financier pouvant servir de garantie. Enfin, il convient d’évoquer une approche originale de la colocation qui voit dans celle-ci non seulement la possibilité de partager un logement, mais aussi le moyen qu’elle offre d’encourager le dialogue intergénérationnel. La municipalité de Séoul a notamment mis au point un dispositif appelé « Des générations différentes sous un même toit » qui a pour double objectif d’accueillir des séniors toujours plus nombreux et d’aider les jeunes qui rencontrent des difficultés pour se loger. Il offre aux propriétaires d’un certain âge la possibilité de louer leurs chambres vacantes et aux étudiants, celle de disposer d’un logement à loyer modéré près de leur université, outre que cette formule peut être un remède à la solitude pour les premiers.

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 67


APERÇU DE LA LITTÉRATURE CORÉENNE

CRITIQUE

Un amour éphémère, mais une longue histoire Dans la nouvelle Mi en avril, sol en juillet , Cha Jeong-shin, la tante du narrateur, dont l’histoire nous est contée, se fait aussi appeler par le prénom anglais Pamela, ces deux identités recouvrant deux vécus différents et leur cortège secret de joies, peines, meurtrissures et consolations. Choi Jae-bong Journaliste, The Hankyoreh

K

© Lee Cheon-hui

68 KOREANA Automne 2017

im Yeon-su mérite pleinement d’être qualifié d’écrivain intellectuel, bien que cet adjectif puisse paraître superflu s’agissant d’un homme de plume. Il se justifie plus particulièrement dans son cas par la richesse des références littéraires et la profondeur de réflexion que laissent transparaître ses œuvres. Celle qui l’a révélé est le roman Marcher en montrant un masque du doigt qu’il a fait paraître en 1994 et pour lequel la revue littéraire Jakga Segye (le monde des écrivains) lui a décerné son prix. Aussi audacieux soit-il sur le plan expérimental, ce texte tout empreint de postmodernisme, dominant dans les années 1980 et 1990 au niveau culturel comme sociologique, traite tout simplement des ambitions que nourrissait le jeune homme qu’il était alors. Après s’être illustré par ce type d’écrits résolument novateurs, Kim Yeon-su allait s’en détacher pour se chercher sur le plan de la structure et du style, sans jamais se départir tout à fait d’une tendance au postmodernisme dans sa vision du monde. Ce questionnement qui l’entraîne aux confins de la vérité et du mensonge, de la réalité et de la fiction, des aspects factuels et textuels ne le détourne pas pour autant de ses recherches sur la création littéraire. De tels thèmes se font notamment jour dans son recueil de nouvelles au titre évocateur Je suis un nègre littéraire et dans le roman Au revoir Yi Sang où il attribue à ce


poète moderniste des années 1930 une œuvre inventée de toutes pièces dans laquelle s’affrontent réel et factice, vie professionnelle et vie privée. L’originalité de l’œuvre tient aussi au cosmopolitisme d’un écrivain amateur de voyages, féru de musique pop et de romans étrangers au point de les traduire, comme ceux de Raymond Carver. Haruki Murakami a aussi livré plusieurs traductions de cet auteur et Kim Yeon-su a en commun avec lui de pratiquer occasionnellement le marathon, mais ces affinités littéraires et sportives ne relèvent en aucun cas du mimétisme, car elles proviennent tout bonnement d’une même vision du monde qui se révèle dans l’écriture. Si les toponymes et personnages étrangers sont aussi légion dans la nouvelle Mi en avril, sol en juillet, on ne saurait en conclure trop vite au cosmopolitisme de cet auteur, car de tels éléments sont très présents chez tous les écrivains coréens depuis les années 2000. Pour en revenir à l’œuvre en question, elle a pour personnage principal une tante du narrateur qui répond au nom de Cha Jeong-shin, mais qui, suite à son départ aux États-Unis, se fait appeler Pamela Cha et épouse l’Américain Paul, avec lequel elle élira domicile à Sebastian, une petite ville des côtes de la Floride. Quant au narrateur, il profite d’un voyage à New York, où il part retrouver sa petite amie, pour rendre visite à cette parente. À ce propos, il affirme : « il était indéniable que toutes les histoires que nous avait contées tante Pam ce soir-là et le suivant allaient grandement contribuer à notre mariage », révélant dès lors le statut de personnage principal de cette tante dont il se fait le messager auprès du lecteur en rapportant ces histoires. « Autrement dit, si le dernier visage que l’on voit en mourant n’est pas celui de quelqu’un qu’on a aimé toute sa vie, cette vie, quelle qu’elle soit, ne pourra qu’avoir été malheureuse. C’est pourquoi il faut absolument se marier et avoir des enfants. C’est tout ce que j’ai à dire. » Dans le récit de cette tante, tout tourne autour de cette idée dont elle reconnaît qu’elle lui a donné la force de poursuivre sa vie émaillée de chagrins. Ces épreuves et leurs conséquences, dont elle tire les enseignements au soir de sa vie, constituent la trame narrative de l’œuvre. La séduisante actrice qu’elle était dans sa jeunesse s’enfuit avec son metteur en scène marié à Seogwipo, une ville de l’île de Jeju. Ils y auront pour nid d’amour une maison à toit en zinc située face à la mer jusqu’à ce que l’épouse délaissée mette fin à l’idylle en faisant irruption en compagnie de leur fils. La tante se souvient de la pluie qui tombait sur le toit en

