Directeur de la publication : Claire Chaize Coordinateur éditorial : Guilhem Rols (Esprits critiques) Mise en page : Quentin Laignel Illustration : Samuel Auzols Les jeunes reporters : Maïté Cussey, Juliette Donner, Jelena Dzekseneva, Maxence Gil, Solène Lacroix, Marie-Caroline Guérard, Malvina Migne, Alexandrine Rajinthan, Elsa Thu Lan Rocher, Flora Vernaton.
Avec l’aimable participation de : Jéremy Engler (L’envolée culturelle), Guillaume Marron (Le Journal International), Blanche d’Anterroches, Kristina Gjurgjaj, Lisa Massacrier, Amandine Robin Marieton, Marie-Françoise Palluy. Crédits photo de gauche à droite : A.Sala / Ricardo Romero Perez Dominic Houcmant / Daniel Seiffert Sergio Armstrong / Théâtre KnAM Alexey Blazhin
epuis plusieurs mois, un groupe d’étudiants se réunit toutes les semaines dans le cadre du projet des Jeunes reporters. L’objectif pour ces jeunes est de réaliser le journal du Festival Sens Interdits. L’association Esprits critiques a accompagné les jeunes à travers différents ateliers, de l’idée du journal jusqu’à la maquette en passant par l’écriture journalistique et les techniques d’interview. Les jeunes reporters sont issus d’horizons différents, mais ont tous la même envie de découvrir, de réfléchir et de créer autour de ce festival particulier qu’est Sens Interdits. L’aventure a commencé avec la rencontre de Patrick Penot, le directeur du festival. Celui-ci a raconté son parcours et celui du festival à travers quelques anecdotes. Ce fut un moment de partage et d’apprentissage. Ensuite, tout s’est accéléré. Les jeunes ont commencé à se questionner. Comment peut-on parler de cette 4 édition sans y avoir assisté ? Quels angles doit-on prendre ? L’équipe a souhaité faire de ce journal un prolongement du festival. Elle est partie à la recherche du sens. Le suicide est-il un sujet tabou ? Les Centres d’Accueil des Français d’Indochine sont-ils une partie oubliée de l’histoire de France ? Pourquoi mettre en scène un studio radio qui véhicule des messages de haine, débouchant sur un génocide ?
Quelles différences entre la scène théâtrale et la scène politique ? Peut-on se glisser dans la peau de l’histoire de ses parents ? De ces sujets oubliés, tabous ou innommables, les jeunes ont compris ce qu’étaient ces sens interdits. Comme la voix était libre, ils s’y sont engouffrés. Mais ils ont aussi profité des opportunités de faire des détours pour rencontrer Abdelwaheb Sefsaf ou visiter les Ateliers Frappaz. Le projet des Jeunes reporters ne s’arrête pas au journal que vous avez entre les mains. Durant le festival, l’équipe réalisera trois numéros d’une « feuille de chou » pour vous faire vivre l’événement en direct. Les jeunes sillonneront les salles et le horsscène pour recueillir vos impressions. Vous pourrez aussi retrouver quotidiennement nos critiques détaillées et articles sur le site du journal culturel étudiant www.lenvoleeculturelle.fr En quête de sens, nous espérons que ce journal attirera votre regard sur ces interdits. La voix est libre, allez-y !
Guilhem Rols
Le projet des Jeunes reporters est rendu possible grâce au soutien du FIACRE, Région Rhône-Alpes
Fabrice Lépissier
Parmi les spectacles de Sens Interdits, un titre au nom étrange pourrait retenir l’attention des spectateurs : « CAFI », qui signifie Centre d’Accueil des Français d’Indochine. Ce titre, choisi par l’actrice et auteure Vladia Merlet pour sa pièce, est un nom obscur et discret, à l’image de la réalité qu’il évoque.
CAFI : Centre d’Accueil des Français d’Indochine errière ces initiales se cache l’histoire secrète de la France et d’une de ses anciennes colonies : l’Indochine. En 1954, suite à la défaite à Dien Bien Phu et aux accords internationaux de Genève, la France abandonne l’Indochine. Elle ramène dans sa débâcle des militaires français mais aussi leurs compagnes, leurs veuves et leurs enfants métisses, acculés par les combattants communistes Viet-Minh. Durant l’hiver 1956, Marseille accueille quelques six mille rapatriés, éprouvés par une traversée d’un mois en mer et par la certitude d’avoir tout perdu. Leur communauté sera séparée et disséminée dans toute la France. Deux mille d’entre eux finiront dans des camps d’accueil, comme celui de Noyant dans l’Allier, ou de Ste-Livrade-sur-Lot dans le Lotet-Garonne.
Ces camps d’accueil sont en fait, selon les mots employés par le Gouvernement de l’époque, considérés comme des logements « provisoires ».
