É té 2014
ARTS ET CULTURE DE CORÉE
Rubrique spéciale
Les haenyeo de l’île de Jeju
Les haenyeo célèbres plongeuses de Jeju
Les vaillantes moissonneuses des fonds marins ; La plongée, moyen de subsistance des femmes
vol. 15 n° 2
ISSN 1225-9101
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Ar ts et culture de CorĂŠe
Image de Corée
Une maison pleine de clair de lune, sans portes et sans murs Kim Hwa-young Critique littéraire et membre de l’Académie nationale des arts de Corée Kwanjo Photographe
L
La beauté des jardins coréens du XVIe siècle ne se réduit pas à un agencement paysager de l’espace et de l’eau, avec ses rochers, plantes et arbres bien entretenus dont le regard se délecte, comme dans ceux d’Occident ou du Japon. L’homme objective ses sensations, mais pour les lettrés coréens de jadis, pétris de pensée taoïste, le paysage n’était pas fait pour être regardé. Il fallait le vivre de l’intérieur, en s’y fondant. Ils n’élevaient pas de murs pour revendiquer la « propriété » des jardins. Ils ne cherchaient pas à cloisonner la nature, à la transformer ou à l’embellir par des artifices.
a maison d’été Soswaewon, à Damyang, dans la province du
Ils se contentaient tout simplement de choisir le meilleur endroit
Jeolla du Sud, possède, de l’avis de tous, le plus beau jardin de
possible sur une montagne, dans un bosquet de bambous, au bord
Corée. Cette saison radieuse a ouvert grand toutes les portes du
d’un ruisseau, près de rochers laissés à l’état naturel, et y construi-
modeste logis.
saient leur maison blottie dans le giron de la nature. Elle n’avait pas
Les portes en papier de mûrier qui séparent la chambre du maru, le dedans du dehors, se remontent jusqu' au plafond. Une maison débarrassée de portes et de murs pour ne laisser que des poutres. Une chambre inondée de lumière, des bruits de la nature et des parfums du monde. Cette rustique habitation n’est pas faite pour montrer objectivement les arbres, les rochers du jardin ou le ruisseau. Le dedans y est pareil au dehors. Homme et nature, ici en harmonie, ne font qu’un.
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besoin d’être grande, mais d’avoir une âme qui accueille la nature et se laisse investir par elle. Un poète d’alors célébrait ainsi son logis :
Après avoir vaqué à mes affaires pendant dix années, je me suis construit une petite chaumière, Une chambre pour moi, une pour la lune et une autre pour la brise légère, Comme ma chaumière n’a pas assez de place pour les montagnes et les ruisseaux, qu’ils s’enroulent autour d’elle. — Song Sun (1493-1583)
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Lettre de la rédactrice en chef
Irremplaçables femmes de la mer Tout est parti de l’idée fort simple de donner la parole aux hae-
nyeo elles-mêmes, comme le fait souvent Koreana en s’intéressant à ceux qui ont un parcours singulier. Si ces plongeuses en apnée de l’île de Jeju sont d’une bravoure et d’une endurance proverbiales, on en sait en revanche beaucoup moins sur la façon dont elles perçoivent leur métier et sur les conditions de vie très dures qui sont les leurs. L’argument a ensuite pris corps au fil de plusieurs rubriques spéciales que leur consacre aujourd’hui ce numéro intitulé Les haenyeo , célèbres plongeuses de Jeju. Dans sa réalisation, celui-ci a fait appel à des écrivains et spécialistes de l’histoire de cette profession hors du commun, mais aussi du mode de vie et de la culture de celles qui l’exercent. Avec passion et discernement, ils ont su révéler les multiples facettes de la manière d’être et de penser de ces femmes. Si les haenyeo possèdent un exceptionnel savoir-faire dans leur métier, sa pratique ancestrale est condamnée à disparaître à plus ou moins brève échéance faute de stratégies visant à sa préservation. À cet égard, on ne peut que se féliciter de l’action entreprise par les pouvoirs publics et les milieux scientifiques pour obtenir leur inscription par l’UNESCO sur la Liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité, une récompense bien méritée au vu des épreuves que les haenyeo ont à affronter dans l’exercice de leur profession. Sachant les dangers qu’elles courent pour glaner la manne des fonds marins, il semblera peut-être aberrant de vouloir préserver à tout prix une telle activité, mais un ensemble de mesures bien conçues ne s’impose pas moins pour perpétuer les valeurs dont ces femmes sont porteuses et conserver la richesse culturelle qu’elles représentent pour l’île la plus méridionale de Corée. Choi Jung-wha Rédactrice en chef
Éditeur Yu Hyun-seok Directeur de la rédaction Cha Du-hyeogn Rédactrice Choi Jung-wha en chef Réviseur Suzanne Salinas Comité de rédaction Bae Bien-u Choi Young-in Emmanuel Pastreich Han Kyung-koo Kim Hwa-young Kim Young-na Koh Mi-seok Song Hye-jin Song Young-man Werner Sasse Conception et mise en page Ahn Graphics Ltd. 2 Pyeongchang 44-gil, Jongno-gu, Seoul 110-848, Korea Tel: 82-2-763-2303 / Fax: 82-2-743-8065 www.ag.co.kr Traduction Kim Jeong-yeon Abonnements Prix d’abonnement annuel : Corée 18 000 W, Asie (par avion) 33 $US Autres régions (par avion) 37 $ US Prix au numéro 4 500 W Abonnement et correspondance États-Unis et Canada Koryo Book Company 1368 Michelle Drive, St. Paul MN 55123-1459 Tel: 1-651-454-1358 Fax: 1-651-454-3519 Autres domaines, y compris la Corée Fondation de Corée 19F, West Tower, Mirae Asset Center1 Building, 67 Suha-dong, Jung-gu Seoul 100-210, Korea Tel: 82-2-2151-6546 Fax: 82-2-2151-6592 IMPRIMÉ EN ÉTÉ 2014 Joongang Moonwha Printing Co. 27 Shinchon 1-ro, Paju-si, Gyeonggi-do 413-170, Korea Tel: 82-31-906-9996 © Fondation de Corée 2014 Tous droits réservés. Toute reproduction intégrale, ou partielle, faite par quelque procédé que ce soit sans le consentement de la Fondation de Corée, est illicite. Les opinions exprimées sont celles des auteurs et ne reflètent pas nécessairement celles des éditeurs de Koreana ou de la Fondation de Corée. Koreana, revue trimestrielle enregistrée auprès du Ministère de la Culture et du Tourisme (Autorisation n° Ba-1033 du 8 août 1987), est aussi publiée en chinois, anglais, espagnol, arabe, russe, japonais, allemand et indonésien.
Arts et Culture de Corée Été 2014
Publication trimestrielle de la Fondation de Corée 2558 Nambusunhwan-ro, Seocho-gu Seoul 137-863, Korea http://www.koreana.or.kr
Rêve de haenyeo (1984) Kang Dong-un, encre et pastel sur papier, 162 x 130 cm. Né sur l’île de Jeju en 1947, l’artiste s’est toujours appliqué à montrer comment on y vit.
Rubrique spéciale
Les haenyeo de l’île de Jeju
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Rubrique spéciale 1
La longue vie d’une fleur éclose en mer Koh In-o, doyenne des haenyeo Heo Young-sun
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Rubrique spéciale 2
Histoire et survivance des haenyeo de Jeju Yoo Chul-in
Rubrique spéciale 3
Femmes de Jeju : une résistance et une vigueur acquises à force de plongées Joo Kang-hyun
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Dossiers
Le DDP: nouveau repère d’une capitale tournée vers l’avenir
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Goo Bon-joon
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Rubrique spéciale 4
Être haenyeo aujourd’hui Lee Jin-joo
Escapade
Hadong : paradis de la littérature et du thé
Se perdre à Séoul Gilles Ouvrard
Gwak Jae-gu
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Défenseurs du patrimoine
La collection Kansong préserve depuis trois générations des
Ils ont choisi leur voie
Kim Nyung-man,
formes d’expression visuelle de la
moments de l’histoire
pensée coréenne
Yoon Se-young
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photographe-archiviste des grands
Koh Mi-seok
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REGARD EXTÉRIEUR
Livres
Délices culinaires
Le bingsu : le dessert glacé dont on raffole Yoon Duk-no
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aperÇu de la littÉrature corÉENNE
De la légèreté des liens et
Arirang in Korean Culture
des fautes
and Beyond
Chang Du-yeong
la voie du bonheur
L’étude la plus exhaustive et approfondie
L’ongle du chef
An Kyung-suk
d’Arirang en langue anglaise
Yun Ko-eun
Chronique artistique
La culture taoïste coréenne ou
Charles La Shure
22
La terre Le premier roman moderne coréen traduit à l’intention des lecteurs étrangers Charles La Shure
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Rubrique spéciale 1 Les haenyeo de l’île de Jeju
La longue vie d’une fleur éclose en mer
Koh In-o, doyenne des haenyeo
Après soixante-seize années de travail en mer au large de Saekdal-ri, un village de l’agglomération de Seogwipo, la plus âgée des haenyeo de Jeju récolte avec toujours autant d’énergie algues, holothuries et troches. Par cette longue vie de labeur que partagent désormais sa fille et sa belle-fille, Koh In-o incarne toute la vitalité et la générosité des plongeuses de l’île. Heo Young-sun Poète | Cho Ji-young Photographe
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malgré l’âge. Au village de Saekdal-ri qu’elle habite à Jungmun, la première station balnéaire de l’île, elle vit au contact permanent de la mer, comme le reste de sa famille depuis des générations. Les motos sur lesquelles les haenyeo vont jusqu’à la côte s’alignent le long des champs de colza d’un jaune éclatant. Sur les collines que la mer entoure comme un paravent, toute sorte d’arbres croissent, se tordent et se recroquevillent sous le vent qui les gorge d’air salé. Ses collègues sexagénaires ou septuagénaires s’étonnent de la voir encore aussi alerte, comme si elle vivait une seconde vie. « À son âge, c’est quelqu’un d’étonnant, d’incroyable ! Personne ne lui arrive à la cheville ! Elle a toujours de l’avance sur nous et elle est capable de porter des charges très lourdes. Nous, on se contente de 1 1 Bravant la mort à chaque plongée, les haenyeo , une fois au fond, se gardent pourtant de trop récolter et se contentent de ce que chaque jour leur apporte. 2 Doyenne des haenyeo , mais toujours pleine de vie, Koh In-o travaille avec joie aux côtés de sa fille et de sa belle-fille, qui assureront plus tard la relève, et elle se réjouit même quand elles ramassent plus qu’elle.
P
almes noires et tewak ronds dansent sur les flots. De loin, on
suivre. C’est une « mère des mers » qui n’a pas son pareil dans tout le pays ». Koh In-o ramasse deux fois plus que ses cadettes du métier et il va de soi qu’elle est imbattable en durée de plongée. Elle connaît les fonds marins comme sa poche, ce qui lui vaut d’être surnommée « fille de la Déesse de la mer », et ne manque jamais à l’appel, même les jours sans soleil, sauf, bien sûr, ceux de grand vent.
L’important est de régler sa respiration !
dirait un chapelet bouddhique brillant sous l’éblouissant soleil
Cette femme passée maître dans l’art de la plongée déjeune d’un
des mers du sud. Un moment après, des haenyeo dressent partout
simple morceau de pain après quatre heures de travail matinal en
la tête hors de l’eau. Leurs sacs en filet débordent de troches, holo-
mer. Elle affirme n’y avoir jamais été en difficulté, mais c’est peut-être
thuries et algues. Dans leur combinaison de plongée noire, les plon-
parce qu’elle en connaît les secrets depuis toujours, alors qu’en réa-
geuses ne tardent pas à sortir de l’eau, comme des sportifs quit-
lité, c’est surtout parce qu’elle n’est pas cupide. Les jours où elle ne
tant le stade après un match. Filet plein d’algues en bandoulière,
travaille pas, elle fait de longues siestes car il faut savoir prendre le
ces femmes solidement bâties s’avancent résolument. Quand l’une
repos nécessaire quand on en a le temps.
d’elles retire son masque de plongée, apparaît un visage énergique
Pour Koh In-o, la plongée fait partie du quotidien, de « l’ordi-
sur lequel on ne saurait pas mettre un d’âge. C’est celui de Koh In-o,
naire » et elle s’y adonne tout naturellement, sans se poser de ques-
une haenyeo de Jeju qui, avec ses quatre-vingt-onze printemps, est
tions, ramassant tout ce qu’elle trouve. « Quand je suis sur le point
la doyenne des plongeuses de l’île, puisqu’elle exerce cette activité
d’attraper une pieuvre avec mon sarcloir, si elle va se cacher entre
depuis soixante-seize ans au large de Saekdal-ri, un arrondissement
les rochers, c’est impossible de la prendre. Avec un peu de chance,
de Seogwipo. « Je viens de ramasser des algues, derrière ce grand
je réussirai peut-être le lendemain... J’ai ramassé des ormeaux plus
rocher qui est là-bas loin, alors j’ai mis longtemps pour revenir. D’ici,
gros que la paume de la main, à plus de dix mètres sous l’eau. » Elle
on ne voit pas l’endroit ».
pratiquait la pêche en eau douce avec autant de succès, ce que l’âge ne lui permet plus de faire. Plus jeune, elle était renommée pour son
Fille de la Déesse de la mer
maniement du harpon. Aujourd’hui, elle a encore l’ouïe fine et la voix
Sans s’accorder de pause, elle extrait un à un les lambeaux d’al-
qui porte... Est-ce tout le secret de sa bonne santé ? L’alimentation a
gues, puis les étale sur les rochers de basalte qui lui tiennent lieu
aussi un rôle à jouer : « Je ne mange que ma pêche du jour, alors bien
de séchoir et constituent son parc attitré. « Plus l’algue est douce
sûr que je suis en bonne santé ».
et tendre, meilleure elle est ». Elle parle en phrases hachées et ses
Le moindre souffle en moins suffit pour passer de vie à trépas. « Il
vieilles mains brillent au soleil en étendant les algues. Après avoir
faut ramasser ce qu’on peut, pas plus. Si on en veut trop, ça ne peut
séché rapidement au soleil et au bon air de la mer, sa récolte sera
pas marcher. Quand la mer est mauvaise, ce n’est pas le moment d’y
apte à la vente. « La mer n’est pas mauvaise, mais on ramasse de
aller. En tout cas, il ne faut jamais rester plus de deux minutes sans
moins en moins. Les pieuvres et les ormeaux se font rares ».
respirer ». Physiquement, pourtant, les choses ne sont plus ce qu’elles
Si les prises ne sont plus aussi généreuses que dans le bon vieux
étaient. L’ancienne capitaine de haenyeo sait qu’elle a le souffle plus
temps, la mer n’en reste pas moins l’univers de Koh In-o. Depuis son
court et met toujours en garde ses collègues : « Il ne faut surtout
enfance, elle y a toujours plongé et continue d’affronter les vagues
pas être à bout de souffle. Même si on voit quantité d’ormeaux ou de
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« Quand je suis sur le point d’attraper une pieuvre avec mon sarcloir, si elle va se cacher entre des rochers, c’est impossible de la prendre. Avec un peu de chance, je réussirai peut-être le lendemain... Il faut ramasser ce qu’on peut, pas plus. Si on en veut trop, ça ne peut pas marcher. Quand la mer est mauvaise, ce n’est pas le moment d’y aller. En tout cas, il ne faut jamais rester plus de deux minutes sans respirer ».
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tewak , Koh In-o s’est lancée dans la pêche sous-marine comme elle vaquerait à ses occupations domestiques. À Jeju, c’est ainsi que les femmes de la côte faisaient cet apprentissage auquel le destin semblait les vouer et elles s’y consacraient si pleinement qu’elles faisaient dire à certains : « Quand une haenyeo accouche, elle retourne dans l’eau trois jours après », ou encore « Une haenyeo en portant son cercueil sur son dos ». Koh In-o est la plus grande des haenyeo de Saekdal-ri, comme on le lui répète depuis sa jeunesse. « Quand les gens me voyaient, ils disaient : « Regarde cette grande plongeuse ! » J’ai toujours été en bonne santé. Ma mère est morte assez jeune, à soixante-quinze ans, alors je croyais que ce serait pareil pour moi, mais je suis toujours en vie ! ». Après avoir travaillé en mettant ses « petits yeux », c’est-à-dire des 1
lunettes de plongée, elle en a aujourd’hui de plus grands grâce à un masque qui améliore sa vision. Tout en parlant, elle extrait les brins d’armoise qu’elle a placés dans ses oreilles pour empêcher l’eau d’y entrer et dont elle se sert aussi pour enlever la buée de ses « grands yeux ». Elle n’a pas toujours porté de combinaison de plongée car
pieuvres, il faut d’abord remonter pour respirer, puis on peut redes-
dans sa jeunesse, pour toute tenue, elle n’avait que ses sous-vête-
cendre pour ramasser. La vie ou la mort se jouent à trente secondes
ments composés d’une chemise légère en coton et d’une culotte. Elle
près ». C’est ce qui explique peut-être que les haenyeo de Saekdal-
lestait sa taille de gros poids en plomb auxquels venait s’accrocher le
ri n’ont jamais d’accident de ce type, contrairement à celles d’autres
tewak , le sac en filet, les couteaux, le sarcloir et le harpon en bambou
régions. « Si on travaille seule, on peut certes ramasser beaucoup
qui constituent son matériel. Par temps froid et venteux, elle grelot-
d’ormeaux et d’holothuries, mais on finit toujours par aller trop loin, si
tait et avait la peau toute rose quand elle sortait de l’eau. Le travail
loin qu’on ne regarde plus s’il y a des gens à côté. » Dans l’exercice de
était dur dans de telles conditions, alors les haenyeo faisaient vite du
leur métier, les haenyeo côtoient donc sans cesse le danger.
feu sur la plage pour se réchauffer. Trois de ces « feux de camp » ont
Exceptionnellement, il arrive à Koh In-o de plonger en apnée par
aujourd’hui disparu suite à la construction de digues. « Maintenant,
plus de vingt mètres de profondeur. Elle suspend alors sa respira-
nous portons des combinaisons de plongée en caoutchouc. On ne
tion pendant près de deux minutes. « Quand je descends au fond, j’ai
pouvait pas rêver mieux ! C’est vraiment formidable ! ».
l’impression d’escalader une falaise. À dix-sept mètres, déjà, il me
Voilà bien longtemps que les haenyeo de Jeju, ces symboles de
semble que je vais mourir. La respiration n’est pas la même, sous
vigueur et de courage, quittent le pays pour travailler au Japon, en
l’eau. L’important est de savoir rester sans respirer ». Lorsqu’elle
Chine et même à Vladivostok. Si Koh In-o n’est pas de celles-là, elle a
remonte à la surface, toute pantelante, l’air que ses poumons rete-
écumé les côtes péninsulaires, à Guryongpo et Gampo, par exemple.
naient prisonnier produit un fort bruit en s’échappant tout à coup et
« Quand je pars en mer, je me sens rajeunir et en plus, je gagne de
augmente encore plus quand elle se met à haleter. Plus elle a retenu
l’argent en plongeant. J’ai tout à y gagner ! ». Les recettes tirées de
son souffle, plus ce bruit semble plaintif, mais le ciel qu’elle découvre
son commerce lui ont permis de faire l’acquisition d’une maison et de
en émergeant fait de ce moment le plus sublime de tous. Est-ce ce
champs, qui sont une récompense bien méritée.
miracle sans cesse renouvelé qui l’incite à repartir plonger ?
Cette mer qui est toute sa vie
La plongée sous-marine, fontaine de jouvence et source de revenus
Quand Koh In-o avait quinze ans, les vagues lui faisaient peur,
Quand son premier mari, qu’elle avait épousé à l’âge de dix-sept
alors, jour après jour, sa mère la forçait à mettre la tête sous l’eau
ans, est mort à la guerre cinq ans plus tard en la laissant veuve avec
pour qu’elle s’y habitue. « Il te faut plonger pour gagner ta vie. N’aie
une enfant à élever, elle aurait voulu le suivre dans la tombe, mais
pas peur ! ». Elle lui enseignait aussi quelques « trucs » pour mieux
après bien des épreuves et beaucoup de chagrin, elle s’est rema-
arrêter d’inspirer et expirer. Peut-être le physique robuste et la bonne
riée. Son époux en secondes noces étant agent de police, il n’a pas
capacité respiratoire qu’elle tient d’elle expliquent-elles aussi sa
fait partie des victimes du soulèvement de Jeju de 1948. Quant à Koh
réussite dans le métier. Avec pour seule embarcation sa planche dite
In-o, c’est elle qui a initié ses filles encore adolescentes à la plongée.
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1 Kang Myeong-seon passe les journées où elle ne plonge pas à entretenir son matériel de plongée, mais aussi à s’acquitter de toutes les tâches nécessaires au bon fonctionnement de la coopérative de pêche de Saekdal-ri, du ménage à la programmation des plongées. 2, 3 Les touristes qui visitent l’île de Jeju vont souvent déguster les fruits de mer tout frais que les haenyeo rapportent sur la plage.
