Koreana Summer 2011 (French)

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É t É 2011

Culture et Art de Corée

vo l. 12 N ° 2

Rubrique spéciale ÉtÉ 2011

L’île de Jeju Jeju d’hier, d’aujourd’hui et de demain Une supplique adressée au Dieu du vent Sur les traces du cheval de Jeju

ISSN 1225-9101

vo l . 12 N° 2

Jeju, île de délices et de tristesse née de la lave des volcans


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Kim Sung-yup Choi Jung-hwa Suzanne Salinas COMITÉ DE RÉDACTION Cho Sung-taek Han Kyung-koo Han Myung-hee Jung Joong-hun Kim Hwa-young Kim Moon-hwan Kim Young-na RÉDACTEUR EN CHEF ADJOINT Lim Sun-kun DIRECTEUR PHOTOGRAPHIQUE Kim Sam DIRECTEUR ARTISTIQUE Lee Duk-lim DESIGNER Kim Ji-hyun CONCEPTION ET MISE EN PAGE Kim’s Communication Associates

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Roseaux côtiers ondoyant sous le vent. brm1a-018h, 2002 © Bae Bien U Calligraphie © Kang Byung-in

sea1a-051h, 1999 © Bae Bien U

Welcome to the New Look Koreana! The Summer 2011 edition of Koreana features new design elements. The redesign has been undertaken in an effort to heighten the publication’s appeal to its broadened readership. The editorial staff has been considering a variety of improvements for some time, which I believe should now be implemented. Since its inauguration in 1987, Koreana has become a flagship publication of the culture and arts of Korea in the global community. At the time of its launch, just ahead of the 1988 Seoul Olympic Games, it was a sheer delight for the Korea Foundation and its editorial staff to introduce to the world the richness of Korea’s cultural and artistic resources.

Over the years, the interests of readers as well as the aspirations of those involved in the publication of Koreana have naturally evolved and matured. The redesign is thus an initial step toward satisfying a wider spectrum of readers around the world. Koreana will continue this renewal process so as to create a more attractive publication for readers in terms of its content and visual appeal. In this regard, we always welcome your valued comments and suggestions. Thank you for your continued interest and readership. Lee Kyong-hee Editor-in-Chief


Rubrique spéciale

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Une vue générale de Jeju

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Jeju, île de délices et de tristesse née de la lave des volcans Jeju à travers le temps

Jeju d’hier, d’aujourd’hui et de demain

Choi Sung-ja

Les rituels chamaniques

Une supplique adressée au Dieu du vent: le rituel chamanique de Yeongdeung

Kim Yoo-kyung

L’héritage Féminin

La légendaire bravoure des femmes de Jeju

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Heo Yeong-seon

L’élevage chevalin

Sur les traces du cheval de Jeju

Kim Yoo-kyung

Cuisine de Jeju

À la découverte des délices culinaires de Jeju

Choi Sung-ja

Un point de vue étranger

Vivre à Jeju, une question de choix

Werner Sasse

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Heo Yeong-seon

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Dossier 1

Une redécouverte de la Corée ! Les musées allemands dévoilent leurs trésors coréens Dossier 2

Le nouveau symbole culturel de Séoul divertit les passants

Koh Mi-seok

chronique artistique

Les larmes du ciel à l’avant-scène d’une florissante industrie du spectacle musical Won Jong-won

À la découverte de la Corée

Mon voyage littéraire coréen

Maya Stiller

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Charles Montgomery

Entretien

Hwang Doo-jin et son architecture du « gâteau de riz arc-en-ciel »

Robert J. Fouser

Sur la scène internationale

« Lee Ufan: marking infinity », une rétrospective au Guggenheim

Jung Hyung-mo 60

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Escapade

Bukchon, un charmant aperçu du Séoul d’autrefois

Kim Yoo-kyung

Livres Kim Hak-soon

Des portraits d’autrefois évocateurs de l’histoire et de la culture coréennes Grands portraits coréens de Cho Sun-mie Une nomenclature culturelle des arbres due à un scientifique persuadé qu’« une histoire se cache derrière chaque arbre » Le monde des arbres coréens (Tomes 1, 2) de Park Sang-jin Le dernier recueil d’essais légué par la « conteuse de notre époque » La route où nul ne passe est plus belle de Park Wan-suh

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78 80 84

Regard exterieur

Journal intime d’une Yeosung V Twins Mode de vie

Les jeunes choisissent le Corps des Fusiliers Marins

Kim Dang

Aperçu de la littérature coréenne

Critique: La discrète alliance du clair-obscur et du vide Les poncires de Yoon Dae-nyeong

Bok Do-hoon


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Rubrique spéciale Une vue générale de Jeju

délices et de tristesse née Jeju, îlede dela lave des volcans

Lever de soleil sur le Mont Halla.

Montez jusqu’au sommet d’un « oreum » pour y contempler la mer immense qui s’offre au regard dans le lointain et apercevoir le Mont Halla. Crêtes ondulantes et « oreum » rebondis, chaumières aux toits bombés, échancrures de la côte, creux des vallées, murs de pierre serpentant à travers champs et tertres funéraires font de Jeju une île tout en courbes gracieuses. Heo Yeong-seon Poète | Sou Jea-chul Photographe

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Cratère du Mont Halla se reflétant dans la mer.

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es noires crêtes se tordent de côté et d’autre. Les « oreum » d’un massif s’éveillent, prêts à se rassembler pour se hâter vers quelque destination. Ainsi se lève le jour à Jeju. L’ « oreum » de Yongnuni célèbre les noces du vent et de la lumière. Les fleurs de Parnassus à la blancheur virginale se balancent doucement à son souffle. Les champs se couvrent de fleurs sauvages. Les « oreum » sont de petites hauteurs qui s’élèvent par endroits dans la plaine, comme des boursouflures. À Jeju, ces cônes parasites sont plus nombreux qu’à aucun autre endroit du monde car il y en a autant que de jours dans l’année, voire plus, ce qui permet de varier les randonnées quotidiennes.

Le Mont Halla et les « oreum » Sur les plus hauts d’entre eux, sont visibles çà et là de modestes tombes traditionnelles ceintes de murs de pierre. Dans ces lieux où les défunts reposent auprès de statues de pierre moussue représentant de jeunes garçons, à chaque vie qui prend fin, une autre semble commencer. D’anonymes habitants doivent avoir modelé ces statues et gravé cette expression sublime, symbole du bonheur et de la tristesse de l’humanité.

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© Province spéciale autonome de Jeju

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Dans le cratère du Mont Halla, le lac volcanique de Baengnokdam salue l’arrivée du printemps.

Au loin, retentit l’appel d’un gardien rassemblant ses chevaux. Les vaches déambulent, en broutant dans les prés. Les « oreum » sont autant de jardins offrant tout à la fois fougères, légumes sauvages, herbes médicinales et réconfort aux déçus de la vie. Lors de batailles, ces montagnes vieilles firent office de bastions où s’abritaient les guerriers pour y trouver le repos. Sur les « oreum », le vent ne trouve pas facilement le sommeil. On s’y délecte du parfum iodé qu’il apporte de la mer. Montez jusqu’au sommet d’un « oreum » pour y contempler la mer immense qui s’offre au regard dans le lointain et apercevoir le Mont Halla. Crêtes ondulantes et « oreum » rebondis, chaumières aux toits bombés, échancrures de la côte, creux des vallées, murs de pierre serpentant à travers champs et tertres funéraires font de Jeju une île tout en courbes gracieuses. De l’ « oreum » de Yongnuni tout proche, est visible celui de Darangshwi, qui règne sur tous les autres. Au clair de lune, l’astre de la nuit semble blotti dans son cratère. Qu’il soit de forme allongée ou ramassé sur lui-même, l’ « oreum » évoque toujours une généreuse poitrine féminine et son cratère profond, le ventre de la terre, tout à la fois source de vie et de mort. À Jeju, terre de lumière, de fabuleuses couleurs naissent de l’alliance de celle-ci avec le vent qui souffle sur les « oreum ». Cette prodigieuse luminosité a tant émerveillé le photographe Kim Yeong-gap qu’il a décidé d’élire domicile sur l’ le dès sa première venue. Longtemps

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© Province spéciale autonome de Jeju

L’« oreum » d’Abu est l’un des trois cent soixante cônes secondaires qui se dressent près du Mont Halla.

après, il ne se lassait toujours pas de contempler, envoûté, la lumière des « oreum » et son ondoiement à l’horizon de celui de Yongnuni. Ces « oreum » de Jeju, sont exposés, tels qu’il les a passés au filtre de sa sensibilité sans pareille, à la Galerie Kim Yeong-gap qu’abrite la commune de Samdal-ri, encore imprégnée de l’âme de ce photographe supplicié dans la fleur de l’âge, sur ce site insulaire naturel. La route qui mène à l’« oreum » de Sara, en passant par le Lac de Sanjeong, conduit aussi au Mont Halla. Cette voie, dont l’origine se trouve à Seongpanak, se pare avec éclat du cramoisi des érables, du vert des arbres à larges feuilles et du vermillon du Photinia oriental ou Photinia velu. Pour les habitants de Jeju, le Mont Halla est source de vie, ainsi que d’inspiration dans leur imaginaire. Vu du ciel, il rappelle un somptueux tapis. Mont Halla, où l’on pourrait presque toucher la Voie lactée de la main. Quand on s’allonge au sol pour observer le ciel, un flot ininterrompu d’étoiles semble l’envahir. C’est une montagne mythique, aussi maternelle que solitaire, car plus que beaucoup d’autres, elle apporte le réconfort à ceux venus s’y réfugier. En tenant tête aux typhons et à la force des éléments, elle défend contre eux les êtres en mal de protection. Mais que vois-je ? De gros rochers étreignent affectueusement les arbres, qui font de même à leur tour. Ce mélange de roche et végétation que l’on nomme « gotjawal » est une sorte de forêt vierge dont la présence est révélatrice d’un milieu naturel particulière-

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Sur le Mont Halla, l’automne pare de couleur les merveilleuses falaises et formations rocheuses de Yeongsil.

ment épargné. Ici, se fait sentir plus que partout ailleurs cette impression de nature inviolée par l’homme. Voilà deux millions d’années, l’île volcanique de Jeju explosa en une colonne de flammes. Rapide et inexorable, la lave laissa partout ses traces. Le Seonheulgot ou Colline des Camélias en conserve aussi les marques. Ce « gotjawal » est un véritable trésor naturel où s’exhale l’essence même de la vie. C’est là qu’apparurent les premières populations et que prit naissance leur histoire. Là encore, qu’elles allèrent extraire le charbon, cueillir des baies et abattre des arbres pour construire leurs maisons et des abris pour toutes sortes de plantes rares, chevreuils et autres êtres vivants. Il en est de même sur le chemin qui mène à l’ « oreum » de Geomun. On croirait entendre parler sa vieille forêt : « Vous, êtres humains, faites aussi partie de la nature, alors faites donc comme elle ! » et ce faisant, nous inciter à nous comporter humblement. Là, il faut cheminer plus lentement pour remonter les sentiers sous les arbres, tête respectueusement abaissée.

Une le et un parc géologique Jeju, point isolé au milieu de l’océan. Contrairement à des mers comme la Méditerranée, celle d’ici hurle de toutes ses forces. Pourquoi

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© Province spéciale autonome de Jeju

La grotte de Yongcheon, l’une des neuf cavités de la chaussée basaltique de l’ « oreum » de Geomun, est mondialement connue car elle allie une grotte calcaire à des colonnes de basalte.(Patrimoine naturel mondial et Parc géologique mondial de l’UNESCO)

la couleur de l’eau est-elle aussi changeante d’un village à l’autre, passant de l’indigo à l’azur, puis au bleu nuit, voire à un noir d’encre? Par un jour de forte brume, la triste mélopée du chaman fait parfois résonner sa plainte jusqu’au large de Jeju et son timbre semble alors plus sombre encore que les noirs rochers de Jeju. Il dédie sa prière aux âmes des disparus en mer et demande de protéger ceux qui tirent leur subsistance de cet élément. Au deuxième mois lunaire, la Vieille Yeongdeung, déesse des vents, fait son arrivée sur l’île. Jeju est l’Olympe de dix-huit mille dieux. Le Mont Halla, l’océan, les grottes et le moindre village y sont imprégnés de mythologie. Telle une représentation de ce royaume divin, toute commune possède son sanctuaire, où les habitants accomplissent des rituels. Vent et vagues ont magnifiquement sculpté le littoral insulaire. Dans la ville de Seogwipo, qui se situe à l’opposé de Soesokkak, le bord de mer arrache des exclamations admiratives au niveau d’Oedolgae et de Daepo-ri, tout comme les falaises de celui de Yerae-dong. Leur formation résulte de l’origine volcanique de Jeju puisqu’ils constituent la trace des coulées de lave dont la mer arrêta la progression. Terre de volcans, Jeju est donc une île de feu, où celui-ci a laissé ses marques jusque dans les couches du sous-sol, tout comme le vent a façonné le relief. Ce sont les chefs-d’œuvre de dieux, formées par le vent et les vagues. La vue exaltante des « jusangjeolli », ces colonnes rocheuses se dressant tout droit hors de l’océan, rappelle que dans des temps

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Sur la côte, le superbe point de vue de Jusangjeollidae est le produit du volcanisme de l’île.

anciens, les coulées de lave d’une éruption volcanique formèrent une rivière rouge jusqu’à l’océan où elles s’arrêtèrent au contact de l’eau. De cette puissante matière sont nées les célèbres formations naturelles que sont le Mont Halla, les grottes volcaniques des « oreum » de Geomun et le Pic d’Ilchulbong ou du Lever du soleil. L’île entière est un parc géologique où se succèdent monticules funéraires, digues en pierre, rivages et marais salants... Le vent s’engouffre par les trous dont est criblé le basalte que les vieux taillent pour fabriquer des articles d’usage courant. Par leurs formes, les roches volcaniques y évoquent quantité d’animaux et des visages humains, ainsi que le folklore ancien de Jeju... Le lieu qui permet de découvrir ces merveilles est le Parc de pierre de Jeju. C’est un jardin mythique sur lequel plane la légende de la Vieille Seolmundae, la géante qui créa l’île de Jeju et eut cinq cents fils. Le temps s’y écoule paresseusement et les personnes pressées seraient bien inspirées de ne pas y faire une halte.

Splendeurs du Mont Seong et du Parc Suwol Le soleil qui se lève sur le Mont Seong offre au regard un spectacle si magnifique que son extraordinaire beauté lui a valu cet hommage :

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Sur une avancée rocheuse du Mont Seong, le promontoire de Seopjikoji surplombe l’océan et offre l’une des plus belles vues de la côte à Jeju.

une montagne surgie de l’océan ! De loin, il paraît plus gracieux encore et plus imposant, vu du ciel. Pourquoi alors certains semblent-ils si tristes lorsqu’ils contemplent le Pic du Lever du soleil qui surmonte le Mont Seong? Pour mieux appréhender Jeju dans son ensemble, il faut comprendre d’où lui viennent ses cicatrices. C’est alors seulement que l’on appréciera tout le charme de cette île qui se couvre de fleurs de colza d’un jaune éclatant sous le soleil printanier. Comment expliquer que les camélias y flamboient plus encore que la lave fondue des temps anciens? L’île de Jeju a survécu aux maints bouleversements qu’était destiné à connaître ce morceau de terre situé en plein centre de l’Asie du Nord-Est. La côte où s’élève le Pic du Lever du Soleil est échancrée en divers points de cavités artificielles dites grottes de Jinji, dont le percement fut ordonné à la population par l’occupant japonais à l’époque coloniale. Voilà six décennies de cela, l’île fut secouée par la tourmente de l’insurrection du 3 avril (1948-1954), ce dramatique épisode de l’histoire moderne coréenne. Ces sanglants événements, qui opposèrent la droite et la gauche en un affrontement d’origine idéologique suite à la Libération, du mois d’avril 1948 à l’hiver 1949, allaient se solder par de considérables sacrifices humains. Nombreux furent ceux qui cherchèrent refuge sur le Mont Halla, mais le carnage n’épargna aucune des spendeurs de l’île. C’est à la mémoire des victimes que fut

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Le Mont Sanbang, un volcan sans cratère, domine un vaste plateau de toute sa hauteur. (Parc géologique mondial de l’UNESCO)

créé le Parc de la Paix du 3 avril à Jeju. Sur la route du Mont Songak, souffle encore le vent de cette époque de l’histoire. Les hangars qui furent construits sous l’occupation japonaise sont encore là, béants comme autant de bouches. L’ « oreum » de Seodal garde lui aussi les cicatrices de l’insurrection d’avril 1948. Si l’on prend le temps de s’y arrêter un instant, on entendra, en baissant la tête, le chant qu’entonnaient ceux qui travaillaient cet aride et friable sol volcanique au prix de terribles souffrances, éternellement soumis à la loi de la nature. Nous voilà enfin arrivés à ce Mont Songak battu par le vent. De cette hauteur où la bourrasque n’accorde nul répit, pas même aux touffes d’herbe, on aperçoit les deux îles voisines de Gapado et Marado, quoiqu’il faille quitter Jeju pour en avoir une vue plus nette. Les eaux qui entourent Jeju baignent aussi les îles de Biyangdo, Marado, Gapado, Chujado et Udo. Le sentiment de tristesse qui se dégage de l’île de Jeju remonte à l’époque de l’État indépendant de Tamna qui y fut établi sous la dynastie Joseon. Aux yeux des autochtones, Jeju était pauvre, la vie était dure sur cette lointaine île et le peu qu’ils possédaient était pillé par les pirates japonais. À l’époque Joseon (1392-1910), il servit de lieu d’exil où étaient confinés les félons qui avaient échappé à une condamnation à la peine capitale. Grâce à la beauté pittoresque de l’île, ceux-ci allaient cependant sublimer leur isolement

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Le Pic du Lever du Soleil, au Mont Seong. (Patrimoine naturel mondial et Parc géologique de l’UNESCO)

dans l’art, à l’instar de Kim Jeong-hui, cet illustre calligraphe et érudit que des luttes factieuses obligèrent à résider là neuf années durant. De l’« oreum », on voit le soleil couchant s’en retourner derrière la montagne pour s’endormir. À Chagwido, il se pare de fascinantes lueurs. Au sommet du pic Suwol, ce parc géologique régional situé dans l’ouest de Jeju, le crépuscule semble inciter à la réflexion sur la vie que nous avons vécue et sur celle qui nous attend, ainsi que sur ce qui ne reviendra jamais. Alors, si votre âme aspire à la guérison et votre esprit, à l’inspiration, quittez tout pour accourir à Jeju et vous emplir des pulsations de son énergie. Aussi loin que porte le regard, on aperçoit à l’horizon le Mont Halla ou les « oreum ». Sentiers sinueux dits « olle », chemin du bois de Saryeoni, routes longeant la côte, sentes pierreuses... ceux qui ont cheminé sur ces voies savent bien que cette île est un don du ciel pour la Corée. Pourvue de toutes les beautés possibles, qu’elle offre modestement au regard, c’est une symphonie méridionale, une terre à la fois triste et enchantée qui tient tête au vent et à la pluie, qui se cache et resplendit sous ses rochers noirs, l’un de ces lieux du monde que l’on ne peut que chérir.

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Rubrique spéciale Jeju à travers le temps

Jeju d’hier, d’aujourd’hui et de demain Ile la plus méridionale de Corée, bien que située à seulement une heure de vol de Séoul, l’île volcanique de Jeju est un petit paradis au cadre naturel virginal qu’a épargné le temps, mais abrite aussi une zone franche ouverte sur le monde.

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Choi Sung-ja journaliste | Suh Heun-gang Photographe 1. Parc des pierres de Jeju 2. Salle d’exposition d’œuvres d’art des médias, au sous-sol du Genius Loci de Tadao Ando. 3. La Maison de verre de Tadao Ando a été conçue pour permettre aux visiteurs d’embrasser du regard le Pic du Lever du Solei, au Mont Seong, l’étendue maritime et les vastes prairies environnantes.

À

son arrivée à Jeju, le voyageur est frappé par son paysage caractéristique et les effluves maritimes changeant au rythme des saisons. En tout point de l’île, il aperçoit l’imposant Mont Halla qui culmine à 1 950 mètres d’altitude, sans cesser de respirer cette odeur de la mer que lui apporte le vent. De l’activité passée de ses volcans, sont nés les « oreum », ces cônes parasites qui sont sa marque de fabrique, les champs dont se couvre le paysage et la configuration particulière du littoral. La roche y a pris des formes étranges qui éveillent l’imagination, tels les spécimens que rassemble le Parc des pierres de Jeju sur près de trois cents hectares, notamment certaines roches rares et des objets en pierre invitant à la découverte des mythes et légendes qui leur sont associés. Ainsi se manifeste, par cet autre aspect, la place importante qui est celle de la pierre dans la culture régionale, comme en attestent aussi les murets de pierre qui parcourent le paysage insulaire. De toutes les îles de Corée, Jeju est la plus vaste, avec ses soixantequinze kilomètres d’est en ouest sur quarante et un du nord au sud, et elle s’en distingue aussi par sa forme ovale. Elle se situe au large de l’extrémité méridionale de la péninsule coréenne, à mi-distance entre la Chine et le Japon. Elle jouit d’un climat tempéré doté de quatre saisons bien distinctes, quoique même en plein hiver, les températures y descendent rarement au-dessous de zéro, sauf au sommet du Mont Halla situé en son centre. Jeju est considérablement riche en espèces végétales, puisqu’elle en abrite qui sont adaptées au climat tempéré, subtropical et montagnard. Elle offre ainsi des conditions propices à quelque huit mille espèces de la flore et de la faune, notamment quantité de papillons et insectes. Des graines variées y sont apportées par le courant du Kurushio et le courant chaud de Taïwan, comme celles du lys blanc Amarylidaceae en provenance d’Afrique et présent sur le littoral insulaire.

Une balade sur les sentiers « olle » Depuis quelque temps, les sentiers de Jeju, dits « olle », attirent toujours plus de promeneurs. Issu du dialecte régional, ce vocable désignait

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à l’origine une allée aménagée du seuil des maisons à la rue, le long de murets en basalte qui protégeaient le marcheur du vent. Ainsi, de toutes les chaumières partaient des « olle » qui reliaient ainsi les habitations entre elles, mais serpentent aujourd’hui entre villages et villes, à travers champs et rizières, avant d’aboutir à la mer. En cheminant sur ces sentiers, le visiteur oublie le rythme précipité de la vie quotidienne pour prendre un véritable bain de nature. « L’air et l’eau de Jeju sont exceptionnels par leur pureté», s’exclame un randonneur en souriant. C’est la journaliste Seo Myeong-suk, une native de Jeju, qui a eu l’initiative de créer des parcours de randonnée empruntant ces « olle » en s’inspirant de ceux des chemins de Saint-Jacques-de-Compostelle. À ce jour, existent dix-huit itinéraires différents représentant chacun une quinzaine de kilomètres de distance, soit en moyenne cinq à six heures de marche. Étendant ses chemins le long de la côte, en montagne, à travers les jardins et cultures et même dans les champs de lave, ce réseau dessert toute la superficie de cette petite île, où se déroulera, au mois de novembre prochain, un Festival mondial de la randonnée sur « olle ».

Les loisirs et l’écotourisme Grâce au cadre naturel enchanteur dont elle bénéficie, l’île de Jeju offre des attraits aux touristes et vacanciers du monde entier. L’économie régionale y est d’ailleurs centrée sur l’industrie du tourisme, tout en étant axée sur les principes de l’industrie verte, c’est-à-dire sur une exploitation rationnelle des ressources en eau. En 2010, sa fréquentation a atteint 7,5 millions de personnes, tant coréennes qu’étrangères, soit quinze fois le chiffre de sa population, qui s’élève à environ cinq cent mille habitants. Les citoyens de quelque cent quatre-vingts pays peuvent s’y rendre sans visa. Il s’agit pour la plupart de ceux de la Chine et du Japon voisins, auxquels s’ajoutent des Américains et Européens. On constate en ce moment une forte présence des premiers, pour lesquels l’île n’est qu’à une heure et demie de Beijing ou Shanghai et depuis peu, certains d’entre eux y font même l’acquisition d’installations touristiques et de terrains. Park Yung-soo, qui préside l’Organisation du Tourisme de Jeju, apporte les précisions suivantes : « C’est surtout pour apprécier les plaisirs de la plage que les touristes américains viennent à Jeju, alors qu’Allemands et Français entreprennent d’explorer l’île ou pratiquent l’écotourisme, tandis que Coréens, Chinois et Japonais, très portés sur les voyages, s’aventurent jusque dans ses moindres recoins. ». Pour leur permettre de mieux connaître l’histoire et la culture de Jeju, ces touristes se voient proposer la visite de nombreux établissements tels que le Musée des traditions populaires et d’histoire naturelle de Jeju, le Musée national de Jeju et le Musée des « haenyeo ». Après avoir découvert l’histoire et la vie de ces pêcheuses sous-marines de Jeju dans ce dernier établissement, ils pourront pousser jusqu’à la plage pour les regarder plonger à la recherche de coquillages. Quant au Musée de l’histoire de la guerre, il a pour principale curiosité un tunnel qui fut creusé sur une distance de deux kilomètres par l’occupant japonais, à l’époque coloniale. Le Mémorial de Hendrick Hamel est un bateau qui fut restauré pour le conserver à la mémoire de ce marin de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales qui échoua en 1653 sur l’île

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1. Le Club House Agora de Mario Botta est constitué d’une pyramide en verre. 2. L’Eglise du ciel, d’Itami Jun, est l’Arche de Noé telle qu’il se la représente dans son imagination. 3. L’Hôtel Podo d’Itami Jun est inspiré de l’ « oreum » de Jeju et des chaumières d’autrefois aux toits tout en courbes.

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© Pinx Biotopia


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C’est surtout pour apprécier les plaisirs de la plage que les touristes américains viennent à Jeju, alors qu’Allemands et Français entreprennent d’explorer l’île ou pratiquent l’écotourisme, tandis que Coréens, Chinois et Japonais, très portés sur les voyages, s’aventurent jusque dans ses moindres recoins.

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de Jeju avec les trente-six autres membres de l’équipage et regagna son pays natal en 1668. De la vie qu’il mena à Jeju, il rédigea une chronique qui constitua le premier ouvrage à présenter la géographie, les coutumes et le commerce coréens aux lecteurs européens.

L’ « oreum » de Geomun, berceau des grottes volcaniques

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1. Le Musée d’art Duson d’Itami Jun 2. L’intérieur du Musée de l’eau d’Itami Jun. 3. Le gouverneur de Jeju, Woo Keun-min, chemine sur un « olle » en compagnie de l’ambassadrice des États-Unis en Corée, Kathleen Stephens. 4. Quel touriste résisterait à la tentation de photographier ces chevaux paissant l’herbe des collines?

La découverte de la nature semblant aujourd’hui céder la place à l’écotourisme, je me suis mise en route à destination de l’ « oreum » de Geomun, ce cône parasite ou secondaire qui se forma lors d’éruptions volcaniques et dont les alentours se couvrent d’une forêt luxuriante. Hong Seong-pyo, conservateur du Musée de l’histoire de la guerre, les jours de semaine, et guide le week-end, fournit l’explication suivante : « La coulée de lave issue du cratère a envahi la vallée sur quatorze kilomètres et a entraîné la formation des grottes de Manjang, Gimnyeong et Yongcheon. C’est sur l’ « oreum » de Geomun que sont apparues les grottes volcaniques de Jeju ». La roche produite par la solidification de la lave est tout imprégnée d’humidité et c’est en elle que les arbres plongent leurs racines, plutôt que dans le sol. Qualifiée d’« œuvre d’art en lave », la grotte de Manjang est la plus longue du monde, puisqu’elle s’étend sur 7,6 kilomètres. C’est un poteau électrique qui, en s’enfonçant dans le sol, permit la découverte de la grotte de Yongcheon en 2005. Celle-ci renferme un lac d’une longueur approximative de huit cents mètres où vivent des poissons dont la vision est affaiblie par l’obscurité. Les fragments de charbon et de poterie vieux d’environ mille quatre cents ans qui y ont été retrouvés attestent d’une habitation humaine. Après avoir captivé les géologues du monde entier, en 2007, cette grotte allait être adjointe aux champs de lave et autres grottes de Jeju déjà inscrits au patrimoine naturel mondial de l’UNESCO.

Une industrie régionale liée à l’eau L’eau a toujours été rare dans cette île au socle constitué de couches basaltiques poreuses. Les jarres à eau en terre cuite qu’expose le Musée des traditions populaires et d’histoire naturelle rappellent le dur labeur qui incombait aux femmes de l’île pour tirer l’eau des puits artésiens au moyen de ces récipients. Ces nappes phréatiques qui furent synonyme de pénibilité pour les femmes de jadis représentent aujourd’hui des ressources infiniment précieuses à partir desquelles a prospéré toute une industrie des eaux minérales, dont la marque Samdasu équivaut à celle d’Evian en France. Le gouverneur de l’île, Woo Keun-min, ne manque jamais d’en offrir à ses invités, plutôt que du café ou du thé. « L’eau de Samdasu est captée par quatre cent vingt mètres de profondeur. Les précipitations qui arrosent le Mont Halla s’infiltrent à travers les couches basaltiques et atteignent la nappe phréatique au terme d’un périple de plus de dix-huit années », précise-t-il. Située à Jeju, l’usine Samdasu produit quotidiennement deux mille cent tonnes d’une eau qui répond aux exigences des contrôles de qualité de la FDA américaine et du ministère japonais de la Santé, du Travail et du Bien-être. Cette production est destinée à l’exportation aux États-Unis, en Chine, au Japon et en Indonésie. Désaltérante et légèrement alcaline, elle renferme des éléments minéraux naturels. « L’eau minérale de Jeju est conforme aux normes de qualité internationales. Nous projetons de créer un pôle d’activités liées à l’eau qui compren4

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dra un centre d’hydrothérapie, ainsi que des unités de production d’alcools, de boissons à base de plantes médicinales et de produits de beauté », déclare le gouverneur Woo, qui est désireux de voir Samdasu se hausser au rang d’une marque mondiale. « L’année prochaine, nous lancerons une « bière de première qualité » produite avec de l’orge de Jeju et de l’eau de Samdasu ».