Baraquements militaires désaffectés ou anciens corons (groupes de maisons ouvrières dans les régions minières du Nord), ils sont administrés par des ex-fonctionnaires du système colonial. Un règlement strict est appliqué, fait de salut au drapeau, de couvre-feu, de demande d’autorisation de libre circulation. Brimades, électricité rationnée ou encore interdiction de posséder des signes extérieurs de richesses telles que voiture, télé, etc... La liste est longue. Dans les CAFI, les rapatriés sont soumis aux mêmes lois que les indigènes des colonies. Peu touchent l’indemnisation promise, qui ne s’élève qu’à une valeur symbolique de cinq mille francs pour un couple et quatre enfants. C’est en milieu fermé qu’évoluent les rapatriés, sans rien comprendre des lois d’accueil du pays pour lequel ils se sont pourtant battus. Ceux que les « Français de souche » nomment « Chinois » vivent entre eux, dans un esprit communautaire, délaissés par les autorités françaises.
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Pendant plus de cinquante ans, et sous la tutelle de huit gouvernements successifs, les réfugiés du CAFI se créent un monde en marge de la société française, entre précarité et traditions vietnamiennes. Le culte des ancêtres ne quitte pas les foyers, pagodes et églises se côtoient, la culture culinaire est maintenue et des épiceries spécifiques s’ouvrent dans les camps pour garantir le lien entre tous. Malgré la barrière de la langue, c’est dans les villes voisines que les femmes, veuves ou abandonnées pour la plupart, partent chercher du travail, à l’usine ou dans les champs. Les exploitants agricoles considèrent ces travailleuses zélées comme une réelle aubaine. La scolarisation des enfants, nombreux dans les CAFI, s’effectue à l’intérieur du camp. Leur orientation est gérée de façon arbitraire par les administrateurs des CAFI, empêchant ainsi la progression des jeunes dans l’échelon social et réduisant les chances d’intégration de la communauté. En silence, des drames ont lieu, les incendies accidentels et les rares révoltes passent inaperçues. Au fil des ans, les départs augmentent, volontaires ou forcés ; mais les plus vieux restent, dépassés par une situation dont ils n’ont jamais été les maîtres.
Responsabilités Les pouvoirs publics finissent par se renvoyer la balle et les administrations locales, dépassées par les problèmes d’insalubrité et par la population vieillissante, en appellent à la responsabilité de l’Etat. En 1981, celui-ci se désengage en abandonnant sa tutelle et en cédant le terrain à la commune, comme dans le cas de Ste-Livrade. C’est à ce moment-là que les camps, portant autrefois le nom de CARI /Centre d’Accueil des Rapatriés d’Indochine, deviennent des CAFI / Centre d’Accueil des Français d’Indochine. Selon les associations, ce glissement sémantique semble prouver à l’époque une volonté d’ôter à ces Français la possibilité et le droit de se revendiquer comme des Français rapatriés dans les termes de la loi de 1961. Ils restent aujourd’hui deux cents ayants droit, survivants de l’Indochine. Contrairement aux Harkis, combattants et rapatriés de l’Algérie, ils ne bénéficient d’aucune pension. Les rapatriés de l’Indochine n’ont pour l’instant obtenu qu’une reconnaissance morale, faute d’octroi d’allocation. L’échec du CAFI met en lumière l’incapacité de l’Etat français à assumer son histoire coloniale, comme le confirmait en 2003 une déclaration d’un membre du gouvernement : « Les habitants du Cafi ont pu avoir le sentiment d’être oubliés. Pendant des décennies, ce sujet est resté très sensible. Le moment est venu de présenter, sereinement, les échecs mais aussi les réussites de notre histoire coloniale ». Marc Dubourdieu, président de la MIR / Mission Interministérielle aux rapatriés, créée en mai 2002.
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Fabrice Lépissier
Identités et résistances Aujourd’hui, des associations regroupant les descendants d’hommes et de femmes du CAFI ont vu le jour. Au-delà des demandes d’indemnités, elles luttent pour la reconnaissance d’une histoire qui a failli tomber dans l’oubli. Des voix se sont élevées pour permettre la rénovation des CAFI tout en garantissant le non déplacement de leur population, déjà fragilisée par un premier déracinement. En 2004, deux cent personnes ont manifesté pour la première fois contre la destruction du camp de Ste-Livrade au profit d’une restructuration immobilière de type HLM. Devant leur mairie, elles se sont prononcées publiquement contre la dissolution de leur identité. En 2009, le camp a été définitivement fermé et ses derniers occupants relogés. Ne subsistent plus que 4 anciens bâtiments ainsi que la pagode et l’église, derniers témoins métropolitains de la présence française en Indochine. Ses héritiers se battent toujours pour la création d’un lieu institutionnel et mémoriel. C’est en hommage à leurs vies et à leur combat que le Festival Sens Interdits accueillera en octobre le spectacle CAFI.
La pièce Hate Radio nous replonge en 1994 dans les studios de la Radio Télévision Libre des Mille Collines (RTLM) qui a participé à la propagande anti-Tutsis avant et durant le génocide rwandais. Entre travail de mémoire et réflexion sur les médias, cette pièce est une façon différente d’appréhender l’histoire. Nous avons souhaité donner la parole à deux personnes de la société civile sur cette thématique. eanne Allaire Kayigirwa, représentante en Rhône-Alpes de l’association Ibuka France (« souviens-toi », en kinyarwanda, la langue rwandaise) qui fait un travail de mémoire sur le génocide, répond à nos questions : Que pensez-vous du choix de présenter le génocide du côté des coupables ? Jeanne Allaire Kayigirwa : C’est un angle très important. Quand on a vécu le génocide, on parle de son expérience, c’est fondamental. Par contre, on manque d’aveux des acteurs du génocide. C’est pour cela que des témoignages qui nous éclairent sur les agissements des génocideurs pendant cette période ont une grande valeur.
