Koreana Summer 2014 (French)

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É té 2014

ARTS ET CULTURE DE CORÉE

Rubrique spéciale

Les haenyeo de l’île de Jeju

Les haenyeo célèbres plongeuses de Jeju

Les vaillantes moissonneuses des fonds marins ; La plongée, moyen de subsistance des femmes

vol. 15 n° 2

ISSN 1225-9101


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Ar ts et culture de CorĂŠe


Image de Corée

Une maison pleine de clair de lune, sans portes et sans murs Kim Hwa-young Critique littéraire et membre de l’Académie nationale des arts de Corée Kwanjo Photographe

L

La beauté des jardins coréens du XVIe siècle ne se réduit pas à un agencement paysager de l’espace et de l’eau, avec ses rochers, plantes et arbres bien entretenus dont le regard se délecte, comme dans ceux d’Occident ou du Japon. L’homme objective ses sensations, mais pour les lettrés coréens de jadis, pétris de pensée taoïste, le paysage n’était pas fait pour être regardé. Il fallait le vivre de l’intérieur, en s’y fondant. Ils n’élevaient pas de murs pour revendiquer la « propriété » des jardins. Ils ne cherchaient pas à cloisonner la nature, à la transformer ou à l’embellir par des artifices.

a maison d’été Soswaewon, à Damyang, dans la province du

Ils se contentaient tout simplement de choisir le meilleur endroit

Jeolla du Sud, possède, de l’avis de tous, le plus beau jardin de

possible sur une montagne, dans un bosquet de bambous, au bord

Corée. Cette saison radieuse a ouvert grand toutes les portes du

d’un ruisseau, près de rochers laissés à l’état naturel, et y construi-

modeste logis.

saient leur maison blottie dans le giron de la nature. Elle n’avait pas

Les portes en papier de mûrier qui séparent la chambre du maru, le dedans du dehors, se remontent jusqu' au plafond. Une maison débarrassée de portes et de murs pour ne laisser que des poutres. Une chambre inondée de lumière, des bruits de la nature et des parfums du monde. Cette rustique habitation n’est pas faite pour montrer objectivement les arbres, les rochers du jardin ou le ruisseau. Le dedans y est pareil au dehors. Homme et nature, ici en harmonie, ne font qu’un.

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besoin d’être grande, mais d’avoir une âme qui accueille la nature et se laisse investir par elle. Un poète d’alors célébrait ainsi son logis :

Après avoir vaqué à mes affaires pendant dix années, je me suis construit une petite chaumière, Une chambre pour moi, une pour la lune et une autre pour la brise légère, Comme ma chaumière n’a pas assez de place pour les montagnes et les ruisseaux, qu’ils s’enroulent autour d’elle. — Song Sun (1493-1583)

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Lettre de la rédactrice en chef

Irremplaçables femmes de la mer Tout est parti de l’idée fort simple de donner la parole aux hae-

nyeo elles-mêmes, comme le fait souvent Koreana en s’intéressant à ceux qui ont un parcours singulier. Si ces plongeuses en apnée de l’île de Jeju sont d’une bravoure et d’une endurance proverbiales, on en sait en revanche beaucoup moins sur la façon dont elles perçoivent leur métier et sur les conditions de vie très dures qui sont les leurs. L’argument a ensuite pris corps au fil de plusieurs rubriques spéciales que leur consacre aujourd’hui ce numéro intitulé Les haenyeo , célèbres plongeuses de Jeju. Dans sa réalisation, celui-ci a fait appel à des écrivains et spécialistes de l’histoire de cette profession hors du commun, mais aussi du mode de vie et de la culture de celles qui l’exercent. Avec passion et discernement, ils ont su révéler les multiples facettes de la manière d’être et de penser de ces femmes. Si les haenyeo possèdent un exceptionnel savoir-faire dans leur métier, sa pratique ancestrale est condamnée à disparaître à plus ou moins brève échéance faute de stratégies visant à sa préservation. À cet égard, on ne peut que se féliciter de l’action entreprise par les pouvoirs publics et les milieux scientifiques pour obtenir leur inscription par l’UNESCO sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité, une récompense bien méritée au vu des épreuves que les haenyeo ont à affronter dans l’exercice de leur profession. Sachant les dangers qu’elles courent pour glaner la manne des fonds marins, il semblera peut-être aberrant de vouloir préserver à tout prix une telle activité, mais un ensemble de mesures bien conçues ne s’impose pas moins pour perpétuer les valeurs dont ces femmes sont porteuses et conserver la richesse culturelle qu’elles représentent pour l’île la plus méridionale de Corée. Choi Jung-wha Rédactrice en chef

Éditeur Yu Hyun-seok Directeur de la rédaction Cha Du-hyeogn Rédactrice Choi Jung-wha en chef Réviseur Suzanne Salinas Comité de rédaction Bae Bien-u Choi Young-in Emmanuel Pastreich Han Kyung-koo Kim Hwa-young Kim Young-na Koh Mi-seok Song Hye-jin Song Young-man Werner Sasse Conception et mise en page Ahn Graphics Ltd. 2 Pyeongchang 44-gil, Jongno-gu, Seoul 110-848, Korea Tel: 82-2-763-2303 / Fax: 82-2-743-8065 www.ag.co.kr Traduction Kim Jeong-yeon Abonnements Prix d’abonnement annuel : Corée 18 000 W, Asie (par avion) 33 $US Autres régions (par avion) 37 $ US Prix au numéro 4 500 W Abonnement et correspondance États-Unis et Canada Koryo Book Company 1368 Michelle Drive, St. Paul MN 55123-1459 Tel: 1-651-454-1358 Fax: 1-651-454-3519 Autres domaines, y compris la Corée Fondation de Corée 19F, West Tower, Mirae Asset Center1 Building, 67 Suha-dong, Jung-gu Seoul 100-210, Korea Tel: 82-2-2151-6546 Fax: 82-2-2151-6592 IMPRIMÉ EN ÉTÉ 2014 Joongang Moonwha Printing Co. 27 Shinchon 1-ro, Paju-si, Gyeonggi-do 413-170, Korea Tel: 82-31-906-9996 © Fondation de Corée 2014 Tous droits réservés. Toute reproduction intégrale, ou partielle, faite par quelque procédé que ce soit sans le consentement de la Fondation de Corée, est illicite. Les opinions exprimées sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement celles des éditeurs de Koreana ou de la Fondation de Corée. Koreana, revue trimestrielle enregistrée auprès du Ministère de la Culture et du Tourisme (Autorisation n° Ba-1033 du 8 août 1987), est aussi publiée en chinois, anglais, espagnol, arabe, russe, japonais, allemand et indonésien.

Arts et Culture de Corée Été 2014

Publication trimestrielle de la Fondation de Corée 2558 Nambusunhwan-ro, Seocho-gu Seoul 137-863, Korea http://www.koreana.or.kr

Rêve de haenyeo (1984) Kang Dong-un, encre et pastel sur papier, 162 x 130 cm. Né sur l’île de Jeju en 1947, l’artiste s’est toujours appliqué à montrer comment on y vit.


Rubrique spéciale

Les haenyeo de l’île de Jeju

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Rubrique spéciale 1

La longue vie d’une fleur éclose en mer Koh In-o, doyenne des haenyeo Heo Young-sun

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Rubrique spéciale 2

Histoire et survivance des haenyeo de Jeju Yoo Chul-in

Rubrique spéciale 3

Femmes de Jeju : une résistance et une vigueur acquises à force de plongées Joo Kang-hyun

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Dossiers

Le DDP: nouveau repère d’une capitale tournée vers l’avenir

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Goo Bon-joon

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Rubrique spéciale 4

Être haenyeo aujourd’hui Lee Jin-joo

Escapade

Hadong : paradis de la littérature et du thé

Se perdre à Séoul Gilles Ouvrard

Gwak Jae-gu

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Défenseurs du patrimoine

La collection Kansong préserve depuis trois générations des

Ils ont choisi leur voie

Kim Nyung-man,

formes d’expression visuelle de la

moments de l’histoire

pensée coréenne

Yoon Se-young

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photographe-archiviste des grands

Koh Mi-seok

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REGARD EXTÉRIEUR

Livres

Délices culinaires

Le bingsu : le dessert glacé dont on raffole Yoon Duk-no

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aperÇu de la littÉrature corÉENNE

De la légèreté des liens et

Arirang in Korean Culture

des fautes

and Beyond

Chang Du-yeong

la voie du bonheur

L’étude la plus exhaustive et approfondie

L’ongle du chef

An Kyung-suk

d’Arirang en langue anglaise

Yun Ko-eun

Chronique artistique

La culture taoïste coréenne ou

Charles La Shure

22

La terre Le premier roman moderne coréen traduit à l’intention des lecteurs étrangers Charles La Shure

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Rubrique spéciale 1 Les haenyeo de l’île de Jeju

La longue vie d’une fleur éclose en mer

Koh In-o, doyenne des haenyeo

Après soixante-seize années de travail en mer au large de Saekdal-ri, un village de l’agglomération de Seogwipo, la plus âgée des haenyeo de Jeju récolte avec toujours autant d’énergie algues, holothuries et troches. Par cette longue vie de labeur que partagent désormais sa fille et sa belle-fille, Koh In-o incarne toute la vitalité et la générosité des plongeuses de l’île. Heo Young-sun Poète | Cho Ji-young Photographe

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malgré l’âge. Au village de Saekdal-ri qu’elle habite à Jungmun, la première station balnéaire de l’île, elle vit au contact permanent de la mer, comme le reste de sa famille depuis des générations. Les motos sur lesquelles les haenyeo vont jusqu’à la côte s’alignent le long des champs de colza d’un jaune éclatant. Sur les collines que la mer entoure comme un paravent, toute sorte d’arbres croissent, se tordent et se recroquevillent sous le vent qui les gorge d’air salé. Ses collègues sexagénaires ou septuagénaires s’étonnent de la voir encore aussi alerte, comme si elle vivait une seconde vie. « À son âge, c’est quelqu’un d’étonnant, d’incroyable ! Personne ne lui arrive à la cheville ! Elle a toujours de l’avance sur nous et elle est capable de porter des charges très lourdes. Nous, on se contente de 1 1 Bravant la mort à chaque plongée, les haenyeo , une fois au fond, se gardent pourtant de trop récolter et se contentent de ce que chaque jour leur apporte. 2 Doyenne des haenyeo , mais toujours pleine de vie, Koh In-o travaille avec joie aux côtés de sa fille et de sa belle-fille, qui assureront plus tard la relève, et elle se réjouit même quand elles ramassent plus qu’elle.

P

almes noires et tewak ronds dansent sur les flots. De loin, on

suivre. C’est une « mère des mers » qui n’a pas son pareil dans tout le pays ». Koh In-o ramasse deux fois plus que ses cadettes du métier et il va de soi qu’elle est imbattable en durée de plongée. Elle connaît les fonds marins comme sa poche, ce qui lui vaut d’être surnommée « fille de la Déesse de la mer », et ne manque jamais à l’appel, même les jours sans soleil, sauf, bien sûr, ceux de grand vent.

L’important est de régler sa respiration !

dirait un chapelet bouddhique brillant sous l’éblouissant soleil

Cette femme passée maître dans l’art de la plongée déjeune d’un

des mers du sud. Un moment après, des haenyeo dressent partout

simple morceau de pain après quatre heures de travail matinal en

la tête hors de l’eau. Leurs sacs en filet débordent de troches, holo-

mer. Elle affirme n’y avoir jamais été en difficulté, mais c’est peut-être

thuries et algues. Dans leur combinaison de plongée noire, les plon-

parce qu’elle en connaît les secrets depuis toujours, alors qu’en réa-

geuses ne tardent pas à sortir de l’eau, comme des sportifs quit-

lité, c’est surtout parce qu’elle n’est pas cupide. Les jours où elle ne

tant le stade après un match. Filet plein d’algues en bandoulière,

travaille pas, elle fait de longues siestes car il faut savoir prendre le

ces femmes solidement bâties s’avancent résolument. Quand l’une

repos nécessaire quand on en a le temps.

d’elles retire son masque de plongée, apparaît un visage énergique

Pour Koh In-o, la plongée fait partie du quotidien, de « l’ordi-

sur lequel on ne saurait pas mettre un d’âge. C’est celui de Koh In-o,

naire » et elle s’y adonne tout naturellement, sans se poser de ques-

une haenyeo de Jeju qui, avec ses quatre-vingt-onze printemps, est

tions, ramassant tout ce qu’elle trouve. « Quand je suis sur le point

la doyenne des plongeuses de l’île, puisqu’elle exerce cette activité

d’attraper une pieuvre avec mon sarcloir, si elle va se cacher entre

depuis soixante-seize ans au large de Saekdal-ri, un arrondissement

les rochers, c’est impossible de la prendre. Avec un peu de chance,

de Seogwipo. « Je viens de ramasser des algues, derrière ce grand

je réussirai peut-être le lendemain... J’ai ramassé des ormeaux plus

rocher qui est là-bas loin, alors j’ai mis longtemps pour revenir. D’ici,

gros que la paume de la main, à plus de dix mètres sous l’eau. » Elle

on ne voit pas l’endroit ».

pratiquait la pêche en eau douce avec autant de succès, ce que l’âge ne lui permet plus de faire. Plus jeune, elle était renommée pour son

Fille de la Déesse de la mer

maniement du harpon. Aujourd’hui, elle a encore l’ouïe fine et la voix

Sans s’accorder de pause, elle extrait un à un les lambeaux d’al-

qui porte... Est-ce tout le secret de sa bonne santé ? L’alimentation a

gues, puis les étale sur les rochers de basalte qui lui tiennent lieu

aussi un rôle à jouer : « Je ne mange que ma pêche du jour, alors bien

de séchoir et constituent son parc attitré. « Plus l’algue est douce

sûr que je suis en bonne santé ».

et tendre, meilleure elle est ». Elle parle en phrases hachées et ses

Le moindre souffle en moins suffit pour passer de vie à trépas. « Il

vieilles mains brillent au soleil en étendant les algues. Après avoir

faut ramasser ce qu’on peut, pas plus. Si on en veut trop, ça ne peut

séché rapidement au soleil et au bon air de la mer, sa récolte sera

pas marcher. Quand la mer est mauvaise, ce n’est pas le moment d’y

apte à la vente. « La mer n’est pas mauvaise, mais on ramasse de

aller. En tout cas, il ne faut jamais rester plus de deux minutes sans

moins en moins. Les pieuvres et les ormeaux se font rares ».

respirer ». Physiquement, pourtant, les choses ne sont plus ce qu’elles

Si les prises ne sont plus aussi généreuses que dans le bon vieux

étaient. L’ancienne capitaine de haenyeo sait qu’elle a le souffle plus

temps, la mer n’en reste pas moins l’univers de Koh In-o. Depuis son

court et met toujours en garde ses collègues : « Il ne faut surtout

enfance, elle y a toujours plongé et continue d’affronter les vagues

pas être à bout de souffle. Même si on voit quantité d’ormeaux ou de

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« Quand je suis sur le point d’attraper une pieuvre avec mon sarcloir, si elle va se cacher entre des rochers, c’est impossible de la prendre. Avec un peu de chance, je réussirai peut-être le lendemain... Il faut ramasser ce qu’on peut, pas plus. Si on en veut trop, ça ne peut pas marcher. Quand la mer est mauvaise, ce n’est pas le moment d’y aller. En tout cas, il ne faut jamais rester plus de deux minutes sans respirer ».

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tewak , Koh In-o s’est lancée dans la pêche sous-marine comme elle vaquerait à ses occupations domestiques. À Jeju, c’est ainsi que les femmes de la côte faisaient cet apprentissage auquel le destin semblait les vouer et elles s’y consacraient si pleinement qu’elles faisaient dire à certains : « Quand une haenyeo accouche, elle retourne dans l’eau trois jours après », ou encore « Une haenyeo en portant son cercueil sur son dos ». Koh In-o est la plus grande des haenyeo de Saekdal-ri, comme on le lui répète depuis sa jeunesse. « Quand les gens me voyaient, ils disaient : « Regarde cette grande plongeuse ! » J’ai toujours été en bonne santé. Ma mère est morte assez jeune, à soixante-quinze ans, alors je croyais que ce serait pareil pour moi, mais je suis toujours en vie ! ». Après avoir travaillé en mettant ses « petits yeux », c’est-à-dire des 1

lunettes de plongée, elle en a aujourd’hui de plus grands grâce à un masque qui améliore sa vision. Tout en parlant, elle extrait les brins d’armoise qu’elle a placés dans ses oreilles pour empêcher l’eau d’y entrer et dont elle se sert aussi pour enlever la buée de ses « grands yeux ». Elle n’a pas toujours porté de combinaison de plongée car

pieuvres, il faut d’abord remonter pour respirer, puis on peut redes-

dans sa jeunesse, pour toute tenue, elle n’avait que ses sous-vête-

cendre pour ramasser. La vie ou la mort se jouent à trente secondes

ments composés d’une chemise légère en coton et d’une culotte. Elle

près ». C’est ce qui explique peut-être que les haenyeo de Saekdal-

lestait sa taille de gros poids en plomb auxquels venait s’accrocher le

ri n’ont jamais d’accident de ce type, contrairement à celles d’autres

tewak , le sac en filet, les couteaux, le sarcloir et le harpon en bambou

régions. « Si on travaille seule, on peut certes ramasser beaucoup

qui constituent son matériel. Par temps froid et venteux, elle grelot-

d’ormeaux et d’holothuries, mais on finit toujours par aller trop loin, si

tait et avait la peau toute rose quand elle sortait de l’eau. Le travail

loin qu’on ne regarde plus s’il y a des gens à côté. » Dans l’exercice de

était dur dans de telles conditions, alors les haenyeo faisaient vite du

leur métier, les haenyeo côtoient donc sans cesse le danger.

feu sur la plage pour se réchauffer. Trois de ces « feux de camp » ont

Exceptionnellement, il arrive à Koh In-o de plonger en apnée par

aujourd’hui disparu suite à la construction de digues. « Maintenant,

plus de vingt mètres de profondeur. Elle suspend alors sa respira-

nous portons des combinaisons de plongée en caoutchouc. On ne

tion pendant près de deux minutes. « Quand je descends au fond, j’ai

pouvait pas rêver mieux ! C’est vraiment formidable ! ».

l’impression d’escalader une falaise. À dix-sept mètres, déjà, il me

Voilà bien longtemps que les haenyeo de Jeju, ces symboles de

semble que je vais mourir. La respiration n’est pas la même, sous

vigueur et de courage, quittent le pays pour travailler au Japon, en

l’eau. L’important est de savoir rester sans respirer ». Lorsqu’elle

Chine et même à Vladivostok. Si Koh In-o n’est pas de celles-là, elle a

remonte à la surface, toute pantelante, l’air que ses poumons rete-

écumé les côtes péninsulaires, à Guryongpo et Gampo, par exemple.

naient prisonnier produit un fort bruit en s’échappant tout à coup et

« Quand je pars en mer, je me sens rajeunir et en plus, je gagne de

augmente encore plus quand elle se met à haleter. Plus elle a retenu

l’argent en plongeant. J’ai tout à y gagner ! ». Les recettes tirées de

son souffle, plus ce bruit semble plaintif, mais le ciel qu’elle découvre

son commerce lui ont permis de faire l’acquisition d’une maison et de

en émergeant fait de ce moment le plus sublime de tous. Est-ce ce

champs, qui sont une récompense bien méritée.

miracle sans cesse renouvelé qui l’incite à repartir plonger ?

Cette mer qui est toute sa vie

La plongée sous-marine, fontaine de jouvence et source de revenus

Quand Koh In-o avait quinze ans, les vagues lui faisaient peur,

Quand son premier mari, qu’elle avait épousé à l’âge de dix-sept

alors, jour après jour, sa mère la forçait à mettre la tête sous l’eau

ans, est mort à la guerre cinq ans plus tard en la laissant veuve avec

pour qu’elle s’y habitue. « Il te faut plonger pour gagner ta vie. N’aie

une enfant à élever, elle aurait voulu le suivre dans la tombe, mais

pas peur ! ». Elle lui enseignait aussi quelques « trucs » pour mieux

après bien des épreuves et beaucoup de chagrin, elle s’est rema-

arrêter d’inspirer et expirer. Peut-être le physique robuste et la bonne

riée. Son époux en secondes noces étant agent de police, il n’a pas

capacité respiratoire qu’elle tient d’elle expliquent-elles aussi sa

fait partie des victimes du soulèvement de Jeju de 1948. Quant à Koh

réussite dans le métier. Avec pour seule embarcation sa planche dite

In-o, c’est elle qui a initié ses filles encore adolescentes à la plongée.

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1 Kang Myeong-seon passe les journées où elle ne plonge pas à entretenir son matériel de plongée, mais aussi à s’acquitter de toutes les tâches nécessaires au bon fonctionnement de la coopérative de pêche de Saekdal-ri, du ménage à la programmation des plongées. 2, 3 Les touristes qui visitent l’île de Jeju vont souvent déguster les fruits de mer tout frais que les haenyeo rapportent sur la plage.