Comme elles avaient peur de l’eau, elle leur répétait ce que lui disait
réduit avec les arrêts d’activité pour cause de départ en retraite ou de
sa mère en son temps : « Si tu veux gagner ta vie, vivre vieille et en
maladie.
bonne santé, il te faut apprendre à plonger. Tes enfants pourront aller
C’est Kang Myung-seon qui, tous les matins, charge à tour de rôle
à l’école. Sinon, tu n’auras rien de tout ça. Alors, apprends le métier et
telle ou telle femme du nettoyage de la plage et dans ce domaine, elle
rien d’autre ».
fait impitoyablement la guerre aux déchets en tout genre, ramassant
L’aînée, Kang In-ja, a aujourd’hui soixante-treize ans, mais elle
même les baguettes jetables. À la voir faire, on n’est pas étonné que
est toujours aussi prise par ses mandariniers, dont elle fait la culture
Saekdal-ri soit aussi connu pour la propreté de ses plages ! Les plon-
en plus de son travail de plongeuse. Quoiqu’ayant réussi dans cette
geuses ont aussi pour principe de ramassage, pour les troches par
activité, après son mariage, elle s’est plutôt consacrée à l’agricul-
exemple, de laisser de côté les plus jeunes et d’attendre qu’elles aient
ture avec sa belle-famille qui possède des vergers. La cadette de ses
grandi pour les récolter. Si de telles communautés subsistent, mal-
filles, qui se nomme Kang Myung-seon, dirige à soixante-deux ans la
gré la pénibilité du travail effectué par les femmes qui les composent,
coopérative de pêche du village de Saekdal-ri. Koh In-o a aussi pour
c’est grâce à l’esprit d’entraide et au respect mutuel qui règnent entre
belle-fille une haenyeo au savoir-faire éprouvé par trente-six années
elles. Kang Myung-seong est bien la fille de sa mère, avec son opti-
d’expérience et elle se dit heureuse de pouvoir exercer aux côtés de
misme, son air plus jeune que son âge et l’habileté avec laquelle elle
ces deux femmes qui perpétuent la tradition. Et d’ajouter qu’elle est
découpe le poisson cru, mais d’abord et avant tout par sa maîtrise de
encore plus contente quand celles-ci ont de meilleures prises qu’elle.
la plongée. Il se peut aussi qu’elle possède de naissance cette capacité thoracique exceptionnelle qui lui permet de plonger par quinze
Une fille à la tête de la coopérative de pêche de Saekdal-ri
mètres de profondeur. « Si j’attrape ne serait-ce qu’une holothurie ou
Outre qu’elle est solidement bâtie, Kang Myung-seon n’a pas
un ormeau, je suis heureuse. C’est dur, mais c’est bon pour la forme
besoin de maquillage pour avoir bonne mine. C’est elle qui assure la
physique, et en plus, j’adore l’eau. Il y a des jours où je ramasse beau-
direction de la coopérative de pêche du village depuis onze ans, ce
coup et d’autres où je reviens bredouille ».
poste exigeant un grand sens des responsabilités et une bonne apti-
Sur un mois de travail, les haenyeo exercent quatorze jours à leur
tude à encadrer une équipe. Elle est également chargée de tenir le
compte et seize de manière collective. Dans le premier cas, elles
restaurant des haenyeo. Aujourd’hui, celles-ci ont travaillé de l’aube
vendent directement leur récolte aux touristes et les gains qu’elles
à la mi-journée et pour certaines, la récolte doit être meilleure que
en tirent peuvent alors aller de trois cent mille à quatre cent mille
d’habitude. Sur les quatre mille cinq cents femmes réparties entre les
wons par jour, mais parfois bien moins. Les jours de travail collectif,
dix-neuf coopératives de l’agglomération, seules vingt-trois font par-
la vente suit le même principe et si la recette globale du mois s’élève
tie de celle de Saekdal-ri, où elles se sentent donc un peu en famille.
à quinze millions de wons, par exemple, près de sept cent mille wons
L’effectif a un temps atteint trente et une personnes, mais il s’est
sont alors perçus par personne. « Quelquefois, il nous arrive d’être
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stressées, mais par rapport à d’autres coopératives, il y a une bonne entente entre nous ». Si un problème important se pose, les haenyeo
Une belle-fille rompue au métier de haenyeo par trente-six ans d’expérience
organisent aussitôt une réunion. Une bonne organisation est primor-
Pour la belle-fille de Koh In-o, hormis la fourniture gratuite de
diale dans un tel métier. Dans son exercice, il faut également respecter
combinaisons de plongée, bien peu est fait aujourd’hui en faveur des
les règlements de la gendarmerie maritime, mais aussi, entre autres
haenyeo . « Ce dont elles ont besoin, c’est d’une amélioration concrète
contraintes à s’imposer soi-même, préférer la pêche par deux plutôt
de leurs conditions de vie, et pas de discours au sujet de l’UNESCO ».
qu’en solitaire pour avoir de l’aide en cas de danger, ne plonger qu’une
Après le travail, les plongeuses sont dans un tel état d’épuisement
minute à chaque fois et se limiter à quatre heures de travail par jour et
que de retour à la maison, elles n’ont plus la force de bouger et de
à huit jours par mois pour éviter le surmenage. À soixante-dix ans et
manière générale. Sujettes pour la plupart à des migraines chro-
plus, les garde-côtes recommandent notamment de ne pas travailler
niques, elles absorbent souvent quantité de sédatifs, comme Koh In-o
plus de deux heures par jour, et encore faut-il que ce soit en eau peu
et sa belle-fille, ce dont leur estomac pâtit. Pour autant, leur doyenne
profonde. Depuis le début de l’année, trois femmes de Jeju ont perdu
d’âge estime que c’est à la mer qu’elle doit sa bonne santé. « Je me
la vie pour avoir oublié qu’elles avaient vieilli, comme c’est souvent le
suis forgé une santé de fer en plongeant. Je m’ennuie à la maison,
cas. À chaque fois, l’annonce de ces accidents mortels peine autant les
alors, tant que je serai valide, je continuerai à travailler ». Qui devine-
haenyeo que si elles étaient personnellement concernées.
rait que ce sourire jovial de petite fille est celui d’une femme bientôt
« J’ai beau dire à maman de prendre sa retraite, de ne pas sor-
centenaire ?
tir quand il fait froid, qu’il pleut ou qu’il neige, elle répond que si elle
« Ieoseona ieodona / Ieodo sana hei / Notre bateau avance bien,
reste à la maison, elle passera tout son temps à dormir. Elle repart
ieodo sana / Quand ma mère m’a mise au monde / Un jour qu’il n’y
toujours, même après avoir ramassé les mandarines ». Koh In-o a
avait ni soleil ni lune / Ieodo sana, il avance bien, il avance bien / Nous
mal au cœur en pensant à ses filles qui la plaignent aussi de conti-
profitons de la vie, ieosana.... »
nuer à travailler à son âge. Elle demeurera à jamais leur refuge, leur éternelle maîtresse de la mer.
Près de l’île de Jeju où le printemps est arrivé, la mer résonne des accents joyeux du chant des haenyeo. Leur doyenne de quatre-vingt-
Kang Myeong-seon a un sourire heureux à l’idée que les haenyeo
onze ans qui sent la fin venir, sa fille de soixante-deux ans et sa belle-
puissent un jour être inscrites au patrimoine culturel immatériel de
fille de soixante ans vivent toutes sur ces eaux inhospitalières dont elles
l’UNESCO, ce qui, d’après elle, ne pourrait que se répercuter sur leur
vivent. Sur le long chemin sinueux de la vie, des fleurs s’ouvrent en mer.
situation. Sur les quatre filles et le garçon qu’elle a mis au monde,
Koh In-o est-elle attirée par la mer ou est-ce le contraire ? Cette
aucun n’a choisi de suivre cette voie difficile. Elle est attristée à la
grande dame qui a vu le jour sur la grande île volcanique de Jeju a
perspective de voir toute une lignée de haenyeo disparaître avec elle
vécu toute sa vie en mer sans cesser de frôler la mort. C’est la fille
et celles de sa génération.
des volcans et de la Déesse de la mer.
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ormeaux bien goûteuse. Après en avoir retiré les viscères, on les fait sauter dans une cuillerée d’huile de sésame, puis on ajoute le riz trempé ou sec et bien lavé et on verse l’eau que l’on porte à ébullition. Il faut savoir que le riz trempé est d’une cuisson plus longue. Quand les grains ont gonflé, on ajoute la chair d’ormeau en veillant bien à ne pas faire bouillir trop longtemps l’ensemble au risque d’obtenir une consistance trop ferme. L’holothurie rouge est elle aussi meilleure crue et c’est ainsi qu’elle se consomme à Jeju, alors que sur le continent, on l’a fait un temps cuire dans l’eau salée, puis sécher. Si la troche n’a pas un goût aussi prononcé que l’ormeau, elle se prête tout autant à la confection de bouillies, quand elle n’est pas additionnée à celle d’ormeaux. On peut aussi la manger crue, tout simplement, ou grillée dans sa coquille.
2
Des troches cuites à la vapeur, émincées et assaisonnées sont une préparation vraiment délicieuse.
Les recettes de Koh In-o aux fruits de mer de Jeju 1 Koh In-o et Kang Myeong-seon ont fière allure quand elles se tiennent sur la plage dans leur combinaison de plongée, mais de retour au village et à son quotidien, elles redeviennent de gentilles mère et fille comme les autres. 2 Les recettes aux fruits de mer de Koh In-o sont à son image : simples et modestes par leur assaisonnement modéré.
«T
l’eau bouillante jusqu’à ce qu’elles prennent une couleur vert clair. Après les avoir retirées de l’eau bouillante, on les rince plusieurs fois à l’eau froide, puis on les assaisonne avec de l’huile de sésame, quelques échalotes en tranches fines
out est bon dans ce qui vient de la mer »
et du vinaigre ou du sucre, selon les goûts. Elles
affirme Koh In-o et de fait, les fruits de mer
s’accommodent de plusieurs manières, comme
prennent toujours place sur sa table. Pieuvres,
dans les soupes de poisson ou avec la pâte de
ormeaux, holothuries, algues ou troches de la
soja, qu’elle vient agrémenter en petite quantité.
pêche du jour s’y succèdent. Quelle est cette
L’été, elle se prépare en soupe froide, tandis
manière particulière de les accommoder qui est
qu’en hiver, elle conviendra mieux à une soupe à
certainement le secret de son grand âge ? « Des
la pâte de soja.
recettes ? Elles sont toutes simples », réplique-
« Rien qu’avec ça, on a son repas tout prêt ! »,
t-elle. Simples et légères. Elles s’opposent à la
s’exclame Koh In-o en tirant soudain un pot de
cuisine très relevée du continent en ne l’étant que
son sac. Malgré sa couleur blanche qui rappelle
modérément.
un yaourt, il contient du shwindari fait maison
Voici par exemple une bouillie à la pieuvre
par cette haenyeo elle-même. Cette boisson
qui constitue à tout moment de l’année un plat
typique de Jeju, à base de lactobacillus aux
aussi sain que délicieux. Les pieuvres étant
vertus excellentes pour la santé, se consommait
pourvues de nombreux tentacules qui ne cessent
autrefois surtout en été. C’est à l’époque où les
de se tordre, il est extrêmement difficile de les
réfrigérateurs n’existaient pas encore, que les
découper vivantes. Il faut donc le faire vivement,
habitants, désolés de voir le riz se gâter, eurent
sur une planche à hacher, après les avoir lavées
l’idée de cette préparation. Elle consistait à broyer
plusieurs fois à l’eau, puis on les fait sauter dans
du levain, que l’on appelle nuruk en coréen, et
de l’huile de sésame en ajoutant riz et eau, sans
à en mettre deux cuillerées dans trois bols de
cesser de remuer. Le riz peut être employé tel
riz froid, puis à bien remuer le tout avant de le
quel ou avoir trempé dans l’eau longtemps avant.
laisser reposer une nuit pour qu’il se liquéfie.
On sale légèrement au moment de servir.
Quand l’écume apparaissait, on y ajoutait un
Si l’ormeau, qui est aussi cher que rare,
K o r e a n a | É t é 2 0 14
Quant aux algues, elles exigent d’être lavées à grande eau, mises à sécher et blanchies à
peu de miel et de sucre et on faisait bouillir
est plus savoureux quand il se mange cru, on
l’ensemble. Il se servait froid dans des pots tels
ne saurait se priver d’une bonne bouillie aux
que ceux qu’utilise encore Koh In-o.
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Rubrique spéciale 2 Les haenyeo de l’île de Jeju
Histoire et survivance des haenyeo de Jeju
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Ar ts et culture de Corée
Située au large du littoral méridional sud-coréen, l’île de Jeju a su conserver ses particularités culturelles grâce à leur transmission d’une génération à l’autre. Les plongeuses que l’on appelle haenyeo sont les figures les plus emblématiques de cette culture originale. Dans les lignes qui suivent, nous nous proposons d’aller à la découverte de ces modèles d’endurance que sont les femmes de Jeju en remontant aux sources de leur activité et en évoquant sa poursuite actuelle pour mieux appréhender les manières de vivre et de penser propres à une population longtemps tributaire de la mer pour sa subsistance. Yoo Chul-in Professeur au Département d’anthropologie de l’Université nationale de Jeju | Kim Hung-ku, Ahn Hong-beom Photographes
De bon matin, les haenyeo partent vaillamment travailler, bien décidées K orapporter r e a n a | Éde t é nombreuses 2 0 14 à prises.
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L
e mot haenyeo , qui se traduit littéralement par « femme de la
tiquant la plongée libre selon un mode de production non plus tribu-
mer », désigne une plongeuse qui pour gagner sa vie, va ramas-
taire, mais capitaliste, dont l’apparition s’explique par la plongée sai-
ser ramasser des fruits de mer au fond de l’eau sans s’aider d’un
sonnière à laquelle elles s’adonnent loin des côtes de Jeju. En 1895,
quelconque dispositif respiratoire de plongée. On recense près de
l’île a vu arriver du continent des commerçants venus engager des
quatre mille cinq cents haenyeo sur l’île de Jeju que l’UNESCO a ins-
haenyeo , moyennant un salaire fixe, le temps qu’elles travaillent au
crite en 2007 au Patrimoine naturel mondial sous l’appellation « île
ramassage des algues sur les côtes méridionales et orientales de la
volcanique de Jeju et ses tunnels de lave ». Si la plongée en apnée est
péninsule. Les ports de Bangeojin et Pohang étaient le centre d’acti-
pratiquée un peu partout dans le monde, elle ne sert à assurer des
vité des plongeuses japonaises dites ama , par transposition phoné-
moyens de subsistance qu’en Corée et au Japon.
tique de haenyeo , lesquelles exerçaient au large de l’ancienne pro-
À quelle époque les gens de l’île se sont-ils pour la première fois
vince japonaise d’Ise depuis 1883 environ. Avec l’arrivée des haenyeo
aventurés de cette manière dans les fonds marins, en quête de fruits
de Jeju, leur présence allait se faire plus rare pour finir par dispa-
de mer ? À en juger par les tas de coquilles vides d’origine ancienne
raître tout à fait en 1929, ce qui suscite des interrogations.
qui ont été découverts à Sangmo-ri, dont celles particulièrement nom-
Une fois en mer, les ama descendaient au fond de l’eau en s’aidant
breuses d’ormeaux et de troches, cette forme de pêche remonterait
d’une corde lestée d’environ treize kilogrammes de métal afin d’y
au troisième siècle avant J.-C. En revanche, rien ne permet de savoir si
arriver aussi vite que possible. De même, quand elles remontaient,
les premières plongées sous-marines eurent lieu dans ce but.
elles se faisaient hisser par le capitaine du bateau, qui le plus sou-
Selon une ordonnance relative à l’industrie de la pêche, on entend
vent n’était autre que leur mari, toujours au moyen de cette corde
par « pêche sous-marine libre » celle qui est pratiquée « sans
appelée inochitsuna , c’est-à-dire « corde de sécurité ». En revanche,
aucun dispositif respiratoire de plongée et à l’aide de crochets, sar-
les haenyeo de Jeju s’accrochaient en nageant au tewak composé
cloirs, couteaux ou autres outils servant à récolter et/ou ramasser
d’une calebasse vide, comme elles le font aujourd’hui à une plaque
des crustacés, algues et autres plantes ou animaux marins séden-
de polystyrène, l’une comme l’autre étant tout aussi efficaces pour
taires ». Il faut attendre le XVIIe siècle, où se situe le milieu de la
servir de bouée, en particulier loin des côtes, la plongée se faisant
période Joseon, pour que des chroniques fassent état de femmes
ensuite sans la moindre assistance. Outre qu’elles remontaient
pratiquant cette plongée libre à l’image des haenyeo d’aujourd’hui.
seules et sans corde sur l’embarcation, les haenyeo surpassaient les
Cette activité était-elle circonscrite à l’île de Jeju ? Des traités réper-
ama en productivité.
toriant la production des différentes provinces du royaume citent,
Si on trouve aujourd’hui des haenyeo dans les villages de la côte
dans le cas des zones côtières, dont à Jeju, les algues, les troches
et sur quelques îles, elles sont de loin plus nombreuses à Jeju. Leur
et les ormeaux qui sont les plus recherchés par les hanyeo . Ces
présence sur le continent s’explique par le fait que celles qui venaient
ouvrages ne fournissent aucune explication sur les moyens par les-
de l’île pour la pêche saisonnière leur ont transmis leur savoir-faire
quels s’effectuait cette pêche. Les grands différentiels de marée du
en vivant à leurs côtés.
littoral péninsulaire permettant de trouver des ormeaux sans avoir à plonger, il est permis de penser que les hanyeo n’exerçaient qu’à Jeju, où elles plongeaient pour ramasser ces espèces en eau profonde.
La vie de haenyeo à Jeju Sans le moindre équipement respiratoire de plongée, les haenyeo de Jeju restent près d’une minute en apnée par une dizaine de mètres de profondeur pour récolter la manne des fonds marins. À raison de
Les haenyeo , plongeuses libres de Jeju
six à sept heures par jour en été et de quatre ou cinq, l’hiver, elles tota-
Jusqu’à la fin du XVIIe siècle, des pêcheurs appelés pojak s’adon-
lisent quatre-vingt-dix jours annuels de plongée. À Jeju, on ne naît
naient à la plongée libre au large de Jeju. Ils recherchaient sur-
pas haenyeo grâce à des caractères physiques particuliers, mais on
tout l’ormeau en eau profonde, les haenyeo se consacrant plutôt au
le devient au fil des ans, par un travail sans relâche. Dans les années
ramassage des algues à plus faible profondeur. Comment expliquer
soixante, l’île de Jeju accueillait la plus grande population de plon-
alors que dès le tournant du siècle, la plongée ait été une pratique
geuses et dans les villages du littoral, nombre de jeunes filles s’ini-
exclusivement féminine ? Cela résultait-il d’une évolution progres-
tiaient au métier dans les eaux peu profondes des « petites mers ».
sive liée à une meilleure condition physique des femmes pour la
Si elles y débutaient le plus souvent dès l’âge de dix-sept ans, pour y
plongée ou du départ des pojak que des tributs exorbitants avaient
faire vraiment leur entrée, elles devaient avoir leur place autour de ce
chassés et dont les épouses supportaient désormais le fardeau à
feu où les femmes viennent tantôt se changer, avant ou après le tra-
leur place ? Selon les documents traitant de ce sujet, la seconde
vail, tantôt se réchauffer entre deux plongées.
hypothèse est vraisemblablement la plus juste. Aujourd’hui, les hanyeo sont considérées être des pêcheuses pra-
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Ces « places près du feu » qu’elles se ménageaient sur des plages radieuses en guise de vestiaires en plein air sont demeurées le symAr ts et culture de Corée
1
1, 2 Aujourd’hui encore, l’île de Jeju rassemble la plus grande population de plongeuses en exercice, qui a en outre la particularité de comporter quelques septuagénaires.
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2
bole de leur mode de vie traditionnel à Jeju. Au sens propre, c’étaient
À propos des risques du métier, un adage bien connu des haenyeo
les lieux où les plongeuses faisaient du feu. Avec pour toute tenue de
de Jeju dit ainsi : « Gagne dans une autre vie et dépense ici-bas » à la
plongée des vêtements en coton ou en mousseline, séjournant long-
manière d’une mise en garde. Quand vient le printemps, elles accom-
temps dans l’eau glacée, elles avaient évidemment besoin de la cha-
plissent un rituel chamanique implorant la protection de la « Grand-
leur des flammes. Alors elles s’y chauffaient jusque dans le bateau qui
mère du Roi Dragon », déesse de l’océan. Cette cérémonie leur
les emmenait au large, comme c’était le cas dans certains villages.
confère aussitôt le titre de descendante de la déesse et crée ainsi des
C’est dans la deuxième moitié des années soixante-dix que sont
liens de solidarité entre les pêcheuses d’une même commune. Après
apparues les premières combinaisons de plongée en caoutchouc chez
avoir symboliquement répandu des grains de millet dans l’eau qui
les haenyeo de Jeju. Dès lors, les feux d’autrefois se sont éteints un à
baigne la côte, elles prient pour l’abondance des prises.
un, cédant la place à de véritables vestiaires.
L’art de la plongée ne s’apprend pas en un jour, mais au bout de nombreuses années d’expérience. Le savoir-faire résultant de
Le profond ancrage d’une tradition communautaire
cette pratique importe plus que la condition physique se mesurant
Dès les années soixante-dix, la reprise du métier n’était plus dans
en termes de capacité thoracique ou d’aptitude à séjourner dans
l’ordre normal des choses, son exercice résultant au contraire d’un
l’eau froide. Les haenyeo de Jeju ont, gravée dans l’esprit, une sorte
choix librement assumé. Autrefois, les coopératives des villages de
de carte sous-marine cognitive où figurent, entre autres, emplace-
pêcheurs ayant la haute main sur les droits de leurs zones respec-
ments de rochers à fleur d’eau et d’espèces animales ou végétales.
tives, il fallait impérativement en faire partie pour travailler comme
Il leur faut aussi parfaitement connaître les courants, les vents et les
haenyeo . Celles qui s’imposaient dans le métier, le plus souvent après
marées, l’ensemble constituant un bagage acquis au fil du temps et
le mariage, s’inscrivaient à l’association professionnelle du village, qui
par d’innombrables plongées.
était elle-même rattachée à la coopérative municipale.
La plongée n’est pas un travail quelconque, mais un métier à part
Présentes dans chaque commune, ces associations de haenyeo
entière qui exige un certain savoir-faire. À Jeju, les plongeuses se
ont un pouvoir de décision en tout, à commencer par les espèces
classent en trois catégories selon leur niveau de maîtrise technique,
qu’il est permis de ramasser et jusqu’aux congés accordés en cas de
qui leur confère une haute, moyenne ou faible qualification. Peuvent
décès ou de mariage au village. Mises en concurrence dans l’exer-
prétendre à la première des plongeuses confirmées par une longue
cice de leur travail, les haenyeo ne veillent pas moins à se protéger
pratique et une excellente connaissance des rochers immergés et des
mutuellement de tout danger et sont pleines d’égards les unes envers
différentes variétés de fruits de mer. Elles doivent aussi savoir quels
les autres. C’est pour connaître à tout moment la situation de cha-
sont les jours propices à la plongée en fonction des conditions météo-
cune qu’elles restent autant que possible groupées.
rologiques et leurs prévisions s’avèrent d’ailleurs plus exactes que
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Ar ts et culture de Corée
Sans le moindre équipement respiratoire de plongée, les haenyeo de Jeju restent près d’une minute en apnée par une dizaine de mètres de profondeur pour récolter la manne des fonds marins. À raison de six à sept heures par jour en été et de quatre ou cinq, l’hiver, elles totalisent quatre-vingt-dix jours annuels de plongée. À Jeju, on ne naît pas haenyeo grâce à des caractères physiques particuliers, mais on le devient au fil des ans, par un travail sans relâche.
celles de la météo marine elle-même.