La pièce teinte les événements d’une certaine légèreté. Est-il bon de rire ou de sourire d’une histoire contemporaine aussi tragique ? Jeanne : Il commence à y avoir un certain nombre de productions artistiques autour du génocide. L’essentiel est de le faire sans falsifier l’histoire, raconter ce qui s’est réellement passé. À partir du moment où la production respecte les victimes et les rescapés, je pense que chacun a le droit de créer. Il n’y a rien de mal à faire rire ou sourire si cela permet de comprendre ce qu’il s’est passé. Cela permet de vulgariser une histoire très difficile à donner à voir. Dans nos rencontres entre rescapés, nous évoquons beaucoup la Radio des Mille Collines car nous l’écoutions tous. J’espère que les comédiens de Hate Radio ont pu rendre accessibles les enjeux du génocide par le biais de la radio. Ibuka donne des représentations où des rescapés racontent leurs expériences. L’enjeu est-il thérapeutique ? Jeanne : Le concept est né de la rencontre entre une personne rescapée et une psychologue. Nous sommes partis d’anecdotes de notre enfance car à l’époque nous étions tous enfants ou adolescents. D’une certaine façon, ces échanges ont permis une libération de la parole, un certain soulagement chez certains. Au fur et à mesure, accompagnés d’un metteur en scène, on a décidé de donner à ces dialogues une forme artistique afin qu’il soit plus facile pour le public de recevoir ces témoignages. Transmettre ces paroles à un public, c’est encore un nouveau pas pour nous.
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uilhem Rols est investi dans l’éducation aux médias et dans l’analyse critique de la presse. Coordinateur de l’association Esprits Critiques, qui promeut la liberté d’expression, il nous éclaire sur les différents enjeux de la pièce. Peut-on parler de média libre au Rwanda avant 1994 ? Guilhem Rols : Il est difficile de parler de liberté de la presse à cette époque. Les médias étaient en lien direct avec les partis politiques. Ces médias de propagande ont eu un rôle indéniable dans le génocide des Tutsis. L’exemple de la Radio Télévision Libre des Mille Collines le montre bien : c’était un déversement de haine contre les Tutsis, considérés comme n’appartenant plus à la race humaine, traités comme des animaux avec les pires noms d’insectes. Comment expliquer la grande influence de la Radio des Mille Collines sur le génocide? Guilhem : L’influence est un processus long. L’audience était forte, le message de stigmatisation d’une partie de la population était quotidien.
Au début, la violence des propos fait presque rire, et c’est pour ça que ce spectacle est universel car il montre comment, sur un terreau fertile, se développe un discours de haine que l’on normalise petit à petit. Il souligne le rôle des médias comme acteur de la cohésion sociale. La cohésion dans ce cas de figure se fait contre l’autre, contre celui qui est désigné comme étant différent. Montrer dans le spectacle ces animateurs de radio qui font des plaisanteries ne normalise-t-il pas le discours de haine ? Guilhem : Au-delà du devoir fondamental de mémoire, Hate Radio pointe les dérives des médias. Le rire peut faire naître une réflexion chez le spectateur. Il ne nous empêche pas de prendre conscience de l’ambiguïté des choses. Le spectacle nous montre l’absurdité presque grotesque du discours de haine. Celui-ci nous permet de nous questionner sur la puissance, l’influence et le rôle des médias.
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Propos recueillis par Solène Lacroix
Questionner la démocratie, le rôle des dirigeants et des électeurs sur la scène politique, c’est le pari que fait Sanja Mitrovic avec son spectacle interactif Speak! Une question qui, posée théâtralement dans le dispositif qu’elle a pensé, propose un angle de réflexion aussi riche de sens que déstabilisant.
Un dispositif participatif Dans sa création, la metteure en scène et comédienne serbe s’intéresse à la force de persuasion, voire de manipulation de l’orateur dans sa prise de parole publique. Le dispositif est simple : comme dans un jeu télévisé, les spectateurs armés d’une télécommande sont invités à prendre part au spectacle en départageant deux candidats au cours de huit manches. Ces deux candidats, les comédiens Jorre Vandenbussche et Sanja Mitrovic incarnent des politiciens prononçant des discours, pour emporter le vote du public. À chaque manche, les spectateurs-électeurs votent pour l’un des deux. Les discours déclamés à la tribune sont empruntés à des hommes politiques célèbres, comme John F. Kennedy, Vaclav Havel ou encore Sadam Hussein. L’identité des orateurs originels de ces discours n’est révélée qu’à la fin de chaque manche, de sorte que les spectateurs ignorent pour qui ils votent, ce qui donne lieu à de grandes surprises...