Comme elles avaient peur de l’eau, elle leur répétait ce que lui disait

réduit avec les arrêts d’activité pour cause de départ en retraite ou de

sa mère en son temps : « Si tu veux gagner ta vie, vivre vieille et en

maladie.

bonne santé, il te faut apprendre à plonger. Tes enfants pourront aller

C’est Kang Myung-seon qui, tous les matins, charge à tour de rôle

à l’école. Sinon, tu n’auras rien de tout ça. Alors, apprends le métier et

telle ou telle femme du nettoyage de la plage et dans ce domaine, elle

rien d’autre ».

fait impitoyablement la guerre aux déchets en tout genre, ramassant

L’aînée, Kang In-ja, a aujourd’hui soixante-treize ans, mais elle

même les baguettes jetables. À la voir faire, on n’est pas étonné que

est toujours aussi prise par ses mandariniers, dont elle fait la culture

Saekdal-ri soit aussi connu pour la propreté de ses plages ! Les plon-

en plus de son travail de plongeuse. Quoiqu’ayant réussi dans cette

geuses ont aussi pour principe de ramassage, pour les troches par

activité, après son mariage, elle s’est plutôt consacrée à l’agricul-

exemple, de laisser de côté les plus jeunes et d’attendre qu’elles aient

ture avec sa belle-famille qui possède des vergers. La cadette de ses

grandi pour les récolter. Si de telles communautés subsistent, mal-

filles, qui se nomme Kang Myung-seon, dirige à soixante-deux ans la

gré la pénibilité du travail effectué par les femmes qui les composent,

coopérative de pêche du village de Saekdal-ri. Koh In-o a aussi pour

c’est grâce à l’esprit d’entraide et au respect mutuel qui règnent entre

belle-fille une haenyeo au savoir-faire éprouvé par trente-six années

elles. Kang Myung-seong est bien la fille de sa mère, avec son opti-

d’expérience et elle se dit heureuse de pouvoir exercer aux côtés de

misme, son air plus jeune que son âge et l’habileté avec laquelle elle

ces deux femmes qui perpétuent la tradition. Et d’ajouter qu’elle est

découpe le poisson cru, mais d’abord et avant tout par sa maîtrise de

encore plus contente quand celles-ci ont de meilleures prises qu’elle.

la plongée. Il se peut aussi qu’elle possède de naissance cette capacité thoracique exceptionnelle qui lui permet de plonger par quinze

Une fille à la tête de la coopérative de pêche de Saekdal-ri

mètres de profondeur. « Si j’attrape ne serait-ce qu’une holothurie ou

Outre qu’elle est solidement bâtie, Kang Myung-seon n’a pas

un ormeau, je suis heureuse. C’est dur, mais c’est bon pour la forme

besoin de maquillage pour avoir bonne mine. C’est elle qui assure la

physique, et en plus, j’adore l’eau. Il y a des jours où je ramasse beau-

direction de la coopérative de pêche du village depuis onze ans, ce

coup et d’autres où je reviens bredouille ».

poste exigeant un grand sens des responsabilités et une bonne apti-

Sur un mois de travail, les haenyeo exercent quatorze jours à leur

tude à encadrer une équipe. Elle est également chargée de tenir le

compte et seize de manière collective. Dans le premier cas, elles

restaurant des haenyeo. Aujourd’hui, celles-ci ont travaillé de l’aube

vendent directement leur récolte aux touristes et les gains qu’elles

à la mi-journée et pour certaines, la récolte doit être meilleure que

en tirent peuvent alors aller de trois cent mille à quatre cent mille

d’habitude. Sur les quatre mille cinq cents femmes réparties entre les

wons par jour, mais parfois bien moins. Les jours de travail collectif,

dix-neuf coopératives de l’agglomération, seules vingt-trois font par-

la vente suit le même principe et si la recette globale du mois s’élève

tie de celle de Saekdal-ri, où elles se sentent donc un peu en famille.

à quinze millions de wons, par exemple, près de sept cent mille wons

L’effectif a un temps atteint trente et une personnes, mais il s’est

sont alors perçus par personne. « Quelquefois, il nous arrive d’être

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stressées, mais par rapport à d’autres coopératives, il y a une bonne entente entre nous ». Si un problème important se pose, les haenyeo

Une belle-fille rompue au métier de haenyeo par trente-six ans d’expérience

organisent aussitôt une réunion. Une bonne organisation est primor-

Pour la belle-fille de Koh In-o, hormis la fourniture gratuite de

diale dans un tel métier. Dans son exercice, il faut également respecter

combinaisons de plongée, bien peu est fait aujourd’hui en faveur des

les règlements de la gendarmerie maritime, mais aussi, entre autres

haenyeo . « Ce dont elles ont besoin, c’est d’une amélioration concrète

contraintes à s’imposer soi-même, préférer la pêche par deux plutôt

de leurs conditions de vie, et pas de discours au sujet de l’UNESCO ».

qu’en solitaire pour avoir de l’aide en cas de danger, ne plonger qu’une

Après le travail, les plongeuses sont dans un tel état d’épuisement

minute à chaque fois et se limiter à quatre heures de travail par jour et

que de retour à la maison, elles n’ont plus la force de bouger et de

à huit jours par mois pour éviter le surmenage. À soixante-dix ans et

manière générale. Sujettes pour la plupart à des migraines chro-

plus, les garde-côtes recommandent notamment de ne pas travailler

niques, elles absorbent souvent quantité de sédatifs, comme Koh In-o

plus de deux heures par jour, et encore faut-il que ce soit en eau peu

et sa belle-fille, ce dont leur estomac pâtit. Pour autant, leur doyenne

profonde. Depuis le début de l’année, trois femmes de Jeju ont perdu

d’âge estime que c’est à la mer qu’elle doit sa bonne santé. « Je me

la vie pour avoir oublié qu’elles avaient vieilli, comme c’est souvent le

suis forgé une santé de fer en plongeant. Je m’ennuie à la maison,

cas. À chaque fois, l’annonce de ces accidents mortels peine autant les

alors, tant que je serai valide, je continuerai à travailler ». Qui devine-

haenyeo que si elles étaient personnellement concernées.

rait que ce sourire jovial de petite fille est celui d’une femme bientôt

« J’ai beau dire à maman de prendre sa retraite, de ne pas sor-

centenaire ?

tir quand il fait froid, qu’il pleut ou qu’il neige, elle répond que si elle

« Ieoseona ieodona / Ieodo sana hei / Notre bateau avance bien,

reste à la maison, elle passera tout son temps à dormir. Elle repart

ieodo sana / Quand ma mère m’a mise au monde / Un jour qu’il n’y

toujours, même après avoir ramassé les mandarines ». Koh In-o a

avait ni soleil ni lune / Ieodo sana, il avance bien, il avance bien / Nous

mal au cœur en pensant à ses filles qui la plaignent aussi de conti-

profitons de la vie, ieosana.... »

nuer à travailler à son âge. Elle demeurera à jamais leur refuge, leur éternelle maîtresse de la mer.

Près de l’île de Jeju où le printemps est arrivé, la mer résonne des accents joyeux du chant des haenyeo. Leur doyenne de quatre-vingt-

Kang Myeong-seon a un sourire heureux à l’idée que les haenyeo

onze ans qui sent la fin venir, sa fille de soixante-deux ans et sa belle-

puissent un jour être inscrites au patrimoine culturel immatériel de

fille de soixante ans vivent toutes sur ces eaux inhospitalières dont elles

l’UNESCO, ce qui, d’après elle, ne pourrait que se répercuter sur leur

vivent. Sur le long chemin sinueux de la vie, des fleurs s’ouvrent en mer.

situation. Sur les quatre filles et le garçon qu’elle a mis au monde,

Koh In-o est-elle attirée par la mer ou est-ce le contraire ? Cette

aucun n’a choisi de suivre cette voie difficile. Elle est attristée à la

grande dame qui a vu le jour sur la grande île volcanique de Jeju a

perspective de voir toute une lignée de haenyeo disparaître avec elle

vécu toute sa vie en mer sans cesser de frôler la mort. C’est la fille

et celles de sa génération.

des volcans et de la Déesse de la mer.

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Ar ts et culture de Corée


ormeaux bien goûteuse. Après en avoir retiré les viscères, on les fait sauter dans une cuillerée d’huile de sésame, puis on ajoute le riz trempé ou sec et bien lavé et on verse l’eau que l’on porte à ébullition. Il faut savoir que le riz trempé est d’une cuisson plus longue. Quand les grains ont gonflé, on ajoute la chair d’ormeau en veillant bien à ne pas faire bouillir trop longtemps l’ensemble au risque d’obtenir une consistance trop ferme. L’holothurie rouge est elle aussi meilleure crue et c’est ainsi qu’elle se consomme à Jeju, alors que sur le continent, on l’a fait un temps cuire dans l’eau salée, puis sécher. Si la troche n’a pas un goût aussi prononcé que l’ormeau, elle se prête tout autant à la confection de bouillies, quand elle n’est pas additionnée à celle d’ormeaux. On peut aussi la manger crue, tout simplement, ou grillée dans sa coquille.

2

Des troches cuites à la vapeur, émincées et assaisonnées sont une préparation vraiment délicieuse.

Les recettes de Koh In-o aux fruits de mer de Jeju 1 Koh In-o et Kang Myeong-seon ont fière allure quand elles se tiennent sur la plage dans leur combinaison de plongée, mais de retour au village et à son quotidien, elles redeviennent de gentilles mère et fille comme les autres. 2 Les recettes aux fruits de mer de Koh In-o sont à son image : simples et modestes par leur assaisonnement modéré.

«T

l’eau bouillante jusqu’à ce qu’elles prennent une couleur vert clair. Après les avoir retirées de l’eau bouillante, on les rince plusieurs fois à l’eau froide, puis on les assaisonne avec de l’huile de sésame, quelques échalotes en tranches fines

out est bon dans ce qui vient de la mer »

et du vinaigre ou du sucre, selon les goûts. Elles

affirme Koh In-o et de fait, les fruits de mer

s’accommodent de plusieurs manières, comme

prennent toujours place sur sa table. Pieuvres,

dans les soupes de poisson ou avec la pâte de

ormeaux, holothuries, algues ou troches de la

soja, qu’elle vient agrémenter en petite quantité.

pêche du jour s’y succèdent. Quelle est cette

L’été, elle se prépare en soupe froide, tandis

manière particulière de les accommoder qui est

qu’en hiver, elle conviendra mieux à une soupe à

certainement le secret de son grand âge ? « Des

la pâte de soja.

recettes ? Elles sont toutes simples », réplique-

« Rien qu’avec ça, on a son repas tout prêt ! »,

t-elle. Simples et légères. Elles s’opposent à la

s’exclame Koh In-o en tirant soudain un pot de

cuisine très relevée du continent en ne l’étant que

son sac. Malgré sa couleur blanche qui rappelle

modérément.

un yaourt, il contient du shwindari fait maison

Voici par exemple une bouillie à la pieuvre

par cette haenyeo elle-même. Cette boisson

qui constitue à tout moment de l’année un plat

typique de Jeju, à base de lactobacillus aux

aussi sain que délicieux. Les pieuvres étant

vertus excellentes pour la santé, se consommait

pourvues de nombreux tentacules qui ne cessent

autrefois surtout en été. C’est à l’époque où les

de se tordre, il est extrêmement difficile de les

réfrigérateurs n’existaient pas encore, que les

découper vivantes. Il faut donc le faire vivement,

habitants, désolés de voir le riz se gâter, eurent

sur une planche à hacher, après les avoir lavées

l’idée de cette préparation. Elle consistait à broyer

plusieurs fois à l’eau, puis on les fait sauter dans

du levain, que l’on appelle nuruk en coréen, et

de l’huile de sésame en ajoutant riz et eau, sans

à en mettre deux cuillerées dans trois bols de

cesser de remuer. Le riz peut être employé tel

riz froid, puis à bien remuer le tout avant de le

quel ou avoir trempé dans l’eau longtemps avant.

laisser reposer une nuit pour qu’il se liquéfie.

On sale légèrement au moment de servir.

Quand l’écume apparaissait, on y ajoutait un

Si l’ormeau, qui est aussi cher que rare,

K o r e a n a | É t é 2 0 14

Quant aux algues, elles exigent d’être lavées à grande eau, mises à sécher et blanchies à

peu de miel et de sucre et on faisait bouillir

est plus savoureux quand il se mange cru, on

l’ensemble. Il se servait froid dans des pots tels

ne saurait se priver d’une bonne bouillie aux

que ceux qu’utilise encore Koh In-o.

11


Rubrique spéciale 2 Les haenyeo de l’île de Jeju

Histoire et survivance des haenyeo de Jeju

12

Ar ts et culture de Corée


Située au large du littoral méridional sud-coréen, l’île de Jeju a su conserver ses particularités culturelles grâce à leur transmission d’une génération à l’autre. Les plongeuses que l’on appelle haenyeo sont les figures les plus emblématiques de cette culture originale. Dans les lignes qui suivent, nous nous proposons d’aller à la découverte de ces modèles d’endurance que sont les femmes de Jeju en remontant aux sources de leur activité et en évoquant sa poursuite actuelle pour mieux appréhender les manières de vivre et de penser propres à une population longtemps tributaire de la mer pour sa subsistance. Yoo Chul-in Professeur au Département d’anthropologie de l’Université nationale de Jeju | Kim Hung-ku, Ahn Hong-beom Photographes

De bon matin, les haenyeo partent vaillamment travailler, bien décidées K orapporter r e a n a | Éde t é nombreuses 2 0 14 à prises.

13


L

e mot haenyeo , qui se traduit littéralement par « femme de la

tiquant la plongée libre selon un mode de production non plus tribu-

mer », désigne une plongeuse qui pour gagner sa vie, va ramas-

taire, mais capitaliste, dont l’apparition s’explique par la plongée sai-

ser ramasser des fruits de mer au fond de l’eau sans s’aider d’un

sonnière à laquelle elles s’adonnent loin des côtes de Jeju. En 1895,

quelconque dispositif respiratoire de plongée. On recense près de

l’île a vu arriver du continent des commerçants venus engager des

quatre mille cinq cents haenyeo sur l’île de Jeju que l’UNESCO a ins-

haenyeo , moyennant un salaire fixe, le temps qu’elles travaillent au

crite en 2007 au Patrimoine naturel mondial sous l’appellation « île

ramassage des algues sur les côtes méridionales et orientales de la

volcanique de Jeju et ses tunnels de lave ». Si la plongée en apnée est

péninsule. Les ports de Bangeojin et Pohang étaient le centre d’acti-

pratiquée un peu partout dans le monde, elle ne sert à assurer des

vité des plongeuses japonaises dites ama , par transposition phoné-

moyens de subsistance qu’en Corée et au Japon.

tique de haenyeo , lesquelles exerçaient au large de l’ancienne pro-

À quelle époque les gens de l’île se sont-ils pour la première fois

vince japonaise d’Ise depuis 1883 environ. Avec l’arrivée des haenyeo

aventurés de cette manière dans les fonds marins, en quête de fruits

de Jeju, leur présence allait se faire plus rare pour finir par dispa-

de mer ? À en juger par les tas de coquilles vides d’origine ancienne

raître tout à fait en 1929, ce qui suscite des interrogations.

qui ont été découverts à Sangmo-ri, dont celles particulièrement nom-

Une fois en mer, les ama descendaient au fond de l’eau en s’aidant

breuses d’ormeaux et de troches, cette forme de pêche remonterait

d’une corde lestée d’environ treize kilogrammes de métal afin d’y

au troisième siècle avant J.-C. En revanche, rien ne permet de savoir si

arriver aussi vite que possible. De même, quand elles remontaient,

les premières plongées sous-marines eurent lieu dans ce but.

elles se faisaient hisser par le capitaine du bateau, qui le plus sou-

Selon une ordonnance relative à l’industrie de la pêche, on entend

vent n’était autre que leur mari, toujours au moyen de cette corde

par « pêche sous-marine libre » celle qui est pratiquée « sans

appelée inochitsuna , c’est-à-dire « corde de sécurité ». En revanche,

aucun dispositif respiratoire de plongée et à l’aide de crochets, sar-

les haenyeo de Jeju s’accrochaient en nageant au tewak composé

cloirs, couteaux ou autres outils servant à récolter et/ou ramasser

d’une calebasse vide, comme elles le font aujourd’hui à une plaque

des crustacés, algues et autres plantes ou animaux marins séden-

de polystyrène, l’une comme l’autre étant tout aussi efficaces pour

taires ». Il faut attendre le XVIIe siècle, où se situe le milieu de la

servir de bouée, en particulier loin des côtes, la plongée se faisant

période Joseon, pour que des chroniques fassent état de femmes

ensuite sans la moindre assistance. Outre qu’elles remontaient

pratiquant cette plongée libre à l’image des haenyeo d’aujourd’hui.

seules et sans corde sur l’embarcation, les haenyeo surpassaient les

Cette activité était-elle circonscrite à l’île de Jeju ? Des traités réper-

ama en productivité.

toriant la production des différentes provinces du royaume citent,

Si on trouve aujourd’hui des haenyeo dans les villages de la côte

dans le cas des zones côtières, dont à Jeju, les algues, les troches

et sur quelques îles, elles sont de loin plus nombreuses à Jeju. Leur

et les ormeaux qui sont les plus recherchés par les hanyeo . Ces

présence sur le continent s’explique par le fait que celles qui venaient

ouvrages ne fournissent aucune explication sur les moyens par les-

de l’île pour la pêche saisonnière leur ont transmis leur savoir-faire

quels s’effectuait cette pêche. Les grands différentiels de marée du

en vivant à leurs côtés.

littoral péninsulaire permettant de trouver des ormeaux sans avoir à plonger, il est permis de penser que les hanyeo n’exerçaient qu’à Jeju, où elles plongeaient pour ramasser ces espèces en eau profonde.

La vie de haenyeo à Jeju Sans le moindre équipement respiratoire de plongée, les haenyeo de Jeju restent près d’une minute en apnée par une dizaine de mètres de profondeur pour récolter la manne des fonds marins. À raison de

Les haenyeo , plongeuses libres de Jeju

six à sept heures par jour en été et de quatre ou cinq, l’hiver, elles tota-

Jusqu’à la fin du XVIIe siècle, des pêcheurs appelés pojak s’adon-

lisent quatre-vingt-dix jours annuels de plongée. À Jeju, on ne naît

naient à la plongée libre au large de Jeju. Ils recherchaient sur-

pas haenyeo grâce à des caractères physiques particuliers, mais on

tout l’ormeau en eau profonde, les haenyeo se consacrant plutôt au

le devient au fil des ans, par un travail sans relâche. Dans les années

ramassage des algues à plus faible profondeur. Comment expliquer

soixante, l’île de Jeju accueillait la plus grande population de plon-

alors que dès le tournant du siècle, la plongée ait été une pratique

geuses et dans les villages du littoral, nombre de jeunes filles s’ini-

exclusivement féminine ? Cela résultait-il d’une évolution progres-

tiaient au métier dans les eaux peu profondes des « petites mers ».

sive liée à une meilleure condition physique des femmes pour la

Si elles y débutaient le plus souvent dès l’âge de dix-sept ans, pour y

plongée ou du départ des pojak que des tributs exorbitants avaient

faire vraiment leur entrée, elles devaient avoir leur place autour de ce

chassés et dont les épouses supportaient désormais le fardeau à

feu où les femmes viennent tantôt se changer, avant ou après le tra-

leur place ? Selon les documents traitant de ce sujet, la seconde

vail, tantôt se réchauffer entre deux plongées.

hypothèse est vraisemblablement la plus juste. Aujourd’hui, les hanyeo sont considérées être des pêcheuses pra-

14

Ces « places près du feu » qu’elles se ménageaient sur des plages radieuses en guise de vestiaires en plein air sont demeurées le symAr ts et culture de Corée


1

1, 2 Aujourd’hui encore, l’île de Jeju rassemble la plus grande population de plongeuses en exercice, qui a en outre la particularité de comporter quelques septuagénaires.

K o r e a n a | É t é 2 0 14

15

2


bole de leur mode de vie traditionnel à Jeju. Au sens propre, c’étaient

À propos des risques du métier, un adage bien connu des haenyeo

les lieux où les plongeuses faisaient du feu. Avec pour toute tenue de

de Jeju dit ainsi : « Gagne dans une autre vie et dépense ici-bas » à la

plongée des vêtements en coton ou en mousseline, séjournant long-

manière d’une mise en garde. Quand vient le printemps, elles accom-

temps dans l’eau glacée, elles avaient évidemment besoin de la cha-

plissent un rituel chamanique implorant la protection de la « Grand-

leur des flammes. Alors elles s’y chauffaient jusque dans le bateau qui

mère du Roi Dragon », déesse de l’océan. Cette cérémonie leur

les emmenait au large, comme c’était le cas dans certains villages.

confère aussitôt le titre de descendante de la déesse et crée ainsi des

C’est dans la deuxième moitié des années soixante-dix que sont

liens de solidarité entre les pêcheuses d’une même commune. Après

apparues les premières combinaisons de plongée en caoutchouc chez

avoir symboliquement répandu des grains de millet dans l’eau qui

les haenyeo de Jeju. Dès lors, les feux d’autrefois se sont éteints un à

baigne la côte, elles prient pour l’abondance des prises.

un, cédant la place à de véritables vestiaires.

L’art de la plongée ne s’apprend pas en un jour, mais au bout de nombreuses années d’expérience. Le savoir-faire résultant de

Le profond ancrage d’une tradition communautaire

cette pratique importe plus que la condition physique se mesurant

Dès les années soixante-dix, la reprise du métier n’était plus dans

en termes de capacité thoracique ou d’aptitude à séjourner dans

l’ordre normal des choses, son exercice résultant au contraire d’un

l’eau froide. Les haenyeo de Jeju ont, gravée dans l’esprit, une sorte

choix librement assumé. Autrefois, les coopératives des villages de

de carte sous-marine cognitive où figurent, entre autres, emplace-

pêcheurs ayant la haute main sur les droits de leurs zones respec-

ments de rochers à fleur d’eau et d’espèces animales ou végétales.

tives, il fallait impérativement en faire partie pour travailler comme

Il leur faut aussi parfaitement connaître les courants, les vents et les

haenyeo . Celles qui s’imposaient dans le métier, le plus souvent après

marées, l’ensemble constituant un bagage acquis au fil du temps et

le mariage, s’inscrivaient à l’association professionnelle du village, qui

par d’innombrables plongées.

était elle-même rattachée à la coopérative municipale.

La plongée n’est pas un travail quelconque, mais un métier à part

Présentes dans chaque commune, ces associations de haenyeo

entière qui exige un certain savoir-faire. À Jeju, les plongeuses se

ont un pouvoir de décision en tout, à commencer par les espèces

classent en trois catégories selon leur niveau de maîtrise technique,

qu’il est permis de ramasser et jusqu’aux congés accordés en cas de

qui leur confère une haute, moyenne ou faible qualification. Peuvent

décès ou de mariage au village. Mises en concurrence dans l’exer-

prétendre à la première des plongeuses confirmées par une longue

cice de leur travail, les haenyeo ne veillent pas moins à se protéger

pratique et une excellente connaissance des rochers immergés et des

mutuellement de tout danger et sont pleines d’égards les unes envers

différentes variétés de fruits de mer. Elles doivent aussi savoir quels

les autres. C’est pour connaître à tout moment la situation de cha-

sont les jours propices à la plongée en fonction des conditions météo-

cune qu’elles restent autant que possible groupées.

rologiques et leurs prévisions s’avèrent d’ailleurs plus exactes que

16

Ar ts et culture de Corée


Sans le moindre équipement respiratoire de plongée, les haenyeo de Jeju restent près d’une minute en apnée par une dizaine de mètres de profondeur pour récolter la manne des fonds marins. À raison de six à sept heures par jour en été et de quatre ou cinq, l’hiver, elles totalisent quatre-vingt-dix jours annuels de plongée. À Jeju, on ne naît pas haenyeo grâce à des caractères physiques particuliers, mais on le devient au fil des ans, par un travail sans relâche.

celles de la météo marine elle-même.

