LÉGENDES HISTORIQUES DES CHAMES PAR
E.
AYMONIER.
INTRODUCTION On sait que les Chaînes, Tjames, Tchames, Tiames ou Ciam-
pois, selon les auteurs, sont les descendants des anciens habitants du Champa ou Cyamba, qui occupaient l'Annam actuel proprement dit; on sait aussi que les restes de cette race sont maintenant répartis en deux groupes, parlant deux dialectes assez différents pour avoir quelque peine à se comprendre sur bien des points.
L'un de ces groupes, au Bînh Thuân, compte au plus trente mille âmes; l'autre, au Cambodge, en Cochinchine et à Siam, doit à notre avis dépasser soixante mille habitants, qui tous suivent la religion de Mahomet. Au Bînh Thuân, les musulmans ou bani, ainsi qu'ils s'appellent eux-mêmes, du mot arabe béni « les fils », ne comptent guère que pour un tiers, dix mille âmes environ; les deux autres tiers pratiquent un brahmanisme très dégénéré; selon l'expression du pays, ils sont païens, kafirs, akaphirs. Les deux groupes diffèrent non seulement par la langue, mais aussi par les moeurs et coutumes. Les Chames du Cambodge, musulmans plus éclairés que leurs frères et coreligionnaires du Bînh Thuân, ont néanmoins subi sensiblement l'influence des moeurs cambodgiennes, la civilisation des Khmêrs se rapprochant davantage de celle de l'ancien Champa. Au contraire, les Chames du Binh Thuân, surtout à Panrang ou Pangdarang, où, plus condensés, ils paraissent se ressentir de leur séjour dans
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— l'un des principaux foyers de la civilisation des ancêtres, ont été très réfraclaires à l'influence morale des Annamites; la civilisation chinoise de l'ennemi héréditaire assimilait complètement des individualités, des petits groupes, mais sans trop modifier l'ensemble des restes qui conservaient l'esprit de race et le culte du passé. En un mot, c'est un bloc que les Annamites ont rongé sans modifier sa nature. 11 en résulte que les Chames de l'Annam et surtout les nonmusulmans de Panrang nous représentent le résidu d'une vieille civilisation dégénérée, il est vrai, et évaporée en partie, pour ainsi dire, mais qui du moins n'a guère été altérée par des influences étrangères. On ne trouve ici aucun vestige de ce bouddhisme qui a si complètement envahi le Cambodge; l'islamisme a eu peu d'influence, et les traditions, les pratiques des Chaînes de Panrang nous permettent, dans beaucoup de cas, de nous figurer assez nettement l'état des peuples indiens de la péninsule, il y a 1,000 ou 2,000 ans. L'étude intéressante, mais complexe, des Chames du Binh Thuân aurait exigé un temps qui nous a fait défaut. En 18841885, pendant un séjour de quatre mois, nous nous sommes, pour la première fois, trouvé en contact avec ce peuple étrange ; toutes nos notes datent de cette époque (1). En 1886-1887, pendant une année de résidence, nous les avons vus derechef, mais des fonctions très absorbantes, puis notre départ inopiné par suite de maladie nous ont empêché de poursuivre aucun projet scientifique. Et, à notre avis, les présentes notes devront être considérées comme un travail préliminaire, qui, espéronsnous, sera complété ou rectifié par ceux qui pourront approfondir l'élude des Chames après avoir appris leur langue. •
partie de ces noies qui est relative aux Chames du Cambodge remonte plus loin encore; antérieure à 1883, elle date de notre séjour dans leur pays. ('1) La
PREMIERE PARTIE
LÉGENDES HISTORIQUES Sommaire. I. Origine de la chronique et des commentaires. — II. Considérations sur la chronique. — III. Tableau chronologique. — IV. Les rois de Shri lianoeûy. — V. Le Pô Klong garai. — VI. Le poème du Pô Klong garai. — VII. Les successeurs du Pô Klong garai. — VIII. Le Pô Binoethuor et ses successeurs. — IX. Les princes de Bal Batthinoeng. — X. Les princes de Pangdarang. — XI. Le Pô Rome. — XII. Les princes investis. — XIII. Commentaires supplémentaires. — XIV. Traditions des Chames du Cambodge.— XV. Le poème de Phindisak. — XVI. Le manuscrit du Pô Choeûng.
I ORIGINE DE
LA.
CHRONIQUE ET DES COMMENTAIRES.
La chronique royale qui a été traduite précédemment dans
notre Grammaire chaîne (voir : Excursions et reconnaissances, Tome XIV), a été autographiée d'après un manuscrit provenant d'un vieillard chame de Panrang, le tèng Choek de Hamou Tanran, qui nous le céda contre un livre blanc relié et une boîte laquée. Puis, ayant appris la destination que nous réservions à celte chronique, il crut bon de la reprendre pour y ajouter des détails sur son état civil, son lieu de naissance, le nom de sa femme, le nombre de ses enfants, toutes choses qu'il espérait faire passer à la postérité avec la liste des anciens rois chames. Nous avons trompé son espoir, et les lecteurs nous pardonneront facilement cette suppression. Le manuscrit n'était pas unique au Bînh Thuân, loin de là; mais il nous a paru écrit plus correctement que les autres.
— 148 — Peut-être, dans l'avenir, trouvera-t-on des manuscrits plus détaillés, des documents plus complets? Les Chames, qui prétendent que leur chronique a servi à collationner les annales annamites, cachent assez volontiers leurs papiers historiques dans la crainte, plus ou moins fondée, que les étrangers en ayant pris connaissance n'aillent réclamer aux Chrou et aux Kahov les trésors royaux que ceux-ci, disent-ils, gardent encore avec fidélité ! Ceci ne s'applique pas à notre chronique qui ne donne pas de détails et dont les exemplaires, sans être très nombreux, ne manquent pas au Binh Thuân, ai-je dit. La présente publication étant l'étude exclusive du culte, des traditions, des superstitions, du reste de civilisation des Chames actuels, de leur état moral, matériel et intellectuel, nous ne critiquerons pas cette chronique à un point de vue historique et scientifique; nous ne la comparerons pas avec ce que nous savons des annales chinoises ou annamites, avec les citations d'auteurs européens ou avec ce que peut nous révéler l'épigraphie du pays ; nous ne la commentons qu'à l'aide des traditions et des légendes des indigènes et de quelques extraits de manuscrits dont la valeur n'est que très relative. A peine relèverons-nous, sur des faits capitaux, quelques divergences de dates avec les annales annamites. Et pour qu'il n'y ait pas méprise, nous avons donné à ces commentaires le titre de Légendes historiques. L'histoire des Chames, faite au point de vue scientifique, sera reportée à la fin de ces notes, ou peut-être fera-t-elle l'objet d'une publication distincte. Nous nous servons donc ici des traditions légendaires des indigènes, de quelques passages épars et très fragmentaires recueillis dans divers manuscrits, et surtout d'un manuscrit très curieux, mais d'une interprétation excessivement difficile, par suite de son style sybillin. Nous l'appellerons le moengbalai, parce qu'il fait toujours précéder de ce mot les comparaisons étranges qu'il applique aux rois chames, très peu ménagés dans cette apocalypse. Du mot moengbalai lui-même, je ne puis donner une explication satisfaisante ; ce serait un mot d'origine malaise ou javanaise signifiant aspect, manière, nature, etc. La succession des rois, dans le manuscrit moengbalai, n'est pas conforme à celle de la chronique. Les identifications présentent souvent
_ 149 — des difficultés; nous les donnons.ici telles que nous les tenons de la collaboration' du Pô Théa ou: grand-prêtre de Pô Rome, à Panrang. La fin du manuscrit qui se rapporte à l'avenir est en grande partie inintelligible; il est difficile d'être plus obscur que le Noslradamus chame anonyme qui a proféré ces oracles.
II CONSIDÉRATIONS SUR LA CHRONIQUE.
Les Chames eux-mêmes paraissent accorder médiocre créance à cette prétention de la chronique de débuter à la création de la terre et des liommes. Lisant le manuscrit pour la première fois avec l'aide du Bashêh Chau de Paléi Chop, à Panrang, nous l'entendîmes s'écrier spontanément. à ce. passage : ce Ceci est
mensonge; notre terre a des milliers et des milliers d'années d'existence! » ;: La valeur de cette chronique n'est, en effet, que très relative, surtout en remontant vers le passé. A.côté d'invraisemblances
que nous aurons à relever, elle paraît avoir des oublis sur quelques points dont les traditions ont mieux conservé le souvenir; quelques rois auraient été rejetés, tels que Tivak et Dibai. De petits interrègnes sont passés sous silence ou mentionnés indirectement. Il y a aussi un peu de confusion dans quelques
noms d'années pour les seigneursde la dernière période, mais ici les rectifications sont faciles. Dans cette même période, les noms des années de naissance, énoncés selon un usage assez commun en Indo-Chine, viennent s'ajouter à ceux qui donnent les dates du commencement et de la fin des règnes, et nous indiquent ainsi que les souvenirs plus récents sont plus précis. On ne peut prendre à la lettre les classifications de l'annaliste qui, à la fin, prétend totaliser vingt-cinq rois indépendants; on sait en effet que, après le roi nommé ici Parichan et la prise de la troisième capitale par les Annamites, les restes du Ciampa tombèrent dans une dépendance de plus en plus étroite de l'Annam.
— 150 — Le fait le plus saillant peut-être de ce document est la succession des capitales qui est assez en harmonie avec ce que nous savons de l'histoire du Ciampa, et nous y reviendrons d'une manière plus détaillée dans le cours de ces commentaires. Il y aurait aussi à remarquer le nombre considérable de dynasties, fait également conforme aux probabilités, à ce que nous savons de l'état perpétuellement troublé de ce pauvre pays; mais la valeur relative que nous attachons à la chronique nous dispense de nous appesantir sur ce point. La question essentielle est la supputation des dates de ce document en les rapportant à l'ère chrétienne. Traçons tout d'abord^le dernier cycle chaîne en y joignant les millésimes de notre ère : Rai, 1876; buffle, 1877; tigre, 1878; lièvre, 1879; dragon, 1880; serpent, 1881; cheval, 1882; chèvre, 1883; singe, 1884; coq, 1885; chien, 1886; porc, 1887. Or nous savons que le Pô Ghoeung, le dernier seigneur chame, quitta le Bînh Thuân peu après l'avènement de Minh Mang qui eut lieu en 1819 ; ce fut donc en 1822, date qui correspond à l'année du cheval indiquée par la chronique. Notre chronique finit ainsi enl.822. De là nous pouvons remonter à l'avènement d'OvloA; mais il y a à remarquer que les supputations finales de l'annaliste sont inexactes. En outre, ses chiffres sont souvent forcés; il ajoute un an de trop à la plupart des règnes, en comptant à chacun l'année de l'avènement et celle de la fin du règne. Si nous calculons nous-même d'après le texte, nous obtenons, pour toute la période embrassée, un total de 822 ans au lieu de 833. Et retranchant ce total de 1822 nous arrivons à l'an 1000, année du rat, date du début de la chronique et de l'avènement d'Ovloft. Cette date, l'an 1000 de l'ère chrétienne, est très suffisamment reculée; nous verrons, en effet, que les événements importants, pour lesquels les annales annamites nous fournissent des points de repère, la prise de la troisième capitale, par exemple, devraient être rapprochés de quelques dizaines d'années de notre époque. Quoi qu'il en soit, vraie ou fausse, la chronologie de ce document est assez nette, ainsi qu'on en jugera par la liste suivante qui la rapporte à l'ère chrétienne.
— 151 — III TABLEAU CHRONOLOGIQUE.
Rois à 1° 2° 3° 4°
Shri Banoiûy.
Pô Ovlpfe, 1000-1036 ; Pô Noethuor lak, 1036-1076; Pô Patik, 1076-1114; PÔ
Shullaka, 1114-1151. Rois à Bal Hangov.
5° PÔ Klongdirai, 1151-1205; 6° Pô Shri Agarang, 1205-1247..
Rois à Bal Angouê. 7° Chëi Anoek, 1247-1281 ; 8° Pô Débata Thuor, 1281-1306; 9° Pô Patal Thuor, 1306-1328; 10" Pô Binoelhuor, 1328-1373; 11° PÔ Parichan, 1373-1397.
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Princes vassaux à Bal Ballhinoeng. 12° PÔ Kathit, 1433-1460; 13° Pô Kabrafc, 1460-1494; 14o PÔ Kabj/^ 1494-1530; 15» PÔ Karutdrak, 1530-1536; 16" Pô Mahesharak, 1536-1541 ; 17° Pô Kanoeûrai, 1541-1553; 18» Pô At, 1553-1579.
19o Pô
20° Pô 21° PÔ 22° Pô 23° Pô
Princes vassaux à Pangdarang. Klong Halau, 1579-1603; Nit, 1603-1613; Jai Paran, 1613-1618; Êh Khang, 1618-1622; Moeh Tuha, 1622-1627;
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— 152 — 24° Pô Rome, 1627-1651 ; Anarchie probable, 1651-1652; 25° Pô Nrop, 1652-1653; Interrègne probable, 1653-1654. Seigneurs investis. 26° Pô Phiktirai da paghuh, 1654-1657; 27° Pô Jatamoe/i, 1657-1659; Interrègne probable, 1659-1660; 28° PÔ Thop, 1-660-1692; Interrègne de trois ans, 1692-1695; 29° Pô Shaklirai da pulift, 1695-1696-1728; 30° Pô Ganvich, 1728-1730; 31° Pô Thultirai, 1731-1732; Interrègne, 1732-1735. Seigneurs nommés par la cour de Hue. 32° Pô Rattirai da puli/t, 1735-1763: 33° PÔ Tathun da moeh rai, 1763-17.65; 34° Pô Tilhun da paguft, 1765-1780; 35° Pô Tithun da paran, 1780-1781; Interrègne, 1781-1783; 36° Chëi Krëi Brei, 1783-1786; 35° bis Pô Tithun da paran, 1786-1793; 37° PÔ Lathun, 1793-1799; 38° et dernier Pô Choeûng, 1799-1822. IV LES ROIS DE BAL SHRI BANOEUY.
Où était située cette capitale ?
Avant de rétrograder du Nord au Sud devant les invasions annamites, le royaume de Champa, formé de peuplades très apparentées aux Malais et aux Khmêrs, imprégné comme ceuxci de civilisation brahmanique, a dû d'abord progresser en sens inverse, soit du Sud au Nord vers les premiers siècles de l'ère chrétienne, et ses plus anciennes capitales, ses premiers foyers
— 153 — de civilisation ont dû être vers l'extrême Sud de l'Annam actuel, peut-être dans ce Thuân Khânh même ou végètent encore aujoùrd?hui les derniers restes de ses représentants. Les traditions et les manuscrits mentionnent fréquemment Bal Thvu Bal Lai, capitale que nous ne pouvons mentionner encore. Quoi qu'il en soit, nous savons par les calculs d'un auteur chinois, cité par Francis Garnier dans la relation de l'expédition du Mékhong, que la capitale chame était, à l'époque des débuts de notre chronique, dans le Quang Binh actuel, probablement vers Dong Hoeûi, dont le nom paraît indiquer un vestige chame, les Annamites donnant aux Chames la qualification de H cri, ou Hoei, ou Hoeûi. Ce serait probablement là, à notre avis, qu'il faudrait chercher Bal Shri Banoeûy. Un passage de manuscrit dit ceci : « Les Annamites atteignirent Bal Cri Bani (ou Shri Banceûy) en l'année du serpent. » Banoeûy serait-il la corruption de l'arabe Bani ou Béni, et, notre chronique, qui commence par Ovlo/i (transcription chame de l'arabe Allah) personnage qui, nous le verrons bientôt « s'en alla résider à la Mecque », débuterait-elle à l'arrivée des Arabes, coïncidant avec l'introduction de l'islamisme? Nous l'ignorons, mais ces indices sont d'autant plus frappants que nous savons par Renaudot que les musulmans allèrent en Chine dès le 111e siècle de l'hégire, soit dès le Xe siècle de notre ère. Ovlo/i, le premier roi, régna, dit la chronique, 36 ans, de l'an 1000 à 1036. La physionomie du nom n'est pas chame, et nous aurons plus amplement lieu de voir qu'il faut bien supposer son identité avec Allah, ainsi que nous l'avons déjà fait remarquer. Selon d'aucuns, le roi légendaire Nourshivan (ou Nourcivan) sur lequel nous reviendrons serait le même qu'Ovlo/z.. Il y a à. remarquer dans la chronique l'expression « il retourna au ciel », au lieu de «quitta la royauté». Dans le manuscrit moengbalai nous Usons ceci : « En l'année du rat, un homme de la nature (ou à l'aspect) d'Ovlo/i agissait selon la perfection dans le royaume chame, mais le pays était en proie au mal (c'est-à-dire le peuple mécontent, le roi impopulaire). Cet homme confia son âme et son corps au.Seigneur du ciel et alla
— 154 — résider à la MeCque pendant 37 ans, puis il revint au royaume chaîne chercher un homme à la nature de fin gazon. » Le Pô Noethuor ou Noethûrlak régna 40 ans, de 1036 à 1076. M. M. (1). «; L'homme à la nature de fin gazon est roi. Longtemps après Bal Chanar est le lot de l'homme. Alors règne le Pô Noethuor. » ' Bal Chanar, le palais palissade, fortifié, nom de lieu que l'on rencontre à Parik en particulier, paraît être un nom commun. Selon les uns, le fin gazon indiquerait que ce roi se conduisait comme un Annamite. Selon d'autres, c'est parce qu'il était perspicace, qu'il savait tout. LePô Patik régna 38 ans, de 1076 à 1114. M. M. « Par la suite se voit un homme à la nature d'herbe divisée et d'herbe nouée. Puis ont lieu de grandes guerres. Bal Chanar est le lot de l'homme. Le Pô Kakik est roi. » Le Pô Patik est identifié avec le Pô Kalik ou Kakik des manuscrits. Vient ensuite le Pô Shulaka ou Shalaka qui règne 37 ans, de 1114 à 1151. M. M. «. Par la suite se voit un homme de la nature de l'herbe divisée. Il est roi. Par la suite, se voit un homme tombant. Puis Bal Chanar est le lot de l'homme. Régnent alors le roi Shalika et la reine Shalikan. » V LE PÔ KLONG GARAI,
chronique, régnèrent : le prince fondateur de cette capitale, le Pô Klong garai, et son successeur Shri Agarang. Quant au troisième, le Chëi Anoek, déplaçant encore sa résidence, il alla fonder Bal Angoué. L'abondance des traditions sur le premier de ces princes nous oblige à lui consacrer un paragraphe spécial. A Bal Hangov, selon la
(1) Par abréviation nous désignerons ainsi le manuscrit moengbalai.
