Les bagnes des indochinois en guyane

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Les bagnes des Indochinois en Guyane (1931-1963) Danielle DONET-VINCENT Docteur en Histoire

En 1931, a/ors que la campagne contre le bagne de Guyane se developpait, le Ministre des Colonies decida de creer de nouveaux camps de travail reserves aux condamnes Indochinois dans notre colonie d'Amerique du Sud. Cette creation repondait aux demandes conjointes des Gouverneurs de l'lndochine et de Ia Guyane, le premier voulant se debarrasser essentiellement d'elements condamnes pour activites politiques contre la presence fran�aise en lndochine, le second cherchant a developper la Guyane grace a de nouveaux colons. Sous la pression de la gauche parlementaire, Jes Colonies ne purent organiser qu'un seul convoi de 535 hommes. Que/ques-uns d'entre eux furent rendus a la liberte apres la mise en place du Gouvernement de Front populaire, en 1936. Mots-clefs

bagne, Indochine, Guyane.

In 1931, while the campaign against the penal colony of French Guyana was going on, the French Ministre des Colonies, decided to open new camps to develop the French colony of South America. Under the pressure of Indochina's and French Guyana's Governors, he decided to use Indochina's convicts, among whom a large number had been condemned for political actions. This was supposed to help Indochina's French authorities to get rid of people likely to organize political uprising against French colonialism in their country, and also to find new settlers for French Guyana. The French left wing protested against this transportation and only one group of 535 persons was sent to Guyana. Freedom was given to some of them after 19 36, by the government of the Front populaire. Keywords:

Penal colony, Indochina, French Guyana

La campagne contre le bagne de Guyane battait son plein, en 1931 1 , lorsque le Ministere des Colonies decida la creation de nouveaux etablissements penitentiaires coloniaux. Ces camps disciplinaires et de travail se voulaient differents de ceux existant alors2 ; ils fiirent places sous l'autorite directe du Gouverneur de la Guyane, implantes uniquement sur le territoire nouvellement cree de l'lnini3, et furent destines aux seuls condamnes Indochinois. Cette creation, qui rep<>ndait a la volonte affirmee d'eloigner les Indochinois de leur patrie, visait egalement ouvertement a mettre en valeur notre colonie I Danielle Donet-Vincent: La.fin du bagne, Rennes, Ouest France, 1991. 2 Michel Pierre: La /em! de la grandepunilion Pam, Rarmay, 1982. t