zinc : « Quand nous nous sommes mis en ménage, en avril, nous nous trouvions à la note mi, puis nous avons monté la gamme jusqu’à sol en juillet ». Et d’ajouter : « Pendant trois mois, j’ai quand même pu dormir dans ses bras en écoutant la pluie. » Après avoir laissé repartir son bien-aimé avec sa femme et interrompu sa grossesse sous la pression de sa famille, Cha Jeong-shin part seule aux États-Unis pour refaire sa vie sous le nom de Pamela Cha. Elle y rencontrera Paul, dont elle tombera amoureuse et qu’elle épousera, ses sentiments ne lui faisant pas oublier ceux qu’elle éprouve pour le réalisateur de cinéma, sans que le lecteur sache si la raison de l’impossibilité de cet amour tient à une différence entre les deux, entre la courte durée de la première liaison et l’aboutissement du mariage, voire ces deux facteurs à la fois, car les sentiments les plus profonds sont pareils à un abîme insondable. Pour la tante du narrateur, ces faits sont un épisode douloureux et elle ne parvient pas à oublier cette ville de Seogwipo qui a été la scène de son premier amour, ainsi que celle de son voyage de noces. Or, son véritable mari déclare un jour vouloir y vivre ses dernières heures, étant atteint d’un cancer. S’il a porté son choix sur cette ville la plus méridionale de Corée, c’est, à ses dires, « qu’il voulait voir par lui-même quelle était sa population, sa topographie et l’impression générale qui s’en dégageait, car il souhaitait s’y réincarner », ce qui révèle une erreur d’interprétation de la notion orientale de réincarnation, en dépit de quoi l’important est à ses yeux que sa femme et lui soient réunis après sa mort. Suite à son décès, Pamela retourne définitivement à Seogwipo, ce qui doit s’expliquer en fait par une envie de se replonger dans les souvenirs du séjour qu’elle y a effectué aux côtés du cinéaste Jeong Gil-seong décédé il y a bien longtemps. C’est alors qu’elle reçoit la visite d’un dénommé Jeong Ji-un, qui n’est autre que le fils de celui-ci. À ses yeux, elle réalise ainsi le rêve qu’elle nourrissait de revoir l’amour de sa vie avant de mourir. Nul doute que la mort précoce de ce dernier avait affligé la jeune femme d’alors en mettant fin à ses rêves. À sa dernière heure, la certitude d’avoir aimé un être de valeur, comme en atteste ce fils qui lui ressemble tant, semble lui être d’un grand réconfort. Il en va ainsi de l’amour, qui passe comme les êtres chers meurent ou disparaissent, mais restent à jamais dans les mémoires, alors se pourrait-il que les histoires d’amour soient éternelles ?

ARTS ET CULTURE DE CORÉE 69


Abonnement à Koreana /Achat de numéros

Comment s’abonner Tarif d’abonnement, surtaxe aérienne comprise

Remplissez le formulaire d’abonnement en ligne (koreana@kf.or.kr>Abonnement) et cliquez sur la touche « Envoi ». Vous recevrez par e-mail une facture comportant des informations sur le paiement.

Adresse postale

Abonnement (surtaxe aérienne comprise)

Anciens numéros* (prix unitaire)

Corée

1 an

25 000 won

6 000 won

2 ans

50 000 won

3 ans

75 000 won

1 an

45$US

2 ans

81$US

3 ans

108$US

1 an

50$US

2 ans

90$US

Asie de l’Est

1

Asie du Sud-Est

2

3 ans

120$US

Europe et Amérique

1 an

55$US

du Nord

2 ans

99$US

3 ans

132$US

1 an

60$US

2 ans

108$US

3 ans

144$US

3

Afrique et Amérique du Sud 4

9$US

* Anciens numéros disponibles avec surtaxe aérienne 1 Asie de l’Est (Japon, Chine, Hongkong, Macao, Taïwan) 2 Asie du Sud-Est (Cambodge, Laos, Myanmar, Thaïlande, Vietnam, Philippines, Malaisie, Timor Oriental, Indonésie, Brunei et Singapour) et Mongolie 3 Europe (dont Russie et CEI), Moyen-Orient, Amérique du Nord, Océanie et Asie du Sud (Afghanistan, Bangladesh, Bhoutan, Inde, Maldives, Népal, Pakistan et Sri Lanka) 4 Afrique, Amérique latine et du Sud (dont Antilles) et îles du Pacifique Sud

Figurez sur notre liste de diffusion

Soyez les premiers à savoir quand sortira notre prochain numéro. Inscrivez-vous pour recevoir les e-mails d’information du webzine Koreana en nous envoyant vos nom et adresse e-mail à koreana@kf.or.kr.

Réactions des lecteurs

Vos opinions nous aident à améliorer la qualité de Koreana. Faites-nous part de vos commentaires et suggestions par e-mail à koreana@kf.or.kr.

84 KOREANA Automne 2017

* Outre la version webzine de Koreana, il existe aussi une version en livre électronique utilisable sur Apple iBooks, Google Books et Amazon.


Welcome to the Archive of

KOREAN CULTURE & ARTS Koreana Magazine (1987 ~ 2017) www.koreana.or.kr

· Special Feature · Cultural Focus · Heritage · Art Review · People · Travel · Entertainment · Lifestyle · Food · Literature

44 KOREANA Automne 2017


R E A D KO R E A Don’t miss out on our latest issue!

SUMMER 2017 When Twentysomethings Begin Storytelling

Why Translate When You Can Write?

Book Reviews & Excerpts

Free Book Giveaways! ARTS ET CULTURE DE CORÉE 45

KoreanLiteratureNow.Com


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.