De vingt-trois mille en 1965, leur nombre est passé à huit mille quatre
Comme le faisait remarquer l’une d’elles, la plongée s’apprend
cents en dix ans, ce qui représente une diminution d’un tiers tout à
par les sensations et de même que pour la chasse ou la pêche, les
fait considérable. Les décideurs politiques d’alors avaient tout misé
connaissances qu’elle exige ne peuvent se transmettre de manière
sur l’essor de la culture des mandarines et la promotion du tourisme.
théorique. Son apprentissage se fait par une pratique constante. Pour
Depuis, le déclin n’a fait que s’accentuer et les haenyeo n’étaient plus
la haenyeo débutante, il peut se faire jusque dans les vestiaires, avant
que quatre mille cinq cents à exercer il y a deux ans.
ou après la plongée, à l’écoute d’une autre hautement qualifiée qui lui
Plus rares, elles sont donc aussi globalement plus âgées qu’autre-
apportera d’indispensables connaissances sur le métier, ainsi que sur
fois. Alors que 31% d’entre elles avaient moins de trente ans en 1971,
les devoirs et égards à observer envers ses consœurs.
plus une seule n’a été recensée dans ce créneau d’âge en 2012 par une étude qui révélait en outre que la proportion cumulée de celles
La plongée, une activité économique durable et respectueuse de l’environnement
d’une trentaine et d’une quarantaine d’années ne représentait qu’environ 2% de la population. En outre, tandis que les jeunes sont rares à
Les haenyeo font à ce point partie de l’identité insulaire qu’il n’est
vouloir embrasser cette profession, l’absence d’âge de retraite carac-
pas un seul habitant dont la mère ou la grand-mère n’ait pas exercé le
térisant celle-ci incite à travailler aussi longtemps que l’état de santé
métier. L’image de la haenyeo sans peur franchissant sur d’énormes
le permet, parfois jusqu’à quatre-vingts ans.
vagues avec son tewak symbolise l’esprit intrépide des gens de
Pour que se perpétue le métier traditionnel de haenyeo à Jeju en
Jeju. C’est l’aridité des sols volcaniques qui a poussé ces femmes à
vue de sa transmission aux générations futures, il est impératif de
prendre en main le destin de leur famille. Il en est même qui font don
mettre au point un dispositif de protection visant à leur garantir des
d’une partie des gains tirés de leur travail à la commune pour y faire
revenus stables et l’accès aux soins médicaux. À cet effet, les collecti-
construire une école.
vités locales de la province de Jeju ont entrepris des actions sur plu-
Les haenyeo pratiquent la pêche par des méthodes tout aussi
sieurs fronts, notamment par le soutien et la promotion de l’ensemen-
durables que respectueuses du milieu marin. La tentation de ramas-
cement en troches et ormeaux, par la fourniture de leurs œufs aux
ser le plus de fruits de mer possible disparaît bien vite quand on ne
coopératives de pêche, par l’octroi d’aides à l’achat de tenues de plon-
peut rester qu’un certain temps en apnée sous l’eau. En outre, les
gée et par la mise à disposition de traitements médicaux gratuits en
saisons de récolte, durées de plongée et dimensions de fruits de
milieu hospitalier à l’intention des retraitées comme des actives. Enfin,
mer adaptées à la pêche sont réglementées par les coopératives
après avoir consulté les coopératives de pêche villageoises, les autori-
qui gèrent de façon autonome les zones de pêche municipales où
tés financent la formation au métier de haenyeo dans le cadre de plu-
exercent les haenyeo , ces organismes ayant aussi un droit de regard
sieurs programmes.
sur les techniques et outils employés. Pour les haenyeo elles-mêmes,
Ceci dit, c’est aux haenyeo qu’il incombe de limiter la durée de
la plongée est un « travail aux champs » où il faut « désherber » deux
leur journée de travail et le nombre de jours par an où elles plongent.
ou trois fois par an côtes et marais côtiers en retirant les mauvaises
Quand sera mis en place, à leur intention et avec leur coopération
herbes pour permettre aux algues de grandir et d’être récoltées ou de
active, un dispositif de prestations sociales conçu à leur intention en
nourrir les crustacés destinés eux aussi à la récolte. Elles ont aussi
matière de santé, de sécurité et de garantie des revenus, on sera
pour tâche l’ensemencement en troches et ormeaux des zones de
mieux à même d’espérer voir les nouvelles générations prendre la
pêche municipales et contribuent ainsi à la défense d’un mode de vie
relève dans l’exercice de ce métier. La poursuite de l’activité des hae-
compatible avec le milieu naturel.
nyeo assurera du même coup la diversité des modes de production
Il n’en demeure pas moins que les haenyeo voient leurs effectifs baisser d’année en année, au point d’être menacées de disparaître. K o r e a n a | É t é 2 0 14
participant de l’économie du pays hautement industrialisé qu’est la Corée actuelle.
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Rubrique spéciale 3 Les haenyeo de l’île de Jeju
Femmes de Jeju : une résistance et une vigueur acquises à force de plongées On imagine sans mal la difficulté d’une plongée en apnée et c’est pourtant ce que font les haenyeo pour atteindre les fonds marins d’où elles ne remontent que le temps de reprendre haut et fort leur souffle avant de repartir. Ces expirations sonores qui dominent le bruit des vagues sont un hymne à la vie qu’elles chantent ainsi à l’unisson. Joo Kang-hyun Professeur à l’Université nationale de Jeju et directeur du Centre culturel maritime d’Asie-Pacifique | Lee Sung-eun Photographe
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Ar ts et culture de Corée
I
l va de soi que l’île de Jeju n’a pas l’apanage de la pêche aux fruits
voyage à Jeju, un poète du milieu de l’époque de Joseon, Im Je, relate
de mer et qu’un ramassage était déjà pratiqué dans les cours d’eau
ces faits intéressants : « Tous les ans, à Jeju, une centaine d’hommes
et océans bien avant l’apparition de la plongée sous-marine spor-
partis en mer n’en retournent pas suite à un naufrage. C’est pourquoi
tive si appréciée de nos jours. Il est même possible de situer les ori-
les veuves y sont plus nombreuses ». Ces circonstances poussèrent
gines de cette activité à l’aube de l’humanité. Dans des temps très
donc les femmes qui survivaient à leur défunt époux à reprendre
anciens, des pêcheurs de perles glanaient déjà les richesses des
son activité de pojak . Plongeant à leur tour dans l’eau glacée à moi-
profondeurs au large des côtes du Japon, de l’Indonésie, de l’Austra-
tié nues, même en hiver elles gagnaient toujours plus en endurance.
lie, du Sri Lanka, du sud de l’Inde et d’Oman. Qui ne connaît pas aussi
Leur émouvante histoire a donné naissance à l’expression d’« île des
les pêcheurs d’éponges des Caraïbes et de la Méditerranée, du corail
femmes » par laquelle on désigne souvent Jeju.
rouge d’Italie ou noir de la mer Rouge et des environs d’Hawaï ? Pour ce qui est du ramassage des moules, ormeaux, palourdes et autres coquillages, il remonte aussi à une époque reculée.
Les plages où les bébés pleuraient dans des paniers Le plus souvent, les plongeuses de Jeju étaient considérées avec
Lorsqu’ils ne récoltent pas corail, éponges ou coquillages, les
mépris. Pour une dame de la noblesse, il aurait été impensable de se
plongeurs prêtent aussi la main à la pêche en posant les filets au fond
tremper longtemps dans l’eau, car le sel marin ne pouvait que des-
de l’eau ou en rabattant les poissons sur ceux-ci, ainsi que vers les
sécher la peau, ce que les haenyeo ne pouvaient éviter bien qu’elles
barrages, puis en recueillant les prises. Tous mettent leurs efforts en
en prennent bien soin. Dans un recueil de textes de Shin Gwangsu, un
commun car l’esprit d’équipe s’impose dans de tels métiers.
écrivain de la fin du XVIIIe siècle, une scène de plongée est évoquée
Dans le monde entier, des hommes ont toujours plongé au risque
par cette description vivante :
de leur vie, sans le moindre équipement, en ne comptant que sur leur force pour faire leur travail, et cette façon de faire subsiste en bien des
Entraînés subitement par le courant et ballotés en tous sens,
lieux. Les masques de plongée ne sont apparus qu’au siècle dernier
Ils plongent sous les vagues comme des canards
et les combinaisons en caoutchouc garantes d’une bonne tempéra-
En ne laissant sur l’eau que leurs calebasses qui dansent.
ture du corps ne sont d’un usage répandu que depuis peu.
Quand les vagues bleues se brisent haut dans l’air Et ils font bien vite remonter les lignes accrochées aux calebasses
Des plongeurs aux plongeuses La Corée occupe une place importante dans l’histoire de la plon-
En expulsant l’air tout d’un coup dans un long soupir ; Ce son lugubre descend jusque dans le palais de la mer.
gée, car il ne faut pas oublier que celle-ci a longtemps été une acti-
Ils travaillent certes pour leur subsistance, mais pourquoi avoir
vité éminemment masculine. Les haenyeo , ces « femmes de la mer »
choisi ce métier ?
de l’île de Jeju, y ont joué un rôle spécifique et aujourd’hui encore,
Est-ce l’appât du gain au péril de leur vie ?
elles sont en mesure de perpétuer la tradition en se regroupant au sein d’associations. Leur mode de vie a fait l’objet de recherches cen-
Au cours de la première moitié du XVe siècle, un fonctionnaire
trées sur différents aspects, notamment la continuité et l’organisa-
municipal du nom de Gi Geon patrouilla un jour en mer tandis que
tion rigoureuse de leurs activités professionnelles, le rattachement de
faisait rage une terrible tempête de neige soufflant de l’ouest. Quelle
leurs organisations aux structures municipales et par leur dimension
ne fut pas sa surprise de voir plonger dans les eaux une multitude
rituelle.
de femmes à peine vêtues, malgré la neige et l’âpreté du froid ! On
Leur histoire a pourtant connu des périodes sombres. Les haenyeo
raconte qu’il en fut bouleversé au point de ne plus pouvoir manger le
furent un temps assujetties à l’impôt qu’elles étaient tenues d’acquit-
plus petit morceau des ormeaux et troches que ces mêmes femmes
ter en remettant une partie de leur récolte d’ormeaux aux adminis-
apportaient pour payer leur tribut.
trations concernées. Si rien ne les contraignait à pratiquer leur acti-
La requête suivante, que présenta au souverain le vice-premier
vité jusqu’au milieu du XVIIe siècle, en eurent l’obligation dès lors que
ministre Shim Sang-gyu, au onzième mois de l’an 1824, figure dans
leurs prédécesseurs masculins, les pojak , cessèrent de l’exercer en
Les Annales du roi Sunjo .
raison de cette fiscalité. Pour se soustraire au fardeau accablant des impôts, les hommes étaient partis pour le continent et erraient sur
« Dans le froid de l’hiver, hommes et femmes dévêtus entrent
la côte en tirant leur subsistance de la récolte des fruits de mer. Ils
dans l’eau en tremblant de tout leur corps pour ramasser des
furent plus de dix mille à le faire et à la fin du XVIe siècle, les femmes
ormeaux et cueillir des algues ; ceux qui ont eu la chance de n’être
étaient en beaucoup plus grand nombre qu’eux, ce qui finit par poser
pas emportés par les vagues et d’échapper à la mort sortent de
un grave problème.
l’eau, allument un feu sur la plage et rôtissent autour, leur peau
Dans Un bref voyage en mer du Sud , la chronique qu’il fit de son K o r e a n a | É t é 2 0 14
se gerçant et se ridant alors tant qu’ils sont aussi hideux que des
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C’est au fil de l’expérience que les haenyeo accumulaient d’indispensables connaissances sur les outils de travail, les techniques de plongée et autres rudiments de la profession, ainsi que sur les bienséances à respecter entre collègues et sur les règlements en matière de ramassage et de vente. Autant d’éléments d’un savoir-faire qu’elles transmettaient à leur tour avec le temps et qui avaient force de loi à l’intérieur d’une même communauté. démons, mais ne sont récompensés de tous leurs efforts que par
lées Ecklonia cava que l’on arrachait au sarcloir et qui fournissaient
quelques ormeaux et une poignée d’algues et n’ont d’autre choix
un engrais donnant une terre si fertile qu’aucun autre n’était néces-
que d’essayer de joindre les deux bouts avec le peu d’argent qu’ils
saire pendant les trois années qui suivaient son emploi. Comme on le
en tirent ».
voit, le rôle des haenyeo ne se limitait donc pas au travail en mer.
Une misère sordide régnait en effet dans les villages de pêcheurs
culture, celle-ci leur étant tout bonnement indispensable pour obtenir
et nombreux étaient ceux qu’elle jetait sur les routes pour deman-
quelques produits. Après avoir bonifié l’aride sol volcanique avec l’en-
der l’aumône, mais pire encore était le sort des plongeurs, comme le
grais rapporté de la mer, elles entreprenaient semis et cultures. Sitôt
montre le texte cité plus haut. S’ils portent aujourd’hui des combinai-
revenues de la pêche, il leur fallait partir aux champs pour désherber
sons de plongée capables de maintenir l’organisme à sa température
avant de reprendre la mer quand les courants étaient favorables. Ces
normale, ils plongeaient autrefois à demi-nus dans l’eau glacée, en
cultures exigeaient un dur labeur. Dans les îles du Pacifique, il arrive
plein hiver. En raison du peu de tissus disponibles, rares étaient les
que des hommes pratiquant la pêche sous-marine s’adonnent aussi
gens qui pouvaient s’habiller correctement dans la vie quotidienne,
aux travaux des champs, mais il est rare qu’ils mènent ces deux acti-
ceux de Jeju étant encore moins en mesure de se procurer une tenue
vités en parallèle avec autant d’ardeur. En outre, on peut affirmer sans
adéquate pour plonger, d’autant qu’elle aurait subi une usure rapide
exagération que les haenyeo de Jeju incarnent un modèle d’agricul-
dans l’eau de mer. Si les femmes ne se dénudaient pas entièrement
ture écologique en intégrant celle-ci à un écosystème par la produc-
pour plonger, elles ne portaient généralement qu’une culotte. Quant à
tion d’engrais.
Autrefois, ces femmes menaient souvent de front plongée et agri-
leurs enfants en bas âge, elles les laissaient dans des paniers posés au bord de l’eau.
Quand plongée et agriculture vont de pair
Des communautés professionnelles et rituelles qui se recoupent Les haenyeo plongent dix à douze jours par mois. Pour partir en
À Jeju, une femme commençait à plonger dès seize ou dix-sept
mer, elles se fient à l’un de leurs dictons qui dit à propos des marées :
ans, après s’être initiée au ramassage des troches ou géloses en eau
« Nous partons tout doucement à marée basse, tandis qu’à marée
peu profonde, près des côtes. L’apprentissage des techniques de plon-
haute, nous nous jetons à l’eau pour aller au travail ». Il est préférable
gée se faisait sur le tas de manière verbale. C’est au fil de l’expérience
de s’abstenir de plonger dans une mer d’huile, c’est-à-dire que n’agite
que les haenyeo accumulaient d’indispensables connaissances sur
aucun mouvement, en particulier lors des marées à fort coefficient qui
les outils de travail, les techniques de plongée et autres rudiments
s’accompagnent de courants très forts, mais cela s’avère tout aussi dif-
de la profession, ainsi que sur les bienséances à respecter entre col-
ficile quand déferlent de fortes vagues. Lors des grandes marées, des
lègues et sur les règlements en matière de ramassage et de vente.
vagues de deux mètres peuvent produire sous l’eau le même effet que
Autant d’éléments d’un savoir-faire qu’elles transmettaient à leur
si elles étaient deux fois plus hautes. Quand une forte fait onduler la
tour avec le temps et qui avaient force de loi à l’intérieur d’une même
mer, les haenyeo sont si malmenées qu’elles seraient incapables d’at-
communauté. Elles s’acquittaient de ces obligations avec le plus
traper le moindre ormeau, même si elles l’avaient en face d’elles.
grand sérieux, ne serait-ce que pour se prémunir elles-mêmes.
Malgré la tenue de plongée, une fois sous l’eau, leur peau est aussi
Pour se rendre jusqu’au lieu de plongée, elles gagnaient le large
vulnérable que si elle était nue et le moindre poisson qui les frôle de
en bateau ou allaient à la nage à des endroits plus près des côtes.
trop près peut leur occasionner des blessures, sans parler des bancs
Elles recherchaient principalement les ormeaux, troches, palourdes,
de requins qui peuvent surgir. Quand les haenyeo glissent leur couteau
châtaignes de mer, holothuries, algues et géloses, mais plus parti-
dans la coquille d’un ormeau, comme elles le font parfois pour l’ou-
culièrement les premiers en raison de leur prix élevé. À l’arrivée du
vrir, il peut arriver par malheur que la corde qu’elles avaient enroulée
printemps, les restrictions portant sur les quantités de prises autori-
autour de leur main vienne se coincer entre les deux valves, ce qui ne
sées étaient levées. L’été était la saison du ramassage d’algues appe-
leur permet plus alors de remonter et les condamne à la noyade. Face
20
Ar ts et culture de Corée
Lors des rituels du printemps, les haenyeo de Jeju prient pour être préservées des dangers et que la manne soit généreuse. Il peut s’agir de modestes pratiques villageoises ou de cérémonies grandioses comme le Chilmeoridang Yeongdeunggut de Jeju, que l’UNESCO a inscrit au Patrimoine culturel immatériel de l’humanité.
au spectre de la mort qui rôde sans cesse autour d’elles, les haenyeo
daient à l’étranger le faisaient au printemps et après avoir travaillé six
se placent sous la protection des divinités chamaniques auxquelles
mois, s’en retournaient l’automne venu. Il s’en trouvait même pour
elles vouent des rituels traditionnels comportant une cérémonie col-
gagner Tsingtao ou Dalian en barque, après avoir ramé pendant plu-
lective annuelle. Par-delà le domaine du travail, la vie communautaire
sieurs jours.
s’étend donc aussi à la pratique religieuse.
Pour faire l’économie d’un repas, elles prenaient soin d’emporter
Au sein de leur foyer, les haenyeo s’avèrent être d’excellentes ges-
des grains de millet ou d’autres céréales et épargnaient ainsi grâce à
tionnaires du budget familial. L’argent durement gagné par la pra-
leur frugalité. Les jeunes mères allaitaient même leur bébé en mer et
tique de la plongée et de travaux de ménage complémentaires servira
celles qui étaient parties travailler sur le continent accouchaient par-
à faire l’acquisition d’un champ et à payer les études universitaires
fois sur le bateau qui les ramenait.
des enfants. Quant à leur santé, il va de soi que la pratique d’une acti-
Les haenyeo qui nageaient d’ordinaire à proximité des côtes pre-
vité aussi dangereuse l’expose à certaines maladies professionnelles
naient parfois le bateau, par groupes de quinze à vingt personnes, pour
comme la maladie des caissons qui reste endémique, alors dès
atteindre des zones où l’eau est plus profonde. Elles quittaient leur île
qu’elles ressentent les moindres maux de tête, il leur faut prendre
natale pour partir en terre étrangère lors d’un long voyage où elles
sédatifs ou médicaments contre la grippe. Grâce à la meilleure pro-
mangeaient, dormaient et vivaient à bord. Selon des documents his-
tection sociale dont elles bénéficient aujourd’hui, elles peuvent rece-
toriques, certaines s’engagèrent même dans la lutte pour l’indépen-
voir des soins spécifiques en milieu hospitalier, tout en sachant qu’une
dance, au siècle dernier.
guérison complète n’est pas envisageable.
En sondant les fonds marins à des profondeurs qui peuvent
Dans l’exercice de leur activité, les haenyeo ne se sont pas canton-
atteindre une vingtaine de mètres, les haenyeo accomplissent à n’en
nées aux eaux qui entourent l’île de Jeju et nombre d’entre elles sont
pas douter un exploit qui défie les limites de la résistance humaine,
parties pour les côtes de Busan, Ulleungdo, Dokdo et Heuksando, ainsi
alors en évoquant la vie maritime de l’île de Jeju, on ne saurait en
que vers d’autres régions coréennes, voire jusque dans des pays d’Asie
aucun cas omettre de parler de ces haenyeo qui en sont l’incarnation.
du Nord-Est comme la Chine, la Russie ou le Japon. Celles qui se renK o r e a n a | É t é 2 0 14
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Rubrique spéciale 4 Les haenyeo de l’île de Jeju
Être haenyeo aujourd’hui Pour se faire une idée du statut social d’un métier donné et de la manière dont il est considéré, quelques questions simples peuvent fournir de bons indicateurs : « Hésiteriez-vous avant d’indiquer la profession de vos parents ? », « Voudriez-vous que vos enfants fassent le même travail que vous ? ». Autrefois, les haenyeo et leur famille auraient été dans l’embarras pour y répondre, mais ces « femmes de la mer » se sentent désormais valorisées dans leur activité par la demande que vient de faire le gouvernement coréen à l’UNESCO de les inscrire sur la liste du Patrimoine culturel immatériel. Lee Jin-joo Rédactrice occasionnelle | Cho Ji-young, Kim Hung-ku Photographes
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Quatre fois par jour, des haenyeo participent au spectacle sousmarin de l’aquarium géant Aqua Planet de Seogwipo, qui est le A r t spar e t sa c u ltaille. ture de Corée premier d’Asie
S
ur l’île de Jeju, les plongeuses sous-marines que sont les hae-
festivals prenant celle-ci pour thème. Les petits villages de pêcheurs
nyeo , c’est-à-dire les « femmes de la mer », pratiquent depuis
proposent aux touristes logements et circuits de récolte de coquil-
des siècles la plongée en apnée pour ramasser au fond de l’eau
lages. Un studio d’animation insulaire réalise des dessins animés tels
algues et coquillages dont la vente leur permet d’assurer la subsis-
que Mongni la petite plongeuse ou Sojoongi , enfant de l’île dont les
tance de leur famille. Tout en ayant charge de famille, puisque les
personnages s’inspirent de la vie des haenyeo .
maris ne contribuent que rarement au budget familial, les haenyeo
Yi Han-yeong, qui anime une association à but non lucratif dite de
n’étaient jusqu’ici pas traitées avec le respect qui leur était dû, quand
préservation de la culture des haenyeo , a compris très tôt l’énorme
elles n’avaient pas à affronter des regards de mépris à cause de leur
potentiel que représentent ces femmes pour la création de conte-
tenue révélant des parties dénudées de leur corps. Elles plongeaient
nus culturels. Après avoir été moniteur de plongée sur le continent,
dans l’eau glaciale pour élever ces enfants dont la plupart partiraient
il est parti s’initier à la pêche sous-marine traditionnelle auprès de
ensuite faire leur vie sur le continent. Aujourd’hui encore, ceux-ci
celles qui la pratiquent à Jeju. Son inscription à l’École Hansupul des
avouent difficilement la profession de leur mère et cette dernière elle-
haenyeo de Jeju, que dirige Yi Hak-chul, allait changer le cours de
même, si elle a une fille, souhaite rarement la voir l’exercer. Tel est le
son existence, puisque l’homme a fini par s’établir définitivement sur
cas de Kim Eun-sil, une octogénaire mère de cinq enfants encore en
l’île pour y créer une entreprise aux activités très variées allant de la
exercice à laquelle le New York Times consacrait dernièrement un
fabrication de compléments vitaminés à base d’algues cueillies par
article et dont la seule fille ne sait pas nager.