Une zone franche ouverte sur le monde Ainsi, lentement mais sûrement, l’île de Jeju connaît des évolutions. Comme autant de fleurs écloses, les constructions dues à des architectes venus du monde entier sont sorties de terrre sur tout le pourtour insulaire de 258 kilomètres et par leur style, s’intègrent bien dans leur cadre naturel. À Seogwipo, l’île du Phénix abrite le Club House Agora conçu par le maître de l’architecture géométrique, Mario Botta, ainsi que la Maison de Verre et le Genius Loci de Tadao Ando, conçues selon un style minimaliste. À l’autre bout de l’île, se succèdent la Galerie d’art de la pierre, la Galerie d’art du vent, l’Église du Ciel et l’Hôtel Podo d’Itami Jun. À sa pointe septentrionale, s’élèvent aussi l’École collégiale de Londres et la Ville mondiale de l’Éducation de Jeju, où la rentrée devrait avoir lieu en septembre prochain et dont la réalisation a également été signée par Itami Jun. La Ville mondiale de l’Éducation de Jeju est née de l’ambitieux projet qu’ont mis en œuvre les collectivités locales pour répondre aux besoins d’un secteur de la médecine préventive et thérapeutique en plein essor. À l’horizon 2015, devrait s’achever la construction de douze écoles internationales, d’un centre d’apprentissage de l’anglais et des installations correspondantes dans les environs de Seogwipo, où la population devrait atteindre vingt trois mille habitants. Il a été confirmé que l’École collégiale de Londres du Nord de Jeju et le Branksome Hall canadien assureraient elles-mêmes la gestion de ces établissements. Les édiles souhaitent aussi promouvoir l’industrie dite du MICE (Meeting, Incentive, Convention et Exhibition), c’est-à-dire spécialisée dans l’organisation de conférences et autres manifestations, et ce, afin de se classer parmi les vingt-cinq villes de conférence les plus importantes du monde. « L’île de Jeju a organisé le sommet de l’ASEAN en 2009, celui qui réunissait la Chine, le Japon et la Corée, en 2010, ainsi qu’une douzaine d’autres réunions au plus haut niveau et que cent quarante-sept conférences internationales qui s’y sont déroulées l’année dernière », souligne le gouverneur Woo. L’année prochaine, le Congrès mondial de la protection de la nature se tiendra aussi sur l’île et quelque dix mille participants y sont attendus, dont des experts mondiaux de l’environnement et des dirigeants politiques qui se retrouveront pour s’entretenir de l’environnement planétaire. « Quand on visite le Grand Canyon, on ne fait qu’admirer un paysage naturel grandiose et de même, rares sont ceux qui ont pu escalader le Mont Kilimanjaro pour en contempler la beauté », affirme le gouverneur Woo. « En revanche, sur l’île de Jeju, tout le monde peut découvrir la culture et la beauté naturelle pittoresques des lieux, où cette beauté est présente jusque dans la vie quotidienne des habitants ». « Le monde vient à Jeju, et Jeju va au monde » : tel est le slogan que s’est donné la province de Jeju car l’île s’ouvre grand au monde pour lui offrir ses nombreux charmes.

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La légende de Xu Fu et la « Méditation, art du cerveau » À Jeju, il existe une légende qui porte sur l’empereur chinois Qin Shi Huang (259-210 av. J.-C.) et le mage de la cour, nommé Xu Fu (Seo Bok), auquel le souverain ordonna de partir à la recherche de l’élixir de vie sur le Mont Yeongju, l’actuel Mont Halla, qui figurait parmi les trois montagnes sacrées où l’on affirmait que vivaient des immor2

tels. L’histoire veut que, pour satisfaire aux désirs du monarque, Xu Fu escalada le Mont Yeongju, avec à sa suite des milliers de garçons et filles l’accompagnant dans sa quête. Lorsqu’il parvint à la cascade

1. Le Parc des pierres de Jeju évoque les origines géologiques de l’île et la place qu’y occupe la pierre. 2. La cascade de Jeongbang, où naquit la légende de Xu Fu 3. Figures caractéristiques de l’art populaire insulaire, les statues de « dol harubang » (grands-pères en pierre) attirent l’attention des visiteurs du Parc des pierres.

de Jeongbang, il en fut si émerveillé qu’il grava la phrase « Ici passa Xu Fu » sur un pan de rocher avant de reprendre sa progression vers l’ouest. C’est de cette inscription que proviendrait le toponyme de Seogwipo et la Galerie Xu Fu, qui a ouvert ses portes en 2003 sur la falaise occidentale de la cascade de Jeongbang, a pour origine la légende des exploits de Xu Fu. En y entrant par la droite, on découvre une stèle en pierre sur laquelle les idéogrammes composant les mots « Parc de Xu Fu » furent gravés par le premier ministre chinois Wen Jiabao en personne. Aujourd’hui, des séances de méditation intitulée « Méditation, art du cer veau » invite à cette quête mythique de la longévité. Chaque année, ce sont près de trois mille personnes notamment originaires des États-Unis, du Canada, du Japon, d’Allemagne, de Russie et de Hong Kong qui viennent s’initier à ce voyage méditatif que dirige depuis une dizaine d’années Lee Il-chi, le président de l’Institut coréen des sciences du cerveau (KIBS). Leur séjour se déroule dans un Parc thématique, dit de la santé et de la longévité, qui a été aménagé au sein du Parc d’histoire et de culture coréennes de Jeju. Cette formule intitulée « Méditation, art du cerveau » consiste en séances de méditation et d’exercice portant en particulier sur l’énergie vitale du « gi », la respiration hypogastrique et les techniques de méditation. Elle a pour objectif d’apprendre à mieux se connaître pour être en paix avec soi-même. Lee Il-chi tient pour véritables la légende de Xu Fu et la recherche de l’élixir sur l’île de Jeju, où, comme chacun le sait, il n’y a ni voleurs, ni portes, ni mendiants. Woo Keun-min, le gouverneur de cette île, pense que l’élixir de vie que chercha Xu Fu se composait de Dendropanax coréen (Dendropanax morbifera), qui renfermerait des agents pharmacologiques dotés d’effets contre le vieillissement. Ce responsable a en outre approuvé l’emploi d’équipements d’imagerie en trois dimensions pour analyser la roche de la falaise où Xu Fu aurait inscrit sa célèbre phrase, cette formation de vingt-trois mètres de hauteur sur dix mètres de largeur se situant à proximité de la cascade de Jeongbang.

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Rubrique spéciale Les rituels chamaniques

1. Le chaman Kim Yun-su exécutant une danse, épée rituelle dans chaque main. 2. Une « haenyeo » fait brûler un morceau de papier en guise d’offrande au Roi dragon, pour apaiser sa colère et implorer la sauvegarde des villageois.

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Une supplique adressée au Dieu du vent: le rituel chamanique de Yeongdeung

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La Déesse du vent s’est laissé porter par celui de l’ouest jusqu’à l’île de Jeju où s’arrêter un moment. Les habitants, qui tirent leur subsistance des eaux, se sont rassemblés pour prier : « Sème généreusement les graines dans les champs de l’océan ». Kim Yoo-kyung Journaliste | Ahn Hong-beom Photographe

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u deuxième mois du calendrier lunaire, qui se situe en général entre mi-février et mi-mars, l’île de Jeju est battue par les vents qui apportent souvent de soudaines vagues de froid. Ses habitants lui donnent le nom de « mois de Yeongdeung », du nom de la Déesse du vent qui est une vieille grand-mère. Cessent alors nombre d’activités quotidiennes telles que la pêche en mer, y compris celles que pratiquent les « haenyeo » en allant ramasser les coquillages au fond de l’eau, les déménagements, les travaux de rénovation, les voyages et même la pose de papier peint.

Le Patrimoine culturel immatériel de l’humanité À l’est de la ville de Jeju, accroché à l’un des versants du Pic Sara, s’élevait le sanctuaire de Chilmeori, qui fait partie des nombreux lieux saints édifiés à la gloire des dieux chamaniques de l’île. Situé à l’origine non loin du port, il allait être reconstruit à son emplacement actuel en raison de la réalisation d’une nouvelle route. C’est dans ces circonstances qu’allaient être égarés ses objets cultuels, à l’exception de trois tablettes votives en pierre gravée qui s’élèvent aujourd’hui côte à côte dans le Parc de Sarabong. Les villageois du littoral, qui vivent des produits de la mer et pour qui le vent fait donc partie du quotidien en agissant sur leurs moyens d’existence, accomplissent à intervalles réguliers des rites chamaniques au cours desquels ils prient pour leur sauvegarde et leur prospérité. Tel est le cas des importantes cérémonies de Yeongdeung qui se déroulent au sanctuaire de Chilmeori et sont dites « chilmeoridang Yeongdeunggut » car elles ont pour but d’obtenir la protection de la communauté. En 1980, elles ont été classées par l’État parmi les biens importants du patrimoine culturel immatériel coréen et en 2009, l’UNESCO allait à son tour les inscrire au Patrimoine culturel immatériel de l’Humanité. Ces rituels comportent trois parties successives consistant à sou-

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haiter la bienvenue, à adresser des adieux et à accomplir un cérémonial sur l’île de Soseom, aussi dite d’Udo, c’est-à-dire de la vache, car la légende veut que Grand-mère Yeongdeung y séjourne une journée entière avant de s’en retourner chez elle. L’accueil de Yeongdeung sur l’île a lieu au premier jour du second mois lunaire et se déroule en toute simplicité sur un marché aux poissons. Les adieux qui lui sont faits quinze jours plus tard représentent la plus importante de ces trois phases et elle attire de nombreux adeptes parmi lesquels se trouvent les « haenyeo », les propriétaires de bâteaux de pêche et d’autres habitants. Quant au dernier rituel, qui se tient à Soseom et tombe souvent un jour de grosse mer, il est souvent le fait d’un seul exécutant en raison du danger.

Des rituels à caractère aussi bien sacré que profane Ce 18 mars, c’est à 9h00 du matin que débute le rite d’adieu de Yeongdeung, dans une aire à ciel ouvert bordée de pins noirs et située non loin du sanctuaire de Chilmeori. Dans le vent, flottent de longues banderoles de cinq couleurs différentes, des bannières accrochées à de grands mâts de bambou et des morceaux de papier également de cinq couleurs qui surmontent l’autel. Tambours en forme de sablier et petits ou grands gongs qui composent les instruments servant aux rituels de Jeju résonnent à l’unisson au début de la cérémonie. Le chaman Kim Yun-su, vêtu d’une robe pourpre et coiffé d’un chapeau noir orné d’une plume de paon, entame le rituel en exécutant une danse tout en narrant un récit. Vingt-deux hommes et femmes appartenant à la Société pour la défense des rites de Yeongdeung et comptant notamment la participation de Lee Yong-ok, se chargent de l’accompagnement musical. Sont également présents plusieurs représentants de vieilles familles de chamans. Devant le paravent qui se déploie entre les tablettes votives en pierre, une trentaine de tables grandes et petites se couvrent de

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généreuses offrandes alimentaires apportées par les « haenyeo », les propriétaires de bâteaux de pêche et d’autres habitants. Si elles rappellent celles des autres rituels chamaniques, on y trouve aussi des mets caractéristiques de celui de Yeongdeung, à savoir des gâteaux plats de riz gluant, des œufs à la coque, du riz enveloppé dans du papier blanc à l’intention du roi des dragons et des fruits de mer de Jeju tels que l’ ormeau, le poulpe et divers coquillages. Parmi l’assistance, se trouvent avant tout les « haenyeo » en jupe et veste blanches, ainsi que les familles des propriétaires de bateaux de pêche, et tous lèvent leur petit verre d’alcool avant de s’incliner profondément face à l’autel. « Regardez, les bougies brûlent sans cesse malgré le vent », murmure quelqu’un. Une grosse pile de feuilles de papier renferme la liste des fidèles disciples du cha2 man, qui prient maintenant pour attirer les bonnes fortunes. Sur une corde tendue à une grande hauteur, sont fixés des morceaux de papier sur lesquels on a inscrit le nom des différents dieux pour symboliser leur présence à cette cérémonie. Sur ceux d’une seconde corde, figure le nom de ceux qui ont fait don d’argent et d’objets, notamment l’Administration du patrimoine culturel et de hauts fonctionnaires tels que le gouverneur de province et les directeurs de la Coopérative de pêche, ainsi que d’autres personnes liées à la pêche, les « haenyeo », les patrons de restaurants de fruits de mer, les villageois, les commerçants, des propriétaires de karaokés, des troupes de danseurs, des éditeurs, des groupes de musique folklorique et des équipes de télévision ayant réalisé des feuilletons. Au-dessous de chaque nom, sont accrochés quelques billets de dix mille wons. Le rituel s’avérera être une merveilleuse alliance de sacré et de profane, de divinité et d’argent, de sérieux et de légèreté. Assis sur des nattes de plage, quelques touristes japonais observeront avec attention ses différentes étapes et l’un de confier, inquiet des suites du tremblement de terre et du tsunami qui ont frappé son pays : « Je

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prie pour que le Japon ne soit pas englouti».

Le sens d’un rite « La cérémonie débute par l’ouverture du coffre où sont conservées les tablettes vouées aux esprits des dieux », explique le chaman Kim Yun-su. « Après tout, il faut bien les ouvrir pour leur permettre de sortir et de participer. Cette opération s’accompagne d’une danse particulière, qui sera suivie d’une seconde lors de la vérification du contenu du coffre. Tout d’abord, j’implore les dieux de participer au rituel, puis je veille à n’en avoir oublié aucun et je les aide à s’asseoir. Je récite ensuite l’histoire du rite et divertis du mieux que je peux l’invitée d’honneur, c’est-à-dire la Grand-mère Yeongdeung, par des offrandes alimentaires, des chansons et des danses. Puis je demande des prises abondantes et la prie d’emporter à sa suite tous les malheurs, lors de son départ ». Le religieux précise également : « Cette cérémonie n’est guère différente de celles qui marquent aujourd’hui la venue d’importants hôtes d’État. Il nous faut à nous aussi négocier, discuter de ce qui est à donner ou à prendre. » Dans les danses qu’il exécute, le chaman Kim Yun-su peut tenir des objets différents tels qu’une épée rituelle, une canne de bambou, des encensoirs et de petits verres d’alcool. Son pas s’accélère au rythme toujours plus effréné de la musique, qui laisse le spectateur sans voix. Kim Jeong-ja, une spectatrice qui a manifestement assisté plusieurs fois à ce rituel, fait part du commentaire suivant : «Bien qu’il ne semble pas beaucoup bouger en dansant, son jeu de jambes est extrêmement rapide et léger. De plus, il chante avec une voix magnifique». De fait, Kim Yun-su s’est vu décerner le Prix du Président de la République au Concours national d’art populaire de 1990, en récompense de la prestation qu’il a réalisée en interprétant des « seoujetso-

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1. Cet ogre danse pour éloigner les mauvaises fortunes en brandissant une torche. 2. Bannières rituelles flottant au vent. 3. Scène de la dernière partie du rite de Yeongdeung intitulée le « Jeu du vieil homme »

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ri », ces chansons et danses populaires typiques de Jeju, sans cesser de tenir en haleine un groupe de deux cent cinquante personnes. Ce sont au total soixante-seize cérémonies chamaniques qu’il a exécutées sur cette île en faisant preuve à chaque fois d’une grande maîtrise de la danse, des rituels et des chansons. À cela s’ajoute le rituel initiatique qu’il a accompli à l’intention des chamans novices et qui peut durer parfois jusqu’à quatorze jours. Les rituels de Yeongdeung évoquent une scène de chasse, notamment en simulant le tir à l’arc, pour souhaiter la bienvenue au général en chef, le dieu principal du sanctuaire de Chilmeori. Le chaman se ceint le front et le torse de bandes d’étoffe pour éviter de heurter son arc et son carquois imaginaires, tout en dansant, flacon d’alcool en

car, lorsqu’arrivent Grand-mère Yeongdeung et sa fille, le temps est toujours doux ». Kim Yun-su poursuit ses explications : « À un autre moment du rituel, nous répandons des graines dans la mer pour appeler de nos vœux une pêche abondante et une fidèle préparation du chemin du Roi des dragons, ainsi que le départ en paix du général en chef qui parcourait ce chemin. J’interprète le « seoujetsori » à deux reprises. Les gens de Jeju le chantent quand ils travaillent, quand ils s’amusent ou quand ils sont opprimés. Le rituel s’achève par le « jeu du vieil homme », un spectacle séculaire destiné à écarter les mauvaises fortunes ». Les chants chamaniques de l’île de Jeju, qui peuvent durer trente minutes, voire quarante, commencent toujours par évoquer la création de l’univers, puis l’histoire de Corée, depuis les temps anciens « Je divertis du mieux que je peux l’invitée d’honneur par des offrandes jusqu’à l’époque moderne. Dans ceux qu’interprète Kim Yunalimentaires, des chansons et des danses. Cette cérémonie n’est guère su, figurent des dieux antiques et généraux légendaires, mais différente de celles d’aujourd’hui qui marquent la venue d’importants hôtes aussi des événements historid’Etat. Il nous faut à nous aussi négocier ». ques récents tels que la Guerre de Corée et le tragique naufrage du main, ce qui produit un effet de ferveur et d’agressivité. ferry-boat le Namyeong, en 1970, sous forme d’une sorte de narration À la question de savoir par quel moyen il communique avec le littéraire. Si le texte n’est guère aisé à comprendre puisqu’il est forgénéral en chef, Kim Yun-su apporte la réponse suivante : « J’offre la mulé dans le dialecte particulier de Jeju, le message qu’il véhicule est bouteille d’alcool aux trois mille soldats qu’il commande et je le supdes plus clairs : « Prenez soin de nous, qui sommes vos descendants ». plie : « Trouvez-y du plaisir et laissez-moi passer ». À ces mots, l’esLes prières que l’on y renouvelle avec ferveur sont toujours destinées prit se manifeste et je ne peux plus me permettre le moindre moment à demander la protection des marins». de distraction. Je lui demande alors : « Nous donnerez-vous une Cet aspect mystique d’un grand sérieux côtoie l’humour au sein du pêche abondante cette année ? », ce à quoi il répond : « Ceux qui trarituel. Quand pêcheuses sous-marines et propriétaires de bateaux de vaillent en mer feront de meilleures prises que l’année dernière ». Il pêche font brûler les papiers votifs, les chamans les mettent en garde : explique aussi qu’il porte des vêtements légers à cause de la chaleur « Ne vous mettez pas le feu aux cheveux ! » Le chamanisme coréen a

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1. Petit navire en paille chargé de différentes offrandes, que l’ont fait voguer à la dérive pour chasser les mauvaises fortunes. 2. Après avoir fait tremper des feuilles de bambou dans de l’alcool, on les répand pour purifier le chemin qu’emprunteront les dieux lorsqu’ils se rendront au site rituel. 3. Pour saluer le général en chef, le chaman se lie les bras et exécute la danse du tir à l’arc, après quoi il lance une bouteille d’alcool pour que s’éloignent les soldats de son escorte.

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en effet pour autre particularité de ne jamais perdre de vue le réel, même lors de l’invocation des dieux. Lee Yong-ok formule la remarque suivante : « Nous savons que les dieux nous observent de partout, alors nous nous concentrons et leur faisons la révérence avec courtoisie, et à ce moment-là, nous les sentons peser de tout leur poids sur nos épaules. Quand on jette de vieilles pièces de monnaie ou des verres, la position dans laquelle elles tombent révèle le sort qui nous attend sur l’océan ». Les participants retiennent leur souffle avant d’apprendre quelle espèce de poisson ils pourront prendre en abondance, et si la chance les accompagnera. Ici, la littérature, l’art et la religion exercent tout autant leur influence sur l’honneur dont jouissent les individus que sur l’action des forces de la nature qui échappent à la volonté humaine. Dernièrement, le nombre de rituels accomplis sur l’île a considérablement diminué. « Autrefois, les propriétaires de bateaux de pêche étaient tous des insulaires et il y avait aussi plus de « haenyeo » que maintenant, en conséquence de quoi nous avions beaucoup plus de tables d’offrande qu’aujourd’hui. Les « haenyeo » sont moins nombreuses et les propriétaire des bateaux de pêche viennent du continent. Cela n’a pas empêché le classement de ce rituel au patrimoine culturel, tout en acceptant ces états de faits. J’entends faire tout ce qui est en mon pouvoir pour assurer sa survivance », déclare Kim Yun-su en déplorant cette situation.

L’ éloignement des mauvaises fortunes L’étape suivante du rituel se veut propice aux « témoignages de reconnaissance ». Elle consiste donc en une collecte de l’obole des spectateurs en pièces sonnantes et trébuchantes qu’ils déposent dans une corbeille, mais tout le monde a surtout hâte d’entendre ce qu’a

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à dire le chaman à chacun et de voir la réaction de la personne concernée. « Oh, tu es étudiant ! Mille wons pour toi. C’est bien ! Dites, l’homme à l’appareil photo, si vous ne manifestez pas votre reconnaissance, vos photos sortiront toutes noires ! » Quant au public étranger, il se contente d’un simple « Bonjour! » ou « OK! ». 2 Les évolutions du vieil homme, qui ont pour vocation d’écarter les mauvaises fortunes, composent un spectacle qui se donne traditionnellement en plein air. Les sept fils d’un ministre de Séoul représentent de vieux « dokkaebi », c’est-à-dire des ogres, dont le plus jeune, surnommé « Chenapan » et vivant sur le Mont Halla, est considéré être responsable des maladies et orages, alors ses frères aînés arrivent pour le capturer. Après avoir chargé d’offrandes en tout genre un petit navire en paille, qui transporte aussi les vieux ogres, on le fait voguer à la dérive. Comme les ogres sont friands de porc et aiment la boisson, il faut toujours en prévoir dans les offrandes. Cette année, deux têtes de cochon étaient disposées sur les tables d’offrandes, ainsi que du porc bouilli destiné à confectionner un bouillon aux nouilles à servir aux spectateurs. Les vieux ogres arborent masques blancs, vieux chapeaux en bambou et pardessus noirs. Munis de torches et de longs tuyaux, ils se lancent en tous sens dans l’aire rituelle, chantent et dansent. Puis, ils déposent sur le bateau en paille les offrandes de riz blanc, de vivaneaux rouges, de gâteaux plats de riz gluant, d’algues, de fortifiants et de bonbons, ainsi que la tête de cochon provenant de la table. À six heures du soir, trois bateaux quittent le port de l’ouest et arrivés à un certain endroit, ils s’arrêtent et font couler le bateau en paille. Parée d’étoffe de cinq couleurs, l’embarcation demeure droite, avant d’être emportée par les vagues, de sorte que toutes les mauvaises fortunes sont chassées en même temps que les ogres gourmands.

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Rubrique spéciale L’héritage féminin

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ar-delà les champs, où les fleurs de colza d’un jaune éclatant se balancent paisiblement, la mer enfle ses flots d’un bleu sombre. Des femmes jeunes et moins jeunes, les « haenyeo », descendent avec aisance jusqu’au fond de l’eau pour y pêcher, munies d’une simple gourde pour tout équipement. Le cœur de ces véritables héroïnes reste attaché aux profondeurs, tout comme leur vie et leur mort dépendent d’elles. « Quand nous plongeons au fond, nous franchissons un seuil entre la vie et la mort », explique l’une d’entre elles. Aujourd’hui, elles font figure de déesses vivantes de l’île de Jeju.

Les femmes de Jeju dans la mythologie Les mythes et chants chamans de Jeju se centrent sur ces figu-

res féminines qui servent de lien entre l’île et le monde extérieur. Elle se donnent corps et âme pour perpétuer la vie et se construisent non moins vaillamment leur existence propre. Dotées d’une forte conscience identitaire et d’un goût prononcé de l’aventure, elles n’éprouvent nulle obligation d’agir avec prudence et pudeur avec les hommes. Elles se choisissent un époux à leur guise et témoignent de courage, de sagesse et d’habileté, agissant sans plus attendre lorsqu’un danger menace leurs proches. Grand-mère Seolmundae, divinité centrale du mythe fondateur de Jeju, est en même temps la mère qui enfanta cette île. Solidement bâtie et infiniment généreuse, cette déesse ouvre grand sa porte au Pacifique. Cette géante est si grande que si elle s’allongeait en pre-

La légendaire bravoure des femmes de Jeju De vieux brins d’herbes argentés, érodés par l’air de la mer, flottent au vent avec leurs cheveux blancs tandis que plus haut, de noirs ailerons surgissent et disparaissent en un éclair et que le vent affaiblit et endort le Whou! Whou! des « haenyeo » reprenant leur souffle, telle une étrange mélodie. Heo Yeong-seon Poète | Brenda Paik Sunoo, Sou Jea-chul Photographes

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nant le Mont Halla pour oreiller, ses pieds toucheraient l’île de Gwantal située au large des côtes. Animée de ce sentiment maternel inné qui en fait une mère dévouée, elle est comme la femme du conte qui mourut noyée dans la marmite où elle faisait cuire la bouillie de ses cinq cents fils. Son esprit était si intrépide qu’elle conçut l’idée de jeter un pont entre l’île et le continent avec de la terre qu’elle avait recueillie dans sa jupe, mais en répandant par mégarde ce matériau, elle créa les quelque trois cent soixante « oreum » qui émaillent la géographie insulaire.

tant les difficultés de sa situation, elle fut une commerçante prospère et parvint ainsi à s’enrichir, sans se départir de son sens de la communauté. Parmi les insulaires, qui ne s’est pas entendu dire dans son enfance qu’il « devait tout à grand-mère Man-deok » ? En 1794, lorsqu’une grande famine frappa l’île, mille cent personnes survécurent grâce au riz que Kim Man-deok acheta en sacrifiant sa fortune. Quand le roi Jeongjo eut connaissance de son acte de générosité, il lui demanda quel était son vœu le plus cher, ce à quoi elle répondit qu’elle aurait aimé voir le Mont Geumgang, c’est-à-dire « des diamants ». Elle allait ainsi être la première habitante de l’île à partir sur le continent pour découvrir cette montagne et à faire lever l’interdiction faite depuis deux siècles aux insulaires de se rendre sur la péninsule. L’origine de cette mesure remontait aux premiers temps de la dynastie Joseon, époque à laquelle les hommes de Jeju prenaient la mer pour aller effectuer leur service militaire, ce qui représentait un énorme sacrifice, outre que cela relevait du paiement par l’île d’un

La riche marchande Kim Man-deok À l’instar des déesses de leur île, les femmes de Jeju possèdent une forte conscience identitaire et une force de caractère qui leur permettent de faire œuvre de pionnières dans la vie qui est la leur. Sur cette île naturellement très aride, les femmes de jadis de­vaient accomplir des efforts surhumains et travailler avec énergie pour répondre aux besoins de la cour du roi. Kim Man-deok (1739-1812), qui fut la première marchande de Jeju connue à ce jour, vécut non seulement en toute indépendance comme il sied à une déesse, mais aussi dans un esprit de charité envers autrui. Ayant perdu ses parents à l’âge de douze ans, elle se retrouva seule pour assurer sa subsistance. Désireuse d’échapper à la condition de « gisaeng », cette courtisane qui se consacre à divertir les hommes, elle s’évertua à développer son sens des affaires. Surmon-

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1.Une œuvre de la série « Flots de lune — Grands-mères de la mer de l’île de Jeju » où la reporter photo coréano-américaine Brenda Paik Sunoo montre le quotidien des pêcheuses sous-marines de l’île. 2. « Haenyeo » partant pour le ramassage des fruits de mer. 3. Les « haenyeo » plongent à une grande profondeur sans masque à oxygène, munies d’une simple gourde pour tout flotteur et d’un filet à provisions où elles placent le produit de leur dur labeur.

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tribut royal. Ces hommes eurent à endurer de grandes souffrances, qu’ils fussent affectés à la défense sur les forteresses de l’île ou à la livraison des mandarines, chevaux et ormeaux au souverain dont l’île était tributaire. Au fil du temps, ils furent toujours plus nombreux à prendre la fuite sur le continent pour s’épargner l’astreinte à cette corvée. Au vu de cette situation, en 1629, le roi résolut d’interdire aux insulaires de quitter l’île et d’étendre les obligations militaires aux femmes. Le ramassage des ormeaux, qui incombait jusqu’alors aux hommes, fut donc réalisé par les « haenyeo », et ce, dès le dix-septième siècle. Ces femmes avaient pour tâche d’apporter à la Cour les ormeaux qu’elles avaient elles-mêmes ramassés au titre du tribut royal ou de l’impôt acquitté au gouverneur de l’île. Ainsi, la mer en vint à tout représenter pour les femmes de Jeju, c’est-à-dire à la fois leur moyen de subsistance et le cadre dans lequel se déroulait leur vie de tous les jours. Initiées dès l’enfance à la plongée sous-marine, elles allaient recueillir la manne de l’océan jusqu’à un âge avancé et acquéraient ainsi une exceptionnelle maîtrise de cette activité. En s’enfonçant dans les profondeurs semées de périls pour subvenir à leurs besoins, il leur arrivait de temps en temps de mettre leur vie en danger et quand venait une naissance, elles repartaient en mer après s’être accordé trois jours de repos.

Yang, pêcheuse au lointain pays natal Dans leur jeunesse, les « haenyeo » vivent de la pêche sous-mari-

ne dans leur mère patrie où elles ont appris leur métier, mais parfois aussi à l’étranger, quand elles prennent de l’âge. Elles s’aventurent alors jusque dans les mers de l’Asie de l’Est à partir de Guryongpo, qui est le port de la ville de Cheongjin, ou de l’île de Daemado, dite Tsushima en japonais, poussant même parfois jusqu’à Taïwan, Qingdao et Vladivostok. Les « haenyeo » qui quittèrent leur île dans les années vingt pour exercer dans les eaux japonaises finirent par refaire leur vie dans leur pays d’accueil. Elles assistèrent alors à des bouleversements qui marquèrent l’histoire moderne de la Corée, comme en témoigne le film documentaire « Ms. Ryan ou la pêcheuse sous-marine « Ama » », qui est dû au réalisateur japonais Haramusa Masaki. Cette œuvre a pour héroïne une « haenyeo » de Jeju qui répond au nom de Yang Ui-heon et qui part pratiquer la pêche sous-marine au Japon et s’installe définitivement dans ce pays après s’être mariée. Cette femme qui assura la subsistance des siens en plongeant dans les mers rudes d’une île étrangère a atteint l’âge de quatre-vingt-seize ans et habite à Ikunoku, dans la ville d’Osaka. Plusieurs de ses sept enfants étant partis en Corée du Nord dans les années soixante, elle y est elle-même allées plus de vingt fois pour leur rendre visite. Autant de brèves rencontres entrecoupées de longues séparations. Après avoir souffert de cet éloignement au plus profond de son cœur, cette mère venue de la mer, n’a plus aujourd’hui qu’une seule idée en tête : la réunification de la Corée.