De vingt-trois mille en 1965, leur nombre est passé à huit mille quatre

Comme le faisait remarquer l’une d’elles, la plongée s’apprend

cents en dix ans, ce qui représente une diminution d’un tiers tout à

par les sensations et de même que pour la chasse ou la pêche, les

fait considérable. Les décideurs politiques d’alors avaient tout misé

connaissances qu’elle exige ne peuvent se transmettre de manière

sur l’essor de la culture des mandarines et la promotion du tourisme.

théorique. Son apprentissage se fait par une pratique constante. Pour

Depuis, le déclin n’a fait que s’accentuer et les haenyeo n’étaient plus

la haenyeo débutante, il peut se faire jusque dans les vestiaires, avant

que quatre mille cinq cents à exercer il y a deux ans.

ou après la plongée, à l’écoute d’une autre hautement qualifiée qui lui

Plus rares, elles sont donc aussi globalement plus âgées qu’autre-

apportera d’indispensables connaissances sur le métier, ainsi que sur

fois. Alors que 31% d’entre elles avaient moins de trente ans en 1971,

les devoirs et égards à observer envers ses consœurs.

plus une seule n’a été recensée dans ce créneau d’âge en 2012 par une étude qui révélait en outre que la proportion cumulée de celles

La plongée, une activité économique durable et respectueuse de l’environnement

d’une trentaine et d’une quarantaine d’années ne représentait qu’environ 2% de la population. En outre, tandis que les jeunes sont rares à

Les haenyeo font à ce point partie de l’identité insulaire qu’il n’est

vouloir embrasser cette profession, l’absence d’âge de retraite carac-

pas un seul habitant dont la mère ou la grand-mère n’ait pas exercé le

térisant celle-ci incite à travailler aussi longtemps que l’état de santé

métier. L’image de la haenyeo sans peur franchissant sur d’énormes

le permet, parfois jusqu’à quatre-vingts ans.

vagues avec son tewak symbolise l’esprit intrépide des gens de

Pour que se perpétue le métier traditionnel de haenyeo à Jeju en

Jeju. C’est l’aridité des sols volcaniques qui a poussé ces femmes à

vue de sa transmission aux générations futures, il est impératif de

prendre en main le destin de leur famille. Il en est même qui font don

mettre au point un dispositif de protection visant à leur garantir des

d’une partie des gains tirés de leur travail à la commune pour y faire

revenus stables et l’accès aux soins médicaux. À cet effet, les collecti-

construire une école.

vités locales de la province de Jeju ont entrepris des actions sur plu-

Les haenyeo pratiquent la pêche par des méthodes tout aussi

sieurs fronts, notamment par le soutien et la promotion de l’ensemen-

durables que respectueuses du milieu marin. La tentation de ramas-

cement en troches et ormeaux, par la fourniture de leurs œufs aux

ser le plus de fruits de mer possible disparaît bien vite quand on ne

coopératives de pêche, par l’octroi d’aides à l’achat de tenues de plon-

peut rester qu’un certain temps en apnée sous l’eau. En outre, les

gée et par la mise à disposition de traitements médicaux gratuits en

saisons de récolte, durées de plongée et dimensions de fruits de

milieu hospitalier à l’intention des retraitées comme des actives. Enfin,

mer adaptées à la pêche sont réglementées par les coopératives

après avoir consulté les coopératives de pêche villageoises, les autori-

qui gèrent de façon autonome les zones de pêche municipales où

tés financent la formation au métier de haenyeo dans le cadre de plu-

exercent les haenyeo , ces organismes ayant aussi un droit de regard

sieurs programmes.

sur les techniques et outils employés. Pour les haenyeo elles-mêmes,

Ceci dit, c’est aux haenyeo qu’il incombe de limiter la durée de

la plongée est un « travail aux champs » où il faut « désherber » deux

leur journée de travail et le nombre de jours par an où elles plongent.

ou trois fois par an côtes et marais côtiers en retirant les mauvaises

Quand sera mis en place, à leur intention et avec leur coopération

herbes pour permettre aux algues de grandir et d’être récoltées ou de

active, un dispositif de prestations sociales conçu à leur intention en

nourrir les crustacés destinés eux aussi à la récolte. Elles ont aussi

matière de santé, de sécurité et de garantie des revenus, on sera

pour tâche l’ensemencement en troches et ormeaux des zones de

mieux à même d’espérer voir les nouvelles générations prendre la

pêche municipales et contribuent ainsi à la défense d’un mode de vie

relève dans l’exercice de ce métier. La poursuite de l’activité des hae-

compatible avec le milieu naturel.

nyeo assurera du même coup la diversité des modes de production

Il n’en demeure pas moins que les haenyeo voient leurs effectifs baisser d’année en année, au point d’être menacées de disparaître. K o r e a n a | É t é 2 0 14

participant de l’économie du pays hautement industrialisé qu’est la Corée actuelle.

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Rubrique spéciale 3 Les haenyeo de l’île de Jeju

Femmes de Jeju : une résistance et une vigueur acquises à force de plongées On imagine sans mal la difficulté d’une plongée en apnée et c’est pourtant ce que font les haenyeo pour atteindre les fonds marins d’où elles ne remontent que le temps de reprendre haut et fort leur souffle avant de repartir. Ces expirations sonores qui dominent le bruit des vagues sont un hymne à la vie qu’elles chantent ainsi à l’unisson. Joo Kang-hyun Professeur à l’Université nationale de Jeju et directeur du Centre culturel maritime d’Asie-Pacifique | Lee Sung-eun Photographe

18

Ar ts et culture de Corée


I

l va de soi que l’île de Jeju n’a pas l’apanage de la pêche aux fruits

voyage à Jeju, un poète du milieu de l’époque de Joseon, Im Je, relate

de mer et qu’un ramassage était déjà pratiqué dans les cours d’eau

ces faits intéressants : « Tous les ans, à Jeju, une centaine d’hommes

et océans bien avant l’apparition de la plongée sous-marine spor-

partis en mer n’en retournent pas suite à un naufrage. C’est pourquoi

tive si appréciée de nos jours. Il est même possible de situer les ori-

les veuves y sont plus nombreuses ». Ces circonstances poussèrent

gines de cette activité à l’aube de l’humanité. Dans des temps très

donc les femmes qui survivaient à leur défunt époux à reprendre

anciens, des pêcheurs de perles glanaient déjà les richesses des

son activité de pojak . Plongeant à leur tour dans l’eau glacée à moi-

profondeurs au large des côtes du Japon, de l’Indonésie, de l’Austra-

tié nues, même en hiver elles gagnaient toujours plus en endurance.

lie, du Sri Lanka, du sud de l’Inde et d’Oman. Qui ne connaît pas aussi

Leur émouvante histoire a donné naissance à l’expression d’« île des

les pêcheurs d’éponges des Caraïbes et de la Méditerranée, du corail

femmes » par laquelle on désigne souvent Jeju.

rouge d’Italie ou noir de la mer Rouge et des environs d’Hawaï ? Pour ce qui est du ramassage des moules, ormeaux, palourdes et autres coquillages, il remonte aussi à une époque reculée.

Les plages où les bébés pleuraient dans des paniers Le plus souvent, les plongeuses de Jeju étaient considérées avec

Lorsqu’ils ne récoltent pas corail, éponges ou coquillages, les

mépris. Pour une dame de la noblesse, il aurait été impensable de se

plongeurs prêtent aussi la main à la pêche en posant les filets au fond

tremper longtemps dans l’eau, car le sel marin ne pouvait que des-

de l’eau ou en rabattant les poissons sur ceux-ci, ainsi que vers les

sécher la peau, ce que les haenyeo ne pouvaient éviter bien qu’elles

barrages, puis en recueillant les prises. Tous mettent leurs efforts en

en prennent bien soin. Dans un recueil de textes de Shin Gwangsu, un

commun car l’esprit d’équipe s’impose dans de tels métiers.

écrivain de la fin du XVIIIe siècle, une scène de plongée est évoquée

Dans le monde entier, des hommes ont toujours plongé au risque

par cette description vivante :

de leur vie, sans le moindre équipement, en ne comptant que sur leur force pour faire leur travail, et cette façon de faire subsiste en bien des

Entraînés subitement par le courant et ballotés en tous sens,

lieux. Les masques de plongée ne sont apparus qu’au siècle dernier

Ils plongent sous les vagues comme des canards

et les combinaisons en caoutchouc garantes d’une bonne tempéra-

En ne laissant sur l’eau que leurs calebasses qui dansent.

ture du corps ne sont d’un usage répandu que depuis peu.

Quand les vagues bleues se brisent haut dans l’air Et ils font bien vite remonter les lignes accrochées aux calebasses

Des plongeurs aux plongeuses La Corée occupe une place importante dans l’histoire de la plon-

En expulsant l’air tout d’un coup dans un long soupir ; Ce son lugubre descend jusque dans le palais de la mer.

gée, car il ne faut pas oublier que celle-ci a longtemps été une acti-

Ils travaillent certes pour leur subsistance, mais pourquoi avoir

vité éminemment masculine. Les haenyeo , ces « femmes de la mer »

choisi ce métier ?

de l’île de Jeju, y ont joué un rôle spécifique et aujourd’hui encore,

Est-ce l’appât du gain au péril de leur vie ?

elles sont en mesure de perpétuer la tradition en se regroupant au sein d’associations. Leur mode de vie a fait l’objet de recherches cen-

Au cours de la première moitié du XVe siècle, un fonctionnaire

trées sur différents aspects, notamment la continuité et l’organisa-

municipal du nom de Gi Geon patrouilla un jour en mer tandis que

tion rigoureuse de leurs activités professionnelles, le rattachement de

faisait rage une terrible tempête de neige soufflant de l’ouest. Quelle

leurs organisations aux structures municipales et par leur dimension

ne fut pas sa surprise de voir plonger dans les eaux une multitude

rituelle.

de femmes à peine vêtues, malgré la neige et l’âpreté du froid ! On

Leur histoire a pourtant connu des périodes sombres. Les haenyeo

raconte qu’il en fut bouleversé au point de ne plus pouvoir manger le

furent un temps assujetties à l’impôt qu’elles étaient tenues d’acquit-

plus petit morceau des ormeaux et troches que ces mêmes femmes

ter en remettant une partie de leur récolte d’ormeaux aux adminis-

apportaient pour payer leur tribut.

trations concernées. Si rien ne les contraignait à pratiquer leur acti-

La requête suivante, que présenta au souverain le vice-premier

vité jusqu’au milieu du XVIIe siècle, en eurent l’obligation dès lors que

ministre Shim Sang-gyu, au onzième mois de l’an 1824, figure dans

leurs prédécesseurs masculins, les pojak , cessèrent de l’exercer en

Les Annales du roi Sunjo .

raison de cette fiscalité. Pour se soustraire au fardeau accablant des impôts, les hommes étaient partis pour le continent et erraient sur

« Dans le froid de l’hiver, hommes et femmes dévêtus entrent

la côte en tirant leur subsistance de la récolte des fruits de mer. Ils

dans l’eau en tremblant de tout leur corps pour ramasser des

furent plus de dix mille à le faire et à la fin du XVIe siècle, les femmes

ormeaux et cueillir des algues ; ceux qui ont eu la chance de n’être

étaient en beaucoup plus grand nombre qu’eux, ce qui finit par poser

pas emportés par les vagues et d’échapper à la mort sortent de

un grave problème.

l’eau, allument un feu sur la plage et rôtissent autour, leur peau

Dans Un bref voyage en mer du Sud , la chronique qu’il fit de son K o r e a n a | É t é 2 0 14

se gerçant et se ridant alors tant qu’ils sont aussi hideux que des

19


C’est au fil de l’expérience que les haenyeo accumulaient d’indispensables connaissances sur les outils de travail, les techniques de plongée et autres rudiments de la profession, ainsi que sur les bienséances à respecter entre collègues et sur les règlements en matière de ramassage et de vente. Autant d’éléments d’un savoir-faire qu’elles transmettaient à leur tour avec le temps et qui avaient force de loi à l’intérieur d’une même communauté. démons, mais ne sont récompensés de tous leurs efforts que par

lées Ecklonia cava que l’on arrachait au sarcloir et qui fournissaient

quelques ormeaux et une poignée d’algues et n’ont d’autre choix

un engrais donnant une terre si fertile qu’aucun autre n’était néces-

que d’essayer de joindre les deux bouts avec le peu d’argent qu’ils

saire pendant les trois années qui suivaient son emploi. Comme on le

en tirent ».

voit, le rôle des haenyeo ne se limitait donc pas au travail en mer.

Une misère sordide régnait en effet dans les villages de pêcheurs

culture, celle-ci leur étant tout bonnement indispensable pour obtenir

et nombreux étaient ceux qu’elle jetait sur les routes pour deman-

quelques produits. Après avoir bonifié l’aride sol volcanique avec l’en-

der l’aumône, mais pire encore était le sort des plongeurs, comme le

grais rapporté de la mer, elles entreprenaient semis et cultures. Sitôt

montre le texte cité plus haut. S’ils portent aujourd’hui des combinai-

revenues de la pêche, il leur fallait partir aux champs pour désherber

sons de plongée capables de maintenir l’organisme à sa température

avant de reprendre la mer quand les courants étaient favorables. Ces

normale, ils plongeaient autrefois à demi-nus dans l’eau glacée, en

cultures exigeaient un dur labeur. Dans les îles du Pacifique, il arrive

plein hiver. En raison du peu de tissus disponibles, rares étaient les

que des hommes pratiquant la pêche sous-marine s’adonnent aussi

gens qui pouvaient s’habiller correctement dans la vie quotidienne,

aux travaux des champs, mais il est rare qu’ils mènent ces deux acti-

ceux de Jeju étant encore moins en mesure de se procurer une tenue

vités en parallèle avec autant d’ardeur. En outre, on peut affirmer sans

adéquate pour plonger, d’autant qu’elle aurait subi une usure rapide

exagération que les haenyeo de Jeju incarnent un modèle d’agricul-

dans l’eau de mer. Si les femmes ne se dénudaient pas entièrement

ture écologique en intégrant celle-ci à un écosystème par la produc-

pour plonger, elles ne portaient généralement qu’une culotte. Quant à

tion d’engrais.

Autrefois, ces femmes menaient souvent de front plongée et agri-

leurs enfants en bas âge, elles les laissaient dans des paniers posés au bord de l’eau.

Quand plongée et agriculture vont de pair

Des communautés professionnelles et rituelles qui se recoupent Les haenyeo plongent dix à douze jours par mois. Pour partir en

À Jeju, une femme commençait à plonger dès seize ou dix-sept

mer, elles se fient à l’un de leurs dictons qui dit à propos des marées :

ans, après s’être initiée au ramassage des troches ou géloses en eau

« Nous partons tout doucement à marée basse, tandis qu’à marée

peu profonde, près des côtes. L’apprentissage des techniques de plon-

haute, nous nous jetons à l’eau pour aller au travail ». Il est préférable

gée se faisait sur le tas de manière verbale. C’est au fil de l’expérience

de s’abstenir de plonger dans une mer d’huile, c’est-à-dire que n’agite

que les haenyeo accumulaient d’indispensables connaissances sur

aucun mouvement, en particulier lors des marées à fort coefficient qui

les outils de travail, les techniques de plongée et autres rudiments

s’accompagnent de courants très forts, mais cela s’avère tout aussi dif-

de la profession, ainsi que sur les bienséances à respecter entre col-

ficile quand déferlent de fortes vagues. Lors des grandes marées, des

lègues et sur les règlements en matière de ramassage et de vente.

vagues de deux mètres peuvent produire sous l’eau le même effet que

Autant d’éléments d’un savoir-faire qu’elles transmettaient à leur

si elles étaient deux fois plus hautes. Quand une forte fait onduler la

tour avec le temps et qui avaient force de loi à l’intérieur d’une même

mer, les haenyeo sont si malmenées qu’elles seraient incapables d’at-

communauté. Elles s’acquittaient de ces obligations avec le plus

traper le moindre ormeau, même si elles l’avaient en face d’elles.

grand sérieux, ne serait-ce que pour se prémunir elles-mêmes.

Malgré la tenue de plongée, une fois sous l’eau, leur peau est aussi

Pour se rendre jusqu’au lieu de plongée, elles gagnaient le large

vulnérable que si elle était nue et le moindre poisson qui les frôle de

en bateau ou allaient à la nage à des endroits plus près des côtes.

trop près peut leur occasionner des blessures, sans parler des bancs

Elles recherchaient principalement les ormeaux, troches, palourdes,

de requins qui peuvent surgir. Quand les haenyeo glissent leur couteau

châtaignes de mer, holothuries, algues et géloses, mais plus parti-

dans la coquille d’un ormeau, comme elles le font parfois pour l’ou-

culièrement les premiers en raison de leur prix élevé. À l’arrivée du

vrir, il peut arriver par malheur que la corde qu’elles avaient enroulée

printemps, les restrictions portant sur les quantités de prises autori-

autour de leur main vienne se coincer entre les deux valves, ce qui ne

sées étaient levées. L’été était la saison du ramassage d’algues appe-

leur permet plus alors de remonter et les condamne à la noyade. Face

20

Ar ts et culture de Corée


Lors des rituels du printemps, les haenyeo de Jeju prient pour être préservées des dangers et que la manne soit généreuse. Il peut s’agir de modestes pratiques villageoises ou de cérémonies grandioses comme le Chilmeoridang Yeongdeunggut de Jeju, que l’UNESCO a inscrit au Patrimoine culturel immatériel de l’humanité.

au spectre de la mort qui rôde sans cesse autour d’elles, les haenyeo

daient à l’étranger le faisaient au printemps et après avoir travaillé six

se placent sous la protection des divinités chamaniques auxquelles

mois, s’en retournaient l’automne venu. Il s’en trouvait même pour

elles vouent des rituels traditionnels comportant une cérémonie col-

gagner Tsingtao ou Dalian en barque, après avoir ramé pendant plu-

lective annuelle. Par-delà le domaine du travail, la vie communautaire

sieurs jours.

s’étend donc aussi à la pratique religieuse.

Pour faire l’économie d’un repas, elles prenaient soin d’emporter

Au sein de leur foyer, les haenyeo s’avèrent être d’excellentes ges-

des grains de millet ou d’autres céréales et épargnaient ainsi grâce à

tionnaires du budget familial. L’argent durement gagné par la pra-

leur frugalité. Les jeunes mères allaitaient même leur bébé en mer et

tique de la plongée et de travaux de ménage complémentaires servira

celles qui étaient parties travailler sur le continent accouchaient par-

à faire l’acquisition d’un champ et à payer les études universitaires

fois sur le bateau qui les ramenait.

des enfants. Quant à leur santé, il va de soi que la pratique d’une acti-

Les haenyeo qui nageaient d’ordinaire à proximité des côtes pre-

vité aussi dangereuse l’expose à certaines maladies professionnelles

naient parfois le bateau, par groupes de quinze à vingt personnes, pour

comme la maladie des caissons qui reste endémique, alors dès

atteindre des zones où l’eau est plus profonde. Elles quittaient leur île

qu’elles ressentent les moindres maux de tête, il leur faut prendre

natale pour partir en terre étrangère lors d’un long voyage où elles

sédatifs ou médicaments contre la grippe. Grâce à la meilleure pro-

mangeaient, dormaient et vivaient à bord. Selon des documents his-

tection sociale dont elles bénéficient aujourd’hui, elles peuvent rece-

toriques, certaines s’engagèrent même dans la lutte pour l’indépen-

voir des soins spécifiques en milieu hospitalier, tout en sachant qu’une

dance, au siècle dernier.

guérison complète n’est pas envisageable.

En sondant les fonds marins à des profondeurs qui peuvent

Dans l’exercice de leur activité, les haenyeo ne se sont pas canton-

atteindre une vingtaine de mètres, les haenyeo accomplissent à n’en

nées aux eaux qui entourent l’île de Jeju et nombre d’entre elles sont

pas douter un exploit qui défie les limites de la résistance humaine,

parties pour les côtes de Busan, Ulleungdo, Dokdo et Heuksando, ainsi

alors en évoquant la vie maritime de l’île de Jeju, on ne saurait en

que vers d’autres régions coréennes, voire jusque dans des pays d’Asie

aucun cas omettre de parler de ces haenyeo qui en sont l’incarnation.

du Nord-Est comme la Chine, la Russie ou le Japon. Celles qui se renK o r e a n a | É t é 2 0 14

21


Rubrique spéciale 4 Les haenyeo de l’île de Jeju

Être haenyeo aujourd’hui Pour se faire une idée du statut social d’un métier donné et de la manière dont il est considéré, quelques questions simples peuvent fournir de bons indicateurs : « Hésiteriez-vous avant d’indiquer la profession de vos parents ? », « Voudriez-vous que vos enfants fassent le même travail que vous ? ». Autrefois, les haenyeo et leur famille auraient été dans l’embarras pour y répondre, mais ces « femmes de la mer » se sentent désormais valorisées dans leur activité par la demande que vient de faire le gouvernement coréen à l’UNESCO de les inscrire sur la liste du Patrimoine culturel immatériel. Lee Jin-joo Rédactrice occasionnelle | Cho Ji-young, Kim Hung-ku Photographes

22

Quatre fois par jour, des haenyeo participent au spectacle sousmarin de l’aquarium géant Aqua Planet de Seogwipo, qui est le A r t spar e t sa c u ltaille. ture de Corée premier d’Asie


S

ur l’île de Jeju, les plongeuses sous-marines que sont les hae-

festivals prenant celle-ci pour thème. Les petits villages de pêcheurs

nyeo , c’est-à-dire les « femmes de la mer », pratiquent depuis

proposent aux touristes logements et circuits de récolte de coquil-

des siècles la plongée en apnée pour ramasser au fond de l’eau

lages. Un studio d’animation insulaire réalise des dessins animés tels

algues et coquillages dont la vente leur permet d’assurer la subsis-

que Mongni la petite plongeuse ou Sojoongi , enfant de l’île dont les

tance de leur famille. Tout en ayant charge de famille, puisque les

personnages s’inspirent de la vie des haenyeo .

maris ne contribuent que rarement au budget familial, les haenyeo

Yi Han-yeong, qui anime une association à but non lucratif dite de

n’étaient jusqu’ici pas traitées avec le respect qui leur était dû, quand

préservation de la culture des haenyeo , a compris très tôt l’énorme

elles n’avaient pas à affronter des regards de mépris à cause de leur

potentiel que représentent ces femmes pour la création de conte-

tenue révélant des parties dénudées de leur corps. Elles plongeaient

nus culturels. Après avoir été moniteur de plongée sur le continent,

dans l’eau glaciale pour élever ces enfants dont la plupart partiraient

il est parti s’initier à la pêche sous-marine traditionnelle auprès de

ensuite faire leur vie sur le continent. Aujourd’hui encore, ceux-ci

celles qui la pratiquent à Jeju. Son inscription à l’École Hansupul des

avouent difficilement la profession de leur mère et cette dernière elle-

haenyeo de Jeju, que dirige Yi Hak-chul, allait changer le cours de

même, si elle a une fille, souhaite rarement la voir l’exercer. Tel est le

son existence, puisque l’homme a fini par s’établir définitivement sur

cas de Kim Eun-sil, une octogénaire mère de cinq enfants encore en

l’île pour y créer une entreprise aux activités très variées allant de la

exercice à laquelle le New York Times consacrait dernièrement un

fabrication de compléments vitaminés à base d’algues cueillies par

article et dont la seule fille ne sait pas nager.