les haenyeo à la vulgarisation de la plongée sous-marine sportive, en
Les statistiques ne font que confirmer le manque de considéra-
passant par l’événementiel, les spectacles aquatiques et le nettoyage
tion dont souffre le métier chez celles qui l’exercent. Selon des statis-
d’aquarium. L’une de ces manifestations subaquatiques permet de
tiques rendues publiques par la collectivité locale de Jeju, les haenyeo
voir évoluer les haenyeo , par vingt mètres de profondeur, dans le bas-
ont vu leur effectif passer de vingt-trois mille à quatre mille six cents
sin géant de l’Aqua Planet, qui est le plus grand aquarium d’Asie.
en trente ans et vieillir au point qu’il se compose à 40 % de femmes
Créé par la Division de l’aménagement maritime de la collectivité
âgées de soixante-dix ans et plus. Au rythme actuel moyen de cent
provinciale de Jeju et géré par Hanwha Hotels & Resorts, Aqua Planet
trente décès par an auquel disparaît cette population et sachant que
surpasse par sa taille le célèbre Aquarium Churaumi d’Okinawa. Quant
seule une quinzaine de femmes embrassent la profession au cours de
aux haenyeo qui s’y produisent, leur âge moyen dépasse soixante-dix
la même période, le phénomène devrait s’accentuer et la population
ans et elles sont natives des villages de Sinyang et de Goseong où elles
de haenyeo se réduire à moins d’un millier de personnes au cours
travaillent en coopérative. Leurs prestations suscitent l’enthousiasme,
des vingt années à venir. Voilà un vieux métier dont il est certain qu’il
notamment chez le public adulte déjà au fait de la vie que mènent les
disparaîtra à plus ou moins brève échéance.
haenyeo de Jeju. Des réactions aussi chaleureuses ne peuvent que tou-
Depuis quelque temps, un débat a lieu sur les mesures qu’il
cher les intervenantes, en particulier les plus âgées d’entre elles qui
conviendrait de prendre pour faire revivre cette tradition. D’abord et
s’écrient, les larmes aux yeux : « C’est la première fois de ma vie que je
avant tout, il serait bon que les pouvoirs publics octroient aux haenyeo
suis si fière de mon métier ! » ou « J’ai l’impression que mes rêves se
le titre de détentrices d’une partie du patrimoine culturel, comme ils
réalisent ! ». Les plus célèbres d’entre elles donnent même des confé-
l’ont fait par ailleurs dans le domaine de l’art et de l’artisanat, tout en
rences et attirent l’attention des médias.
entreprenant des actions visant à promouvoir la profession auprès
Yi Han-yeong rappelle qu’à l’époque où le pays s’industrialisait,
des jeunes et à assurer leur formation. La création de contenus cultu-
le produit de leur pêche s’exportait au Japon et engendrait ainsi un
rels évoquant la vie des haenyeo , sous forme par exemple de contes
apport substantiel de devises alors très précieuses. Par leur acti-
populaires ou de récits modernes mettant en scène des person-
vité, les haenyeo participaient ainsi à la création de richesses natio-
nages de « mère courage », de « filles de la mer » ou de « nouvelles
nales outre qu’elles subvenaient aux besoins de leur famille. Yi Han-
sirènes » donnerait à n’en pas douter une meilleure image du métier.
yeong estime qu’à l’heure où le secteur primaire est en déclin dans
Il serait aussi possible de tirer avantageusement parti de leur savoir-
le monde entier, une telle contribution n’est plus envisageable dans
faire professionnel dans la pratique de certaines activités maritimes
quelque domaine que ce soit, sans oublier de souligner toutes les
et de sports nautiques tels que la plongée sportive.
possibilités que laisse entrevoir leur tradition originale pour la créa-
D’ores et déjà, des actions sont en cours pour mettre en valeur la
tion de contenus culturels spécifiques.
pêche sous-marine traditionnelle et assurer sa continuité aujourd’hui et demain. Les secteurs public et privé œuvrent de concert à l’ins-
Une nouvelle vie à l’École des haenyeo
cription de ce vieux métier par l’UNESCO sur la liste du Patrimoine
Parfois aussi, la vie de certains a changé du tout au tout après la
culturel immatériel de l’humanité. Les collectivités locales ont financé
rencontre des haenyeo et l’École Hansupul des haenyeo de Jeju a
la création d’une école de plongée traditionnelle et l’organisation de
joué un rôle capital à cet égard. Situé dans le village de pêcheurs de
K o r e a n a | É t é 2 0 14
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1 L’Île de Jeju s’emploie à valoriser le rôle des haenyeo dans la vie locale enles faisant découvrir au public au moyen de peintures murales et de personnages mis en scène avec beaucoup d’imagination dans différentes productions. 2 Le Musée des haenyeo de Jeju, dont la fréquentation annuelle atteint deux cent cinquante mille personnes, expose un ensemble d’objets et documents variés liés à ces plongeuses, dont du matériel et de nombreux textes. À l’entrée de cet établissement, on découvre une œuvre d’installation de Yi Seung-su.
1
Hallim, dans la banlieue de la ville de Jeju, cet établissement vient de
Quant à Chang Mee-rah, elle est venue sur l’île avec l’espoir de
publier un appel à inscriptions pour sa prochaine session, la septième
réussir à photographier les haenyeo , sans rechercher les sujets d’une
depuis sa création. Sur l’effectif moyen de cinquante élèves qui com-
réalisation artistique, mais en s’attachant à saisir des tranches de vie
pose ses promotions, trente-cinq sont natifs de l’île, seuls dix étant
et pour ce faire, elle a décidé de plonger à leurs côtés. Au village de
originaires d’autres régions et cinq d’autres pays, mais cette année,
Seongsan où elle habite, elle participe aux spectacles de haenyeo , ce
soixante-dix candidats ont été exceptionnellement admis sur les deux
qui est inédit pour une personne n’ayant jamais exercé à titre profes-
cent quarante qui s’étaient présentés. D’année en année, les élèves
sionnel. Avec l’énergie de la jeunesse qui la caractérise, Chang Mee-
venant du continent se font plus nombreux, ce qui s’explique par l’at-
rah répond toujours présente, à titre bénévole, dès qu’un coup de
trait croissant qu’exerce la « vie lente » si particulière à l’île. Quoique
main est nécessaire pour effectuer certains travaux, comme la col-
l’école n’ait pas vocation à former au métier de haenyeo , il se trouve
lecte des déchets rejetés en mer. Son rêve serait d’ouvrir un studio de
tous les ans deux ou trois femmes pour s’y inscrire dans l’espoir de
photo pour se concentrer sur les plus vieilles des haenyeo .
l’exercer à leur tour, le plus souvent sur la recommandation de coopératives de pêcheurs. Deux femmes issues de la dernière promotion
Un festival et un musée consacré aux haenyeo
sont bien décidées à y parvenir. Très liées par leur amitié malgré l’âge
L’automne venu, l’île de Jeju voit se dérouler le Festival des hae-
qui les sépare, puisqu’elles ont respectivement vingt-sept et trente-
nyeo, une manifestation qui bénéficie du soutien de la collectivité pro-
neuf ans, Shin Dong-sun et Chang Mee-rah exercent pour le moment
vinciale et qui se veut unique en son genre par l’intérêt qu’il porte à la
les professions de créatrice de sites internet et de photographe.
vie des femmes. Quoique faiblement dimensionné lors de sa première
La première a fait bénéficier l’école de ses talents pour créer un
édition, qui a eu lieu à Gujwa en 2007, le bon accueil que lui a fait le
site internet. Étant la seule fille de la famille, elle a dû se montrer
public a décidé ses organisateurs, quatre ans plus tard, à redoubler
convaincante pour faire accepter son choix à ses parents et dans ce
d’effort pour lui donner plus d’envergure en l’étendant à toutes les
but, elle leur a rappelé combien elle était heureuse quand ils l’emme-
régions. Il rassemble désormais les haenyeo des quatre coins de l’île
naient lorsqu’ils partaient pêcher en mer ou dans les ruisseaux de
pour un grand défilé suivi de concours de natation et de plongée, parmi
montagne. Cette future benjamine de la profession projette d’ouvrir
les nombreuses activités que compte sa programmation et qui font
un restaurant de fusion qui proposera des spécialités de fruits de mer
dire à certains qu’il s’agit de « mini-Olympiades des haenyeo ». Lors
auxquels s’ajouteront les produits de la pêche du jour. Elle épargne
de cette manifestation festive, les villageois sont invités à déguster une
dans ce but grâce au salaire qu’elle perçoit de l’entreprise de techno-
soupe aux nouilles dans une loge individuelle, tandis que touristes et
logies de l’information où elle travaille, dans le centre-ville de Jeju, et
autres visiteurs se voient offrir des ormeaux ou des ombrines jaunes.
prévoit de s’établir dans le village de pêcheurs d’Aewol, pour y réaliser son rêve, quand elle aura trente ans, c’est-à-dire en 2017.
24
Les plongeuses des différentes coopératives qui participent au défilé rivalisent d’imagination pour attirer l’attention du public, créant Ar ts et culture de Corée
Selon des statistiques rendues publiques par la collectivité locale de Jeju, les haenyeo ont vu leur effectif passer de vingt-trois mille à quatre mille six cents en trente ans et vieillir au point qu’il se compose à 40 % de femmes âgées de soixante-dix ans et plus. Au rythme actuel moyen de cent trente décès par an auquel disparaît cette population et sachant que seule une quinzaine de femmes embrassent la profession au cours de la même période, le phénomène devrait s’accentuer et la population de haenyeo se réduire à moins d’un millier de personnes au cours des vingt années à venir. formule à dix mille wons est disponible tout au long de l’année, à l’exception d’une courte trêve hivernale imposée par le froid, et les réservations s’effectuent sur le site internet du village. Ces activités de loisir culturelles ou maritimes représentent autant de débouchés écono2
miques pour le village, selon le responsable de la coopérative de Hado. Parmi les lieux touristiques les plus prisés, figure aussi le Musée des haenyeo de Jeju où j’ai été, pour ma part, particulièrement
ainsi une atmosphère de bonne humeur par leurs tenues et compor-
impressionnée par une photo en noir et blanc représentant une jeune
tements excentriques, comme quand elles arrivent juchées sur des
plongeuse allaitant son bébé, tandis que son aîné de six ou sept ans
vélos électriques ou en faisant semblant de ramer. Lors du dernier
se tient près d’elle, dos tourné au photographe.
festival, les spectateurs ont chaleureusement applaudi la chorale
Sur l’île de Jeju, on dit des haenyeo qu’elles sont les « mères de
des plongeuses de Hado, qui a pour nom Le temps des haenyeo . Les
la mer ». C’est dans ce même musée, en réfléchissant au sens fon-
chants populaires mélancoliques qu’entonnent les haenyeo pour se
damental de la maternité, que j’ai peu à peu trouvé la guérison. Par
donner du courage cédaient ici la place à un amusant répertoire inter-
ailleurs, je n’étais manifestement pas la seule à éprouver ce senti-
prété en patois auquel s’ajoutaient des chansons en coréen tout aussi
ment, à en juger par la demande qu’a faite un jour cette femme, mère
gaies et pleines d’entrain. Le compositeur coréen Yang Bang-ean, tout
d’un enfant de douze ans et habitante de la province de Gyeonggi, que
aussi connu sous le nom de Kunihiko Ryo, qui vit au Japon et dont la
le musée mette sur son site internet une vidéo montrant les hae-
famille est originaire de l’île de Jeju, s’était joint aux festivités en fai-
nyeo en train de lancer leur fameux sumbi sori . Ce son rappelant
sant don d’une chanson intitulée Fille de la mer .
un sifflement s’échappe des poumons des plongeuses quand elles
Outre ce festival annuel, l’île propose toute l’année différentes for-
reprennent leur respiration en remontant à la surface, après l’avoir
mules de découverte aux touristes, dont les plus appréciées sont celles
suspendue plusieurs minutes sous l’eau. Cette dame l’avait décou-
qu’offrent les villages de Sagye et Hado. Moyennant une modique
verte par hasard dans ce musée, lors de son séjour sur l’île, mais
somme comprise entre vingt mille et vingt-cinq mille wons, les par-
nul doute qu’il ne l’a plus quittée à son retour sur le continent. C’est
ticipants y ont l’occasion de pratiquer la plongée en eau peu profonde
pour répondre à son désir de « l’écouter chaque fois qu’elle a le mal
sous la direction d’une haenyeo et pour cinq à dix mille wons de plus,
de vivre » que le musée avait mis ce film à sa disposition sur son site.
ils pourront même ramasser conques, crabes, châtaignes de mer
Enfin, cet établissement propose aussi, en plus des expositions, une
et autres fruits de mer. À Hado, les touristes se voient proposer des
formule de découverte spécialement conçue pour les enfants et inti-
séjours avec hébergement en abri traditionnel dit bulteok tel que ceux
tulée Petite haenyeo qui permet à ceux-ci de voir par eux-mêmes la
où les haenyeo se changent et s’accordent un moment de repos. Cette
manière dont vivent ces plongeuses.
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Dossiers
Nouveau repère d’une capitale tournée vers l’avenir Le Dongdaemun design plaza and park (DDP), dont l’inauguration récente a été aussi critiquée qu’applaudie, est appelé à devenir la vitrine du Séoul de demain. Le quartier qui l’entoure, Dongdaemun, regorge de vestiges témoignant de l’histoire six fois centenaire de cette métropole de dix millions d’habitants, auxquels s’ajoute désormais une vocation de centre de l’industrie coréenne de la mode. Cette réalisation expérimentale n’a ni plus ni moins pour ambition que de recréer une tradition dans ce lieu hautement symbolique. Goo Bon-joon Chroniqueur architectural et journaliste au Hankyoreh
Un site au cœur de la capitale
1
L’une d’elles, dite Hunginjimun, c’est-àdire la « porte de la bienveillance », était plus connue sous le nom de Dongdaemun, qui signifie la « grande porte de l’Est ». Autour de cet accès, s’était développée toute une activité de commerce et de transport qui allait connaître un essor rapide dans les années soixante et soixante-dix pour s’orienter vers une vocation purement textile dont la production allait devenir l’un des secteurs clés à l’exportation. Cette forte expansion allait entraî-
© Park Hae-wook
ner l’apparition d’un immense marché où les usines toutes proches écoulaient leur production et qui allait peu à peu se transformer en une véritable ville employant des dizaines 1 Avec ses murs habillés de 45 133 panneaux d’aluminium aux dimensions et courbures différentes, l’immeuble du DDP fait penser à une énorme sculpture que l’éclairage intérieur fait scintiller dans la nuit. 2 À l’intérieur comme à l’extérieur, l’immeuble est une symphonie de courbes. Sous leur étendue blanche, les murs massifs abritent l’étonnant spectacle des ombres qui s’allongent sur les surfaces incurvées et créent une atmosphère irréelle où le temps semble s’être soudain arrêté.
26
À
de milliers d’ouvriers, commerçants et créal’époque de Joseon, du temps où elle
teurs de mode. C’est ainsi que Dongdaemun
s’appelait Hanyang, la capitale était
et ses environs en sont venus à occuper une
de dimensions beaucoup plus modestes
place de premier plan dans l’industrie de la
et abondait en charmants hanok , ces mai-
mode coréenne, au point que les vêtements et
sons en bois à toit de tuiles d’autrefois. Les
accessoires qui en proviennent relèvent pour
constructions les plus imposantes de cette
les Coréens d’une « mode de Dongdaemun ».
ville bordée de tous côtés de montagnes
À sa situation privilégiée dans ce domaine,
étaient ses fortifications édifiées dans un but
s’ajoutait l’intense activité sportive d’un
défensif. Ces remparts étaient percés de huit
grand stade qu’y avait construit le Japon à
portes dont quatre orientées selon les points
l’époque coloniale et qui comptait parmi les
cardinaux donnaient accès à la capitale.
plus importants de Séoul jusque dans les Ar ts et culture de Corée
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© Virgile Simon Bertrand
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Ar ts et culture de CorĂŠe
Aux confins du DDP, s’étendent les petites constructions du village culturel conçu par Zaha Hadid pour abriter différentes activités. Avec le paysage environnant, il s’intègre très bien à la topographie des lieux, ce dont sa créatrice est particulièrement satisfaite. L’existence même de l’horizontalité au milieu des gratte-ciel et centres commerciaux immenses tient véritablement du prodige.
29
© Virgile Simon Bertrand
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© Ahn Graphics
1
années quatre-vingts. Cette alliance d’archi-
existe aucun autre d’aussi vaste et splendide
l’aspect d’ensemble de la ville, en particulier
tecture traditionnelle représentée par l’ou-
qui soit exclusivement consacré à la mode.
ses murs étincelants qui le font ressembler
vrage défensif de Heunginjimun, d’installa-
Par le montant des investissements qu’il a
à un énorme vaisseau spatial. En revanche,
tions sportives en béton et de constructions
exigé, le DDP représente, dans le cadre d’un
ceux qui apprécient en elle un chef-d’œuvre
commerciales aux innombrables magasins
chantier public, la plus importante réalisation
unique en son genre sont persuadés qu’elle
grouillant d’acheteurs ont fait de Dongdae-
architecturale de Corée.
apportera un second souffle à la métropole.
mun l’un des centres d’activité les plus dyna-
De par son envergure, le choix de l’archi-
miques de Corée sur les plans économique et
tecte chargé de sa réalisation a passionné
culturel.
l’opinion. Parmi les créateurs de renommée
L’esthétique architecturale de Zaha Hadid
mondiale qui concouraient, l’État a retenu la
Le plus frappant, dans le DDP, est évi-
candidature de Zaha Hadid, dont la marque
demment la démarche architecturale adop-
La métamorphose de Dongdaemun s’est
de fabrique allie courbes et obliques se
tée par Zaha Hadid. Dépourvue de lignes
amorcée avec la décision de la Ville de Séoul
démarquant résolument des verticales et
et angles droits, sauf au niveau du sol, sa
de démolir l’ancien stade en 2008 pour créer
angles droits convenus. Le projet qu’elle avait
construction est la plus vaste au monde dans
un ensemble d’installations entièrement
soumis consistait à regrouper l’ensemble
ce genre de l’architecture libre où murs, pla-
consacré à la mode. Communiquant avec
des installations à l’emplacement de l’ancien
fond et entrées ondulent en douces courbes
le quartier de la mode situé juste en face de
stade. Il prévoyait des constructions de faible
asymétriques. Son enveloppe métallique est
l’ancien emplacement des stades, ce com-
hauteur occupant l’ensemble de ce vaste ter-
tout aussi originale, avec ses 45 133 pan-
plexe dit Dongdaemun design plaza and park
rain et s’élevant progressivement en formant
neaux d’aluminium de différentes tailles qui
(DDP) est appelé à devenir un nouveau centre
des vagues.
recouvrent toute la surface du bâtiment et
La création d’un lieu consacré au design
de mode qui devrait jouer un rôle décisif à
Entamée en 2009, cette réalisation futu-
transforment celui-ci en une gigantesque
l’échelle nationale, en termes de croissance,
riste a, en prenant forme, éveillé un grand
sculpture lumineuse quand il est éclairé de
tout en se classant parmi les principaux lieux
intérêt, mais aussi suscité bien des polé-
l’intérieur, la nuit.
touristiques de la ville. Si cette spécialisation
miques. Ses détracteurs n’ont pas tardé à
En y entrant, ce que découvre le visi-
correspond à la tendance mondiale actuelle
se manifester pour souligner de façon peu
teur n’est pas moins remarquable. À l’abri
pour les musées et salles d’exposition, il n’en
amène à quel point le bâtiment détonne dans
des regards extérieurs, une vaste étendue
30
Ar ts et culture de Corée
2 1 Le Pavillon d’exposition du design accueille actuellement une exposition temporaire qui rassemble des œuvres d’art et objets artisanaux provenant du Musée d’art Kansong. 2 Aménagé à l’intention des enfants, l’espace « Découverte du design » incite ceux-ci à imaginer l’avenir par cette activité.
blanche projette de fascinantes ombres
Au nombre de ses invités, se trouve notam-
L’existence même de l’horizontalité au milieu
créées par sa surface incurvée et on se croi-
ment le prestigieux Musée d’art Kansong,
des gratte-ciel et centres commerciaux
rait sur une planète inconnue où le temps
qui est en Corée l’établissement privé le plus
immenses tient véritablement du prodige.
s’est arrêté.
ancien dans le domaine de l’art traditionnel et
Si Zaha Hadid figure aujourd’hui parmi les
La manière dont la construction structure
qui dispose désormais d’une salle d’exposition
architectes les plus sollicités, c’est en raison
l’espace extérieur est tout aussi intéressante
permanente au DDP. Ces joyaux artistiques
de la manière particulière dont ses réalisa-
à observer. Le DDP dresse sa masse qui se
ancestraux ont ainsi pris place dans l’excep-
tions révèlent la nature actuelle du monde.
profile en ondoyant, mais recèle çà et là des
tionnel décor de l’une des constructions les
La variété et l’écoulement continu des lignes,
recoins cachés. Entre des colonnes argen-
plus futuristes et modernes au monde.
en créant une fluidité dans l’espace, évoquent tout à fait la liberté et la flexibilité qui règnent
tées, un étroit passage débouche soudain à l’air libre. Puis c’est un large couloir qui, telle
Un repère pour tous
dans le monde moderne, tout en nous invitant à rêver sur la technologie ultramoderne
une passerelle, enjambe en son centre l’agora
En même temps qu’un bâtiment au sens
située en contrebas. Des lignes à géomé-
habituel du mot, le DDP est un parc, comme
trie variable, un niveau au ras du sol et une
son nom l’indique, ou plus exactement un
« Monument horizontal », le DDP est
ouverture de l’espace qui relient l’intérieur à
« paysage intégré », en l’occurrence un
représentatif de la tendance des grandes
l’extérieur sont des éléments garants d’une
parc présentant nombre d’aspects propres
métropoles de ce XXIe siècle à édifier des
redécouverte originale de l’espace.
et l’avenir qu’elle laisse entrevoir.
à un musée. Il a pour toit une colline arti-
bâtiments à l’intention d’un large public et à
Le DDP accueille différentes manifesta-
ficielle tapissée d’une pelouse aboutissant
aménager des sites destinés à ses loisirs et à
tions qui se déroulent dans le domaine du
aux murailles d’époque Joseon, vestiges
sa détente. À cet égard, le DDP s’inspire par-
design, à l’occasion du lancement de pro-
archéologiques de l’infrastructure urbaine.
faitement de ces principes par son horizonta-
duits, de salons du design et d’autres acti-
Aux confins du DDP, s’étendent les petites
lité qui se prolonge sans rencontrer d’obstacle
vités culturelles. S’il n’en est qu’à ses bal-
constructions du village culturel conçu par
jusqu’aux lieux publics de la cité.
butiements dans ce domaine, le DDP a déjà
Zaha Hadid pour abriter différentes activi-
Si l’opinion est très partagée sur sa
ouvert ses portes à des événements plus
tés. Avec le paysage environnant, il s’intègre
conception puissante, voire révolutionnaire, il
exceptionnels qui n’ont lieu à aucun autre
très bien à la topographie des lieux, ce dont
n’en est pas moins à l’image du dynamisme et
endroit de la ville.
sa créatrice est particulièrement satisfaite.
de la complexité qui sont ceux de Séoul.