1. Les célèbres pêcheuses sous-marines de Jeju ajoutent à cette activité la culture des céréales. 2. Retour des « haenyeo » avec en arrière-plan le Pic du Lever du Soleil, au Mont Seong.

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Jusqu’à l’âge de quatre-vingts ans, Yang Ui-heon a exercé son métier et connaît avec précision les endroits où se trouvent ormeaux, coquillages et algues de l’océan. Cette « haenyeo » au savoir-faire éprouvé a écumé les eaux de Jeju, au large de Dongbok-ri, ainsi que celles de Kagoshima, Tsushima, Ehime et Mie, au sud du Japon. Certaines « haenyeo » ont commencé à pêcher près de l’île de Dokdo dès 1952. « Des phoques de la taille d’une vache s’allongeaient sur les rochers avant de filer dans l’eau », se souvient l’une d’elles, à qui il arrivait même de jouer avec les bébés phoques, lesquels dévoraient tant d’œufs de mouette qu’elle craignit un temps que ces oiseaux ne soient en danger de disparition, mais aussi, de jour comme de nuit, les ormeaux qui s’y trouvaient en abondance. Ce n’est que rarement qu’il leur arrivait de bien gagner leur journée grâce aux algues qu’elles avaient récoltées au large de Dokdo où elles s’aventuraient. Cette île où elles exercent leur profession de longue date n’en est que plus incontestablement coréenne et la manière subite dont le Japon a créé un différend d’ordre territorial a donc de quoi surprendre ces femmes.

Un esprit rebelle La force intérieure dont font preuve les « haenyeo » de Jeju remonte à l’époque de l’occupation japonaise. Deux années de suite, à compter de 1931, les Japonais allaient faire appel aux habitants de Jeju pour effectuer un travail obligatoire, mais refusant de se soumettre à leurs exigences, les « haenyeo » s’armèrent de couteaux et

descendirent dans la rue. Ce qui avait commencé comme une lutte pour défendre le droit à la vie n’aurait pas duré longtemps, sans l’esprit de rébellion qui animait ces femmes. Pas moins de dix-sept mille d’entre elles accoururent de toutes les régions pour s’unir dans une lutte contre l’occupant qu’elles menèrent tout au long des trente-cinq années de l’époque coloniale et qui représenta aussi la plus grande insurrection des pêcheurs coréens dans l’histoire. Le Musée des Haenyeo de Jeju évoque ces événements. Les femmes de Jeju eurent à souffrir énormément de cette tragédie, en raison des nombreux soulèvements qui ravagèrent l’île, et leur douleur allait atteindre son paroxysme au cours des événements du 3 avril (1948-1954), puisqu’une communauté tout entière disparut en un rien de temps. Lors de ce sanglant conflit, les femmes virent leurs fils et filles mourir et être mutilés dans d’atroces circonstances, mais alors même que tout disparaissait autour d’elles, elles s’acharnèrent à continuer de vivre ou survivre, telles des fleurs sauvages. En affrontant les vents violents de leur île, elles acquirent une volonté de fer. Ainsi, en dépit de toutes les épreuves imaginables qui ne leur furent pas épargnées, elles parvinrent à survivre, voire à prospérer, comme de vieux arbres tout empreints de dignité et elles avancèrent en âge. Aujourd’hui, ce sont de pétulantes grands-mères telles que l’on en voit sur les marchés des villages, aux étals des rues, en mer ou dans les champs et elles font preuve de cette même dignité dont le mythe pare les femmes de Jeju.

La légende conte que grand-mère Seolmundae était si intrépide qu’elle entreprit de jeter un pont entre l’île de Jeju et le continent avec de la terre qu’elle avait recueillie dans sa jupe, mais en répandant par mégarde ce matériau, elle créa les quelque trois cent soixante « oreum » qui émaillent la géographie insulaire.

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Rubrique spéciale L’élevage chevalin

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n trouve sur l’île de Jeju trois espèces chevalines qui sont le poney de la race dite de Jeju, le pur-sang de provenance étrangère destiné aux courses hippiques et le cheval de Halla, qui est une race hybride résultant du croisement des deux premières. Depuis toujours, les insulaires ont coutume de ne pas en faire usage à des fins militaires, comme moyens de transport ou dans l’agriculture, mais de les réserver aux courses, à l’équitation et à l’hippophagie. Le professeur Lee Jong-eon, qui exerce à l’Institut national des sciences animales, précise en outre : « Quatre-vingt-dix pour cent des vingt-sept mille à vingthuit mille chevaux coréens proviennent de l’île de Jeju et soixante-dix pour cent y sont élevés ».

Histoire du cheval de Jeju Nul doute que cet animal fait partie intégrante de l’histoire de Corée, de même qu’il occupe une place à part dans d’étude de l’espèce chevaline. Avant même les chevaux de bataille de Buyeo et de Goguryeo, qui furent longtemps célèbres, une chronique datant de l’an 1073 faisait déjà mention du cheval de Jeju, à propos « d’excellents coursiers [qui] furent envoyés au roi Munjong de Goryeo ». Sous cette dynastie, les défenseurs de la capitale qui repoussèrent l’envahisseur mongol durent s’incliner devant sa supériorité sur le continent. Par la suite, la dynastie des Yuan de Mongolie-Intérieure entreprit de développer l’élevage chevalin à Jeju pour répondre aux besoins de ses cavaliers, ce qui allait changer le cours de l’histoire de cette île. « En 1276, l’arrivée de cent soixante chevaux de Ferghana, qu’accompagnaient de nombreux experts mongols de ces équidés, jeta les bases de l’élevage qui prit son essor par la suite, sous la dynastie Joseon », rappelle le professeur Lee Jong-eon. « Les chevaux indigènes qui peuplaient l’île depuis des temps anciens finirent par disparaître au profit de ces nouveaux arrivants, qui s’adaptèrent au rude environnement de l’île et donnèrent par la suite cette race petite, mais robuste, qui est celle de l’actuel cheval de Jeju. Pour tirer parti des qualités propres à celui-ci, nous travaillons en ce moment à la mise au point d’une variété particulière de cheval de course.» Celui de Ferghana était un cheval de race originaire du pays de

Dayuan, cette partie de l’Asie centrale qui constitue aujourd’hui le Turkmenistan, et il pouvait parcourir au galop jusqu’à mille « li » par jour, soit quatre cents kilomètres, jusqu’à ruisseler d’une sueur couleur de sang. Lorsqu’il eut vent de son existence, l’empereur Wu, qui régnait sur la Chine des Han, ordonna de prendre Dayuan pour y capturer quelques spécimens et les lui ramener, ce qui fut fait au prix de sanglants combats en 1276 et durant les cent années qui suivirent, les Yuan continuèrent de s’approvisionner de la sorte. Dans les derniers temps de la dynastie Goryeo, sous le règne du roi Gongmin, l’île de Jeju fut reprise par celui-ci à la faveur de la défaite que subirent les Yuan face aux Ming, et le royaume put dès lors administrer lui-même la production de la race indigène. Lorsque les Ming exigèrent que leur soient fournies deux cents bêtes issues de celleci, les éleveurs mongols qui s’étaient établis sur l’île se refusèrent à les livrer à l’ennemi et entrèrent en rébellion, en conséquence de quoi se produisit le massacre de plusieurs centaines des fonctionnaires qui travaillaient sur l’île, puis, en 1374, la mobilisation d’une grande armée qui mata les insurgés sous le commandement du général Choe Yeong. De passage sur l’îlot d’Oedolgae, j’ai réfléchi à la manière dont ce militaire avait su tirer un avantage stratégique de la présence de cet affleurement rocheux pour avoir raison des rebelles. On y retrouve aujourd’hui encore, sur les sentiers de randonnée dits « olle » qui serpentent au sommet de ce paisible îlot, des vestiges de la venue du général sur l’île pour se fournir en chevaux de Jeju, ainsi que de celle du général Yi Seong-gye, avec lequel il était en désaccord. L’histoire veut que des huit chevaux que montait ce dernier, qui n’est autre que le fondateur de la dynastie Joseon, il s’en trouvait un de Jeju. Une chronique rapporte également que Yi Seong-gye était un guerrier et cavalier si accompli qu’« il aurait pu descendre d’une abrupte falaise avec cette bête. »

Le cheval de Jeju dans la chronique historique Sur l’île de Jeju, on compta jusqu’à dix grands élevages chevalins au temps de la dynastie Joseon et sous le règne du roi Sejong,

Sur les traces du cheval de Jeju Tels d’éternels symboles de cette île, les chevaux de Jeju paissent par troupeaux entiers aux versants des hauteurs de deux cents à six cents mètres qui s’élèvent dans certaines régions où les fertiles sols volcaniques couverts d’abondants herbages, la douceur du climat et l’absence de prédateurs sont propices à leur élevage, ainsi qu’à celui du bétail. Kim Yoo-kyung Journaliste | Sou Jea-chul, Ahn Hong-beom Photographes

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« Quatre-vingt-dix pour cent des vingt-sept mille à vingt-huit mille chevaux coréens proviennent de l’île de Jeju et soixante-dix pour cent y sont élevés ».

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© Province spéciale autonome de Jeju

1. Chevaux de Jeju gambadant sur les pentes du Mont Halla. 2. « Les chevaux de Jeju », du peintre Yi Myeong-bok (acrylique sur toile) 3. Le cavalier Kim Wan-bo entraînant un cheval.

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au XVIIe siècle, un mur de pierre de deux mètres de pourtour, dit Jatseong, fut édifié autour du Mont Halla pour y confiner les chevaux. Pour protéger l’espèce, la consommation de leur viande fut alors proscrite. L’île de Jeju faisait chaque année mener trois cents chevaux à Séoul pour en faire présent au roi au titre du tribut qu’elle lui acquittait, et de même, elle en offrait un nombre égal aux magistrats du comté avec une périodicité de trois ans. Si le monarque ne s’estimait pas satisfait de la qualité de ces bêtes, il ordonnait le congédiement de celui qui en était responsable, aussi les fonctionnaires de Jeju faisaient-ils au mieux pour

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que seuls soient sélectionnés les plus beaux animaux. Le fait de posséder une de ces bêtes représentait alors un privilège, comme en témoigne Monsieur Hong, ce descendant d’un fonctionnaire de la région qui « ne s’était jamais laissé soudoyer de sa vie, mais qui ne résista pas à la tentation de devenir propriétaire d’un tel cheval et perdit sa place pour avoir accepté celui qui lui était offert ». Au cours de la période comprise entre la fin de la dynastie Goryeo et le début de celle de Joseon, où l’élevage chevalin connut son apogée à Jeju, le cheptel chevalin atteignait vingt mille têtes, sur lesquelles 9 372 appartenaient au domaine public, au côté de 703 vaches,

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pour une population totale s’élevant à 43 515 habitants.

Un mur de pierre volcanique L’apparition de l’automobile entraînera la disparition des usages traditionnels du cheval. En 1984, on dénombrait à Jeju moins de mille pur-sang et en 1986, des dizaines de chevaux à pedigree enregistré allaient être classés monuments naturels. Aujourd’hui, selon les chiffres fournis par le gouvernement provincial de Jeju, on recense sur l’île 1 392 chevaux de Jeju, dont deux cents de race pure au pedigree enregistré, 4 179 pur-sang et 16 692 chevaux de Halla croisés, soit au total 22 223 bêtes produites par 1 157 familles d’éleveurs à l’échelle nationale, un millier de ces animaux étant destinés chaque année à l’abattage. Les secteurs d’activité liés à ces équidés sont aujourd’hui ceux des courses hippiques et de l’équitation, ainsi que l’hippophagie et la production d’huile saponifiable. Les courses hippiques constituent l’incontournable atout du renouveau du cheval de Jeju et en vue de cette application, les élevages produisent et entraînent quatre-vingts à quatre-vingt-dix bêtes dont le pedigree est gravé sur une puce électronique. Dans une région de montagne, se trouve un mur, dit de Jatseong, qui témoigne du riche passé de Jeju dans le domaine de l’élevage. Épais d’un mètre et haut d’un mètre et demi, ce mur constitué de deux couches de pierres superposées servit jadis de séparation entre les exploitations d’élevage. Sa construction procédait de manière différente selon les quartiers, si bien que chacun de ses tronçons diffère des autres par son aspect. Ceux-ci parcourent la région en s’insinuant entre les montagnes et sur l’ « oreum » de Geomun, se trouvent encore les ruines de l’un d’entre eux sur un site aujourd’hui inscrit au Patrimoine mondial de l’humanité par l’UNESCO. Sur l’île de Jeju, les éleveurs de chevaux mongols finirent par s’assimiler à la population, comme l’explique Jwa Dong-ryeol, dont le thème de recherche s’intitule « Les rituels d’élevage sur l’île de Jeju ». « L’un de mes ancêtres était responsable de l’importation des chevaux de Yuan, ainsi que médecin vétérinaire». Il m’a invitée à me rendre sur le site de Majodan, dont le nom signifie « autel des ancêtres des chevaux » et qui se situe, dans la ville de Jeju, non loin du carrefour où s’élève l’Hôtel KAL. Des cérémonies y auraient été accomplies pour adresser des prières favorables à la bonne reproduction des bêtes et un monument signale aujourd’hui l’emplacement de l’autel d’origine qui fut élevé au sommet d’une pittoresque colline.

Le dernier dresseur de chevaux On appelle « dresseurs de chevaux » des spécialistes qui ont été formés aux techniques traditionnelles de l’élevage des chevaux et ont vécu au contact de ces animaux. Un livre pour enfant s’intitulant Majimak taeuri (Le dernier dresseur de chevaux) » et dû à Bak Jaehyeong, un fonctionnaire de l’administration provinciale de l’éducation, évoque ainsi l’histoire de Go Tae-u, cet homme de quatre-vingtdeux ans qui passa sa vie entière auprès des chevaux.

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« Dans les temps anciens, chaque famille se consacrait à l’élevage des chevaux, que chacun, à tour de rôle, faisait promener et menait jusqu’aux pâturages de montagne, parce que l’herbe y était la meilleure. Les dresseurs de chevaux étaient des professionnels qui s’adonnaient à plein temps à leur activité, alors que nous attendions que la tâche nous en incombe », se souvient Go Tae-u. Le cri par lequel il appelait les bêtes tenait davantage de la mélodie et permettait à l’homme de dialoguer avec l’animal. Lorsque j’ai rencontré les éleveurs Go Gyeong-hyeon et Kim Wanbo, ils m’ont fait part de leurs réflexions sur cette activité telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui à Jeju. « Tout diffère dans l’élevage du cheval de Jeju et des pur-sang de l’étranger, jusqu’aux méthodes employées. Les chevaux de Jeju sont de robuste constitution », explique-t-il. « On peut donc les mettre dans les herbages quand il neige et ils se débrouillent tous seuls pour trouver leur pitance. En revanche, ils sont deux fois moins rapides que les pur-sang, lesquels sont assez peu intelligents ». Aujourd’hui, les dresseurs ne font pas paître leurs bêtes n’importe où, mais chargent récipients d’eau et aliments dans leur véhicule pour les transporter jusqu’à leurs élevages de montagne. Le pâturage est interdit à Gotjawal, car il y pousse des espèces végétales indigènes protégées sur d’anciennes coulées de lave. À l’approche de la voiture de leur propriétaire, les bêtes en reconnaissent le bruit et viennent à sa rencontre, puis attendent, tête dressée bien droit. « Les sports hippiques sont ma spécialité, car de génération en génération, ma famille a produit d’excellents chevaux de course. Je suis fier d’avoir mis au point une race capable de s’arrêter en plein galop et de continuer au pas. Elle résulte d’un croisement qui allie les avantages des chevaux de Jeju et des pur-sang », précise cet éleveur. Indifférents à la forte pluie qui s’abat sur la campagne, les chevaux déambulent paisiblement. Tout aussi peu soucieux des précipitations, leurs deux propriétaires vaquent à leurs occupations, tantôt soignant les bêtes, tantôt s’assurant qu’il n’en manque aucune. « À Jeju, il ne reste que peu de dresseurs traditionnels, mais nous en sommes et nous avons vraiment l’amour des chevaux », affirment-ils. On imagine sans mal que les artistes régionaux, eux aussi animés d’affection pour ces bêtes, les ont prises pour sujet de leurs peintures, sculptures et photographies, à l’instar de Yi Myeong-bok, ce peintre qui s’est établi sur l’île et y a ouvert la Galerie Nori, et dont Le cheval de Jeju semble sauvage et indompté. Cet artiste projette en outre d’organiser une exposition sur les chevaux. Sur le manège, les spectateurs auront plaisir à voir les bêtes galoper à un train d’enfer, crinière au vent, sachant que toute bête capable d’atteindre une telle rapidité doit ensuite se reposer quinze jours. Voilà que les Mongols font leur retour sur l’île avec leurs chevaux, car dans un théâtre à ciel ouvert, une cinquantaine de cavaliers font la démonstration de leur remarquable maîtrise de l’art équestre, à cette différence près que les bêtes qu’ils montent aujourd’hui sont des chevaux de Halla.

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Rubrique spéciale Cuisine de Jeju 1. La partie la plus charnue du « dageumbari » est accommodée sous forme de sashimi (à droite) ; quant aux organes et aux morceaux les plus savoureux situés sur les joues, sous les nageoires, autour des arêtes et sur le ventre, ils composent un plat à part (à gauche). 2. Un « okdom » grillé (tile chameau rouge). 3. L’ormeau cuit à la vapeur est l’un des aliments de base des insulaires. 4. Viande de cheval assaisonnée et grillée provenant de l’élevage local.

À la découverte des délices culinaires de Jeju

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Comme ne sont pas sans le savoir ceux qui ont opté pour ce lieu de voyages de noces très prisé, les fruits de mer entrent pour une large part dans les spécialités culinaires de l’île de Jeju. Pour autant, poisson cru et ormeaux ne sont pas les seuls mets de ce pittoresque jardin des délices, puisque l’île-province la plus méridionale du pays est pourvue de vastes terres arables et d’un climat subtropical favorables à une production agricole variée et à l’élevage, autant de sources d’approvisionnement en ingrédients culinaires. Choi Sung-ja Journaliste | Ahn Hong-beom Photographe

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es fruits de mer entrent dans la composition de nombreuses spécialités qui font la renommée de Jeju et participent ainsi d’une gastronomie bien distincte de celle de la péninsule. Le poisson cru en tranches, à la chair luisante et presque translucide, servi tout frais de la pêche du jour, est un mets de choix dont ne sauraient se priver les gourmets, de même que le ragoût d’ormeaux ayant mijoté avec des fruits de mer variés dans une cassolette en terre dite « obunjagi haemul ttukbaegi ». Dorade et sabre grillés fondent sous la langue, ces poissons se nommant respectivement « okdom » et « galchi » en coréen. Long et effilé comme un grand couteau argenté, le second se prête aussi très bien à la confection de soupes. La variété d’algue qui porte le nom scientifique de Sargassum fulvellum et celui de « mojaban », en coréen, se consomme dans un bouillon de porc dit « momguk » que les châtaignes de mer relèvent de leur saveur salée, comme dans d’autres soupes. Ceux qui n’ont pas encore eu le plaisir de découvrir le sashimi « à l’eau » pourront goûter à cette spécialité de l’ le de Jeju en plongeant leurs baguettes dans un bol rempli d’un délicieux et tendre « jaridom » cru émincé, cet excellent petit poisson appelé en latin Chromis notatas et évoquant par sa forme la seiche, appelée en coréen « hanchi ». Partons donc à la découverte de ces succulentes préparations offertes par les plus célèbres restaurants de l’île.

L’« obunjagi ttukbaegi » Si vous ne connaissez pas encore ce classique de la gastronomie locale que l’on nomme « obunjagi ttukbaegi », sachez qu’il se compose d’ « obunjagi », ces petits ormeaux qui s’accrochent aux rochers immergés par vingt mètres de profondeur, et que l’ensemble du pays est approvisionné à soixante-dix pour cent par la pêche qui en est faite autour de l’ le.

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On y ajoutera coquillages, conques et crevettes que l’on fera mijoter en ragoût et que l’on assaisonnera de « doenjang », c’est-à-dire de concentré de soja et de « gochujang », un concentré de piment rouge, afin d’obtenir cette saveur relevée si particulière qui produit une impresison de fraîcheur. Dans le quartier de Yeon-dong, qui se situe dans la ville de Jeju, c’est une des variantes de cette recette qui fait la renommée du restaurant Yuri-ne, au côté de la soupe aux oursins et algues, du « galchi » grillé et du sashimi à l’eau. Cet établissement affiche fièrement au mur et au plafond les témoignages de la réputation enviable qu’il s’est acquis de longue date auprès de nombreuses personnalités, y compris d’anciens et de récents présidents qui y ont dîné et dont l’autographe a rejoint ceux de nombreuses autres personnalités qui en ont franchi la porte. Les plats d’accompagnement dits « banchan» y sont servis en abondance, notamment le « bing tteok », cette sorte de crêpe qui se déguste en entrée, en attendant l’arrivée du plat principal. Ce « bing tteok » est une spécialité locale des plus savoureuses composée d’une pâte à la farine de sarrasin et farcie de pousses de radis blanc finement émincé, blanchi et assaisonné, l’ensemble se faisant frire comme une fine crêpe que l’on roulera en un long cylindre.

Les nouilles d’orge noire Les recettes d’autrefois reviennent en force en ce moment, car les Coréens, toujours plus préocuppés par leur santé, cherchent à retrouver les saveurs oubliées de la bonne cuisine traditionnelle qui se préparait amoureusement depuis des générations. Kim Jeong-ja, la propriétaire d’un restaurant qui a pour spécialité les nouilles d’orge noire et se situe dans le quartier d’Ildo 2-dong, dans la ville de Jeju, affirme s’être inspirée du souvenir de l’agréable saveur des crêpes d’orge noire que préparait sa grand-mère. Ce sont

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Jugée être à l’origine de la longévité de la population de Jeju, la gastronomie de cette île suscite l’intérêt par ses effets bienfaisants sur la santé.

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les grains d’orge noire qui constituent le principal ingrédient de sa variante personnelle de la recette du « pajeon » , la crêpe au poireau, et du « sujebi », une soupe à la pâte déchiquetée à la main. « L’orge noire se récolte en quantité bien moindre que l’orge ordinaire, mais elle dégage une merveilleuse odeur. Outre qu’elle possède cinq fois plus de fibres diététiques que l’orge ordinaire, elle est riche en fer, phosphore, potassium et autres minéraux qui contribuent à la prévention des maladies chez les adultes », affirme-t-elle. Lorsqu’elle prépare la pâte à la farine d’orge, elle y incorpore des pommes de terre broyées, de l’igname des montagnes et des champignons qui permettent d’obtenir une consistance souple. Pour sa soupe aux nouilles, elle prépare un bouillon clair et légèrement relevé avec des laminaires, des anchois et du sel. Quant aux escargots de mer, ces autres délices de l’île de Jeju, ils agrémentent sa soupe de « sujebi » de leur douce et fraîche saveur.

Des mets raffinés à la viande chevaline En matière de viandes et gibiers, l’île de Jeju est réputée pour son faisan, sa viande de porc noir et en dernier lieu, mais non par ordre d’importance, pour sa viande chevaline. Il fut un temps où l’élevage chevalin était pratiqué sur l’île de Jeju à l’exclusion de toute autre région coréenne, d’où l’importante disponibilité de ces bêtes et la multiplication des préparations culinaires qui employaient leur viande. D’aucuns affirment que sous la dynastie Joseon, il était d’usage d’en offrir au souverain, de même qu’ormeaux et mandarines, à titre de tribut que lui payaient ses sujets et que ces mets étaient destinés au « sura », c’est-à-dire à être servis à la table du roi. Cette viande n’était pas pour autant réservée à sa personne puisque le petit peuple en consommait aussi, d’ordinaire avant le mois de novembre du calendrier lunaire, car elle n’était alors pas encore faisandée. Ayant la particularité d’être très peu grasse, elle se préparait tout aussi bien à la manière d’un tartare que sous forme de côtelettes cuites à l’étuvée, de ragoût ou grillades. Quant aux os, ils pouvaient se faire cuire en bouillon ou être réduits en poudre pour soigner les névralgies. Cette viande chevaline fera son apparition au menu des restaurants dans les années quatrevingts, époque à laquelle les touristes ont commen-

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cé a fréquenter toujours plus l’île, en quête de tous les délices qu’elle avait à offrir et à l’heure actuelle, on y recense pas moins d’une quarantaine de restaurants proposant cette spécialité. J’ai moi-même dîné dans l’un d’eux, le Jeju Mawon, qui occupe une vaste maison traditionnelle dite « hanok » et se situe dans la station balnéaire de Jungmun, près de Seogwipo. Après avoir fait brièvement griller la viande assaisonnée, on la plonge dans de la sauce de soja et du wasabi et l’on remarque alors sa tendreté et sa saveur légèrement goûteuse. On se gardera toutefois de la laisser cuire trop longuement, sous peine de la rendre coriace. « Nos clients japonais préfèrent la viande chevaline sous forme de tartare », explique le chef cuisinier du Mawon. « Les Chinois, quand à eux, commandent en général un menu mixte composé d’extrait de mœlle de cheval, de tartare et de « naengchae » froid, c’est-à-dire une salade de fruits de mer frais et une julienne de légumes ».

Café et chocolat à la mandarine Située en tête de la production fruitière de l’île, où elle se cultive dans de nombreuses exploitations, la mandarine de Jeju se caractérise par sa saveur et sa haute teneur en sucre. Une vingtaine de variétés d’agrumes toutes aussi juteuses les unes que les autres ont été mises au point, notamment celles, particulièrement appréciées, du « hallabong » et du « cheonhyehyang », ces fruits de première qualité étant commercialisés dans toute la Corée par les grands distributeurs. Depuis quelque temps, produits de beauté, parfums et déodorants aux extraits de zeste de mandarine font aussi leur apparition dans le commerce. Ce petit fruit sert aussi aujourd’hui à aromatiser le chocolat et le « makgeolli », un alcool de riz traditionnel très prisé des Coréens. Enfin, l’écorce de mandarine s’emploie à des fins médicinales, sous forme d’une décoction qui peut être réalisée avec celle de la variété

1. Le « hallabong » est une variété de mandarines de première qualité qui a été mise au point sur l’île.

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2. Le « bing tteok » est une galette de sarrasin fourrée d’un hachis de radis chinois.

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Encadré

Kang Chang-geon, le ma tre du « dageumbari »

dite « jin » en la faisant bouillir dans l’eau, pour soigner les troubles digestifs, tandis que celle d’une autre appelée « cheong » possède des effets bienfaisants contre la malaria et certaines maladies bactériennes.

Les traditions culinaires de l’île de Jeju Les visiteurs pourront s’initier à la gastronomie locale au Musée des traditions populaires et d’histoire naturelle de la province autonome spéciale de Jeju. Au temps jadis, la nourriture devait être chérie par une population insulaire à l’existence des plus rudes. Les préparations se devaient en outre d’être d’un principe fort simple, car l’activité de pêcheuses sous-marines à laquelle s’adonnaient les femmes ne leur laissait guère le temps de pratiquer l’art culinaire. C’est la raison pour laquelle les autochtones privilégièrent les plats à base d’ingrédients crus qui leur évitaient de faire griller, bouillir ou mijoter les préparations, ce qui explique aussi l’importance qu’accorde la cuisine insulaire à la saveur naturelle des ingrédients plutôt qu’à leur assaisonnement et fait sa particularité. De telles qualités suscitent toujours plus d’intérêt à l’heure où nombreux sont ceux qui se préoccupent de leur santé et sont conscients du rôle joué par l’alimentation dans la longévité de la population de cette île. Celle-ci se flatte en effet du grand nombre de centenaires que comporte sa population, comme en atteste une étude démographique réalisée en septembre 2009 dans seize villes et provinces du pays et selon laquelle on y recense cinquante-trois habitants dépassant un siècle d’âge. C’est donc sur cette île que se rassemblent le plus les grands vieillards coréens, dont la proportion est deux fois plus élevée que la moyenne nationale. La mise en parallèle de l’alimentation insulaire avec la longévité de la population conduit à valoriser ses effets bienfaisants sur la santé. Il convient donc de souligner à nouveau la qualité des principaux ingrédients qui entrent dans sa composition, puisqu’ils proviennent des eaux non polluées de l’océan et des cultures locales, mais aussi la facilité de préparation de ses principaux plats et l’absence de cuisson qui réduit au minimum les déperditions de nutriments. À ce propos, Hyeon Hak-su, le responsable des relations publiques des collectivités locales autonomes de Jeju, révèle que l’île entend mieux faire connaître cette gastronomie riche de plus de quatre cent soixante-dix recettes auxquelles on prête des effets bienfaisants sur la santé et l’allongement de l’espérance de vie.