les haenyeo à la vulgarisation de la plongée sous-marine sportive, en

Les statistiques ne font que confirmer le manque de considéra-

passant par l’événementiel, les spectacles aquatiques et le nettoyage

tion dont souffre le métier chez celles qui l’exercent. Selon des statis-

d’aquarium. L’une de ces manifestations subaquatiques permet de

tiques rendues publiques par la collectivité locale de Jeju, les haenyeo

voir évoluer les haenyeo , par vingt mètres de profondeur, dans le bas-

ont vu leur effectif passer de vingt-trois mille à quatre mille six cents

sin géant de l’Aqua Planet, qui est le plus grand aquarium d’Asie.

en trente ans et vieillir au point qu’il se compose à 40 % de femmes

Créé par la Division de l’aménagement maritime de la collectivité

âgées de soixante-dix ans et plus. Au rythme actuel moyen de cent

provinciale de Jeju et géré par Hanwha Hotels & Resorts, Aqua Planet

trente décès par an auquel disparaît cette population et sachant que

surpasse par sa taille le célèbre Aquarium Churaumi d’Okinawa. Quant

seule une quinzaine de femmes embrassent la profession au cours de

aux haenyeo qui s’y produisent, leur âge moyen dépasse soixante-dix

la même période, le phénomène devrait s’accentuer et la population

ans et elles sont natives des villages de Sinyang et de Goseong où elles

de haenyeo se réduire à moins d’un millier de personnes au cours

travaillent en coopérative. Leurs prestations suscitent l’enthousiasme,

des vingt années à venir. Voilà un vieux métier dont il est certain qu’il

notamment chez le public adulte déjà au fait de la vie que mènent les

disparaîtra à plus ou moins brève échéance.

haenyeo de Jeju. Des réactions aussi chaleureuses ne peuvent que tou-

Depuis quelque temps, un débat a lieu sur les mesures qu’il

cher les intervenantes, en particulier les plus âgées d’entre elles qui

conviendrait de prendre pour faire revivre cette tradition. D’abord et

s’écrient, les larmes aux yeux : « C’est la première fois de ma vie que je

avant tout, il serait bon que les pouvoirs publics octroient aux haenyeo

suis si fière de mon métier ! » ou « J’ai l’impression que mes rêves se

le titre de détentrices d’une partie du patrimoine culturel, comme ils

réalisent ! ». Les plus célèbres d’entre elles donnent même des confé-

l’ont fait par ailleurs dans le domaine de l’art et de l’artisanat, tout en

rences et attirent l’attention des médias.

entreprenant des actions visant à promouvoir la profession auprès

Yi Han-yeong rappelle qu’à l’époque où le pays s’industrialisait,

des jeunes et à assurer leur formation. La création de contenus cultu-

le produit de leur pêche s’exportait au Japon et engendrait ainsi un

rels évoquant la vie des haenyeo , sous forme par exemple de contes

apport substantiel de devises alors très précieuses. Par leur acti-

populaires ou de récits modernes mettant en scène des person-

vité, les haenyeo participaient ainsi à la création de richesses natio-

nages de « mère courage », de « filles de la mer » ou de « nouvelles

nales outre qu’elles subvenaient aux besoins de leur famille. Yi Han-

sirènes » donnerait à n’en pas douter une meilleure image du métier.

yeong estime qu’à l’heure où le secteur primaire est en déclin dans

Il serait aussi possible de tirer avantageusement parti de leur savoir-

le monde entier, une telle contribution n’est plus envisageable dans

faire professionnel dans la pratique de certaines activités maritimes

quelque domaine que ce soit, sans oublier de souligner toutes les

et de sports nautiques tels que la plongée sportive.

possibilités que laisse entrevoir leur tradition originale pour la créa-

D’ores et déjà, des actions sont en cours pour mettre en valeur la

tion de contenus culturels spécifiques.

pêche sous-marine traditionnelle et assurer sa continuité aujourd’hui et demain. Les secteurs public et privé œuvrent de concert à l’ins-

Une nouvelle vie à l’École des haenyeo

cription de ce vieux métier par l’UNESCO sur la liste du Patrimoine

Parfois aussi, la vie de certains a changé du tout au tout après la

culturel immatériel de l’humanité. Les collectivités locales ont financé

rencontre des haenyeo et l’École Hansupul des haenyeo de Jeju a

la création d’une école de plongée traditionnelle et l’organisation de

joué un rôle capital à cet égard. Situé dans le village de pêcheurs de

K o r e a n a | É t é 2 0 14

23


1 L’Île de Jeju s’emploie à valoriser le rôle des haenyeo dans la vie locale enles faisant découvrir au public au moyen de peintures murales et de personnages mis en scène avec beaucoup d’imagination dans différentes productions. 2 Le Musée des haenyeo de Jeju, dont la fréquentation annuelle atteint deux cent cinquante mille personnes, expose un ensemble d’objets et documents variés liés à ces plongeuses, dont du matériel et de nombreux textes. À l’entrée de cet établissement, on découvre une œuvre d’installation de Yi Seung-su.

1

Hallim, dans la banlieue de la ville de Jeju, cet établissement vient de

Quant à Chang Mee-rah, elle est venue sur l’île avec l’espoir de

publier un appel à inscriptions pour sa prochaine session, la septième

réussir à photographier les haenyeo , sans rechercher les sujets d’une

depuis sa création. Sur l’effectif moyen de cinquante élèves qui com-

réalisation artistique, mais en s’attachant à saisir des tranches de vie

pose ses promotions, trente-cinq sont natifs de l’île, seuls dix étant

et pour ce faire, elle a décidé de plonger à leurs côtés. Au village de

originaires d’autres régions et cinq d’autres pays, mais cette année,

Seongsan où elle habite, elle participe aux spectacles de haenyeo , ce

soixante-dix candidats ont été exceptionnellement admis sur les deux

qui est inédit pour une personne n’ayant jamais exercé à titre profes-

cent quarante qui s’étaient présentés. D’année en année, les élèves

sionnel. Avec l’énergie de la jeunesse qui la caractérise, Chang Mee-

venant du continent se font plus nombreux, ce qui s’explique par l’at-

rah répond toujours présente, à titre bénévole, dès qu’un coup de

trait croissant qu’exerce la « vie lente » si particulière à l’île. Quoique

main est nécessaire pour effectuer certains travaux, comme la col-

l’école n’ait pas vocation à former au métier de haenyeo , il se trouve

lecte des déchets rejetés en mer. Son rêve serait d’ouvrir un studio de

tous les ans deux ou trois femmes pour s’y inscrire dans l’espoir de

photo pour se concentrer sur les plus vieilles des haenyeo .

l’exercer à leur tour, le plus souvent sur la recommandation de coopératives de pêcheurs. Deux femmes issues de la dernière promotion

Un festival et un musée consacré aux haenyeo

sont bien décidées à y parvenir. Très liées par leur amitié malgré l’âge

L’automne venu, l’île de Jeju voit se dérouler le Festival des hae-

qui les sépare, puisqu’elles ont respectivement vingt-sept et trente-

nyeo, une manifestation qui bénéficie du soutien de la collectivité pro-

neuf ans, Shin Dong-sun et Chang Mee-rah exercent pour le moment

vinciale et qui se veut unique en son genre par l’intérêt qu’il porte à la

les professions de créatrice de sites internet et de photographe.

vie des femmes. Quoique faiblement dimensionné lors de sa première

La première a fait bénéficier l’école de ses talents pour créer un

édition, qui a eu lieu à Gujwa en 2007, le bon accueil que lui a fait le

site internet. Étant la seule fille de la famille, elle a dû se montrer

public a décidé ses organisateurs, quatre ans plus tard, à redoubler

convaincante pour faire accepter son choix à ses parents et dans ce

d’effort pour lui donner plus d’envergure en l’étendant à toutes les

but, elle leur a rappelé combien elle était heureuse quand ils l’emme-

régions. Il rassemble désormais les haenyeo des quatre coins de l’île

naient lorsqu’ils partaient pêcher en mer ou dans les ruisseaux de

pour un grand défilé suivi de concours de natation et de plongée, parmi

montagne. Cette future benjamine de la profession projette d’ouvrir

les nombreuses activités que compte sa programmation et qui font

un restaurant de fusion qui proposera des spécialités de fruits de mer

dire à certains qu’il s’agit de « mini-Olympiades des haenyeo ». Lors

auxquels s’ajouteront les produits de la pêche du jour. Elle épargne

de cette manifestation festive, les villageois sont invités à déguster une

dans ce but grâce au salaire qu’elle perçoit de l’entreprise de techno-

soupe aux nouilles dans une loge individuelle, tandis que touristes et

logies de l’information où elle travaille, dans le centre-ville de Jeju, et

autres visiteurs se voient offrir des ormeaux ou des ombrines jaunes.

prévoit de s’établir dans le village de pêcheurs d’Aewol, pour y réaliser son rêve, quand elle aura trente ans, c’est-à-dire en 2017.

24

Les plongeuses des différentes coopératives qui participent au défilé rivalisent d’imagination pour attirer l’attention du public, créant Ar ts et culture de Corée


Selon des statistiques rendues publiques par la collectivité locale de Jeju, les haenyeo ont vu leur effectif passer de vingt-trois mille à quatre mille six cents en trente ans et vieillir au point qu’il se compose à 40 % de femmes âgées de soixante-dix ans et plus. Au rythme actuel moyen de cent trente décès par an auquel disparaît cette population et sachant que seule une quinzaine de femmes embrassent la profession au cours de la même période, le phénomène devrait s’accentuer et la population de haenyeo se réduire à moins d’un millier de personnes au cours des vingt années à venir. formule à dix mille wons est disponible tout au long de l’année, à l’exception d’une courte trêve hivernale imposée par le froid, et les réservations s’effectuent sur le site internet du village. Ces activités de loisir culturelles ou maritimes représentent autant de débouchés écono2

miques pour le village, selon le responsable de la coopérative de Hado. Parmi les lieux touristiques les plus prisés, figure aussi le Musée des haenyeo de Jeju où j’ai été, pour ma part, particulièrement

ainsi une atmosphère de bonne humeur par leurs tenues et compor-

impressionnée par une photo en noir et blanc représentant une jeune

tements excentriques, comme quand elles arrivent juchées sur des

plongeuse allaitant son bébé, tandis que son aîné de six ou sept ans

vélos électriques ou en faisant semblant de ramer. Lors du dernier

se tient près d’elle, dos tourné au photographe.

festival, les spectateurs ont chaleureusement applaudi la chorale

Sur l’île de Jeju, on dit des haenyeo qu’elles sont les « mères de

des plongeuses de Hado, qui a pour nom Le temps des haenyeo . Les

la mer ». C’est dans ce même musée, en réfléchissant au sens fon-

chants populaires mélancoliques qu’entonnent les haenyeo pour se

damental de la maternité, que j’ai peu à peu trouvé la guérison. Par

donner du courage cédaient ici la place à un amusant répertoire inter-

ailleurs, je n’étais manifestement pas la seule à éprouver ce senti-

prété en patois auquel s’ajoutaient des chansons en coréen tout aussi

ment, à en juger par la demande qu’a faite un jour cette femme, mère

gaies et pleines d’entrain. Le compositeur coréen Yang Bang-ean, tout

d’un enfant de douze ans et habitante de la province de Gyeonggi, que

aussi connu sous le nom de Kunihiko Ryo, qui vit au Japon et dont la

le musée mette sur son site internet une vidéo montrant les hae-

famille est originaire de l’île de Jeju, s’était joint aux festivités en fai-

nyeo en train de lancer leur fameux sumbi sori . Ce son rappelant

sant don d’une chanson intitulée Fille de la mer .

un sifflement s’échappe des poumons des plongeuses quand elles

Outre ce festival annuel, l’île propose toute l’année différentes for-

reprennent leur respiration en remontant à la surface, après l’avoir

mules de découverte aux touristes, dont les plus appréciées sont celles

suspendue plusieurs minutes sous l’eau. Cette dame l’avait décou-

qu’offrent les villages de Sagye et Hado. Moyennant une modique

verte par hasard dans ce musée, lors de son séjour sur l’île, mais

somme comprise entre vingt mille et vingt-cinq mille wons, les par-

nul doute qu’il ne l’a plus quittée à son retour sur le continent. C’est

ticipants y ont l’occasion de pratiquer la plongée en eau peu profonde

pour répondre à son désir de « l’écouter chaque fois qu’elle a le mal

sous la direction d’une haenyeo et pour cinq à dix mille wons de plus,

de vivre » que le musée avait mis ce film à sa disposition sur son site.

ils pourront même ramasser conques, crabes, châtaignes de mer

Enfin, cet établissement propose aussi, en plus des expositions, une

et autres fruits de mer. À Hado, les touristes se voient proposer des

formule de découverte spécialement conçue pour les enfants et inti-

séjours avec hébergement en abri traditionnel dit bulteok tel que ceux

tulée Petite haenyeo qui permet à ceux-ci de voir par eux-mêmes la

où les haenyeo se changent et s’accordent un moment de repos. Cette

manière dont vivent ces plongeuses.

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Dossiers

Nouveau repère d’une capitale tournée vers l’avenir Le Dongdaemun design plaza and park (DDP), dont l’inauguration récente a été aussi critiquée qu’applaudie, est appelé à devenir la vitrine du Séoul de demain. Le quartier qui l’entoure, Dongdaemun, regorge de vestiges témoignant de l’histoire six fois centenaire de cette métropole de dix millions d’habitants, auxquels s’ajoute désormais une vocation de centre de l’industrie coréenne de la mode. Cette réalisation expérimentale n’a ni plus ni moins pour ambition que de recréer une tradition dans ce lieu hautement symbolique. Goo Bon-joon Chroniqueur architectural et journaliste au Hankyoreh

Un site au cœur de la capitale

1

L’une d’elles, dite Hunginjimun, c’est-àdire la « porte de la bienveillance », était plus connue sous le nom de Dongdaemun, qui signifie la « grande porte de l’Est ». Autour de cet accès, s’était développée toute une activité de commerce et de transport qui allait connaître un essor rapide dans les années soixante et soixante-dix pour s’orienter vers une vocation purement textile dont la production allait devenir l’un des secteurs clés à l’exportation. Cette forte expansion allait entraî-

© Park Hae-wook

ner l’apparition d’un immense marché où les usines toutes proches écoulaient leur production et qui allait peu à peu se transformer en une véritable ville employant des dizaines 1 Avec ses murs habillés de 45 133 panneaux d’aluminium aux dimensions et courbures différentes, l’immeuble du DDP fait penser à une énorme sculpture que l’éclairage intérieur fait scintiller dans la nuit. 2 À l’intérieur comme à l’extérieur, l’immeuble est une symphonie de courbes. Sous leur étendue blanche, les murs massifs abritent l’étonnant spectacle des ombres qui s’allongent sur les surfaces incurvées et créent une atmosphère irréelle où le temps semble s’être soudain arrêté.

26

À

de milliers d’ouvriers, commerçants et créal’époque de Joseon, du temps où elle

teurs de mode. C’est ainsi que Dongdaemun

s’appelait Hanyang, la capitale était

et ses environs en sont venus à occuper une

de dimensions beaucoup plus modestes

place de premier plan dans l’industrie de la

et abondait en charmants hanok , ces mai-

mode coréenne, au point que les vêtements et

sons en bois à toit de tuiles d’autrefois. Les

accessoires qui en proviennent relèvent pour

constructions les plus imposantes de cette

les Coréens d’une « mode de Dongdaemun ».

ville bordée de tous côtés de montagnes

À sa situation privilégiée dans ce domaine,

étaient ses fortifications édifiées dans un but

s’ajoutait l’intense activité sportive d’un

défensif. Ces remparts étaient percés de huit

grand stade qu’y avait construit le Japon à

portes dont quatre orientées selon les points

l’époque coloniale et qui comptait parmi les

cardinaux donnaient accès à la capitale.

plus importants de Séoul jusque dans les Ar ts et culture de Corée


27

© Virgile Simon Bertrand

K 2o r e a n a | É t é 2 0 14


28

Ar ts et culture de CorĂŠe


Aux confins du DDP, s’étendent les petites constructions du village culturel conçu par Zaha Hadid pour abriter différentes activités. Avec le paysage environnant, il s’intègre très bien à la topographie des lieux, ce dont sa créatrice est particulièrement satisfaite. L’existence même de l’horizontalité au milieu des gratte-ciel et centres commerciaux immenses tient véritablement du prodige.

29

© Virgile Simon Bertrand

K o r e a n a | É t é 2 0 14


© Ahn Graphics

1

années quatre-vingts. Cette alliance d’archi-

existe aucun autre d’aussi vaste et splendide

l’aspect d’ensemble de la ville, en particulier

tecture traditionnelle représentée par l’ou-

qui soit exclusivement consacré à la mode.

ses murs étincelants qui le font ressembler

vrage défensif de Heunginjimun, d’installa-

Par le montant des investissements qu’il a

à un énorme vaisseau spatial. En revanche,

tions sportives en béton et de constructions

exigé, le DDP représente, dans le cadre d’un

ceux qui apprécient en elle un chef-d’œuvre

commerciales aux innombrables magasins

chantier public, la plus importante réalisation

unique en son genre sont persuadés qu’elle

grouillant d’acheteurs ont fait de Dongdae-

architecturale de Corée.

apportera un second souffle à la métropole.

mun l’un des centres d’activité les plus dyna-

De par son envergure, le choix de l’archi-

miques de Corée sur les plans économique et

tecte chargé de sa réalisation a passionné

culturel.

l’opinion. Parmi les créateurs de renommée

L’esthétique architecturale de Zaha Hadid

mondiale qui concouraient, l’État a retenu la

Le plus frappant, dans le DDP, est évi-

candidature de Zaha Hadid, dont la marque

demment la démarche architecturale adop-

La métamorphose de Dongdaemun s’est

de fabrique allie courbes et obliques se

tée par Zaha Hadid. Dépourvue de lignes

amorcée avec la décision de la Ville de Séoul

démarquant résolument des verticales et

et angles droits, sauf au niveau du sol, sa

de démolir l’ancien stade en 2008 pour créer

angles droits convenus. Le projet qu’elle avait

construction est la plus vaste au monde dans

un ensemble d’installations entièrement

soumis consistait à regrouper l’ensemble

ce genre de l’architecture libre où murs, pla-

consacré à la mode. Communiquant avec

des installations à l’emplacement de l’ancien

fond et entrées ondulent en douces courbes

le quartier de la mode situé juste en face de

stade. Il prévoyait des constructions de faible

asymétriques. Son enveloppe métallique est

l’ancien emplacement des stades, ce com-

hauteur occupant l’ensemble de ce vaste ter-

tout aussi originale, avec ses 45 133 pan-

plexe dit Dongdaemun design plaza and park

rain et s’élevant progressivement en formant

neaux d’aluminium de différentes tailles qui

(DDP) est appelé à devenir un nouveau centre

des vagues.

recouvrent toute la surface du bâtiment et

La création d’un lieu consacré au design

de mode qui devrait jouer un rôle décisif à

Entamée en 2009, cette réalisation futu-

transforment celui-ci en une gigantesque

l’échelle nationale, en termes de croissance,

riste a, en prenant forme, éveillé un grand

sculpture lumineuse quand il est éclairé de

tout en se classant parmi les principaux lieux

intérêt, mais aussi suscité bien des polé-

l’intérieur, la nuit.

touristiques de la ville. Si cette spécialisation

miques. Ses détracteurs n’ont pas tardé à

En y entrant, ce que découvre le visi-

correspond à la tendance mondiale actuelle

se manifester pour souligner de façon peu

teur n’est pas moins remarquable. À l’abri

pour les musées et salles d’exposition, il n’en

amène à quel point le bâtiment détonne dans

des regards extérieurs, une vaste étendue

30

Ar ts et culture de Corée


2 1 Le Pavillon d’exposition du design accueille actuellement une exposition temporaire qui rassemble des œuvres d’art et objets artisanaux provenant du Musée d’art Kansong. 2 Aménagé à l’intention des enfants, l’espace « Découverte du design » incite ceux-ci à imaginer l’avenir par cette activité.

blanche projette de fascinantes ombres

Au nombre de ses invités, se trouve notam-

L’existence même de l’horizontalité au milieu

créées par sa surface incurvée et on se croi-

ment le prestigieux Musée d’art Kansong,

des gratte-ciel et centres commerciaux

rait sur une planète inconnue où le temps

qui est en Corée l’établissement privé le plus

immenses tient véritablement du prodige.

s’est arrêté.

ancien dans le domaine de l’art traditionnel et

Si Zaha Hadid figure aujourd’hui parmi les

La manière dont la construction structure

qui dispose désormais d’une salle d’exposition

architectes les plus sollicités, c’est en raison

l’espace extérieur est tout aussi intéressante

permanente au DDP. Ces joyaux artistiques

de la manière particulière dont ses réalisa-

à observer. Le DDP dresse sa masse qui se

ancestraux ont ainsi pris place dans l’excep-

tions révèlent la nature actuelle du monde.

profile en ondoyant, mais recèle çà et là des

tionnel décor de l’une des constructions les

La variété et l’écoulement continu des lignes,

recoins cachés. Entre des colonnes argen-

plus futuristes et modernes au monde.

en créant une fluidité dans l’espace, évoquent tout à fait la liberté et la flexibilité qui règnent

tées, un étroit passage débouche soudain à l’air libre. Puis c’est un large couloir qui, telle

Un repère pour tous

dans le monde moderne, tout en nous invitant à rêver sur la technologie ultramoderne

une passerelle, enjambe en son centre l’agora

En même temps qu’un bâtiment au sens

située en contrebas. Des lignes à géomé-

habituel du mot, le DDP est un parc, comme

trie variable, un niveau au ras du sol et une

son nom l’indique, ou plus exactement un

« Monument horizontal », le DDP est

ouverture de l’espace qui relient l’intérieur à

« paysage intégré », en l’occurrence un

représentatif de la tendance des grandes

l’extérieur sont des éléments garants d’une

parc présentant nombre d’aspects propres

métropoles de ce XXIe siècle à édifier des

redécouverte originale de l’espace.

et l’avenir qu’elle laisse entrevoir.

à un musée. Il a pour toit une colline arti-

bâtiments à l’intention d’un large public et à

Le DDP accueille différentes manifesta-

ficielle tapissée d’une pelouse aboutissant

aménager des sites destinés à ses loisirs et à

tions qui se déroulent dans le domaine du

aux murailles d’époque Joseon, vestiges

sa détente. À cet égard, le DDP s’inspire par-

design, à l’occasion du lancement de pro-

archéologiques de l’infrastructure urbaine.

faitement de ces principes par son horizonta-

duits, de salons du design et d’autres acti-

Aux confins du DDP, s’étendent les petites

lité qui se prolonge sans rencontrer d’obstacle

vités culturelles. S’il n’en est qu’à ses bal-

constructions du village culturel conçu par

jusqu’aux lieux publics de la cité.

butiements dans ce domaine, le DDP a déjà

Zaha Hadid pour abriter différentes activi-

Si l’opinion est très partagée sur sa

ouvert ses portes à des événements plus

tés. Avec le paysage environnant, il s’intègre

conception puissante, voire révolutionnaire, il

exceptionnels qui n’ont lieu à aucun autre

très bien à la topographie des lieux, ce dont

n’en est pas moins à l’image du dynamisme et

endroit de la ville.

sa créatrice est particulièrement satisfaite.

de la complexité qui sont ceux de Séoul.