K o r e a n a | É t é 2 0 14
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Défenseurs du patrimoine
La collection Kansong préserve depuis trois générations des formes d’expression visuelle de la pensée coréenne Chun Hyung-pil, plus connu sous le pseudonyme de Kansong, fut bien avisé en rassemblant ces œuvres et objets d’art importants qui sont les représentations visuelles de l’esprit coréen. Par la suite, ses descendants ont eu à cœur de préserver ces trésors pour les faire découvrir au public. L’amour et l’admiration de la culture coréenne qui se sont transmis à travers eux, sur trois générations, sont l’héritage le plus précieux laissé par cet illustre collectionneur. Koh Mi-seok Éditorialiste au Dong-A Ilbo
32
Ar ts et culture de Corée
Dans la constitution de la Collection Kansong, le premier critère de sélection des œuvres a été l’esthétique spécifiquement coréenne de leur expression. À gauche, Mont Geumgang intérieur, une œuvre issue de l’Album du Mont Geumgang en automne réalisé par Jeong Seon (1676-1759), 32,6 x 49,5 cm, encre et couleurs sur soie. Oeuvre datant de 1747.
U
n beau jour de juillet 1940, le grand collectionneur d’art Kansong, de son vrai nom Chun Hyung-pil (1906-1962), s’arrêta
devant la librairie Hannam de Gyeongseong, qui est l’actuel Séoul. La Corée subissait alors le joug de la colonisation japonaise par le biais d’instances gouvernementales qui menaient une politique d’éradication de la culture coréenne en imposant l’obligation de suivre tout enseignement en langue japonaise et d’adopter des noms et prénoms japonais. Voyant un commerçant réputé s’enfuir à toutes jambes et comprenant qu’un événement d’importance devait s’être produit, Kansong arrêta l’homme. Celui-ci déclara alors qu’il essayait de réunir une somme d’argent pour acheter l’original du Hunmin jeongeum , que l’on disait avoir été découvert à Andong, une ville de la province du Gyeongsang du Nord. À ces mots, le cœur de Kansong se mit à battre à tout rompre. Selon le marchand, la valeur de l’ouvrage était estimée à mille wons, un montant qui équivalait au prix d’une maison convenable à toit de tuiles. Kansong lui remit alors une somme dix fois supérieure pour qu’il le lui obtienne coûte que coûte. Il avait résolu de mettre en sûreté ce livre ancien qui exposait les grands principes de conception de l’alphabet coréen dit hangeul , certain que l’occupant le détruirait dès qu’il en apprendrait l’existence. C’est dans ces circonstances que Kansong fit l’acquisition de cet ouvrage intitulé Hunmin jeongeum haerye (1446), c’est-à-dire « Explications et exemples des sons corrects pour instruire le peuple ». Aujourd’hui classé n°70 des Trésors nationaux, il a été inscrit en 1997 sur le Registre de la mémoire du monde de l’UNESCO. Après l’avoir caché jusqu’à la Libération, Kansong l’a aussitôt porté à la connais-
© Kansong Art and Culture Foundation
sance du public. Chun Sung-woo, son fils aîné aujourd’hui âgé de quatre-vingts ans qui préside la Fondation artistique et culturelle Kansong, y voit « le plus grand trésor qui soit pour le peuple coréen, sur les plans à la fois historique et culturel », ainsi que la plus précieuse des pièces composant la collection Kansong. Quant au han-
geul , il constitue, comme l’explique Chun Sung-woo, la seule écriture au monde dont l’inventeur est aussi connu que ses objectifs et principes.
Le maintien d’une identité nationale grâce aux vestiges du passé Né dans une famille de grands propriétaires fonciers, Kansong a un parcours original de collectionneur car, s’agissant de céramique, de peinture ou d’autres formes d’art, il s’est toujours déterminé en fonction de leur importance nationale, indépendamment de toute considération de prix. C’est dans cet esprit qu’en 1935, il allait acquérir d’un antiquaire japonais de Gyeongseong un vase en céladon à incrustations de motifs de grues et nuages d’une valeur équivalant à vingt maisons à toit de tuiles, estimant à juste titre que la Providence ne mettrait plus sur son chemin une pièce d’une telle beauté. Grâce à ses efforts, ce vase tout orné de grues en vol allait entrer au patrimoine des TréK o r e a n a | É t é 2 0 14
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1
1 Vieux bassin à l’aube, en automne , peinture de Kansong. 2 Kansong âgé d’une vingtaine d’années. Il hérita alors d’une fortune considérable. 3 Kansong, quatrième à partir de la droite, tenant une réunion à son domicile avec des spécialistes d’histoire de l’art et des connaisseurs, le septième mois de l’année 1938, où il créa le Bohwagak, le premier musée d’art privé coréen. 4 Kansong fit construire le Bohwagak (pavillon des trésors splendides) pour y rassembler l’ensemble de sa collection d’oeuvres d’art et objets coréen.
3
4
2
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Ar ts et culture de Corée
« Sous l’occupation coloniale japonaise, la culture coréenne était menacée de disparition et mon père s’est alors mis à collectionner et conserver des biens du patrimoine culturel au risque d’y laisser tout ce qu’il possédait. Par respect pour lui, mon frère et moi nous sommes efforcés d’inventorier ces biens et de remédier aux dégradations qu’ils ont subies pendant la Guerre de Corée, afin de les mettre à la disposition des chercheurs. La prochaine génération se consacrera à mettre en valeur les aspects exceptionnels de notre culture pour que les Coréens en soient toujours plus fiers ». sors nationaux sous le numéro soixante-huit et s’imposer en tant que
la collection sortir pour la première fois du musée au mois de mars.
chef-d’œuvre absolu du céladon de Goryeo. Cette action d’éclat allait
Plus de cent œuvres sculptées bouddhiques, en porcelaine, peintes
être suivie de nombreuses autres, comme ce voyage au Japon qu’il fit
et calligraphiées sont exposées aux côtés du Humin jeongeum dans
en 1936 pour racheter vingt magnifiques céladons d’époque Goryeo
le cadre de cette manifestation temporaire dite des « Trésors de Kan-
à l’avocat britannique John Gadsby, autant d’épisodes qui composent
song ». Elle se déroulera jusqu’au mois de septembre prochain au
l’histoire de sa collection.
Dongdaemun Design Plaza (DDP), le tout nouveau repère culturel
Ayant hérité de nombreux biens à l’âge de vingt-quatre ans, Kan-
de la capitale qu’a réalisé la célèbre architecte Zaha Hadid. Créée en
song allait en consacrer la plus grande partie à empêcher que les
2013, la Fondation artistique et culturelle Kansong et la Fondation de
œuvres d’arts et objets révélant l’esprit et l’âme du peuple coréen
Séoul pour le design ont décidé d’assurer pour trois ans le parrai-
ne soient emportés au Japon, mais aussi à redonner vie à la Faculté
nage commun de cette exposition temporaire visant à faire décou-
de Boseong, l’actuelle Université Korea qui est le premier établisse-
vrir au plus grand nombre des œuvres exceptionnelles dans un cadre
ment d’enseignement supérieur privé dont s’est dotée la Corée. Par
moderne et bien équipé.
cette collection, il ne s’adonnait pas à un simple passe-temps corres-
Celle qui se déroule actuellement au DDP présente sous un jour
pondant à ses goûts, car il s’agissait avant toute chose de lutter avec
nouveau la contribution que les descendants de Kansong apportent
acharnement pour l’indépendance culturelle de la nation et la défense
depuis toujours à la conservation de cette collection, ainsi qu’au sou-
de son patrimoine culturel et spirituel. Il allait d’ailleurs l’interrompre
tien à la recherche scientifique sur les œuvres qui y sont exposées. Ils
à la Libération, en 1945, convaincu que ces richesses ne sortiraient
vivent aujourd’hui, non loin les uns des autres, sur la colline où s’élève
plus du pays, quels que soient leurs acquéreurs.
le Musée d’art Kansong, et se composent du fils aîné Chun Sung-woo,
En 1938, il avait fait construire au pied d’une hauteur située à
de son frère de soixante-quatorze ans Chun Young-woo, qui assure la
Seongbuk-dong, l’un des quartiers nord de Séoul, un entrepôt dont
direction du musée d’art, et du fils aîné de ce dernier, Chun In-keon,
le nom de Bohwagak signifie « pavillon des trésors splendides » et
qui a quarante-trois ans et occupe le poste de secrétaire de direction à
qui allait lui permettre de rassembler toutes les œuvres de sa collec-
la Fondation. Tous trois s’emploient à faire connaître l’oeuvre de toute
tion en un même lieu. Le premier musée d’art privé coréen était né et
une vie qui est celle de leur père ou grand-père et à conserver au pays
après la mort subite de Kansong survenue en 1962, sa famille et les
les racines spirituelles de sa culture.
personnalités du monde de l’art entreprirent d’y adjoindre le Centre
Il ne doit pas toujours être chose facile d’être le fils d’un grand
d’études d’art coréen qui ouvrit ses portes en 1966. Ses chercheurs
homme et si les deux fils de Kansong sont eux aussi artistes, ils se
allaient faire paraître un catalogue d’œuvres intitulé Culture Kansong ,
consacrent en premier lieu à la transmission de l’héritage pater-
qui comporte également des articles scientifiques. Rebaptisé Musée
nel, qui passe avant leur carrière elle-même. Évoquant tout le temps
d’art Kansong en 1971, cet établissement propose de grandes exposi-
écoulé depuis qu’ils poursuivent cet objectif, ils déclarent : « C’est
tions bisannuelles où le public s’émerveille devant les chefs-d’œuvre
à la fois très gratifiant et très difficile ». L’aîné, Chun Sung-woo, qui
exposés.
considère être le « gardien de l’entrepôt de [son] père », explique en ces termes le rôle qu’a joué sa famille au fil des générations : « Sous
Pour l’amour d’un père
l’occupation coloniale japonaise, la culture coréenne était menacée
Composée d’environ cinq mille pièces dont douze trésors natio-
de disparition et mon père s’est alors mis à collectionner et conser-
naux, la collection Kansong est régulièrement présentée au public
ver des biens du patrimoine culturel au risque d’y laisser tout ce qu’il
lors d’expositions qui se tiennent au printemps et à l’automne dans
possédait. Par respect pour lui, mon frère et moi nous sommes effor-
le bâtiment moderne d’origine, à l’exception de cette année, qui a vu
cés d’inventorier ces biens et de remédier aux dégradations qu’ils ont
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1
subies pendant la Guerre de Corée, afin de les mettre à la disposi-
pecter la volonté de son défunt père. « Je ne regrette pas ma déci-
tion des chercheurs. La prochaine génération se consacrera à mettre
sion », déclare-t-il, « car je suis conscient de l’amour que mon père
en valeur les aspects exceptionnels de notre culture pour que les
vouait à notre culture et qui se manifestait dans tout ce qu’il faisait, et
Coréens en soient toujours plus fiers ».
parce que je sais aussi combien il est important que je transmette son
La diffusion, en 2008, de Peintre du vent , un feuilleton télévisé dont
héritage ».
l’intrigue se situe à la fin du royaume de Joseon, a éveillé un énorme
Quant à son frère cadet Chun Young-woo, qui dirige le musée et
intérêt pour les tableaux de maître du XVIIIe siècle dans le public, qui
a jeté les bases de son développement à venir, il témoigne du même
s’est précipité dans les musées présentant de telles œuvres. Devant
profond respect pour son père. « Bohwagak, le nom de l’entrepôt que
la difficulté que posait l’accueil de ces visiteurs toujours plus nom-
mon père a fait construire, signifie « pavillon des trésors spendides ».
breux, il a été décidé en 2013 de créer la Fondation artistique et cultu-
Ce sont eux qui font revivre le passé dans la mémoire collective et
relle Kansong pour permettre à plus de gens de découvrir ces belles
nous ramènent à ce que nous sommes, en nous faisant redécouvrir
œuvres, explique Chun Sung-woo, son directeur.
notre héritage spirituel. C’est l’aspect que mon père considérait être le
Après avoir étudié les beaux-arts aux États-Unis dans sa jeunesse,
plus important », rappelle-t-il.
Chun Sung-woo s’est avéré être un artiste prometteur dont l’œuvre, par son alliance de la spiritualité orientale avec des modes d’expres-
Quand le passé peint l’avenir
sion occidentaux, allait susciter l’enthousiasme et valoir à son auteur
En homme avisé, Kansong éduqua ses enfants par l’action plutôt
d’être sollicité par de prestigieuses galeries. À la mort de son père,
que par la parole et jamais il ne leur indiqua ce qui était à faire ou à ne
l’artiste allait toutefois mettre un terme à ces encourageants débuts
pas faire, ce qui était bien ou mal. En suivant l’exemple paternel, ils
américains pour s’en retourner au pays. Par la suite, il enseignera à
allaient à leur tour accomplir leur travail avec persévérance et discré-
l’Université nationale de Séoul, mais un temps seulement, pour res-
tion. Chun In-keon, qui occupe le poste de secrétaire de direction à la
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Ar ts et culture de Corée
3
2
1 L’original du Hunmin Jeongeumhaerye (explications et exemples des sons corrects pour instruire le peuple), publié en 1446 à l’occasion de l’invention de l’alphabet coréen hangeul . Classé Trésor national n°70, il est inscrit au Registre de la Mémoire du Monde de l’UNESCO. 2 Ce Vase en céladon incrusté de motifs de grues et nuages est l’un des chefs-d’œuvre du céladon de Goryeo et constitue le Trésor national n°68. 3 Scène du Jour du Dano (28,2 x 35,2cm, encre et couleurs sur papier) provenant du Hyewonjeonsincheop , un album de peintures de mœurs de Shin Yun-bok (1758-?), également connu sous son pseudonyme de Hyewon. Kansong acquit cette oeuvre d’un antiquaire d’Osaka en 1936.
Fondation, a aussi suivi les traces de son oncle pour entreprendre une
Pour ma part, j’ai entrepris de les faire mieux connaître en Corée et à
refonte ambitieuse de cet organisme. À l’intention des internautes, il
l’étranger, afin qu’elles puissent être appréciées à leur juste valeur »,
a assuré l’accès à la collection Kangsong par le portail Naver, alors
déclare Chun In-keon.
qu’elle n’était jusqu’alors pas accessible sur le site du musée, et
De même qu’il n’y a pas d’arbre sans racines, le présent et l’avenir
c’est à son action dynamique que l’on doit l’organisation de l’expo-
sont issus du passé, lequel est indispensable à toute représentation
sition temporaire qui se déroule en ce moment dans le cadre ultra-
de ce que sera le futur. C’est pour cette raison que le petit-fils de Kan-
moderne du DDP.
song a renoncé à être historien, comme il en rêvait, pour se consa-
Passionné par la tâche qui est la sienne de transmettre avec inven-
crer à la Fondation. « Notre famille n’a pas de « devise familiale ». À
tivité l’héritage de son grand-père, Chun In-keon évoque celui-ci en
la maison, on s’est contenté de nous apprendre à observer ce que fai-
ces termes : « En collectionnant toutes ces oeuvres, mon grand-père
saient les adultes, à suivre leur exemple et à adopter leurs valeurs.
poursuivait un objectif foncièrement différent de celui des autres col-
Cependant, les acquis de l’expérience valent plus que de grands dis-
lectionneurs, qui ne faisaient en général que suivre leurs goûts. Il
cours. Tout comme mon grand-père autrefois, je souhaiterais créer
aimait certes l’art et avait ses préférences dans ce domaine, mais
un lien entre le passé, le présent et l’avenir de notre culture pour
pour lui, le premier critère de sélection d’une œuvre était l’esthétique
assurer sa continuité ».
spécifiquement coréenne de son expression, comme c’est notam-
Kansong avait la certitude que la domination japonaise et ses atro-
ment le cas de celles de Jeong Seon, également connu sous le pseu-
cités prendraient fin un beau jour et dans cette perspective, qu’il se
donyme de Gyeomjae. Mon grand-père procédait de manière si sys-
devait de préserver les chefs-d’œuvre attestant de la valeur et de la
tématique qu’il acquérait non seulement les tableaux de ses maîtres,
spécificité de la culture coréenne pour ranimer la flamme du senti-
mais aussi ceux de leurs disciples, de leurs pères et de leurs fils,
ment national. Sans ce collectionneur éclairé, les trésors qui sont si
pour permettre une étude comparative approfondie de leurs œuvres.
chers au cœur des Coréens auraient pu disparaître à jamais.
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Chronique artistique
La culture taoïste coréenne
ou la voie du bonheur
Du 2 décembre au 2 mars derniers, le Musée national de Corée proposait une exposition temporaire, La culture taoïste coréenne ou la voie du bonheur, qui avait la particularité de se consacrer à ce thème alors que le confucianisme, le bouddhisme ou les religions populaires sont plus souvent abordés par d’autres manifestations. An Kyung-suk Conservatrice du Département d’archéologie et d’histoire du Musée national de Corée
L
au nombre de ceux-ci. Quant au troisième volet
a formation de la culture traditionnelle coréenne est souvent présentée comme le
appelé Une longue et paisible vie , il donnait une
résultat des influences conjuguées du confucia-
idée de la manière dont le taoïsme a su dialoguer
nisme, du bouddhisme et du taoïsme. Ce dernier
et coexister avec d’autres croyances, ainsi que des
est donc une partie intégrante de l’identité cultu-
pratiques propitiatoires populaires faisant appel
relle coréenne, aux côtés de ces deux autres reli-
à des peintures ou des objets artisanaux dont des
gions et dans la vie moderne, il reste présent sous
spécimens étaient présentés sur les thèmes Le
forme de cérémonies et croyances, de création
taoïsme et le peuple , Souhaits de bonne chance
artistique, de productions de la culture populaire,
et Religion populaire et taoïsme .
voire de certains types d’exercice physique. La
culture taoïste coréenne ou la voie du bonheur a été une importante exposition dans la mesure où la présentation d’ensemble qu’elle faisait permettait, comme je l’ai moi-même constaté, d’appréhender la dimension spirituelle de la culture coréenne dans toute son étendue et sa diversité, en remontant aux origines de l’héritage du
L’homme et le sentiment divin Brique à motif de paysage, Royaume Baekje, faïence, 29 x 29cm, Trésor national n°343; Musée national de Buyeo.
La finalité suprême du taoïsme était de jouir d’une vie longue et heureuse par l’absorption d’élixirs de jouvence, l’astreinte un entraînement mental et physique et la pratique de la prière consacrée aux divinités. Les adeptes de ce culte indigène chinois recherchent par celui-ci le bon-
taoïsme que pratiquaient nos ancêtres dans leur pour-
heur et les bienfaits de ce monde, notamment la richesse
suite du bonheur.
et la célébrité. Ce n’est qu’au IVe siècle, sous la dynastie
L’exposition comportait trois volets dont le premier,
des Wei du Nord, que Kou Qianzhi en a fixé la doctrine
intitulé Dieux et rites taoïstes , mettait en lumière l’ex-
et l’organisation en annonçant la tradition des Nouveaux
pression du sentiment religieux envers les divinités du
maîtres célestes. Si de nombreuses sectes s’en inspirant
taoïsme par le biais des thèmes Lao Tzu en tant que
sont apparues par la suite, le dogme d’origine repose
dieu , Dieux du Ciel , de la Terre et de l’Eau et Rites d’État .
sur la croyance aux immortels et une pratique religieuse
Cette thématique se poursuivait par Monde beau et pit-
populaire auxquelles viennent s’ajouter les notions phi-
toresque des immortels taoïstes , Rêve d’immortalité
losophiques de yin et de yang, des Cinq Eléments et
taoïste et Comment devenir un immortel taoïste dans
du Livre des changements , ainsi que des éléments de
un deuxième volet, Ne jamais vieillir, ne jamais mourir,
médecine et de philosophie et des influences boudd-
évoquant l’aspiration fervente du peuple à l’utopie taoïste
hiques et confucéennes.
et au monde des immortels, ainsi que les moyens d’être
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Si le taoïsme fut officiellement reconnu au VIIe siècle, Ar ts et culture de Corée
© National Museum of Korea
1
Quand les difficultés accablent l’homme, il est naturel qu’il recherche le réconfort, mais en pareil cas, plutôt que de s’en remettre aveuglément au taoïsme en croyant qu’il détient la clef de tous ses problèmes ou de le rejeter en bloc en le mettant définitivement au rang des superstitions, il serait plus judicieux de s’interroger sur son sens actuel.
1 Immortels taoïstes de Kim Hong-do, royaume Joseon, 1776, 132,8 x 575,8 cm, encre et couleur sur papier, Trésor national n°139, Musée d’art Leeum Samsung.
sous le royaume de Goguryeo, le peuple en avait depuis
l’acte du registre funéraire retrouvé dans la Tombe de
longtemps assimilé de nombreux éléments à sa culture.
Muryeong, l’un des souverains du royaume de Baekje,
Néanmoins, il n’allait jamais parvenir à s’imposer en
comme sur celui d’un moine bouddhique de Goryeo, il
tant que religion ou à imprimer sa marque à l’égal du
est fait mention de Houtu, la déesse de la Terre. Depuis
dogme bouddhique ou de l’érudition confucéenne. Quant
des temps anciens, avant de prendre la mer, les pêcheurs
au secours apporté par toute religion, le peuple le cher-
ne manquaient jamais d’invoquer les Rois dragons pour
chait dans un culte indigène fondé sur le chamanisme,
qu’ils éloignent les tempêtes et veillent sur leur destin,
tandis que les intellectuels de culture taoïste se retiraient
comme en attestent nombre d’exemples de ce culte aux
le plus souvent du monde pour se consacrer au yang-
divinités taoïstes.
sheng , c’est-à-dire « nourrir la vie ». C’est cette situation
Sous le royaume de Goryeo, où le rite taoïste consistait souvent en prières pour la prospérité des monarques
particulière qui caractérise la culture taoïste présente en Corée. Les Coréens ont longtemps attribué une dimension sacrée au ciel, à la terre et à l’eau, cette croyance ayant une incidence sur le taoïsme et ses divinités éponymes qui règnent sur ces éléments. Il s’y ajoute les Quatre
Aiguière en céladon en forme de figure taoïste, royaume Goryeo, début du XIIIe siècle, H. 28cm, Trésor national n°167,Musée national de Corée.
et de tout le pays, tout homme vertueux se devait d’avoir découvert les voies du confucianisme et du bouddhisme, mais aussi du taoïsme, sur lequel il devait aussi régler son mode de vie. Pendant la période de Joseon, qui vit le néoconfucianisme être instauré en idéologie d’État, le taoïsme
empereurs célestes, dont Gouchen, qui représente
fut abaissé à un rang inférieur à celui des deux autres
l’étoile polaire, et la déesse de la terre Houtu, ainsi que
confessions, en dépit de quoi son importance continua de
les Souverains stellaires des cinq planètes et des sept
se manifester dans la littérature et la peinture.