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« Avez-vous déjà goûté sashimi aussi succulent ? » Ceux qui n’ont jamais dégusté de sashimi dit « dageumbari » (Niphon spinosus ) ont peine à imaginer à quel point il est délicieux. Pour s’y délecter du meilleur qui soit, nous les convions à aller eux-mêmes à la rencontre du chef cuisinier qui le réalise dans le restaurant Jinmiga qui se trouve dans la commune de Sagye-ri appartenant à l’agglomération d’Andeok-myeon, elle-même rattachée à la ville de Seogwipo. Son propriétaire n’est autre que Kang Chang-geon, dont la renommée lui a valu d’être appelé « maître du dageumbari » et qui est aujourd’hui âgé de cinquante-sept ans. Ce restaurateur, tout comme son établissement, évoque le début des années quatre-vingt-dix. En 1991, lors du grand sommet coréano-soviétique qui se tint à Jeju, Kang Chang-geon prépara, pour la table du banquet qui eut lieu en l’honneur du président soviétique Mikhail Gorbachev, pas moins de vingt-sept sortes différentes de sashimi de « dageumbari ». C’est du rôle important qu’il joua à sa manière à cette étape cruciale des relations diplomatiques qu’il allait par la suite tirer sa notoriété à l’échelle nationale. Il y a quelques années de cela, son savoir-faire dans la préparation du « dageumbari » lui a valu d’être retenu parmi les cent meilleurs chefs cusiniers sur les mille que comptent cent cinquante pays différents, en vue de sa participation à la conférence dont s’est accompagné le Congrès mondial de Slow Food qui s’est déroulé à Turin au mois d’octobre 2006. Quel est donc son secret ? Comment prépare-t-il d’aussi merveilleux « dageumbari » ? C’est son amour du métier qui l’a guidé dans ses recherches sur cette préparation et qui lui a permis d’acquérir la maîtrise de cet art. Il possède à son actif la création de plus de trente versions différentes de cette spécialité et en 2002, il a même déposé un brevet portant sur son procédé original de préparation du sashimi. À ses yeux, la clef de la préparation de ce poisson très prisé réside dans la « méthode qui lui est propre de manipuler le poisson et de travailler différemment au couteau chacun de ses morceaux ». « Il importe que le poisson reste frais après qu’il a été pêché, alors il faut le placer dans un aquarium », ajoute-il. « J’injecte de l’oxygène dans le réservoir, je maintiens l’eau à une température adéquate et je diffuse de la musique. Si le poisson reste immobile dans l’eau, sa chair perd en qualité. Pour l’inciter à bouger, il faut créer un mouvement ondulatoire, comme dans l’océan ». Lors de la préparation de chaque morceau de poisson, explique-til, il faut manier différemment le couteau pour que la saveur propre à chacune de ces parties en sorte renforcée. Pour découper les tranches, il faut incliner la planche à quarante-cinq degrés et amorcer la coupe en plaçant le couteau à un angle de cent trente-cinq degrés par rapport à la planche.

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Rubrique spéciale Un point de vue étranger

Vivre à Jeju, une question de choix Asseyez-vous sur un rocher et attardez-vous à contempler la mer et ses couleurs allant de l’ocre clair tacheté de vert par des gerbes d’algues à des nuances tirant tour à tour sur le turquoise ou le vert émeraude, en passant par différentes nuances de bleu jusqu’au gris acier qui borde finement l’horizon. Les eaux virent même au noir quand s’assombrissent les nuages avant la pluie et prennent des reflets d’argent lorsqu’ils sont hauts et blancs, sans parler de l’or qu’y fait resplendir le soleil levant et du rouge qui les enflamme au crépuscule. Werner Sasse Peintre et coréaniste | Bae Bien-u, Sou Jea-chul Photographes

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l nous semblait y avoir vécu toute notre vie. La mer aux larges horizons, toujours en mouvement, a des effets vivifiants. Le relief rocheux scindé par les murets de pierre typiques qu’édifia l’homme durant un millénaire pour exploiter au mieux la terre arable compose un paysage unique en son genre. De temps à autre, les limites de ces petites parcelles s’emplissent d’une épaisse broussaille qui s’enfonce au creux des profonds et étroits fossés créés par les précipitations à la saison des pluies, mais presque complètement asséchés tout le reste de l’année. Dominant cet ensemble, le Mont Halla, le volcan qui engendra cette île paradisiaque, dresse sa silhouette.

« Lune de sucre » et noces Nous avons choisi de vivre à Jeju pendant notre « lune de sucre », comme le disent les Coréens, qui ont un penchant remarquable pour le calembour, au sujet d’un voyage entrepris juste avant le mariage, alors que la « lune de miel » lui succède immédiatement. Une fois sur l’île, il nous a suffi de quelques jours de randonnée, à ma compagne et à moi, pour décider de renoncer aux agréables logements que nous habitions respectivement sur la péninsule, à savoir une maison isolée de la province de Gyeonggi et un joli « hanok » traditionnel situé en plaine, dans celle de Jeolla.

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Après avoir emménagé à Jeju pour y vivre ensemble, comme nous réfléchissions à la fête que nous donnerions pour notre mariage, un ami nous a soufflé l’idée du merveilleux Parc des pierres de Jeju et de son étonnant paysage sculpté par l’homme comme par la nature. Arborant des « hanbok » actualisés de couleur blanche, car composés de papier coréen dit « hanji » produit à partir du mûrier, nous avons entamé la cérémonie en interprétant une scène de rencontre sur un plateau situé au sommet du « Lac du ciel » qui pour la circonstance était constitué du toit du Musée de pierre aménagé au sous-sol. Après avoir changé de tenue pour revêtir celle qui se porte traditionnellement lors des grandes occasions à Pyongyang, nous avons uni nos destins lors d’une brève cérémonie de style nord-coréen, c’est-à-dire où la mariée se tient à l’est et le marié, à l’ouest, et avons ainsi convolé en justes noces à la manière septentrionale alors que nous nous trouvions sur l’île la plus méridionale !

Une île aussi sereine que dynamique Si l’on me demandait ce qui nous a attirés à Jeju, il me suffirait de citer quelques raisons prises au hasard, car dans ces lieux magnifiques, il serait trop complexe de décrire la vie dans son ensemble. Tout d’abord, nous avons trouvé que cette île réunissait plusieurs des

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1. Magnifique lever de soleil vu du pic du même nom, au Mont Seong. 2. Werner Sasse, professeur en retraite spécialiste de culture et d’histoire coréennes, poursuit aujourd’hui une carrière artistique à Jeju.

au détriment d’une conception des loisirs axée sur les parcs d’attraction, tout en se fixant pour objectif de favoriser l’essor des arts. L’air pur, l’eau limpide et la douceur du climat qui sont ceux de Jeju peuvent à juste titre inspirer la fierté dans la mesure où ils constituent les conditions préalables à la mise en place d’un mode de vie alternatif qui s’inscrive en rupture avec l’effervescence de Séoul et des autres métropoles. Ainsi, l’« île lente » qu’est Jeju ne s’attache pas excessivement à un passé idéalisé, mais se cherche un devenir avec enthousiasme. 1

conditions requises pour le style de vie que nous souhaitions mener, l’ambiance dominante constituant la plus importante d’entre elles. Pour ma femme, qui pratique la danse d’avant-garde et enseigne la méditation, comme pour moi, en tant que peintre et coréaniste, cette atmosphère devait être faite de paix et de tranquillité tout en étant ouverte sur l’avenir. Or, par sa culture et son mode de vie, Jeju répond parfaitement à ces deux critères à première vue contradictoires. La population y accorde encore une grande importance aux traditions et elle est consciente de la valeur de son identité culturelle tout à fait distincte de celle des péninsulaires, ce qui crée une ambiance merveilleusement décontractée. On constate en même temps la multiplication des projets portant sur le devenir de l’île, qu’ils résultent d’initiatives de particuliers ou d’agences gouvernementales. La presse locale est un forum d’idées où s’échangent de nombreux points de vue sur la manière de concilier protection de l’environnement et bien-être social, de nombreuses rencontres étant organisées sur des sujets très divers. Dans l’avenir qu’ils se construisent, les habitants s’efforcent d’allier au mieux le tourisme national et international avec une économie et un mode de vie durables. Ces projets privilégient l’éducation, la production d’aliments naturels et biologiques et la création d’installations médicales et récréatives

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La lumière de Jeju Sur cette île à deux visages, on peut accoster ou atterrir par son accès le plus septentrional qu’est la ville du même nom, siège des autorités provinciales. Une heure de route suffit pour se rendre jusqu’à la ville côtière de Seogwipo et sa station balnéaire de Jungmun, au sud. Sur ce trajet, la route, qui est en bon état, comme toutes celles de l’île, grimpe à huit cents mètres d’altitude, voire mille, et permet alors d’avoir une vue plongeante sur deux paysages aussi différents que merveilleux, en fonction des conditions météorologiques, à savoir celui des nombreuses collines volcaniques que les habitants appellent un peu affectueusement « oreum » et les îlots qui apparaissent dans le lointain par temps clément. On peut aussi distinguer, aux versants des montagnes, des forêts vaporeuses qui s’enveloppent d’un voile nuageux par temps brumeux. Par-delà les montagnes, le marcheur quitte la partie nord, qui est la plus sauvage et venteuse, ainsi que légèrement plus fraîche, pour pénétrer subitement dans une zone où la douceur du climat subtropical favorise la luxuriance d’une végétation dont les fleurs exhalent leurs subtils parfums. Toutefois, il est un élément commun à ces deux régions : la lumière, cette lumière de Jeju, bien plus étincelante que sur la péninsule et inappréciable pour le peintre que je suis. En Europe, nombreux sont les artistes qui cherchent l’inspiration dans l’air lumineux des côtes méditerranéennes. À Jeju, où que l’on aille, la lumière émerveille par son éclat et il n’est pas surprenant que bien des artistes et artisans s’y

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soient installés, de façon permanente ou temporaire, pour travailler dans ce resplendissement, comme le font les occupants des studios d’artistes du Village des Artistes de Jeoji, ou ceux d’ateliers particuliers isolés au creux des vallées de montagne ou sur de vastes plateaux s’élevant plus près du ciel, dans l’arrière-pays. Il va sans dire qu’au-delà de la source d’inspiration qu’elle représente pour les artistes, la lumière est aussi le meilleur remède qui soit pour le corps et pour l’esprit. Aujourd’hui, ceux qui viennent à Jeju le temps d’un bref séjour y prennent photo sur photo de-ci, de-là, et s’en retournent une ou deux nuits après, sans y avoir rien vu. Ils n’ont fait qu’effleurer du regard et du doigt cette île qui ne révèle pas ses charmes de prime abord. Il faut pour cela trouver l’apaisement, s’adapter au rythme des lieux et avoir la patience d’observer. Ainsi, il est toujours fascinant de regarder la mer aux vagues couronnées d’écume blanche qui frappent les rochers ou le sable de la plage en un incessant va-et-vient et se dissipent dans les flots dès qu’elles se retirent. Ici, il n’y a de constante que le changement, ce symbole de la vie elle-même. Asseyez-vous sur un rocher et attardezvous à contempler la mer et ses couleurs allant de l’ocre clair tacheté de vert par des gerbes d’algues à des nuances tirant tour à tour sur le turquoise ou le vert émeraude, en passant par différentes nuances de bleu jusqu’au gris acier qui borde finement l’horizon. Les eaux virent même au noir quand s’assombrissent les nuages avant la pluie et prennent des reflets d’argent lorsqu’ils sont hauts et blancs, sans parler de l’or qu’y fait resplendir le soleil levant et du rouge qui les enflamme au crépuscule. À Jeju, l’eau se fait aussi l’éblouissant reflet de l’aspect sans cesse

côte. Ces jours-là, il se pourrait bien que je sois le seul à me sentir à mon aise, mais quoi de plus rafraîchissant et tonifiant qu’une marche où s’envolent pensées contrariantes et sentiments pénibles, à condition toutefois d’être bien couvert pour se prémunir des intempéries. Oui, il est vrai que Jeju abonde en vent et rochers composant un milieu naturel spécifique qui tient peut-être d’un perpétuel phénomène. En revanche, la présence de nombreuses femmes sur son sol s’explique par des facteurs socio-économiques qui existent de longue date, mais pourraient bien évoluer à l’avenir. La population l’attribue à la disparition en mer de nombreux pêcheurs, qui laisse les veuves livrées à elles-mêmes pour subvenir aux besoins des leurs avec le courage qui s’impose. Selon un autre point de vue très répandu dans la population, les femmes vivant sur la côte auraient acquis leur force de caractère de la charge qu’elles avaient de leur famille, bien des tâches qu’elles accomplissaient de ce fait incombant en temps normal aux hommes. Tandis que ceux-ci effectuaient les travaux domestiques, élevaient les enfants et cultivaient des jardins potagers, leurs femmes partaient en mer ramasser holothuries, crabes, algues, poulpes, coquillages et toute autre espèce comestible. Les pêcheuses sous-marines de Jeju, que désigne le terme « haenyeo » signifiant « femme de la mer », sont désormais célèbres dans le monde entier pour leur aptitude à plonger par plus de vingt mètres de profondeur et à y rester plusieurs minutes sans bouteille d’oxygène. Si elles sont aujourd’hui moins nombreuses, il m’arrive encore d’en voir en levant la tête quand je suis assis à mon bureau ou que je me promène au bord de l’eau, d’où je les entends émettre un sifflement en reprenant leur respiration.

« Jeju! Cest vraiment merveilleux ! Je veux y habiter », avons-nous décidé tout naturellement voilà pas plus de quelques mois et nous avons aujourd’hui encore la certitude d’avoir fait le bon choix.

changeant du ciel, selon le temps qu’apportent les vents. Ceux qui décident, par un beau matin d’été, de partir en balade sur les sentiers de randonnée dits « olle » seraient bien avisés d’emporter imperméable et maillot de bain, car ils pourraient avoir aussi bien besoin de l’un que de l’autre, voire des deux ensemble, selon les caprices des intempéries.

Du vent, des pierres et des femmes Le vent figure parmi ces « trois richesses » fameuses que compte Jeju et qui comportent aussi les rochers et les femmes. Pour ma part, j’atteste que cette île est battue par les vents et que la tempête y fait parfois entendre ses hurlements, agitant furieusement les vagues dansantes avant qu’elles ne se brisent sur les rochers de la

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D’aucuns affirment que l’organisation sociale fut longtemps de type matriarcal à Jeju et que je sois ou non d’accord sur ce point, il est indéniable que ses femmes ont fait œuvre de pionnières dans l’évolution que connaît la Corée d’aujourd’hui. Toujours plus nombreuses à entrer dans la vie active, elles y ont acquis une plus grande indépendance voilà longtemps de cela et plus précisément dans les premiers temps de la dynastie Joseon, c’est-à-dire il y a six siècles. En outre, la place qu’occupent les femmes évolue à un rythme rapide en Corée et j’en viens à me demander, en observant les vingt étudiants d’un cybercafé, qui, des dix-sept garçons et trois filles dont ils se composent, est appelé à connaître l’avenir le plus brillant, à voir les premiers s’absorber complètement dans leurs jeux vidéo pendant que les secondes lisent ou rédigent des lettres.

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A Jeju, l’océan aux couleurs et effets de lumière splendides inspire de longue date les artistes, tant coréens qu’étrangers.

brm1a-049hc, C-print, 260×135cm 2002 © Bae Bien U

Le Mont Halla et les sentiers « olle » Pour revenir au logement où nous avons temporairement élu domicile avant de nous installer définitivement, il s’agit d’un appartement situé dans une résidence perchée sur une falaise bordant la mer, d’où l’on entend aisément le bruit des vagues en se tenant sur le balcon. En matière d’habitations, d’autre choix s’offrent à ceux qui s’établissent à Jeju. Culminant à 1950 mètres, le Mont Halla se situe très précisément à l’intersection d’un axe s’étendant sur 41 km du nord au sud et d’un autre, de 73 km de longueur, partageant l’île d’est en ouest. En s’éloignant de la côte d’à peine quelques kilomètres, on perçoit déjà des différences de climat et de végétation et en entreprenant l’ascension d’une montagne située quatre ou cinq kilomètres plus loin dans l’arrière-pays, on remarque aussitôt la végétation subtropicale qui compose une dense forêt, puis de vastes pâturages où broutent chevaux et vaches. Quoique les sentiers « olle » longeant la côte soient considérés être très prisés des touristes, il existe aussi quantité de sentiers de randonnée au Mont Halla. Ils sont dans l’un et l’autre cas convenablement signalés par de nombreux panneaux et les randonneurs débutants ne peuvent, comme moi-même, qu’apprécier les nombreuses passerelles de bois qui ont été créées sur leur parcours.

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J’aime aussi la manière dont nombre de sentiers longeant les côtes sont dotés d’aires de repos qui permettent d’effectuer de temps à autre une halte pour se restaurer ou se désaltérer. La cuisine est à Jeju délicieuse et comme dans les autres îles, les restaurants sont nombreux à offrir une grande variété de poisson et fruits de mer, tant crus que cuits. Les poissons sont souvent d’espèces indigènes et ne se consomment qu’à la saison de la pêche. Jeju possède d’autres spécialités culinaires excellentes à base de ce fameux porc noir qui fait sa réputation, de viande chevaline ou de faisan, autant de plats généreusement accompagnés de feuilles de laitue fraîche en toute saison. Pour ce qui est des terrains de golf, ceux de Jeju sont sans nul doute à recommander aux joueurs appréciant la qualité des parcours, mais cette île est aussi dotée de casinos, parcs d’attraction, musées et galeries, outre qu’elle offre la possibilité de pratiquer des activités sportives telles que la plongée sous-marine ou l’équitation, quoique je n’en sois pas moi-même friand. Enfin, il est à Jeju une chose tout aussi importante sur laquelle je tiens à mettre l’accent et qui est le caractère hospitalier et amical de sa population, dont le comportement peut certes paraître parfois fruste et trop direct, mais qui est inspiré par les plus chaleureux sentiments.

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Une redécouverte de la Corée ! Dossier 1

Les musées allemands dévoilent leurs trésors coréens

À l’initiative de la Fondation de Corée et du Musée Linden de Stuttgart, dix musées allemands accueillent une exposition itinérante intitulée « Une redécouverte de la Corée ! Les trésors des musées allemands », dont la première étape est, depuis le 25 mars, le Musée des arts d’Asie de l’Est de Cologne et qui représente un tournant dans l’histoire de ce type de manifestation en Europe, toutes les œuvres présentées provenant des collections des plus grands musées allemands. Maya Stiller Chercheuse en histoire de l’art et religions coréennes à l’Université de Californie

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ne redécouverte de la Corée ! Les trésors des musées allemands », cette exposition itinérante d’œuvres d’art coréennes qui sillonne l’Allemagne, s’est ouverte par une magnifique cérémonie d’inauguration qui avait lieu le 25 mars dernier au Musée des arts d’Asie de l’Est de Cologne. Adele Schlombs, la directrice de l’établissement, a souligné dans le discours d’ouverture qu’elle a prononcé devant quelque quatre cents diplomates et représentants des milieux de la culture : « Au cours de ces trente dernières années, seules six expositions européennes ont 1 été consacrées à l’art et à la culture coréens. Il faut bien reconnaître qu’en matière d’art asiatique, nous nous sommes surtout intéressés à ceux de la Chine et du Japon, et c’est cette vision des choses que s’efforce de modifier notre exposition». Cette manifestation, fruit d’un projet auquel se sont joints dix musées allemands, sous les auspices de la Fondation de Corée et du Musée Linden de Stuttgart, a permis au public européen de découvrir que la Corée ne se résumait pas aux téléphones portables Samsung, aux voitures Hyundai et aux supporters de football du «Red Devils ». Pour la première fois dans l’histoire des expositions d’art coréen en Europe, cette manifestation présentait cent seize pièces retenues par un comité de conservateurs d’art asiatique représentant les dix musées participants au terme d’une sélection rigoureuse opérée parmi les huit mille que comptent les collections des plus grands musées allemands.

La collaboration de dix musées allemands Dans la plupart des cas, ces œuvres d’art furent ramenées par les diplomates, commerçants et missionnaires allemands

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qui en firent l’acquisition lors de leurs voyages en Corée, entre la fin du dix-neuvième siècle et le début du vingtième. Elles se composent d’œuvres de la peinture sacrée et de mœurs, de céramiques, de boîtes en laque à incrustations de nacre, de paravents, de sculptures et d’incunables xylographiques. Suite à son passage à Cologne, qui se poursuivra jusqu’au 17 juillet prochain, l’exposition poursuivra son périple par le Musée d’ethnologie Grassi de Leipzig, du 27 février au 27 mars 2012, le Musée des arts appliqués de Francfort, du 28 juin au 9 septembre 2012 et enfin le Musée Linden de Stuttgart, du 17 novembre au 17 février 2013. « Ces expositions fourniront l’occasion exceptionnelle de voir rassemblés en un même lieu des objets d’art coréens qui appartiennent aux plus grands musées allemands et permettra ainsi de constater la continuité qui existe entre eux du point de vue de l’identité culturelle et du style », souligne Siegmar Nahser, conservateur des arts d’Asie au Musée d’ethnologie de Berlin. À l’été 2008, il s’était joint à ses neuf homologues des autres musées concernés lors de la première rencontre qui les avait réunis pour discuter d’un projet d’exposition itinérante en Allemagne, à l’invitation de Min Young-joon, le directeur de l’antenne berlinoise de la Fondation de Corée. L’étude qui allait être réalisée par la suite allait révéler que près de dix mille objets d’art coréens sommeillaient dans les entrepôts des musées de diverses parties de l’Allemagne et que bon nombre d’entre eux étaient demeurés intacts depuis leur acquisition, voilà plus d’un siècle. La constitution de ces collections s’étant déroulée dans des circonstances différentes dans

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1. Boucles d’oreilles (royaume de Silla, Ve et VIe siècles, longueur : 10 cm, Musée d’ethnologie, Hambourg, données par Namkoong Ryun en 1986) 2. Cruche en céladon (dynastie Goryeo, XIIe siècle, hauteur : 26 cm, Musée des arts d’Asie de l’Est de Cologne, acquise pas Adolf Fischer en 1905) K o r e a n a ı S u mme r 2 011

3. Jarre bleu-blanc à motif de dragon (dynastie Joseon, XVIIIe siècle, hauteur : 45cm, diamètre : 32,5 cm, Musée d’ethnologie Grassi de Leipzig, collection H. Sanger, achetée en 1902) 4. « Avalokitesvara de l’eau et de la lune » (dynastie Goryeo, XIVe siècle, rouleau suspendu, hauteur : 98 cm,

largeur : 55 cm, Musée des arts d’Asie de l’Est de Cologne, acquis par Adolf Fischer en 1909) 5. Statuette en bois représentant un garçonnet associé au phénix (dynastie Joseon, XVIIe-XVIIIe siècles, Musée des arts d’Asie de l’Est de Cologne, acheté par Adolf Fischer en 1910)

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chacun de ces établissements, les conservateurs ont d’abord entrepris de se pencher sur ces pièces et sur l’histoire de leur acquisition. Leurs travaux ont abouti à la rédaction d’un catalogue de quatre cents pages rassemblant des textes en langues allemande et anglaise et illustrés de photographies. Ce document comporte une étude descriptive des objets en question et une présentation des collections des musées allemands, ainsi que l’évocation des relations diplomatiques et culturelles qui unissaient la Corée à l’Allemagne à l’aube du vingtième siècle. Lors des travaux qu’ils ont réalisés en vue de cette exposition, les conservateurs allaient faire des découvertes d’importance. « Quand nous nous rencontrions, nous présentions nos collections respectives», se souvient Dieter Grundmann, qui représentait le Musée d’ethnologie Grassi de Leipzig. « Cela nous a permis de constater que nous avions tous une manière différente d’aborder la culture coréenne ». Pour la plupart, les conservateurs découvraient les collections des autres établissements et Adele Schlombs s’exclame à ce propos : « Par exemple, celles du GRASSI ont été pour moi une véritable révélation, car certains de ses splendides bols et vases en porcelaine blanche des dix-huitième et dix-neuvième siècles sont aboslument fantastiques !»

Des découvertes d’importance Pour près de la moitié d’entre elles, les œuvres d’art exposées proviennent du Musée d’art d’Extrême-Orient de Cologne, qui s’enorgueillit d’une collection de qualité exceptionnelle riche de plus de quatre cents pièces coréennes. Son fondateur, Adolf Fischer (1856-1914), fut un grand admirateur de la peinture bouddhique et de la céramique d’époque Goryeo (918-1392). En 1910, lors de leur venue en Corée, Fischer et son épouse achetèrent à des marchands de tableaux japonais des objets d’art qui figurent en nombre à l’exposition de Cologne. Le tableau du quatorzième siècle intitulé « Avalokitesvara de l’eau et de la lune », qui constitue la pièce maîtresse de cette manifestation, témoigne du haut degré de connaissance artisti-

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que qu’avait atteint Adolf Fischer. Sur la soie aujourd’hui noircie, on distingue encore nettement la sublime figure d’une des divinités les plus révérées, dont la robe et les accessoires resplendissants ont été rendus de manière exquise par le pinceau. Quant à cette « Tenue d’un noble coréen » dont fit l’acquisition le vice-ministre des affaires étrangères Paul Georg von Moellendorff (1848-1901) auprès du roi Gojong, dans la première moitié des années 1880 et qui est aujourd’hui en possession du Musée d’ethnologie de Berlin, elle illustre à merveille les relations de coopération qui unirent l’Allemagne à la Corée à une époque charnière en proie aux bouleversements de l’histoire moderne. Cet établissement berlinois conserve également des peintures de mœurs qui sont dues à Kim Jun-geun, ce peintre du dix-neuvième siècle qui se faisait aussi appeler Gisan, et dont l’aquisition atteste du vif intérêt qu’éveillèrent l’art populaire et le mode de vie coréens chez les premiers visiteurs allemands. Parmi les principales pièces de l’exposition, se trouve également un montage vidéo réalisé par Nam June Paik et intitulé « Global Groove » qui appartient aujourd’hui au Musée Ludwig. Sa présence rend ainsi hommage à ce vidéaste, pionnier de son art, dont la carrière débuta dans cette ville allemande où il étudiait la musique auprès de Karl-Heinz Stockhausen. En jetant ainsi un pont entre orient et occident, cette œuvre permet de clore l’exposition avec tout autant de brio que les peintures de rituels chamaniques par laquelle elle débute, avec ses images mystiques de dieux, montagnes et tigres. Si les pièces exposées sont au nombre de cent seize, cette exposition commune revêt une dimension importante, par-delà ce seul aspect quantitatif, puisque son organisation a exigé deux années de travail et qu’elle a permis aux différents conservateurs de constater qu’il restait encore beaucoup à faire pour répertorier et localiser les collections d’art coréen de leurs musées respectifs. Avec cette manifestation, s’amorce ainsi une nouvelle étape de l’action entreprise pour assurer un meilleur accès du public allemand au patrimoine culturel coréen. Susanne Knoedel, conservatrice d’art coréen au Musée d’ethnologie de Hambourg, donne un aperçu des projets de son établissement : « Ce travail commun a poussé notre musée à s’intéresser toujours plus à la Corée et à faire diligence dans nos projets d’exploitation des informations relatives à la collection coréenne. Inspirés par cette exposition commune, nous entendons présenter en 2013 une exposition temporaire consacrée à notre collection coréenne forte de deux mille six cents pièces ».

1. Les invités au vernissage de l’exposition itinérante « Une redécouverte de la Corée ! Les trésors coréens des musées allemands » , qui avait lieu le 25 mars dernier au Musée des arts d’Asie de l’Est de Cologne, observent des œuvres d’art coréennes.

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Si les pièces exposées sont au nombre de cent seize, cette exposition commune revêt une dimension importante, par-delà ce seul aspect quantitatif, puisque son organisation a exigé deux années de travail et qu’elle a permis aux différents conservateurs de constater qu’il restait encore beaucoup à faire pour répertorier et localiser les collections d’art coréen de leurs musées respectifs.

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2. « L’Esprit de la montagne et le tigre » (début du XXe siècle, rouleau suspendu, hauteur : 61,5 cm, largeur : 46,5 cm, Musée d’ethnologie de Hambourg, acheté en 1980 sur des fonds fournis par l’Association des amis du Musée d’ethnologie de Hambourg). 3. Adolf Fischer (1856-1914), le créateur du Musée des

arts d’Asie de l’Est de Cologne, en compagnie de son épouse. Le couple a acquis un grand nombre d’objets d’art coréens lors de son voyage en Corée, au début du siècle dernier. 4. Vêtements d’époque Joseon acquis à l’origine par Paul Georg von Moellendorf (XIXe siècle, longueur (pardessus) :

140 cm, Musée national des arts populaires de Berlin) 5. Coffret de maquillage incrusté de nacre et d’écaille de tortue (dynastie Joseon, XVIIIe siècle, hauteur : 20,5 cm, longueur : 19 cm, largeur : 32 cm, Musée national des arts populaires de Berlin, donné par Barbara et Wolfgang Rabi en 2008)

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Dossier 2

Le nouveau symbole culturel de Séoul divertit les passants

Le printemps murmure. Épanouissement, espoir et amour. Ne craignez rien de la vie.

Depuis vingt ans déjà, le Panneau de la poésie placé sur la façade de l’immeuble Kyobo Life de Gwanghwamun met de la joie au cœur des habitants de Séoul par ses courts messages qui leur apportent détente, plaisir et même espoir, l’espace d’un instant. Koh Mi-seok Journaliste spécialisé en art et design au Dong-a Ilbo | Ahn Hong-beom Photographe Ô hibou! Fais une autre tête. Voici la pluie du printemps.

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l est tout juste 18h00 en ce premier jour de travail du mois de mars et, en plein cœur de Séoul, l’avenue de Sejongno s’emplit comme toujours du flot des passants rentrant chez eux après le travail, comme cette employée de bureau, Ha Ji-yeong. En traversant l’esplanade de Gwanghwamun, elle jette un coup d’œil au panneau géant de l’immeuble Kyobo Life et la joie se lit aussitôt sur ses traits jusqu’alors moroses, puis la jeune femme se précipite chez le fleuriste le plus proche et achète un bouquet de freesias. « Sur le chemin du retour, les fleurs que je tenais dans mes bras m’ont grisée de leur parfum et il me semblait que le printemps était déjà là », confie-t-elle. « Quand je les ai offertes à ma mère, on aurait dit, à son visage, qu’il était aussi arrivé pour elle ». Ces vers affichés sur le panneau de Kyobo Life lui avaient soudain donné l’envie de sentir la brise printanière lui effleurer le bout du nez : « Soudain, je ressens le besoin impulsif d’acheter des fleurs. Que pourrais-je acheter d’autres que des fleurs ? » Ce passage extrait du poème de Lee Jin-myeong intitulé « Zut, pourquoi ai-je acheté autant de fleurs ? » avait réveillé en elle, comme chez d’autres citadins, un désir de douce brise printanière dans le rythme trépidant d’une vie quotidienne qui n’accorde pas le moindre répit. Telle était la force d’évocation de ce texte poétique affiché sur un panneau géant de vingt mètres de large sur huit de hauteur, face à l’esplanade de Gwanghwamun.