K o r e a n a | É t é 2 0 14

31


Défenseurs du patrimoine

La collection Kansong préserve depuis trois générations des formes d’expression visuelle de la pensée coréenne Chun Hyung-pil, plus connu sous le pseudonyme de Kansong, fut bien avisé en rassemblant ces œuvres et objets d’art importants qui sont les représentations visuelles de l’esprit coréen. Par la suite, ses descendants ont eu à cœur de préserver ces trésors pour les faire découvrir au public. L’amour et l’admiration de la culture coréenne qui se sont transmis à travers eux, sur trois générations, sont l’héritage le plus précieux laissé par cet illustre collectionneur. Koh Mi-seok Éditorialiste au Dong-A Ilbo

32

Ar ts et culture de Corée


Dans la constitution de la Collection Kansong, le premier critère de sélection des œuvres a été l’esthétique spécifiquement coréenne de leur expression. À gauche, Mont Geumgang intérieur, une œuvre issue de l’Album du Mont Geumgang en automne réalisé par Jeong Seon (1676-1759), 32,6 x 49,5 cm, encre et couleurs sur soie. Oeuvre datant de 1747.

U

n beau jour de juillet 1940, le grand collectionneur d’art Kansong, de son vrai nom Chun Hyung-pil (1906-1962), s’arrêta

devant la librairie Hannam de Gyeongseong, qui est l’actuel Séoul. La Corée subissait alors le joug de la colonisation japonaise par le biais d’instances gouvernementales qui menaient une politique d’éradication de la culture coréenne en imposant l’obligation de suivre tout enseignement en langue japonaise et d’adopter des noms et prénoms japonais. Voyant un commerçant réputé s’enfuir à toutes jambes et comprenant qu’un événement d’importance devait s’être produit, Kansong arrêta l’homme. Celui-ci déclara alors qu’il essayait de réunir une somme d’argent pour acheter l’original du Hunmin jeongeum , que l’on disait avoir été découvert à Andong, une ville de la province du Gyeongsang du Nord. À ces mots, le cœur de Kansong se mit à battre à tout rompre. Selon le marchand, la valeur de l’ouvrage était estimée à mille wons, un montant qui équivalait au prix d’une maison convenable à toit de tuiles. Kansong lui remit alors une somme dix fois supérieure pour qu’il le lui obtienne coûte que coûte. Il avait résolu de mettre en sûreté ce livre ancien qui exposait les grands principes de conception de l’alphabet coréen dit hangeul , certain que l’occupant le détruirait dès qu’il en apprendrait l’existence. C’est dans ces circonstances que Kansong fit l’acquisition de cet ouvrage intitulé Hunmin jeongeum haerye (1446), c’est-à-dire « Explications et exemples des sons corrects pour instruire le peuple ». Aujourd’hui classé n°70 des Trésors nationaux, il a été inscrit en 1997 sur le Registre de la mémoire du monde de l’UNESCO. Après l’avoir caché jusqu’à la Libération, Kansong l’a aussitôt porté à la connais-

© Kansong Art and Culture Foundation

sance du public. Chun Sung-woo, son fils aîné aujourd’hui âgé de quatre-vingts ans qui préside la Fondation artistique et culturelle Kansong, y voit « le plus grand trésor qui soit pour le peuple coréen, sur les plans à la fois historique et culturel », ainsi que la plus précieuse des pièces composant la collection Kansong. Quant au han-

geul , il constitue, comme l’explique Chun Sung-woo, la seule écriture au monde dont l’inventeur est aussi connu que ses objectifs et principes.

Le maintien d’une identité nationale grâce aux vestiges du passé Né dans une famille de grands propriétaires fonciers, Kansong a un parcours original de collectionneur car, s’agissant de céramique, de peinture ou d’autres formes d’art, il s’est toujours déterminé en fonction de leur importance nationale, indépendamment de toute considération de prix. C’est dans cet esprit qu’en 1935, il allait acquérir d’un antiquaire japonais de Gyeongseong un vase en céladon à incrustations de motifs de grues et nuages d’une valeur équivalant à vingt maisons à toit de tuiles, estimant à juste titre que la Providence ne mettrait plus sur son chemin une pièce d’une telle beauté. Grâce à ses efforts, ce vase tout orné de grues en vol allait entrer au patrimoine des TréK o r e a n a | É t é 2 0 14

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1

1 Vieux bassin à l’aube, en automne , peinture de Kansong. 2 Kansong âgé d’une vingtaine d’années. Il hérita alors d’une fortune considérable. 3 Kansong, quatrième à partir de la droite, tenant une réunion à son domicile avec des spécialistes d’histoire de l’art et des connaisseurs, le septième mois de l’année 1938, où il créa le Bohwagak, le premier musée d’art privé coréen. 4 Kansong fit construire le Bohwagak (pavillon des trésors splendides) pour y rassembler l’ensemble de sa collection d’oeuvres d’art et objets coréen.

3

4

2

34

Ar ts et culture de Corée


« Sous l’occupation coloniale japonaise, la culture coréenne était menacée de disparition et mon père s’est alors mis à collectionner et conserver des biens du patrimoine culturel au risque d’y laisser tout ce qu’il possédait. Par respect pour lui, mon frère et moi nous sommes efforcés d’inventorier ces biens et de remédier aux dégradations qu’ils ont subies pendant la Guerre de Corée, afin de les mettre à la disposition des chercheurs. La prochaine génération se consacrera à mettre en valeur les aspects exceptionnels de notre culture pour que les Coréens en soient toujours plus fiers ». sors nationaux sous le numéro soixante-huit et s’imposer en tant que

la collection sortir pour la première fois du musée au mois de mars.

chef-d’œuvre absolu du céladon de Goryeo. Cette action d’éclat allait

Plus de cent œuvres sculptées bouddhiques, en porcelaine, peintes

être suivie de nombreuses autres, comme ce voyage au Japon qu’il fit

et calligraphiées sont exposées aux côtés du Humin jeongeum dans

en 1936 pour racheter vingt magnifiques céladons d’époque Goryeo

le cadre de cette manifestation temporaire dite des « Trésors de Kan-

à l’avocat britannique John Gadsby, autant d’épisodes qui composent

song ». Elle se déroulera jusqu’au mois de septembre prochain au

l’histoire de sa collection.

Dongdaemun Design Plaza (DDP), le tout nouveau repère culturel

Ayant hérité de nombreux biens à l’âge de vingt-quatre ans, Kan-

de la capitale qu’a réalisé la célèbre architecte Zaha Hadid. Créée en

song allait en consacrer la plus grande partie à empêcher que les

2013, la Fondation artistique et culturelle Kansong et la Fondation de

œuvres d’arts et objets révélant l’esprit et l’âme du peuple coréen

Séoul pour le design ont décidé d’assurer pour trois ans le parrai-

ne soient emportés au Japon, mais aussi à redonner vie à la Faculté

nage commun de cette exposition temporaire visant à faire décou-

de Boseong, l’actuelle Université Korea qui est le premier établisse-

vrir au plus grand nombre des œuvres exceptionnelles dans un cadre

ment d’enseignement supérieur privé dont s’est dotée la Corée. Par

moderne et bien équipé.

cette collection, il ne s’adonnait pas à un simple passe-temps corres-

Celle qui se déroule actuellement au DDP présente sous un jour

pondant à ses goûts, car il s’agissait avant toute chose de lutter avec

nouveau la contribution que les descendants de Kansong apportent

acharnement pour l’indépendance culturelle de la nation et la défense

depuis toujours à la conservation de cette collection, ainsi qu’au sou-

de son patrimoine culturel et spirituel. Il allait d’ailleurs l’interrompre

tien à la recherche scientifique sur les œuvres qui y sont exposées. Ils

à la Libération, en 1945, convaincu que ces richesses ne sortiraient

vivent aujourd’hui, non loin les uns des autres, sur la colline où s’élève

plus du pays, quels que soient leurs acquéreurs.

le Musée d’art Kansong, et se composent du fils aîné Chun Sung-woo,

En 1938, il avait fait construire au pied d’une hauteur située à

de son frère de soixante-quatorze ans Chun Young-woo, qui assure la

Seongbuk-dong, l’un des quartiers nord de Séoul, un entrepôt dont

direction du musée d’art, et du fils aîné de ce dernier, Chun In-keon,

le nom de Bohwagak signifie « pavillon des trésors splendides » et

qui a quarante-trois ans et occupe le poste de secrétaire de direction à

qui allait lui permettre de rassembler toutes les œuvres de sa collec-

la Fondation. Tous trois s’emploient à faire connaître l’oeuvre de toute

tion en un même lieu. Le premier musée d’art privé coréen était né et

une vie qui est celle de leur père ou grand-père et à conserver au pays

après la mort subite de Kansong survenue en 1962, sa famille et les

les racines spirituelles de sa culture.

personnalités du monde de l’art entreprirent d’y adjoindre le Centre

Il ne doit pas toujours être chose facile d’être le fils d’un grand

d’études d’art coréen qui ouvrit ses portes en 1966. Ses chercheurs

homme et si les deux fils de Kansong sont eux aussi artistes, ils se

allaient faire paraître un catalogue d’œuvres intitulé Culture Kansong ,

consacrent en premier lieu à la transmission de l’héritage pater-

qui comporte également des articles scientifiques. Rebaptisé Musée

nel, qui passe avant leur carrière elle-même. Évoquant tout le temps

d’art Kansong en 1971, cet établissement propose de grandes exposi-

écoulé depuis qu’ils poursuivent cet objectif, ils déclarent : « C’est

tions bisannuelles où le public s’émerveille devant les chefs-d’œuvre

à la fois très gratifiant et très difficile ». L’aîné, Chun Sung-woo, qui

exposés.

considère être le « gardien de l’entrepôt de [son] père », explique en ces termes le rôle qu’a joué sa famille au fil des générations : « Sous

Pour l’amour d’un père

l’occupation coloniale japonaise, la culture coréenne était menacée

Composée d’environ cinq mille pièces dont douze trésors natio-

de disparition et mon père s’est alors mis à collectionner et conser-

naux, la collection Kansong est régulièrement présentée au public

ver des biens du patrimoine culturel au risque d’y laisser tout ce qu’il

lors d’expositions qui se tiennent au printemps et à l’automne dans

possédait. Par respect pour lui, mon frère et moi nous sommes effor-

le bâtiment moderne d’origine, à l’exception de cette année, qui a vu

cés d’inventorier ces biens et de remédier aux dégradations qu’ils ont

K o r e a n a | É t é 2 0 14

35


1

subies pendant la Guerre de Corée, afin de les mettre à la disposi-

pecter la volonté de son défunt père. « Je ne regrette pas ma déci-

tion des chercheurs. La prochaine génération se consacrera à mettre

sion », déclare-t-il, « car je suis conscient de l’amour que mon père

en valeur les aspects exceptionnels de notre culture pour que les

vouait à notre culture et qui se manifestait dans tout ce qu’il faisait, et

Coréens en soient toujours plus fiers ».

parce que je sais aussi combien il est important que je transmette son

La diffusion, en 2008, de Peintre du vent , un feuilleton télévisé dont

héritage ».

l’intrigue se situe à la fin du royaume de Joseon, a éveillé un énorme

Quant à son frère cadet Chun Young-woo, qui dirige le musée et

intérêt pour les tableaux de maître du XVIIIe siècle dans le public, qui

a jeté les bases de son développement à venir, il témoigne du même

s’est précipité dans les musées présentant de telles œuvres. Devant

profond respect pour son père. « Bohwagak, le nom de l’entrepôt que

la difficulté que posait l’accueil de ces visiteurs toujours plus nom-

mon père a fait construire, signifie « pavillon des trésors spendides ».

breux, il a été décidé en 2013 de créer la Fondation artistique et cultu-

Ce sont eux qui font revivre le passé dans la mémoire collective et

relle Kansong pour permettre à plus de gens de découvrir ces belles

nous ramènent à ce que nous sommes, en nous faisant redécouvrir

œuvres, explique Chun Sung-woo, son directeur.

notre héritage spirituel. C’est l’aspect que mon père considérait être le

Après avoir étudié les beaux-arts aux États-Unis dans sa jeunesse,

plus important », rappelle-t-il.

Chun Sung-woo s’est avéré être un artiste prometteur dont l’œuvre, par son alliance de la spiritualité orientale avec des modes d’expres-

Quand le passé peint l’avenir

sion occidentaux, allait susciter l’enthousiasme et valoir à son auteur

En homme avisé, Kansong éduqua ses enfants par l’action plutôt

d’être sollicité par de prestigieuses galeries. À la mort de son père,

que par la parole et jamais il ne leur indiqua ce qui était à faire ou à ne

l’artiste allait toutefois mettre un terme à ces encourageants débuts

pas faire, ce qui était bien ou mal. En suivant l’exemple paternel, ils

américains pour s’en retourner au pays. Par la suite, il enseignera à

allaient à leur tour accomplir leur travail avec persévérance et discré-

l’Université nationale de Séoul, mais un temps seulement, pour res-

tion. Chun In-keon, qui occupe le poste de secrétaire de direction à la

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Ar ts et culture de Corée


3

2

1 L’original du Hunmin Jeongeumhaerye (explications et exemples des sons corrects pour instruire le peuple), publié en 1446 à l’occasion de l’invention de l’alphabet coréen hangeul . Classé Trésor national n°70, il est inscrit au Registre de la Mémoire du Monde de l’UNESCO. 2 Ce Vase en céladon incrusté de motifs de grues et nuages est l’un des chefs-d’œuvre du céladon de Goryeo et constitue le Trésor national n°68. 3 Scène du Jour du Dano (28,2 x 35,2cm, encre et couleurs sur papier) provenant du Hyewonjeonsincheop , un album de peintures de mœurs de Shin Yun-bok (1758-?), également connu sous son pseudonyme de Hyewon. Kansong acquit cette oeuvre d’un antiquaire d’Osaka en 1936.

Fondation, a aussi suivi les traces de son oncle pour entreprendre une

Pour ma part, j’ai entrepris de les faire mieux connaître en Corée et à

refonte ambitieuse de cet organisme. À l’intention des internautes, il

l’étranger, afin qu’elles puissent être appréciées à leur juste valeur »,

a assuré l’accès à la collection Kangsong par le portail Naver, alors

déclare Chun In-keon.

qu’elle n’était jusqu’alors pas accessible sur le site du musée, et

De même qu’il n’y a pas d’arbre sans racines, le présent et l’avenir

c’est à son action dynamique que l’on doit l’organisation de l’expo-

sont issus du passé, lequel est indispensable à toute représentation

sition temporaire qui se déroule en ce moment dans le cadre ultra-

de ce que sera le futur. C’est pour cette raison que le petit-fils de Kan-

moderne du DDP.

song a renoncé à être historien, comme il en rêvait, pour se consa-

Passionné par la tâche qui est la sienne de transmettre avec inven-

crer à la Fondation. « Notre famille n’a pas de « devise familiale ». À

tivité l’héritage de son grand-père, Chun In-keon évoque celui-ci en

la maison, on s’est contenté de nous apprendre à observer ce que fai-

ces termes : « En collectionnant toutes ces oeuvres, mon grand-père

saient les adultes, à suivre leur exemple et à adopter leurs valeurs.

poursuivait un objectif foncièrement différent de celui des autres col-

Cependant, les acquis de l’expérience valent plus que de grands dis-

lectionneurs, qui ne faisaient en général que suivre leurs goûts. Il

cours. Tout comme mon grand-père autrefois, je souhaiterais créer

aimait certes l’art et avait ses préférences dans ce domaine, mais

un lien entre le passé, le présent et l’avenir de notre culture pour

pour lui, le premier critère de sélection d’une œuvre était l’esthétique

assurer sa continuité ».

spécifiquement coréenne de son expression, comme c’est notam-

Kansong avait la certitude que la domination japonaise et ses atro-

ment le cas de celles de Jeong Seon, également connu sous le pseu-

cités prendraient fin un beau jour et dans cette perspective, qu’il se

donyme de Gyeomjae. Mon grand-père procédait de manière si sys-

devait de préserver les chefs-d’œuvre attestant de la valeur et de la

tématique qu’il acquérait non seulement les tableaux de ses maîtres,

spécificité de la culture coréenne pour ranimer la flamme du senti-

mais aussi ceux de leurs disciples, de leurs pères et de leurs fils,

ment national. Sans ce collectionneur éclairé, les trésors qui sont si

pour permettre une étude comparative approfondie de leurs œuvres.

chers au cœur des Coréens auraient pu disparaître à jamais.

K o r e a n a | É t é 2 0 14

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Chronique artistique

La culture taoïste coréenne

ou la voie du bonheur

Du 2 décembre au 2 mars derniers, le Musée national de Corée proposait une exposition temporaire, La culture taoïste coréenne ou la voie du bonheur, qui avait la particularité de se consacrer à ce thème alors que le confucianisme, le bouddhisme ou les religions populaires sont plus souvent abordés par d’autres manifestations. An Kyung-suk Conservatrice du Département d’archéologie et d’histoire du Musée national de Corée

L

au nombre de ceux-ci. Quant au troisième volet

a formation de la culture traditionnelle coréenne est souvent présentée comme le

appelé Une longue et paisible vie , il donnait une

résultat des influences conjuguées du confucia-

idée de la manière dont le taoïsme a su dialoguer

nisme, du bouddhisme et du taoïsme. Ce dernier

et coexister avec d’autres croyances, ainsi que des

est donc une partie intégrante de l’identité cultu-

pratiques propitiatoires populaires faisant appel

relle coréenne, aux côtés de ces deux autres reli-

à des peintures ou des objets artisanaux dont des

gions et dans la vie moderne, il reste présent sous

spécimens étaient présentés sur les thèmes Le

forme de cérémonies et croyances, de création

taoïsme et le peuple , Souhaits de bonne chance

artistique, de productions de la culture populaire,

et Religion populaire et taoïsme .

voire de certains types d’exercice physique. La

culture taoïste coréenne ou la voie du bonheur a été une importante exposition dans la mesure où la présentation d’ensemble qu’elle faisait permettait, comme je l’ai moi-même constaté, d’appréhender la dimension spirituelle de la culture coréenne dans toute son étendue et sa diversité, en remontant aux origines de l’héritage du

L’homme et le sentiment divin Brique à motif de paysage, Royaume Baekje, faïence, 29 x 29cm, Trésor national n°343; Musée national de Buyeo.

La finalité suprême du taoïsme était de jouir d’une vie longue et heureuse par l’absorption d’élixirs de jouvence, l’astreinte un entraînement mental et physique et la pratique de la prière consacrée aux divinités. Les adeptes de ce culte indigène chinois recherchent par celui-ci le bon-

taoïsme que pratiquaient nos ancêtres dans leur pour-

heur et les bienfaits de ce monde, notamment la richesse

suite du bonheur.

et la célébrité. Ce n’est qu’au IVe siècle, sous la dynastie

L’exposition comportait trois volets dont le premier,

des Wei du Nord, que Kou Qianzhi en a fixé la doctrine

intitulé Dieux et rites taoïstes , mettait en lumière l’ex-

et l’organisation en annonçant la tradition des Nouveaux

pression du sentiment religieux envers les divinités du

maîtres célestes. Si de nombreuses sectes s’en inspirant

taoïsme par le biais des thèmes Lao Tzu en tant que

sont apparues par la suite, le dogme d’origine repose

dieu , Dieux du Ciel , de la Terre et de l’Eau et Rites d’État .

sur la croyance aux immortels et une pratique religieuse

Cette thématique se poursuivait par Monde beau et pit-

populaire auxquelles viennent s’ajouter les notions phi-

toresque des immortels taoïstes , Rêve d’immortalité

losophiques de yin et de yang, des Cinq Eléments et

taoïste et Comment devenir un immortel taoïste dans

du Livre des changements , ainsi que des éléments de

un deuxième volet, Ne jamais vieillir, ne jamais mourir,

médecine et de philosophie et des influences boudd-

évoquant l’aspiration fervente du peuple à l’utopie taoïste

hiques et confucéennes.

et au monde des immortels, ainsi que les moyens d’être

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Si le taoïsme fut officiellement reconnu au VIIe siècle, Ar ts et culture de Corée


© National Museum of Korea

1

Quand les difficultés accablent l’homme, il est naturel qu’il recherche le réconfort, mais en pareil cas, plutôt que de s’en remettre aveuglément au taoïsme en croyant qu’il détient la clef de tous ses problèmes ou de le rejeter en bloc en le mettant définitivement au rang des superstitions, il serait plus judicieux de s’interroger sur son sens actuel.

1 Immortels taoïstes de Kim Hong-do, royaume Joseon, 1776, 132,8 x 575,8 cm, encre et couleur sur papier, Trésor national n°139, Musée d’art Leeum Samsung.

sous le royaume de Goguryeo, le peuple en avait depuis

l’acte du registre funéraire retrouvé dans la Tombe de

longtemps assimilé de nombreux éléments à sa culture.

Muryeong, l’un des souverains du royaume de Baekje,

Néanmoins, il n’allait jamais parvenir à s’imposer en

comme sur celui d’un moine bouddhique de Goryeo, il

tant que religion ou à imprimer sa marque à l’égal du

est fait mention de Houtu, la déesse de la Terre. Depuis

dogme bouddhique ou de l’érudition confucéenne. Quant

des temps anciens, avant de prendre la mer, les pêcheurs

au secours apporté par toute religion, le peuple le cher-

ne manquaient jamais d’invoquer les Rois dragons pour

chait dans un culte indigène fondé sur le chamanisme,

qu’ils éloignent les tempêtes et veillent sur leur destin,

tandis que les intellectuels de culture taoïste se retiraient

comme en attestent nombre d’exemples de ce culte aux

le plus souvent du monde pour se consacrer au yang-

divinités taoïstes.

sheng , c’est-à-dire « nourrir la vie ». C’est cette situation

Sous le royaume de Goryeo, où le rite taoïste consistait souvent en prières pour la prospérité des monarques

particulière qui caractérise la culture taoïste présente en Corée. Les Coréens ont longtemps attribué une dimension sacrée au ciel, à la terre et à l’eau, cette croyance ayant une incidence sur le taoïsme et ses divinités éponymes qui règnent sur ces éléments. Il s’y ajoute les Quatre

Aiguière en céladon en forme de figure taoïste, royaume Goryeo, début du XIIIe siècle, H. 28cm, Trésor national n°167,Musée national de Corée.

et de tout le pays, tout homme vertueux se devait d’avoir découvert les voies du confucianisme et du bouddhisme, mais aussi du taoïsme, sur lequel il devait aussi régler son mode de vie. Pendant la période de Joseon, qui vit le néoconfucianisme être instauré en idéologie d’État, le taoïsme

empereurs célestes, dont Gouchen, qui représente

fut abaissé à un rang inférieur à celui des deux autres

l’étoile polaire, et la déesse de la terre Houtu, ainsi que

confessions, en dépit de quoi son importance continua de

les Souverains stellaires des cinq planètes et des sept

se manifester dans la littérature et la peinture.