étoiles, dont le soleil et la lune, et les Rois dragons des quatre mers.
En outre, les divinités et immortels taoïstes échappant au passage du temps et à la mort, ils étaient objet
De l’époque de Goryeo à celle du moyen Joseon,
de vénération chez les gens du peuple, qui imploraient
des offrandes aux divinités taoïstes dites jaecho étaient
souvent leur protection par la prière. Dans les derniers
accomplies sous la direction de l’État et les croyants y
temps de Joseon, les peintures les plus appréciées
adressaient alors des prières aux dieux des étoiles, dont
étaient les palseon qui représentaient les huit immortels
la Grande Ourse, pour qu’elles apportent la prospérité
taoïstes les plus révérés, ainsi que celle de l’immortelle
aux souverains et à leurs sujets. Les tombes en pierre
Xi Wangmu, invoquée en tout premier lieu lors des ban-
d’époque Goryeo sont d’ailleurs gravées de représen-
quets, et enfin les peintures vouées au souhait de longé-
tations du soleil, de la lune et de la Grande Ourse. Sur
vité. Les figures les plus représentées dans cette pein-
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joindre aux immortels et s’y employaient par des recherches et leur application. Pour accéder à cet état, il existe selon la doctrine deux voies possibles qui sont le waidan , c’est-à-dire une alchimie externe, parce que faisant appel à des substances externes telles que les élixirs, et le neidan , l’alchimie interne fondée sur l’accumulation d’énergie corporelle par un exercice physique adéquat. De tous les waidan , l’Élixir d’or était le plus connu, mais le sulfure de mercure et le plomb qui se trouvaient parmi ses éléments provoquaient souvent l’empoisonnement et la mort. À partir de la dynastie des Song, le waidan tomba en désuétude. L’essor du neidan qui y succéda en Corée remonte au IXe siècle où Kim Gagi, Choi Seung-woo et le moine Jahye du Silla Unifié en rapportèrent de la Chine des Tang où ils avaient fait leurs études. Cette alchimie interne allait atteindre son apogée sous le royaume de Joseon où des érudits tels que Kim Si-seup (1435-1493) et Jeong Ryeom (15061549) figuraient parmi ses plus fidèles adeptes. Nombreux étaient ceux qui, tout en ne possédant pas une maîtrise professionnelle de cette pratique, s’y exerçaient pour des raisons de santé, à l’instar de l’illustre néoconfucianiste Lee Hwang (1501-1570) aussi connu sous le nom de plume de Toigye. Selon la doctrine taoïste, celui qui ne s’astreignait pas au respect des valeurs morales aurait beau absorber quantité d’élixir et entretenir son corps par l’entraînement, jamais il n’accèderait au statut d’immortel taoïste et sa vie s’en trouverait même écourtée. À la fin de l’époque Joseon, se multiplièrent les ouvrages exposant les préceptes du taoïsme dans le domaine de la morale et des valeurs universelles, y compris celles du confucianisme et du bouddhisme. Les Coréens leur firent bon accueil car ils étaient d’une lecture facile et aussi utiles sur le plan pratique que moral.
ture comprennent aussi le Dieu de la longévité Shoula-
Certaines divinités taoïstes issues de religions
oren, le Dieu Dongfangshuo, symbole de longue vie, le Dieu des sciences Wenchangdijun et le Dieu de la
indigènes chinoises peuvent avoir leur équiva-
richesse Guanshengdijun.
lent en Corée. Très tôt, les Coréens ont attribué
Les pêches de Xi Wangmu et les champignons de
une dimension sacrée à la terre, aux rivières, aux
Lingzhi, que la plupart considéraient être source de
montagnes et aux arbres, en raison de la proximité qu’ils avaient avec eux, et leurs croyances voulaient
jeunesse, ainsi que les Dix symboles de longévité que
que des esprits bienfaisants veillent sur leurs villages,
sont notamment le cerf, la grue et la tortue étaient aussi
forteresses et logis. Des divinités taoïstes allaient faire
très présents dans l’imagerie de la peinture votive et de l’artisanat.
Comment accomplir de bonnes actions et devenir un immortel taoïste Les plus pratiquants des taoïstes aspiraient à se
40
Boîte à encens gravée d’immortels taoïstes, royaume Goryeo, XIIIe siècle, plaqué argent, diam. 5,6 cm, Musée national de Corée.
leur apparition en Corée et en se mêlant aux autres rites, se fondre complètement dans la religion du pays, tel le Dieu Chilseong issu de la Grande Ourse, le Dieu Seonghwang protecteur des forteresses et villages ou le Dieu de la cuisine Jowang qui commandait au feu, pour s’intéAr ts et culture de Corée
2
1 Encensoir en bronze doré de Baekje, Royaume Baekje, bronze doré, H. 61,8 cm, Trésor national n°287; Musée national de Buyeo. Ce magnifique objet se situe dans la lignée des encensoirs de la Chine ancienne qui représentaient la montagne sacrée des immortels taoïstes, mais il comporte en outre des éléments religieux et esthétiques. 2 Le soleil, la lune et les cinq sommets , Royaume Joseon, acquis en 1909, 194,7 x 219,0 cm, encre et couleurs sur soie. Au siècle dernier, les peintures appartenant à ce genre étaient le plus souvent exécutées à l’aide de pigments importés d’Occident en passant par la Chine, tandis que celle-ci faisait appel à des pigments traditionnels de pierre et minéraux.
grer entièrement dans la religion coréenne.
en conviant ainsi à s’interroger sur la place actuelle de
Par son ouverture d’esprit et sa tolérance, le taoïsme
la culture taoïste. Ce faisant, elle a permis de prendre
s’est allié harmonieusement avec le bouddhisme et
conscience de ce que, loin d’être étranger aux préoc-
les religions populaires, faisant parfois aussi appa-
cupations actuelles ou d’avoir perdu tout sens, cette
raître de nouvelles religions comme le Donghak . La
culture reste en prise avec le quotidien. Quand les difficultés accablent l’homme, il est
philosophie de l’ermite taoïste a exercé une grande influence sur la littérature, la peinture et tous les autres
naturel qu’il recherche le réconfort, mais en pareil cas,
arts, y compris par la pratique du fangshu dominée
plutôt que de s’en remettre aveuglément au taoïsme
par les immortels taoïstes et très présente dans les
en croyant qu’il détient la clef de tous ses problèmes
romans héroïques de la fin de Joseon. Ce sont les éru-
ou de le rejeter en bloc en le mettant définitivement au
dits d’alors, ainsi que d’autres personnages qui avaient choisi de mener une vie de solitude qui ont assuré la transmission de cet art de la maîtrise de soi auquel ils s’adonnaient et qui faisait appel aux vieilles croyances religieuses coréennes vouant un culte aux montagnes
Encensoir en céladon en forme de qilin , royaume Goryeo, XIIe siècle, H. 26,3 cm, Musée national de Corée.
rang des superstitions, il serait plus judicieux de s’interroger sur son sens actuel. Nul ne peut nier l’apport du taoïsme dans l’histoire coréenne, pas plus que la survivance de certains traits de sa culture dans la vie quotidienne sous forme de rites saisonniers ou de religions
en même temps qu’à celles portant sur les immortels
populaires encore très présents, en conséquence de quoi
taoïstes.
le taoïsme s’avère encore tout à fait adapté à la plupart
Quelle place actuelle ?
de nos besoins actuels. J’ai l’espoir que sur la base de cette exposition, des recherches seront entreprises pour
En mettant sur pied cette exposition, je me suis dit
remonter aux origines de la culture coréenne tradition-
qu’il serait bon que les artistes et visiteurs contempo-
nelle, dont subsistent certaines pratiques, et étudier les
rains produisent eux-mêmes des histoires de poursuite
différents modes de vie qui coexistent au sein de cette
du bonheur, en s’inspirant de celles sous-jacentes à la
tradition.
culture taoïste, afin de donner à celle-ci une nouvelle
En tant qu’organisatrice de cette exposition, je serai
dimension de réserve de contenus culturels, qui en l’oc-
comblée si elle a pu servir de tremplin pour que nos
currence sont aussi précieux qu’abondants. Cette expo-
contemporains créent de leurs mains de nouveaux
sition présente la particularité exceptionnelle d’avoir fait
contenus culturels à partir de cette culture taoïste qu’ils
découvrir des œuvres tout en faisant l’objet d’une nou-
ont pu découvrir par eux-mêmes.
velle interprétation par des artistes contemporains et K o r e a n a | É t é 2 0 14
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Escapade
paradis de la littérature et du thé Du temps de mes vingt ans, un jour de début d’été que je me promenais tranquillement au bord d’un fleuve, j’ai regardé les rayons de soleil se répandre sur l’eau verdâtre et j’ai respiré les parfums apportés par le vent. J’ai décidé de faire de la poésie le but suprême de ma vie. Je passerais chaque seconde de chaque heure de la journée à créer et à composer des poèmes. Je nourrissais alors un rêve, qui était de visiter tous les villages du pays et d’y passer la nuit en quête d’inspiration. Gwak Jae-gu Poète | Lee Han-koo, Cho Ji-young Photographes
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Ar ts et culture de Corée
Le Mont Jiri doit sa célébrité à la magie de ses paysages changeant avec les saisons. À l’aube, ses cimes sont d’une étonnante beauté sous la neige. Ses monts aux innombrables légendes composent un parc national qui s’étend sur cinq cantons des trois provinces du Gyeongsang du Sud, du Jeolla du Nord et du Jeolla du Sud, dans la partie méridionale de la K o r e a n a | É t é 2 0 14 péninsule.
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Ce marché à l’ancienne a lieu tous les cinq jours à Hwagae. Carrefour séculaire du commerce entre les villages de montagne, il offre aujourd’hui un grand attrait touristique.
J
’aurais voulu tout savoir du moindre village : quelles
barricades. Des policiers arpentaient les rues à grandes
sortes de fleurs s’y trouvaient, où le ciel était le plus
enjambées, talkie-walkie en main, tandis que d’autres
beau la nuit, de quoi parlaient les gens groupés autour de
en civil arrêtaient et fouillaient les passants, inspectant
la fontaine et ce qu’on y chantait les jours de fête. Il me
les sacs sans motif précis. Au bel âge de mes vingt ans,
semblait que j’écrirais de plus beaux poèmes, ceux dont
j’aimais la poésie plus que tout et voulais en faire mon
je rêvais depuis toujours, si je voyais les choses par moi-
métier, sans pour autant avoir la certitude d’y trouver le
même au lieu d’en entendre parler. Je voulais aller sur
salut. Serais-je capable d’écrire toute ma vie ? Pourquoi
les lieux et sentir les odeurs. Pendant toute la première
étais-je né dans ce pays ? Pour un jeune homme de vingt
randonnée que j’ai faite au cours d’un voyage, l’idée m’est
ans contraint de mener une existence étouffante, j’ima-
venue d’aller voir un fleuve qui s’écoule au pied du Mont
gine que cette aventure était une question de survie.
Jiri, le Seomjin, ainsi que la ville de Hadong située dans la province du Gyeongsang du Sud, à seulement une qua-
Du marché de Hwagae au temple de Ssanggye
rantaine de kilomètres de Suncheon où j’habite. Au sou-
Sur l’embarcadère de Hwagae où je suis arrivé après
venir de ma première visite, je mourais soudain d’envie
cinq jours de marche à pied, je suis monté dans un bac
de revenir sur les lieux.
que le passeur faisait avancer en tirant sur une corde tendue entre les deux rives du fleuve. Impressionné de
Sur les berges du Seomjin
voir qu’il servait de lien entre le Jeolla et le Gyeongsang
C’est dans les années soixante-dix que j’ai fait mon
situés de part et d’autre, j’étais plus heureux encore
premier voyage à Hadong. Tout le long du Seomjin, le
de constater que des gens de ces deux provinces voya-
Mont Jiri dressait ses imposantes parois qui me recou-
geaient côte à côte. Quand j’ai demandé à une vieille
vraient de leur ombre. Je marchais sans m’arrêter
dame d’où elle venait, avec un sourire affable qui décou-
jusqu’à ce que le jour décline, puis je plantais ma tente
vrait ses gencives, elle m’a répondu qu’elle revenait de
sur une plage et tantôt je m’endormais en regardant les
chez les beaux-parents de l’un de ses enfants. Après
étoiles, tantôt je profitais du clair de lune pour écrire à
avoir débarqué, je m’en suis allé au marché de Hwagae,
un ami, étendu sur le sable. Je me souviens d’avoir écrit
qui est l’une des principales curiosités de Hadong.
ces mots : « Il fait si clair, cette nuit, que je lis Rabindra-
Si les vieux bâtiments d’autrefois ont disparu, ainsi
nath Tagore et Hermann Hesse. Les grandes ronces qui
que certaines installations, les souvenirs que m’a lais-
couvrent les rives ont un parfum si agréable qu’il m’em-
sés le marché sont intacts. Des deux côtés de la rue,
pêche de dormir ». Hadong tenait pour moi d’une nou-
s’alignaient les baraques aux planches goudronnées
velle Utopie, du paradis sur terre.
des marchands. Je me sentais bien en longeant ces
Dans les années soixante-dix, il régnait dans le pays
échoppes écrasées de soleil. Quoi de plus exaltant qu’un
une atmosphère bien différente de la douce quiétude
petit tour au marché ? Les magasins vendant étoffes de
que je venais de découvrir. On entendait la plainte dou-
lin ou de coton, riz, plantes médicinales et outils pour
loureuse du peuple asservi par un régime militaire et le
l’agriculture y côtoyaient des tavernes, brasseries et
pays était l’un des plus pauvres que comptait l’Asie. Le
auberges à l’ancienne. En 1990, les baraques décré-
long des artères principales des villes, des hommes res-
pites ont cédé la place à des constructions modernes,
taient sur le qui-vive aux postes de contrôle et sur les
mais pour garder toute son authenticité au vieux mar-
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Les champs de thé de Hadong sont exposés à la brume et à l’humidité de par leur proximité avec le Seomjin. Les feuilles qu’ils produisent se récoltent à la main, entre fin avril et début mai. Elles se distinguent par un arôme et une qualité que leur confère ce milieu particulièrement propice à leur culture et permettent la préparation de délicieuses infusions au goût velouté.
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ché, il aurait mieux valu le conserver tel quel et en construire un plus
début du siècle dernier. Son intrigue et les passions qu’elle déchaîne
moderne à proximité.
font encore palpiter bien des cœurs. Voilà quarante ans de cela, j’ai
Après y avoir flâné, j’ai poussé jusqu’au temple de Ssanggye, qui
découvert ce village où l’orge mûre répandait partout son parfum.
se trouve au village d’Unsu-ri, dans l’agglomération de Hwagae-
C’est là aussi que j’ai vu pour la première fois un grenier. Les paysans
myeon appartenant au canton de Hadong. Y a-t-il adresse plus poé-
qui travaillaient la terre dans les vallées en avaient toujours un chez
tique que celle-ci, où Hwagae signifie « fleurs épanouies » et Unsu,
eux. De la lucarne des greniers de pavillons, on avait une vue déga-
« arbres dans les nuages » ? Tandis que je marchais dans la cour du
gée sur le Seomjin et les vastes champs alentour. Dans ces mêmes
temple, parmi les cerisiers en fleur, un jeune moine s’est approché et
greniers, le soir venu, une ou deux familles s’asseyaient sur le plan-
s’est enquis de la raison de ma visite, ce à quoi j’ai répondu que c’était
cher en bois ou en bambou, au retour des champs, pour y manger et y
pour faire des poèmes. Cet échange aussi bref qu’un koan a dû piquer
bavarder longuement. Il y régnait une atmosphère apaisante.
sa curiosité car il m’a invité à prendre le thé dans sa chambre et j’ai
Le plus beau grenier du village était celui d’une maison qui se
accepté d’un signe de tête. Je l’ai bien regardé faire pendant qu’il pla-
trouvait un peu à l’écart, sur la gauche d’un chemin à flanc de coteau.
çait une poignée de feuilles de thé dans une théière aussi blanche que
C’était une construction à étage attenante au côté droit de la façade
l’ivoire. Quand il m’a demandé à nouveau pourquoi je faisais de la poé-
et l’impression de vitalité sereine et innocente qui en émanait ajou-
sie, sa question m’a laissé perplexe, car jamais on ne m’en avait posé
tait encore à la beauté des rives du Seomjin et de la plaine d’Agyang.
d’aussi difficile.
À l’occasion d’une autre visite, j’allais malheureusement apprendre
Je ne pouvais me résoudre à avaler tout de suite le breuvage vert pâle que le moine m’avait servi. Cette couleur me paraissait d’une
la démolition de ce grenier, mais il est peut-être inévitable que toute forme de beauté disparaisse de nos vies, avec le temps.
beauté si irréelle que j’hésitais presque à prendre ma tasse et à la
Subitement, les lumières du village ont jailli devant moi. Ce scintil-
lever. C’était la première fois que je buvais du thé. Longtemps après,
lement me rappelait des galets chatoyant sous l’eau ou ce vers com-
j’ai appris que la première plantation coréenne de thé s’était trouvée
posé à grand peine, au lendemain d’une nuit d’affreux tourments. Il
non loin de là. En redescendant du temple, je me disais que je vivrais
m’est venu à l’esprit que sur cette Terre, le plus beau chef-d’œuvre
bien toute ma vie à la montagne pour continuer d’y respirer l’arôme
réalisé par l’homme était ce chatoiement lumineux d’un village dans
pénétrant du thé vert.
la nuit. C’est la vue de ce spectacle fascinant qui a inspiré de grandes œuvres à Picasso, van Gogh et Chagall. Il en va sûrement de même
Un village au parfum de littérature
dans l’art poétique. Aussi longtemps qu’existera la poésie en ce bas
C’est La terre , le roman épique de Park Kyung-ree, qui a fait
monde où il faut bien que l’on vive, celui-ci restera aussi le lieu le
découvrir aux Coréens le village de Pyeongsa-ri situé dans le canton
plus merveilleux qui soit et que tout poète se doit de porter dans son
de Hadong. Il s’agit d’une grande saga qui parle de l’amour de la terre
cœur. Malgré toute la misère et la souffrance dont il est le théâtre, il
et de celui des gens, lesquels sont représentés par de nombreux per-
doit bien s’y trouver l’un de ces lieux idéaux dont chacun de nous rêve.
sonnages confrontés aux bouleversements qui ébranlent le pays au
Tout en cheminant, je me sentais peu à peu libéré d’un poids.
Rendu célèbre par le roman épique Toji (La terre) dû à l’immense Park Kyung-ni, le village de Pyeongsa-ri, où se déroule son action, est une contrée bénie des dieux car, outre qu’il est un haut lieu de la littérature, il est doté de nombreux paysages d’une grande beauté. Reconstitution éponyme de la maison de Choe Champan. Haricots en grain et en pâte séchant devant la cuisine.
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De la lucarne des greniers de pavillons, on avait une vue dégagée sur le Seomjin et les vastes champs alentour. Dans ces mêmes greniers, le soir venu, une ou deux familles s’asseyaient sur le plancher en bois ou en bambou, au retour des champs, pour y manger et y bavarder longuement. Il y régnait une atmosphère apaisante.
Le marché de Hwagae Ce marché à l’ancienne se trouve à mi-chemin entre les villes de Hadong et Gurye, qui appartiennent respectivement aux provinces du Gyeongsang du Sud et du Jeolla du Sud. Ce marché est de dimensions assez modestes, puisque sa longueur est de cinquante mètres et sa superficie totale, de 132 à 165 mètres carrés. Au cours de la première décennie du XVIIe siècle, il se situait au carrefour des échanges commerciaux entre les villages des versants du Mont Jiri. Le Seomjin était alors une importante voie navigable qui permettait aux habitants des provinces du Gyeongsang et du Jeolla d’accourir à ce marché pour y troquer ce qu’ils récoltaient dans les montagnes et les champs de l’arrière-pays contre des fruits de mer de la mer du Sud. Il attire aujourd’hui les touristes par son intérêt historique et culturel. La maison de Choe Champan à Pyeongsa-ri La terre , ce roman épique de Park Kyung-ree, situe principalement son intrigue au village de
Pyeongsa-ri qui se trouve dans l’agglomération de Hwagae-myeon, dans le canton de Hadong. La Maison de Choe Champan qui se trouve dans ce village est en réalité une reconstitution de celle du roman, réalisée dans un but touristique et ouverte au public. Dans ses dix constructions en bois et à toit de tuiles qui occupent une superficie de 508,48 mètres carrés, elle accueille, outre différentes manifestations culturelles liées au roman, des activités variées à caractère littéraire. Le temple de Ssanggye Situé au pied d’une colline s’élevant au sud du Parc national du Mont Jiri, le temple de Ssanggye aurait été construit par le Ven. Sambeop, lui-même élève du Ven. Uisang, en l’an 722. Comme son nom l’indique, puisque ssang signifie deux ou double et gye , vallée, il est blotti entre deux vallées. Au mois d’avril, la région offre à la vue le magnifique spectacle de ses cerisiers en fleur, de son eau limpide, de ses formations rocheuses aux formes surprenantes et de ses arbres centenaires s’alliant avec une exceptionnelle harmonie. Parmi les vestiges
du passé qui s’y trouvent, le plus célèbre est la Pagode commémorative du Maître Zen Jinong (trésor national n°47), que fit édifier le roi Jeonggang, cinquantième monarque de Silla, en récompense de la haute vertu du moine qui y étudia. Le premier champ de thé La première plantation de thé réalisée en Corée se situe non loin du temple de Ssanggye et a été classée Monument provincial n°61 du Gyeongsang du Sud en vue de sa conservation. Elle s’étend sur une longueur d’environ douze kilomètres, en bordure du village de Tap-ri appartenant à l’agglomération de Hwagae-myeon, jusqu’à l’entrée même du sanctuaire et par-delà, jusqu’au village de Sinheung. Les champs de thé sauvages accrochés aux versants et ceux qu’a mis en culture l’homme composent de splendides paysages et fournissent au visiteur l’occasion de voir de près ces lieux de production du thé de qualité qui fait la réputation de Hadong. Les habitants de Hadong et Gurye en font trois récoltes annuelles qui se déroulent aux mois de mai, juillet et août.