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d'Amerique du Sud; elle illustre la complexite de l'histoire generate des bagnes coloniaux fran�ais, inscrite autant dans l'histoire politique et coloniale de la France que dans celle des chatiments et de la justice. Des bagnes pour des colonises Les soulevements politiques recurrents contre la presence franyaise, en Indochine, avaient conduit Paris, en 1920, a envisager la creation, en A.E.F., de penitenciers speciaux reserves aux Indochinois condamnes pour leur participation aux divers mouvements d'opposition. II ne semble pas que de tels etablissements fluent realises4 et la question des detenus d'Indochine, reprise en particulier en 1926 par le Gouverneur Varenne, qui demandait l'envoi en Guyane de 862 Indochinois « encombrant » les prisons et camps d'Indochine,5 continua de preoccuper le Ministere des Colonies, l'encombrement des camps penitentiaires et des prisons indochinois se montrant favorable a l'emergence de tensions susceptibles de deboucher sur des mouvements de revolte. Par ailleurs, desireux d'augmenter la main d'reuvre disponible en Guyane, le Gouverneur de cette colonie, Siadous, reprenait en 1929 l'idee emise en 1925 par son predecesseur, Chanel, et ecrivait a son ministre de tutelle : « pour le developpement de la Guyane, l'Asiatique et le Malgache sont plus interessants que /'Arabe; ils sont plus resistants au climat, plus travai/leurs, plus sobres; c'est done cet element qu'il serait souhaitable de voir importer». Or, deplorait-il depuis 1923 plus aucun convoi n'etait parti d'Indochine, alors que de 1885 a 1922, 997 Asiatiques y avaient ete transportes, dont 437 en 1922 apres la revolte de Poulo-Condor6. Repondant aux attentes convergentes de l'Indochine et de la Guyane, les Colonies depecherent, en janvier 1930, une mission d'inspection en lndochine afin de voir quels prisonniers de Poulo-Condor pouvaient etre envoyes en Guyane. La Direction des affaires politiques du Ministere des Colonies poussa le projet a la suite de « nouveaux incidents survenus au penitencier de Lao-Bao7. Elle affirmait voir dans la reprise de ces convois un « cote humanitaire et social», une telle entreprise devant permettre « tout d'abord [de] debarrasser le territoire indochinois d'individus susceptibles de prendre part, sous /'action de meneurs (condamnes politiques) a des rebellions nouvelles, et, ensuite, de peupler la Guyane, 4 U n'existe pas, a notre oo�. d'etudes sur ce point. 5 Cable au Ministre des Colonies, 11 fevrier 1926, Centre des Archives d'Outre-Mer - CAOM· H 2090. 6 Un arrete du 11 janvier 1915, pris par la Commission pennanente du Conseil du Gouvemement, avait d6:ide que la deportation, pour les « indigmes,. dont le transfert hors de l'lndochine n'avait pas ete <16:ide, serait subie a Poulo..COndore, tant pour les oondamnl5 a la d{portalion simple que pour les oondamnes a la deportation en enceinte fortiftee. Ce texte oompletait un� du lO janvier 1913, pris deja dam ce sem. Le regimedisciplinaire de tous Jes condamre detenus a Poulo..COndore avait ete fixe par� du 17 mai 1916. La deportation, simple ou en eoceinte fodifiee, etait la peine infligl,e aux condamnes politiq�. L'archipel de Poulo-Condore est situe a environ 100 kilometres a l'&t de la Cochinchine. au sud de Saigon {aujourd'hui Con Dao, ranache au Vietnam meridional). Une des iles de cet archipel a servi de lieu de detention, tant a l'epoque coloniale qu'ensuite. Plusiews revoltes s'y soot deroulees, dont une, particuliaement sangfante, en farrier 1918, au COW'S de laquelle 85 condamnes furent � lors d'une repre$ion violente. Le lieutenant Andouard. responsable du pen.itencier, fut traduit devant un comeil de guerre, en octobre de la meme annee, accuse d'avoir reprime cette 16,,he de fa,;on particulierement brutale. Jl fut acqui�. Appele « le boucher de Poulo-Condore,. par les detenus, ii fut assassine par l'un d'eux en decembre 1919. Cf. jean-Claude Demariaux: Ler secrels des Res Pouk>-Condore, Paris, Peyronnet, 1956 (Ce reportage se veut le pendant de celui qu'Albert londres effectua en Guyane, en 1923; cependant, ni 1e fooo ni la fonne ne l'en rapprochent. Ce texte reste tees condescendant, voire meprisant, a l'egard des .\5iatiques. 11 met toutefois en relif! l'inhwnanite des oonditiom de vie des rondamne.). Son fil� Maurice Oesmariaux a publie : Poulo-Condore. arcJ,;pel du J.felnam. Du bagne bis/Qrique a la Nouvelle Zone de dlveloppemenl ecom»nique, Paris, l'Hannattan, I99'), 26 l p. 7 Lettre au Gouverneur de l'Indochine du 7 mars 1930. Pour !'ensemble des mouvements reYOlutionnaires en Indochine au cours de cette periode, d. jean Chesneaux: Conlribuncn a l'bisloire de la nancn vielnamienne, Paris, &Is. Sociales, 1955 ; Patrice Morlat : La repression colcniale au J.felnam (1908-1940), Paris, l'Harmattan, 1990; et egalement Hy Van Luong: Revolution in /he Village. Tradition and Transformation in North i,;e/nam, 1925-1988, University of Hawaii Press (USA), 1992, Ch. 3, pp 96/125.