étoiles, dont le soleil et la lune, et les Rois dragons des quatre mers.

En outre, les divinités et immortels taoïstes échappant au passage du temps et à la mort, ils étaient objet

De l’époque de Goryeo à celle du moyen Joseon,

de vénération chez les gens du peuple, qui imploraient

des offrandes aux divinités taoïstes dites jaecho étaient

souvent leur protection par la prière. Dans les derniers

accomplies sous la direction de l’État et les croyants y

temps de Joseon, les peintures les plus appréciées

adressaient alors des prières aux dieux des étoiles, dont

étaient les palseon qui représentaient les huit immortels

la Grande Ourse, pour qu’elles apportent la prospérité

taoïstes les plus révérés, ainsi que celle de l’immortelle

aux souverains et à leurs sujets. Les tombes en pierre

Xi Wangmu, invoquée en tout premier lieu lors des ban-

d’époque Goryeo sont d’ailleurs gravées de représen-

quets, et enfin les peintures vouées au souhait de longé-

tations du soleil, de la lune et de la Grande Ourse. Sur

vité. Les figures les plus représentées dans cette pein-

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1

joindre aux immortels et s’y employaient par des recherches et leur application. Pour accéder à cet état, il existe selon la doctrine deux voies possibles qui sont le waidan , c’est-à-dire une alchimie externe, parce que faisant appel à des substances externes telles que les élixirs, et le neidan , l’alchimie interne fondée sur l’accumulation d’énergie corporelle par un exercice physique adéquat. De tous les waidan , l’Élixir d’or était le plus connu, mais le sulfure de mercure et le plomb qui se trouvaient parmi ses éléments provoquaient souvent l’empoisonnement et la mort. À partir de la dynastie des Song, le waidan tomba en désuétude. L’essor du neidan qui y succéda en Corée remonte au IXe siècle où Kim Gagi, Choi Seung-woo et le moine Jahye du Silla Unifié en rapportèrent de la Chine des Tang où ils avaient fait leurs études. Cette alchimie interne allait atteindre son apogée sous le royaume de Joseon où des érudits tels que Kim Si-seup (1435-1493) et Jeong Ryeom (15061549) figuraient parmi ses plus fidèles adeptes. Nombreux étaient ceux qui, tout en ne possédant pas une maîtrise professionnelle de cette pratique, s’y exerçaient pour des raisons de santé, à l’instar de l’illustre néoconfucianiste Lee Hwang (1501-1570) aussi connu sous le nom de plume de Toigye. Selon la doctrine taoïste, celui qui ne s’astreignait pas au respect des valeurs morales aurait beau absorber quantité d’élixir et entretenir son corps par l’entraînement, jamais il n’accèderait au statut d’immortel taoïste et sa vie s’en trouverait même écourtée. À la fin de l’époque Joseon, se multiplièrent les ouvrages exposant les préceptes du taoïsme dans le domaine de la morale et des valeurs universelles, y compris celles du confucianisme et du bouddhisme. Les Coréens leur firent bon accueil car ils étaient d’une lecture facile et aussi utiles sur le plan pratique que moral.

ture comprennent aussi le Dieu de la longévité Shoula-

Certaines divinités taoïstes issues de religions

oren, le Dieu Dongfangshuo, symbole de longue vie, le Dieu des sciences Wenchangdijun et le Dieu de la

indigènes chinoises peuvent avoir leur équiva-

richesse Guanshengdijun.

lent en Corée. Très tôt, les Coréens ont attribué

Les pêches de Xi Wangmu et les champignons de

une dimension sacrée à la terre, aux rivières, aux

Lingzhi, que la plupart considéraient être source de

montagnes et aux arbres, en raison de la proximité qu’ils avaient avec eux, et leurs croyances voulaient

jeunesse, ainsi que les Dix symboles de longévité que

que des esprits bienfaisants veillent sur leurs villages,

sont notamment le cerf, la grue et la tortue étaient aussi

forteresses et logis. Des divinités taoïstes allaient faire

très présents dans l’imagerie de la peinture votive et de l’artisanat.

Comment accomplir de bonnes actions et devenir un immortel taoïste Les plus pratiquants des taoïstes aspiraient à se

40

Boîte à encens gravée d’immortels taoïstes, royaume Goryeo, XIIIe siècle, plaqué argent, diam. 5,6 cm, Musée national de Corée.

leur apparition en Corée et en se mêlant aux autres rites, se fondre complètement dans la religion du pays, tel le Dieu Chilseong issu de la Grande Ourse, le Dieu Seonghwang protecteur des forteresses et villages ou le Dieu de la cuisine Jowang qui commandait au feu, pour s’intéAr ts et culture de Corée


2

1 Encensoir en bronze doré de Baekje, Royaume Baekje, bronze doré, H. 61,8 cm, Trésor national n°287; Musée national de Buyeo. Ce magnifique objet se situe dans la lignée des encensoirs de la Chine ancienne qui représentaient la montagne sacrée des immortels taoïstes, mais il comporte en outre des éléments religieux et esthétiques. 2 Le soleil, la lune et les cinq sommets , Royaume Joseon, acquis en 1909, 194,7 x 219,0 cm, encre et couleurs sur soie. Au siècle dernier, les peintures appartenant à ce genre étaient le plus souvent exécutées à l’aide de pigments importés d’Occident en passant par la Chine, tandis que celle-ci faisait appel à des pigments traditionnels de pierre et minéraux.

grer entièrement dans la religion coréenne.

en conviant ainsi à s’interroger sur la place actuelle de

Par son ouverture d’esprit et sa tolérance, le taoïsme

la culture taoïste. Ce faisant, elle a permis de prendre

s’est allié harmonieusement avec le bouddhisme et

conscience de ce que, loin d’être étranger aux préoc-

les religions populaires, faisant parfois aussi appa-

cupations actuelles ou d’avoir perdu tout sens, cette

raître de nouvelles religions comme le Donghak . La

culture reste en prise avec le quotidien. Quand les difficultés accablent l’homme, il est

philosophie de l’ermite taoïste a exercé une grande influence sur la littérature, la peinture et tous les autres

naturel qu’il recherche le réconfort, mais en pareil cas,

arts, y compris par la pratique du fangshu dominée

plutôt que de s’en remettre aveuglément au taoïsme

par les immortels taoïstes et très présente dans les

en croyant qu’il détient la clef de tous ses problèmes

romans héroïques de la fin de Joseon. Ce sont les éru-

ou de le rejeter en bloc en le mettant définitivement au

dits d’alors, ainsi que d’autres personnages qui avaient choisi de mener une vie de solitude qui ont assuré la transmission de cet art de la maîtrise de soi auquel ils s’adonnaient et qui faisait appel aux vieilles croyances religieuses coréennes vouant un culte aux montagnes

Encensoir en céladon en forme de qilin , royaume Goryeo, XIIe siècle, H. 26,3 cm, Musée national de Corée.

rang des superstitions, il serait plus judicieux de s’interroger sur son sens actuel. Nul ne peut nier l’apport du taoïsme dans l’histoire coréenne, pas plus que la survivance de certains traits de sa culture dans la vie quotidienne sous forme de rites saisonniers ou de religions

en même temps qu’à celles portant sur les immortels

populaires encore très présents, en conséquence de quoi

taoïstes.

le taoïsme s’avère encore tout à fait adapté à la plupart

Quelle place actuelle ?

de nos besoins actuels. J’ai l’espoir que sur la base de cette exposition, des recherches seront entreprises pour

En mettant sur pied cette exposition, je me suis dit

remonter aux origines de la culture coréenne tradition-

qu’il serait bon que les artistes et visiteurs contempo-

nelle, dont subsistent certaines pratiques, et étudier les

rains produisent eux-mêmes des histoires de poursuite

différents modes de vie qui coexistent au sein de cette

du bonheur, en s’inspirant de celles sous-jacentes à la

tradition.

culture taoïste, afin de donner à celle-ci une nouvelle

En tant qu’organisatrice de cette exposition, je serai

dimension de réserve de contenus culturels, qui en l’oc-

comblée si elle a pu servir de tremplin pour que nos

currence sont aussi précieux qu’abondants. Cette expo-

contemporains créent de leurs mains de nouveaux

sition présente la particularité exceptionnelle d’avoir fait

contenus culturels à partir de cette culture taoïste qu’ils

découvrir des œuvres tout en faisant l’objet d’une nou-

ont pu découvrir par eux-mêmes.

velle interprétation par des artistes contemporains et K o r e a n a | É t é 2 0 14

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Escapade

paradis de la littérature et du thé Du temps de mes vingt ans, un jour de début d’été que je me promenais tranquillement au bord d’un fleuve, j’ai regardé les rayons de soleil se répandre sur l’eau verdâtre et j’ai respiré les parfums apportés par le vent. J’ai décidé de faire de la poésie le but suprême de ma vie. Je passerais chaque seconde de chaque heure de la journée à créer et à composer des poèmes. Je nourrissais alors un rêve, qui était de visiter tous les villages du pays et d’y passer la nuit en quête d’inspiration. Gwak Jae-gu Poète | Lee Han-koo, Cho Ji-young Photographes

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Ar ts et culture de Corée


Le Mont Jiri doit sa célébrité à la magie de ses paysages changeant avec les saisons. À l’aube, ses cimes sont d’une étonnante beauté sous la neige. Ses monts aux innombrables légendes composent un parc national qui s’étend sur cinq cantons des trois provinces du Gyeongsang du Sud, du Jeolla du Nord et du Jeolla du Sud, dans la partie méridionale de la K o r e a n a | É t é 2 0 14 péninsule.

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Ce marché à l’ancienne a lieu tous les cinq jours à Hwagae. Carrefour séculaire du commerce entre les villages de montagne, il offre aujourd’hui un grand attrait touristique.

J

’aurais voulu tout savoir du moindre village : quelles

barricades. Des policiers arpentaient les rues à grandes

sortes de fleurs s’y trouvaient, où le ciel était le plus

enjambées, talkie-walkie en main, tandis que d’autres

beau la nuit, de quoi parlaient les gens groupés autour de

en civil arrêtaient et fouillaient les passants, inspectant

la fontaine et ce qu’on y chantait les jours de fête. Il me

les sacs sans motif précis. Au bel âge de mes vingt ans,

semblait que j’écrirais de plus beaux poèmes, ceux dont

j’aimais la poésie plus que tout et voulais en faire mon

je rêvais depuis toujours, si je voyais les choses par moi-

métier, sans pour autant avoir la certitude d’y trouver le

même au lieu d’en entendre parler. Je voulais aller sur

salut. Serais-je capable d’écrire toute ma vie ? Pourquoi

les lieux et sentir les odeurs. Pendant toute la première

étais-je né dans ce pays ? Pour un jeune homme de vingt

randonnée que j’ai faite au cours d’un voyage, l’idée m’est

ans contraint de mener une existence étouffante, j’ima-

venue d’aller voir un fleuve qui s’écoule au pied du Mont

gine que cette aventure était une question de survie.

Jiri, le Seomjin, ainsi que la ville de Hadong située dans la province du Gyeongsang du Sud, à seulement une qua-

Du marché de Hwagae au temple de Ssanggye

rantaine de kilomètres de Suncheon où j’habite. Au sou-

Sur l’embarcadère de Hwagae où je suis arrivé après

venir de ma première visite, je mourais soudain d’envie

cinq jours de marche à pied, je suis monté dans un bac

de revenir sur les lieux.

que le passeur faisait avancer en tirant sur une corde tendue entre les deux rives du fleuve. Impressionné de

Sur les berges du Seomjin

voir qu’il servait de lien entre le Jeolla et le Gyeongsang

C’est dans les années soixante-dix que j’ai fait mon

situés de part et d’autre, j’étais plus heureux encore

premier voyage à Hadong. Tout le long du Seomjin, le

de constater que des gens de ces deux provinces voya-

Mont Jiri dressait ses imposantes parois qui me recou-

geaient côte à côte. Quand j’ai demandé à une vieille

vraient de leur ombre. Je marchais sans m’arrêter

dame d’où elle venait, avec un sourire affable qui décou-

jusqu’à ce que le jour décline, puis je plantais ma tente

vrait ses gencives, elle m’a répondu qu’elle revenait de

sur une plage et tantôt je m’endormais en regardant les

chez les beaux-parents de l’un de ses enfants. Après

étoiles, tantôt je profitais du clair de lune pour écrire à

avoir débarqué, je m’en suis allé au marché de Hwagae,

un ami, étendu sur le sable. Je me souviens d’avoir écrit

qui est l’une des principales curiosités de Hadong.

ces mots : « Il fait si clair, cette nuit, que je lis Rabindra-

Si les vieux bâtiments d’autrefois ont disparu, ainsi

nath Tagore et Hermann Hesse. Les grandes ronces qui

que certaines installations, les souvenirs que m’a lais-

couvrent les rives ont un parfum si agréable qu’il m’em-

sés le marché sont intacts. Des deux côtés de la rue,

pêche de dormir ». Hadong tenait pour moi d’une nou-

s’alignaient les baraques aux planches goudronnées

velle Utopie, du paradis sur terre.

des marchands. Je me sentais bien en longeant ces

Dans les années soixante-dix, il régnait dans le pays

échoppes écrasées de soleil. Quoi de plus exaltant qu’un

une atmosphère bien différente de la douce quiétude

petit tour au marché ? Les magasins vendant étoffes de

que je venais de découvrir. On entendait la plainte dou-

lin ou de coton, riz, plantes médicinales et outils pour

loureuse du peuple asservi par un régime militaire et le

l’agriculture y côtoyaient des tavernes, brasseries et

pays était l’un des plus pauvres que comptait l’Asie. Le

auberges à l’ancienne. En 1990, les baraques décré-

long des artères principales des villes, des hommes res-

pites ont cédé la place à des constructions modernes,

taient sur le qui-vive aux postes de contrôle et sur les

mais pour garder toute son authenticité au vieux mar-

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Les champs de thé de Hadong sont exposés à la brume et à l’humidité de par leur proximité avec le Seomjin. Les feuilles qu’ils produisent se récoltent à la main, entre fin avril et début mai. Elles se distinguent par un arôme et une qualité que leur confère ce milieu particulièrement propice à leur culture et permettent la préparation de délicieuses infusions au goût velouté.

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ché, il aurait mieux valu le conserver tel quel et en construire un plus

début du siècle dernier. Son intrigue et les passions qu’elle déchaîne

moderne à proximité.

font encore palpiter bien des cœurs. Voilà quarante ans de cela, j’ai

Après y avoir flâné, j’ai poussé jusqu’au temple de Ssanggye, qui

découvert ce village où l’orge mûre répandait partout son parfum.

se trouve au village d’Unsu-ri, dans l’agglomération de Hwagae-

C’est là aussi que j’ai vu pour la première fois un grenier. Les paysans

myeon appartenant au canton de Hadong. Y a-t-il adresse plus poé-

qui travaillaient la terre dans les vallées en avaient toujours un chez

tique que celle-ci, où Hwagae signifie « fleurs épanouies » et Unsu,

eux. De la lucarne des greniers de pavillons, on avait une vue déga-

« arbres dans les nuages » ? Tandis que je marchais dans la cour du

gée sur le Seomjin et les vastes champs alentour. Dans ces mêmes

temple, parmi les cerisiers en fleur, un jeune moine s’est approché et

greniers, le soir venu, une ou deux familles s’asseyaient sur le plan-

s’est enquis de la raison de ma visite, ce à quoi j’ai répondu que c’était

cher en bois ou en bambou, au retour des champs, pour y manger et y

pour faire des poèmes. Cet échange aussi bref qu’un koan a dû piquer

bavarder longuement. Il y régnait une atmosphère apaisante.

sa curiosité car il m’a invité à prendre le thé dans sa chambre et j’ai

Le plus beau grenier du village était celui d’une maison qui se

accepté d’un signe de tête. Je l’ai bien regardé faire pendant qu’il pla-

trouvait un peu à l’écart, sur la gauche d’un chemin à flanc de coteau.

çait une poignée de feuilles de thé dans une théière aussi blanche que

C’était une construction à étage attenante au côté droit de la façade

l’ivoire. Quand il m’a demandé à nouveau pourquoi je faisais de la poé-

et l’impression de vitalité sereine et innocente qui en émanait ajou-

sie, sa question m’a laissé perplexe, car jamais on ne m’en avait posé

tait encore à la beauté des rives du Seomjin et de la plaine d’Agyang.

d’aussi difficile.

À l’occasion d’une autre visite, j’allais malheureusement apprendre

Je ne pouvais me résoudre à avaler tout de suite le breuvage vert pâle que le moine m’avait servi. Cette couleur me paraissait d’une

la démolition de ce grenier, mais il est peut-être inévitable que toute forme de beauté disparaisse de nos vies, avec le temps.

beauté si irréelle que j’hésitais presque à prendre ma tasse et à la

Subitement, les lumières du village ont jailli devant moi. Ce scintil-

lever. C’était la première fois que je buvais du thé. Longtemps après,

lement me rappelait des galets chatoyant sous l’eau ou ce vers com-

j’ai appris que la première plantation coréenne de thé s’était trouvée

posé à grand peine, au lendemain d’une nuit d’affreux tourments. Il

non loin de là. En redescendant du temple, je me disais que je vivrais

m’est venu à l’esprit que sur cette Terre, le plus beau chef-d’œuvre

bien toute ma vie à la montagne pour continuer d’y respirer l’arôme

réalisé par l’homme était ce chatoiement lumineux d’un village dans

pénétrant du thé vert.

la nuit. C’est la vue de ce spectacle fascinant qui a inspiré de grandes œuvres à Picasso, van Gogh et Chagall. Il en va sûrement de même

Un village au parfum de littérature

dans l’art poétique. Aussi longtemps qu’existera la poésie en ce bas

C’est La terre , le roman épique de Park Kyung-ree, qui a fait

monde où il faut bien que l’on vive, celui-ci restera aussi le lieu le

découvrir aux Coréens le village de Pyeongsa-ri situé dans le canton

plus merveilleux qui soit et que tout poète se doit de porter dans son

de Hadong. Il s’agit d’une grande saga qui parle de l’amour de la terre

cœur. Malgré toute la misère et la souffrance dont il est le théâtre, il

et de celui des gens, lesquels sont représentés par de nombreux per-

doit bien s’y trouver l’un de ces lieux idéaux dont chacun de nous rêve.

sonnages confrontés aux bouleversements qui ébranlent le pays au

Tout en cheminant, je me sentais peu à peu libéré d’un poids.

Rendu célèbre par le roman épique Toji (La terre) dû à l’immense Park Kyung-ni, le village de Pyeongsa-ri, où se déroule son action, est une contrée bénie des dieux car, outre qu’il est un haut lieu de la littérature, il est doté de nombreux paysages d’une grande beauté. Reconstitution éponyme de la maison de Choe Champan. Haricots en grain et en pâte séchant devant la cuisine.

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De la lucarne des greniers de pavillons, on avait une vue dégagée sur le Seomjin et les vastes champs alentour. Dans ces mêmes greniers, le soir venu, une ou deux familles s’asseyaient sur le plancher en bois ou en bambou, au retour des champs, pour y manger et y bavarder longuement. Il y régnait une atmosphère apaisante.

Le marché de Hwagae Ce marché à l’ancienne se trouve à mi-chemin entre les villes de Hadong et Gurye, qui appartiennent respectivement aux provinces du Gyeongsang du Sud et du Jeolla du Sud. Ce marché est de dimensions assez modestes, puisque sa longueur est de cinquante mètres et sa superficie totale, de 132 à 165 mètres carrés. Au cours de la première décennie du XVIIe siècle, il se situait au carrefour des échanges commerciaux entre les villages des versants du Mont Jiri. Le Seomjin était alors une importante voie navigable qui permettait aux habitants des provinces du Gyeongsang et du Jeolla d’accourir à ce marché pour y troquer ce qu’ils récoltaient dans les montagnes et les champs de l’arrière-pays contre des fruits de mer de la mer du Sud. Il attire aujourd’hui les touristes par son intérêt historique et culturel. La maison de Choe Champan à Pyeongsa-ri La terre , ce roman épique de Park Kyung-ree, situe principalement son intrigue au village de

Pyeongsa-ri qui se trouve dans l’agglomération de Hwagae-myeon, dans le canton de Hadong. La Maison de Choe Champan qui se trouve dans ce village est en réalité une reconstitution de celle du roman, réalisée dans un but touristique et ouverte au public. Dans ses dix constructions en bois et à toit de tuiles qui occupent une superficie de 508,48 mètres carrés, elle accueille, outre différentes manifestations culturelles liées au roman, des activités variées à caractère littéraire. Le temple de Ssanggye Situé au pied d’une colline s’élevant au sud du Parc national du Mont Jiri, le temple de Ssanggye aurait été construit par le Ven. Sambeop, lui-même élève du Ven. Uisang, en l’an 722. Comme son nom l’indique, puisque ssang signifie deux ou double et gye , vallée, il est blotti entre deux vallées. Au mois d’avril, la région offre à la vue le magnifique spectacle de ses cerisiers en fleur, de son eau limpide, de ses formations rocheuses aux formes surprenantes et de ses arbres centenaires s’alliant avec une exceptionnelle harmonie. Parmi les vestiges

du passé qui s’y trouvent, le plus célèbre est la Pagode commémorative du Maître Zen Jinong (trésor national n°47), que fit édifier le roi Jeonggang, cinquantième monarque de Silla, en récompense de la haute vertu du moine qui y étudia. Le premier champ de thé La première plantation de thé réalisée en Corée se situe non loin du temple de Ssanggye et a été classée Monument provincial n°61 du Gyeongsang du Sud en vue de sa conservation. Elle s’étend sur une longueur d’environ douze kilomètres, en bordure du village de Tap-ri appartenant à l’agglomération de Hwagae-myeon, jusqu’à l’entrée même du sanctuaire et par-delà, jusqu’au village de Sinheung. Les champs de thé sauvages accrochés aux versants et ceux qu’a mis en culture l’homme composent de splendides paysages et fournissent au visiteur l’occasion de voir de près ces lieux de production du thé de qualité qui fait la réputation de Hadong. Les habitants de Hadong et Gurye en font trois récoltes annuelles qui se déroulent aux mois de mai, juillet et août.