Les performeurs doivent donc se reconnaître un minimum dans le personnage qu’ils incarneront sur scène : avant de convaincre les spectateurs, ils doivent eux-mêmes être convaincus, ou du moins, pouvoir donner l’impression qu’ils le sont. Pour y parvenir, ils ont suivi une formation professionnelle destinée aux politiciens au « Bureau des Débats », une agence spécialisée de La Haye (Pays-Bas), afin d’apprendre à prononcer des discours éloquents, ce qui demande une attention portée au mot, mais aussi au geste, au rythme, au ton, etc. Sanja Mitrovic compare cette formation à celle de l’acteur, qui apprend à incarner des personnages en modelant le corps, la voix, l’attitude. Il est surprenant de constater que le même apprentissage peut s’appliquer à la scène politique, amenant ainsi à se questionner sur les liens entre théâtralité et politique. En effet, Sanja Mitrovic transpose sur la scène théâtrale une scène politique et nous invite, dans le rapprochement des deux, à analyser leurs similitudes. L’espace théâtral et l’espace politique peuvent être vus comme des scènes semblables : sur la première, les acteurs s’adressent aux spectateurs, sur la seconde, les hommes politiques s’adressent aux électeurs.
Du théâtre à la politique et de la politique au théâtre Pour parvenir à ce résultat, Sanja Mitrovic a sélectionné les discours en amont du spectacle, afin qu’il soit aisé pour elle et Jorre Vandenbussche de les défendre. En 2013, elle confiait : « La première tâche consiste à trouver un lien personnel avec ces textes, afin qu’une certaine ligne les relie. Ainsi, parmi mes discours, il y a peut-être une allocution d’Hitler, mais un passage spécifique auquel je peux souscrire ».
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Stand Up Tall Productions
Ce sont donc deux espaces publics dédiés à la parole, face à un public qui écoute et juge. Dans la création de Sanja Mitrovic, le parallèle ne s’arrête pas là puisque les acteurs sur scène ont le même objectif que les hommes politiques : faire voter les spectateurs pour eux. Speak! recrée donc en miniature une scène politique sur le plateau. Avec cette mise en abyme, le spectacle invite à se questionner quant à l’identité de l’orateur sur scène : sincère ou artificiel ? Personne réelle ou construction fictive ? La même question se pose dans la vraie vie pour l’orateur politique... La présentation du spectacle sur le site de Sanja Mitrovic indique : « En marketing, c’est chose connue : les bons conteurs font les meilleurs vendeurs. En appliquant cette idée aux chefs politiques, on pourrait défendre que ce sont les bons conteurs qui dirigent le monde. » On pourrait aussi bien comprendre : les bons acteurs dirigent le monde.
L’électeur comme spectateur de la politique Le dispositif de Sanja Mitrovic semble inviter aussi à un autre questionnement : si dans Speak! l’homme politique est un acteur, il ne faut pas oublier que l’électeur est un spectateur et qu’il a lui aussi un rôle à jouer dans la scène ici politique et théâtrale. Quelle est sa part ? Sanja Mitrovic pose la question : « Si le rôle toujours grandissant de ceux qu’on appelle les « spin doctors » (ndlr : conseiller en communication et marketing politique agissant pour le compte d’une personnalité politique) détermine le cours de l’action pour un chef politique, dans quelle mesure acceptons-nous, en tant qu’électorat ou audience, d’être manipulés ? Sommes-nous au moins intéressés à affronter les faits, ou consentons-nous librement à être nourris de demi-vérités et de mensonges ? ». La question est pour le moins dérangeante quand on se découvre souscrivant aux paroles d’un dictateur, mais elle a le mérite d’inviter à se remettre en cause en tant qu’électeur et citoyen. Un spectacle qui promet, en somme, de venir chatouiller notre sens critique.
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Juliette Donner
Abdelwaheb Sefsaf, metteur en scène, est pour la première fois à l’affiche du Festival Sens Interdits avec Médina Mérika. Ce spectacle de théâtre musical, mêlant Orient et Occident dans toutes leurs différences sociales et artistiques, est à l’image du parcours de ce touche à tout qui n’a cessé d’évoluer sous diverses inspirations, entre théâtre et musique.
La carrière théâtrale d’Abdelwaheb Sefsaf débute par le jeu d’acteur qu’il apprend à l’école d’art dramatique de Saint-Etienne. Pourtant, dès la fin de son apprentissage, il s’éloigne de cette activité pour devenir metteur en scène au sein de la compagnie Anonyme, qu’il fonde avec ses camarades d’école. Depuis, il n’a cessé d’alterner entre ces deux facettes de la création théâtrale. De 2012 à 2014, il ajoutera même une nouvelle compétence à ce parcours, celle de directeur du Théâtre de Roanne. Les activités d’Abdelwaheb Sefsaf sont pour le moins variées puisqu’il n’est pas seulement homme de théâtre, mais aussi un musicien.
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Il fut le chanteur du groupe Dezoriental, et est aujourd’hui à la tête d’un nouveau projet musical, Aligator, où il officie en tant que percussionniste et chanteur. Ces différentes activités, Abdelwaheb Sefsaf n’a jamais cherché à les cloisonner, les faisant évoluer parallèlement. À partir de 2010 et de la création, en collaboration avec son acolyte Georges Baux, de la compagnie Nomade In France une nouvelle page artistique commence pour Abdelwaheb Sefsaf, celle de la réunion du théâtre et de la musique au sein d’une même pratique.