Des messages pleins d’inspiration et d’espoir C’est en janvier 1991 qu’a été mis en place le « panneau de la poésie de Gwanghwamun », à l’initiative de Shin Yong-ho, le défunt fon-

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dateur de la compagnie d’assurance Kyobo Life. Cette idée consistait à afficher sur ce panneau une phrase ou un texte choisis dont la brièveté permettrait aux passants d’en prendre connaissance en un clin d’œil, et ce, trois mois durant, après quoi leur succéderaient de nouveaux extraits qui apparaîtraient au début de chaque saison, c’est-àdire en mars, juin, septembre et décembre. Dans les premiers temps, ces morceaux choisis étaient le plus souvent des slogans à caractère informatif, mais quand survint la crise financière de 1997 et 1998, en Corée comme ailleurs en Asie, ils allaient se composer de plus en plus d’extraits de poèmes à la tonalité pleine d’espoir et de réconfort, et la tradition allait dès lors s’en instaurer et faire partie intégrante de la vie culturelle de Séoul. « Les gens ont l’air d’apprécier ce panneau, car il ne cite pas des maximes banales, mais des textes tirés d’œuvres littéraires qui, par leur teneur, redonnent courage et espoir, ou donnent matière à réfléchir, voire parfois suscitent des pensées légères », explique Eun Heekyung, une romancière qui a fait partie du comité de sélection des messages affichés en 2009. Plus qu’un simple moyen d’améliorer l’image de marque du pays, le panneau de la poésie de Gwanghwamun est aujourd’hui l’un des emblèmes de la vie culturelle de la capitale.

Le mode de sélection Au cours des mois qui ont suivi la création du panneau, le choix des messages a été opéré en interne par Kyobo Life, mais depuis décembre 2000, cette compagnie a mis sur pied un comité de sélection de sept membres composé d’écrivains, de professeurs et de journalistes. En tenant compte des propositions formulées par le grand public sur

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Situé sur la façade de l’immeuble Kyobo Life, à Gwanghwamun, le panneau de la poésie est un symbole culturel de Séoul qui met de la joie au cœur des passants par ses paroles d’espoir et d’encouragement.

le site internet de la compagnie et des recommandations émises par ses membres, le comité procède au choix définitif des textes suite à des débats approfondis et à un vote. Une équipe de six à dix concepteurs éudie alors la présentation des textes en veillant à son esthétique et à sa lisibilité. C’est l’aboutissement de ces divers travaux qui prendra place sur le panneau trois mois durant, avant de céder la place à un nouveau texte. Gwak Hyo-hwan, poète et directeur de la Fondation Daesan qu’a créée Kyobo Life, a participé aux premières sélections. « On fait une découverte très forte en entrant au contact d’une œuvre poétique en plein cœur de cette ville qui est la capitale », estime-t- il. « Ceci représente une chance aussi bien pour ceux qui lisent le panneau et s’accordent un court instant de méditation, que pour les auteurs qui se voient offrir la possibilité exceptionnelle de faire connaître leur création au public ». Les critères sur lesquels repose le choix des textes comportent leur aptitude à susciter une réflexion sur les questions d’actualité, l’adéquation avec la saison et l’expression d’un message simple à appréhender. Ils ont permis de sélectionner des passages d’œuvres dues à quarante poètes et intellectuels aussi différents par l’époque et le lieu où ils vécurent que Confucius, Hermann Hesse, Alfred Tennyson, Pablo Neruda, Seo Jeong-ju, Ko Un et Do Jong-hwan, ainsi que des extraits de fables d’Esope, des écritures bouddhiques et même d’une composition du chanteur de hip-hop Kebee qui dit : « Toi et moi, chacun planté dans un pot séparé, nous nous prélassons sous le même soleil. » Ce sont les œuvres poétiques qui remportent le plus de succès, comme en atteste la sélection record, à sept reprises, de celles du célèbre poète coréen Ko Un, qui a été pressenti à plusieurs reprises pour le Prix Nobel de Littérature.

« Cent personnes éclairant notre monde » Malgré l’absence d’un fort éclairage pour les mettre en valeur, ces courts messages affichés au mur d’un immeuble n’ont cessé d’attirer l’attention, sur le plan tant culturel que social, tout au long de leurs vingt années d’existence. Tout nouvel affichage est aussitôt signalé par les internautes dans leurs blogs et l’information se répand

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comme une traînée de poudre, souvent reprise par la presse. En décembre 2007, le panneau de Kyobo Life allait être classé parmi les « Cent personnes éclairant notre monde » par la Fondation Verte de Corée, bien qu’il soit normalement hors catégorie, puis en mars de l’année suivante, il allait recevoir les éloges de l’association civile nommée Union culturelle pour le « hangeul » pour son apport à la promotion de la langue coréenne. En outre, un livre, paru en octobre 2010 sous le titre Lisez, promenez-vous et sentez-vous bien à Gwanghwamun, allait répertorier tous les textes déjà affichés. Enfin, les usagers du « smartphone » disposent d’une fonction gratuite qui leur permet de télécharger la totalité de ces extraits. La compagnie Kyobo Life a été assaillie de questions émanant d’agences gouvernementales et d’entreprises désireuses d’afficher elles aussi des textes sur le panneau. Encouragée par ce retour d’information favorable, Kyobo Life a placé des panneaux de type analogue sur des immeubles de l’arrondissement séoulien de Gangnam, ainsi que dans les villes de Cheonan, Daejeon, Busan, Gwangju, Daegu et Jeju.

La force des sentiments partagés et de la métaphore Le panneau de la poésie de Gwanghwamun a permis d’établir un lieu privilégié avec le public en se faisant le reflet de la réalité qui est la sienne et ainsi la vitrine de la vie du pays, qu’illustrent les citations affichées. Dernièrement, une équipe de chercheurs dirigée par le Professeur Yi Myeong-cheon, de l’Université Chung-Ang, a publié un article dans lequel il analyse la thématique et la stylistique des textes présentés. Dans sa conclusion, il est dit que ce support constitue un « exemple sans précédent de publicité extérieure, par son emplacement qui en fait aussi un point de répère, par son dimensionnement supérieur à celui des autres panneaux de ce type et par la possibilité de sa lecture par un million de piétons et deux cent cinquante mille automobilistes par jour, mais d’abord et surtout, par ses vingt années d’existence ». Cet article souligne par ailleurs que la faveur dont il jouit depuis si longtemps auprès du public tient à l’expression de sentiments susceptibles d’être partagés sous une forme métaphorique. En d’autres termes, au lieu de recourir à une formulation directe, il est parvenu à susciter une communion de sentiments par une esthétique émou-

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Selon Kyobo Life, le public a fait bon accueil aux soixante-cinq textes qui ont été affichés jusqu’à présent, mais ce sont ces vers tirés de poèmes de Ko Un qui ont suscité le plus d’enthousiasme : « Nous formons ensemble les forêts » et « S’il n’y a pas de route, fais-en une en avançant. Là commence l’espoir. », aux côtés de messages au ton de défi ou empreintes d’espoir : « Comment une fleur peut-elle éclore sans souffrir ? » (Do Jong-hwan); et « Au matin, il n’est pas question de destin. Il n’y a qu’un nouveau jour ! » (Jeong Hyeon-jong).. vante qui va droit au cœur des lecteurs et des métaphores invitant à la méditation. Lors de son inauguration, en 1991, tel était son tout premier message : « Travaillons ensemble pour ranimer l’économie » et les suivants ont poursuivi dans cette même veine : « Il n’est pas trop tard. Projetons-nous vers la prospérité économique » et « À grands débuts, grands résultats ». Quant la Corée sera frappée de plein fouet par la crise financière de 1997, ces slogans céderont la place à des mots d’encouragement, à l’instar de ceux prononcés par le fondateur de Kyobo Life, Shin Yong-ho, qui appellera au changement en ces termes : « Ne pensez plus à nos messages publicitaires. Ne vous servez de ce panneau que pour réconforter nos concitoyens ». En février 1998, un nouveau début s’annoncera avec ce vers tiré d’un poème de Ko Un intitulé « Un lieu inconnu » : « Partez pour un lieu inconnu, loin de votre routine toujours recommencée. » Par la suite, le panneau accordera la priorité aux messages apportant consolation et espoir à un peuple coréen dont la vie quotidienne a été fortement ébranlée par la récession et à l’issue de cette crise, il continuera d’en afficher de cette même teneur, qui inciteront à la réflexion, à la persévérance et à d’autres vertus de ce type. Celui de l’hiver 1998 prônait ainsi la coexistence et la prospérité communes pour toucher le cœur du public : « Chacun des arbres que l’on n’a pas coupés forme des forêts. Nous revenons à cette époque des forêts ». Une fois la crise surmontée et la stabilité économique rétablie, c’est l’amour qui constituera le thème central des messages, comme dans celui de l’été 2008 : « Tout comme j’aime ton cœur d’amour tendre, j’aime ce monde dans lequel nous vivons », ou encore celui-ci, affiché à l’hiver 2010 : « La première fleur sauvage poussant à travers les craquelures de la neige et la glace, je souhaite que ce soit toi. » Le succès grandissant de ces affichages entraînera aussi des conséquences inattendues. Début 1998, sous l’influence du message « Quittez tout pour un lieu inconnu… » un fonctionnaire de la résidence présidentielle de Cheong Wa Dae démissionnera de son poste pour réaliser le rêve qu’il nourrissait depuis longtemps. En 2004, un jeune homme, qui vient de terminer son service militaire et s’inquiète de son avenir, retrouvera courage en lisant les mots suivants : « Comment une fleur peut-elle éclore sans souffrir ? Toute belle fleur souffre pour s’épanouir. » En témoignant sa reconnaissance à Kyobo Life de cet encouragement, il soulignera que ces vers lui ont redonné confiance

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dans ses capacités propres. Au printemps 2008, à l’époque de l’entrée en fonctions du nouveau gouvernement, une vive polémique sera suscitée par cette citation d’un poème de Pablo Neruda : « Joie, mon amour, joie dans toute chose, dans ce qui tombe et ce qui prospère », car nombreux étaient ceux qui s’interrogeaient sur le sens de « ce qui tombe et ce qui prospère ». Le texte choisi pour le printemps 2009 éveillera un grand intérêt et le hasard voudra que ce haïku composé par le poète japonais Kobayashi Issa dise : « Oh hibou! Fais une autre tête. C’est la pluie du printemps » en ce premier mars, jour anniversaire du soulèvement des résistants coréens qui, à partir de 1919, luttèrent pour la libération du pays asservi au joug du colonisateur. Kyobo Life attendait non sans impatience les réactions du public étant donné ce concours de circonstances critique, mais les Coréens allaient lui faire un bon accueil en raison de sa teneur, démontrant ainsi leur acceptation de la diversité culturelle.

« Un cadeau original rien que pour moi » Selon Kyobo Life, le public a fait bon accueil aux soixante-cinq textes qui ont été affichés jusqu’à présent, mais ce sont ces vers tirés de poèmes de Ko Un qui ont suscité le plus d’enthousiasme : « Nous formons ensemble les forêts » et « S’il n’y a pas de route, fais-en une en avançant. Là commence l’espoir. », aux côtés de messages au ton de défi ou empreintes d’espoir : « Comment une fleur peut-elle éclore sans souffrir ? » (Do Jong-hwan); et « Au matin, il n’est pas question de destin. Il n’y a qu’un nouveau jour ! » (Jeong Hyeon-jong, hiver 2008). Des personnalités du monde littéraire ont exprimé leur vif souhait que soit définitivement conservé ce panneau, qui possède sur le plan culturel une valeur emblématique rarement égalée par d’autres pays du monde. « Tout comme les vers courts peuvent émouvoir mon cœur, j’ai vu qu’ils pouvaient encourager tous les êtres déprimés en apaisant leur douleur et leur chagrin et en guérissant les blessures et cicatrices de leur âme. » (Jang Seok-ju, poète). « Le panneau d’affichage de Gwanghwamun est un ciel bleu au-dessus de Séoul. C’est une brise rafraîchissante dans la monotonie du quotidien, une rivière aux eaux bleues qui sera capable de couler dans les rues de Gwang­ hwamun pendant vingt années encore.» (Kim Yong-taek, poète).

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Chronique artistique

Les larmes du ciel à l’avant-scène d’une florissante industrie du spectacle musical Les larmes du ciel, ce spectacle musical plein d’originalité, s’est assuré un franc succès en dotant sa distribution de jeunes comédiens à succès et en se faisant précéder d’une campagne publicitaire accompagnée de la production d’un album réunissant ses principaux thèmes musicaux. Avant que n’arrive le moment si attendu où elle pourra enfin monter sur les scènes de Broadway, il lui reste cependant quelques difficultés à surmonter. Won Jong-won Critique musicale et professeur au Département de communication de masse de l’Université Soonchunhyang

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uel est le nombre approximatif de productions musicales qui sont représentées chaque année sur les scènes coréennes ? À notre grande surprise, ce chiffre dépasse cent quatre-vingts, sans compter les comédies musicales enfantines ou de type éducatif. On serait porté à croire qu’une telle abondance engendre d’importantes recettes pour les professionnels de l’industrie du spectacle musical, mais cela n’est pas toujours le cas sur ce type de marché. La fracture sociale se manifeste fortement dans tout ce qui a trait à la culture et la comédie musicale n’y fait pas exception. Dans la profession, on évoque surtout le déséquilibre qui règne entre productions nationales et importées. Seuls les grands succès internationaux représentés sous licence ou par le biais d’adaptations sont assurés d’atteindre une rentabilité suffisante et les productions intégralement nationales par leur thématique, leurs ressources humaines et leur financement peuvent difficilement leur faire concurrence. Une telle quantité de productions et mises en scène a aussi pour conséquence le fait qu’elles restent très peu de temps à l’affiche. Les créations d’origine nationale ne peuvent que s’incliner devant de grands spectacles étrangers qui ont déjà fait leurs preuves sur les scènes du monde entier. Les comédies musicales coréennes réalisent donc moins d’entrées et ce déficit d’audience est d’autant plus net dans les salles de plus de mille places. L’industrie du spectacle n’attend donc que l’occasion de promouvoir une production nationale susceptible d’être concurrentielle.

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Dans Les larmes du ciel , le personnage principal nommé Joon (soldat coréen à gauche) part se battre au Vietnam. Le chanteur vedette Kim Jun-su a enregistré un nouveau succès au box-office par une prestation qui a attiré ses admirateurs en foule.

Le succès international d’une histoire coréenne Les larmes du ciel, dont les premières représentations ont été données du 1er février au 19 mars derniers au Théâtre national de Séoul, a cela d’important qu’il traduit bien ces importants problèmes auxquels est confronté le milieu musical. Ses deux maisons de production coréennes, Creative Production et Seol and Company, ont tenu à en attribuer les rôles principaux à des vedettes coréennes, tout en conservant un certain cosmopolitisme dans le reste de la distribution afin de séduire un public aux goûts mondialisés. Cette initiative est révélatrice de la volonté d’innovation des producteurs coréens, qui souhaitent voir l’industrie du spectacle coréenne ne plus se contenter d’acheter des œuvres sous licence et être elle aussi source de création artistique. D’aucuns voient dans Les larmes du ciel un produit culturel d’origine « multinationale » par l’alliance dont il résulte de capitaux et modes de gestion coréens avec une équipe étrangère responsable de la création, mais quoi qu’il en soit, ce spectacle représente à n’en pas douter une tentative honorable de changer le marché mondial, voire de le remettre en question.

Un autre « Miss Saïgon » ? L’intrigue des Larmes du ciel se déroule sur fond de guerre du Vietnam et l’on peut d’emblée s’interroger sur l’intérêt de réitérer sur ce thème après l’immense succès international qu’a remporté le spectacle Miss Saigon. Toutefois, on comprendra aisément quelles ont été les intentions de ses producteurs. Dans Les larmes du ciel, l’événement historique qu’a constitué la Guerre du Vietnam est abordé du point de vue coréen, puisque ce sont plus de trois cent mille soldats que la Corée du Sud envoya au Vietnam, ce qui représenta le contingent le plus important par sa supériorité numérique après celui des États-Unis, mais aussi par les pertes humaines qu’il eut à subir. À la question de savoir si une production nationale est en mesure de faire ombrage au succès de Miss Saigon, on peut peut-être répondre en citant les paroles du chanteur et comédien Brad Little, qui interprète le rôle du colonel américain James Grayson : « Pourquoi n’y aurait-il pas plusieurs comédies musicales qui traitent de la Guerre du Vietnam sous différents aspects ? »

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Dans la chanson Raining Fire, un groupe d’interprètes évoque la mort sur fond de paysage ravagé par la tourmente de la guerre, tandis que le personnage principal et les autres comédiens s’écrient « Can You Hear Me ? » en marchant vers l’avant-scène et ces textes tout aussi enflammés que la musique qui les accompagne produisent un effet particulièrement émouvant.

L’objectif de Broadway Par leur haut degré d’élaboration, les décors du spectacle font vivre aux spectateurs des moments exaltants et agréables. Les panneaux à diodes électroluminescentes qui recouvrent la scène produisent un éclairage aux couleurs de l’arc-en-ciel qui ajoute encore à cette atmosphère, tandis que des ombres chinoises électroniques réalisées sur ce fond lumineux sont projetées en arrière-plan. Quant à cette « porte », qui se déplace en différents points de la scène pour en faire varier l’aménagement, elle est aussi garante de plaisirs visuels. Les décors ont été conçus par David Gallo, ce scénographe ingénieux et débordant d’imagination qui a acquis une renommée mondiale en réalisant ceux de The Drowsy Chaperone et de Thoroughly Modern Millie. Quant au thème musical, qui est dû à Frank Wildhorn, il est aussi entraînant et plein d’attraits que ceux d’autres productions où il est intervenu, notamment Jekyll et Hyde et Monte Cristo, qui ont aussi été montés à Séoul plus tôt cette année. Dans la chanson Raining Fire, un groupe d’interprètes évoque la mort sur fond de paysage ravagé par la tourmente de la guerre, tandis que le personnage principal et les autres comédiens s’écrient « Can You Hear Me ? » en marchant vers l’avant-scène et ces textes tout aussi enflammés que la musique qui les accompagne produisent un effet particulièrement émouvant. Il convient aussi de signaler qu’un album regroupant les thèmes musi-

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Scènes du spectacle Les larmes du ciel (à gauche). Brad Little, qui interprétait le rôle du colonel Grayson, a été couvert d’éloges pour sa forte présence sur scène (à droite). Les protagonistes Linh (Lee Hyeri) et Joon (Kim Jun-su).

caux des Larmes du ciel a été édité avant la première représentation de ce spectacle, ce fait étant tout à fait rare pour une comédie musicale coréenne et révélant une innovation et une fraîcheur certaines en matière de stratégie de marketing. Étant donné la part prépondérante qu’occupe la composition musicale dans une production de ce type, l’avance à l’édition de cet album, sur lequel figure les titres « Can You Hear Me? » d’Onion et Les larmes du ciel de Lee Hae-ri, l’une des chanteuses du groupe féminin Davich, a permis d’éveiller l’intérêt du public et de le familiariser avec les chansons avant même d’avoir vu le spectacle. Dans la mesure où la Kpop voit constamment s’accroître son audience à l’étranger, emportée par la « vague » de la culture de masse coréenne dite hallyu, cet album représente un outil de marketing efficace. Si Les larmes du ciel a d’ores et déjà été couronné de succès en raison de sa nouveauté et de son originalité par rapport aux autres comédies musicales, il lui faudra résoudre de nombreux problèmes pour continuer de s’imposer. Il est notamment impératif d’apporter des modifications ou des améliorations aux effets dramatiques excessifs, au développement de l’intrigue, qui pèche par sa lenteur, et à des concours de circonstances qui sont dépourvus de réalisme. Les enseignements tirés de la première qui a eu lieu à Séoul s’avéreront très précieux, si l’on apporte un plus grand soin à divers détails pour rehausser la qualité d’ensemble de ce spectacle et alors seulement, on pourra espérer le voir un jour faire des débuts fulgurants à Broadway.

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À la découverte de la Corée

Mon voyage littéraire coréen Ce n’est qu’en 2005, à l’âge de quarante-cinq ans, que j’ai entrepris mon périple littéraire coréen. Le moindre lieu invite à la découverte d’ouvrages qui m’ouvrent de nouveaux horizons, et chaque semaine, je parcours les librairies étrangères de Séoul pour accomplir la mission que je me suis fixé de créer une bibliothèque privée renfermant toutes les traductions d’œuvres littéraires coréennes modernes publiées à ce jour. Charles Montgomery Professeur au Département d’interprétation et de traduction anglaises de l’Université Dongguk | Ahn Hong-beom Photographe

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l y a une quinzaine d’années, alors que j’étudiais dans un laboratoire de langues situé dans la ville californienne de Hayward, un jeune assistant coréen dénommé Ed Park m’aborde pour me proposer d’aller commander ensemble notre repas pour le partager en parlant littérature. C’est dans ce laboratoire éclairé au néon où ronronnaient les ordinateurs que celui qui deviendrait plus tard mon meilleur ami allait me faire découvrir son pays et par la suite, réaliser avec moi des traductions et passer des nuits entières à converser sur des sujets littéraires. Il allait même me prendre pour parrain de son petit garçon et neuf ans plus tard, j’allais m’envoler pour cette Corée que je n’avais jamais visitée, en vue d’assister au mariage d’Ed à Gwangju, et avec laquelle j’entrais donc véritablement en contact. Dès l’aéroport international d’Incheon, je pressens que tout sera ici différent, peut-être en raison de la remarquable qualité des installations ou sous l’effet du décalage horaire, mais par la suite, cette impression va demeurer et, si je ne visite alors ce pays qu’en touriste, j’ai la conviction que j’y retournerai pour assouvir ma curiosité intellectuelle.

Une révélation littéraire À mon retour aux États-Unis, je m’inscris en troisième cycle d’un cursus universitaire de littérature anglaise. Par un heureux hasard, je découvre un auteur qui m’était jusqu’alors inconnu, Kim Yong-ik, et sa nouvelle Ils ne l’ouvriront pas de force, qui parle de l’existence humaine de manière admirable et dont l’intrigue se déroule entre mer et champs cultivés. Sans plus attendre, j’entreprends des recherches sur Internet pour essayer d’en savoir plus sur la vie et l’œuvre de cet écrivain, dont je découvre alors l’étonnante histoire. De nationalité coréenne il est parti étudier l’anglais aux États-Unis et a acquis une telle maîtrise de cette langue qu’il l’adopte pour rédiger son exceptionnelle œuvre ! Quoique l’édition de la plupart de ses livres soit épuisée, je n’aurai de cesse d’en dénicher quelques exemplaires et parviendrai à en retrouver de presque tous ses ouvrages, ce qui me permettra de me constituer ma propre bibliothèque. Ces écrits présentent la particularité de prendre pour personnages des hommes ou femmes ayant réellement existé et de traiter de thèmes tirés de la réalité, ce qui les met à la portée du grand public, outre qu’ils sont également lus par les universitaires. Je vais alors m’attacher à étudier leur auteur dans le cadre de ma thèse, mais aussi, par ce biais, m’intéresser au reste de la littérature coréenne dans son ensemble. Quelque temps plus tard, lorsque je demande à mon ami Ed de me conseiller des romans traduits du coréen, il m’offre l’un de ceux de Yi Mun-yol, Notre héros défiguré, que je vais lire d’une seule traite et qui me frappera par sa justesse de ton perceptible par des lecteurs de toute origine culturelle, ainsi que par la fluidité

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de son écriture bien rendue par la traduction. Je vais alors dévorer toujours plus d’œuvres littéraires coréennes tout en me lançant dans la recherche d’un emploi en Corée, dûment muni de mon diplôme de troisième cycle, dans l’espoir de remonter jusqu’aux origines de cette production. Me voilà donc de retour à l’Aéroport international d’Incheon, en ce mois de mars 2008, mais cette fois-ci, après avoir démissionné du poste de directeur du marketing que j’occupais à l’IUT de San Jose/Evergreen, pour m’établir à Daejeon, en vue d’enseigner à l’Université Woosong et à l’École des relations internationales de Solbridge. Je quitte régulièrement Daejeon pour parcourir les librairies de Séoul à la recherche de livres et cette activité qui constitue l’un de mes passe-temps favoris va occuper une place prépondérante dans ma vie et celle de ma femme, elle aussi bibliophile, après son arrivée en Corée quelques mois plus tard. C’est en m’y adonnant qu’un beau jour, j’aurai entre les mains la collection intitulée Bibliothèque portative de la littérature coréenne , qui rassemble une série de nouvelles et romans traduits à la demande de l’Institut coréen de traduction littéraire et édités chez Jimoondang. Au nombre de ces œuvres, figurent Meurtre dans un studio photographique et Ce qui est arrivé à l’homme dans l’ascenseur , deux nouvelles de Kim Young-ha qui me fascineront par leur style lapidaire et aiguiseront ma curiosité. Leur lecture va m’inciter à découvrir toutes les œuvres parues chez cet éditeur et à rédiger leur critique dans mon blogue, non tant pour faire profiter d’autres de mes connaissances, que parce que je jugeais ces lectures et analyses susceptibles de m’aider à acquérir une meilleure compréhension de la littérature, puis avec le temps, elles se centreront sur la littérature coréenne contemporaine jusqu’à s’y spécialiser exclusivement. Aujourd’hui, je partage ces réflexions avec mon ami Ed Park au moyen d’un blogue appelé KTLIT (www.ktlit.com) qui a trait à toute question liée aux versions traduites de ces œuvres. Voilà comment le voyage que j’avais entrepris sur les chemins de la fiction coréenne moderne m’ont fait éprouver le désir de partager mes découvertes. Une année s’écoule ainsi après mon arrivée en Corée, quand la chance me sourit et que je suis engagé au Département d’interprétation et de traduction anglaises de l’Université Dongguk, à Séoul, où m’attendent collègues aimables et étudiants brillants, mais avant tout, spécialistes à divers titres de la fic-

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tion littéraire coréenne ou des traductions qui en sont réalisées et désireux que nous échangions des connaissances en la matière. J’aurai en outre le privilège d’exercer en tant que rédacteur à l’Institut de recherche et d’études sur la traduction (TSRI) situé au sein de ce même établissement, ce qui me permettra de me consacrer toujours plus à la littérature du pays tout en appréhendant la conception que se font les Coréens euxmêmes de celle-ci. Au gré de mes lectures, j’acquiers aussi de nouvelles connaissances sur la culture dans son ensemble, c’est-à-dire des aspects qui m’étaient jusqu’alors inconnus de l’histoire, de l’art et de la vie du peuple sur lesquels elles m’ouvrent une porte par le biais de chaque œuvre, en une découverte toujours recommencée. Ainsi, la brume quasiment hallucinante des Ailes de Yi Mun-yol m’a donné une idée du sentiment d’oppression qu’éprouvaient les Coréens sous la domination coloniale japonaise, tandis que la lecture de Bundan munhak m’a fait découvrir certaines conséquences de la Guerre de Corée que j’ignorais et que Sans cœur de Yi Kwang-su, tout comme Trois générations de Yeom Sang-seop, m’ont permis de bien prendre la mesure des rapides mutations qu’a subies la culture coréenne aux XXe et XXIe siècles. Je ne cacherai pas que, parfois, il est des œuvres qui demeurent pour moi insaisissables, telle la nouvelle Quand fleurissent les sarrasins dont j’ai lu plusieurs traductions sans parvenir à en comprendre l’attrait, ou encore Sonagi (Une averse), que beaucoup de Coréens apprécient au plus haut point, mais qui me paraît des plus simplistes et sans surprise. Cependant, dans une certaine mesure, ces différentes sensibilités qui ont permis leur succès confèrent aussi à la création littéraire coréenne ce caractère un peu énigmatique et sont donc intéressantes à ce titre. Ce sont elles qui permettront à cette production d’accroître son audience à l’étranger, tout autant, a contrario, que les analogies qui peuvent exister entre différentes cultures, ainsi que les formes sous lesquelles se produisent les échanges entre celles-ci et les lieux d’une telle communication. Mon initiation à la littérature coréenne m’a aussi incité à

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parcourir le pays et à mieux en apprécier la culture, au sens le plus large que revêt ce terme, tel ce voyage à Gyeongju au cours duquel j’ai découvert l’histoire du royaume de Silla. Je conserve encore le souvenir de ce trajet en taxi jusqu’à la grotte Seokguram et de la visite du musée consacré aux écrivains Kim Dong-ni et Park Mok-wol, où j’ai entraîné femme et enfants à mon retour de ce site préhistorique, après avoir réussi à persuader notre chauffeur de s’y arrêter exceptionnellement. Ayant déjà lu Le chant des pies et La chamane , c’est avec d’autant plus d’intérêt que je parcourais ces lieux en compagnie d’un aimable guide qui acceptait même de nous prendre en photo. De même, mon passage à Chuncheon m’a fourni l’occasion fortuite d’y découvrir la Maison de la littérature créée en souvenir de Kim Yu-jeong, dont l’œuvre intitulée Les camélias figure dans La Bibliothèque portative , mais aussi d’y réaliser des dizaines de clichés et de dialoguer en coréen, quoique très maladroitement, avec l’un des chercheurs du site, qui m’a très patiemment écouté. Mon périple ne s’arrête pas là, car lors d’une excursion que j’ai effectuée, au mois de mai dernier, dans la province de Gang­won-do, j’ai eu l’occasion de visiter le Centre culturel Kim Satgat, quelque mois seulement après avoir lu Le poète , l’excellent ouvrage de Yi Mun-yol, et j’ai eu donc conscience du rare privilège qui m’était offert de découvrir la région qu’avait parcourue cet auteur et de voir l’histoire prendre vie grâce aux manuscrits, œuvres d’art, bâtiments et jusqu’à la tombe que présentait cet établissement. Je constate aussi que la traduction littéraire ne cesse de prendre de l’extension. Qui a mangé tous ces shinga ? de Park Wan-suh, qui, sous les dehors de la charmante histoire d’une mère et de sa fille, constitue une chronique de la difficile existence d’une famille dans la Corée contemporaine, deux thèmes qui s’entremêlent subtilement au récit. À l’automne de l’année dernière, la parution, chez Harcourt Brace, de la traduction de La République vous appelle, de Kim Young-ha, a représenté un véritable événement pour le passionné de littérature coréenne que je suis, car elle marquera l’irruption d’un genre fictionnel et Cu lKorean tu re e t Culture A rt d e &CoArts ré e


Lors d’une excursion que j’ai effectuée, au mois de mai dernier, dans la province de Gangwon-do, j’ai eu l’occasion de visiter le Centre culturel Kim Satgat, quelque mois seulement après avoir lu

Le poète , l’excellent ouvrage de Yi Mun-yol, et j’ai eu donc conscience du rare privilège qui m’était offert de découvrir la région qu’avait parcourue cet auteur et de voir l’histoire prendre vie grâce aux manuscrits, œuvres d’art, bâtiments et jusqu’à la tombe que présentait cet établissement.

d’un style d’écriture inédits dans l’univers de l’édition en langue anglaise.