Ils ont choisi leur voie

Kim Nyung-man, photographe-archiviste des grands moments de l’histoire Voilà plus de quarante ans que Kim Nyung-man conserve les archives de l’histoire moderne coréenne par la photographie, prise comme moyen d’expression et témoin des moments clés de l’histoire. À cet égard, il s’estime heureux d’avoir fait ce qu’il aimait le mieux et où il pouvait donner le meilleur de lui-même. Yoon Se-young Rédacteur en chef du mensuel Photo Art Magazine

D

’aucuns affirment que l’histoire appartient à ceux qui l’écrivent,

à me donner tant de mal si les livres parlant de la construction des

car ils font renaître le passé par son évocation. La photographie,

murs avaient cité cette date à un endroit ou à un autre. C’est à ce

parce qu’elle constitue le plus neutre et le plus fidèle des supports,

moment-là que j’ai compris à quel point les archives sont impor-

facilite aujourd’hui ce travail de mémoire en captant l’instant pré-

tantes. De plus, j’ai été séduit par la photographie en m’en servant

sent de manière saisissante. Né en 1949, le grand photographe Kim

pour vérifier le résultat de mes recherches. Alors avec l’argent du

Nyung-man s’est fait le témoin des événements qui ont marqué un

prix, je suis parti étudier la photographie à Séoul ».

tournant dans l’histoire moderne coréenne. S’étant très tôt découvert

Après s’être initié aux rudiments de cet art dans un institut privé de

des dispositions pour cet art, il a su en tirer parti au mieux.

la capitale, le jeune homme est retourné au pays pour photographier

De la recherche documentaire au métier de photographe

la nouvelle communauté, dans lequel s’était engagé le pays en 1971.

différentes réalisations du mouvement dit Saemaeul , c’est-à-dire de Dans le canton de Gochang, qui fait partie de la province du Jeolla

Dans les zones rurales concernées, l’œil de son appareil n’a rien lais-

du Nord et dont est originaire Kim Nyung-man, s’élèvent les ruines de

sé échapper de la mutation qui s’opérait pour que ces campagnes

remparts dont nul ne savait de quand ils dataient. En 1969, le conseil

pauvres et arriérées se changent en communautés modernes. Puis,

général ayant annoncé qu’un prix récompenserait toute personne

deux ans plus tard, Kim Nyung-man s’est inscrit au Département de

qui le découvrirait, Kim Nyung-man, qui venait d’achever ses études

photographie de l’Université Chung-Ang pour y acquérir une forma-

secondaires et n’avait pas encore choisi son futur métier, a décidé de

tion plus solide.

participer à ce concours.

Pendant les vacances, il mettait à profit son séjour dans son village

Commençant par faire le tour de l’enceinte plus de dix fois pour y

natal pour réaliser des vues de paysages et de scènes de la vie rurale.

trouver quelque trace du passé, il l’a minutieusement observée et a

Ses camarades d’études avaient beau le traiter de péquenaud parce

filmé toutes les inscriptions qui se trouvaient sur ses pierres. Dans

qu’il photographiait toujours la campagne, il poursuivait imperturba-

une bibliothèque municipale, il a consulté tous les ouvrages qui por-

blement la tâche qu’il avait entreprise pour se faire le témoin de tout

taient sur le royaume de Joseon et y a glané des informations qu’il

un monde voué à disparaître.

a ensuite mises en parallèle avec ses clichés. Ce long travail lui a

Après avoir obtenu son diplôme, en 1978, il a été engagé comme

permis de dater l’édification des murailles à l’an 1453, deuxième

reporter photographe au Dong-A Ilbo , où il restera vingt-trois ans.

du règne de Danjong (1441-1457, r. 1452-1455), lui-même sixième

Toujours présent quand les événements l’exigeaient, il sera le specta-

monarque de Joseon.

teur de ceux qui secoueront Gwangju en mai 1980, dits du Mouvement

Kim Nyung-man se souvient à ce propos : « Je n’aurais pas eu

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pour la démocratie, ainsi que des manifestations de même nature qui Ar ts et culture de Corée


© Kwon Hyouk-jae

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1 1 Des policiers anti-émeutes s’accordent une pause au profit d’un répit dans les manifestations (Haengdang-dong, Séoul, 1982). 2 Entre deux repiquages de jeunes plants de riz, une jeune paysanne allaite le bébé que sa grande sœur porte au dos (Gochang, province du Jeolla du Nord, 1974). 3 Au « village de la trêve » de Panmunjom, où la tension est palpable, un soldat nord-coréen s’intéresse au téléobjectif d’un journaliste sud-coréen (Panmunjom, 1990).

2

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3

Ar ts et culture de Corée


À l’époque de la modernisation des campagnes, cette paysanne de dos cheminant sur une route poussiéreuse, au retour du marché des environs, contraste avec la vitesse du taxi qui soulève un nuage de poussière (Gochang, Province du Jeolla du Nord, 1976).

auront lieu au centre de Séoul tout au long de la décennie, ainsi que

De cet énorme travail, naîtront des séries thématiques, dont Gwan-

des faits qui se produiront au « village de la trêve » de Panmunjom et

gju, ce jour-là , qui illustre le Mouvement pour la démocratie de cette

à Cheong Wa Dae.

ville, Panmunjom , qui évoque la partition en deux Corées, Qu’est-ce

Kim Nyung-man s’estime chanceux d’avoir eu la possibilité de se

que la présidence? , qui retrace six années d’expérience en tant que

former aux deux manières de voir différentes de l’art et du journa-

photographe affecté à Cheong Wa Dae et Vingt années de soulève-

lisme, puisqu’avant d’exercer le second, il a pratiqué le premier sous

ments, qui porte sur ses vingt ans de carrière dans le reportage photo.

forme de photographie.

En 2005, Kim Nyung-man s’est vu récompenser de son professionnalisme par la remise du Prix du photographe étranger au Festival

La chance de tout publier

international de photo de Higashikawa, dans le Hokkaido, ce savoir-

C’est par son talent artistique que Kim Nyung-man s’est d’abord

faire s’étant particulièrement manifesté dans la série Vingt années de

fait connaître, tout en continuant à faire son métier de reporter photo

soulèvement , qui fait découvrir les multiples facettes de la Corée des

envoyé sur les lieux d’accidents et d’événements divers. Sur le grand

années quatre-vingts et quatre-vingt-dix.

nombre de clichés qu’il rapportait, le rédacteur en chef ne retenait

Après son départ à la retraite en 2001, Kim Nyung-man a inlassa-

qu’une seule photo, ce qui ne décourageait pas leur auteur d’apporter

blement photographié sa région natale, mais aussi Séoul, Panmun-

une touche artistique à chacune d’entre elles.

jom et la zone démilitarisée, puis a rassemblé les vues réalisées au

K o r e a n a | É t é 2 0 14

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Ce vieil homme qui a quitté voilà longtemps sa ville natale aujourd’hui située en Corée du Nord se recueille pour prier, l’air grave, en tenant les fils de fer barbelés de la DMZ, du côté sud de celle-ci, après avoir rendu hommage à ses ancêtres au Pavillon Imjingak à l’occasion du Nouvel An lunaire. (Imjingak, province de Gyeonggi, 1993)

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Ar ts et culture de Corée


Au début de l’année, paraissait Portrait des temps, un livre rassemblant deux cent soixante-dix photos par lesquelles Kim Nyung-man porte un saisissant témoignage sur les événements les plus marquants de l’histoire coréenne moderne. À travers l’objectif, il a suivi l’évolution de la Corée rurale au lendemain de l’industrialisation, les mouvements de Gwangju et les manifestations de Séoul pour la démocratie, fixant aussi sur la pellicule des scènes de la vie dans ce « village de la trêve » de Panmunjom qui représente la division idéologique des deux Corées.

sein d’un recueil intitulé Portrait des temps qu’il vient de faire paraître

ginaire de Gochang, le berceau du pansori , qui est notre opéra nar-

au début de l’année. Cet ouvrage dresse ainsi un état des lieux assez

ratif traditionnel. Il suffit d’écouter un peu Chunhyangjeon , Heung-

complet de la société coréenne des quarante dernières années tout

bujeon ou Simcheongjeon pour s’apercevoir que leurs personnages

en retraçant sa carrière en guise de profession de foi. Près de deux

savent garder le sens de l’humour jusque dans les situations les plus

cent soixante-dix clichés portent un saisissant témoignage sur les

désespérées, les plus navrantes. On devine toute l’émotion qu’ils

événements les plus marquants de l’histoire coréenne moderne.

contiennent de cette manière. C’est dans cet esprit que j’ai voulu prendre des photos qui montrent non seulement ce qui est visible de

Han et humour

l’extérieur, mais aussi ce qui se passe au fond d’un être ».

L’œuvre de Kim Nyung-man déborde de chaleur humaine et l’hu-

Lui-même doit bien être pour quelque chose dans cet humour

mour y est présent sur chaque cliché, quel que soit le thème abordé,

dont s’imprègnent ses clichés en toute circonstance et qui est l’un des

qu’il s’agisse de la vie rurale, de la pauvreté de certains quartiers de

traits distinctifs de son art.

Séoul ou de la tension qui règne à Panmunjom. On les découvre entre rires et larmes et leur auteur fournit ainsi un exutoire, par l’humour, au han , ce douloureux sentiment d’amertume qui participe du caractère national.

La division nationale, un thème toujours d’actualité Soixante et un ans ont passé depuis qu’a pris fin la Guerre de Corée, mais la division des deux Corées est toujours au centre des

Comment ne pas éprouver de compassion pour cette mère qui

préoccupations de Kim Nyung-man. En attestent les innombrables

est assise sur un talus bordant une rizière, pendant les travaux des

photos qu’il prend de Panmunjom et de la DMZ depuis trente ans et il

champs, et allaite son bébé posé sur le dos de sa grande sœur ? Cette

n’aura de cesse de le faire jusqu’à ce que la péninsule soit réunifiée et

scène nous arrache aussi un sourire, car on y ressent tout l’amour

que sa production prenne valeur de témoignage d’une époque révo-

de cette mère qui, de ses mains sales, remonte doucement la cou-

lue.

verture. Elle semble pourtant exténuée par son dur labeur qui ne lui laisse même pas le temps de nourrir son enfant chez elle.

Il déclare à ce sujet : « J’ai pris une photo d’un vieil homme tout ridé qui, pendant la guerre, a quitté sa ville natale aujourd’hui située

Sur les photos de manifestations de rue, on voit d’autres sujets

en Corée du Nord et tient les barbelés de la DMZ, du côté de la Corée

comme ce policier des forces anti-émeutes qui se bouche le nez avec

du Sud. Cette photo symbolise tout à fait les souffrances infligées

du coton le temps d’une brève pause ou ce passant se couvrant la tête

par cette partition. Encore aujourd’hui, elle est affichée au Pavillon

avec un sac en plastique, sur fond de fumées de bombes lacrymo-

Imjingak, à la DMZ. Je l’ai prise il y a déjà vingt ans. Peut-être que cet

gènes dont on croirait sentir l’odeur forte et c’est non sans humour

homme n’est plus de ce monde. Mais la péninsule, elle, est toujours

que le photographe a saisi ces instants ou chacun essaye son « truc »

divisée ».

pour y échapper.

Kim Nyung-man sait à la perfection saisir toutes les petites émo-

Ce ton humoristique se retrouve même dans les vues de Panmun-

tions du quotidien, celles que l’on oublie sans mal avec le temps, car

jom, lieu d’affrontement et de tension exacerbée. Sur l’une d’elles,

il entend accomplir son travail d’archivage tant sur la micro-histoire

un militaire nord-coréen penche la tête avec une curiosité naïve pour

que sur la macro-histoire. Voilà plus de quarante ans qu’il retrace le

regarder à travers l’objectif du photographe sud-coréen. Malgré tout

passé, dans son langage photographique qui fait chaud au cœur et

l’endoctrinement qu’il a peut-être subi, il semble vouloir à tout prix

par l’évocation de la vie de ceux qui en ont été partie prenante. L’un

son envie de le voir.

des aspects de cette histoire, celui de la division nationale, demeure à

Kim Nyung-man apporte les précisions suivantes : « Je suis oriK o r e a n a | É t é 2 0 14

ce jour inachevé.

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Charles La Shure Professeur au Département de langue et littérature coréennes de l’Université nationale de Séoul

Livres P

L’étude la plus exhaustive et approfondie d’Arirang en langue anglaise Arirang in Korean Culture and Beyond Textes compilés par Sheen Dae-cheol, 309 pages, Presses de l’Institut des études de civilisation coréenne, 25 000 wons, Séoul

actuelle de ce chant et en s’interrogeant sur les moyens de le faire toujours plus apprécier. Dans un troisième volet à caractère littéraire et culturel, Kang Deung-hag s’intéresse au rôle de vulgarisation qu’a joué le cinéma dans la diffusion de ce chant et à l’effet mobilisateur et galvanisant qu’a produit celui-ci en retour sur les masses opprimées. Quant à Kim Ik-doo, il passe en revue les formes symboliques et thématiques variées sous lesquelles s’est manifestée la présence d’Arirang dans la littérature. Enfin, Park Ae-kyung montre comment Arirang a acquis une audience plus large en Corée et à l’étranger par le biais de la K-pop en soulignant les avantages et inconvénients de cette évolution. Un quatrième volet entraîne le lecteur par-delà les frontières sous la plume de Jung Pal-yong, un réfugié nord-coréen, ancien étudiant de l’Université des beaux-

lus encore que la complainte populaire préférée des Coréens

arts de Pyongyang, qui compare les versions respectives des deux

depuis des siècles, Arirang figure parmi les grands symboles

pays et suggère que la Corée réunifiée en fasse son hymne natio-

culturels de leur pays. Conscient de l’intérêt croissant que suscite

nal. Un article de Zhang Yishan évoque l’apport d’Arirang à la culture

ce chant, l’Institut des études de civilisation coréenne s’est asso-

chinoise et la signification qu’il revêt pour les ressortissants coréens.

cié à la Fondation des arts du spectacle coréens pour lui consacrer

Gim Ban Bohi clôt ce chapitre par un retour historique sur la diffusion

en décembre 2011 une conférence internationale qui rassemblait de

de ce chant à l’étranger et sur son ancrage dans la mémoire collective

nombreux spécialistes coréens et étrangers. L’ouvrage intitulé Ari-

des populations d’origine coréenne, notamment en Chine.

rang in Korean Culture and Beyond : Arirang from Diverse Perspec-

La cinquième partie franchit elle aussi les frontières, mais avec un

tives réunit les textes des différentes communications présentées lors

autre pays asiatique, puisque Yukio Uemura se penche sur le chant

de cette manifestation.

folklorique japonais La berceuse du village d’Itsuki en faisant remon-

Son argument y est développé en six parties. Dans la première

ter ses origines à Arirang , tandis que Wang Yingfen et Tran Quang

d’entre elles, qui introduit l’ouvrage, Cho Dong-il avance l’idée qu’il

Hai évoquent la diffusion d’Arirang , respectivement jusqu’à Taïwan

faut voir en Arirang une véritable dimension scientifique digne de

et à l’Asie du Sud-Est. Dans la sixième et dernière partie de l’ouvrage

recherches interdisciplinaires recouvrant la musique, la littérature, le

située hors de ce continent, Lee Byong-won analyse, à partir de son

folklore, l’histoire et la géographie. Dans un deuxième temps, le chant

expérience de la vie à Hawaï, les changements qu’a subis ce chant

est présenté sous un angle purement musical. Lee Bo-hyung et Kim

en arrivant aux États-Unis. Pour sa part, Simon Mills suit le parcours

Young-un reviennent sur ses origines situées dans la province de Gan-

d’Arirang en Europe pour s’intéresser à la manière dont il est inter-

gwon à partir de laquelle il s’est diffusé sur l’ensemble du territoire.

prété par des musiciens étrangers. Enfin, Jean Kidula envisage le

Tandis que le premier se livre à une étude poussée sur le plan musi-

chant folklorique en tant que symbole d’un peuple ou d’une nation,

cal, en complétant celle-ci des notations de différentes versions, le

puis établit un parallèle entre la Corée et le Kenya en raison de leur

second présente les adaptations qui en ont été faites par des composi-

passé commun de pays colonisés et de leur égal identique attache-

teurs modernes. Min Eun-gi conclut cette partie en analysant la place

ment à leur identité culturelle.


Le premier roman moderne coréen traduit à l’intention des lecteurs étrangers La terre Yi Kwang-su, traduit par Hwang Sun-ae et Horace Jeffrey Hodges, 512 pages, 16 dollars, Dalkey Archive Press, Champaign, Illinois, Dublin

luttant pour le renouveau du monde rural, dont l’action se fondait sur la certitude que c’est par l’éducation que la Corée s’engagerait dans la voie du progrès, notamment en apportant l’instruction aux habitants des campagnes. Dans ce contexte, il décrit un tissu complexe de relations humaines entremêlées de triangles amoureux qui entretiennent un sentiment de suspense. Ces affaires de cœur n’étaient pas étrangères à Yi Kwang-su lui-même, puisqu’il avait divorcé de la femme à laquelle l’avait uni un mariage sur présentation, pour s’enfuir avec une autre, médecin, qui l’avait soigné pendant sa maladie et l’avait soutenu durant sa convalescence. Se déroulant sur quatre époques ellesmêmes subdivisées en périodes plus courtes, cette structuration de l’œuvre correspond à sa première vocation de roman feuilleton. Dans la première partie, le personnage principal, un

S

dénommé Heo Sung, quitte sa campagne natale

ouvent considéré comme l’auteur du

pour faire des études d’avocat à Séoul et il y prend pour épouse Yun Jeong-seon, la fille d’un

premier roman coréen moderne, Yi

haut fonctionnaire de l’aristocratie. La deuxième époque le voit retourner au pays et entre-

Kwang-su a vécu les bouleversements de

prendre d’œuvrer à son renouveau, tandis que dans la troisième, le récit prend un tour tragique

l’histoire coréenne moderne. Bien qu’ayant

lorsque Jeong-seon tente de mettre fin à ses jours après avoir noué une brève liaison avec un

fait ses études au Japon, il n’en est pas

ancien soupirant. La dernière partie conte le soulèvement des villageois excédés par l’arro-

moins un fervent partisan des mouvements

gance d’un grand propriétaire terrien.

d’indépendance, et ce, dès les premiers

Outre les qualités littéraires qui en font un chef-d’œuvre, une dimension historique y est

temps de l’occupation coloniale. Quand

présente par l’évocation des mouvements de renouveau rural et des conceptions philoso-

approche la fin de cette présence, il se gar-

phiques d’où ils partaient. Toutefois, il faut se garder de croire que la Corée qu’il dépeint est

dera néanmoins de faire figurer dans ses

telle qu’en son temps. Il s’agit plutôt de la vision idéalisée qu’en a le personnage principal de

écrits quoi que ce soit qui puisse contra-

l’intellectuel qui fait en toute circonstances preuve de noblesse d’âme et d’une conduite irré-

rier les Japonais, ce qui lui vaudra plus tard

prochable, tout en jugeant que les petits villages sont condamnés à un retard qu’ils ne pourront

d’être taxé de collaborateur. Si les avis sont

jamais combler. Si le livre ne fournit pas une peinture réaliste d’un point de vue historique, il

partagés sur ce point parmi les spécialistes

expose les états d’esprit d’un homme idéaliste face à la réalité de la vie sous l’occupation colo-

de l’œuvre pleine d’érudition de cet écrivain,

niale.

il est indéniable qu’il occupe une place de

En raison de la fidélité avec laquelle y sont restitués les sentiments exprimés dans le

premier plan dans la littérature de l’époque

texte coréen, cette version traduite a été classée par World Literature Today au nombre des

coloniale.

soixante-quinze traductions les plus remarquables réalisées au cours de l’année 2013. Si, par

C’est sous forme de feuilleton que La

le contexte historique où il situe l’intrigue, ce livre peut paraître d’un accès moins facile que

Terre paraît pour la première fois, d’avril

les œuvres de fiction plus contemporaines, il correspond à une époque charnière de l’histoire

1932 à juillet 1933, dans le quotidien Dong-

coréenne et intéressera tous ceux qui cherchent à mieux comprendre l’essence même de la

A Ilbo . L’auteur y évoque les mouvements

Corée et de sa culture.


REGARD EXTÉRIEUR

Se perdre à Séoul Gilles Ouvrard Professeur à l'École d'interprétation et de traduction de l'Université Hankuk des études étrangères

C

ela fait maintenant deux ans et demi

fleuve Han, cette partie centrale est traver-

que j’habite à Séoul. Pour découvrir la

sée horizontalement en son milieu par un

ville, dès que j’avais un peu de temps libre,

axe double, Jong-no, la « Rue de la Cloche »,

j’ai passé la première année à la sillonner en

la grand-rue de l’époque, et un miracle de

tous sens, d’abord à pied, puis, compte tenu

petit cours d’eau, sauvé du béton, qui la

des distances, à bicyclette.

longe tout de suite au sud, le Cheonggye-

J’ai décidé de passer à la bicyclette en

cheon. Ce ruisseau, alimenté artificiellement

constatant qu’il m’avait fallu sept heures

par pompage dans le fleuve Han, a paraît-il

de marche pour revenir de l’ambassade de

fait couler au moment de son aménagement

France à l’ouest jusqu’à chez moi au nord-

plus d’encre qu’il ne transporte d’eau, mais

est, en faisant, il est vrai, un léger détour

il est quand même bien rafraîchissant. La

pour me tremper les pieds dans le fleuve

limite nord est constituée par un alignement

Han. Je garde un souvenir ému de la pan-

de palais, adossés à des montagnes. Au sud,

carte, quelque part dans le bas de Dongil-ro,

c’est le mont Namsan, avec la toupie mon-

annonçant Taerung « 7,5km » : l’après-midi

tée en graine de sa tour. À l’ouest une grande

était bien avancé, j’avais un peu chaud, mais

place allongée en rectangle, entre l’ancienne

c’était tout droit, j’étais presque arrivé.