Ils ont choisi leur voie
Kim Nyung-man, photographe-archiviste des grands moments de l’histoire Voilà plus de quarante ans que Kim Nyung-man conserve les archives de l’histoire moderne coréenne par la photographie, prise comme moyen d’expression et témoin des moments clés de l’histoire. À cet égard, il s’estime heureux d’avoir fait ce qu’il aimait le mieux et où il pouvait donner le meilleur de lui-même. Yoon Se-young Rédacteur en chef du mensuel Photo Art Magazine
D
’aucuns affirment que l’histoire appartient à ceux qui l’écrivent,
à me donner tant de mal si les livres parlant de la construction des
car ils font renaître le passé par son évocation. La photographie,
murs avaient cité cette date à un endroit ou à un autre. C’est à ce
parce qu’elle constitue le plus neutre et le plus fidèle des supports,
moment-là que j’ai compris à quel point les archives sont impor-
facilite aujourd’hui ce travail de mémoire en captant l’instant pré-
tantes. De plus, j’ai été séduit par la photographie en m’en servant
sent de manière saisissante. Né en 1949, le grand photographe Kim
pour vérifier le résultat de mes recherches. Alors avec l’argent du
Nyung-man s’est fait le témoin des événements qui ont marqué un
prix, je suis parti étudier la photographie à Séoul ».
tournant dans l’histoire moderne coréenne. S’étant très tôt découvert
Après s’être initié aux rudiments de cet art dans un institut privé de
des dispositions pour cet art, il a su en tirer parti au mieux.
la capitale, le jeune homme est retourné au pays pour photographier
De la recherche documentaire au métier de photographe
la nouvelle communauté, dans lequel s’était engagé le pays en 1971.
différentes réalisations du mouvement dit Saemaeul , c’est-à-dire de Dans le canton de Gochang, qui fait partie de la province du Jeolla
Dans les zones rurales concernées, l’œil de son appareil n’a rien lais-
du Nord et dont est originaire Kim Nyung-man, s’élèvent les ruines de
sé échapper de la mutation qui s’opérait pour que ces campagnes
remparts dont nul ne savait de quand ils dataient. En 1969, le conseil
pauvres et arriérées se changent en communautés modernes. Puis,
général ayant annoncé qu’un prix récompenserait toute personne
deux ans plus tard, Kim Nyung-man s’est inscrit au Département de
qui le découvrirait, Kim Nyung-man, qui venait d’achever ses études
photographie de l’Université Chung-Ang pour y acquérir une forma-
secondaires et n’avait pas encore choisi son futur métier, a décidé de
tion plus solide.
participer à ce concours.
Pendant les vacances, il mettait à profit son séjour dans son village
Commençant par faire le tour de l’enceinte plus de dix fois pour y
natal pour réaliser des vues de paysages et de scènes de la vie rurale.
trouver quelque trace du passé, il l’a minutieusement observée et a
Ses camarades d’études avaient beau le traiter de péquenaud parce
filmé toutes les inscriptions qui se trouvaient sur ses pierres. Dans
qu’il photographiait toujours la campagne, il poursuivait imperturba-
une bibliothèque municipale, il a consulté tous les ouvrages qui por-
blement la tâche qu’il avait entreprise pour se faire le témoin de tout
taient sur le royaume de Joseon et y a glané des informations qu’il
un monde voué à disparaître.
a ensuite mises en parallèle avec ses clichés. Ce long travail lui a
Après avoir obtenu son diplôme, en 1978, il a été engagé comme
permis de dater l’édification des murailles à l’an 1453, deuxième
reporter photographe au Dong-A Ilbo , où il restera vingt-trois ans.
du règne de Danjong (1441-1457, r. 1452-1455), lui-même sixième
Toujours présent quand les événements l’exigeaient, il sera le specta-
monarque de Joseon.
teur de ceux qui secoueront Gwangju en mai 1980, dits du Mouvement
Kim Nyung-man se souvient à ce propos : « Je n’aurais pas eu
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pour la démocratie, ainsi que des manifestations de même nature qui Ar ts et culture de Corée
© Kwon Hyouk-jae
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1 1 Des policiers anti-émeutes s’accordent une pause au profit d’un répit dans les manifestations (Haengdang-dong, Séoul, 1982). 2 Entre deux repiquages de jeunes plants de riz, une jeune paysanne allaite le bébé que sa grande sœur porte au dos (Gochang, province du Jeolla du Nord, 1974). 3 Au « village de la trêve » de Panmunjom, où la tension est palpable, un soldat nord-coréen s’intéresse au téléobjectif d’un journaliste sud-coréen (Panmunjom, 1990).
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Ar ts et culture de Corée
À l’époque de la modernisation des campagnes, cette paysanne de dos cheminant sur une route poussiéreuse, au retour du marché des environs, contraste avec la vitesse du taxi qui soulève un nuage de poussière (Gochang, Province du Jeolla du Nord, 1976).
auront lieu au centre de Séoul tout au long de la décennie, ainsi que
De cet énorme travail, naîtront des séries thématiques, dont Gwan-
des faits qui se produiront au « village de la trêve » de Panmunjom et
gju, ce jour-là , qui illustre le Mouvement pour la démocratie de cette
à Cheong Wa Dae.
ville, Panmunjom , qui évoque la partition en deux Corées, Qu’est-ce
Kim Nyung-man s’estime chanceux d’avoir eu la possibilité de se
que la présidence? , qui retrace six années d’expérience en tant que
former aux deux manières de voir différentes de l’art et du journa-
photographe affecté à Cheong Wa Dae et Vingt années de soulève-
lisme, puisqu’avant d’exercer le second, il a pratiqué le premier sous
ments, qui porte sur ses vingt ans de carrière dans le reportage photo.
forme de photographie.
En 2005, Kim Nyung-man s’est vu récompenser de son professionnalisme par la remise du Prix du photographe étranger au Festival
La chance de tout publier
international de photo de Higashikawa, dans le Hokkaido, ce savoir-
C’est par son talent artistique que Kim Nyung-man s’est d’abord
faire s’étant particulièrement manifesté dans la série Vingt années de
fait connaître, tout en continuant à faire son métier de reporter photo
soulèvement , qui fait découvrir les multiples facettes de la Corée des
envoyé sur les lieux d’accidents et d’événements divers. Sur le grand
années quatre-vingts et quatre-vingt-dix.
nombre de clichés qu’il rapportait, le rédacteur en chef ne retenait
Après son départ à la retraite en 2001, Kim Nyung-man a inlassa-
qu’une seule photo, ce qui ne décourageait pas leur auteur d’apporter
blement photographié sa région natale, mais aussi Séoul, Panmun-
une touche artistique à chacune d’entre elles.
jom et la zone démilitarisée, puis a rassemblé les vues réalisées au
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Ce vieil homme qui a quitté voilà longtemps sa ville natale aujourd’hui située en Corée du Nord se recueille pour prier, l’air grave, en tenant les fils de fer barbelés de la DMZ, du côté sud de celle-ci, après avoir rendu hommage à ses ancêtres au Pavillon Imjingak à l’occasion du Nouvel An lunaire. (Imjingak, province de Gyeonggi, 1993)
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Ar ts et culture de Corée
Au début de l’année, paraissait Portrait des temps, un livre rassemblant deux cent soixante-dix photos par lesquelles Kim Nyung-man porte un saisissant témoignage sur les événements les plus marquants de l’histoire coréenne moderne. À travers l’objectif, il a suivi l’évolution de la Corée rurale au lendemain de l’industrialisation, les mouvements de Gwangju et les manifestations de Séoul pour la démocratie, fixant aussi sur la pellicule des scènes de la vie dans ce « village de la trêve » de Panmunjom qui représente la division idéologique des deux Corées.
sein d’un recueil intitulé Portrait des temps qu’il vient de faire paraître
ginaire de Gochang, le berceau du pansori , qui est notre opéra nar-
au début de l’année. Cet ouvrage dresse ainsi un état des lieux assez
ratif traditionnel. Il suffit d’écouter un peu Chunhyangjeon , Heung-
complet de la société coréenne des quarante dernières années tout
bujeon ou Simcheongjeon pour s’apercevoir que leurs personnages
en retraçant sa carrière en guise de profession de foi. Près de deux
savent garder le sens de l’humour jusque dans les situations les plus
cent soixante-dix clichés portent un saisissant témoignage sur les
désespérées, les plus navrantes. On devine toute l’émotion qu’ils
événements les plus marquants de l’histoire coréenne moderne.
contiennent de cette manière. C’est dans cet esprit que j’ai voulu prendre des photos qui montrent non seulement ce qui est visible de
Han et humour
l’extérieur, mais aussi ce qui se passe au fond d’un être ».
L’œuvre de Kim Nyung-man déborde de chaleur humaine et l’hu-
Lui-même doit bien être pour quelque chose dans cet humour
mour y est présent sur chaque cliché, quel que soit le thème abordé,
dont s’imprègnent ses clichés en toute circonstance et qui est l’un des
qu’il s’agisse de la vie rurale, de la pauvreté de certains quartiers de
traits distinctifs de son art.
Séoul ou de la tension qui règne à Panmunjom. On les découvre entre rires et larmes et leur auteur fournit ainsi un exutoire, par l’humour, au han , ce douloureux sentiment d’amertume qui participe du caractère national.
La division nationale, un thème toujours d’actualité Soixante et un ans ont passé depuis qu’a pris fin la Guerre de Corée, mais la division des deux Corées est toujours au centre des
Comment ne pas éprouver de compassion pour cette mère qui
préoccupations de Kim Nyung-man. En attestent les innombrables
est assise sur un talus bordant une rizière, pendant les travaux des
photos qu’il prend de Panmunjom et de la DMZ depuis trente ans et il
champs, et allaite son bébé posé sur le dos de sa grande sœur ? Cette
n’aura de cesse de le faire jusqu’à ce que la péninsule soit réunifiée et
scène nous arrache aussi un sourire, car on y ressent tout l’amour
que sa production prenne valeur de témoignage d’une époque révo-
de cette mère qui, de ses mains sales, remonte doucement la cou-
lue.
verture. Elle semble pourtant exténuée par son dur labeur qui ne lui laisse même pas le temps de nourrir son enfant chez elle.
Il déclare à ce sujet : « J’ai pris une photo d’un vieil homme tout ridé qui, pendant la guerre, a quitté sa ville natale aujourd’hui située
Sur les photos de manifestations de rue, on voit d’autres sujets
en Corée du Nord et tient les barbelés de la DMZ, du côté de la Corée
comme ce policier des forces anti-émeutes qui se bouche le nez avec
du Sud. Cette photo symbolise tout à fait les souffrances infligées
du coton le temps d’une brève pause ou ce passant se couvrant la tête
par cette partition. Encore aujourd’hui, elle est affichée au Pavillon
avec un sac en plastique, sur fond de fumées de bombes lacrymo-
Imjingak, à la DMZ. Je l’ai prise il y a déjà vingt ans. Peut-être que cet
gènes dont on croirait sentir l’odeur forte et c’est non sans humour
homme n’est plus de ce monde. Mais la péninsule, elle, est toujours
que le photographe a saisi ces instants ou chacun essaye son « truc »
divisée ».
pour y échapper.
Kim Nyung-man sait à la perfection saisir toutes les petites émo-
Ce ton humoristique se retrouve même dans les vues de Panmun-
tions du quotidien, celles que l’on oublie sans mal avec le temps, car
jom, lieu d’affrontement et de tension exacerbée. Sur l’une d’elles,
il entend accomplir son travail d’archivage tant sur la micro-histoire
un militaire nord-coréen penche la tête avec une curiosité naïve pour
que sur la macro-histoire. Voilà plus de quarante ans qu’il retrace le
regarder à travers l’objectif du photographe sud-coréen. Malgré tout
passé, dans son langage photographique qui fait chaud au cœur et
l’endoctrinement qu’il a peut-être subi, il semble vouloir à tout prix
par l’évocation de la vie de ceux qui en ont été partie prenante. L’un
son envie de le voir.
des aspects de cette histoire, celui de la division nationale, demeure à
Kim Nyung-man apporte les précisions suivantes : « Je suis oriK o r e a n a | É t é 2 0 14
ce jour inachevé.
53
Charles La Shure Professeur au Département de langue et littérature coréennes de l’Université nationale de Séoul
Livres P
L’étude la plus exhaustive et approfondie d’Arirang en langue anglaise Arirang in Korean Culture and Beyond Textes compilés par Sheen Dae-cheol, 309 pages, Presses de l’Institut des études de civilisation coréenne, 25 000 wons, Séoul
actuelle de ce chant et en s’interrogeant sur les moyens de le faire toujours plus apprécier. Dans un troisième volet à caractère littéraire et culturel, Kang Deung-hag s’intéresse au rôle de vulgarisation qu’a joué le cinéma dans la diffusion de ce chant et à l’effet mobilisateur et galvanisant qu’a produit celui-ci en retour sur les masses opprimées. Quant à Kim Ik-doo, il passe en revue les formes symboliques et thématiques variées sous lesquelles s’est manifestée la présence d’Arirang dans la littérature. Enfin, Park Ae-kyung montre comment Arirang a acquis une audience plus large en Corée et à l’étranger par le biais de la K-pop en soulignant les avantages et inconvénients de cette évolution. Un quatrième volet entraîne le lecteur par-delà les frontières sous la plume de Jung Pal-yong, un réfugié nord-coréen, ancien étudiant de l’Université des beaux-
lus encore que la complainte populaire préférée des Coréens
arts de Pyongyang, qui compare les versions respectives des deux
depuis des siècles, Arirang figure parmi les grands symboles
pays et suggère que la Corée réunifiée en fasse son hymne natio-
culturels de leur pays. Conscient de l’intérêt croissant que suscite
nal. Un article de Zhang Yishan évoque l’apport d’Arirang à la culture
ce chant, l’Institut des études de civilisation coréenne s’est asso-
chinoise et la signification qu’il revêt pour les ressortissants coréens.
cié à la Fondation des arts du spectacle coréens pour lui consacrer
Gim Ban Bohi clôt ce chapitre par un retour historique sur la diffusion
en décembre 2011 une conférence internationale qui rassemblait de
de ce chant à l’étranger et sur son ancrage dans la mémoire collective
nombreux spécialistes coréens et étrangers. L’ouvrage intitulé Ari-
des populations d’origine coréenne, notamment en Chine.
rang in Korean Culture and Beyond : Arirang from Diverse Perspec-
La cinquième partie franchit elle aussi les frontières, mais avec un
tives réunit les textes des différentes communications présentées lors
autre pays asiatique, puisque Yukio Uemura se penche sur le chant
de cette manifestation.
folklorique japonais La berceuse du village d’Itsuki en faisant remon-
Son argument y est développé en six parties. Dans la première
ter ses origines à Arirang , tandis que Wang Yingfen et Tran Quang
d’entre elles, qui introduit l’ouvrage, Cho Dong-il avance l’idée qu’il
Hai évoquent la diffusion d’Arirang , respectivement jusqu’à Taïwan
faut voir en Arirang une véritable dimension scientifique digne de
et à l’Asie du Sud-Est. Dans la sixième et dernière partie de l’ouvrage
recherches interdisciplinaires recouvrant la musique, la littérature, le
située hors de ce continent, Lee Byong-won analyse, à partir de son
folklore, l’histoire et la géographie. Dans un deuxième temps, le chant
expérience de la vie à Hawaï, les changements qu’a subis ce chant
est présenté sous un angle purement musical. Lee Bo-hyung et Kim
en arrivant aux États-Unis. Pour sa part, Simon Mills suit le parcours
Young-un reviennent sur ses origines situées dans la province de Gan-
d’Arirang en Europe pour s’intéresser à la manière dont il est inter-
gwon à partir de laquelle il s’est diffusé sur l’ensemble du territoire.
prété par des musiciens étrangers. Enfin, Jean Kidula envisage le
Tandis que le premier se livre à une étude poussée sur le plan musi-
chant folklorique en tant que symbole d’un peuple ou d’une nation,
cal, en complétant celle-ci des notations de différentes versions, le
puis établit un parallèle entre la Corée et le Kenya en raison de leur
second présente les adaptations qui en ont été faites par des composi-
passé commun de pays colonisés et de leur égal identique attache-
teurs modernes. Min Eun-gi conclut cette partie en analysant la place
ment à leur identité culturelle.
Le premier roman moderne coréen traduit à l’intention des lecteurs étrangers La terre Yi Kwang-su, traduit par Hwang Sun-ae et Horace Jeffrey Hodges, 512 pages, 16 dollars, Dalkey Archive Press, Champaign, Illinois, Dublin
luttant pour le renouveau du monde rural, dont l’action se fondait sur la certitude que c’est par l’éducation que la Corée s’engagerait dans la voie du progrès, notamment en apportant l’instruction aux habitants des campagnes. Dans ce contexte, il décrit un tissu complexe de relations humaines entremêlées de triangles amoureux qui entretiennent un sentiment de suspense. Ces affaires de cœur n’étaient pas étrangères à Yi Kwang-su lui-même, puisqu’il avait divorcé de la femme à laquelle l’avait uni un mariage sur présentation, pour s’enfuir avec une autre, médecin, qui l’avait soigné pendant sa maladie et l’avait soutenu durant sa convalescence. Se déroulant sur quatre époques ellesmêmes subdivisées en périodes plus courtes, cette structuration de l’œuvre correspond à sa première vocation de roman feuilleton. Dans la première partie, le personnage principal, un
S
dénommé Heo Sung, quitte sa campagne natale
ouvent considéré comme l’auteur du
pour faire des études d’avocat à Séoul et il y prend pour épouse Yun Jeong-seon, la fille d’un
premier roman coréen moderne, Yi
haut fonctionnaire de l’aristocratie. La deuxième époque le voit retourner au pays et entre-
Kwang-su a vécu les bouleversements de
prendre d’œuvrer à son renouveau, tandis que dans la troisième, le récit prend un tour tragique
l’histoire coréenne moderne. Bien qu’ayant
lorsque Jeong-seon tente de mettre fin à ses jours après avoir noué une brève liaison avec un
fait ses études au Japon, il n’en est pas
ancien soupirant. La dernière partie conte le soulèvement des villageois excédés par l’arro-
moins un fervent partisan des mouvements
gance d’un grand propriétaire terrien.
d’indépendance, et ce, dès les premiers
Outre les qualités littéraires qui en font un chef-d’œuvre, une dimension historique y est
temps de l’occupation coloniale. Quand
présente par l’évocation des mouvements de renouveau rural et des conceptions philoso-
approche la fin de cette présence, il se gar-
phiques d’où ils partaient. Toutefois, il faut se garder de croire que la Corée qu’il dépeint est
dera néanmoins de faire figurer dans ses
telle qu’en son temps. Il s’agit plutôt de la vision idéalisée qu’en a le personnage principal de
écrits quoi que ce soit qui puisse contra-
l’intellectuel qui fait en toute circonstances preuve de noblesse d’âme et d’une conduite irré-
rier les Japonais, ce qui lui vaudra plus tard
prochable, tout en jugeant que les petits villages sont condamnés à un retard qu’ils ne pourront
d’être taxé de collaborateur. Si les avis sont
jamais combler. Si le livre ne fournit pas une peinture réaliste d’un point de vue historique, il
partagés sur ce point parmi les spécialistes
expose les états d’esprit d’un homme idéaliste face à la réalité de la vie sous l’occupation colo-
de l’œuvre pleine d’érudition de cet écrivain,
niale.
il est indéniable qu’il occupe une place de
En raison de la fidélité avec laquelle y sont restitués les sentiments exprimés dans le
premier plan dans la littérature de l’époque
texte coréen, cette version traduite a été classée par World Literature Today au nombre des
coloniale.
soixante-quinze traductions les plus remarquables réalisées au cours de l’année 2013. Si, par
C’est sous forme de feuilleton que La
le contexte historique où il situe l’intrigue, ce livre peut paraître d’un accès moins facile que
Terre paraît pour la première fois, d’avril
les œuvres de fiction plus contemporaines, il correspond à une époque charnière de l’histoire
1932 à juillet 1933, dans le quotidien Dong-
coréenne et intéressera tous ceux qui cherchent à mieux comprendre l’essence même de la
A Ilbo . L’auteur y évoque les mouvements
Corée et de sa culture.
REGARD EXTÉRIEUR
Se perdre à Séoul Gilles Ouvrard Professeur à l'École d'interprétation et de traduction de l'Université Hankuk des études étrangères
C
ela fait maintenant deux ans et demi
fleuve Han, cette partie centrale est traver-
que j’habite à Séoul. Pour découvrir la
sée horizontalement en son milieu par un
ville, dès que j’avais un peu de temps libre,
axe double, Jong-no, la « Rue de la Cloche »,
j’ai passé la première année à la sillonner en
la grand-rue de l’époque, et un miracle de
tous sens, d’abord à pied, puis, compte tenu
petit cours d’eau, sauvé du béton, qui la
des distances, à bicyclette.
longe tout de suite au sud, le Cheonggye-
J’ai décidé de passer à la bicyclette en
cheon. Ce ruisseau, alimenté artificiellement
constatant qu’il m’avait fallu sept heures
par pompage dans le fleuve Han, a paraît-il
de marche pour revenir de l’ambassade de
fait couler au moment de son aménagement
France à l’ouest jusqu’à chez moi au nord-
plus d’encre qu’il ne transporte d’eau, mais
est, en faisant, il est vrai, un léger détour
il est quand même bien rafraîchissant. La
pour me tremper les pieds dans le fleuve
limite nord est constituée par un alignement
Han. Je garde un souvenir ému de la pan-
de palais, adossés à des montagnes. Au sud,
carte, quelque part dans le bas de Dongil-ro,
c’est le mont Namsan, avec la toupie mon-
annonçant Taerung « 7,5km » : l’après-midi
tée en graine de sa tour. À l’ouest une grande
était bien avancé, j’avais un peu chaud, mais
place allongée en rectangle, entre l’ancienne
c’était tout droit, j’étais presque arrivé.