— 155 — Le Pô Klong dirai ou Pô Klong garai régna 54 ans, de 11.51
à 1205. ;, • . Selon la chronique, ce prince résida quelque temps à Shri Banoeûy avant de fonder la capitale de Bal Hangov ou Hinguv, ou Hangau, ainsi appelée, paraît-il, des^ pins qui abondent encore aujourd'hui aux environs de la capitale actuelle des Annamites. Ilestà présumer que l'emplacement de Bal Hangov était sur la rive droite, à une petite lieue au-dessus de Hue, entre la rivière et les collines des tombeaux royaux des Nguyêns ; on reconnaît là les vestiges de vastes fortifications. Peut-être que vient des Chames le caractère sacré, en quelque sorte, que la capitale de Hue revêt aux yeux des Annamites? Des vaincus aux conquérants durent passer, en effet, beaucoup de traditions dont l'origine est facilement masquée par la différence de langue et de civilisation ; et, d'ailleurs, les Chames sont à peu près inconnus jusqu'à ce jour. Pô Klong garai, le plus grand roi de leurs traditions, fut divinisé par ses sujets; peut-être les Chûa de l'Annam bénéficièrent-ils de leur séjour, dans la résidence de ce prince et reçurent-ils, par suite, le titre de roi des divinités, patau tévada, que leur donnèrent les. Chames, et, après ceux-ci les Khmêrs, sdaçh tévada? On pourrait aussi se demander pourquoi Pô Klong garai déplaça ainsi sa capitale du Nord au Sud. Selon certains indices que nous verrons plus loin, il aurait affranchi le Sud du Champa des invasions Minières. Au xne siècle, le Cambodge était moins à craindre, sa puissance baissait, tandis que les Annamites, se rendant peut-être plus redoutables que par le passé, entamaient et pressaient davantage le Nord du royaume chame, peut-on
présumer. Ce prince est aussi appelé Tathuntarai ou Tithundirai. Dans le manuscrit moengbalai, nous lisons ceci : Par la suite se voit un homme orphelin, pluie et rameaux. Il est roi. Cet homme a l'aspect du taureau. Les éléphants le suivent par milliers. Alors règne le Pô Tathuntarai. » « Pluie et rameaux » se rapporteraient à son origine; sa mère, selon la légende, naquit de l'écume de la mer et lui fut comme un rameau poussant sans tronc. A son avènement, les «
— 156 — éléphants escortèrent par milliers ce gardien de boeufs qui fut comparé au taureau et à la pluie. Selon des passages d'autres manuscrits, le Pô Klong garai, appelé Ja Thamoeng ong avant son accession au trône, naquit en l'année du cheval et devint roi en l'année du cheval ; à ce compte, il serait monté sur le trône en 1150, un an avant la date fixée par la chronique, à l'âge de 24 ans, et il aurait régné 55 ans. Selon les traditions, il aurait enseigné aux Chaînes l'art des barrages et des prises d'eau pour l'irrigation des rizières. On lui attribue la construction du principal canal de Phanrang, qui part de Banoek Sha. Il n'a laissé dans la mémoire du peuple qu'un souvenir pacifique, à tel point que ce fut à la suite d'un pari qu'il contraignit les Khmêrs, dit-on, à évacuer le Sud du Champa sans effusion de sang. Misérable et lépreux dans sa jeunesse, le plus grand roi du Champa monta vivant au ciel selon la chronique, et il est devenu l'un des principaux dieux, sinon le principal, des Chaînes de nos jours, qui l'adorent, surtout à la tour qui porte son nom au centre de Panrang. Les Annamites l'appellent aussi vua lât, le roi lépreux. Son premier ministre, son ami, le Pô Klong Kashêt ou Krong Kashat, fut de même divinisé ; mais à celui-ci, qui naquit de la fumée, de la vapeur, n'eut ni femme, ni enfants, ni parents et n'habita jamais sous un toit, le culte n'est rendu que dans les bois, à l'ombre des arbres. Les nombreuses traditions sur le Pô Klong garai sont groupées et résumées dans un poème assez ancien que nous traduisons ici, mais en faisant remarquer que la fin manquait dans le manuscrit que nous nous sommes procuré (1). Plusieurs passages seraient à comparer aux contes chames recueillis et publiés par M. Landes; contes, traditions, légendes, puisent à un fonds commun ou s'empruntent mutuellement.
(1) On nous a appris, mais trop tard, que la poésie du Pô Klong garai était au complet chez le Chame Anoek Paboué (fils de porc) du village de
Karang. Nous le signalons aux futurs amateurs.
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— 157.VI';.. LE POÈME DU PÔ KLONG DIRAI.
Composonsiciselon les traditions de jadis conservées et transmises oralement. Tombée dans l'eau, fécondée dans l'écume. Alors, étaient un. vieux et une vieille ramassant des huîtres et des coquillages. Ils entendent les vagissements et recueillent l'enfant qui pleurait dans la mer. L'ong Kvoek et la mule Pang la retirent des flots, belle entre toutes. Ils la considèrent comme une petite fille qui leur est envoyée par le Seigneur. Muets de joie, ils en oublient le boire et le manger. Ils la rapportent, se la disputant tout le long de la route et la couvrant de baisers à chaque instant. Toute la nuit, ils gardent ce secret vis-à-vis des voisins. Dans leur profonde misère, ils ne donnent à l'enfant qu'une soupe faite avec du riz mendié. Complètement absorbés, ils en oublient leurs boeufs qui errent cette nuit. Ce sont les boeufs noirs du roi Bho Puti/i Pan di ehoeL Ils redemandent aux divinités leurs boeufs égarés ou volés, et ils les revoient ramenés et attachés à leur palissade, ce Qu'ont mangé ces animaux? Nous devons vous indemniser, disent-ils aux gens. — Vos boeufs n'ont mangé ni riz, ni coton; les reconnaissant, nous les avons ramenés par compassion de vous qui gardez les troupeaux du roi. » Pleins de reconnaissance pour ce bienfait dont ils ne peuvent s'acquitter dans leur pauvreté incomparable, ils reviennent vers la petite fille qu'ils élèvent en gardant leurs troupeaux, demandant l'aumône et ne mangeant qu'accidentellement. Devenue nubile, la fille va un jour avec son grand-père couper des pieux et emportant une gourde. Avant le retour, prise d'une soif intense, insupportable, elle s'écarte du grand-père qui coupe le bois, et, oublieuse de toute recommandation, elle cherche et découvre de l'eau qui sourd au milieu des roches. Elle se baisse et boit cette eau savoureuse, limpide, brillante comme la pleine lune. Puis elle se dirige-vers le grand-père et lui dit : « L'eau sourd dans la roche et je me suis désaltérée. — Vraiment ! Alors conduis-moi, je suis pris de soif, à cette coupe de pieux. » Ils vont et n'aperçoivent que les traces de l'eau dans
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— 158 — la vasque grande comme un van. Il est impossible de boire et tous les deux retournent à la maison. A la nuit, le grand-père conte à sa femme cette merveille de l'eau qui jaillit dans la pierre avec assez de force pour désaltérer lajeune fille. Entre eux ils sont joyeux de cet événement surnaturel qui leur fait pressentir la fécondation opérée par les dieux. Mais ils se taisent vis-à-vis des voisins qui seront suffisamment prévenus quand ils verront. En grande misère, en l'année, a la pleine lune du mois de pûesh, mois royal, le samedi, septième, la reine reçut des gens un bel habit à fleurs (1). Avec peine, le grand-père et la grand'mère nourrissent lé nouveau-né qu'ils tiennent continuellement dans leurs bras sans lui laisser poser les pieds sur le sol. Ils le nomment Pô ong. A l'âge de sept ans, il gardait les boeufs du roi. Le grandpère, le confia à des gens qui quittaient la capitale Shri Bani (ou Banoeûy). Tout le long de la route ses boeufs paissaient en arrière, . toujours en retard sur les boeufs des autres. Au pays de Iéa Rou (2), un boeuf se perdit. « Je ne vois plus mon boeuf, amendez ici que j'aille le chercher au loin. » Il monte sur un figuier pour fouiller au loin l'horizon du regard. Il voit son boeuf attaché dans un jardin de cotonniers derrière un vaste et haut palais. Plein de joie, il descend à la hâte et ébranle l'arbre qui devient subitement écarlate des racines à la cime. Jetant ses yeux sur la crête du dragon (3), il y reconnaît la merveilleuse destinée que lui réservent les divinités. A son retour, il dit aux (1) Je traduis le texte de mon manuscrit dont la clarté en ce passage laisse fort à désirer. Il prétend donner la date de la naissance de l'enfant prédestiné à monter miraculeusement sur le trône. L'habit à fleurs, selon l'interprétation de tous les indigènes, exprime la lèpre dont il était affecté. Dans un passage d'un autre manuscrit, nous lisons que le Pô Klong garai naquit le samedi, quatrième jour de la lune décroissante du onzième mois. (2).Iéa Rou, l'eau bruyante, appelé ultérieurement parles Annamites Nha Rou,'doit être au Phu yen actuel ou dans le Nord du Khânh hôa. (3) Selon la phraséologie littéraire du pays, l'arbre s'agite, se transforme en dragon rouge-; sa cime devient la crête du monstre miraculeux qui annonce par son seul aspect la haute destinée du spectateur.
— 159 — gens : « J'ai vu mon boeuf dans là maison du principal seigneur du pays, je suis étranger ici, conduisez-moi donc le réclamer, ô anciens ! Précédez-moi pour certifier que ce boeuf est le mien. » Ils vont et aperçoivent le boeuf attaché sous lavérandah de la maison du chef des astrologues royaux. Remplis de crainte, n'osant parler, les anciens s'accroupissent en silence dans la cour. Le chef des astrologues les appelle, les invite à entrer dans la maison, les interroge. Les anciens de la caravane se prosternent à trois reprises et disent : « C'est le boeuf de Kvoek Pang cpnfié à leur petit-fils qui fait partie-de leur troupe. » — « S'il en est ainsi, appelez-le, je veux l'interroger. » — « Serait-ce possible d'appeler ce petit berger maître-du boeuf. » — Les anciens l'amènent, petit, chétif et entièrement couvert de lèpre et de dartres. La femme, les enfants, les serviteurs et les servantes le voyant ainsi se hâtent de lui faire remettre le boeuf. L'astrologue dit à sa femme : « Vois ce lépreux, il est doué de puissance surnaturelle, plus tard il sera roi ! » L'astrologue dit à sa fille : « Garde-loi d'être sotte, plus lard lu seras reine et « célèbre; cette lèpre comme un vêtement de fleurs lui a été « donnée pour cacher sa beauté et sa puissance surnaturelle; à « l'année, au mois, au jour propices, le dragon viendra lécher « tout son corps. » Le Pô Klong rencontre le Bho Pati/i (1) et se lie d'amitié avec celui-ci. Ils vont et viennent faisant commerce de bétel comme tout le monde. Ils arrivent à la roche fendue (2). Là, pris de maux à la tête et aux pieds, le Pô Klong garai ne
(1) Ou Pô Klong Chan ou Pô Klong Kashêt. Une tradition orale rapportée
par M. Landes dans ses contes chames (Excursions et reconnaissances, tome XIII, sept.-déc. 1886, pages 128-129-130) complète ce passage, appelant Pô Pan (et non Pau, qui tient à une coquille), l'ami du Pô Klong garai. On y voit comment les hommes des bois sont déçus par le petit panier merveilleux du futur roi. Plus loin l'explication très commune de deux bizarreries végétales : la raie de la nervure centrale de la feuille du bananier et l'étranglement du col de la courge qui sert à faire les gourdes. (2) Batau Tabla7t, gros bloc de granit, fendu en deux et couvert d'inscriptions dans les champs près du village actuel de Ram, à Panrang. 11.
— 160 — peut plus porter le bétel. Très inquiet le Pô Klong Chan lui dit : « Permets-moi de le laisser là, afin que j'aille prévenir ta mère (1) qu'elle prépare le riz et une gourde d'eau que trois hommes apporteront. » Ils viennent, ils s'approchent, voient la roche fendue et le dragon léchant le lépreux qui devenait resplendissant de beauté. Le Pô Klong Chan réfléchit et se dit : « Celui-là même que j'appelais cadet est seigneur d'origine divine. » Il offre le riz, le bétel et la gourde d'eau au seigneur qui avait faim et devait manger le premier. Le seigneur fait des reproches à Pô Klong Chan, lui disant : « Pourquoi m'as-tu quitté pour aller prendre ce riz? Nous sommes unis comme des frères; je suis malade à en perdre le sentiment et tu m'offusques (2)! » Le Pô Klong Chan répond : ce En vérité, le jour est venu où mon seigneur doit régner. » Verse le riz sur la feuille de bananier cl, trace une raie de partage afin de voir si je suis réellement ie fils des dieux ! » En réalité, le seigneur n'était pas fâché. Ils mangent ensemble chacun sa part sur la feuille de bananier rayée au milieu. Après avoir mangé, le seigneur prend la gourde d'eau, boit le premier, invoque les dieux et serre la gourde, demandant qu'elle reste étranglée ainsi au col. Le Pô Chan qui boit ensuite voit cette merveille et reconnaît une fois de plus la puissance surnaturelle du fils des dieux. Ils demeurent ensemble (3) avec la reine, unis dans la plus étroite amitié. A leur esprit restent présentes les paroles prononcées par le chef des astrologues lorsque ses cotonniers avaient été mangés par le boeuf chassé le long de la route. Il l'avait attaché disant: c'est le boeuf du roi ! La caravane, chefs en tête, avait été le réclamer, et l'astrologue avait dé-
(1) Qui habitait près de là, au village actuel de Chakling, dit la légende.
(2) C'est-à-dire « tu m'offusques en m'appelant soigneur, toi qui jusqu'à ce jour m'as donné le titre de cadet ». (3) A Bloak, près du village de Chalding, à Panrang. L'endroit sérail appelé Co nung (?) par les Annamiles. La reine mentionnée ici est probablement la mère du Pô Klong garai.