Le projet Wikipedia Au fur et à mesure que j’approfondis mes connaissances en littérature coréenne, je prends conscience de l’insuffisance de sa diffusion à l’étranger, au regard des qualités qu’elle possède, comme j’ai également pu le constater auprès d’amis américains et anglais spécialistes de ce domaine. Quand je leur ai appris que je me consacrais à la lecture et à l’analyse de cette production, ils ont réagi par des commentaires courtois qui révélaient cependant une méconnaissance évidente de celle-ci, qu’il s’agisse de ses œuvres ou de leurs auteurs. Comment pouvaient-ils ignorer le sens des mots « sijo » ou « pansori », mais connaître celui de « haiku » et « kabuki » ? Lors des recherches que j’ai alors effectuées sur internet, il s’est avéré que les œuvres coréennes n’étaient que rarement représentées dans les concours littéraires internationaux ni davantage évoquées dans les critiques de livres étrangers et de leurs traductions qui fleurissent sur le réseau des réseaux. En conséquence, l’idée m’est venue de remédier à ces lacunes pour permettre aux créations coréennes d’occuper la place qui leur revient sur le plan mondial. À cet effet, j’ai d’abord entamé, sur le site Wikipédia, un travail de recherche par lequel j’espérais rendre accessibles en langue anglaise un plus grand nombre d’informations ayant trait à la littérature coréenne. Ce choix se justifiait par le fait que près de quatre-vingts pour cent des internautes anglophones recourent au moteur de recherche Google et que la saisie des mots clés « littérature coréenne » renvoie en premier lieu à une page de cette encyclopédie en ligne. Lorsque j’avais moi-même consulté celle-ci, elle s’était malheureusement avérée ne renfermer que très peu d’indications sur mon sujet de prédilection, livres et auteurs confondus, et j’avais donc résolu de renseigner moi-même les pages disponibles, voire d’en créer de nouvelles. Mes efforts n’allaient pas passer inaperçus de ma consœur à l’Université Dongguk, Kim Soonyoung, qui allait en faire mention aux responsables de cet établissement, lequel met justement

en œuvre un projet destiné à renforcer la présence de la littérature coréenne au sein des contenus internet en langue anglaise. Il va de soi qu’il reste beaucoup à faire, par d’autres moyens, avant d’y parvenir. Il convient avant tout que la provenance coréenne, considérée dans sa globalité, s’impose aux étrangers, en tant que « marque » spécifique, de manière cohérente et intelligible, grâce un travail d’information systématique à l’international. En outre, je suis persuadé qu’il est indispensable de favoriser toujours plus la traduction des œuvres littéraires coréennes, moyennant toutefois de retenir celles qui, par leurs qualités, sont susceptibles d’intéresser des lecteurs de langue maternelle anglaise. Il importe en outre que ces travaux soient réalisés par des professionnels aptes à livrer des textes qui soient agréables par leur forme et intéressants par leur fond. Enfin, je considère qu’il est indispensable de faire en sorte que ces traductions, de même que toute information sur les auteurs et sur l’ensemble de la littérature coréenne, soient d’un accès facile pour tout lecteur qui s’y intéresse.

La création d’une bibliothèque Aujourd’hui, je poursuis sans relâche mes recherches sur la littérature coréenne, qui est pour moi une source d’émerveillement sans cesse renouvelée. Chaque semaine, je parcours les librairies étrangères de Séoul pour accomplir la mission que je me suis fixé de créer une bibliothèque privée renfermant toutes les traductions d’œuvres littéraires coréennes modernes publiées à ce jour, sans la moindre certitude d’y parvenir un jour, mais en doutant fort que cela soit possible.

La vie devant moi Ce n’est qu’en 2005, à l’âge de quarante-cinq ans, que j’ai entrepris mon périple littéraire coréen. Mais depuis, je vis tous les jours une véritable aventure, car le moindre lieu invite à la découverte d’ouvrages qui m’ouvrent de nouveaux horizons. Ils constituent autant de dons que fait aux pays anglo-saxons la littérature coréenne.

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Entretien

Gahoeheon, un restaurant italien de Bukchon, allie de manière originale des ambiances coréenne et occidentale.

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epuis maintenant un siècle, beaucoup de grands architectes ont porté un regard critique sur l’environnement urbain qui sert de cadre à leurs réalisations. De leur vision futuriste, sont nées de nouvelles sensibilités appelant à modeler et remodeler le paysage et le mode de vie urbains dans les décennies à venir. Dans la première moitié du XXe siècle, les architectes avaient une perception négative de la ville qui les incitait à rétablir un certain ordre dans le chaos urbain. Le Corbusier, qui figura parmi les pionniers du Style international, voulut nettoyer la ville en l’organisant en communautés regroupées au sein de structures d’acier, de verre et de béton. Frank Lloyd Wright, celui qui fut peut-être le plus remarquable architecte Outre Atlantique, voyait aussi les villes de manière négative et préconisa de les décentraliser en créant de grands espaces verts qui les rendraient plus agréables à vivre.

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Au tournant du siècle, une évolution se produit à l’échelle mondiale, avec le déclin du modernisme au profit d’un postmodernisme éclectique. Les architectes vont dès lors s’intéresser aux possibilités de découverte et d’inspiration qu’offre la ville. Lors d’ateliers consacrés à New-York, l’architecte néerlandais mondialement connu Rem Koolhaas a mis en lumière la qualité de spontanéité qui est celle de la vie urbaine en raison de son caractère « hasardeux ». L’avènement du postmodernisme dans les théories urbanistiques donnera naissance à des différents mouvements tels que le néo-urbanisme, le néo-pédestrianisme et le Cittaslow (Villes lentes), qui reposent tous sur l’aménagement dynamique de l’espace urbain dans un contexte de prospérité économique locale et de renforcement de l’esprit communautaire. Dans ce domaine comme dans d’autres, en Corée, le rythme des changements est tel qu’ancien et moderne coexistent tout à la fois en harmonie et dans la tension. Après s’être solidement implanté sous l’occuption japonaise, le modernisme urbain est resté à l’état latent jusque dans les années soixante-dix, époque à laquelle s’est amorcée une démarche d’aménagement concerté dans les quartiers séouliens de Yeouido et de Gangnam. Le paradigme des larges artères et des

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Hwang Doo-jin

et son architecture du « gâteau de riz arc-en-ciel » Hwang Doo-jin, l’un des plus grands architectes contemporains coréens, travaille sur une nouvelle conception du centre historique de Séoul à l’intention des générations futures, dans le cadre de projets qui visent à rechercher les moyens de redonner vie à ces vieux quartiers endormis au cœur d’une métropole des plus animées, afin d’en faire des lieux de culture dynamiques alliant tradition et modernité. Robert J. Fouser Maître de conférences au Département de pédagogie du coréen de l’Université nationale de Séoul

grands ensembles résidentiels s’est alors imposé dans l’urbanisme coréen et s’est inscrit dans la continuité. Hwang Doo-jin, l’une des figures de proue de la nouvelle architecture coréenne, s’est démarqué de cette conception urbaniste, que d’aucuns commençaient à remettre en cause, à la fin des années 2000, en raison des bouleversements qu’elle avait provoqués dans le paysage urbain, certains proposant des solutions de substitution tout à fait réalisables. En mars dernier, j’ai rencontré Hwang Doo-jin dans son studio de Tongeui-dong, un quartier de Seochon, à Séoul, pour évoquer les différentes approches possibles et tenter d’en apprendre davantage sur l’un des architectes les plus futuristes du pays. Fouser: J’ai lu dans le JoongAng Ilbo que vous étiez à ce point tombé amoureux de Seochon, le village de l’ouest, que vous aviez décidé d’y vivre. Quand vous y êtes-vous installé et pourquoi ?

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Hwang: C’est en 2002 que j’y suis arrivé. Comme je travaillais sur un projet urbain près de Hyoja-dong, j’avais souvent eu l’occasion de m’y rendre. Ce quartier m’a vraiment plu, alors j’ai décidé d’y vivre. J’adore ce mélange d’histoire et de nature, dans la mesure où le Mont Inwang n’est qu’à deux pas, ainsi que les multiples facettes de son atmosphère. On y perçoit toutes les strates successives de temps.

Le réaménagement des quartiers traditionnels Fouser: J’ai vécu près de Nuha-dong, en 2009, et je me rappelle les polémiques enflammées qui opposaient les partisans du réaménagement à ceux de la conservation. Depuis, la Ville de Séoul a mis en œuvre un projet de protection des habitations coréennes anciennes de ce quartier. Qu’en pensez-vous? Hwang: Je pense que l’ambiance est vraiment importante. Il faut être conscient du caractère particulier de Seochon. Il faut réfléchir à ce qui a lieu d’être conservé ou réaménagé. Ainsi, tout le monde s’accorde à penser qu’il faut protéger l’habitat traditionnel, les ruelles, les lieux historiques et bien entendu, le milieu naturel. En revanche, le réaménagement s’impose dans d’autre cas, comme dans celui

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« Connaissez-vous le « gâteau de riz arc-enciel ?» C’est une pâtisserie traditionnelle faite de plusieurs couches de couleurs différentes. Eh bien, j’ai appliqué cette idée à l’architecture pour réaliser des constructions dont les étages sont spécialisés fonctionnellement. Ce type de structure correspond tout à fait aux tendances actuelles de l’urbanisme et je pense qu’il est particulièrement adapté au quartier de Seochon, qui rassemble déjà beaucoup d’activités commerciales. D’après moi, il représentera un modèle d’organisation polyvalente pour d’autres quartiers des agglomérations coréennes ».

Le Jipunhyeon de Gahoe-dong. Pour un plus grand confort, Hwang Doo-jin a intégré des éléments modernes au « hanok » traditionnel.

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des infrastructures vétustes, en substance les égoûts, qu’il est impératif de rénover. Il importe plus encore d’accroître la densité de population du quartier. Pour un lieu situé au centre, puisqu’il est à moins de dix minutes de Gwanghwamun, il est trop faiblement peuplé par rapport aux quartiers équivalents des autres grandes villes du monde. Qui dit plus forte densité de population, dit aussi activité et vigueur économique supplémentaires, d’où l’importance de ce facteur. Malgré sa proximité avec la nature, le quartier manque en outre d’espaces verts accessibles. Fouser: Les habitations traditionnelles sont de plain pied et possèdent une cour intérieure. Comment accroître la densité de population, tout en les conservant telles quelles ? Hwang: Je sais que ce n’est pas facile, mais il y a des quartiers de Seochon qui sont aujourd’hui sous-employés. Il est possible de conserver les maisons d’autrefois et, là où il n’y en a pas, d’augmenter la densité de population. Connaissez-vous le « gâteau de riz arc-enciel » ? C’est une charmante pâtisserie traditionnelle faite de plusieurs couches de couleurs différentes. Eh bien, j’ai appliqué cette idée à l’architecture pour réaliser des constructions dont les étages sont spécialisés fonctionnellement. Au rez-de-chaussée par exemple, on peut prévoir une boutique, un bureau ou un lieu de travail, qui sont de nature commerciale, tandis que le premier étage ou le deuxième sont purement résidentiels. Ce type de structure correspond tout à fait aux tendances actuelles de l’aménagement urbain et je pense qu’il est particulièrement adapté au quartier de Seochon, qui rassemble déjà beaucoup d’activités commerciales. D’après moi, il représentera un modèle d’organisation polyvalente pour d’autres quartiers des agglomérations coréennes. Fouser: Intéressant. Passons donc au Palais de Gyeongbok et à Bukchon, le village du nord. Quelles sont, selon vous, les actions à entreprendre pour protéger l’habitat traditionnel de ce quartier ? Hwang: Cette action a été entreprise trop tard et nous avons bien failli perdre Bukchon à jamais. Elle n’en a pas moins été fructueuse. Pour l’essentiel, le paysage urbain traditionnel de Bukchon a été sauvegardé et nombre de maisons se sont transormées en de charmants espaces résidentiels. Au départ très rigoureuses, les directives portant sur la protection de l’habitat ont été plus ou moins assouplies pour laisser plus de place à la créativité, ce qui est une bonne chose, car les maisons, une fois restaurées, ont tendance à se ressembler toutes. Fouser: Je vis en ce moment dans le quartier de Gyedong, en plein cœur de Bukchon, et c’est ce que j’ai aussi

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remarqué. Avez-vous également travaillé sur ce quartier ? Hwang: J’y ai créé huit maisons traditionnelles et dans la province de Gyeonggi, j’ai réalisé deux bâtiments non résidentiels de style coréen. Je ne suis pas encore intervenu à Seochon. Au début, je me conformais très fidèlement aux règles de l’art en matière d’habitat traditionnel, mais avec l’expérience, j’en suis venu à introduire de nouveaux éléments qui aportaient plus d’originalité. J’ai par exemple ajouté des pièces en sous-sol aux intérieurs très contemporains tels que l’on n’en trouve que rarement en architecture traditionnelle, mais que l’on rencontre parfois dans certaines maisons d’autrefois. Fouser: Certains affirment que les mesures de protection de l’habitat sont insuffisantes. Qu’en pensez-vous ? Hwang: Le problème est que l’idée de cette protection est née en Europe, où pendant des siècles, les villes ont présenté une forte densité de population, ce que l’on oublie parfois. C’est aussi le cas des villes anciennes du littoral est des États-Unis. En revanche, le Séoul de Joseon était en majorité une ville de plain pied et faiblement peuplée. Elle avait tout d’une grande ville, mais la densité de population y était faible par rapport à celles de l’Europe. Aujourd’hui, la protection doit aller de pair avec la satisfaction des besoins démographiques plus élevés de notre époque. Pour ce qui est de Bukchon, toutefois, je pense que le maintien du paysage urbain traditionnel a été une bonne chose, même au détriment de la densité.

Seochon, Bukchon et Gangnam Fouser: J’ai beau avoir vécu aussi bien à Seochon qu’à Bukchon, j’ai encore du mal à dire en quoi diffère l’ambiance de ces deux quartiers. Qu’en dites-vous? Hwang: Cela m’est aussi difficile. J’aime ces deux quartiers. Je vais souvent à Bukchon, que j’aime. Ceux qui y viennent pour la première fois constatent que Bukchon se situe sur une colline et Seochon sur un terrain plat. Cette différence topographique crée une atmosphère tout à fait différente. À Bukchon, elle semble plus lourde, sous le poids de son histoire qui est perceptible. Seochon est variée et animée, d’un caractère plus urbain. Quant à moi, en vivant à Seochon, j’ai l’impression de faire partie d’une communauté. Fouser: Je voudrais élargir le sujet de notre discussion à la ville de Séoul. Comment percevez-vous cette ville ? Séoul ne se classe pas en première position dans une catégorie donnée, mais elle est bien placée en moyenne, toutes catégories confondues. C’est une métropole où tradition et modernité s’allient avantageusement. Elle bénéficie d’un cadre naturel irréprochable, ce que l’on a parfois tendance à sous-estimer. Mais avant tout, Séoul est dynamisée par la rapidité de son rythme de vie et par l’activité constante qui règne dans ses univers virtuel et réel. Elle se caractérise en effet par un développement très rapide des technologies numériques qui se produit en parallèle avec l’évolution de la vie urbaine réelle, et l’interaction entre ces deux mondes a quelque chose de fascinant. Fouser: Quelle vision avez-vous de Gangnam ? Hwang: Sa vocation était à l’origine résidentielle, puisqu’elle devait permettre le délestage des zones trop fortement peuplées de la capitale, dans les années soixante. Il en résulte une infrastructure surdimensionnée et une faible présence de la nature. Gangnam et les vieux quartiers de Gangbuk sont si différents, qu’il est pratiquement impossible de les envisager selon une seule et même approche urbanistique.

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1. La Clinique de médecine traditionnelle coréenne Choonwondang. En regardant par la fenêtre de devant, on peut assister à la confection des préparations à base de plantes. 2. La Salle coréenne du Musée des Antiquités d’Extrême-Orient de Stockholm a été conçue à l’étranger par Hwang Doo-jin.

Des bâtiments repères Fouser: Je sais que c’est une question difficile, mais quels sont les architectes qui vous ont influencé, dans vos idées et dans votre travail ? Hwang: C’est certainement Ludwig Mies van der Rohe qui m’a le plus influencé. Il a donné le jour à des réalisations minimales, presque exclusivement composées de verre et d’acier. Elles s’inspirent de la tradition minimaliste du Bauhaus, selon laquelle la forme doit s’adapter à la fonction. Si mes créations ne sont pas minimalistes, je n’aime pas les doter d’éléments superflus. Louis Kahn est aussi un architecte que j’aime. J’apprécie également Frank Lloyd Wright, car ses œuvres révèlent son fort enracinement dans une région précise, le Midwest américain. En fin de compte, j’estime qu’en architecture, c’est le caractère local qui fait la grandeur d’une réalisation. Fouser: Des influences intéressantes. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur votre vie et votre expérience personnelle ?

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Hwang: Eh bien, mes parents ont fui le Nord pendant la Guerre de Corée ; je fais donc partie de la diaspora nord-coréenne du Sud. Nous n’avons jamais pu nous rendre sur nos tombes familales, car elles se trouvent en Corée du Nord ; alors, je me sens toujours un peu différent des autres. J’ai grandi dans une famille qui appartenait à la classe moyenne et accordait une grande importance à l’éducation. J’ai fait mes études à l’Université nationale de Séoul, en licence et en maîtrise, puis j’ai obtenu un master d’architecture à l’Université de Yale. Au début, je m’intéressais aux « particularités locales » à Yale, car cette université effectuait beaucoup de recherches sur New Haven, une communauté qui posait problème à l’époque. Yale, cette institution d’envergure internationale qui attire des étudiants du monde entier, se passionnait pourtant pour les spécificités de sa région. Cela m’a fait grande impression. Fouser: J’ai oublié de vous interroger sur vos dernières réalisations. Pourriezvous nous en parler? Hwang: J’ai déjà évoqué l’importance des particularités régionales en architecture, et en ce qui me concerne, elles sont liées à la Corée, et, plus précisément, à ce Seochon de Séoul. Les immeubles contemporains que je conçois peuvent et doivent refléter cette particularité. Je vais vous donner un exemple. En 2008, j’ai réalisé le bâtiment destiné à abriter le Musée de la Clinique de médecine orien-

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tale Choonwondang, à Jongno 3-ga. Fondé en 1847, Choonwondang est la plus ancienne clinique de médicine orientale de Séoul. C’est la même famille qui la dirige depuis des générations. La médecine orientale est elle aussi traditionnelle, car elle emploie des ingrédients naturels que l’on fait bouillir pour obtenir des décoctions. Le poids de l’histoire et les procédés traditionnels qui interviennent dans la préparation de ces médicaments m’ont donné l’idée de situer l’atelier qui est le lieu de cette fabrication juste derrière la façade vitrée du bâtiment, alors qu’en général, il se dissimule à l’arrière. J’ai voulu souligner la tradition en le révélant à la vue. Parmi mes projets les plus récents, se trouve aussi un ensemble de cinq cafés suspendus que j’ai réalisés en 2009 sur les berges du fleuve Han, à l’extrémité de trois de ses ponts. C'est une façon originale de mettre le public au contact du fleuve, qui est le principal aspect naturel de Séoul, et d’avoir différents points de vue sur lui dans la sympathique atmosphère d’un café.

Une version suédoise de la Salle coréenne Fouser: Nous avons passé en revue beaucoup de sujets et je voudrais maintenant passer de la Corée à la scène internationale. Avez-vous déjà travaillé à l’étranger? Hwang: Oui. J’ai participé à une exposition à Francfort et j’ai donné des conférences sur l’architecture dans des universités américaines. Mon premier travail à l’étranger a été de concevoir l’intérieur de la Salle coréenne, un espace d’exposition consacré à l’art coréen au sein de l’Östasiatiska museet (Musée des Antiquités d’Extrême-Orient) de Stockholm, dont l’ouverture est prévue pour octobre 2011. La Salle coréenne se situe à l’une des extrémités du bâtiment et offre aussi un agréable lieu de détente. Dans ce but, elle est pourvue d’un long banc d’où l’on a une vue sur le port et le paysage urbain, par une

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fenêtre située à hauteur des yeux. C’est un point de vue spécifiquement suédois que j’ai souhaité introduire dans un espace artistique coréen ; j’ai voulu allier la « coréanité » de l’exposition à la « suédicité » de la vue. La tranquillité qui y règne rappelle la modestie de style qui caractérise les intérieurs traditionnels coréens. Fouser: Quels sont vos projets d’avenir? Hwang: Jusqu’à présent, j’ai surtout été un architecte local, car je suis profondément attaché à ma communauté. Je voudrais étendre cette dimension à la promotion d’échanges avec toujours plus de communautés étrangères différentes. Je souhaiterais faire partager ce que la mienne a à offrir, tout en apprenant ce qui vient des autres. Le projet de Stockholm est ma première véritable tentative de dialogue avec d’autres communautés et je suis impatient de connaître les réactions qu’il suscitera. Fouser: Merci d’avoir bien voulu nous accorder un peu de votre temps. Mon cœur est resté à Seochon et je pense que cet entretien nous a rapprochés en tant que voisins. Les discussions avec Hwang Doo-jin m’ont rappelé Jane Jacobs. Dans son ouvrage fondamental, La mort et la vie de grandes villes américaines (1961), Jacobs a critiqué l’urbanisme moderniste qui met l’accent sur la construction d’autoroutes et la destruction des structures existantes pour en construire de nouvelles qui soient « modernes ». Pour qu’une ville conserve son énergie vitale, il lui faut, selon l’auteur posséder les « quatre sources de diversité » que sont la densité de population, la polyvalence, la proximité entre les constructions et la variété des origines et états de conservation des bâtiments. Son ouvrage a éveillé un intérêt nouveau quant à la manière dont densité démographique et « chaos » peuvent contribuer à créer des espaces urbains pleins de vie. Si Jane Jacobs n’est jamais venue à Seochon, ce quartier représente un parfait exemple de ses « quatre sources de diversité ». C’est aussi la raison pour laquelle Hwang Doo-jin et d’autres architectes y trouvent autant d’attraits. Par ses différentes constructions qui vont d’habitations traditionnelles à des immeubles polyvalents conçus à la manière d’un « gâteau de riz arc-en-ciel », le premier propose des solutions réalisables qui permettent de redynamiser les quartiers urbains coréens en déclin et ce faisant, peuvent aussi inspirer les autres architectes qui, à l’étranger, s’appliquent à mettre en pratique des formules alliant densité de population et polyvalence à leurs contextes urbanistiques respectifs.

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Sur la scène internationale

«Lee Ufan: marking infinity»,

une rétrospective au Guggenheim Du 24 juin au 28 septembre prochain, le Musée Guggenheim de New York consacrera une rétrospective d’envergure intitulée « Lee Ufan, marking infinity » à l’œuvre de Lee Ufan (Yi U-hwan), un artiste coréen de premier plan qui a surtout exercé ses activités créatrices au Japon et en Europe. Quatre-vingt-dix dessins, peintures et sculptures réalisés à partir du début des années soixante y seront présentés. Jung Hyung-mo Rédacteur en chef de la rubrique culturelle au JoongAng SUNDAY

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’est un grand artiste et un grand philosophe. Ses œuvres d’art et ses écrits occupent une place à part dans l’art minimal et post-minimal. Ayant jusqu’à présent surtout exercé ses activités créatrices au Japon et en Europe, il n’a pratiquement jamais eu l’occasion de se faire connaître aux États-Unis. Cette exposition aurait dû avoir lieu avant», estime Alexandra Munroe, la conservatrice en chef des œuvres d’art d’Asie au Musée Solomon R. Guggenheim. Celui-ci s’apprête à accueillir la première rétrospective américaine portant sur ce remarquable artiste d’origine coréenne, une manifestation colossale qui a exigé quatre années de travail. À l’écoute de propos aussi enthousiastes, on comprend sans mal que le musée ait souhaité faire découvrir cet artiste.

La négation du tout artificiel Chaque année, le Musée Guggenheim consacre une exposition à un ou deux grands artistes contemporains, comme il l’a fait pour les maîtres de l’art contemporain d’avant-garde que sont Joseph Beuys, Matthew Barney et Claes Oldenburg, ainsi que le Coréen Nam June Paik, en l’an 2000, et le Chinois Cai Guo-Qiang, en 2008. Avec Lee Ufan, c’est donc le troisième artiste d’Extrême-Orient auquel cet établissement s’apprête à consacrer l’une de ses rétrospectives. Lee Ufan passe pour l’une des figures de proue du mouvement artistique japonais dit « Mono-ha ». Qu’estce donc que le « Mono-ha » ? Explication de l’artiste : « À la fin des années soixante, le Japon a vu débarquer sur son sol ce qu’on appelle l’art cinétique, qui recourt à des artifices pour créer l’illusion optique, la confusion entre l’existence et la non-existence des choses, entre le vrai et le faux, entre « ces choses que l’on voit devant nous, sans pouvoir y croire. » Cette façon originale de critiquer la réalité en la voyant de manière confuse m’a fortement influencé. L’année 1968 a été cruciale dans le monde entier. En Italie, est né l’Arte Povera, un mouvement d’avant-garde qui employait des matériaux de la vie quotidienne tout en élargissant la perspective artistique par l’intégration à l’œuvre de sa disposition et de son espace d’exposition. C’est dans cette optique que, Monoha, dont le nom signifie littéralement « École de l’objet », critiquait toute production industrielle et niait tout ce qui est artificiel. » Mais alors, que signifie « nier tout ce qui est artificiel »? Lee Ufan note que l’art, depuis le début des temps modernes, se limite surtout à « reproduire ». Il entend par là que les artistes, après avoir visualisé mentalement un sujet, s’en servent pour créer une forme visible. C’est cette pratique que Mono-ha a d’emblée remise en

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2 1. « Relatum — un signal » (2005) se compose d’une pierre et d’une plaque d’acier. 2. Lee Ufan voyage dans le monde entier, à la recherche des pierres qui constitueront ses œuvres d’art, dont le thème principal est le dialogue intense entre celles-ci et l’acier.

cause. « Pour les artistes de Mono-ha, un motif n’est que l’occasion de créer une œuvre. Le plus important est que « l’objet à créer », le « moment de création » et son « espace » ressortent tous grandis dans l’œuvre achevée », explique-t-il. En d’autres termes, « les artistes s’efforcent de limiter leur pensée à la moitié de l’œuvre et de relier le visible à l’invisible, l’extérieur à l’intérieur, dans l’autre moitié. »

Les œuvres d’installation L’œuvre de l’artiste adopte ainsi une thématique commune, celle de l’« espace vide », qu’il concrétise sous forme de pois et de lignes ou de pierres disposées avec soin entre des tôles. Dans son ouvrage intitulé L’art de l’espace vide , il fournit les précisions suivantes : « Dans mes œuvres, j’essaie de limiter ce que je crée et d’accepter ce que je n’ai pas créé, de sorte que les différentes composantes s’interpénètrent et se repoussent multuellement par des relations dynamiques. Mon objectif est alors d’ouvrir un espace poétique, critique et transcendant. C’est ce que j’appelle « l’art de l’espace vide ». Il ne s’agit pas, toutefois, d’un espace vierge dépourvu de toute réalité. Si l’on tape sur un gros tambour, par exemple, il résonne dans l’espace environnant. J’appellerais cet espace vibrant, qui comporte le tambour, un « espace vide ». C’est cette « relation » artistique qu’Alexandra Munroe souhaite faire découvrir au public américain. « Observons son œuvre d’installation « Pierre et tôle ». L’acier y représente l’industrie, la ville et ses constructions. À l’inverse, la pierre est issue de la nature. Lee Ufan met précisément l’accent sur leur relation. Il révèle le dialogue qui existe entre eux. C’est très conceptuel et dynamique. Cela touchera fortement le cœur du public américain, qui aura l’impression que quelque chose d’extérieur fait irruption en lui, l’objectif étant d’aller par-delà la seule vision des œuvres ».

« Mon œuvre se doit d’être différente » Pourquoi, alors, avoir souhaité appréhender l’invisible? Né en 1936 dans l’agglomération de Haman, dans la province du Gyeongsang du Sud, en Corée, Lee

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« Pour moi, une œuvre d’art doit permettre au public d’appréhender un monde plus lointain, élevé et étendu que celui qu’il peut voir. Elle doit lui ouvrir un nouvel espace et le guider vers ce monde plus vaste qui se situe au-delà du visible. »

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Ufan a appris à écrire et à dessiner auprès d’un érudit féru de littérature classique chinoise depuis son enfance. Son maître a fait l’éloge de ses dessins, tout en le dissuadant de poursuivre sa carrière dans cette voie. Il affirmait en particulier: « Le dessin ne convient pas aux hommes. Ils doivent être scientifiques ou politiciens ». Désorienté, le jeune garçon finira par se persuader que le fait de représenter par le dessin les choses telles qu’elles se présentent est une activité modeste et dépourvue de prestige social et la musique, un art noble en raison de son caractère immatériel. En 1956, il entrera à la Faculté des Beaux-arts de l’Université nationale de Séoul, mais l’été de la même année, il partira pour le Japon où son père l’envoie livrer des médicaments traditionnels coréens à son oncle qui y réside. C’est alors que ce dernier manifeste le souhait qu’il reste. Lee Ufan profitera de cette occasion pour entamer l’étude d’une nouvelle discipline, car à Séoul, celle des beaux-arts ne l’avait guère enthousiasmé. Désireux de choisir la littérature, il jugera utile de s’initier dans un premier temps à la philosophie pour acquérir de solides connaissances. Pour ce faire, il s’inscrira au Département de philosophie de l’Université Nihon de

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Tokyo. Là, il ne sera pas chose facile d’étudier la littérature dans une langue étrangère qu’il ne maîtrise pas tout à fait. « Je m’intéressais aussi aux sciences politiques et j’en ai appris les rudiments, mais j’ai fini par y renoncer. Je n’ai pas un caractère à m’opposer à quoi que ce soit, pour le seul fait de m’inscrire en faux. Puis, après m’être lié d’amité avec les artistes, je les ai imités et j’ai créé quelques œuvres d’art. Mais mon art se devait d’être différent. Je ne me satisfaisais pas de la reproduction pure et simple des choses telles qu’elles sont. Pour moi, une œuvre d’art doit permettre au public d’appréhender un monde plus lointain, élevé et étendu que celui qu’il peut voir. Elle doit lui ouvrir un nouvel espace et le guider vers ce monde plus vaste qui se situe au-delà du visible. Bien entendu, cette idée ne m’est venue que bien plus tard ».