Venkat Damara
Il n’affectionne pas ce terme auquel il reproche le trop plein de stéréotypes qui l’accompagne, mais c’est malgré tout celui qu’il utilise pour décrire son travail artistique depuis la fin de Dezoriental et la reprise de ses activités de metteur en scène. Dès 2010 il crée en collaboration avec Claude Brozzoni le spectacle Quand m’embrasseras-tu ?, mise en musique des poèmes de Mahmoud Darwich, où le théâtre devient scène poétique et musicale. Avec son dernier spectacle, Médina Mérika, il explore davantage ce théâtre musical, en choisissant de représenter une fiction (inspirée par le roman Mon Nom est rouge d’Orhan Pamuk) et d’insérer au sein de la représentation théâtrale chants et musique. Ce théâtre musical, Abdel Sefsaf en cherche encore la forme, la formule magique pourrait-on dire, celle où musique et théâtre seraient si justement dosés que le spectacle ne serait alors ni l’un ni l’autre mais un mariage parfait, une hybridité accomplie. Le processus de création tout comme sa finalité est une expérimentation de ce subtil mélange, et le metteur en scène se réclame de cette recherche aussi vaine et imparfaite puisse-t-elle être :
« Je revendique cette idée de ne pas maîtriser la forme, ça m’intéresse beaucoup plus de la chercher que de savoir comment ça marche. Ça n’a absolument rien d’excitant de savoir comment ça fonctionne. Ce qui est palpitant, c’est de se dire qu’on a fait ça même si peut-être ça ne fonctionne que moyennement ».1
En explorant l’hybridation entre théâtre et musique, Abdelwaheb Sefsaf permet non seulement de repousser techniquement et scéniquement les contradictions de ces deux arts, mais par dessus tout, d’ouvrir un champ des possibles. « Dans le monde dans lequel on vit, avec les différentes possibilités qu’on a, c’est fascinant d’imaginer ces rencontres, de les tester et de voir à quel point ça nous ouvre des dimensions qu’on ne peut pas imaginer par l’intelligence, qu’on a besoin d’expérimenter », avoue-t-il. Le théâtre musical n’est pas le seul croisement qu’il pratique. Pour celui qui défend l’unité et le dépassement des appartenances, il est nécessaire de raconter le métissage de réalités différentes, ici l’Orient et l’Occident, à l’instar de Médina Mérika où la fascination qu’exerce la culture américaine sur un jeune réalisateur arabe le condamne. Les spectacles d’Abdelwaheb Sefsaf sont avant tout des lieux de rencontres, où les contraires se font face, s’appréhendent, et peutêtre même s’unissent.
1. Interview d’Abdelwaheb Sefsaf, à proposdu spectacle Médina Mérika, réalisée le 23 juin 2015 par Flora Vernaton, assistée d’Alexandrine Rajinthan.
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Flora Vernaton
Yael Ronen, la nouvelle étoile montante du théâtre berlinois, nous présente Common Ground, un projet singulier qui s’intéresse à la mémoire de la déconstruction de la Yougoslavie. Entre témoignages, chansons pop et échanges intenses, le spectacle nous plonge en plein cœur des années 1990. ael Ronen n’a pas peur de se confronter aux tabous. Après avoir amené des acteurs israéliens, palestiniens et allemands à se questionner ensemble sur le conflit israélo-palestinien dans son précédent spectacle Third Generation, elle réitère l’expérience avec cette fois-ci des acteurs et actrices d’origine serbe, croate et bosniaque pour travailler sur l’éclatement de la Yougoslavie. La pièce s’est construite autour d’un travail commun avec la dramaturge Irina Szodruch et les comédiens. Le parti pris est de travailler avec des comédiens qui sont réellement des descendants des acteurs du conflit yougoslave. Quant à Yael Ronen, elle déclare se sentir également proche de ces questions, étant elle-même issue d’une famille juive qui a dû fuir la guerre à deux reprises, d’abord en Autriche, puis en Palestine. Tous vivent maintenant à Berlin et décident de se confronter à leur héritage. Le récit adopte le point de vue d’un réfugié slave dans les années 90. On oscille entre les atrocités de la guerre et des relents comiques de la vie quotidienne occidentale, avec ses chansons cultes, ses modes et ses préoccupations bien éloignées des atrocités qui avaient cours à l’est.
Yael Ronen et ses comédien(ne)s ne prennent pas de distance avec l’histoire de leurs parents, ils s’y plongent à corps perdus. Dans sa méthode de travail, elle entretient une certaine ambiguïté, voire même une confusion entre la vérité et le jeu. Les comédien(ne)s avec qui elle travaille sont amené(e)s à se poser les mêmes questions que leurs personnages sur leurs origines et sur l’histoire de leurs ancêtres. Le résultat est un entremêlement de faits historiques, d’anecdotes biographiques et de morceaux d’introspection. Yael Ronen parle même de « thérapie collective », tant le travail fut à la fois éprouvant et cathartique pour les comédiens. Le but était de parvenir à accepter cet héritage en se confrontant directement au trauma. Les comédiens se sont engagés dans un voyage de cinq jours en Bosnie-Herzégovine au cours duquel ils ont dû tenir des journaux intimes qui ont ensuite servi de base au texte de la pièce. Ils ont relevé le défi avec courage en explorant leurs sentiments de culpabilité, de colère et de deuil mais aussi leur responsabilité dans le devoir crucial de réconciliation. Ils rejouent sur scène les douleurs de leurs parents ainsi que les conflits qui ont éclaté entre eux pendant les différentes étapes de travail.