161-
— signé comme futur gendre cet affame, ce petit berger lépreux, gardien des boeufs du roi. De son côté, Je chef des astrologues se souvient des boeufs qui ont mangé son riz et du berger qu'il désire pour gendre. Un jour, il vient à la maison, accompagné de ses serviteurs et apportant des présents pour Kvoek et Pang;: « Je connais vos coeurs et, malgré votre misère,; je veux me lier d'amitié avec vous. Chassez toute. inquiétude. Laissez-moi vous nourrir comme un fils. Je vous promets de pourvoir désormais à votre entretien !» ; Hommes, femifies, enfants et vieillards se réjouissent dans le pays. « Prince, acceptez l'argent, les hommes, les femmes qui vous sont offerts avec la fille du chef des astrologues! » De grandes chasses ont lieu. Le royaume est en liesse. Hommes et femmes viennent'manger les produits de la chasse. Puis les éléphants blancs frappent le soi de leurs trompes et poussent leur sonore barritlemerit; ils'veulent l'élever à la dignité royale, lui le plus grand du royaume. Au pays d'Iéa Rou, un éléphant blanc prend et place sur son dos le seigneur qui,dans son for intérieur, refuse de résider au barrage de Pueshshaki (1). ' En troupe, les éléphants-blancs le conduisent jusqu'à Shri Banoeûy, où ils l'installent dans la dignité royale. En l'année du dragon, le seigneur règne sur tout le pays. Il offre des fêles funèbres aux divinités. Ajirès' six ans de règne, il examine l'avenir du pays et il se rend à Bal Angoué, (2).,Le peuple est en paix et prospérité. Dans sa nouvelle capitale de briques, il règne encore dix ans, ordonnant en tous lieux les constructions convenables. Le peuple est heureux et content.' L'après-midi^ le roi, monté sur l'éléphant blanc, visite la contrée, donne des ordres pour des canaux et des édifices à Thar thau pai, où la terre et les rivières étaient pleines d'agréments, et il s'y divertit, élevant des tours, creusant des canaux et construisant des barrages. ' • (1) Nous ignorons où serait situé le barrage de Pueshshaki dans
'....
Iéa Rous
le pays qu'habitait le chef des astrologues. ' , . (2) Bal Angoué est probablement confondu ici avec.Bal Hangov, la capitale fondée par ce roi à Hué.
— 162 — Poursuivant sa roule, il aperçoit le yang Bakran, élevant des tours vraiment nadesh (1). (?) Plein de fureur, le yang Bikran répond : ce Je resterai ici». Ils ne peuvent se tolérer réciproquement. Le roi propose un pari. Un délai est fixé, et vaincu sera celui qui achèvera en retard. Le yang Bakran convoque tous ses officiers qui accourent avec sabres, lancés et hallebardes; ils discutent et veulent combattre. De leur côté les généraux et officiers du roi se rassemblent tous autour de lui; ils discutent et écoutent, Quoi ! abandonnerions-nous ces travaux utiles et productifs, ce ces champs défrichés, ces canaux creusés ! Nous mériterions ainsi les épithètes de sots el de fous ! Luttons pour disputer celte conquête ! Qu'on voie de quel côté est la puissance ! » Le roi et ses officiers rivalisent d'ardeur. Le yang Bakran aperçoit la fumée au Choek Hala (2), indice de l'achèvement plus prompt des tours. Ses officiers demandent que les troupes sortent par milliers et dix milliers et qu'on abandonne le pays aux autres. Les jonques voguent et, poussées par un vent favorable, elles les emportent vers les rives des Khmêrs. Les officiers se rencontrent. Après midi, le roi fait faire un petit radeau de bananiers et le lance à l'eau. Le radeau flotte, remonte le courant, à l'inverse des lois de la nature, et s'arrête à deux lieues en amont. Le roi ordonne de préparer des pioches et des pelles pour creuser les canaux qui feront la prospérité du pays. « On creusera deux canaux; que les premières parmi les femmes fassent débroussailler et creuser promplemenl leur ce
Que fais-tu donc ici dans mon voisinage ?
»
canal...»
Notre manuscrit, incomplet, se termine à ce passage. (1) Les trois tours appelées yang Bakran sont au Nord de Panrang, entre le village de Balap et le tram de Thuan Laï. (2) Çhoek Hala, mont du bétel, ou mont de la feuille, est le nom du monticule sur lequel est située la tour dite du Pô Klong garai, à Panrang. Dans une autre partie de ces notes nous donnerons des détails sur celte tour. Le yang (dieu ou roi) Bakran ou Bikran, vaincu dans le pari, paraît personnifier ici le chef de l'invasion khmôre que le roi Klong garai aurait repoussée.
— 163 Ces canaux,, qui ont été creusés pour arroser la plus riche partie de Panrang, partent du barrage (ou Banoek) Sha, dont remplacement est, en effet, situé à deux lieues environ en amont de la tour du Pô Klong garai. L'un, creusé à peu près en ligne droite, est inachevé, n'a jamais servi; l'autre, mieux conçu, ondulé selon les.courbes du dragon, est le bon (1). La suite du manuscrit doit relater la lutte entre les femmes se hâtant de creuser le canal ondulé et; les hommes obligés de laisser leur canal inachevé, parce qu'ils sont venus conter fleurette aux plus jolies piocheuses. On retrouve dans ce récit une variante de cette légende assez répandue en Indo-Chine partout où deux travaux artificiels, deux accidents naturels paraissent être en opposition: le plus beau est toujours celui des femmes. Notre manuscrit se termine probablement par l'assomplion du roi ou dieu Pô Klong garai. VII LES SUCCESSEURS DU PÔ KLONG GARAI.
Le Shri Agarang régna de 1205 à 1247 à Bal Hangov. Nous
n'avons pas sur ce prince d'autres détails que ceux donnés par la chronique. Les tradition,? indigènes placent après le Pô Klong garai deux rois que la chronique a rejetés, les Chames s'accordant à reconnaître que leur amour-propre souffre de mentionner ces deux personnages nommés Tivak et Dibai. M. M. «. Par la suite se voit un homme de la nature de la chouette; il est roi. Tout travail est pénible, toute parole est difficile. Alors Tivak est roi. » Tivak, disent les Chames, prohibait tout d'une manière inintelligente. Dibai aurait son tombeau à Pô Bia Anoeuk, à Parik. (1) Ce canal, qui.fait, disons-nous, la richesse de toute la rive droite de la
rivière de Panrang, a été, en 1887, réparé et creusé en partie sous la direction du P- Villaume et d'après les ordres de l'auteur de ces notes.
— 164 — Selon la chronique, le deuxième successeur du Pô Klong garai fut le Chei Anoeuk, fils du Shri Agarang. Il régna de 1247 à 1.281 et fonda une nouvelle capitale, le Bal Angoué, dont la yaslc enceinte est encore en assez bon état à quelques kilomètres au Nord de la citadelle actuelle de Binh Dinh. Donc, d'après notre document, cette dernière capitale du Champa aurait été fondée dans le troisième quart du xin° siècle. Un passage de manuscrit dit ceci : « En l'année de la chèvre, le Chei Anoeuk conduisit des troupes, des éléphants et le chalarang (les quatre corps réguliers) à la conquête du pays khmêr. Ce roi Chei Anoeuk régna 13 ans. » Vint ensuite, selon la chronique, Debata Thuor, qui aurait régné de 1281 à 1306. Des passages de manuscrit disent ceci à propos du roi Debata
Thuor: roi résida à Gram Parik. » « En l'année du serpent, sixième mois, cinquième de la lune croissante, le jeudi, les Annamites vinrent avec une flotte, des jonques, des chevaux. Ils furent battus et s'en retournèrent en Annam. « Alors, en l'année (?), les Chinois subjuguèrent l'Annam, afin d'y faire passer leurs troupes pour se rendre au royaume chame où ils dominèrent pendant vingt ans. En l'année du cheval, le royaume fut délivré après des luttes énergiques. » Nous manquons de détails sur Palal Thuor, qui aurait régné de 1306 à 1328. Si longue qu'on puisse supposer la période de fécondité d'une femme, il faut bien reconnaître qu'il y a erreur évidente, une erreur de copiste probablement, dans Cette expression employée à deux reprises par la chronique : frère du même ventre, qui donnerait une mère commune aux trois princes Debala Thuor, Patal Thuor et Binoethuor. « Ce
VIII LE PÔ BINOETHUOR ET SES SUCCESSEURS.
Le Pô Binoethuor régna de 1328 à 1373. Énergique et grand
— 165 — guerrier, ce prince résolut de vider définitivement la querelle séculaire avec l'Annam, et il mit, ce dernier pays à deux doigts de sa perte. Nous rapporterons ailleurs les détails donnés par les annales annamites sur les guerres sanglantes que fit le roi du Ciampa Chê-Bong-nga, transcription probable du chame Chei Bangoeu, qui signifierait le Prince-Fleur. IL perdit la vie dans un dernier combat qui décida du sort des deux peuples ; la chute du Ciampa ne -pouvait plus être, dès lors, qu'une affaire de temps. Nous remarquerons seulement ici que les annales annamites fixent sa mort à l'année 1392, soit dix-neuf ans après la date que donnerait la chronique que nous commentons. M. M. « Par la suite se voit un homme de la nature du milan mâle, qui plane et fond ensuite. D'une grande beauté, il quitte le royaume et il perd la tête. Alors le Pô Binoethuor est roi. » Selon les légendes, Binoethuor, de même que le Pô Rome, que nous verrons plus loin, était beau et agréable à voir entre tous. Et les deux eurent encore un.autre trait commun, pour leur malheur et celui du royaume, ajoutent les Chames; ce fut d'épouser des femmes annamites. . Dans un autre manuscrit, nous lisons le passage suivant : « En l'année du serpent, les Annamites amenèrent des troupes entourer la capitale Bal Thu/j. Le dieu (le roi) Binoethuor fit une sortie et battit le roi Yuon, qui reprit le chemin de son royaume. Les Annamites furent massacrés par toutes les routes, leur sang inondait les plaines. A Bal Thu/i, leurs têtes furent amoncelées en pyramides hautes comme des montagnes. Puis le dieu Binoethuor les suivit, s'empara du roi Yuon et subjugua l'Annam; mais il y prit femme, et il perdit la vie et la royauté en ce pays des Yuon. » Selon les traditions locales, son corps serait à Boh Bariya,, près de Nai, à Panrang, où il vint sans sa tête qui resta chez les Annamites. . Ses.vêtements blancs, à bande d'or, sont gardés jour et nuit par le chamenei (sorte de sacristain) de Boh Bariya, qui doit se faire remplacer par sa femme quand il s'absente. Même ces traditions n'ont.pas voulu laisser sa tête chez lés Annamites;
-'
— 166—, elle est, disent-ils, à Glaï Jaboung ou Palei Jaboung, dans les environs de Krong Batau, à l'Ouest de. Panrang, où les orang glaï la gardent conservée dans une espèce d'armature de cuivre, avec un bouclier et de vieux manuscrits illisibles. Les* orang glaï ne l'exhibent qu'après le sacrifice d'un chevreau, et, en outre, deux fois par an, ils doivent lui offrir, sous peine de maladie, deux poulets et cinq plateaux de riz. On peut se demander pourquoi ce prince guerrier, en réalité le dernier défenseur du Champa, qui frappa si vivement et si légitimement les imaginations populaires, ne fut pas divinisé comme le Pô Klong garai ou comme le fut, bien plus tard, le roitelet Pô Rome. Je pense qu'il ne put l'être, malgré l'obstination des légendes locales à reprendre et sa tête et son corps, parce que la crémation lui manqua, et nous verrons le rôle important que joue cette cérémonie. Ou encore, si l'on admet que la tête et le corps furent rendus par les Annamites, sa décapitation seule fut peut-être un obstacle invincible à la divinisation. Après Binoethuor, la chronique donne le Pô Parichan, qui aurait régné de 1373 à 1397. Mais depuis la défaite de Binoethuor, le Champa était frappé mortellement. Après Parichan eut lieu un grand interrègne de 1397 à 1433 et, dans cet intervalle, la prise de la capitale qui força les Chaînes à fuir jusqu'à Pangdarang. Pour la seconde fois, nous constaterons que notre chronique avance sur les annales annamites, qui mentionnent une première prise de la capitale chame en 1446 et la destruction définitive en 1471. Quelle que soit la date, nous pouvons considérer Parichan comme le dernier roi indépendant du Champa. M. M. « Par la suite se voit un homme à la nature de perruche ; il veut être, mais il ne peut. » Selon les indigènes, ce passage indiquerait un prétendant . impuissant au début du grand interrègne. Puis le manuscrit sybillin continue ainsi :
Par la suite est vu un homme à la nature d'éléphant, se tenant debout à la porte, frappant de sa queue qui balaie le sol «
— 167 — et relevant sa trompe pour frapper; il bourdonne et gronde sourdement comme le coton au dévidage. Cambodgiens, Chinois, Annamites et Takan (?) pénètrent en foule dans notre royaume qui esl perdu, la capitale enlevée par les Annamites. Routes; toilette, chars quittant lés attelages, traces qui crient avec fracas (sic), alors règne le Pô Kang. » Ce passage obscur
entre tous viserait, dit-on, le désordre et l'afflux d'étrangers de cette époque.
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IX '
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LES PRINCES DE RAL RATTHINOENG.
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Le Champa, détruit et définitivement subjugué, sera refoulé peu à peu. Ses princes n'ont plus qu'une ombre d'indépendance, malgré les expressions de l'annaliste et des indigènes qui pren-
dront souvent leurs désirs pour des réalités. Nous ignorons^où était la capitale Bal Batthinoeng dont les Chames font précéder le nom du mot Byu/i, forteresse; nous présumons seulement qu'il faudrait la chercher au Phu-yên ou au KMnh-hôa actuels. Le Pô Kathit, fils du Pô Parichan, dit la chronique, fut le premier prince de cette nouvelle résidence et régna de 1433 à 1460.
«Par la suite se voit un homme à l'aspect d'une femme de haute stature, mais d'une grâce virile. Le peuple n'obéissait pas volontiers: Alors le Pô Kathik est roi.» On trouve le nom de ce prince sous les formes suivantes : Kathit, Katik, Kathik. La phrase « le peuple n'obéissait pas volontiers » est une allusion aussi sobre que vraisemblable à une situation qui a dû être violemment troublée. Nous avons vu que si les datés du règne de ce prince étaient exactes, il aurait dû encore régner à Bal Angoué, selon les annales annamites. Les noms des années de son avènement et de sa fin sont confirmés par un passage de manuscrit, ainsi que la durée de son règne, à deux années près. *,.:. Après lui vient son fils, le Pô Kabra/i, qui règne de 1460 M. M.
— 168 — à 1494. De même que pour son père nous lisons dans un passage de manuscrit les noms d'années et la durée du règne de ce prince. Notre chronique aurait-elle été compilée d'après des passages de ce genre? M. M. «Par la suite est vu un homme comparable à un échassier qui se dissimule sans cesse à chaque baie, à chaque mare. Le peuple n'obéissait pas volontiers. Alors le Pô Kabra/i est roi.» Ce qui est commenté de la sorte : ce prince de race royale, mais pauvre, était adonné à la pêche et ses manières déplaisaient aux Chames. On dit aussi qu'il prit une femme musulmane. Ileut pour successeur son frère le Pô Kabih, qui régna de 1494 à 1530. De même que pour les deux précédents nous trouvons dans un passage de manuscrit la confirmation du texte de la chronique, en ce qui concerne les années et la durée du règne. Ceci se reproduira pour plusieurs des princes qui suivent, et nous en faisons l'observation une fois pour toutes ; naturellement, les temps étant plus proches, la certitude devient plus grande. M;M. «Par la suite est vu un homme à l'aspect du buffle mâle,
grand, haut, énorme et d'une virile beauté, toujours aiguisanl ses cornes et se préparant à la lutte. Alors est roi le Pô Kabih Kanoeùrai.» Redouté des Annamites, prétendent les Chames, ce fut le seul prince qu'ils n'osèrent jamais attaquer(?). Nous verrons un peu plus loin qu'un autre porta aussi le nom de Kanoeùrai. Le Pô Karutdrak, fils du précédent, régna de 1530 à 1536. On l'appelle aussi Pô Kabut. M. M. « Par
la suite est vu un homme à l'aspect d'aigrette, à l'aspect d'oiseau marabout, aux longues échasses. Le peuple n'obéit pas volontiers. Alors règne le Pô Kabut.» Après Karutdrak vient le Pô Mahesharak, qui règne de 1536 à 1541, dont le tombeau serait au Palêi Charêh, à Parik, abandonné dans les bois.