Un nomade du monde Lee Ufan est un grand artiste coréen dont les œuvres se sont vendues plus cher que celles de tous ses confrères et compatriotes, lors des ventes aux enchères internationales d’œuvres d’art de l’année 2009. Selon le rapport annuel rendu public en 2009 par Artprice, une banque de données sur la cotation des œuvres d’art du monde entier, sur son site internet (www.artprice.com), le montant total des ventes de ses œuvres s’est élevé cette même année à 4 160 000 dollars et place ainsi leur auteur au cent soixante-quatrième rang mondial, au trentième parmi les artistes encore en vie et, à l’intérieur de ce groupe, au troisième de ceux originaires d’Asie. Ses œuvres ont trouvé acquéreur dans soixante-cinq salles de vente aux enchères et l’une d’entre elles a atteint le prix record de 696 600 dollars.

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1. « Relatum — silence b » (2008) 2. L’originale architecture du Musée Guggenheim évoque une spirale métallique. 3. « De la ligne » (1977) 4. « Dialogue » (2010)

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De 1973 à 2007, Lee Ufan a enseigné à l’Université des Arts de Tama, à Tokyo, dont il a été détaché un temps pour enseigner à l’École des Beaux-Arts de Paris. Son œuvre lui a valu de se voir décerner plusieurs distinctions. Depuis 2010, le Musée d’art Lee Ufan de Naoshima, qu’abrite un bâtiment réalisé par l’architecte Ando Tadao, attire en nombre les amateurs de visites culturelles et sa fréquentation atteint mille sept cents visiteurs par jour. L’artiste de premier plan qu’est aujourd’hui Lee Ufan fait aussi figure de nomade planétaire et a dû se battre seul pour pouvoir continuer à exercer son art. « Comme je ne sortais pas d’une école d’art, je ne connaissais personne qui puisse m’orienter dans ma carrière et me soutenir. J’ai dû faire preuve d’acharnement pour survivre. J’ai parfois été rejeté, critiqué, voire exclu, du fait que je me démarquais des autres. J’ai dû lutter contre l’exclusion. En outre, j’ai subi des discriminations en tant que Japonais en Corée et que Coréen au Japon. En Europe, c’était parce que j’étais asiatique, ce qui m’a valu d’être tenu à l’écart, bien que recommandé… J’ai toujours été un marginal solitaire. Pourtant, je n’ai jamais perdu espoir, car sinon, je me serais résigné à être un raté ». Pour l’artiste qu’il est, l’exposition du Musée Guggen-

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heim représente un nouveau défi, car cet établissement présente une architecture et un intérieur uniques. Ce bâtiment aux murs blancs, que conçut Frank Lloyd Wright, rappelle une bobine métallique par sa forme en spirale et les œuvres d’art y sont disposées le long d’une passerelle circulaire que l’on peut remonter ou descendre. Le directeur du musée, Richard Armstrong, déclarait lui-même : « Notre espace est si unique en son genre que les artistes en ont difficilement la maîtrise. Elle n’est accessible qu’aux fortes personnalités. Cela représente un immense obstacle pour les artistes ». Pour Lee Ufan, qui aspire à mettre son œuvre en harmonie avec l’espace, cette continuité spatiale du musée, qui évoque les larges allées des grandes surfaces, était toute nouvelle. Il a donc demandé à disposer pour son exposition de galeries attenantes afin de composer un « white cube », mais le directeur ne s’est pas arrêté là et lui a aussi attribué la galerie principale à laquelle elles sont adjacentes. Lee Ufan se souvient : « J’ai examiné plusieurs fois les lieux et je me suis dit qu’ils représenteraient pour moi un nouveau défi, puisqu’ils permettent aussi de voir les œuvres de tous les côtés, en marchant sur les voies circulaires. J’étais plein d’enthousiasme à l’idée de disposer d’un lieu aussi exceptionnel pour mes œuvres, en plus des annexes constituant le « white cube ». Quatre-vingt-dix pièces seront exposées, dont des dessins, peintures et sculptures. Je suis aussi curieux d’entendre les commentaires de ceux qui découvriront ce nouvel espace ». La rétrospective Lee Ufan, qui se déroulera du 24 juin au 28 septembre 2011, est parrainée par Samsung, la Fondation de Corée, la Fondation du Japon et la Fondation E. Rhodes et Leona B. Carpenter.

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Escapade

À Bukchon, dont le nom signifie « Village du nord » puisqu’il se situe juste au nord du centre de Séoul et qui englobe les quartiers de Samcheong-dong et Gahoe-dong de l’arrondissement de Jongno-gu, ainsi que les palais de Gyeongbok et Changdeok, les vieilles maisons à toit de tuiles bordent des rues et venelles d’origine également ancienne. Kim Yoo-kyung Journaliste | Ha Ji-kwon Photographe

Bukchon

Un charmant aperçu du Séoul d’autrefois

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Ko re a n Cu l tu re & A rts


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e toponyme de Bukchon, pris dans son sens symbolique conforme à l’étymologie, désigne toutes les parties de la capitale où existent des survivances de la culture et du mode de vie qui furent ceux de la dynastie Joseon (1392-1910). Ses frontières débordent donc les limites des circonscriptions administratives et étendent son cadre aux différents lieux historiques importants qui émaillent le cœur et les abords de ce qui fut la ville d’origine jalonnée par ses quatres grandes portes. Aujourd’hui encore, il s’y accomplit des cérémonies anciennes relevant des cultes confucéen, bouddhique et chamanique, mais aussi à caractère scientifique. À l’heure où les quartiers de maisons à toits de tuiles dites « hanok » connaissent un regain de fréquentation touristique, nombreux sont ceux qui viennent à Bukchon pour y entrevoir ce que fut le Séoul de jadis. Aussi surprenant que cela puisse paraître, il y a encore à peine dix ans de cela, cette partie de la ville se trouvait dans un état de délabrement avancé et n’était qu’habitations vétustes, palais aux volets fermés, vestiges épars et oubliés d’époques anciennes, l’ensemble formant un contraste saisissant avec la prospérité et l’essor d’un Gangnam, l’élégant quartier résidentiel et commercial qui s’étend dans le sud de Séoul.

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Situé au fin fond de Gahoe-dong, ce groupe de « hanok » constitue le plus joli paysage de Bukchon.

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1. Ces éclairages modernes suspendus aux chevrons d’une maison traditionnelle symbolisent son adaptation à la vie actuelle en Corée. 2. Aujourd’hui, les rues de Samcheongdong, l’un des quartiers de Bukchon, s’emplissent d’un flot presque incessant de promeneurs et d’automobiles.

À une certaine époque, la seule possibilité qui semblait s’offrir au réaménagement de cette zone à l’abandon était tout bonnement de démolir les vieilles maisons et de construire à la place de nouveaux ensembles résidentiels de type occidental. Des spécimens de cet habitat de masse et les larges artères qui les desservent demeurent aujourd’hui encore, comme autant de vestiges de cette politique urbanistique des années quatrevingt-dix. Dans le même temps, nombre de maisons de type traditionnel ont été tout bonnement rasées suite aux pressions subies par leurs propriétaires en vue d’opter pour un habitat plus moderne. Aujourd’hui, les habitants les plus anciens déplorent l’atmosphère par trop frivole qui règne à Bukchon et son caractère dénaturé. En effet, les imposantes bâtisses traditionnelles qui se dressaient à l’entrée de cette partie de la ville ont subi de plein fouet la modernisation et ne sont plus, comme cela est le cas du pavillon détaché du Palais d’Andong et de plusieurs demeures où résidèrent les membres de la famille royale. Ces constructions, comme les vieilles rues d’autrefois, ont en disparaissant fait perdre aux lieux la dignité dont ils étaient empreints.

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La renaissance de Bukchon Fort heureusement, la décision de restaurer Bukchon allait être prise à temps pour lui épargner une fin certaine, les Coréens ayant pris conscience de ce qu’il représentait un charmant témoin de l’héritage national. Ils sont aujourd’hui si attachés à leurs racines historiques qu’une maison qui appartenait autrefois à un riche entrepreneur du début du XXe siècle nommé Park Heung-sik compte aujourd’hui parmi les biens immobiliers les plus convoités par les personnes fortunées. Bukchon affiche aussi un sens aigu de la communauté qui a incité un brillant musicien à s’y établir dès sa première promenade dans le quartier, par l’accueil chaleureux que lui a témoigné le voisinage. Ses habitants partagent souvent des aliments comme le kimchi ou s’offrent des gâteaux de riz entre voisins dans certaines occasions. De par sa situation géographique, Bukchon est depuis toujours considéré être privilégié, puisqu’il s’accroche au versant sud d’une petite colline où l’air est pur et le cadre naturel, agréable, tout en se trouvant à deux pas du centre-ville. On peut s’y rendre par l’une des quatre ou cinq rues qui partent de l’artère principale, au niveau de la station de métro Anguk, en direction du nord. Si ces paisibles voies garantissent toutes une agréable promenade, certaines comportent en outre des aires de repos, la plus fréquentée d’entre elles étant celle de Samcheong-dong, qui longe les murs du Palais de Gyeong-

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À l’horizon de Bukchon, s’offre au regard la vue gracieuse et sans pareille des toits de vieilles tuiles aux teintes fanées des « hanok » dont pas moins de neuf cents spécimens s’alignent de chaque côté des rues, ce qui représente la plus importante concentration d’habitations traditionnelles de ce type en Corée. bok et mène le plus directement de toutes à Bukchon. D’une longueur d’environ un kilomètre et demi, elle aboutit au tunnel de Samcheong, en franchissant une hauteur située près de la colline de Maenghyeon, qui s’élève sur la droite. Voilà déjà quelques années que les maisons qui bordaient cette voie ont cédé la place à des boutiques en tout genre qui attirent un flot ininterrompu de voitures et piétons. De part et d’autre de cette rue, s’étend la partie la plus animée de Bukchon, où se côtoient restaurants, cafés et galeries d’art originales, mais on pourra aussi s’arrêter quelques instants, pour se détendre ou méditer, dans la cour de prière en plein air du Temple de Beomnyeon. L’un des religieux qu’accueille ce sanctuaire m’a gentiment fait présent de jolies plantes qu’il avait lui-même mises en pot, aussi expertement qu’un professionnel, pour en faire l’offrande à Bouddha. À l’arrière du temple, s’alignent dans les ruelles petits ateliers et galeries où de jeunes artistes travaillent à leurs créations. C’est en toute quiétude que l’on chemine sur cette voie, en

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prenant le temps de s’arrêter sur tout ce qui attire le regard et en goûtant l’atmosphère agréable des lieux. Si les trottoirs y sont étroits et inclinés en raison du relief, on s’en accommode sans difficulté car la découverte des ruelles, suivie de l’ascension de la colline Maenghyeon, offrent l’occasion d’un agréable retour au passé. Dès la sortie de Bukchon, on se retrouve en quelques minutes en plein centre-ville, non loin de la porte de Gwang­hwamun, qui constitue le principal accès du Palais de Gyeongbok restauré voilà peu. Maenghyeon, la colline qui jouxte la route de Samcheongdong, tient son nom d’un haut fonctionnaire de la Cour, Maeng Sa-seong, qui escalada cette hauteur à dos de bœuf en jouant de la flûte, au XIVe siècle. À notre époque, on choisira plutôt de s’y rendre en voiture par l’artère principale que bordent, de part et d’autre, vastes galeries d’art et boutiques à la mode, ces deux incontournables vecteurs du commerce de l’art qui occupent les lieux depuis déjà longtemps. La grande couturière Lee Rhee-za, qui y tient une boutique de costumes traditionnels

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À Bukchon, d’agréables ruelles traditionnelles bordées de maisons tout aussi anciennes attirent nombre de curieux tout au long de l’année.

coréens depuis plus de quarante ans, formule les remarques suivantes : «À Bukchon, il y a quelque chose qui nous tient éveillé. J’aurais gagné plus d’argent, si j’avais installé ma boutique à Gangnam, qui est plus fréquenté. En revanche, Bukchon est habité par l’élite de la population, ce qui me permet de connaître les dernières tendances de la mode chez les femmes de la haute société, y compris la Première Dame de Corée. Elles ne recherchent pas forcément des vêtement chers, chics ou élégants, car elles savent que même le plus luxueux d’entre eux est importable s’il n’est pas conforme au bon usage. »

Des initiatives culturelles Au long des rues de Samcheong-dong, on tombe quelquefois sur de véritables petites œuvres d’art, comme ce céladon en forme de feuille de lotus que j’ai un jour découvert dans la vitrine d’une petite boutique, mais il existe aussi d’innombrables magasins d’antiquités. Ces rues propices à de tranquilles flâneries ont toutefois pour gros inconvénient d’être constamment embouteillées et assiégées par la foule, notamment le weekend, où l’on se fraie à grand peine un chemin dans la foule. La partie la plus ancienne, qui rassemble une grande den-

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sité de maisons d’autrefois aux environs du quartier de Gahoedong, est l’un des éléments typiques du paysage de Bukchon. En se promenant parmi ces habitations à toits de tuile, on est frappé par le contraste qui les oppose à ces forêts d’immeubles d’apparence toujours identique. Une ambiance amicale y règne entre voisins, sans pour autant qu’ils se connaissent beaucoup, mais parce que, tout en gardant les distances qu’impose cette courtoisie propre aux habitants de la capitale, ils sont unis par un sentiment d’appartenir à une même communauté qui représente peut-être le dernier vestige de la sympathique convivialité de la population d’autrefois. À l’horizon de Bukchon, s’offre au regard la vue gracieuse et sans pareille des toits de vieilles tuiles aux teintes fanées des « hanok » dont pas moins de neuf cents spécimens s’alignent de chaque côté des rues, ce qui représente la plus importante concentration d’habitations traditionnelles de ce type en Corée. Ces lieux permettent d’avoir un aperçu de ce que fut l’histoire six fois centenaire de la capitale et la vie quotidienne de ses habitants. Tour à tour plus larges ou plus étroites, les ruelles courent entre les habitations et tout l’attrait d’une balade à Bukchon réside justement dans le plaisir de cheminer au hasard de leur tracé ancien. Exempte de constructions hautes susceptibles de l’obscurcir, le quartier se prélasse tout entier au soleil agréable. Dans une ruelle, un garçonnet appelle son chien et une élégante dame promène le sien.

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De délicieuses ruelles À Gahoe-dong, des « hanok » aux dimensions variées comprises entre onze et mille « pyeong », à raison de 3,3 mètres carrés l’unité, ont survécu aux projets d’urbanisme grâce à leur situation sur une colline escarpée où les rues sont trop étroites pour accueillir des engins de travaux publics. Ce quartier où ont vécu et travaillé tant de gens en six cents ans d’histoire, continue tant bien que mal à vivre. À l’extrémité sud de Gahoe-dong, le bâtiment de la Cour constitutionnelle s’élève à l’emplacement de la demeure où résida la famille de la reine douairière au XIXe siècle et qui servit par la suite de lieu de réunion des réformistes, à l’époque de l’ouverture du pays, mais lorsque ceux-ci furent déclarés coupables de trahison et exécutés, l’État prit possession de cette propriété. De la maison d’enfance de l’impératrice Yun, épouse du dernier souverain de Joseon, l’empereur Sunjong (r. 19071910), qui fut plus tard transformée en logements destinés au personnel de l’ambassade américaine, ne subsiste aujourd’hui qu’un terrain vague appartenant au groupe Samsung. Quant à celle où vécurent deux des concubines de l’empereur Gojong, à proximité du palais, elle abrite aujourd’hui un temple bouddhique. Des grandes demeures de jadis, il ne reste aujourd’hui que le toit et la charpente, tandis que de minuscules boutiques en tout genre ont pris possession des chambres de la domesticité, qui s’alignaient par rangées entières formant un quartier à part. À Tongeui-dong, qui s’étend à l’ouest du Palais de Gyeongbok, se trouvaient les quartiers des eunuques, dont les chambres se situaient à des emplacements tenus secrets et étaient desservies par un dédale de couloirs. Les maisons de maître d’Insa-dong ont connu un destin analogue après que leurs propriétaires les ont scindées et vendues en lots séparés, de sorte qu’elles sont aujourd’hui dépourvues de leur élégante architecture traditionnelle à la cour spacieuse et aux quartiers séparés. À Chebu-dong, où ne demeurent que l’ossature des habitations modestes, se dressent des panneaux où les riverains expriment leur volonté de conserver leur quartier d’origine. Une femme rencontrée à Bukchon m’a confié : « Je fais du jogging très tôt le matin dans ce charmant quartier, que j’aime vraiment. Quand je domine du regard le Palais de Gyeongbok, au crépuscule, j’apprécie Séoul dans toute sa beauté.» L’essayiste Na Seong-gyun, qui a vécu plus de cinquante ans à Bukchon, affirme quant à lui : « J’adore ces matins calmes où je me mets en route pour aller chercher des gâteaux de riz pour mon petit déjeuner. Je reviens chez moi, à Samcheong-dong,

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par les ruelles bordées de vieilles maisons de Gahoe-dong ». Les cérémonies traditionnelles qui se tiennent chaque année à Bukchon permettent de mieux comprendre l’âme coréenne, comme on ne saurait le faire en se contentant de se promener dans les ruelles et d’observer les “hanok”. Les rituels accomplis à Jongmyo en l’honneur des rois de jadis constituent l’une des cérémonies confucéennes les plus importantes de Corée et ils sont destinés à honorer les rois et les reines de la dynastie Joseon. Quand l’Académie confucéenne de Seonggyungwan ouvre ses portes au public, tous les ans, au mois de mars et septembre, les visiteurs ont l’occasion de découvrir la première institution scientifique coréenne de haut niveau qui fut créée à cette époque dynastique. Quand vient le mois de septembre, chaque année, devant l’autel Sajikdan qui est consacré aux dieux de la terre et des céréales, se déroulent des cérémonies millénaires dont l’existence précéda celle du bouddhisme et du confucianisme en Corée. Non loin de cet édifice de l’État de Joseon, s’élèvent des sanctuaires chamaniques dédiés aux esprits de la montagne, où de plus modestes rituels, dits « gut », sont toujours accomplis tout au long de l’année. L’ensemble des manifestations qui se déroulent à Bukchon lui conservent son parfum de tradition ancienne.

Il était une fois à Bukchon Dès que je pense à Bukchon, me revient toujours en mémoire un fait intéressant qui s’est produit au « hanok » d’une célèbre interprète de musique populaire. La défunte Kim So-hui (1917-1995), qui fut une grande chanteuse de « pansori », cette forme de musique vocale traditionnelle, invitait souvent chez elle des amis artistes et journalistes. Un jour qu’elle les avait réunis, ses invités ont improvisé un spectacle où un danseur de « salpuri » exécutait cette danse pour demander la purification de l’âme des présents, au son de cithares coréennes appelées « gayageum » et « geomungo ». Le danseur Yi Mae-bang s’était joint à eux pour exécuter ses célèbres évolutions en s’accompagnant d’un tambour en forme de sablier. Cette représentation a ravi toute la maisonnée. Kim So-hui a, quant à elle, interprété avec grand talent L’Ave Maria de Schubert, l’un de ses morceaux favoris. Ce jour-là, il pleuvait. Quelqu’un avait préparé une galette à la courgette que l’on a partagée.

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Grands portraits coréens Cho Sun-mie, Dolbegae Publishers, 352 pages, 50 000 wons ($45)

Livres

Des portraits d’autrefois évocateurs de l’histoire et de la culture coréennes

Les portraitistes de la dynastie Joseon (1392-1910) considéraient que le rendu imparfait de la moindre mèche de cheveux pouvait trahir la représentation du sujet et leur souci du détail était tel qu’ils saisissaient jusqu’à l’âme des personnages. Pour les Coréens anciens, les portraits constituaient, au-delà d’une œuvre d’art, une manifestation concrète des sages ou ancêtres représentés et ils en avaient donc un grand respect. Quand survenaient guerres ou catastrophes naturelles, ils s’empressaient de dissimuler ceux de leur famille dans un endroit sûr, aux côtés des tablettes votives consacrées à leurs ancêtres, avant toute autre possession. Les portraitistes de Joseon ne s’attachèrent cependant pas à faire apparaître l’état d’esprit et la personnalité de leurs sujets comme le firent dans leurs autoportraits un Rembrandt ou un Van Gogh, de même que l’auteur du shogun Tokugawa Ieyasu, au XVIIe siècle. Dans son ouvrage intitulé Grands portraits coréens , Cho Sun-mie, professeur

d’histoire de l’art à l’Université de Sungkyunkwan, analyse les particularités de cet art tel qu’il fut abondamment pratiqué sur les murs des sépultures, sous le royaume de Goguryeo (37 av. J.-C. - 668), et poursuit son étude jusqu’à la dynastie Joseon. En outre, elle fait paraître une nouvelle version en langue anglaise de sa production de 2009, Peinture des portraits coréens : un art des formes et des images en lui ajoutant le sous-titre Images immortelles du Noble et du Brave, à l’intention du grand public, mais aussi des chercheurs en histoire et culture coréennes. La version coréenne d’origine présentait les portraits de soixante-quatorze personnages historiques, souverains, lettrés, personnalités de valeur, femmes et moines, en formulant des commentaires sur le style et les techniques artistiques, ainsi que sur la vie des sujets représentés par la peinture coréenne, qu’elle comparait à celle de la Chine et du Japon selon différents points de vue. L’ouvrage en anglais qui lui fait suite reprend cinquante de ces portraits d’hommes et femmes célèbres dans une perspective historique ou artistique en les complétant d’informations et anecdotes fournissant un aperçu de l’histoire et de la culture coréennes à travers l’art du portrait. Première historienne de l’art coréenne à avoir acquis le titre de docteur dans sa discipline et à s’être consacrée au portrait pendant presque quarante ans, l’auteur y a fait œuvre de pionnière, de l’avis général. « Tandis qu’en Chine, le portrait mettait en valeur la condition sociale des sujets, il avait plutôt tendance, au Japon, à accentuer, voire à déformer leurs traits les plus caractéristiques. À cet égard, le portrait d’époque Joseon a atteint un niveau plus élevé par le réalisme de sa représentation », précise-telle. Elle souligne en outre que l’absence de décor à l’arrière-plan est propre au portrait d’époque Joseon. Contrairement à la pratique chinoise ou japonaise qui consistait à faire figurer serviteurs et autres gens de maison derrière le sujet pour évoquer son opulence, son importance et sa grandeur, les peintres de Joseon ne recouraient à aucun procédé pour mettre en valeur le statut social, le raffinement et les goûts des personnes concernées. En outre, les distortions et altérations esthétiques qu’employèrent, pour révéler certains aspects de l’individu, les portraitistes chinois ou japonais, voire européens, n’étaient pas de mise chez les artistes coréens de Joseon. C’est Lee Kyong-hee, l’ancienne rédactrice en chef du Korea Herald, qui a minutieusement révisé et traduit dans un anglais contemporain ces Grands portraits coréens s’adressant aussi bien aux spécialistes qu’au grand public, par sa lecture facile.

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Grands portraits coréens

Kim Hak-soon Journaliste

Le monde des arbres coréens (Tomes 1, 2)

La route où nul ne passe est plus belle

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Une nomenclature culturelle des arbres due à un scientifique persuadé qu’« une histoire se cache derrière chaque arbre »

Le dernier recueil d’essais légué par la « conteuse de notre époque »

Le monde des arbres coréens (Tomes 1, 2)

La route où nul ne passe est plus belle

Park Sang-jin, Gimmyoung Publishers, 608 pages (Tome 1), 572 pages (Tome 2), 30 000 wons

Park Wan-suh, Hyundae Munhak (Littérature moderne), 268 pages, 12 000 wons

Les arbres sont témoins de l’histoire d’un pays et de l’évolution de sa culture; ils partagent les joies et peines de son peuple. Ces végétaux à l’existence parfois centenaire, voire millénaire, jouaient parfois un rôle important dans les contes populaires. Plus qu’un simple traité de botanique, l’excellent livre qui leur est consacré est tout empreint d’humanité grâce à l’enthousiasme communicatif avec lequel l’auteur dresse le décor historique de son étude. Cet ouvrage colossal qui envisage l’arbre en tant que ressource culturelle est dû à l’un des spécialistes qui font autorité dans ce domaine, à savoir le dendrologue et professeur émérite de l’Université nationale de Kyungpook, Park Sang-jin. L’auteur y sélectionne deux cent quarante-deux espèces indigènes, sur le millier que compte la Corée, et les classe dans différentes catégories selon qu’elles se couvrent « de belles fleurs », qu’elles « donnent des fruits », qu’elles possèdent des « vertus médicinales », qu’elles soient plantés « dans les jardins » ou « au bord des routes ». Cette intéressante nomenclature est l’aboutissement de minutieuses recherches assorties d’analyses d’informations provenant de diverses sources, notamment des quatre grands chefs-d’œuvre de la littérature historique que sont L’his-

Remarquable auteure coréenne contemporaine, Park Wan-suh s’est vu désigner de plusieurs manières, notamment par l’expession d’« écrivain actif en service », laquelle s’applique bien à cette romancière qui fut animée d’une véritable passion pour l’écriture jusqu’à sa mort survenue à l’âge de quatre-vingts ans, au mois de janvier dernier. Après des débuts un peu tardifs en littérature, puisqu’elle avait alors quarante ans, Park Wan-suh livrera, au cours des quarante années suivantes, une abondante production qui apportera la paix à son esprit, comme à celui des lecteurs. Elle fut aussi cette « mère du monde littéraire » qui montra l’exemple aux jeunes écrivains par son infaillible dévouement pour sa tâche. Avec lucidité et passion, elle scruta la condition humaine et décrivit l’homme dans un style clair et direct qui lui valut d’être qualifée de « conteuse de notre temps ». Née dans les environs de Gaeseong ou Kaesong, en Corée du Nord, Park Wan-suh connut les tragiques épisodes du conflit qui frappa la Corée moderne. Dans ses histoires d’amour, de réconciliation et de pardon, elle évoqua son vécu personnel de cet événement, ainsi que la déchirure que lui occasionna son départ de sa ville natale et la disparition de toute sa famille. Ultime œuvre de cet auteur, le recueil d’essais qui a paru l’été dernier sous le titre La route où nul ne passe est plus belle est également

toire des trois royaumes, Les mémoires des trois royaumes, l’Histoire de Goryeo et les Annales de la dynastie Joseon, mais aussi de classiques de la littérature, d’anthologies littéraires, de recueils de poésie et d’œuvres de la littérature contemporaine. C’est un prunier qui fut l’élément clé de l’idylle qui se noua sous la dynastie de Joseon entre le célèbre érudit confucéen Yi Hwang (15011570) et Duhyang, une courtisane. Le lettré nourrissait une telle passion pour les fleurs de cet arbre qu’il leur consacra pas moins de quatre-vingt-onze poèmes rassemblés en anthologie. L’histoire veut que Duhyang tomba amoureuse de lui alors qu’il venait d’être nommé magistrat à Danyang et s’était vu offrir une variété rare de prunier aux fleurs bleu-blanc. Sous l’empire des émotions que lui suscita cet arbre, Yi Hwang ouvrit son cœur à Duhyang. Plus tard, ce prunier fut transplanté à l’Académie de Dosan, une école confucéenne créée en l’honneur du maître dont les derniers mots auraient été : « Arrosez le prunier ». Sur l’actuel billet de mille wons à son effigie, figure d’ailleurs cet arbre qui se dresse à l’Académie de Dosan. L’ouvrage évoque également les arbres qui inspirèrent d’éminents artistes de Joseon tels que Kim Hong-do, Shin Yun-bok et Jeong Seon, ainsi que ceux que mentionnent les poèmes de Kim Sowol et Yu Chihwan, que chérissent les Coréens. Abondamment illustré, il comporte quelque sept cents photographies et près d’une cinquantaine de peintures anciennes de ces végétaux. Ceux qui souhaiteront approfondir encore le sujet pourront consulter les ouvrages précédents de l’auteur que sont Les secrets des gravures sur bois du Tripitaka Koreana, Arbres scultptés par l’histoire : ils parlent de milliers d’années de vie et Arbres des palais coréens : mes recherches sur les arbres en tant qu’éléments du patrimoine culturel.

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une évocation des marques indélébiles qu’elle conserva de ce tragique conflit. Elle avouait elle-même : « J’ai constamment écrit sur la Guerre de Corée, à tel point que j’ai parfois l’impression que je n’aurais jamais pu être romancière si je ne l’avais pas vécue. Pourtant, il me reste toujours des choses à dire sur la question ». Cette idée qu’elle n’aurait pas choisi la voie de l’écriture, sans la guerre, laisse entrevoir la signification du titre de l’ouvrage, en particulier à la lumière du poème classique de Robert Frost The Road Not Taken. Dans ce livre, elle fait part de ses derniers espoirs au lecteur : « J’espère que je ne perdrai jamais mon esprit rebelle jusqu’au jour où Dieu décidera de me reprendre à ce monde, car j’éprouve encore le désir d’écrire de belles œuvres, d’être aimée et que l’on ait besoin de moi en ce monde ». Le dernier ouvrage de Park Wan-suh a reçu un accueil si enthousiaste qu’il a été classé parmi les dix meilleurs livres de l’année 2010 par le quotidien Hankyoreh . À la suite de son premier roman, L’arbre nu, Park produira des œuvres très diverses comportant romans et recueils de nouvelles tels que Un après-midi chancelant, Une très vieille plaisanterie, Qui a mangé tous ces singa ? et La bonne Bok-hee, ainsi que les recueils d’essais Applaudissements aux derniers, Pourquoi seules les trivialités m’exaspèrent-elles? et Une houe.