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Le processus de distanciation est arrivé après, lorsque la metteuse en scène a demandé à chacun de jouer certaines histoires des autres, plutôt que de jouer systématiquement leur propre histoire. Yael Ronen aime mettre en scène le conflit, mais ce qui l’intéresse vraiment, c’est de faire émerger la réconciliation. Ce qui est au centre de l’histoire, c’est cet enjeu des enfants de victimes qui vivent aux côtés des enfants des bourreaux. Comment interagissentils ? Trouveront-ils ce fameux terrain d’entente ?
Les échanges entre les personnages se traduisent aussi souvent par le rire et la dérision, également très présents dans le spectacle. Car enfin, si ces personnages se retrouvent, c’est avant tout pour écrire une nouvelle histoire qu’ils espèrent plus heureuse. La pièce s’intitulait à l’origine No man’s land. À la fin de ce travail, le terrain vague est devenu un terrain d’entente, une terre commune où les enfants du conflit peuvent enfin se retrouver, interagir et vivre ensemble.
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Maïté Cussey
À la découverte des Ateliers Frappaz, lieu de création participative des arts de la rue, implantés au cœur de Villeurbanne. Son directeur Patrice Papelard nous reçoit avec enthousiasme dans ses bureaux. Reportage. naugurés en 2002, les Ateliers Frappaz, c’est plus de 5 000 m² entièrement dédiés aux arts de la rue, aux ateliers participatifs et aux résidences, faisant de ce lieu un cadre unique pour l’expérimentation et l’innovation artistiques. Les Ateliers Frappaz ont d’ailleurs été labellisés Centre National des Arts de la Rue (CNAR) par le Ministère de la Culture en 2013. Son fondateur et directeur, Patrice Papelard, n’a pas choisi les arts de la rue par hasard : « Je viens de la musique rock et je pensais que les arts de la rue étaient beaucoup plus rock que le rock à l’époque, avec un esprit libertaire, rebelle, pour récuser les choses qui ne sont pas normales. Les arts de rue étaient pour moi un énorme terrain de jeux », sourit Patrice, qui semble être nostalgique de ces années-là . Avant d’ouvrir le lieu, Patrice Papelard et sa codirectrice, Nadège Tholly sont partis à la rencontre des habitants. Trois mois de discussions avec les Villeurbannais, les directeurs des MJC et Centres Sociaux, les habitués des cafés, les urbanistes...
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Des containers tout confort : un hébergement peu ordinaire pour les artistes.
C’est en partie grâce à des actions de médiation culturelle que le projet de Frappaz porte ses fruits. Les spectacles se fabriquent avec les habitants, placés au cœur même du processus de création, ce qui donne lieu à des rencontres originales entre artistes et population. « C’est un travail énorme. On fait un effort de médiation à chaque spectacle : présentation de la scénographie, apéritif à la fin de la représentation... Les apéros de Frappaz sont très connus dans le quartier. Généralement, on fait aussi à manger ». Situés à deux pas de la place Grand-Clément, les Ateliers Frappaz travaillent aussi à l’international comme avec « Un projet, 4 continents », développé avec le Québec, le Burkina Faso et la Corée du Sud. Dans le cadre de leur festival annuel Les Invites de Villeurbanne, ils reçoivent des artistes participant aux transformations éphémères des villes. Près de 80 000 personnes se sont rendues à la 14 édition en juin dernier.
Pour la première fois partenaire du Festival Sens Interdits cette année, les Ateliers Frappaz présentent la compagnie toulousaine Garniouze Inc. et son spectacle Rictus, inspiré des Soliloques du pauvre de Jehan Rictus, poète social du XIX siècle. Ce texte, joué par un écorché vif, raconte l’isolement, la solitude et l’exclusion, à même le trottoir et reste d’une actualité criante, dénonçant les mêmes injustices qu’il y a un siècle. Les arts de la rue permettent de faire passer des messages que l’on n’entend pas habituellement dans l’espace public : « C’est ici qu’on rentre dans l’esprit de Sens Interdits. Les gens qui sont dans les théâtres ne savent pas vraiment ce qu’il se passe dehors. Quand eux parlent de démocratisation culturelle, nous, on est sur le terrain, devant une boulangerie ou un supermarché et on peut avoir une réflexion du style : « C’est nul ce que vous faites ». C’est le public qui décide. Moi, jamais je ne critiquerai ce qu’il se passe dedans ( NDLR : dans les théâtres ) mais j’essaie de dire : sortez de vos théâtres et venez voir ! ». Jelena Dzekseneva
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Sens Interdits s’installe pour sa 4 édition dans 15 théâtres de la métropole. Rassemblant près de 10 000 spectateurs en 2013, il fait partie aujourd’hui des rendez-vous attendus de la rentrée et a trouvé sa place au côté des grands évènements culturels lyonnais. Fidèle à ses engagements citoyens, autour des mémoires, identités et résistances, Sens Interdits inaugure cette année un nouveau mode de fonctionnement et ose voir les choses avec encore plus d’ambition, pour le plus grand plaisir de ses festivaliers.