— 169 — M. M. «Par la suite est vu un homme à l'aspect d'oiseau, de corbeau glouton, avide de nourriture bonne ou mauvaise et avilissant le royaume. Les gens ne l'écoutent pas. Alors le; Pô Mahesharak est roi.» Voici comment le Pô Théa de Pô Rome commente la dure appréciation de ce passage : « peu estimable, ni droit, ni sincère, faible, irascible; au moral, mangeant indistinctement le bon et le mauvais pain, ce prince, croyant sottement tout le monde, était de l'avis du dernier venu, des calomniateurs, de quiconque lui apportait des présents, et il mérita ainsi d'être comparé au corbeau glouton. Les seigneurs et les gens du peuple s'accusaient à fenvi, aux dépens de la tranquillité du pays. » Après, lui vint le Pô Kanoeùrai, qui régna de 1541 à 1553. Le manuscrit moengbalai est muet sur ce prince, ou plutôt paraît le confondre avec un des prédécesseurs, Kabi/&. Vient ensuite le Pô Al, de 1553 à 1579, à partir duquel la chronique donne souvent un détail de plus, en mentionnant l'année de la naissance à la suite du nom. M. M. «Par la suite est vu un homme comparable à la pluie, à la tempête, beau, grand, très-beau, jusqu'à la fin sachant choisir, placer et conserver. Alors règne le Pô At.» D'après ce texte les uns en font grand éloge, en reconnaissant cependant qu'il était emporté et irascible. Tout au.contraire, selon d'autres commentateurs, le Pô At était méchant, menteur, puéril et sottement vaniteux, au point de faire courir le bruit que les Annamites essuyaient défaites sur défaites alors même que le pays était en paix avec eux. . Son règne fut long, comparé à ceux de ses prédécesseurs, " disent les Ghanies, parce qu'il quitta la résidence officielle de Byuh Bal Batthinoeng pour demeurer en dehors. Ne serait-ce pas plutôt que les Annamites l'en chassèrent? Il fut en effet le dernier prince séjournant dans cette capitale. Il fallait se réfugier au Sud encore.
X,, LES PRINCES DÉ PANGDARANG.
.
Pangdarang est, paraît-il, le nom d'un tertre de faible relief,
— 170 — à peu près inculte, situé sur la rive droite du Krong ByuA-, entre les villages chames de Chaklîng, Barachong et Hamou Lamoeûn, dans la plaine de Panrang, qui, par extension, est aussi appelée Pangdarang, et d'où les premiers navigateurs européens tirèrent le nom qu'ils donnèrent au cap voisin, le cap Padaran. D'ailleurs rien ne fait supposer que ces princes habitèrent au tertre même; leur résidence, changeant peut-être avec chaque règne, devait être à un village quelconque de la plaine. Le Pô Klong Halau, qui s'y fixa, régna de 1579 à 1603. Les ruines de son tombeau, dévasté plus tard par les Annamites, sont encore visibles au village de Hamou Tanran, mais ce n'est plus qu'un amas de ruines informes. M. M. « Par la suite est un homme à l'aspect d'oiseau, de poule d'eau, s'épilanl, soigneux à sa toilette, mais d'une beauté virile. Alors le Pô Klong Halau est roi. » Son fils, le Pô Nit, régna de 1603 à 1613. Ce prince est aussi appelé, paraît-il, Pô Klong Anoeuk et Pô Klong Gohoul. En tout cas son tombeau est à la grande dune ou gohoul de Parik. C'est de son règne, dit-on, que datent les Kinh Ctru, ou métis chames-annamites de Parik. Dans le manuscrit moengbalai nous lisons les deux passages suivants, dont le dernier, il est vrai, selon plusieurs indigènes, ne devrait pas s'appliquer à ce prince : « Par la suite est vu un homme comparable à une femme grande et haute, mais d'une virile beauté. Le peuple ne lui obéissait pas volontiers. Alors règne le Pô Nit..... » « Par la suite est vu un homme comparable au pigeon vert, grand, haut, bête, mais d'une mâle beauté. Alors règne le Pô Klong Anoeuk. » Ce Pô Klong Anoeuk, disent les uns, ne savait ni
lire ni
écrire. Après le Pô Nit, son frère cadet le Pô Jai Paran (ou puran) régna de 1613 à 1618. Son tombeau est à la grande dune ou gohoul de Parik. M. M. «
Par la suite est vu un homme comparable à l'oiseau
— 171
_
des bois, se cachant sans cesse sous les bambous, dans les roseaux. Alors lé Pô Jai Paran règne. » Vint ensuite îèflls de Jai Paran, le Pô Êli Khang, qui régna ' de 1618 à 1622,• Par là suite est vu un homme comparable au coq, grand, haut, énorme, et-d'une mâle beauté. Alors règne le PôÊh Khang. »" M. M. «
Le nom assez peu traduisible qu'on lui a conservé a été probablement son nom personnel, donné en son jeune âge pour le sauver d'une maladie ou éviter les mauvais sorts. Êh est commun parmi les noms propres des Chaînes. Ce prince laissa le souvenir d'un homme estimé, droit et
juste. ":.' Peut-être faut-il l'identifier avec le Palau Dam, le jeune roi, le roi garçon, dés traditions du pays. En effet, un passage de manuscrit fait naître le Patau Dam en l'année du rat et le place entre les deux voisins que la chronique donne à Êh Khang. Ce Palau Dam sortant incognito, la nuit, de son palais, s'éprit d'une jeune fille pauvre, orpheline, simple et naïve, qui, ne recevant son royal amant que dans les ténèbres, ignorait son visage aussi bien que sa qualité. Un jour qu'elle réclamait auprès du roi contre un acte d'oppression,- elle le reconnut au toucher après avoir vainement palpé tous les seigneurs de la cour. Au Pô Êh Khang succéda le Pô Moeh Tuha, qui régna de 1622 à 1627. Deux passages du manuscrit moengbalai paraissent se rapporter à ce prince: Par la suite est vu un homme comparable au roseau, à la grande herbe, flottant d'amont en aval, débordant, envahissant les boeufs (ou envahi par les boeufs). Rahoeun (?), Khmêrs, Chinois, Annamites et Takan (?) émigrent en masse dans notre royaume qui retrouve sa capitale.' Les copeaux du grand arbre restent à l'intérieur. Alors règne le Pô Moeh Taha. » Ce prince aurait laissé un bon souvenir, et le- galimatias qui précède indiquerait une période,de restauration relative. «
— 172 — « Par la suite est vu un homme comparable à l'arbre grand, vieux, sans feuilles, portant néanmoins bel ombrage. Le peuple et les Banis doivent leur bonheur à cet arbre. Alors règne le Pô Moeh Taha. » Selon le Pô Théa de Pô Rome et selon d'autres indigènes, ce Pô Taha serait bien antérieur au Pô Moeh Taha de la chronique, et il serait le prédécesseur du Patau Dam que nous venons d'identifier avec Êh Khang. Il faut avouer que tout cela est assez confus, embrouillé et donne peu prise à l'histoire réelle.
XI LE PÔ ROME.
Le Pô Ramé (ou Rome), gendre du Pô Moeh Tuha, régna de 1627 à 1651. La forteresse qu'il édifia, selon la chronique, devait être située sur le Krong Laa (qui, dès lors, fut appelé le Krong Byu/i, la rivière de la forteresse), un peu en amont du point où la roule mandarine coupe ce-cours d'eau, vers le village chame abandonné que l'on nommait Ghana Klau. Il y aurait creusé'le canal d'irrigation qui s'alimente au barrage appelé Banoek Moerèn sur ce Krong Byu/i, près de l'endroit appelé Tak Krêk, la coupe de l'arbre Krêk. Il n'y reste d'ailleurs aucun vestige de sa demeure qui devait être simplement palissadée. Ce principicule, dont les Annamites rendirent le corps après l'avoir fait périr en cage, est devenu, pour les Chames actuels, le dernier défenseur de leur indépendance nationale. Mêlant ses légendes à celles du roi guerrier, du Pô Binoethuor, ils en ont fait une de leurs principales divinités, le plaçant sur la même ligne qu'un grand roi divinisé, le Pô Klong garai. Le Pô Rome n'est pas mentionné, sous son nom du moins, dans le manuscrit moengbalai; mais nous lisons sur un autre manuscrit le passage suivant :
qui, de son nom, s'appelait Ja Pot, naquit en l'année du serpent au Palêi Paok, à Parik. » Il eut pour général ou ministre Ja Themeng Kêi, qui naquit •
,
« Le Pô Ramé
— 173 — en l'année du coq et qui devintaussi une grande divinité,-le Pô Riyak ou dieu dès flots. Nous relatons ici la légende durPô Rome d'après sonPôThéa ou grand-prêtre actuel. Les parents dé sa mère étaient à l'aise. Jeune fille, elle devint enceinte sans avoir connu d'homme (c'est la formule adoptée pour tous ces personnages prédestinés). Ses parents, croyant à son inconduite et se voyant déshonorés, la chassèrent. Ne trouvant nulle part un toit hospitalier, elle fut réduite à glaner des épis de riz. dont elle secouait les grains non écorcés pour apaiser sa faim. En cette profonde misère, elle accoucha seule en pleine campagne, sous l'abri de branchages qui lui servait de refuge. Elle dut se délivrer elle-même, mais le Dragon fit disparaître toutes les traces de l'accouchement. Par commisération on vint faire du feu et élever des cloisons primitives pour l'abriter. Ceci se passait au lieu appelé Yang Thok (dieu placenta), au pays de Parik. Elle éleva son fils au village de Râzo/k A l'âge de raison, insulté par les autres enfants qui le traitaient de bâtard, d'enfant sans père, il rentre et demande à sa mère : « Qui est mon père?-—Tu n'en as pas. —-Eh bien, ne pouvant supporter cette honte, je quitterai ce pays !» Il se rend au village de Hamou Barau, dans le pays de Karang. Insulté de nouveau, il quitte de même cet endroit et, toujours suivi de sa mère, il va au village de Boh Mcelhu/t, dans le pays de Panrang, où il devient gardien de buffles du roi Moeh Taha. Fort adroit à tirer de l'arbalète, il abattait force tourterelles, paons et coqs des bois. Un jour, après une chasse infructueuse, il se couche sur le tronc d'un grand arbre abattu, chique le bétel et, se penchant pour cracher, il voit des yeux rouges à l'arbre. C'était le Dragon qui se manifestait. (Encore une aventure classique pour tous les prédestinés.) Depuis lors, le mont où celte scène se passa est appelé Choek Bhong moela (le mont aux yeux rouges), situé dans l'Ouest de Panrang. Saisi de frayeur, il prit la fuite et s'égara. Ne voyant reparaître ni lui, ni ses buffles, les serviteursdu roi se mirent à sa recherche, ramenèrent d'abord les buffles, et longtemps après ils trouvèrent
— 174 — le berger au lieu qui est appelé, en souvenir de cela, Kaplah pap, le sentier de la rencontre (1). Il était devenu jeune homme lorsque le roi Moeh Taha fut pris du désir d'abdiquer. Un jour le chef des astrologues royaux entendit la voix du Pô Rome qui chassait les chiens de la cuisine : « C'est la voix du futur roi du Champa, » s'écria-t-il. Il fait appeler le jeune homme, le regarde et dit au roi : « Élevezle avec soin. » Le roi Moeh Taha s'en occupe, lui fait épouser sa fille, et bientôt Pô Rome succéda à son beau-père. N'ayant pas d'enfants de sa femme la Bia Thanchih, il pousse vers le Laos jusque chez les Rade, à la recherche du remède qui lui donnerait un héritier. Ce fut une nouvelle femme qu'il en ramena, la Bia Thanchan, Rade d'origine. Dans la suite, Pô Rome eut une fille qu'il donna en mariage au prince Phik Choek, celui-là même qui lui succéda plus tard sous le titre de Phiktirai da Paghu/t. Ce dernier, lié d'amitié avec le roi de l'Annam, lui fit connaître les côtés faibles du caractère de Pô Rome, et bientôt le roi de Hué résolut d'envoyer au pays des Chames la jolie princesse sa fille déguisée en marchande. La réputation de la belle vendeuse va jusqu'au roi, qui la fait appeler, en tombe amoureux à première vue; elle est la Bia Out, la reine Out. Fidèle au rôle qui lui avait été tracé, au bout de trois mois, la belle use de ruse, feint une grave maladie; lors des prétendus accès de fièvre, elle cache des gaufres sous sa natte et les fait craquer en paraissant se tordre sous les souffrances. Troublé par l'amour et la douleur, Pô Rome fait appeler les devineresses et les femmes inspirées, les consulte; mais ces femmes, conseillées secrètement par le traître Phik Choek, répondent que la maladie est due à l'arbre krêk (2) protecteur du royaume. Le roi consulte les astrologues royaux, leur demande ce qui adviendra si le krêk est abattu. « Le royaume périra, »
(1) Probablement il faut encore reconnaître ici un exemple de la coutume asiatique expliquant les noms de lieux par des légendes souvent composées
après coup. (2) Le krêk est un grand arbre à bois de fer, le tatrao des Khmêrs.
_ 175 —
répondent-ils. Emporté par son'amour insensé, le roi ne les écoute pas et ordonne de couper l'arbre. Trois jours durant, les entailles se referment après chaque coup de hache, et l'arbre reste intact.- A cette nouvelle, le roi, plein de fureur, se fait porter sur son palaquin royal, saisit une hache et abat en trois coups l'arbre qui gémit et tombe sur le sol, versant à flots son sang semblable à celui d'un homme. Immédiatement après a lieu, par mer,- l'invasion des Annamites. Le roi défend à ses deux halau balang ou généraux d*avantgarde, le Sha .Biii et le Palak Bin, de combattre les Annamites, qu'il se réserve de détruire en personne. Ces deux puissants seigneurs lui désobéissent, attaquent l'ennemi, en font un massacre à entasser des têtes en pyramides hautes comme des montagnes. Pô Rome réitère sa défense; sans l'écouter, les généraux combattent de nouveau. Alors Pô Rome leur dépêche d'autres seigneurs de sa cour avec ordre de les mettre à mort s'ils continuent à enfreindre ses ordres. Le Sha Bin et le Palak Bin reviennent à la capitale, remettent au roi leurs charges et le soin de défendre le royaume;'puis ils se retirent sur les montagnes (1). Les Annamites continuent à envahir le Champa à flots. Le Pô Rome en fait un grand carnage et entasse des pyramides de têtes hautes comme des montagnes; il les poursuit dans leur retraite et en lue encore un grand nombre. Il revient à sa capitale où le chef des astrologues royaux l'avertit qu'il est nécessaire de chasser la princesse annamite. Le Pô Rome ne l'écoute pas. Les Annamites reviennent à la charge et sont encore battus. A trois reprises le chef des astrologues renouvelle ses remontrances au roi. Enfin, les divinités protectrices, mécontentes du roi, abandonnent le royaume. Les Annamites font une dernière invasion, sont victorieux, assiègent et emportent la capitale d'assaut. Ils s'emparent du roi, le mettent dans une cage de fer pour l'envoyer à Hue., •
(1) Nous verrous plus loin, dans le manuscrit de Phindisak des Chaînes du Cambodge, la tradition affaiblie du rôle des deux généraux. 1*2.
176 — — Sa fille, la Pô Moul, femme du prince, le futur Phiklirai da paghuh, lève des troupes dans le but de reprendre le corps de son père dont elle ignore le sort. Elle rejoint en route les Annamiles el engage des pourparlers. S'ils veulent faire oeuvre pie, qu'ils lui rendent le corps de son père, sinon, en vraie désespérée, laissant de côté loulc considération, elle saccagera el dévastera leur pays. Les Annamites mettent à mort Pô Rome et livrent son corps à sa fille, qui se relire pour accomplir les rites de la crémation. La princesse Rade ou Bia Thanchan saula dans le bûcher. Pour honorer cet acte de dévouement d'épouse, on conserve sa statue à l'intérieur de la tour du Pô Rome, alors que celle de la Bia Thanchih est laissée à l'extérieur (1). La Bia Out fut mise à mort par ordre de la Pô Moul et des seigneurs. Telle est la légende du Pô Rome racontée par son grand-
prêtre actuel. ' Il est à présumer que ce roitelet, en tentant de se révolter contre les Annamites dont l'oppression el l'envahissement croissaient chaque jour, eut d'abord quelques petits succès qui devinrent bientôt de grandes victoires, la vanité ou l'imagination populaire aidant. Puis, avons-nous déjà dit, il dut y avoir confusion avec les traditions conservées sur le roi guerrier Binoethuor. Le manuscrit de Phindisak que nous traduirons plus loin nous représentera les mêmes légendes conservées au Cambodge sous une forme plus littéraire. La chute du Pô Rome dut laisser une situation fort troublée. De fait, il y a un interrègne de 1651 à 1652. Puis vint le règne éphémère et probablement agité que mentionne la chronique, celui du PÔ Nrop, de 1652 à 1653. Selon la tradition, la mère de Pô Rome, après les fugues de son fils prédestiné, était restée au village de Hamou Barau, à Karang. Elle y prit bourgeoisement un mari dont elle eut, sans sullie dont les Chaînes actuels aient gardé le souvenir. Dans la tour dite du Pô liomé, à Panrang, est, eu effet, une statue de déesse, prise pour celle de la princesse Uadê. Une autre statue laissée à l'extérieur, assez informe, indique une époque de décadence et doit être relativement récente. (1) C'est le seul exemple de
— 177 — miracle aucun Celte fois-ci, le Pô Nrop ou Nop. Ce prince, pou intelligent, monta sur le trône après la mort de son frère utérin. On prétend que ies chais lui inspiraient dès sa naissance une frayeur insensée et qu'il trancha, pendant la nuit, la tête de son propre enfant, le prenant pour un chat miaulant. Il en mourut de honte et de douleur et fut enterré au village de Hamou Barau, lieu de sa. naissance.