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Regard extÉrieur

Journal intime d’une Yeosung V Twins Winfried Löffler Conseiller culturel à l’Ambassade de Suisse en Corée du Sud

J

e ne compte plus les années que j’ai passées sur grandes artères et petites rues de Séoul. Les taches de rouille sur mon châssis sont comme des rides attestant les kilomètres parcourus entre les pare-chocs du trafic séoulien. J’ai passé ma jeunesse à faire des livraisons aux quatre coins de la ville avec des horaires interminables et puis un jour j’ai été mise à une retraite anticipée par mon premier propriétaire qui m’a reléguée pour une deux roues plus fringante. Je coulais des jours poussiéreux dans l’arrière boutique d’un vendeur de cycles de tous genres. En compagnie de quelques compagnes de mauvaise fortune je regardais de loin et avec envie ces motos rutilantes qui brillaient de toute leur jeunesse et qui accrochaient le regard envieux des passants. Mon compteur kilométrique était bien plus élevé que celui de ma confiance en moi et j’avais déjà perdu tout espoir de retrouver un jour l’asphalte des routes lorsqu’un miracle s’est produit. Je l’ai vu s’approcher de moi, de toutes mes années je n’avais jamais croisé d’étrangers et voilà que j’en avais un en face de moi qui m’observait l’œil curieux et intéressé. Je ne comprenais évidemment pas un mot de ce qu’il racontait au marchand mais j’ai vite senti que mon futur était en train de basculer. J’ai réuni tout ce qu’il me restait de charme et je crois que je lui ai fait un clin de phare… Quelques liasses de billets changèrent de mains et je

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me retrouvai au milieu du garage avec des mécaniciens s’affairant à nettoyer mes chromes et à me redonner une nouvelle jeunesse. Le lendemain il arriva, je le vis sourire à me voir toute pimpante. Moi j’étais nerveuse, comment allait-il me traiter ? Allais-je lui plaire ? J’avais entendu certaines histoires de mes consœurs maltraitées par des étrangers qui leur faisaient monter les tours dans le rouge et fumer les gantes sur le macadam. Le moment était arrivé, il m’enfourcha, il me paraissait lourd mais cela faisait si longtemps que je n’avais plus monté que mon moteur se mit à battre la chamade si fort que le mécanicien dut baisser mon ralenti. Notre première sortie fut hésitante; j’étais un peu gauche et lui cherchait comment m’apprivoiser. Je jouissais de ma liberté retrouvée! Quel bonheur d’être à nouveau dans les files de voitures, d’entendre le ronronnement familier des moteurs et de respirer à plein filtre cette merveilleuse odeur de gaz d’échappement. Nous passions devant Myeong-dong que je reconnaissais à peine. J’y retrouvais néanmoins ces belles jeunes filles avec leurs longues jambes sortant de jupes de plus en plus courtes. Je sentais mon chauffeur les regardant avec envie et j’imaginais déjà une d’entre elles perchée sur mon siège arrière se serrant tout contre lui. Il se dirigea vers la place de la mairie qui avait disparu derrière une façade moderne au pied de laquelle était installée une grande scène de spectacles. Du monde se pressait sur la pelouse verte attentif à un groupe de musi-

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que pansori. Il ne s’y attarda qu’un instant avant de mettre les gaz pour déboucher sur l’artère principale menant à la place de Gwanghwamun. À ma surprise, celle-ci avait fait peau neuve, elle était superbe et imposante. L’espace d’un instant mes phares s’embuèrent, j’étais émue et fière d’être une Coréenne pur sang. À la fin de l’avenue, je découvrais une façade artistique qui mélangeait le contemporain au traditionnel et recouvrait la vieille porte du palais de Gyeongbok qui, je l’apprendrais plus tard, était en rénovation. Il me fit passer devant le Palais présidentiel que nous appelons ironiquement la Maison bleue pour rappeler à la fois nos liens et nos différences avec nos amis lointains de la Maison blanche. En passant, j’allumai mes clignotants en signe de respect. Il rétrograda pour mieux me lancer sur la route sinueuse menant au mirador de Bugaksan.J’y retrouvais la montagne et un panorama de la ville à vous couper le souffle. C’est le moteur léger et ronronnant que je me balançais d’un côté à l’autre dans la descente qui nous amena à Pyongchang-dong, c’est là qu’il habite. L’air y est si pur qu’à le respirer mon compte-tours se mit à chavirer. Je me retrouvai peu après dans un garage de luxe qui est devenu ma nouvelle maison et où, après cette première journée de ma nouvelle vie, je me suis endormie des images et des odeurs pleins le carburateur. Avant que nous puissions entamer notre vie commune mon nouveau propriétaire dut passer son permis de

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conduire coréen de moto. Je n’ai pas eu le droit de l’accompagner mais après son premier essai malchanceux, je l’ai longtemps entendu pester contre un examen qu’il disait complètement ridicule. Les jours suivants, il m’emmena dans la cour de l’Ambassade pour s’exercer et heureusement obtint son permis à la deuxième tentative. Depuis nous ne nous quittons plus, été comme hiver nous arpentons les rues de Séoul. Les feux rouges ne sont là semble-t-il que pour nous saluer et nous inciter à la prudence, mais ne semblent jamais nous arrêter. Je lui ai fait visiter tous les marchés traditionnels de Séoul, nous avons été nous balader le long de Cheonggyecheon ainsi que sur les rives de la rivière Han par un beau jour de printemps. Lui m’a emmenée en campagne dans des temples dont je ne soupçonnais pas l’existence. Nous nous sommes de temps en temps perdus et il nous est aussi arrivé de nous retrouver sur des autoroutes dont l’accès nous était interdit. Il m’a alors dotée d’un navigateur de bord qui nous permet de nous retrouver dans cette mégapole. Nous sommes devenus de bons amis et je suis flattée quand, vêtu de complets sombres, il m’emmène dans des résidences d’Ambassadeurs pour y passer des soirées exclusives. Il me parque entre toutes ces belles voitures et je me sens orgueilleuse d’être la petite coréenne qui rivalise avec les plus belles carrosseries étrangères. La vie est belle et j’espère rester sa fidèle compagne jusqu’à mon dernier kilomètre!

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1. Des étudiants participent à des manœuvres en situation sur de petits zodiacs, au Camp d’entraînement de la jeunesse du Corps des Fusiliers Marins. 2. Au terme de six semaines d’« entraînement d’enfer », les recrues sont fières de recevoir la fourragère rouge vif du Corps des Fusiliers Marins.

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Mode de vie

Les jeunes choisissent le Corps des Fusiliers Marins

L’acteur Hyun Bin salue ses fans de la main, à son arrivée au Camp d’entraînement du Corps des Fusiliers Marins de Pohang, dans la province du Gyeongsang du Nord, le 7 mars dernier où débutait son service militaire.

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es fusiliers marins coréens ne passent pas inaperçus, avec leurs belles bottes, leurs fourragères rouge vif où s’inscrit leur nom en lettres d’or, leurs casquettes octogonales et leur coupe de cheveux en brosse, bien dégagée sur les côtés. Par cette présentation impeccable comme par leur façon particulière de s’exprimer, ils se distinguent assurément des soldats des autres armes, outre qu’ils forment une troupe d’élite.

Les vedettes choisissent le Corps des Fusiliers Marins

C’est le 15 avril 1949 que la République de Corée s’est dotée de son Corps de Fusiliers Marins, à peine un peu plus d’un an avant que n’éclate la Guerre de Corée, le 25 juin 1950. Lorsqu’il combattra aux côtés des troupes alliées venues défendre son pays, il ne tardera pas à être surnommé le « chasseur de fantômes ». Son nom revient souvent dans les conversations, même sur les lèvres de personnes dont on s’attendrait le moins à ce qu’elles aient envie d’en parler, les médias l’évoquant aussi de manière plus fréquente et élogieuse que jamais. Ces temps-ci, les chanteurs et acteurs coréens exhibent fièrement leurs fourragères des Fusiliers Marins sur les plateaux des émissions et la décision qu’a prise voilà trois mois Hyun Bin, de son vrai nom Kim Taepyeong, de servir sous les drapeaux dans le Corps des Fusiliers Marins, n’a fait qu’exciter davantage la curiosité du public pour cette vedette qui appartient Des vedettes au sommet de leur gloire font aujourd’hui le choix d’effectuer leur désormais à la Compagnie 1137. service militaire dans le Corps des Fusiliers Marins et suscitent l’admiration parmi Le jour où l’acteur a été incorporé au leurs fans, mais aussi chez les jeunes dans leur ensemble, qui n’hésitent pas à leur Corps des Fusiliers Marins, les installations d’hébergement et les restaurants de emboîter le pas car cette arme est de plus en plus perçue comme un moyen la ville de Pohang ont réalisé des recettes d’ascension sociale dans un pays où règne un fort esprit de concurrence. inespérées, car ses admirateurs coréens, Kim Dang Journaliste mais aussi japonais, chinois, hongkongais et taïwanais, pour ne citer qu’eux en Asie, étaient arrivés dès la veille près du camp où il allait subir l’entraînement pour lui adresser leurs encouragements. Jusqu’au président Lee Myung-bak en personne qui, en tant que commandant en chef des Forces Armées coréennes, a pris note de cette acte constructif en formulant le commentaire suivant : « Hyun Bin a une bonne manière de voir les choses ».

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Pour autant, le choix par les jeunes Coréens du Corps des Fusiliers Marins, dont les médias font état avec particulièrement d’intérêt et d’enthousiasme, ne s’explique pas seulement par l’ascendant qu’exercent les artistes à succès, car un passage par ce corps d’arme est depuis longtemps jugé constituer une expérience très précieuse sur le plan social.

Une fourragère pour laquelle on donnerait sa vie Un sondage d’opinion réalisé voilà peu par le Journal économique Maeil auprès de Coréens d’une vingtaine d’années appartenant à la « Génération S », selon l’expression qui y est employée, est parvenue à d’intéressantes conclusions. Cette étude, qui portait sur le niveau de socialisation et les valeurs morales des Coréens de cette tranche d’âge, a révélé que sous l’effet conjugué de la fracture sociale, de la concurrence systématique, des difficultés d’emploi et de la précarité du marché du travail, il s’était créé un sentiment de malaise parmi les jeunes de cette génération, qui voient dans les trois S : « struggle » (la lutte), « specification » (les qualifications) et « survival » (la survie) les trois principaux obstacles qu’ils ont à surmonter. L’une des personnes interrogées, un étudiant de deuxième année de l’Université de Corée, a souligné qu’il était décisif d’être intégré à des groupes sociaux porteurs et qu’il avait en conséquence décidé d’accomplir ses obligations militaires dans le Corps des Fusiliers Marins. « L’Université de Korea pour les études, le Corps des Fusiliers Marins pour l’armée, la province de Jeolla comme lieu de naissance et de liens d’amitiés pendant l’enfance, voilà trois groupes qui rendent l’individu qui leur appartient aussi puissant que Terminator. » Le Corps des Fusiliers Marin est chargé d’assurer la défense de la capitale coréenne en dissuadant toute velléité d’incursion sur les îles situées à l’ouest et au nord-ouest et en organisant les opérations de débarquement en temps de guerre ou de crise. Les opérations de débarquement recouvrent le déploiement des troupes embarquées au lieu de destination prévu, mais en réalité, le Corps des Fusiliers Marins peut mettre en œuvre des moyens de transport de tout type tels que véhicules blindés, navires amphibies et avions. Ce corps d’arme polyvalent devant être capable d’une réaction rapide, ses hommes subissent un entraînement rigoureux qui leur permet d’accomplir leur mission et de faire face à toute situation d’urgence, cette formation ne différant pas, par son intensité, des combats réels. C’est cet entraînement rude allié aux capacités amphibies, qui font du Corps des Fusiliers Marins une force de frappe prête à toute éventualité. Sa devise, qui est « Plus on sue à l’entraînement, moins on saigne au combat », traduit bien l’esprit qui règne dans ce corps d’arme chargé de pénétrer les lignes ennemies pour perturber leurs opérations, tout en assurant la sécurité des têtes de pont pour permettre l’avance des troupes amies. C’est à juste titre que l’on qualifie d’ « entraînement d’enfer » la formation de six semaines à laquelle est astreinte toute nouvelle recrue, car elle est réputée recourir à des méthodes draconiennes pour faire de tous les novices des marins dignes de la fourragère qu’ils portent.

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Elle leur permet alors de prendre conscience de cette appartenance et d’en être fiers en dépit de leur petit nombre. Aujourd’hui libéré de ses obligations militaires, depuis le mois d’août dernier, le chanteur Lee Jung, qui servait dans la Compagnie 1080, confiait lors d’un entretien, en janvier dernier : « Mon cœur battait à tout rompre, quand j’ai terminé la marche sur le Mont Cheonja et que j’ai reçu le badge rouge où était inscrit mon nom, ce qui prouve que j’étais dans les Fusiliers Marins. »

Des camps d’entraînement pour étudiants Au mois d’août 2005, le Corps des Fusiliers Marins coréen a franchi un cap décisif en assurant la formation de sa millième compagnie. L’École d’études stratégiques du Corps des Fusiliers Marins a réalisé une enquête auprès des hommes des millième et mille et unième compagnies pour connaître les raisons qui les avaient poussés à opter pour ce corps d’armée. C’est le développement de la « capacité de résistance » qui constituait le critère le plus souvent cité, dans 61 % des cas, suivi de la « possibilité de choisir la date de conscription », chez 19 % des personnes interrogées, de l’« image de loyauté » évoquée par 14 % des sondés et des « vives recommandations », mentionnées par 6 % d’entre eux. Il en ressort donc que trois jeunes recrues sur quatre ont opté pour le Corps des Fusiliers Marins en raison de la capacité de résistance et de l’image de loyauté qui lui sont attribuées. En 2003, un cabinet de marketing spécialisé dans l’analyse de la compétitivité de l’image de marque des pays, est parvenue aux mêmes conclusions lors de ses études. Les avis exprimés ont révélé qu’en Corée, les « marques » les plus importantes étaient Samsung Electronics pour le téléphone portable, la joueuse Pak Se-ri (Se Ri Pak) pour le golf professionnel de niveau LPGA, le lanceur Park Chanho (Chan Ho Park) pour le baseball en compétition de l’American Major League et le Corps des Fusiliers Marins. C’est en 1997, alors que frappait la crise financière, que les Coréens ont commencé à s’intéresser de plus près à leur Corps des Fusiliers Marins. Celui-ci lança alors une campagne qui poursuivait des objectifs sociaux en permettant aux jeunes de découvrir l’entraînement militaire en participant à une formule dite « Camp d’entraînement des jeunes ». Les étudiants les plus jeunes, qui avaient suffisamment de temps devant eux, et ceux qui avaient été exemptés du service militaire, allaient saisir cette occasion de suivre un stage commando de cinq jours et quatre nuits qui comportait une marche en montagne, la simulation de découverte de charniers et des manœuvres sur Zodiacs dans des conditions très proches de celles du véritable entraînement réalisé dans le Corps des Fusiliers Marins, sous les ordres de formateurs avertis. Organisé à l’intention des collégiens et lycéens, tant filles que garçons, mais aussi des employés de bureau, cet entraînement correspondait avec les congés scolaires d’été et d’hiver et se déroulait dans les villes de Pohang et Gimpo. Il allait susciter une telle demande d’inscriptions que ses responsables allaient être contraints de refuser des candidatures. Pour

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Jeunes prenant place dans un véhicule blindé amphibie coréen, au Camp d’entraînement des jeunes.

faire face à une demande aussi pléthorique, des camps d’entraînement du même type, mais situés dans des installations privées, ont ouvert leurs portes en différents points du territoire. En vue d’accueillir cent cinquante à trois cents participants par session, le Corps des Fusiliers Marins a créé près de quatre-vingt-quinze camps d’entraînement pour jeunes, à raison de trois ou quatre d’entre eux par an. Les quelque trente mille jeunes qui s’y rendent aujourd’hui affirment à l’unisson : « Fuslier Marin une fois, Fusilier Marin pour toujours !»

Fusilier Marin une fois, Fusilier Marin pour toujours ! Le succès que remporte aujourd’hui le Corps des Fusiliers Marins s’explique par l’existence du service national obligatoire auquel est tenu tout homme physiquement apte. Ceux qui, pour quelque raison que ce soit, ne s’acquittent pas de ces obligations militaires ont à en subir les conséquences sur le plan social, et ce, avec d’autant plus d’acuité depuis la reprise des tensions entre la Corée du Sud et son voisin du nord militariste. Si nombre de jeunes gens tentent d’échapper à cette obligation, il s’en trouve encore en plus grand nombre pour servir sous les drapeaux avec fierté, notamment dans le cadre du Corps des Fusiliers Marins. À l’instar de son modèle et homologue américain, le Corps des Fusiliers Marins coréen est renommé pour l’« esprit de corps » qui soude ses hommes entre eux, conscients qu’ils sont d’appartenir à une élite, comme le souligne ce slogan tout empreint de fierté : « Si n’importe qui pouvait entrer dans le corps des Fusiliers Marins, je n’aurais pas fait ce choix ». Selon le Livre blanc sur la Défense qu’a rendu public le Ministère de la Défense l’année dernière, le Corps des Fusiliers Marins, dont les effectifs se répartissent sur deux divisions et une brigade, ne représenterait que 4,2 % de ceux des trois armes réunies, soit six cent cinquante mille hommes, conformément au slogan « A Few Good Men » qu’utilise le Corps des Fusiliers Marins américain pour son recrutement. Malgré sa faible dotation en hommes, le Corps des Fusiliers Marins coréen, tout comme celui des États-Unis, jouit de la considération du public par la force de caractère et la résistance physique exceptionnelles qu’il exige, ainsi que par l’excellence de sa stratégie de combat. C’est ce prestige qui pousse toujours plus de jeunes Coréens à y entrer à leur tour. En comparaison de l’Armée de terre ou de l’Air coréennes, le Corps des Fusiliers Marins constitue une authentique « troupe d’élite ». Il se classe aussi, en termes tant quantitatifs que qualitatifs, parmi les tout premiers en son genre à l’échelle mondiale, puisque ses effectifs arri-

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vent notamment au quatrième rang mondial parmi une cinquantaine de pays, après les Etats-Unis, la France et Taïwan. L’entraînement auquel il se livre chaque année avec le Corps des Fusiliers Marins américain dans le cadre des manœuvres militaires communes qui lient ces deux pays n’a fait que confirmer les qualités dont il est doté et grâce auxquelles il peut être considérée à juste titre comme une troupe d’élite de premier plan. L’importance que revêtent aujourd’hui les questions de sécurité nationale pour les médias n’est sans doute pas étrangère au regain de faveur dont il bénéficie. Ces moyens d’information ont notamment révélé l’excellente capacité de réaction dont a fait preuve le Corps des Fusiliers Marins lors des tirs d’obus qu’a essuyés l’île de Yeonpyeong au mois de novembre dernier. Depuis la conclusion de l’accord d’armistice qui entraîna l’arrêt des combats, lors de la Guerre de Corée, il s’agissait de la première attaque perpétrée directement contre la Corée du Sud par les forces nord-coréennes. Cet événement allait entraîner une augmentation du nombre de recrues dans le Corps des Fusiliers Marins. Selon l’Administration du contingent, la concurrence qui règne à son entrée a atteint des sommets au mois de janvier dernier, puisque le rapport du nombre de candidats au nombre de postes a alors atteint 4,5 pour 1, soit 4 553 hommes pour 1 011 places disponibles. Lors des tirs d’artillerie tout à fait inattendus qu’a effectués la Corée du Nord sur l’île de Yeonpyeong, deux fusiliers marins coréens en poste sur l’île sont morts au combat, mais leurs camarades ont été impressionnés par leur qualités militaires, ainsi que par la mesure et la rapidité de leur réaction, alors que les obus pleuvaient sur leurs positions. Une banque coréenne s’est d’ailleurs engagée à offrir un emploi à l’un des survivants lorsqu’il serait libéré des obligations militaires en récompense du courage dont il a fait preuve au combat, sous le feu des tirs. L’image de courage qui est associée au Corps des Fusiliers Marins et que celui-ci met en valeur dans ses campagnes de recrutement pourrait bien être pour quelque chose dans cette proposition.

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Aperçu de la littérature coréenne

C’est surtout par ses nouvelles que Yoon Dae-nyeong a fait connaître le style élégant de son écriture, auquel ne sont sans doute pas étrangères les qualités poétiques hors pair de phrases dont l’assemblage se lit pourtant comme une longue œuvre en prose.

Yoon Dae-nyeong

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Critique

La discrète alliance du clair-obscur et du vide Bok Do-hoon Critique Littéraire

Y

oon Dae-nyeong, né en 1962, a fait des études de littérature française et a travaillé comme journaliste pour de nombreuses revues de mode, avant de se voir décerner en 1990 le Prix du Nouvel Écrivain de la revue mensuelle Littérature et Pensée. Par la suite, il entamera une carrière d’écrivain et sa production, particulièrement abondante, fera de lui l’un des plus grands écrivains coréens. Lauréat de plusieurs prix littéraires prestigieux, il se consacrera pleinement à cette activité jusqu’à son entrée, voilà quelques années de cela, à l’Université féminine de Dongduk où il occupera une chaire d’écriture créative. C’est en 2005 qu’il composera la nouvelle Les poncires, sur l’île de Jeju où il s’est retiré pour un an. Écrivain fécond, Yoon Dae-nyeong a publié à ce jour six recueils de nouvelles, huit romans longs, un roman court et une nouvelle longue. Son premier recueil de nouvelles intitulé La correspondance de pêche au poisson argenté (1994) lui attirera des éloges par son exceptionnelle qualité. Les deux thèmes bien distincts de ses origines familiales, qu’évoque le retour des bancs de poissons argentés, et de la solitude urbaine symbolisée par la correspondance, s’allient harmonieusement pour ne faire qu’un au gré d’une écriture d’une poésie fascinante. Cette maîtrise de la forme, comme celle du fond, se déclineront par la suite en de subtiles variations. Ainsi, dans son dernier recueil de nouvelles intitulé Avis de fortes chutes de neige (2010), s’exprime une remise en question fondamentale de la matérialité de l’existence renvoyant à l’idée que matière et esprit ne forment foncièrement qu’un tout. De ses phrases simples, se dégagent une sérénité et une simplicité qui font toujours chaud au cœur du lecteur. C’est surtout par ses nouvelles que Yoon Dae-nyeong a fait connaître son raffinement stylistique, auquel ne sont sans doute pas étrangères les qualités poétiques hors pair de phrases dont l’assemblage se lit pourtant comme une longue œuvre en prose. Si l’on devait établir une analogie avec le style d’un écrivain étranger, c’est celui du Français J.M.G. Le Clezio (1940-) qui viendrait tout de suite à l’esprit. Coréanophile et lauréat du Prix Nobel de Littérature en 2008, ce dernier se serait d’ailleurs lié d’amitié avec l’auteur coréen. Rares sont ceux qui nieraient que Yoon Dae-nyeong a fait œuvre de pionnier dans la littérature coréenne, en lui ouvrant des perspectives esthétiques encore inexplorées dans les années quatre-vingt-dix.

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Ceux qui faisaient leurs débuts littéraires au milieu de cette décennie cantonnaient pour la plupart leurs efforts à un traitement descriptif précis et complexe du thème de la solitude, de la rencontre et de la séparation chez les jeunes citadins incarnés par des personnages rêvant d’échapper d’une manière ou d’une autre au désespoir et à l’isolement urbains. Par des phrases empreintes de poésie, Yoon Daenyeong a créé ce que l’on serait tenté de nommer une « esthétique d’épicentre », comme un sismographe qui décèlerait les failles les plus infimes du quotidien. Ce sismographe est sensible aux révélations transcendantes et poétiques qui s’imposent souvent avec force aux êtres usés par les frivolités insipides des villes. Il est également remarquable que dans ces œuvres datant des années quatre-vingt-dix, cette prise de conscience n’est pas suscitée par le naturel, mais par l’artificiel. Ainsi, dans le premier roman de l’auteur intitulé Je suis allé voir un vieux film , si le protagoniste s’aperçoit qu’il n’a pas été à l’écoute de lui même et a voué son existence au néant, ce n’est pas en entendant le bruissement des feuilles d’arbres sous la bourrasque, mais le chant des oiseaux de la chanson des Beatles « Across the Universe », devant un magasin de disques du centre-ville. Si, dans les années quatre-vingtdix, les personnages de ses œuvres effectuaient toujours un périple difficile vers quelque destination par-delà l’horizon, cet acte de désespoir n’avait pas pour objectif de fuir la vie mais au contraire de lui redonner une valeur. Au tournant du nouveau millénaire, l’univers fictionnel de Yoon Dae-nyeong va manifester les premiers signes d’un changement progressif d’objectif. J’aime à croire que cette évolution traduit le changement de perspective accompagnant celui de son mode de vie, du nomadisme à la sédentarité. Peut-être serait-il plus exact de parler d’ « union amicale de la sensibilité » du nomade et du sédentaire. Chez l’auteur, les descriptions pleines de poésie sont toujours de mise malgré ce changement et ce qui diffère est plutôt sa façon de les aborder. Quand Yoon Dae-nyeong évoque, dans son dernier recueil de nouvelles intitulé Avis de fortes chutes de neige, un tableau qui rappelle le « Déjeuner sur l’herbe » de Manet, il met l’accent sur la douce alliance du clair-obscur et du vide, comme s’il observait une peinture paysagère orientale à l’encre d’Inde, qui s’oppose aux tableaux occiden-

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taux souvent caractérisés par une brillante disposition des couleurs et volumes. Cette mutation apparaît aussi dans Les poncires, cette remarquable nouvelle du recueil publié sous le titre Elever des hirondelles où est cité le proverbe chinois « gyul-hwa-wi-ji », qui signifie littéralement qu’« une mandarine devient poncire, en passant au nord ». L’enseignement qui découle de cette idée que la mandarine venant du sud se transforme en poncire quand elle est transportée au nord, est qu’il en va de même pour une personne qui se trouve transplantée dans un milieu différent. Pour autant, ce proverbe chinois ne sert pas ici à infliger une leçon de morale, mais revit sous forme d’un procédé littéraire destiné à révéler une réflexion approfondie sur l’existence, sous la plume de l’auteur. Au soir de sa vie, une tante que sa famille a traitée autrefois comme une souillon rend visite à son neveu, aujourd’hui d’âge moyen, tout bonnement parce qu’il a été le seul de la maisonnée à avoir compati avec elle dans sa détresse. Elle se confie à lui, quoiqu’avec une certaine retenue, évoquant les épreuves et privations dont elle a souffert pendant toute sa vie. Elle lui confie ses désirs et ressentiments, ses rencontres et séparations, ses joie et pleurs. Le neveu, pour sa part, prend soin de sa tante avec beaucoup de courtoisie, mais dans l’incapacité où il se trouve de la comprendre, il demeure tout à fait perplexe jusqu’au jour même de son départ. Lorsqu’il apprend indirectement la nouvelle de sa mort, à la fin de l’œuvre, son cœur, comme celui du lecteur, est pétrifié de tristesse à l’idée d’une telle vie de souffrance. Les poncires ne tire son caractère émouvant ni de la sublimation poétique de l’existence d’une femme de condition modeste ni de la transformation de la mandarine en poncire. En effet, jamais une mandarine ne fera un poncire, et vice versa. Ces fruits sont ce qu’ils sont, de même qu’une femme pauvre le reste. Ainsi, tous grandissent, mûrissent et ont l’élégance d’affronter le destin qui est le leur. Les poncires qu’avait emportées la tante jusqu’à l’île de Jeju, en ce dernier été de sa vie, vont bien vite jaunir, tout comme les mandarines de l’île, quand approchera son dernier jour. En mettant en harmonie départ et retour, nomadisme et sédentarité, séculier et transcendant, Yoon Dae-nyeong se distingue par une toute nouvelle proposition littéraire sur la scène contemporaine coréenne.

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Image de Corée

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ur l’ le de Jeju, joyau de la Corée, les charmantes fleurs de colza ondoyant derrière les murs de basalte qui bordent les champs composent une aquarelle paysagère balayée par le vent. Cette effusion d’éclat floral et sa douce harmonie avec les murs de pierre resteront à jamais gravée dans la mémoire du promeneur qui tombe sous leur charme naturel. Le parfum des fleurs de colza s’envole par-dessus les murs de pierre. Dans ce champ de pétales éclatants qui surgissent comme à la marée montante, le corps et l’âme se grisent de senteurs capiteuses, et je ne sais plus, des fleurs ou de moi-même, qui se balance au gré de cette brise. Qui ne serait pas hypnotisé par ce jaune éclatant sous le ciel éblouissant du sud ? Au printemps, l’île semble tout entière danser dans une formidable symphonie de fleurs jaunes. Les visiteurs qui cheminent paisiblement sur les sentiers « olle » laissent échapper des exclamations d’émerveillement et ne cessent de prendre des photos. Ils viennent, par avions ou bateaux entiers, admirer ce printemps tout de jaune vêtu, et c’est pour eux qu’a été créée, à Seogwipo, la Fête et la marche internationales des fleurs de colza. Touristes japonais, chinois et même russes folâtrent parmi les fleurs, l’allégresse au cœur. En y regardant de plus près, on s’aperçoit que cette plante a beaucoup plus à offrir que son aspect décoratif. Avant que sa corolle ne s’épanouisse, on peut ramasser les feuilles pour confectionner salades ou kimchi, et une fois ses pétales tombés, on écrase les graines pour obtenir de l’huile. Enfin, la salade de colza, en raison de sa saveur légèrement amère, mais non moins agréable, se sert avec des fruits de mer frais qui l’agrémentent tout en éveillant nos sens par ses senteurs printanières.

Ondes dorées de Jeju Heo Yeong-seon Poète

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