Porte du Sud et le palais présidentiel ; à l’est
Cette exploration m’a permis de savoir
une autre grande porte, prolongée d’une
que je me plairais à Séoul. Et de tirer mes
muraille qui grimpe, et s’en va mine de rien
premières conclusions sur la commodité des
très loin. L’ancien centre-ville représente
excursions en ville.
sans doute un peu moins de la superficie
En fait, il n’est pas facile de se perdre à Séoul, parce que, à l’échelle de l’agglomé-
de Paris intra-muros, parce qu’il est a priori moins étendu dans le sens nord-sud.
ration, la ville, bien que très vaste, est à la
Ensuite, il y a le nouveau quartier de Gan-
fois encadrée et ponctuée de montagnes
gnam, au sud du fleuve (comptez dix à quinze
boisées, et traversée par une série de cours
minutes si vous vous risquez à traverser
d’eau, du ruisseau jusqu’à l’imposant fleuve
un pont à pied), Gangnam-la-rive-gauche,
Han. Ce sont les montagnes, escarpées ou
que les anciens expatriés ici ont vu sortir de
arrondies, qui sont les plus anciennes habi-
terre. J’ai appris récemment que du temps
tantes et les gardiennes de Séoul. Plus pro-
où c’était encore la campagne, il a été jumelé
saïquement, la ville est aussi quadrillée par
avec une petite commune de la banlieue de
un métro au maillage dense, moderne et
Bruxelles. Les avenues y sont plus larges,
pratique.
les immeubles plus cossus, on y voit beau-
Si l’on est partant pour de longues pro-
coup de bâtiments spectaculaires, quelques-
menades un peu au hasard à travers la ville,
uns assez beaux. Lui aussi est bordé de
il peut être utile de savoir qu’elle est parta-
montagnes, où je ne suis pas encore allé,
gée en trois grandes zones distinctes.
parce qu’elles sont trop loin de chez moi.
Le centre historique d’abord, qui doit faire
La troisième zone, c’est tout le reste. Et
de l’est à l’ouest environ sept kilomètres,
là, finalement, il est assez facile de se perdre
soit à peu près la dimension de Paris, de la
à Séoul, parce que ces quartiers se res-
Bastille à l’Étoile. Située sur la rive droite du
semblent beaucoup, avec leurs rues où se
succèdent petits commerces et échoppes
du touriste hésitant. Au début de mon séjour,
d’artisans, le Séoul quotidien des gens ordi-
échaudé après quelques déconvenues de
naires et des marchés, et son mélange
Parisien trop sûr de lui, qui pense « Je sors,
d’immeubles plus ou moins anciens. Et tou-
je vais bien trouver », je suis revenu vers
jours, même auprès des grands ensembles
le plan, en prenant le temps de le consul-
récents, dès qu’on se hasarde dans les
ter avant d’affronter la rue. Mais là, une fois
ruelles étagées, au pied des côtes chapeau-
dehors, je ne comprenais pas.
tées de forêts, ou jouxtant le parc d’une des
En effet, alors que j’avais bien pris mes
innombrables universités, la poésie déglin-
repères, les premiers temps je me suis régu-
guée de quelques vieilles maisons basses
lièrement perdu en sortant du métro : les
aux toits de tuiles ruinés, couverts de bâches
rues n’allaient pas dans le sens attendu, les
usagées, peut-être protégées par le temple
bâtiments n’étaient pas à leur place. Per-
bouddhiste voisin caché dans un pli du ter-
plexité. Au point que j’ai fini par renoncer au
rain, comme un clin d’œil vers le passé.
plan, en me contentant de suivre à la lettre
Rassurons-nous. Rien n’oblige le tou-
les indications notées avant le départ : à la
riste à aller dans ces quartiers. Et si l’on
sortie n° tant, aller tout droit et tourner à
veut rester concentré sur l’essentiel, finale-
gauche au Paris-Baguette, etc (au fait, j’y
ment il n’est pas facile de se perdre à Séoul,
pense, je n’ai pas encore compris pourquoi
car tout y est bien indiqué et ré-indiqué. Les
connaître l’adresse précise ne permet pas
panneaux sont toujours bilingues, alpha-
de parvenir au bon endroit, mais ne com-
bet coréen, et anglais. Dans les endroits à
pliquons pas). Déconcerté, et vaguement
proprement parler touristiques, comme les
vexé que mon sens de l’orientation, d’habi-
palais, ou la rue marchande d’Insadong, des
tude efficace, soit mis en échec sur la terre
petits groupes de guides en grande tenue
coréenne...
saluent déjà le piéton qui ralentit le pas.
Et puis un jour, lumière. Je me suis aperçu
Ailleurs, il y a de nombreux micro-centres
d’une chose. Les plans de quartier, soignés et
d’information, syndicats d’initiative posés de
clairs, ne sont pas systématiquement orien-
loin en loin le long des rues. Et les gens sont
tés vers le nord... Ils sont présentés selon un
spontanément serviables, si vous avez l’air
principe que je n’ai pas encore éclairci, peut-
de chercher votre chemin, bien souvent ils
être la commodité en fonction de la configu-
viennent d’eux-mêmes proposer leur aide.
ration du quartier, en tout cas avec des orien-
De toute façon, en cas de difficulté parti-
tations qui semblent aléatoires.
culière, pour trouver un taxi, la plupart du
D’accord, je reconnais que je suis un petit
temps, il suffit de s’arrêter dix secondes au
voyageur, car il est vrai que d’autres pays
bord du trottoir.
de la région font la même chose. J’admets
Les taxis ne sont pas chers, mais pour
par ailleurs volontiers que je ne suis pas à
se rendre quelque part, en général on prend
la page, qu’il suffit aujourd’hui d’avoir un
quand même le métro. Pour arriver à bon
smartphone et l’application idoine pour par-
port, il est très important de retenir le numé-
venir à l’objectif sans encombre, en suivant le
ro de la bonne sortie. Car ici les sorties
trajet qui s’affiche.
d’une même station peuvent être distantes
Toujours est-il que je garde de cette
de plusieurs centaines de mètres, et si l’on
découverte une certaine méfiance envers les
part dans la mauvaise direction, on risque
habitudes, et une grande admiration pour le
de perdre un temps considérable avant de
cerveau des Coréens, capables de fixer men-
se retrouver. En cas d’oubli, la solution, me
talement le schéma du quartier et se recon-
direz-vous, est toute simple : il suffit de jeter
naître à la sortie sans avoir, préalablement, à
un coup d’œil au plan du quartier, valeur
pencher la tête voire se tordre le cou devant
sûre de la signalétique métropolitaine, ami
le plan.
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Délices culinaires
Le bingsu: le dessert glacé dont on raffole
Dessert rafraîchissant à base de glace pilée que vient agrémenter une délicieuse garniture, le bingsu a toujours été apprécié en période estivale, mais il se consomme désormais en toute saison car son succès ne se dément pas. Dans les lignes qui suivent, nous passerons en revue les différentes recettes de cette préparation très appréciée des Coréens en retraçant les circonstances historiques particulières dans lesquelles elle a vu le jour. Yoon Duk-no Critique culinaire | Lim Hark-hyoun, Cho Ji-young Photographes
I
l n’est pas donné à tout le monde de connaître le « bingsu du Pôle
La « Renaissance » de la crème glacée
Sud » car il se prépare dans ces contrées glaciales où les virus
À l’image du retour aux idées et à l’art antique gréco-latins de la
eux-mêmes ne résistent pas à des températures de - 50°C, avec de
Renaissance, les glaces à l’ancienne connaissent aujourd’hui un regain
gros morceaux de glace arrosés d’une rasade généreuse de sirop
de faveur. On assiste en effet à un étonnant renouveau de ces pré-
de fraise, après quoi on n’a plus qu’à en râcler vivement la surface
parations gourmandes à mi-chemin entre la neige glacée de Néron
pour détacher des fragments aussitôt dégustés. Également appe-
et les glaces fruitées chinoises renommées dans toute l’Asie au XIe
lée connue sous le nom de bingsu de l’Antarctique, cette préparation
siècle. Elles se déclinent en d’innombrables variantes de la recette du
n’est connue que des chercheurs qui séjournent longuement dans les
bingsu qui vont des plus classiques à base de fruits comme la fraise
centres où ils mènent leurs études et dont le film japonais Le Chef du
et la mangue ou de haricot rouge sucré avec du sirop à des versions
Pôle Sud évoque la vie. Étant donné le côté extrême de ces situations,
plus originales au thé vert, au vin ou au lait glacé pilé dit « flocons de
on serait tenté de se dire que le dessert en question n’existe qu’au
neige », ou encore aux injeolmi , ces bouchées de pâte de riz gluant
cinéma ou dans notre imagination.
enrobées de farine de haricot, quand elles ne comportent pas de fro-
Il n’en est rien car voilà déjà deux millénaires, les hommes
mage ou de café. Elles ont pour dénominateur commun de s’obtenir
consommaient à peu près la même préparation, si ce n’est que le lieu
en pilant de la glace en menus fragments pour reproduire l’aspect de
d’extraction de son principal ingrédient se trouvait quelque part dans
la neige et d’y ajouter des ingrédients divers à son goût, dont des hari-
les Alpes ou l’Himalaya. Néron lui-même, qui régna au
Ier
siècle, en
cots rouges, fruits et jus de fruits, comme pour se rapprocher le plus
est l’un des plus illustres exemples puisque l’histoire dit qu’il donna
possible des crèmes glacées des origines. C’est du XVIIe siècle que
un jour un banquet quelque peu original. Des coureurs arrivèrent à
date la création des glaces à l’italienne, ces préparations d’une consis-
Rome par la plus grande de ses artères, la célèbre Voie Appienne,
tance plus moelleuse à base de crème anglaise fouettée qui leur valut
pour y apporter de pleins seaux de glace qu’ils avaient recueillie sur
d’être appelées « crème glacée ». Toutefois, il faut savoir que d’autres
les montagnes enneigées, en rivalisant de vitesse dans leur course
desserts glacés les avaient précédées.
éperdue contre le temps et la chaleur. La précieuse denrée fut mêlée
En Europe, c’est le sorbet qui fut le premier consommé par l’aris-
à du miel, du jus de fruit et du vin pour confectionner un mets glacé
tocratie. Il consistait en une boisson, lactée ou non, qui se composait
qui pourrait bien être l’ancêtre de nos sorbets d’aujourd’hui. En effet,
de fruits ou jus de fruits glacés. Dans la Rome et la Grèce antiques,
cette anecdote revient invariablement dans les textes qui retracent
on avait coutume débiter la glace des montagnes en gros blocs qui se
l’histoire des glaces et de leur consommation.
conservaient jusqu’à l’été, où on les consommait broyés avec du jus de fruits, des épices ou du vin pour se rafraîchir.
58
Ar ts et culture de Corée
Composé de glace pilée et garnie de haricots rouges bien cuits, de bouchées de pâte de riz gluant et de fruits séchés croquants ou de fruits à coque émincés, le bingsu aux haricots rouges constitue le rafraîchissement coréen par excellence à consommer en période de canicule.
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Dans l’Orient ancien, existaient de multiples variantes du bingsu
La tradition du dessert glacé en Asie de l’Est Les Coréens anciens aimaient à déguster, outre le bingsu , une pré-
coréen. Elles comprenaient non seulement celui aux haricots rouges
paration appelée bingjeup qu’ils confectionnaient avec de la glace pilée
tel qu’il existe encore de nos jours, mais aussi de nombreux autres
mêlée à des jus de fruits ou à des épices. Le premier fut introduit dans
au yaourt glacé, aux cerises ou à l’eau de vie de prune, cette dernière
toute l’Asie de l’Est où il fut longtemps apprécié. Dans le traité intitulé
recette trouvant son prolongement dans le bingsu au vin que nous
Histoire des Song , qui rassemble des informations sur l’histoire de
connaissons. De tous temps, les Coréens ont fait usage de glace, en
cette dynastie, il est dit que : « L’empereur offrait aux fonctionnaires
été, soit pour confectionner le punch aux fruits dit hwachae , soit pour
de haut rang du milsabing [une glace fine au miel] les jours de forte
en faire un plateau où mettre les fruits à conserver, d’où le terme bing-
chaleur ». Il semblerait qu’il s’agissait de bingsu au miel et haricots
gwa qui désigne des fruits glacés.
rouges et si tel fut le cas, cette lointaine version ne devait guère diffé-
Comment ces différentes recettes de bingsu et de binggwa ont-elles
rer de l’actuelle. Dans un manuscrit japonais du début du XIe siècle, le
pu parvenir jusqu’à nos jours ? Pendant des millénaires, les anciens ont
Makura no Soshi , c’est-à-dire le « livre de chevet », figure un passage
découpé de la glace qu’ils conservaient de l’hiver à l’été et selon cer-
traitant d’un rafraîchissement composé de glace pilée au couteau et
tains historiens, ce n’est qu’au XIe siècle qu’aurait été mis au point un
arrosée de sève de kudzu au moment de la servir dans un bol métal-
procédé révolutionnaire dans le stockage de la glace. Il en résulta un
lique qui évitait sa fonte. S’il est permis de s’interroger sur le choix de
accroissement de la demande suite à la baisse du prix de la glace, qui
cet arôme amer, l’ensemble de la préparation présentait des analogies
aurait alors favorisé une forte consommation de bingsu. Celui-ci n’en
avec le bingsu d’aujourd’hui, en particulier sous la forme traditionnelle
demeurait pas moins un « produit de luxe » réservé à un petit nombre
qu’elle prend dans le dessert dit kakigori , où la glace pilée est arro-
d’aristocrates ou d’autres sujets ayant fait fortune. Le bingsu allait se
sée de sirop. De même, le bingsu au haricot rouge qui se consomme
répandre dans tout l’Orient un siècle plus tard, suite à la production de
aujourd’hui en Corée rappelle le milsabing de la Dynastie des Song.
sorbetières par le Japon qui venait le premier d’accéder à la modernité.
Pour confectionner un bingsu, il suffit de recouvrir de la glace pilée d’une ou plusieurs garnitures pouvant se composer de haricots rouges, de pâte de riz gluant et de fruits à coque tels que les cacahuètes, les amandes ou les noix, mais il est aussi possible d’ajouter de la crème glacée. On mélange ensuite la garniture de son choix avec la glace, mais il est aussi possible de les déguster séparément. 1
Une « cuisine lente » et une recette simple Dans les premiers temps, en raison surtout de l’introduction des crèmes glacées, le bingsu ne se consommait guère qu’au goûter des enfants parce que bon marché, mais en ce XXIe siècle, il fait un retour en force en Asie, non seulement dans sa version d’origine coréenne, mais également sous forme de kakigori japonais et de bao-
bing chinois tout aussi appréciés. Sous des noms différents, il s’agit de préparations foncièrement identiques, mais c’est le bingsu coréen qui sus-
cite le plus d’engouement, ce qui s’explique certainement par la place qui est celle des mets froids dans la cuisine traditionnelle, comme les nouilles servies avec de la glace, alors que les Chinois aiment à boire leur thé chaud en toute saison. Ceci dit, pourquoi préférer le bingsu à de la crème glacée ? Sa « Renaissance » dans la vie quotidienne asiatique est liée aux tendances particulières de ce XXIe siècle et en l’occurrence à celle de la cuisine, qui évolue vers plus de lenteur. Le bingsu s’inscrit dans ce cadre, tandis que la crème glacée relève plutôt de la cuisine rapide. Pour le confectionner, il suffit de recouvrir de la glace pilée d’une ou plusieurs garnitures pouvant se composer de haricots rouges, de pâte de riz gluant et de fruits à coque tels que les cacahuètes, les amandes ou les noix, mais il est aussi possible d’ajouter de la crème glacée. On mélange ensuite la garniture de son choix avec la glace, mais il est aussi possible de les déguster séparément. Autant de possibilités d’apporter sa touche personnelle à ce dessert.
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Ar ts et culture de Corée
2 1 Bingsu à la mangue composé de lait glacé et aromatisé à ce fruit. 2 Longtemps réservé à la consommation estivale en raison de ses vertus rafraîchissantes, le bingsu est aujourd’hui un dessert apprécié en toute saison. 3 Tout un chacun peut composer un bingsu à son goût en l’agrémentant des ingrédients de son choix. 4 Bingsu au thé noir et sirop dont on arrose la crème glacée étendue sur un lit de glace pilée.
3
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4
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aperÇu de la littÉrature corÉENNE Critique
De la légèreté des liens et des fautes Chang Du-yeong Critique littéraire
D
ans ce qui arrive à Jung, la rédactrice d’articles publicitaires d’un
moqueurs, mais baignant constamment dans une atmosphère feu-
journal régional, tout commence par une petite erreur. À cause
trée dont le ton, pareil à la voix faible de Jung, vise à rendre compte
de celle qui s’est glissée dans le nom du restaurant dont elle parlait
posément de la réalité.
dans l’un de ses textes, le journal a été contraint de rappeler les cinq mille exemplaires qu’il avait déjà expédiés à plus de cent distributeurs
« (...) Jung s’était retrouvée seule devant l’aquarium du restaurant
pour coller des vignettes rectificatives sur chacun d’eux. Il peut certes
de sushi, ou du moins en avait-elle l’impression, bien qu’entourée
arriver à tout le monde de mal lire un nom sur une enseigne, mais dès
de collègues. Un maquereau y tournait sans cesse et très rapide-
qu’elle l’a fait, la protagoniste va aller à la dérive et sortir de la norma-
ment en rond. En fait, c’était la force des remous qui l’obligeait à
lité, mue par le même mécanisme que quand elle est montée dans
faire ces tours et lui donnait en même temps une impresssion de
le bus 8 au lieu du 4 qu’elle voulait prendre. Ce qui n’était à l’origine
fraîcheur. L’animal croyait-il nager à sa guise ? Pour le savoir, il
qu’une insignifiante erreur va ouvrir une brèche dans son quotidien et
aurait suffi de couper l’arrivée d’eau ou d’attendre qu’il bondisse
provoquer un drame. Le lecteur pourra le comprendre s’il lui est arrivé
hors du récipient, où ne l’attendait que la dureté de l’asphalte. (...) »
de se perdre dans des divagations après avoir mal déchiffré quelque inscription, comme ce personnage. Le procédé narratif adopté par
La vivacité de son imagination, qui frôle parfois l’absurde, a cepen-
l’auteur consiste ainsi à créer une complicité entre protagoniste et lec-
dant une autre facette plus sombre, comme l’envers sinistre de la
teur en entraînant celui-ci dans des élucubrations de l’imagination qui
réalité. Par la métaphore des maquereaux nageant dans l’aquarium
l’éloignent du réel, à partir de faits ou aspects dont ils partagent l’expé-
du restaurant de sushi, l’auteur adresse une inquiétante mise en
rience.
garde sur les conséquences graves d’une erreur pourtant insigni-
Dans son œuvre antérieure, l’auteur s’est aussi attachée à révéler
fiante. Emportés toujours dans le même sens par la puissance des
ces petites choses du quotidien que l’on n’a plus le temps de remar-
remous, ils ont la sensation de se déplacer par eux-mêmes, alors
quer, mais qui éveillent sous sa plume des trésors d’imagination. On
qu’ils ne font que suivre le mouvement. Le propos nous rappelle aus-
retrouve un peu la même démarche analogue dans Invader Graphic
sitôt celui du Rêve du papillon de Chuang-tzu ou de films tels que The
(2009), où les petits morceaux de carrelage vus dans la rue symbo-
Matrix ou The Truman Show . Face à la confusion d’un monde régi par
lisent une résistance silencieuse à l’ordre social. C’est aussi le cas
une logique purement capitaliste, l’auteur nous invite à nous deman-
dans Douces vacances (2009), dont le héros se lance dans une cam-
der si toute notre vie n’est pas une grave erreur.
pagne d’extermination des puces après en avoir découvert au pied
Toutefois, la nouvelle n’a pas tant pour but de souligner le manque
de son lit ou près des meubles, ce qui lui fait redouter une invasion
de liberté et l’absence de conscience existentielle structurée chez
de ces insectes à l’échelle planétaire. Enfin, Le syndrome de l’ape-
l’individu moderne que d’attirer l’attention sur le sentiment de « soli-
santeur imagine une nouvelle pandémie éponyme s’abattant sur le
tude » auquel il est condamné en s’évadant du quotidien, comme la
monde après que le personnage principal a cru voir la lune se casser
protagoniste, qui se sent seule, bien qu’entourée de collègues. Tan-
en six morceaux. Ces exemples révèlent à eux seuls toute l’inventi-
dis que ceux-ci continuent de vivre dans l’illusion qu’ils se déplacent
vité et l’humour qui sont ceux de l’auteur, comme dans cette nou-
par leurs propres moyens, alors que c’est la force de l’eau qui les
velle émaillée de mots d’esprit qui nous arrachent un sourire un peu
entraîne, Jung est comme un poisson tombé sur l’asphalte en sau-
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Ar ts et culture de Corée
© Park Jae-hong
tant. Propulsés avec rapidité par le flot puissant, les autres n’ont guère le temps de chercher à comprendre Jung ou à sympathiser avec elle. En outre, il se peut qu’elle ait été aussi isolée quand elle vivait à leurs côtés. En se retrouvant exclue de leur monde par son licenciement, elle s’aperçoit un peu tard qu’elle est depuis longtemps seule. La sympathie qu’éprouve le lecteur pour elle parce qu’elle n’a commis qu’une petite erreur qui déchaîne son imagination n’est-elle pas comparable à la « solitude » du maquereau gisant sur l’asphalte ? Dans la nouvelle Une table pour une personne (2009) aussi due à l’auteur, un institut privé propose des cours à ceux à qui manger seul au restaurant fait peur. N’étant pas parvenu à surmonter sa gêne d’être seul en dépit d’une formation de trois mois, l’un d’eux confie : « Ce que j’aurais voulu, c’était d’apprendre à manger seul sans me sentir mal à l’aise, mais tout ce que m’ont apporté ces cours, c’est la
Yun Ko-eun
Avez-vous déjà vu de ces minuscules
consolation de me dire que je ne suis pas le seul dans ce cas. Nous
vignettes que l’on colle pour masquer des
sommes une sorte de chaîne de magasins unipersonnels ». Ces
fautes d’impression ? C’est une solution
paroles expriment une vérité certes évidente, mais non moins fondamentale, à savoir qu’il suffirait que les gens seuls se rassemblent pour ne plus l’être. Ce truisme semble aussi valoir pour L’ongle du chef . En suivant
provisoire qui permet d’éviter une longue et coûteuse reprise de tout le texte.
le cheminement de Jung, qu’une minime précipite dans un abîme de
Si vous êtes de ceux à qui il est arrivé,
solitude, nous devons continuer à lire à ses côtés, c’est-à-dire à com-
ne serait-ce qu’une fois, d’ôter l’un de ces
prendre sa solitude et son isolement. Tout en contemplant la solitude dans laquelle elle s’enferme, les observateurs que nous sommes
cache-misère, vous vous plongerez avec
sympathisent avec elle et lui apportent du réconfort, la nouvelle les
délectation dans L’ongle du chef, où Yun
interpellant du même coup pour qu’ils se demandent s’ils n’auraient pas eux aussi besoin d’être consolés. L’auteur y laisse entendre que, s’il n’est pas en son pouvoir de changer la réalité ou la vie de son personnage, elle estime que nous, poissons qui sommes toujours dans
Ko-eun fait à tout moment surgir le rêve du quotidien. Gardez-vous toutefois de trop
l’aquarium, avons un devoir impératif de « sympathie » et de « conso-
y entrer ou vous risqueriez à votre tour
lation » envers les autres, même si, ce faisant, nous commettons
de n’être plus qu’une « tache » entre les
aussi d’une certaine manière une « erreur ».
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