XII LES PRINCES INVESTIS.
Le premier prince chame qui reçut l'investiture ou la nomination du roi de Hue fut le Pô Phiktirai da Paghu/i, le gendre du Pô Rome, qui régna, pour continuer à traduire l'expression indigène, de 1654 à 1657. Il y aurait eu un petit interrègne de fait en 1653-1654. Selon une opinion contestable d'ailleurs, il serait mentionné dans le manuscrit moengbalai sous le vocable de Pô Noethuor. En tout cas, On y lit ceci : « Par la suite est venu un homme comparable à l'éléphant blanc, sans défenses, ne frappant que de la trompe et des pieds. Les âmes et les corps sont dispersés à l'horizon. Alors règne le Pô Noethuor. » .
Nous n'avons pas de détails sur le Pô Jatamoeh, qui régna de : 1657 à 1659! Le Pô Thop,fils de Phiktirai, régna de 1660 à 1692.
Par la suite est vu un homme comparable au traîneau, prenant les Banis en travers, à la taille semblable à un hanrang (?) de bronze. Il convoquait sans cesse les tourterelles (le peuple) pour leur faire embrasser le mahométisme. Les corps et les âmes échurent aux autres. Alors le Pô Thot était roi. » Le Pô Thop ou Pô Thot qui résidait, dit-on, à Boh Bani, village de Panrang, n'a pas laissé un bon souvenir. Quoique kafir lui-même, il imitait et n'estimait que les Banis, poussanl toujours les gens à embrasser l'islamisme; mais beaucoup refuM. M. «
saient.
— 178 —.Après ce prince eut lieu l'interrègne de trois ans (1692-1695) mentionné dans la chronique. Le Pô Shaktirai da pati/(, aux termes de la chronique, reçut sa nomination en 1695, monta sur le trône en 1696 et régna jusqu'en 1728 (en l'année du singe el non du porc, la chronique fait erreur ici). Ce texte nous indiquerait qu'il y avait encore une espèce de cérémonie de sacre, d'avènement. Vint ensuite le Pô Ganvich da pali/i, qui régna de 1728 à 1830. Puis le Pô Thuttirai daputiA, fils du Pô Thop, ne règne qu'un an, de 1731 a 1732. Il y a ensuite un interrègne de fait; le successeur, le Pô Raltirai da putih, a déjà sa nomination dès 1732, mais il ne monte sur le trône qu'en 1735 et il règne jusqu'en 1763. On l'appelle aussi Rat da patau, Rat le roi. Ce serait le dernier prince cité dans le manuscrit moengbalai où nous lisons ceci :
Par la suite est vu un homme comparable à un arc-en-ciel Les serviteurs sont sans maître. C'est à deux couleurs. le Pô Rattirai qui règne. » Nous avons remplacé par des points un passage complètement inintelligible. Le Pô Thathun da Moehrai ne régna que de, 1763 à 1765. Le Pô Tithun da Paghuh reçut sa nomination en 1765, monta sur le trône en 1768 jusqu'en 1780. Il aurait suivi les Annamites en Cochinchine et au Cambodge. A son retour, passent des envoyés annamites porteurs de présents que le roi Nhac destinait à, son frère, qui guerroyait alors en Cochinchine. Un seigneur chame, le futur Tithun da Paran, fit assassiner toute la troupe et enlever les présents. Le roi de l'Ànnam, furieux, fit saisir le Pô Thun Paghuh et le fil périr à Hue, malgré ses protestations d'innocence. Il fut remplacé par le coupable même, le Pô Tithun da Paran, qui ne jouit du pouvoir guère qu'un an, de 1780 à 1781. Le Pô Tithun Paghuh avait laissé au Cambodge son fils, le futur Kei Brei, qui parvint à prouver l'innocence du père auprès du roi de l'Annam. Mais le Pô Thun Paran se réfugia auprès de la «
— 179 — mère du roi annamite, l'intéressa à sa cause et échappa aii châtiment, grâce a cette reine-mère. , Il y eut alors un interrègne de fait de 1781 à 1783. A cette dernière date, le roi Nhac envoya le Chei Kei Brei, le fils du Pô Tithun Paghuh, qui résida de 1783 à 1786. En 1786, le Pô Tilhunlirai da Puran, non content d'avoir échappé au châtiment de son crime, sut se faire renvoyer au Champa où il resta jusqu'en 1793, époque à laquelle Gia long l'emmena en Cochinchine, probablement en captivité. On l'appelle aussi le Pô Choeng Tak, et il aurait résidé au village de Choa/j glong, à Panrang. Après lui ce fut Lathun Pagliu/i qui gouverna le pays de 1793 à 1799. Enfin Gia long nomma le Pô Choeng chan, qui resta au Champa jusqu'en 1822. Nous verrons plus loin comment' ce dernier prince chame raconte sa fuite au Cambodge. H
XIII COMMENTAIRES SUPPLÉMENTAIRES.
Nous avons vu. que le manuscrit moengbalai ne mentionnait que trois princes après Pô Rome : le Pô Noethuor, douteux, le Pô That et le Pô Rattirai; ce dernier, le plus récent, occupa la scène de 1735 à 1763. Ceci nous donne à peu près une base pour dater le document qui aurait probablement été composé, du moins sous sa forme actuelle, pendant le troisième quart du xvme siècle. Ce manuscrit ne se borne pas à juger les rois ou princes du passé; il a aussi la prétention de prédire l'avenir. Et, comme on peut s'y attendre, son style déjà si étrange s'obscurcit encore jusqu'à devenir inintelligible en beaucoup de passages que nous remplacerons par des points dans l'essai de traduction que nous donnons ici : '
Par la suite est vu un homme comparable au canard avec un cou de tortue, à l'arrière-tràin gros comme une corbeille; il ne peut régner « Est vu un homme à l'aspect de poussière, de mare à «
— 180 — buffle; le royaume est réduit en poudre au-delà de tqute
expression.....
un petit enfant à la chevelure nouée, passant sa main dans ses cheveux;' il demeure à la capitale; ses paroles De grands navires voguent et viennent, sont indécises à notre grande joie, apportant dans le royaume des objets étranges. « Encore est vu un homme à l'aspect d'eau cascadant, mais en quantité moyenne. Elle coule dans le lit des rivières (elle ne déhorde pas). « Encore est vu un homme comparable à l'eau de puits que le seau épuise vite totalement. « Encore est vu un homme à l'aspect d'eau rapide qui voudrait remonter en amont; elle ne le peut et doit suivre la pente. « Encore est vu un homme à l'aspect d'eau qui se dessèche; elle veut sourdre et elle disparaît; il revient, s'assied . « Par la suite est vu un. homme à l'aspect de beau paon « Par la suite est vu un homme comparable au tertre..... « Encore est vu un homme à l'aspect de passereau « Puis esl vu un homme à l'aspect de Timour (1) « Encore est vu un homme à l'aspect de Pangdarang, il esi vantard; le sang inonde jusqu'aux jarrets des chevaux. « Puis est vu un homme à l'aspect de petit enfant (tenant) .une verge, (monté sur) un cheval. Il va à la capitale annamite; il revient et séjourne à Bal Thuh Bal Lai (2) Il voit un homme pleurant; il l'interroge sur le motif qui fait couler ces larmes abondantes. Cet homme lui répond qu'il pleure sur le royaume perdu « Puis surviennent des pluies torrentielles, inondations, flots puissants balancement et ondulations des flots..... sur , « Est vu
(1) Timour
est, chez les Chames, le merveilleux pays des Amazones,
Kumëi Timour, dont la légende se retrouve aussi chez les Khmêrs qui les appellent Srëi Loyo. (2).L'expression pourrait peut-être bien s'appliquer à une capitale chame quelconque et non désigner un lieu unique.
— 181 — lesquels surnagent un aïeul et une aïeule soulevés jusqu'au ciel noir, jusqu'aux nuages blancs, jusqu'aux confins du soleil et de la lune. Et alors les enfants chames atteindront l'époque de sombre désolation ! »
prétendent trouver l'expli. cation de tous les événements sont lugubres, la réalité n'est guère plus brillante. Ils ont conservé le vague souvenir des guerres ou plutôt dès troubles dits du Pô Klan Thu et du Tuon Phov, qui causèrent des massacres et la fuite de beaucoup de Chames au Cambodge. Les bonnes rizières furent confisquées •presque en totalité. Selon les uns,'le Pô Klan Thu serait le mari de la dame Khanh hoa, et celle-ci aurait été la mère du Pô Choeung, le dernier seigneur de la chronique. Le Tuan Phov devait être un musulman étranger, arabe, disent-ils; malais, croyons-nous; le mot Tuon ou Tuan, seigneur, est malais. D'autres troubles eurent lieu encore plus tard, ceux de Thava, en 1833. Thava était un musulman du village de Ram, à Panrang, qui, très endetté, se sauva chez les montagnards qu'il réussit à soulever et à amener dans la plaine. Les autorités annamites effrayées prirent la fuite. Les chefs de cantons chames et la plupart des notables furent massacrés par ordre de Thava qui, après une huitaine de jours de triomphes faciles, fut saisi par les renforts annamites et mis à mort. Les montagnards chraus et kahovs retournèrent en toute hâte dans leurs forêts. Ne sachant sur qui faire retomber la responsabilité, les mandarins annamites s'en prirent aux Chames et firent décapiter ceux qui avaient échappé aux flèches des hommes de Thava. Ils confisquèrent une partie de leurs rizières, les attribuant à des colonies d'Annamites placées à côté de chaque village chame. Les femmes des notables exécutés furent réduites en captivité et entraînées jusqu'au Cambodge, où un Malais, l'ancien Orchun de Thbaung Khmum, en vit trois un jour à la suite d'un mandarin annamite. Nous avons relaté précédemment, dans notre notice sur le Bînh Thuân, la condition des Chames de ce pays depuis cette époque. L'établissement d'un protectorat effectif en 1886 a amélioré leur situation, en faisant régner dans ce pays la justice et l'égalité pour tous, Si ces prédictions où les Chames
— 182 — Dans cette longue lutte entre deux peuples de langue et de civilisation différentes, les vainqueurs durent emprunter beaucoup aux vaincus dont les captifs ou les annexés, peu à peu assimilés, infusaient du sang chame dans le sang annamite, du Thanh Hoa au Bînh Thuân. Ne pourrait-on pas se demander, par exemple, si les noms de ports annamites, Nai, Thi-nai, ne viennent pas du chame Nai, dame, princesse ? Selon les Chames, aucun roi du Champa ne se fit musulman, sauf peut-être un Pô Li (Ali?) qui n'est pas mentionné dans la chronique et sur lequel les traditions sont très vagues. Les renseignements conservés sur la cour des anciens rois sont à peu près nuls. Le Pô ganuor huor, ou chef des astrologues royaux, jouait, paraît-il, un rôle important dont les légendes nous ont transmis le reflet. On pourrait aussi citer les deux Shri (Çri) ministres (?) ; puis les Shal bin ou Palak bin qui semblaient être les deux halau balang ou généraux d'avant-garde; ensuite les Panrong, ou Panrong Jabuol, officiers répartis en série de droite et série de gauche. Les ganuor hamau padai, ou surintendants des rizières, les ganuor galang padai, ou surintendants des greniers royaux ; enfin les krah bikar, ou envoyés royaux, telles sont les appellations dont les vestiges nous sont parvenus par les manuscrits indigènes. Le Salaval ou cri de guerre des Chames était Ha, Ha, Ha; on sait que celui des Khmêrs est Hou, Hou, Hou, celui des Annamites Hê, Hê, Hê. Les montagnards chraus et kahovs fournissaient des gardes honnêtes et fidèles aux princes chames, et surtout ils gardaient consciencieusement les trésors royaux, de même qu'ils veillent aujourd'hui encore sur les ornements des divinités et les instruments du culte. En vertu des lois sompluaires, la veste, ou tunique ouverte sans boutons, s'allongeait, proportionnellement au rang, jusqu'à devenir une robe chez les grands. Les nobles y ajoutaient comme ornements une sorte de galon ou cordon d'or au col et une bordure de fleurs d'or ou d'argent au bas de celte robe. En outre, leur foulard ou turban ceignant la tête était rouge el celui du peuple était blanc. Nous avons déjà dit que, à part Than chan, la femme de Pô
— 183 — Rome, les Chames n'ont conservé aucune tradition de veuves jetées ou se jetant dans le bûcher du mari. Avec plus ou moins de franchise, ils prétendent n'avoir de même aucune tradition de sacrifices humains. Pourtant certains indices nous permettent de supposer que des hommes étaient jetés vivants à la mer lors des époques dépêche, el que des enfants, de bonne famille de préférence, étaient noyés et offerts aux divinités des barrages, afin d'obtenir des irrigations favorables et d'abondantes récolles. Nous aurons plus loin occasion de revenir sur ces questions. XIV TRADITIONS DES CHAMES DU CAMBODGE.
En abordant les traditions historiques des Chames du Cambodge, traditions qui, considérées dans leur ensemble, se
réduisent à peu dé chose, nous devons présenter le personnage qu'elles placent en tête des rois chames : Noursavan(au Bînh Thuân Nourshavan) ou Moenoung Savan. C'est probablement le Noushirvan des auteurs arabes. Et, à son égard, nous nous départirons de la réserve qui fait que nous nous abstenons de citer des auteurs historiques dans cet examen des légendes chames. Voici, d'après une note due à l'obligeance de M. James Darmesteter, ce que dit la chronique de Tabari, le plus ancien texte arabe relatif à la conquête de Ceylan :
conquête du Yemen, Chosroès Anochirvan envoya dans le pays des pierres précieuses Serendip (nom arabe de Ceylan, probablement le sanscrit Sinhaladvîpa), qui appartient à l'Inde, un de ses généraux avec des troupes nombreuses : il prit le roi, le tua, conquit le pays et en rapporta à Chosroès beaucoup d'or et de pierres précieuses. » (Anochirvan a régné de 531 à 579, et Tabari a vécu de 839 à 923. ) Le Noursavan des Chames musulmans est-il identique à ce prince? Nous ne pouvons que le présumer, tant que nous n'aurons pas la traduction du gros manuscrit de Nourshavan « Après la
— 184 — que les Bani de Panrang conservent pieusement el récitent souvent, tout en ne le comprenant guère (1) ! La traduction de cet ouvrage, le plus important que possèdent les Chames actuels, apportera probablement quelque lumière sur les influences musulmanes dans les traditions et même dans l'histoire du Champa. Au Cambodge, nous avons eu communication de trois listes de princes chames. Nous tenons les listes A et B de l'un de nos lettrés indigènes, le Pô Kû, descendant du Pô Choeng, le dernierprince de la chronique. Le Pô Kû habitait le village chaîne de Chhuk Sa, province de Lovêk. La liste G est due au Snêha Norês, vieux prêtre musulman, très respecté pour sa vertu et sa science, qui partageait l'année entre le séjour au village de Chhuk Sa et des retraites aux ermitages de la colline près d'Oudong, où la reine mère du Cambodge, qui l'honorait tout particulièrement, prenait à sa charge l'entretien du vieux marabout. Liste A. 1° Noursavan, à BalSru Bal Lai; sa femme est la BiaArayah. Ses amis ou ministres sont : Paginda Ali (ou Baginda Ali), Pan Ali, Bubaker, Umar, Asman (2); 2° Sanimpâr ou Salimpàr, fils et successeur do Noursavan ; 3° Pô Pan, fils et successeur de Sanimpâr ;
(1) Dès mon premier séjour au Bînh Thuân, en 1885, j'avais donné deux livres
blancs, rayés et reliés, à l'Ong grou ou président d'imams, prêtres musulmans, du village de Boh Hadang, à Panrang, le priant de m'y faire une copie du précieux manuscrit. Selon les superstitions locales, cette copie, acte pieux, ne peut être faite qu'au mois de Ramadan ; et il est d'usage de donner pour ce travail un buffle ou le prix équivalent : une quinzaine de piastres. Nous nous étions entendus sur ces bases. Mais quand je suis retourné au Bînh Thuân en 1886, rien n'était fait, et, celle fois encore, par suite de mon brusque départ, je ne pus exiger cette copie. 11 est à désirer que l'administration la fasse faire convenablement et qu'elle mêla communique. Les carnets blancs, rayés et reliés en forme de livres, qu'on trouvait dans les librairies de Saigon sont très commodes pour ce genre de travaux. J'en avais répandu plusieurs dans le Bînh Thuân. (2) Autrement : Ali, Abubaker, Omar, Osman. Tous ces noms purement arabes ne seraient-ils pas tirés du manuscrit de Noursavan?