ens Interdits voit le jour en 2009, grâce à l’engagement et à l’acharnement de Patrick Penot, à l’époque directeur des Célestins, Théâtre de Lyon. Davantage perçu comme un temps fort de la saison, Sens Interdits est alors très lié au théâtre des Célestins. Dès la première édition, le public du festival peut assister à des spectacles dans quatre autres salles du territoire lyonnais : Le Point du Jour, le Théâtre Les Ateliers, le Théâtre de l’Elysée et la Cité Internationale. Quand Patrick Penot quitte les Célestins et part à la retraite, il ne se désengage pas pour autant du festival et choisit de créer une association qui voit le jour en mai 2014 : Sens Interdits, dont il est le directeur bénévole. Le festival s’étend aujourd’hui de Givors à Vaulx-en-Velin, et fédère quinze lieux de spectacles. Le Théâtre des Célestins, fondateur historique de l’évènement, reste le coorganisateur du festival et accueille 4 spectacles des 15 programmés. Cette implantation dans une zone géographique encore plus étendue permet une nouvelle visibilité et un ancrage plus important. Le spectateur lyonnais est invité à découvrir de nouvelles salles et de petits théâtres indépendants tandis que les spectateurs plus éloignés de la métropole, représentant 22 % du public en 2013, sont intégrés à cette dynamique de festival avec des pièces qui viennent jusqu’à eux.
Sens Interdits semble de plus en plus animé par une véritable ambiance de festival. Il rassemble aujourd’hui un public de fidèles mais aussi de curieux, qui n’ont pas peur de côtoyer la figure type du spectateur engagé, théâtreux et polyglotte. Le festivalier est désireux avant tout d’être partie prenante d’une expérience artistique forte et de partager une aventure commune. Berthold Mader, fervent spectateur de Sens interdits, raconte avoir découvert l’événement tout à fait par hasard, lors de la première édition. En se baladant sur la presqu’île, il a été attiré par cette grande tente joyeuse, festive et accueillante, installée place des Célestins, d’où s’échappaient les chants et l’odeur des plats d’une compagnie afghane, Théâtre Aftaab, alors programmée dans le festival. Cet espace est aujourd’hui devenu le « chapiteau ». Hors du théâtre, sur la place publique, visible de tous : il interpelle. Il est le lieu de rencontre où se retrouvent les festivaliers pour échanger, partager leurs points de vue et leurs émotions. Libre d’y entrer à sa guise, le public peut simplement s’asseoir à une table, prendre un verre ou choisir un livre, et s’il est plus assidu, assister à un débat, écouter une lecture ou regarder un film. Le festivalier aime aussi se détendre un peu, après un spectacle, et n’hésite pas à fouler la piste du fameux bal du samedi soir.
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Les festivaliers au bal du samedi soir sous le chapiteau
Il existe de multiples façons de vivre le festival, de manière très intense. Les projets de médiation, mis en place par le service des publics, permettent aux spectateurs de bénéficier d’une rencontre forte avec les artistes, à travers des ateliers de pratiques artistiques ou les bords de scène, organisés à l’issue des représentations.
S’engager sur la question de l’exclusion, fil rouge du festival, ne consiste pas seulement à proposer des spectacles mettant en scène une réflexion et des interrogations sur le monde d’aujourd’hui. C’est également permettre à des spectateurs de tous horizons de croiser leurs regards citoyens, de penser et de se questionner ensemble. Malvina Migne et Marie-Caroline Guérard
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Tatiana Frolova, directrice et metteure en scène du Théâtre KnAM, un des premiers théâtres indépendants de Russie, a choisi de mettre en lumière le suicide dans sa nouvelle création Le songe de Sonia, inspirée du Songe d’un homme ridicule de Dostoïevski. Tatiana Frolova, invitée pour la 3 fois à participer au festival, répond avec sincérité à nos questions. ette année, votre spectacle s’intéresse au sujet du suicide. Comment êtes-vous venue à explorer cette notion ? Y a-t-il une résonance personnelle pour vous ? Tatiana Frolova : Oui, il y a une résonance personnelle. Récemment, la fille d’un de mes amis, âgée de 20 ans, a commis une tentative de suicide. J’ai été bouleversée. Une belle jeune fille, souriante, aimable… Comme ses proches, je n’ai pas vu venir cet acte tragique. Elle souffrait si profondément, mais elle ne le montrait pas. J’ai besoin de comprendre, nous avons besoin de comprendre, voilà pourquoi je traite ce sujet. Hélas, je constate que le nombre de personnes qui veulent mettre fin à leurs jours augmente à un rythme effréné. Il y a quelques années, en Russie, certains sites internet abordaient le problème du suicide. Seulement, une loi est entrée en vigueur et les a prohibés. Selon les autorités politiques, ces sites faisaient la promotion du suicide. C’est faux : ils énonçaient au contraire les moyens pour retrouver goût à la vie. Le principal problème est que les gens évitent de penser à ce sujet. C’est effrayant d’imaginer qu’un de nos proches peut faire ce geste fatal. Le suicide est un sujet qui concerne tout le monde. Comment votre pièce a-t-elle été perçue en Russie ? A-t-elle reçu des critiques ?