Porte du Sud et le palais présidentiel ; à l’est

Cette exploration m’a permis de savoir

une autre grande porte, prolongée d’une

que je me plairais à Séoul. Et de tirer mes

muraille qui grimpe, et s’en va mine de rien

premières conclusions sur la commodité des

très loin. L’ancien centre-ville représente

excursions en ville.

sans doute un peu moins de la superficie

En fait, il n’est pas facile de se perdre à Séoul, parce que, à l’échelle de l’agglomé-

de Paris intra-muros, parce qu’il est a priori moins étendu dans le sens nord-sud.

ration, la ville, bien que très vaste, est à la

Ensuite, il y a le nouveau quartier de Gan-

fois encadrée et ponctuée de montagnes

gnam, au sud du fleuve (comptez dix à quinze

boisées, et traversée par une série de cours

minutes si vous vous risquez à traverser

d’eau, du ruisseau jusqu’à l’imposant fleuve

un pont à pied), Gangnam-la-rive-gauche,

Han. Ce sont les montagnes, escarpées ou

que les anciens expatriés ici ont vu sortir de

arrondies, qui sont les plus anciennes habi-

terre. J’ai appris récemment que du temps

tantes et les gardiennes de Séoul. Plus pro-

où c’était encore la campagne, il a été jumelé

saïquement, la ville est aussi quadrillée par

avec une petite commune de la banlieue de

un métro au maillage dense, moderne et

Bruxelles. Les avenues y sont plus larges,

pratique.

les immeubles plus cossus, on y voit beau-

Si l’on est partant pour de longues pro-

coup de bâtiments spectaculaires, quelques-

menades un peu au hasard à travers la ville,

uns assez beaux. Lui aussi est bordé de

il peut être utile de savoir qu’elle est parta-

montagnes, où je ne suis pas encore allé,

gée en trois grandes zones distinctes.

parce qu’elles sont trop loin de chez moi.

Le centre historique d’abord, qui doit faire

La troisième zone, c’est tout le reste. Et

de l’est à l’ouest environ sept kilomètres,

là, finalement, il est assez facile de se perdre

soit à peu près la dimension de Paris, de la

à Séoul, parce que ces quartiers se res-

Bastille à l’Étoile. Située sur la rive droite du

semblent beaucoup, avec leurs rues où se


succèdent petits commerces et échoppes

du touriste hésitant. Au début de mon séjour,

d’artisans, le Séoul quotidien des gens ordi-

échaudé après quelques déconvenues de

naires et des marchés, et son mélange

Parisien trop sûr de lui, qui pense « Je sors,

d’immeubles plus ou moins anciens. Et tou-

je vais bien trouver », je suis revenu vers

jours, même auprès des grands ensembles

le plan, en prenant le temps de le consul-

récents, dès qu’on se hasarde dans les

ter avant d’affronter la rue. Mais là, une fois

ruelles étagées, au pied des côtes chapeau-

dehors, je ne comprenais pas.

tées de forêts, ou jouxtant le parc d’une des

En effet, alors que j’avais bien pris mes

innombrables universités, la poésie déglin-

repères, les premiers temps je me suis régu-

guée de quelques vieilles maisons basses

lièrement perdu en sortant du métro : les

aux toits de tuiles ruinés, couverts de bâches

rues n’allaient pas dans le sens attendu, les

usagées, peut-être protégées par le temple

bâtiments n’étaient pas à leur place. Per-

bouddhiste voisin caché dans un pli du ter-

plexité. Au point que j’ai fini par renoncer au

rain, comme un clin d’œil vers le passé.

plan, en me contentant de suivre à la lettre

Rassurons-nous. Rien n’oblige le tou-

les indications notées avant le départ : à la

riste à aller dans ces quartiers. Et si l’on

sortie n° tant, aller tout droit et tourner à

veut rester concentré sur l’essentiel, finale-

gauche au Paris-Baguette, etc (au fait, j’y

ment il n’est pas facile de se perdre à Séoul,

pense, je n’ai pas encore compris pourquoi

car tout y est bien indiqué et ré-indiqué. Les

connaître l’adresse précise ne permet pas

panneaux sont toujours bilingues, alpha-

de parvenir au bon endroit, mais ne com-

bet coréen, et anglais. Dans les endroits à

pliquons pas). Déconcerté, et vaguement

proprement parler touristiques, comme les

vexé que mon sens de l’orientation, d’habi-

palais, ou la rue marchande d’Insadong, des

tude efficace, soit mis en échec sur la terre

petits groupes de guides en grande tenue

coréenne...

saluent déjà le piéton qui ralentit le pas.

Et puis un jour, lumière. Je me suis aperçu

Ailleurs, il y a de nombreux micro-centres

d’une chose. Les plans de quartier, soignés et

d’information, syndicats d’initiative posés de

clairs, ne sont pas systématiquement orien-

loin en loin le long des rues. Et les gens sont

tés vers le nord... Ils sont présentés selon un

spontanément serviables, si vous avez l’air

principe que je n’ai pas encore éclairci, peut-

de chercher votre chemin, bien souvent ils

être la commodité en fonction de la configu-

viennent d’eux-mêmes proposer leur aide.

ration du quartier, en tout cas avec des orien-

De toute façon, en cas de difficulté parti-

tations qui semblent aléatoires.

culière, pour trouver un taxi, la plupart du

D’accord, je reconnais que je suis un petit

temps, il suffit de s’arrêter dix secondes au

voyageur, car il est vrai que d’autres pays

bord du trottoir.

de la région font la même chose. J’admets

Les taxis ne sont pas chers, mais pour

par ailleurs volontiers que je ne suis pas à

se rendre quelque part, en général on prend

la page, qu’il suffit aujourd’hui d’avoir un

quand même le métro. Pour arriver à bon

smartphone et l’application idoine pour par-

port, il est très important de retenir le numé-

venir à l’objectif sans encombre, en suivant le

ro de la bonne sortie. Car ici les sorties

trajet qui s’affiche.

d’une même station peuvent être distantes

Toujours est-il que je garde de cette

de plusieurs centaines de mètres, et si l’on

découverte une certaine méfiance envers les

part dans la mauvaise direction, on risque

habitudes, et une grande admiration pour le

de perdre un temps considérable avant de

cerveau des Coréens, capables de fixer men-

se retrouver. En cas d’oubli, la solution, me

talement le schéma du quartier et se recon-

direz-vous, est toute simple : il suffit de jeter

naître à la sortie sans avoir, préalablement, à

un coup d’œil au plan du quartier, valeur

pencher la tête voire se tordre le cou devant

sûre de la signalétique métropolitaine, ami

le plan.

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Délices culinaires

Le bingsu: le dessert glacé dont on raffole

Dessert rafraîchissant à base de glace pilée que vient agrémenter une délicieuse garniture, le bingsu a toujours été apprécié en période estivale, mais il se consomme désormais en toute saison car son succès ne se dément pas. Dans les lignes qui suivent, nous passerons en revue les différentes recettes de cette préparation très appréciée des Coréens en retraçant les circonstances historiques particulières dans lesquelles elle a vu le jour. Yoon Duk-no Critique culinaire | Lim Hark-hyoun, Cho Ji-young Photographes

I

l n’est pas donné à tout le monde de connaître le « bingsu du Pôle

La « Renaissance » de la crème glacée

Sud » car il se prépare dans ces contrées glaciales où les virus

À l’image du retour aux idées et à l’art antique gréco-latins de la

eux-mêmes ne résistent pas à des températures de - 50°C, avec de

Renaissance, les glaces à l’ancienne connaissent aujourd’hui un regain

gros morceaux de glace arrosés d’une rasade généreuse de sirop

de faveur. On assiste en effet à un étonnant renouveau de ces pré-

de fraise, après quoi on n’a plus qu’à en râcler vivement la surface

parations gourmandes à mi-chemin entre la neige glacée de Néron

pour détacher des fragments aussitôt dégustés. Également appe-

et les glaces fruitées chinoises renommées dans toute l’Asie au XIe

lée connue sous le nom de bingsu de l’Antarctique, cette préparation

siècle. Elles se déclinent en d’innombrables variantes de la recette du

n’est connue que des chercheurs qui séjournent longuement dans les

bingsu qui vont des plus classiques à base de fruits comme la fraise

centres où ils mènent leurs études et dont le film japonais Le Chef du

et la mangue ou de haricot rouge sucré avec du sirop à des versions

Pôle Sud évoque la vie. Étant donné le côté extrême de ces situations,

plus originales au thé vert, au vin ou au lait glacé pilé dit « flocons de

on serait tenté de se dire que le dessert en question n’existe qu’au

neige », ou encore aux injeolmi , ces bouchées de pâte de riz gluant

cinéma ou dans notre imagination.

enrobées de farine de haricot, quand elles ne comportent pas de fro-

Il n’en est rien car voilà déjà deux millénaires, les hommes

mage ou de café. Elles ont pour dénominateur commun de s’obtenir

consommaient à peu près la même préparation, si ce n’est que le lieu

en pilant de la glace en menus fragments pour reproduire l’aspect de

d’extraction de son principal ingrédient se trouvait quelque part dans

la neige et d’y ajouter des ingrédients divers à son goût, dont des hari-

les Alpes ou l’Himalaya. Néron lui-même, qui régna au

Ier

siècle, en

cots rouges, fruits et jus de fruits, comme pour se rapprocher le plus

est l’un des plus illustres exemples puisque l’histoire dit qu’il donna

possible des crèmes glacées des origines. C’est du XVIIe siècle que

un jour un banquet quelque peu original. Des coureurs arrivèrent à

date la création des glaces à l’italienne, ces préparations d’une consis-

Rome par la plus grande de ses artères, la célèbre Voie Appienne,

tance plus moelleuse à base de crème anglaise fouettée qui leur valut

pour y apporter de pleins seaux de glace qu’ils avaient recueillie sur

d’être appelées « crème glacée ». Toutefois, il faut savoir que d’autres

les montagnes enneigées, en rivalisant de vitesse dans leur course

desserts glacés les avaient précédées.

éperdue contre le temps et la chaleur. La précieuse denrée fut mêlée

En Europe, c’est le sorbet qui fut le premier consommé par l’aris-

à du miel, du jus de fruit et du vin pour confectionner un mets glacé

tocratie. Il consistait en une boisson, lactée ou non, qui se composait

qui pourrait bien être l’ancêtre de nos sorbets d’aujourd’hui. En effet,

de fruits ou jus de fruits glacés. Dans la Rome et la Grèce antiques,

cette anecdote revient invariablement dans les textes qui retracent

on avait coutume débiter la glace des montagnes en gros blocs qui se

l’histoire des glaces et de leur consommation.

conservaient jusqu’à l’été, où on les consommait broyés avec du jus de fruits, des épices ou du vin pour se rafraîchir.

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Ar ts et culture de Corée


Composé de glace pilée et garnie de haricots rouges bien cuits, de bouchées de pâte de riz gluant et de fruits séchés croquants ou de fruits à coque émincés, le bingsu aux haricots rouges constitue le rafraîchissement coréen par excellence à consommer en période de canicule.

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Dans l’Orient ancien, existaient de multiples variantes du bingsu

La tradition du dessert glacé en Asie de l’Est Les Coréens anciens aimaient à déguster, outre le bingsu , une pré-

coréen. Elles comprenaient non seulement celui aux haricots rouges

paration appelée bingjeup qu’ils confectionnaient avec de la glace pilée

tel qu’il existe encore de nos jours, mais aussi de nombreux autres

mêlée à des jus de fruits ou à des épices. Le premier fut introduit dans

au yaourt glacé, aux cerises ou à l’eau de vie de prune, cette dernière

toute l’Asie de l’Est où il fut longtemps apprécié. Dans le traité intitulé

recette trouvant son prolongement dans le bingsu au vin que nous

Histoire des Song , qui rassemble des informations sur l’histoire de

connaissons. De tous temps, les Coréens ont fait usage de glace, en

cette dynastie, il est dit que : « L’empereur offrait aux fonctionnaires

été, soit pour confectionner le punch aux fruits dit hwachae , soit pour

de haut rang du milsabing [une glace fine au miel] les jours de forte

en faire un plateau où mettre les fruits à conserver, d’où le terme bing-

chaleur ». Il semblerait qu’il s’agissait de bingsu au miel et haricots

gwa qui désigne des fruits glacés.

rouges et si tel fut le cas, cette lointaine version ne devait guère diffé-

Comment ces différentes recettes de bingsu et de binggwa ont-elles

rer de l’actuelle. Dans un manuscrit japonais du début du XIe siècle, le

pu parvenir jusqu’à nos jours ? Pendant des millénaires, les anciens ont

Makura no Soshi , c’est-à-dire le « livre de chevet », figure un passage

découpé de la glace qu’ils conservaient de l’hiver à l’été et selon cer-

traitant d’un rafraîchissement composé de glace pilée au couteau et

tains historiens, ce n’est qu’au XIe siècle qu’aurait été mis au point un

arrosée de sève de kudzu au moment de la servir dans un bol métal-

procédé révolutionnaire dans le stockage de la glace. Il en résulta un

lique qui évitait sa fonte. S’il est permis de s’interroger sur le choix de

accroissement de la demande suite à la baisse du prix de la glace, qui

cet arôme amer, l’ensemble de la préparation présentait des analogies

aurait alors favorisé une forte consommation de bingsu. Celui-ci n’en

avec le bingsu d’aujourd’hui, en particulier sous la forme traditionnelle

demeurait pas moins un « produit de luxe » réservé à un petit nombre

qu’elle prend dans le dessert dit kakigori , où la glace pilée est arro-

d’aristocrates ou d’autres sujets ayant fait fortune. Le bingsu allait se

sée de sirop. De même, le bingsu au haricot rouge qui se consomme

répandre dans tout l’Orient un siècle plus tard, suite à la production de

aujourd’hui en Corée rappelle le milsabing de la Dynastie des Song.

sorbetières par le Japon qui venait le premier d’accéder à la modernité.

Pour confectionner un bingsu, il suffit de recouvrir de la glace pilée d’une ou plusieurs garnitures pouvant se composer de haricots rouges, de pâte de riz gluant et de fruits à coque tels que les cacahuètes, les amandes ou les noix, mais il est aussi possible d’ajouter de la crème glacée. On mélange ensuite la garniture de son choix avec la glace, mais il est aussi possible de les déguster séparément. 1

Une « cuisine lente » et une recette simple Dans les premiers temps, en raison surtout de l’introduction des crèmes glacées, le bingsu ne se consommait guère qu’au goûter des enfants parce que bon marché, mais en ce XXIe siècle, il fait un retour en force en Asie, non seulement dans sa version d’origine coréenne, mais également sous forme de kakigori japonais et de bao-

bing chinois tout aussi appréciés. Sous des noms différents, il s’agit de préparations foncièrement identiques, mais c’est le bingsu coréen qui sus-

cite le plus d’engouement, ce qui s’explique certainement par la place qui est celle des mets froids dans la cuisine traditionnelle, comme les nouilles servies avec de la glace, alors que les Chinois aiment à boire leur thé chaud en toute saison. Ceci dit, pourquoi préférer le bingsu à de la crème glacée ? Sa « Renaissance » dans la vie quotidienne asiatique est liée aux tendances particulières de ce XXIe siècle et en l’occurrence à celle de la cuisine, qui évolue vers plus de lenteur. Le bingsu s’inscrit dans ce cadre, tandis que la crème glacée relève plutôt de la cuisine rapide. Pour le confectionner, il suffit de recouvrir de la glace pilée d’une ou plusieurs garnitures pouvant se composer de haricots rouges, de pâte de riz gluant et de fruits à coque tels que les cacahuètes, les amandes ou les noix, mais il est aussi possible d’ajouter de la crème glacée. On mélange ensuite la garniture de son choix avec la glace, mais il est aussi possible de les déguster séparément. Autant de possibilités d’apporter sa touche personnelle à ce dessert.

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Ar ts et culture de Corée


2 1 Bingsu à la mangue composé de lait glacé et aromatisé à ce fruit. 2 Longtemps réservé à la consommation estivale en raison de ses vertus rafraîchissantes, le bingsu est aujourd’hui un dessert apprécié en toute saison. 3 Tout un chacun peut composer un bingsu à son goût en l’agrémentant des ingrédients de son choix. 4 Bingsu au thé noir et sirop dont on arrose la crème glacée étendue sur un lit de glace pilée.

3

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4

61


aperÇu de la littÉrature corÉENNE Critique

De la légèreté des liens et des fautes Chang Du-yeong Critique littéraire

D

ans ce qui arrive à Jung, la rédactrice d’articles publicitaires d’un

moqueurs, mais baignant constamment dans une atmosphère feu-

journal régional, tout commence par une petite erreur. À cause

trée dont le ton, pareil à la voix faible de Jung, vise à rendre compte

de celle qui s’est glissée dans le nom du restaurant dont elle parlait

posément de la réalité.

dans l’un de ses textes, le journal a été contraint de rappeler les cinq mille exemplaires qu’il avait déjà expédiés à plus de cent distributeurs

« (...) Jung s’était retrouvée seule devant l’aquarium du restaurant

pour coller des vignettes rectificatives sur chacun d’eux. Il peut certes

de sushi, ou du moins en avait-elle l’impression, bien qu’entourée

arriver à tout le monde de mal lire un nom sur une enseigne, mais dès

de collègues. Un maquereau y tournait sans cesse et très rapide-

qu’elle l’a fait, la protagoniste va aller à la dérive et sortir de la norma-

ment en rond. En fait, c’était la force des remous qui l’obligeait à

lité, mue par le même mécanisme que quand elle est montée dans

faire ces tours et lui donnait en même temps une impresssion de

le bus 8 au lieu du 4 qu’elle voulait prendre. Ce qui n’était à l’origine

fraîcheur. L’animal croyait-il nager à sa guise ? Pour le savoir, il

qu’une insignifiante erreur va ouvrir une brèche dans son quotidien et

aurait suffi de couper l’arrivée d’eau ou d’attendre qu’il bondisse

provoquer un drame. Le lecteur pourra le comprendre s’il lui est arrivé

hors du récipient, où ne l’attendait que la dureté de l’asphalte. (...) »

de se perdre dans des divagations après avoir mal déchiffré quelque inscription, comme ce personnage. Le procédé narratif adopté par

La vivacité de son imagination, qui frôle parfois l’absurde, a cepen-

l’auteur consiste ainsi à créer une complicité entre protagoniste et lec-

dant une autre facette plus sombre, comme l’envers sinistre de la

teur en entraînant celui-ci dans des élucubrations de l’imagination qui

réalité. Par la métaphore des maquereaux nageant dans l’aquarium

l’éloignent du réel, à partir de faits ou aspects dont ils partagent l’expé-

du restaurant de sushi, l’auteur adresse une inquiétante mise en

rience.

garde sur les conséquences graves d’une erreur pourtant insigni-

Dans son œuvre antérieure, l’auteur s’est aussi attachée à révéler

fiante. Emportés toujours dans le même sens par la puissance des

ces petites choses du quotidien que l’on n’a plus le temps de remar-

remous, ils ont la sensation de se déplacer par eux-mêmes, alors

quer, mais qui éveillent sous sa plume des trésors d’imagination. On

qu’ils ne font que suivre le mouvement. Le propos nous rappelle aus-

retrouve un peu la même démarche analogue dans Invader Graphic

sitôt celui du Rêve du papillon de Chuang-tzu ou de films tels que The

(2009), où les petits morceaux de carrelage vus dans la rue symbo-

Matrix ou The Truman Show . Face à la confusion d’un monde régi par

lisent une résistance silencieuse à l’ordre social. C’est aussi le cas

une logique purement capitaliste, l’auteur nous invite à nous deman-

dans Douces vacances (2009), dont le héros se lance dans une cam-

der si toute notre vie n’est pas une grave erreur.

pagne d’extermination des puces après en avoir découvert au pied

Toutefois, la nouvelle n’a pas tant pour but de souligner le manque

de son lit ou près des meubles, ce qui lui fait redouter une invasion

de liberté et l’absence de conscience existentielle structurée chez

de ces insectes à l’échelle planétaire. Enfin, Le syndrome de l’ape-

l’individu moderne que d’attirer l’attention sur le sentiment de « soli-

santeur imagine une nouvelle pandémie éponyme s’abattant sur le

tude » auquel il est condamné en s’évadant du quotidien, comme la

monde après que le personnage principal a cru voir la lune se casser

protagoniste, qui se sent seule, bien qu’entourée de collègues. Tan-

en six morceaux. Ces exemples révèlent à eux seuls toute l’inventi-

dis que ceux-ci continuent de vivre dans l’illusion qu’ils se déplacent

vité et l’humour qui sont ceux de l’auteur, comme dans cette nou-

par leurs propres moyens, alors que c’est la force de l’eau qui les

velle émaillée de mots d’esprit qui nous arrachent un sourire un peu

entraîne, Jung est comme un poisson tombé sur l’asphalte en sau-

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Ar ts et culture de Corée


© Park Jae-hong

tant. Propulsés avec rapidité par le flot puissant, les autres n’ont guère le temps de chercher à comprendre Jung ou à sympathiser avec elle. En outre, il se peut qu’elle ait été aussi isolée quand elle vivait à leurs côtés. En se retrouvant exclue de leur monde par son licenciement, elle s’aperçoit un peu tard qu’elle est depuis longtemps seule. La sympathie qu’éprouve le lecteur pour elle parce qu’elle n’a commis qu’une petite erreur qui déchaîne son imagination n’est-elle pas comparable à la « solitude » du maquereau gisant sur l’asphalte ? Dans la nouvelle Une table pour une personne (2009) aussi due à l’auteur, un institut privé propose des cours à ceux à qui manger seul au restaurant fait peur. N’étant pas parvenu à surmonter sa gêne d’être seul en dépit d’une formation de trois mois, l’un d’eux confie : « Ce que j’aurais voulu, c’était d’apprendre à manger seul sans me sentir mal à l’aise, mais tout ce que m’ont apporté ces cours, c’est la

Yun Ko-eun

Avez-vous déjà vu de ces minuscules

consolation de me dire que je ne suis pas le seul dans ce cas. Nous

vignettes que l’on colle pour masquer des

sommes une sorte de chaîne de magasins unipersonnels ». Ces

fautes d’impression ? C’est une solution

paroles expriment une vérité certes évidente, mais non moins fondamentale, à savoir qu’il suffirait que les gens seuls se rassemblent pour ne plus l’être. Ce truisme semble aussi valoir pour L’ongle du chef . En suivant

provisoire qui permet d’éviter une longue et coûteuse reprise de tout le texte.

le cheminement de Jung, qu’une minime précipite dans un abîme de

Si vous êtes de ceux à qui il est arrivé,

solitude, nous devons continuer à lire à ses côtés, c’est-à-dire à com-

ne serait-ce qu’une fois, d’ôter l’un de ces

prendre sa solitude et son isolement. Tout en contemplant la solitude dans laquelle elle s’enferme, les observateurs que nous sommes

cache-misère, vous vous plongerez avec

sympathisent avec elle et lui apportent du réconfort, la nouvelle les

délectation dans L’ongle du chef, où Yun

interpellant du même coup pour qu’ils se demandent s’ils n’auraient pas eux aussi besoin d’être consolés. L’auteur y laisse entendre que, s’il n’est pas en son pouvoir de changer la réalité ou la vie de son personnage, elle estime que nous, poissons qui sommes toujours dans

Ko-eun fait à tout moment surgir le rêve du quotidien. Gardez-vous toutefois de trop

l’aquarium, avons un devoir impératif de « sympathie » et de « conso-

y entrer ou vous risqueriez à votre tour

lation » envers les autres, même si, ce faisant, nous commettons

de n’être plus qu’une « tache » entre les

aussi d’une certaine manière une « erreur ».

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