-
185 — , Parumi, autre fils de Sanimpâr; Maharaja; Thiraya Jalampoeh, fils du précédent ; Klong Barahung (Barau ?), fils du précédent ; Navap (Nrop?), idem;
4° Pô 5° Pô 6° Pô 7° Pô 8° Pô 9° Pô Juni Paran, idem;. 10° Pô Tirai, idem ; 11° Pô Chik Kok,\idem; 12° Pô Damoeun, idem ; 13° Pô Bak, idem.
•
.
Viennent ensuite trois rois chames, dont deux sont nommés : Ja lu, Ja Bai',' qui régnaient lorsque, selon la tradition, les Chames évacuèrent le Cambodge, l'abandonnant aux Khmêrs venus de la Birmanie. Selon le cliché habituel, le roi, chame chassa son fils lépreux qui se conduisait mal ; celui-ci revient à la tête des Khmêrs, use de ruse et prend la terre des Chaînes. Liste B. 1° Pô 2« Pô
Sanimpâr;
Pan;
3° Pô Maharajak ; 4° Pô Surya Jalamoe/i ; 5° Pô Klong Gahul ; 6° Pô Jum Paran ; 7° Pô Phindisuor ; 8° Pô Indirai ; 9° Pô Phindisak. Les neuf rois qui précèdent régnèrent à Bal Sruh Bal Lai. Viennent ensuite : Pô .Nit; Pô Naiâp; Pô Klong Tarai; Pô RatTalang; 14° Pô Va), Lakau; 15° PôChoet Tak; 16° Pô Aru.
10° 11° 12° 13°
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186 — Ces sept princes résidèrent à Choek Daning Kruk (mont du mur du boeuf sauvage, à Panrang?). Le Pô Aru gouvernait seulement le royaume (au nom du roi de l'Annam). En l'année du dragon, le roi de F Annam le fit conduire à Hue où il le retint par punition. Les Chames furieux se soulèvent pour reprendre leur prince que les Annamites ramenèrent avec une escorte pour arrêter le mouvement insurrectionnel. Au bout d'un an environ ils saisissent de nouveau le prince, ainsi que tous les seigneurs chames ; ils mettent à mort les hommes et dispersent les femmes par tous pays. La femme du Pô Aru, NaiLêt, et ses deux soeurs, Nai Til et Nai Tong, lurent envoyées à Poursat, dans le Cambodge (1). En l'année du rat, les Khmêrs se soulevèrent el massacrèrent les Annamites en partie. Les survivants ramenèrent ces trois princesses au Champa où ils avaient laissé la Nai Khanva pour gouverner les Chames avec l'aide d'un seigneur annamite. Après Aru, la généalogie donne ; Pô Pô Pô Pô Pô Pô
Yau Puli/i, ; Tikai (aliàs fils du Pô Rat) ; Choeung (ou Pô Choek Kok), qui laissa les annales ; Nong, mort vers 1845 ; Tih, mort vers 1870 ; Kû (l'auteur de ces renseignements), né vers 1840.
Liste C. 1° Pô Pan ; 2° Pô Sanimpâr ; 3° Pô Purmi ; 4° Pô Bia Dalih Bhum ;
5° Pô Maharajak ; 6° Pô Surya Jatamoeh; 7° Pô Nit ; 8° Pô Jum Paran ; 9° Pô Phindisak;
(1) Il y a ici confusion probable avec les princesses chaînes, traînées au Cambodge sous le règne de Minh Mang.
.';-,,, 10° 11° 12° 13°
Pô Pô Pô Pô
— 187 —
Phindisuor; Narâp;;,; Adier;,, Kasan.
,;
,
Pô Ralalang, frère utérin du Pô Choek Kok, fut roi à Bal
Chanar, à Parik Panrang. Pô Choek Kok, aïeul de Pô Choeung, vint au Cambodge. En route, il s'arrêta A Bon Pang, d'où il expédia des envoyés demander asile âù roi khmêr qui dépêcha le mandarin Bhimuk Vongsa le recevoir ainsi que ses Chames, qui furent répartis dans les pays de: Pou Preah En, Sêh Sambuor, Krekor, Roka Ba Pram, situés dans la province de Thbaung Khmum. Ce Pô Choek Kok eut pour descendance dans la branche aînée : Pô Damoeûn,;;Pô Tikai, Pô Choeng, Pô Nong (1).
XV.. LE POÈME DE PHINDISAK.
Le poème de Phindisak, chez les Chames du Cambodge, plus
encore que les traditions de leurs frères du Bînh Thuân, paraît mêler les légendes du Pô Rome que nous avons vues précédemment à celles du Pô Binoethuor, le roi guerrier qui eut la tête coupée dans une bataille contre les Annamites. En maint passage, ce poème répèle la légende du Pô Rome ; nous en donnons néanmoins la traduction complète. Au moins verra-t-on combien ces traditions légendaires sont persistantes dans les deux branches actuelles de la famille chame, malgré la séparation complète qui existe depuis plusieurs générations.
(1) D'après cette généalogie, on petit supposer qu'il y aurait eu deux Pô Choeng, dont l'un, le Pô Choek Kok ci-dessus, serait l'arrière grand-père
de l'autre. De plus, si à Pô Nong, le dernier cité ici, nous ajoutions Pô Tih et Pô Kû de la liste, précédente, nous obtiendrions six générations écoulées depuis l'émigration des Chames vers le Cambodge dont il est question ici, soit 180 ans environ, donc vers 1700. Mais toutes ces données fort contradictoires sont sujettes à caution.
— 188 —
Traduction: Écoulez tous et prenez exemple, afin de nous éviter semblable lion le à l'avenir! 11 était deux soeurs, jeunes princesses, JukBang et JukBea. II était deux généraux, le Chëi Nok (ou Nong) et le Chëi Pok (ou Bok). Près de la porte du palais se dressait l'arbre krêk, racine du royaume. Alors avaient lieu de grandes fêtes. Les Annamites nous étaient soumis el, dans le royaume, on ne voyait ni Annamites, ni Chinois, ni Cambodgiens. Au quatrième mois de l'année du buffle, un gouverneur de province informe de la révolte des Chrous, Kahovs et Stiengs, et il demande des renforts. Les deux Chëi transmettent la supplique au roi qui convoque ses ministres. Ceux-ci font lever cinq cents hommes qu'ils remettent au général Nok. Le roi donne des vêtements aux deux généraux; il invoque les divinités et demande la victoire. Les traités sont consultés afin de connaître l'heure propice au départ. C'est à midi. Les deux Chëi sortent avec les troupes : Nok est en tête, Bok suit. La troupe offre au regard l'aspect d'une forêt d'armes. Les étendards blancs sont en tête; viennent ensuite les rouges, les verts, les violets ; ce ne sont que couleurs éclatantes ; le spectacle est vraiment beau. Laissons ceci provisoirement el passons à un autre sujet. Quelles misères nous faisaient éprouver les cruels Annamites, instruments du châtiment que méritaient nos violations des préceptes ; déjà ils ont envahi, et encore ils veulent tout envahir ! Un vieil Annamite, pauvre à ne faire qu'un repas par jour et père d'une jolie fille, songe à se rendre chez les Chames. Ils s'embarquent avec quelques marchandises, et après cinq jours de route ils arrivent au poste de la frontière où ils sont interrogés. La fille, toujours souriante, sans vergogne,' plaisante et se laisse prendre la taille. Pendant ce temps, le vieux n'avait nul souci de s'indigner de la conduite de la donzelle, occupé élail-il à amasser cornes de rhinocéros et défenses d'éléphant. Le chef de la douane, pris aux filets de la belle, les laissait aller et venir, entrer et sortir à leur guise. Après avoir exploré le pays
— 189 — pendant trois ou quatre mois, ils songent au départ. Le chef du poste de douane lui jette ces mots : « Réviens au plus vite! » Leur voyage dure sept jours. Les marchandises qu'ils ont emportées causent l'admiration et la stupéfaction des Annamites. Un second voyagé a lieu avec dix jonques, et, après sept jours, ils arrivent au poste de la frontière, où le chef lui dit : « Achète et vends à la guise. — J'ai sept bateaux, répond-ellè. — Peu importe? » Elle apporte de la soie et on donné de l'ivoire. Passons à un autre sujet. Joyeuse, elle rapporte l'ivoire à ses parents. Ils construisent des cases. Les Annamites immigrent en grand nombre. Le roi est informé que les Annamites inondent la frontière, les marchés; il envoie aux renseignements. Les ministres font expulser les étrangers qui démolissent leurs cases et se disposent au départ. La fille prévient son amant qui lui fait de nombreux cadeaux. Passons à un autre sujet. Le roi de l'Annam et ses ministres tiennent conseil et reconnaissent que l'arbre krêk et les deux généraux sont lés principaux obstacles à la Conquête du Champa. « Si nous donnions une princesse en mariage, »' dit le roi. L'idée est excellente, car le roi chame s'éprend facilement de la beauté ! .Un ministre raconte l'aventure dû vieillard. Alors le roi propose là princesse sa propre fille, belle entre toutes. Il lui demande si elle consent. Elle obéira, répond-elle. «Fais-toi aimer là-bas, et fais abattre l'arbre; en cas de succès, je te céderai mon royaume ! » Elle s'embarque avec deux suivantes et vogue pendant sept jours. Le poste frontière prend l'alarme, mais les Annamites s'écrient: « Nous amenons la fille de notre souverain." » Le roi envoie au-devant de la princesse qui s'orne de ses plus brillants atours; à elle rien ne peut être comparé. Le roi l'embrasse en la voyant, elle demande la célébration du mariage; et, pour les noces, buffles et porcs sont tués en quantité. Le roi chame, éperdûment amoureux, délaisse ses premières femmes qui restent oubliées, à l'écart. En vain, les deux soeurs Juk Bang et Juk Béa tentent de rappeler le seigneur au sentiment de ses devoirs. Continuons ce récit; hommes et femmes, tirez-en des règles de conduite !
Par ruse, la femme annamite se dit malade.
11
n'y a pas de 13
— 190 — remède efficace possible. Le roi vient visiter cette Nai Ut (1), qui, dans sa feintise de grave maladie, s'écrie : « Seigneur, c'est chose extraordinaire, jamais pareilles souffrances n'ont été endurées ! C'est à croire que mon sang est répandu, que ma chair est mise en lambeaux comme une étoffe traînée sur des buissons d'épines ! » Savants et astrologues sont convoqués. Les astrologues consultent les traités, examinent la mention lunaire de la naissance de cette femme, l'année, le mois, et ne découvrent rien d'anormal. Ils rendent compte au roi qui s'écrie : « Comment ? ces imbéciles prétendent que ma femme n'est pas malade !» — 0 vous tous, écoutez ! Dans sa folle passion, ce roi n'entendait rien. N'imitez pas son exemple; à cette fin nous relatons ici son aveuglement qui a perdu notre royaume ! Il demande : « Où est ton mal ? — Je ne sais trop ; au ventre. — Je ferai ce que tu voudras, ne me cache rien ! — Hélas, je suis comme morte d'un côté. » Le roi pleure : « Que puis-je faire ? Rassure-moi ! — Hélas, .c'est l'arbre krêk qui me martyrise. Je mourrai si vous n'avez pitié de moi ! » Le roi, plein de fureur, s'écrie : « 0 krêk, je t'abattrai si tu agis ainsi en retour des honneurs et des hommages qui te sont rendus ! » Il convoque les mandarins qui accourent; il leur dit : « Jadis, le krêk nous protégeait, mais aujourd'hui il opprime ma femme annamite. Dites-lui qu'il tombera s'il continue. Selon la coutume, préparez-lui comme offrande trois buffles, des porcs et des poulets blancs; puis vous l'invoquerez et vous le préviendrez. S'il n'obéit pas, je l'abattrai ! » Les seigneurs exécutent l'ordre royal et disent à l'arbre : « N'irrite pas le maître de la terre! » L'arbre répond : « Je suis innocent, mais le roi n'écoute que les mensonges de sa femme annamite. » Les mandarins rendent compte au roi de l'exécution de son ordre. Il informe la malade qui feint d'être mieux; le roi en est joyeux. Oui, elle feint d'être enceinte. Au bout de trois jours, la maladie paraît recommencer plus grave qu'auparavant : « Qui donc veut ma mort, me considérant comme une femme indocile? » Plein de fureur, le roi
(1) Prononcez Out.
s'écrie
:
— 191 — « Qu'on aille le couper ! » Ceux qui entendent n'osent
obéir. Juk Bang et Juk Béa, les deux princesses, se concertent : « Hélas ! noire frère n'écoute que cette femme perfide, le royaume périra, les mandarins périront aussi. Oui, si l'arbre est abattu, notre pays éprouvera de grandes catastrophes ! » Les deux princesses vont entretenir leur frère en particulier; elles le prient d'épargner le krêk protecteur du.royaume; elles comparent la femme annamite au feu (dévastateur). Le roi, furieux, s'écrie : « Comment ! cadettes el sujettes, vous feriez la leçon au roi votre aîné ! Voulez-vous tâter des verges ? » Les princesses prennent la fuite, mais le roi, qui ne se soucie pas de les poursuivre, ordonne qu'on lui apporte une hache : « J'irai moi-même abattre cet arbre dont la conduite est si odieuse ! » L'entendant s'exprimer ainsi, les assistants s'arment de haches pour aller abattre le krêk; ils lui font une entaille; le sang qui en jaillit les tue tous. Enfin le roi frappe l'arbre dont le sang coule en abondance et qui tombe en gémissant comme un éléphant. Le roi rentre au palais, sa femme Out feint d'être guérie, et lui, éperdu d'amour, continue à tout oublier pour elle. Out écrit à son père : l'arbre est abattu ; qu'il vienne sans crainte. Il convoque ses mandarins-et prescrit des levées; puis il écrit que, pris de maladie, il mande son gendre et sa fille : « Si le roi mon gendre est empêché, au moins que ma fille vienne, la reine ma femme désire vivement sa présence, qu'elle vienne un mois seulement ! » Out feint la douleur la plus vive. « Va, lui dit le roi chame, tu reviendras après tes couches. » Elle s'embarque avec sa suite. Le roi annamite convoque ses mandarins, rassemble ses levées et déclare la guerre aux Chames, dont le roi convoque ses mandarins abattus et consternés. Passons à un autre sujet. Chëi. Nong et Chëi Bok qui, avant, la venue d'Out, étaient partis subjuguer Chrous et Kahovs, versent des larmes en apprenant la coupe du krêk. « Nous mourrons de même, s'écrient-ils. » Allant à l'audience royale, ils regardent le krêk abattu et pleurent. Le roi les voit, entre en fureur et leur tranche la tête. ; Une formidable invasion d'Annamites a lieu; le roi les détruit 13.