Tatiana : Nous avons créé cette pièce en mai 2015, à Komsomolsk-sur-Amour1. Le public a été très touché, certaines personnes ont même été bouleversées. À la fin de la représentation, elles ont ressenti le besoin de s’exprimer et de partager leurs histoires personnelles. Ces discussions étaient très riches et ont montré que cette idée de suicide concerne aussi les personnes les plus résistantes. Cette pièce bien sûr n’a pas échappé aux critiques des journalistes russes, qui ne savent en général pas trop quoi dire sur nos spectacles. Ils n’ont pas la même vision du théâtre que ma compagnie. Il faut dire que nous sommes assez isolés de la scène théâtrale russe et de la capitale culturelle mais là n’est pas la seule raison ; c’est surtout que les journalistes et les programmateurs de festivals manquent d’intérêt pour le théâtre des autres provinces et pour le théâtre contemporain. Que voulez-vous dire par « les classes dirigeantes n’ont pas intérêt à évoquer ce sujet ». Pourquoi ne veulent-elles pas parler du suicide ? Tatiana : Les classes dirigeantes parlent de beaucoup de choses, mais jamais des problèmes comme le suicide, car elles refusent de montrer leur impuissance et ne veulent surtout pas déclarer l’état d’urgence. Ceci est valable pour la nouvelle classe dominante russe mais tout aussi bien pour les dirigeants des pays démocratiques. Je serais très surprise, si vous réussissiez à obtenir un rapport complet sur le suicide en France.
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Selon vous, « le suicide est un fléau bien pire que le Sida et le virus Ebola. » Le suicide est-il une maladie ? Le cacher est-il une façon de protéger la société ? Tatiana : Tous les ans, une ville comme Berlin disparaît. Pouvez-vous imaginer cela ? 4 millions de personnes mettent fin à leurs jours… 19 millions tentent ce geste… Les experts prédisent une augmentation de ces chiffres. Et ce n’est pas une guerre, pas une catastrophe naturelle ! Il n’y a pas une seule raison au suicide mais plusieurs, c’est donc un problème difficile à résoudre. Pour protéger une société de cette épidémie, il faut en parler ! En parler avec sa famille, à l’école et dans les médias ! Comment représentez-vous le suicide sur scène ? Tatiana : Pour comprendre les problèmes de notre temps, nous puisons dans les classiques et pour moi, l’œuvre de Dostoïevski est une source inépuisable. Je mélange l’histoire du Songe d’un homme ridicule avec celle de cette jeune fille Sonia, qui pensait que quitter la terre était une solution à sa douleur. Les œuvres de Dostoïevski se caractérisent par la polyphonie, ce qui apporte de la puissance au drame de Sonia. À travers ce spectacle, le public peut ressentir à la fois la souffrance d’un homme au bord du gouffre mais aussi voir la lueur d’espoir qui se cache derrière cette situation. J’ai essayé de faire un spectacle minimaliste, mais très expressif et j’ai reçu des retours très encourageants du public. Certains m’ont confié que pendant la représentation, ils ont perdu le sens du temps et de l’espace.
Tatiana : En effet, c’est un des objectifs. Nous ne sommes pas naïfs, nous savons qu’il est difficile de changer le comportement des gens mais nous pouvons les encourager à aller vers les autres, à s’intéresser à leurs prochains. J’ai voulu que ce spectacle soit sincère. Les répétitions n’ont pas été faciles et à un moment, j’ai pensé arrêter la pièce et même le théâtre… Maintenant, je sais que le résultat en valait la peine. Le public ressent cette énergie que nous avons investie. En juin 2010, le métro de Moscou a accueilli une nouvelle station, nommée Dostoïevski. Sur les murs, des dessins reprennent les scènes célèbres des ouvrages de ce penseur. Plusieurs psychologues russes se sont opposés à ce projet, jugeant qu’elle incitait à passer à l’acte. Pensez-vous que Dostoïevski encourage les idées noires ? Tatiana : En Russie, il y a tellement de problèmes que, ce que disent ces psychologues semble anecdotique. Les gens ont tellement d’autres soucis qu’ils ne prennent pas le temps de s’arrêter devant ces grands murs en marbre et encore moins de réfléchir à ce qui y est représenté. Il est vrai que les œuvres de Dostoïevski sont sombres et peuvent inciter à passer à l’acte, mais elles amènent surtout les individus à réfléchir au sens de la vie et au monde dans lequel nous vivons. On remarque une nouvelle vague d’intérêt pour ses œuvres et en particulier chez les jeunes : en Europe, Asie, Amérique et Russie, Dostoïevski fait partie des cinq premiers auteurs les plus lus, et c’est une très bonne chose, il me semble !
L’objectif de votre pièce est-il de sensibiliser le public sur le suicide ?
1. Komsomolsk-sur-Amour, ville natale de Tatiana Frolova où son théâtre est implanté, est situé à 8 000 kms à l’est de Moscou, au fin fond de la Sibérie.
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Propos recueillis par Alexandrine Rajinthan Traduction de Ekaterina Saitgalieva