— 192 — complètement. Elle est suivie d'une autre invasion plus forte encore. Massacrés à chaque fois, les Annamites reviennent en plus grand nombre. Des seigneurs chaînes parlent de se soumettre; le roi furieux les fait frapper et mettre à mort. Ses soeurs viennent lui suggérer l'idée d'utiliser l'arbre abattu depuis trois mois : le tronc fournira les planches, les mâts seront tirés des branches, et la racine fera le gouvernail. Le roi, qui reconnaît la justesse de ces propositions, ordonne des levées d'ouvriers et de charpentiers. 11 s'embarque sur la jonque ainsi faite; les rames y étaient inutiles, la vitesse propre de cette embarcation valait des centaines de rames. Le roi provoque au combat les Annamites qui acceptent; il en fait un grand massacre, mais toujours ils reviennent innombrables. Enfin les Annamites battent en retraite. Leur roi barre la rivière avec des pieux et des chaînes de fer. La jonque faite du krêk sacré s'arrête devant ces pieux de fer et refuse d'avancer. Le roi furieux lui tranche la tête. A l'instant même, la flotte royale s'échoue tout entière. Le roi brise Ja tête, la jonque s'entr'ouvre et le roi tombe à l'eau. Les Annamites se jettent sur les Chames, les massacrent et, en grand nombre, ils se précipitent à la poursuite du roi qui a atteint la rive. Après réflexion, il s'enfuit à reculons et la trace de ses pas, ainsi retournés, trompe les Annamites qui abandonnent momentanément la poursuite. Le roi se réfugie dans un trou de lézard des sables et l'araignée tisse sa toile sur l'ouverture. Les Annamites tiennent conseil; déroutés par les traces à l'envers, ils sont sur le point de partir lorsqu'un margouillat maudit pousse son cri prolongé. Les Annamites, qui croient entendre des gémissements, creusent la terre et découvrent le roi çhame ; ils le prennent au filet par le cou et lui tranchent la tête. Celte tête royale ordonne au corps de se rendre au palais où elle le rejoindra. Le corps se met en route ; mais, ô malheur ! des gardiens de buffles, voyant de loin cet étrange spectacle, s'approchent stupéfaits : «Comment? un corps sans tête qui marche! » Le corps les entend, tombe sur place, et le sang qui jaillit les frappe et les lue tous. Le corps reste là et entre en putréfaction. De son côté, la tête arrive jusqu'au palais; elle appelle les servantes qui accoudent à cette voix connue. Apercevant une
-;
— 193 tête sans corps, les servantes prennent la fuite, et la tête honteuse retourne chez les Annamites qui la portent à leur roi; celui-ci appelle sa fille Out pour la reconnaître à l'inspection des dents limées (1). La tête dit au roi deTAnnam: « De mon crâne fais une coupe, et ainsi nul ne subjuguera ton royaume! » Le roi annamite, s'adressanl alors, à.sa fille, lui dit : «Vraiment, ce prince était doué d'une puissance surnaturelle !» « Nous avons écrit ce livre pour remémorer nos malheurs nationaux ainsi que notre sottise trop portée à suivre les paroles des filles. Ne les écoutons pas à l'avenir !» XVI LE MANUSCRIT DU PÔ CHOEUNG.
Enfin 'nous terminerons cette partie des notes sur les Chames par la traduction partielle du manuscrit laissé sous forme poétique par le Pô Choeung à ses descendants. On pourrait le diviser en plusieurs parties. La première, qui relate les vicissitudes de l'auteur au Bînh Thuân, est, quoique la traduction littérale ne présente pas la moindre difficulté, d'une interprétation excessivement difficile par suite de la confusion et du vague des sujets*.aussi je n'ose me flatter d'avoir toujours saisi le sens. La seconde partie, qui parle du passage à travers le pays des Rabots, est déjà plus nette. Et. la troisième, qui décrit la fuite du Cambodge devant l'invasion siamoise, laisse peu à désirer: nous n'avons pas traduit la quatrième partie, qui ressasse les recommandations morales d?une mourante et qui n'offre aucun intérêt pour l'histoire. TRADUCTION.
En cette année-ci, année du serpent, nous sommes vraiment tranquilles à-i§lung Svai (2) où, frères! il y a en abondance cocos, oranges et sucre. (1) Passage qui
paraît indiquer positivement que les rois chames avaient
certaines dents limées. (2) Pays du Cambodge.
— 194 — Nous avions dû fuir la férocité des vieux Annamites (1). Nous nous étions retirés à Bhok Cham (2), où le câi co" Ion vinh m'engage à me lier d'amitié avec lui. J'étais très effrayé al menacé d'empoisonnement par le seigneur chame. Ne parlez pas ainsi, seigneur, la paix est perdue pour ce pays-ci! Nous traversons et nous nous rendons à Busrai où je tombe gravement malade, et personne pour me soigner. Oui nous sommes malades tous les deux; à quelle triste extrémité sommesnous réduits? Le seigneur est dans un état désespéré, le cadet (3) moins gravement atteint veut rester. La nuit il s'évanouit et jusqu'au jour il perd tout sentiment. Le seigneur est examiné par Chanêh, et moi j'ai les soins de la femme Juk qui me soulève pour me laver avec l'aide de la femme Tamok. « Chanêh et Aning, soulevez-moi, examinez-moi, je me sens plus mal que de coutume! » Chanêh m'entend et court appeler en toute hâte le frère aîné, disant : « Votre cadet vous appelle, seigneur! » Aux premières lueurs de l'aube viennent les demoiselles Juk et Sim ong. « Hélas ! malades comme nous le sommes tous les deux, comment conduirai-je au loin le cadet? Quelle résolution prendre? Qui donnera des soins? Chaque nuit, il perd connaissance et personne pour le secourir. Le seigneur va avec son aîné. Le cadet veut que j'aille au loin, mais combien sera pénible le retour. Au moins, si je perds ici la vie, mes yeux auront la consolation de se poser sur mon cadet. » Je parle et le cadet s'évanouit. On le place en palanquin et on le porte jusqu'au Chroh Jabrai ; en ce lieu seulement il reprend connaissance. L'aîné fait prévenir la femme que son mari est revenu à lui. « Mon coeur est plein de joie, le seigneur mon mari a repris ses sens et il est entouré de soins! » Pendant vingt, jours nous allons le coeur joyeux et le pied léger. La mère tombe gravement malade, je la soigne jusqu'à (1) Yuon Klap, les anciens Annamites; j'ignore s'il s'agit des Tonkinois ou des partisans des Tây Sera. (2) Pays dans le Nord du Bînh Thuân ; j'ignore sa position exacte. (3) Adëi, le cadet, la cadette, ou la femme; le texte ne s'explique pas. Le seigneur paraît être l'aîné du narrateur.
— 195 — sa mort, je l'enterre et je fais trois jours de fêtes funéraires avec festins. Je retourne chez moi chercher un médecin pour soigner le frère cadet. J'ai deux médecins qui versent de l'eau. Ils l'arrosent et une amélioration se produit immédiatement. Mais j'ai encore une fille très gravement malade. Je fais appeler les médecins qui vainement crachent sur elle (1). Elle meurt et je l'enterre à Busrai. Arrive ensuite le câi co* lcrn (2) qui par méchanceté barre la route. Je ne sais comment faire pour me procurer du sel dont la privation devient pénible. Le câi ccr 16*n invite à aller se concerter avec lui. Le seigneur veut y aller, mais il est retenu. Le câi co" lcrn nous dit qu'il songe à nuire aux Annamites (3). , Les sentiers sont entièrement barrés. Nous discutons rapidement. A quoi bon nous soulever? S'ils ne veulent que nous faire partir nous y consentons volontiers, quels sont les pays qui nous viendront en aide? Au contraire nous irons directement nous confier aux vieux Annamites. Le câi co* lcrn y va tout droit et. en ramène des hommes qui s'arrêtent à Bhok Cham. Il exige des hommes chames du seigneur, il en veut trois cents. J'en prends cent, mais je ne puis le suivre. J'ordonne au Bêt palêk d'y aller : vas avec eux et conduis mes hommes ! Les Annamites el le câi co" lcrn conduisent les troupes prendre le fort de Bujai (4). Ils descendent jusqu'à Ralin (5), puis reviennent et veulent nous mettre à mort sans motifs..Ils font d'abord appeler le seigneur Thung, bin et le seigneur Abu kai bêt, et ils les emmènent en avant. Puis ils envoient un dôï (sergent) nous appeler à Busrai. Ils veulent faire mourir les trois
(1) On sait que lés praticiens indigènesprojettent avec la bouche des gouttes
de liquide sur les malades. (2) Expression annamite signifiant le grand drapeau et qui, ici, paraît se rapporter à une dignité conférée à un Annamite Ou à un Chame. (3) Le texte ambigu permet aussi de lire tout le contraire : il nous accuse de songer à nuire aux Annamites. Et cette version-ci est tout aussi vraisemblable que l'autre; (4) Peut-être pour Pajai, le Pho liai actuel des Annamites à Manthiet. (5) La cire, nom de pays dont nous ne connaissons pas la situation.
— 196 — mis à la cangue. Les soldats l'ont l'éloge du seigneur qui, pris seul, n?a pas cherché à fuir. Le Banha mat s'échappe et va se cacher dans les bois. Apercevant mon palanquin il m'appelle. « N'y allez pas seigneur, tous vos gens ont été arrêtés, je me suis échappé seul. » C'est une question d'honneur pour moi de ne pas les abandonner, mieux vaut encourir la mort avec tous les miens et ne pas me déshonorer jusqu'au loin. Ils emmenaient décapiter et tressaillent en me voyant venir. Ils envoient des gens qui accourent me demander : « Qui êles-vous, seigneur? » Le mandarin a expédié un dôï pour me ramener. Le dôï court dire: Voici les Kham lik qui viennent. Empêche les 'Kham lik d'entrer en nombre. On veut nous arrêter; mais, sans rien écouter, nous allons droit aux mandarins, qui, tous les trois, nous invitent à entrer pour causer. Nous entrons, nous montons. Nous voyant en haut, ils s'inclinent pour chuchoter entre eux. On dit aux trois mandarins : Connaît-il les envoyés royaux ? Les envoyés royaux défendent-ils quelque chose, ils seront obéis. Nous autres trois nous ignorions, ne soyez pas mécontent, seigneur. — Je ne suis pas mécontent, mais si l'aîné est en faute, faites-lui des remontrances. A vous, mandarins, dans trois jours je livrerai les registres. Le câi co' lo'n dit aux mandarins : A quoi bon, pourquoi garderions-nous les registres? Nous emparant de celui-ci, nous tiendrions tout le peuple. Tenant celui-ci, ni l'aîné ni le cadet ne peuvent fuir. — Le mandarin m'ordonne de rassembler mes hommes. Prenant congé des mandarins, je retourne chez moi et je convoque tous les anciens. Les notables se réunissent pour examiner la situation. Si nous nous rendons ce sera fini, décidons-nous. À l'aube, je vais prendre les ordres du mandarin pour savoir où je dois conduire mes gens. Il m'engage à venir disantque mes hommes sont affamés, qu'il ne faut pas les exposer davantage aux horreurs de la faim. Ce mandarin ajoute qu'il a pitié de la population du pays accablée de corvées sans pareilles. Si le seigneur craint d'être coupable, je prends sur moi la responsabilité. Très heureux de ce que ce mandarin permet au peuple de rentrer, je reviens chez moi et je convoque en assemblée le peuple et les anciens. Que pensez-vous de la situation, notables? Elle est pleine de difficultés et de dangers. En
— 497 ce moment, leur perfidie nous caresse avec Parrière-pensée de nous nuire. Si telle est votre opinion, que les hommes se cachent dans les bois, ils n'en sortiront que la nuit. Je vais entendre les ordres de ce mandarin, il veut m'arrêter, mais un autre l'en empêche. Il nous regarde, nous voit en nombre et. craint de ne pouvoir réussir. Je reviens me concerter avec mes gens; qui donc ira se livrer? Le Banha Timuh dit qu'il se dévoue et va vers le câi co* lô'n qui l'apostrophe : « Que viens-tu faire? » Le Banha Timuh répond : « Je fuis leur oppression et viens demeurer avec vous. — Es-tu loyal, ? alors je te prendrai sous ma protection. —Pourquoine serai-je pas le loyal serviteur de vous qui m'accueillez? J'irai où vos ordres m'enverront, fût-ce à la mort. — Je veux que tu m'aides à obtenir une femme. — Seigneur, dites-moi le nom de la femme à qui je dois parler. --Je veux la soeur cadette, du seigneur; si tu me la fais obtenir, je te considérerai comme un serviteur loyal et sincère. — Je vais m'en occuper, vous prendrez ma tête si j'échoue. » — Le Banha Timuh revient vers moi, veut me parler, mais le respect l'arrête : « Sois sans crainte, à nous deux nous pouvons causer librement. —Eh bien, à vous dire franchement, il a l'audace de désirer votre soeur cadette! — Retourne lui dire que cette fille est accordée au seigneur. » Je dis au seigneur : « J'y ai été et j'ai réussi au gré de mes désirs. Si le seigneur l'aime réellement, qu'il aille faire une visite cette nuit. » 0 Timuh, Banha Timuh (1), procure-toi et apporte-moi un filet. Irai-je seul, et cet Annamite qui me cherchera chez moi! Je prends le filet, je prépare la barque et je dispose tout pour la fuite. Le Banha. Timuh va, monte seul sur la barque avec les gens. Ils descendent la rivière en pagayant, puis le Banha Timuh monte sur la rive et va s'informer. Timuh revient et dit : Il veu/la fille et il nous invite. Je donne du bétel préparé à la femi'4e Timuh, lui disant d'aller l'inviter. Le Banha Timuh et sa fem|ne descendent le saluer et l'invitent à monter. Il vient à la barque et il s'arrête debout à l'échelle. Apercevant la femme Tii/nuh couchée, il tressaille et descend à la barque. 0 ce Banha
(1) Timuh
est un nom propre. Banha est un titre, le Ponhéa des Khm'êrs.
— 198 — Timuh qui me flatte et qui me trahit ! Si tu es loyal et sincère, amène donc Sali Oum (1). Quand elle viendra je t'accorderai ma confiance. Le Banha Timuh accourt, se prosterne, implore pitié. On me tuera si Sali Oum ne va pas. Elle est au jardin, j'envoie l'appeler promptement, et, Sali Oum de retour, j'envoie inviter le câi co* lô'n à monter. Il va avec le Banha Timuh et, l'apercevant, il rit et l'appelle près de lui. Salik Oum invile le seigneur, il monte seul et se tient debout à l'échelle. Salik Oum prend la fuite tout effrayée. Le câi ccf lcrn s'enfuit à la barque, disant que nous voulons l'assassiner. Le Banha Timuh, plein de frayeur, les suit à la barque. Ils pagayent, retournent à notre maison et interrogent : Que fait ici le seigneur; nous voudrions entrer nous divertir. On les invite à monter, le seigneur étant seul à la maison. Là jusqu'à minuit ont lieu des conciliabules à voix basse. Survient le Pô Abou qui invite le seigneur à aller chez lui. Il descend à la suite du Pô Abou, mais au lieu d'entrer il poursuit son chemin. Il va et aperçoit la femme Timuh qui allait se coucher; il lui demande à manger; on le sert en plaçant les mets devant lui. Il me fait inviter, il a quelques mots à dire, et me voyant monter il me prie de manger avec lui. Mangez, seigneur, moi je ne puis partager votre repas, ma cadette étant malade. Je sors, je convoque mes hommes afin de cerner la maison et en finir (2). Si vous l'entendez pousser des cris, criez tous à l'unisson; criez que le tigre a enlevé un de vos compagnons. Que ceux qui doivent le saisir agissent de concert. Quand je jouerai du violon, saisissezle rapidement et sans hésitation. Mes officiers sont dans l'anxiété, je reste seul avec Bêt Palêk deuxième. Prenant un violon j'en joue doucement, sourdement, des voix s'élèvent en foule. Les hommes poussent des cris, s'appellent mutuellement disant que le tigre a enlevé un homme. Les officiers descendent de la maison et restent au dehors, disant : Comment n'a-t-on pas été à son secours, laissant ainsi le tigre l'emporter dans les bois? Je fais revenir les hommes sous prétexte que les ténèbres de la nuit
(1) Sali Oum ou Salik Oum
paraît être la fille que voulait le câi
(2) En assassinant le câi co1 l<hi.
co*
lô'n.
— 199 — empêchent de rien distinguer. Tous les officiers rentrent à la maison et causent ensemble jusqu'au jour, puis ils s'inquiètent de leur maître. Moi aussi je veux vous le demander, où donc est-il votre maître? Ils s'entre-regardent et ne savent que penser. Eh bien ! voilà son cadavre, il ne me nuira plus, votre maître ! Ils se prosternent devant le seigneur et demandent grâce de la vie. Que tous se préparent activement, gardons-nous de toute négligence, l'avenir est sombre. Je reste, et au soir le tam-tam annamite bat, les hommes se préparent et sortent. Les villages sont convoqués. Je viens informer le seigneur que les Annamites ont tous pris la fuite. Les notables accourent et redemandent le cadavre. Pourquoi le garderions-nous, emportez-le, il empeste la maison. L'aîné vient et songe à envoyer rendre compte. Si je descends, qui veillera ici? Le Thung Bin dit: il faut descendre. » Le Pô Thung Bin « Tu es inquiet, cadet, va rendre rendre compte au grand mandarin que le câi co* lcrn est mort. « Gomment est-il mort, que pensez-vous faire? —'Il a voulu pénétrer chez le cadet qui l'a tué, les Annamites ont tous pris la fuite. » Le mandarin reprend : « Quel est le seigneur qui a commis cet acte? — C'est le cadet qui a fait cela par colère et sans préméditation. Comment le croire criminel, notre bienfaiteur, pourrons-nous nous acquitter? » Dans sa joie, le mandarin prend deux habits de soie et me les envoie par l'intermédiaire du Pô Thung Bin qui revient. Ce mandarin fit aussi une lettre pour rendre compte au roi qui . me conféra la dignité de Dieu Khim, avec autorité sur les Chames et les Kahovs'de tous pays. Je reçus du grand mandarin l'ordre de construire une citadelle et d'exercer une active surveillance. Je fais élever la citadelle à Baring(?) et je fais faire des reconnaissances jusqu'aux Chrous Bala (Ghrous de l'ivoire). Le cai Bêt In vient pour me rencontrer chez ces Chrous; on l'arrête. Le cal Bêt In, sans écouter, poursuit, disant qu'il est envoyé par le roi5 on nous informe qu'il apporte un ordre royal. « Va, retourne près de lui, dis-lui que je te suis ! » Je vais et rencontre le cai Bêt In qui me parle et me remet l'ordre royal. Le roi se souvient du Kham lik, et il fait appeler les fils et les petits-fils de ce fonctionnaire qu'il désire voir, et il envoie en cadeau des habits et des pièces d'étoffe.
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— 200 — ; Je retourne à la citadelle et je fais convoquer tous les parents. AùThong Binh qui vient, je dis: « Qu'en pensez-vous? Le cas est grave, nous serions coupables plus tard en gardant cette lettre. Que le seigneur reste ici, moi j'irai la porter au grand mandarin, à Parik. Cadet, si tu abandonnes ici l'aîné, l'avenir est sombre; mieux vaut que l'aîné descende, le cadet veillera ici. » Le seigneur dit que le cadet reste, l'aîné ira seul avec les Brah Banha (1). Le seigneur va rendre compte de tout au grand mandarin, je lui remets une pièce de soie rouge, ainsi que la lettre qu'il devra envelopper avec soin. An bout de vingt jours, le Bêt Palêk envoie des gens me prévenir que le Thung Bin est très irrité de ce que le seigneur a pris les Chames pour l'exécution. J'envoie Bêk Palêk, mais on ne le laisse pas entrer. Espérant mieux réussir, j'envoie Harat Kot (2) avec une lettre. Harat Kot revient rendre compte que cette lettre a été misé en pièces. Le Thong Bin se plaint aux mandarins et dit que Dieu Khin veut se révolter. Les mandarins envoient le Kham lik et des Annamites pour s'emparer (de Dieu Khin). Le Kham lik vient jusqu'à Bhok Cliam où il s'arrête pour délibérer et il envoie des gens inviter le cadet à une entrevue. J'y vais avec cent hommes, et je reconnais bien vite qu'il a le dessein de se saisir de moi. Il proteste qu'il ne veut que me voir. Je remonte en palanquin et je reviens, en proie aux plus grandes inquiétudes. Les soldats annamites suivent au nombre de deux mille. Cadets, écoutez-moi, soyez diligents, préparezvous à partir, notre situation est périlleuse. Comment préviendra4-on le seigneur que nous sommes en péril? Me reconnaissant coupable, je vais me livrer ; on me conduit à Bujai où je suis livré à l'ong Chi qui, plein de compassion, fait défaire nos cangues. On nous garde deux mois, et alors arrive l'ong Ta qui veut nous faire mettre à mort. Au jour, nous sommes sur le point d'être exécutés lorsque surviennent les cac cha ong Hao qui
(1) Brah Banha est la forme chame du khmêr Preah Ponhèa et peut signi-
fier les notables. (2) Harat Kot était, diNin, le frère cadet du Pô Choeung.
— 301 — parlent à l'ong Ta, réclament le Dieu Khin venu de Bhok Cham, l'ong Hao voulant l'interroger. Malgré la rage de l'ong Ta, on nous emmène la nuit en barque, nous allons coucher au pays de Bia Anêh, ou les anciens Annamites viennent se livrer à la piraterie et enlèvent une jonque rouge. Nous sommes enlevés et, au jour, nous arrivons à Parik où on nous rive des cangues de nouveau pour nous conduire à l'ong, Hao. L'ong Bêt nous introduit et l'ong Hao nous interroge. Je veux me prosterner, mais on me relient, La frayeur me cloue la bouche. Alors l'ong Bêt, prenant la parole, dit que je ne comprends pas. — S'il ne comprend pasTannamile, laissonsle une nuit, et il saura tout dire. L'ong Bêt retourne informer l'ong Ta qui me redemande pour me mettre à mort. L'ong Hao, furieux, ordonne de nous garder sévèrement. L'ong Chi m'emmène à sa case, me fait étendre sur une natte et me dit : « Reste ici sans crainte, ta situation nous inspire la compassion. » Accablé de fatigue, je m'endors et Bêt Palêk dort deuxième avec moi. A' mon réveil, l'ong Chi vient me questionner: « Dieu Khin, as-lu des parents? Où sont-ils ? — J'ai le Kham lik, une grand'mère et mon aîné. — Quels sont tes rapports avec l'aîné. — Il dit être plein d'affection et il me donne des sapôques. —Tu es un homme droit, Dieu. Khin, et pourtant on veut te faire mourir, comment peut-on savoir si l'aîné t'affectionne ?» L'ong Chi descend informer le Kham lik Nuh Kei qui lui dit: « Je m'offre avec un millier de ligatures pour la rançon de Dieu Khin. » L'ong Hao, furieux, envoie des hommes pour me reprendre; ils vont jusqu'à la maison de l'ong Ta. 0 mon époux ! ô mon maître ! qui donc me donnera de tes nouvelles? On a emmené le seigneur; qui l'interrogera? Les hommes ont été entièrement levés et emmenés au village de Char Kalang, Moi et l'aîné nous sommes emmenés à Parik. J'envoie Aming; il revient me dire que le seigneur est avec le mandarin. J'en suis très-heureuse. Au bout de trois mois l'ong-Hao me relâche. Les hommes étant affamés, ils s'en retournent à la hâte, sous la conduite de Bêh Palêk; moi je reste encore avec le mandarin. On donne au cai Bêt Palêk des hommes annamites. Les anciens viennent
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prendre le fort de l'ong Ta. Au jour, le fort est cerné et l'ong Hao immobile affecte l'indifférence. Après une petite lutte, le fort est enlevé, et les vieux Annamites se retirent. L'ong Hao entre dans le fort et il y reste jusqu'à la tombée de la nuit. Accompagné du cai Bêt Timuh, je prends la fuite jusqu'à la maison de Nai Ging. En route, apercevant le seigneur Thong Binh, je l'emmène avec moi ; il s'exposerait à la mort s'il restait. Nous nous retrouvons tous, hommes et femmes, avec la plus grande joie. Au jour nous gravissons le mont Chabang et, le coeur débarrassé d'un grand poids, je retrouve ma maison. En ce moment un de mes fils tombe malade et meurt, Je l'enterre à Busrai près de la tombe du cadet. En l'année du chien le roi me donna la dignité d'ong Choeûng. Je réfléchis beaucoup au pays de Bhok Cham qui est funeste. Ayant chassé le Thong Binh et le cai Bêt qui prennent la fuite et disparaissent, je songe au départ. Et, las de toutes luttes, je veux conduire mes gens à la recherché d'un pays. Nous nous arrêtons d'abord à Danoeng Ahok, mais le Kham lik et le cai Bêt nous suivent à Jahong. Je lève mes gens et nous attendons à Lo ou. Au jour a lieu le combat, ils sont vaincus, nous prenons deux hommes que je relâche ; du côté des Chames, nous perdons le Banha Bang qui est tué. Une de mes filles tombe malade, elle meurt et on l'enterre à
Dadang. Je reste encore là une journée ; puis, ayant traversé la rivière, je fais chercher la route. On trouve une route pénible, roule de buffles. Ils la suivent, sortent du mont et débouchent dans une plaine. Montant sur un arbre, on reconnaît que celte plaine immense, entourée de monts de tous cotés, est traversée par une rivière. Nous faisons nos préparatifs celte nuit pour aller aux montagnes. Arrivant aux premières maisons des Kahovs, ceux-ci nous demandent d'où nous venons. Nous venons du pays des Chames et nous vous demandons où est le chemin conduisant chez les Khmêrs. Si vous voulez aller chez les Khmêrs, nous vous indiquerons le chemin qui y conduit. Les enfants elle peuple ont faim, préparons le riz avant de partir. Ils nous vendent quelques sacs de riz pour deux ou trois jours.
— 203.— Les Brah Banha (1) songent tous à faire élever là une palissade à la hâte. A peine est-elle achevée, Asok accourt nous prévenir; il a Vu les Kahovs se rassemblant au nombre de deux cents environ; ils viennent des monts et partout, aux abords des gués, ils ont planté des pointes perçantes. L'officier Juk Bang monté sur une pirogue se dirige vers les Kahovs, il rame jusque vers la montagne: et, se retournant de notre côté, voit qu'ils s'excitent pour entrer; je fais force de rames, et les traits lancés en masse tombent tous dans l'eau. Ils se précipitent à notre poursuite avec une' telle hâte qu'ils tuent deux de leurs hommes. Je fais faire une sortie, ils sont battus et mis en fuite; ils disparaissent dans les montagnes. Comment traverserons-nous? De retour je fais construire des pirogues; en deux ou trois jours elles sont achevées. Quand décidez-vous le départ, seigneur? Les pirogues sont entièrement terminées. — Demain nous partirons; hommes, préparez-vous tous et gardez bien les pirogues. L'officier Burahin et le Banha Khak descendent avec moi aux pirogues. Le câi co* juk et le câi co* juk bang conduisent les hommes du haut. Nous ramons jusqu'à une montagne où, entendant la voix d'un homme, nous obliquons de son côté. D'un seul élan ils se précipitent aux embarcations ; je tire des coups de fusil et je vais pour les combattre, mais ils se dispersent en fuyant tous vers les hauteurs. Nos hommes du haut traversent, descendent et brûlent complètement toutes les cases. Ils s'enfuient tous sur les montagnes, effrayés et affamés. Tous nos Brah Banha se demandent : Par qui les engager à faire leur soumission? On appelle Out du village de Lo ou ; qu'il vienne à la hâte. Out amené parle et dit : « Il me faut le concours de Choeng pour y aller. » J'envoie appeler Choeng et la femme Brah; qu'ils viennent vite. Choeng et la femme Brah arrivent'. Je vous envoie avec Out. La femme Brah nous informe que ces Kahovs sont des gens du Pô Rat (2). Choeng et Out partent, engagent à la soumission les gens de tous, les villages, les font
(1) Les chefs, voir la (2) Pô Rat, prince de
note ci-dessus. la chronique, l'un des prédécesseurs el ancêtres du Pô Choeng, aurait, eu ce groupe de Kahovulus snécialement dans sa clientèle.
— 204 — descendre elles amènent pour nous saluer. En nous voyant, ces Kahovs interrogent à notre sujet. Choeng leur dit: « C'est le descendant de votre seigneur, il est de race royale. » Je fais abattre des buffles pour les traiter. Ils sont en liesse et s'écrient que nous sommes bons pour eux. Redescendez à vos villages, Soyez sans crainte et précautionnez-vous contre la famine. Ces luttes contre les Kahovs durèrent environ quatre mois. En l'année du lièvre, l'okrha Dohg apporta un ordre royal par lequel le roi de l'Annam nous permettait d'aller au Cambodge. Et l'okrha Dong venait à notre rencontre avec la mission de nous emmener tous. Quittant nos maisons nous venons jusqu'à ce pays de Bu Svaï. Le câi co* Juk resta en arrière pour acheter des buffles aux Kahovs, et moi ayant traversé j'attends à Baralo/i. Au matin, entendant retentir des coups de fusil, j'envoie aux informations ; on revient me prévenir que les Kahovs ont attaqué nos gens pour les piller et qu'il y a beaucoup de morts. Cette nuit ils nous attaquèrent encore pour nous voler à ce pays de Baraloh. Je fais sortir des hommes pour réunir tout notre monde. Puis je descends jusqu'au pays de Khuot où je m'arrête deux ou trois jours pour faire des achats. De là je me rends à Roka Ba pram (1) où je reste avec tous mes gens réunis. En l'année du porc, les Siamois firent une grande invasion. Le roi (du Cambodge) emmené par les Annamites se retira jusqu'à Bên Nghê (2). Tous les Chames et Malais s'embarquèrent pour suivre le roi. A Ponhéalu (3) nos jonques accostèrent pour nous permettre de ramasser des pastèques, que les jeunes filles allèrent cueillir à pleines charges. Tout à coup le sambatthiban accourt en criant : « Que faites-vous là, les Siamois arrivent. » Les jeunes filles jettent leurs charges de pastèques et se précipitent
(1) Près de Péam Chiliang, sur le grand fleuve au Cambodge.
(2) A Saigon. (3) Au-dessous de Kompong Luong, sur le bras du lac.
205 — — . aux embarcations. La vieille Chanêt court éperdue sur la rive, el de tous côtés on s'appelle en proie' à la plus vive frayeur. Je descends en ramant jusqu'à Kien Svai (1) sans pouvoir suivre le roi. * Le cai Bêt elle câi ctr Juk prennent la résolution de suivre le roi ensemble. Nous vous quittons, et si nous ne pouvons rejoindre le roi, nous retournerons .vous rejoindre à la maison (2). Pô Abou et moi nous faisons demi-tour pour rentrer à la maison préparer; les voitures. Le cai Bêt et lé câi co* Juk nous rencontrent et attellent pour partir. Nous fuyons jour et nuit, traversant les plaines avec des torches nombreuses comme les étoiles du ciel. Nous poussons nos attelages jusqu'au pont des Chames (3) où nous nous arrêtons. Mais ceux qui nous suivent surviennent et crient que les Siamois sont déjà à Jaman. Pendant cette nuit, on trie les voitures de riz pour en jeter le chargement et on repart la nuit même. Au jour nous atteignons Jor, nous traversons et, rassurés, nous respirons enfin. Nous nous rendons près de la flottille de l'ong Chang (4) qui conduisait des troupes; puis nous poussons jusqu'à Roung Damrëi (Tay-ninh), où à notre grande joie nous nous retrouvons tous. Je vais présenter mes hommages au roi qui me permet de revenir (auprès des miens). Nous souffrons de la famine. Le grand mandarin vient et s'arrête un mois avec ses troupes. On ramène le roi au pays où il demeure en paix. Nous retournons aussi et je me fixe au pays de Pou Prah En (5). Nous y demeurons dé longues années. J'y perds une fille que j'enterre avec mon cadet à ce pays de Pou Prah En.
(1) Kien Svai, Un peu au-dessous de Pnom-Penh. (2) De Kien Svai, abandonnant la suite du roi, il dut remonter le grand fleuve, jusque vers Péam Chiliang pour fuir par terre vers Tayninh. (3) Gué naturel formé de dalles sur une.petite rivière, à la limite actuelle du Cambodge et de l'inspection de Tayninli. (4) Un mandarin annamite. (5) Dans l'Est de la province cambodgienne de Tlibaung Khmum,
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— 206 — En l'année du lièvre, je vais seul rendre hommage au grand mandarin (1). Je le salue, lui demandant la permission de demeurer près de lui en qualité de serviteur. Plein de compassion pour nous, il ordonne au Pho Ti d'aller rendre compte : Dis au roi que le Pô Choeung est mon serviteur. Je transporte du riz et je vais demeurer deux mois à Jaman. Cadet ! reste et surveille ici ; moi je descends pour me concerter avec les mandarins. Je vais vers tous ; ils permettent à Tarn Ong de monter. Tam Ong monte seul et ramène toutes nos familles. Moi je me fixe à Roung Damréi. On a compassion de nous et nous ne sommes pas trop chargés de corvées. Nous demeurons ici plantant toutes variétés de fruits. (La suite du manuscrit, encore assez longue, reproduit les recommandations d'une femme, probablement épouse du Pô Choeng qui meurt en l'année du rat. Elle n'a aucune valeur historique). ETIENNE AYMONIER.
(1) Il s'agit probablement du vice-roi des provinces de Giadinh.