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les liberes asiatiques s'averant les meilleurs elements pour l'elevage et l'agriculture ; ils avaient, de plus, la reputation de mener « une vie reguliere » , lorsque, leur peine purgee, ils etaient rendus a un semblant de liberte, c'est-a-dire astreints a resider en Guyane en vertu de l'obligation au doublage8. La question des prisonniers politiques restait primordiale pour Je Gouverneur general de l'Indochine qui, devant le developpement de l'opposition a la presence fran�aise, demandait leur envoi immediat aux Iles du Salut9• L'ensemble des documents d'archives fait apparaitre une vive inquietude des responsables fran�ais en poste en Indochine au sujet des individus condamnes pour des faits politiques: ces hommes se montraient, en effet, d'une grande influence sur leurs codetenus et, bien que prisonniers, apparaissaient, aux yeux des autorites, comme des facteurs de contamination morale tout a fait redoutables. Paris repondit par la negative a la demande du Gouverneur, mais decida que Jes condamnes aux Travaux forces, pour leur participation a la recente Affaire de Yen-Bay10, pourraient etre inclus dans le transport de condamnes de droit commun, finalement prevu vers la Guyane11• Ce point est capital: ii met en relief la fragilite de la frontiere entre Jes deux types de condamnation, tant dans l'esprit des responsables que, par la suite, dans la realisation du projet. 11 souligne egalement la place faite aux necessites politiques du moment dans l'elaboration, puis le maintien du bagne colonial de l'Inini et, d'une maniere plus generate, du bagne guyanais12. La question du cout du transport et de l'entretien des condamnes demeurait un obstacle, l'Indochine et Ia Guyane se renvoyant mutuellement Ia charge de ces depenses. Un evenement decisif, bien qu'etranger a cette affaire des Indochinois condamnes, survint le 6 juin 1930 : le territoire de l'Inini etait cree. II s'agissait d'une division administrative nouvelle de la Guyane, dont les terres hautes etaient ainsi placees directement sous le controle du Gouverneur, hors des prerogatives de l'Administration penitentiaire qui gardait Ia haute main sur le territoire penitentiaire du Maroni et sur sa « capitale », Saint-Laurent 13 • Le Ministre des Colonies trouva la un exutoire propice: l'envoi des detenus indochinois dans ce nouveau territoire, ecrivait-il, « facilitera opportunement [la] tache a entreprendre dans fie] territoire

autonome [de 17 Inini que fie) viens [de] creer pour assurer fie] developpement [de l7hinterland [de] Guyane: fies] indochinois fourniront [une] utile main d'auvre

8 La l�lation sur la transportation prew>yait, en effet, que tout individu condamne a moim de 8 ans de Travaux forct5 devait, sa peine � sejourner dans la oolonie un temps egal a celui de sa condamnation ; tout individu condamre a plus de 8 am devait sejoumer dam la colonie jusqu'a la fin de sa Yie. Ced faisait partie integranle de la peine. 9 Dep&he telegraphique au Mi� des Colonies, 18 mai 1930, CAOM H 2090 lO Le 10 f�er 1 30, le mouvement nationamte organisa la revolte de la garnison de Yen Bay, dam la vallee du Fleuve Rouge; des 9 bombes furent deposees dam la ville de Hanoi. La rep�ion fut seYeJe et tua dam l'oeuf le sou�ement populaire attendu par le mouvement nationaliste et par Nguyen Thai Hoc, un des respomables. 11 l.ettre du 22 mai 1930, CAOM H 2090. 12 cr. 1es ouvrages deja atis. 13 Le territoire penitentiaire du Maroni etait dirige par l'Adminislration J)fflitentiaire qui eta.it respomable des tanl)S de condamnes, de l'ememble de la production agrirole et artisanale ainsi que de la gestion de la population libre. La ville de Saint Laurent du Maroni n'avait p� de Comal municipal elu : elle eta.it dirigee par une �n compas& de fonctionnaires, sous le controle du Directeur de I'Ad du Camb<x4,?, d. Alain Forest : u Cambodge et la a>kmisationfra,u;aise. Paris, l'Hannattan. 1900.

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pour [l'J équipement [du] pays [...] [j'J envisage [la] création [d'un] établissement pénitentiaire spécial pour [les] indochinois dans l'Inini »14. Depuis 189015, la législation prévoyait que tout « indigène d'Indochine » pouvait purger sa peine soit dans la colonie d'origine, soit dans un établissement pénitentiaire désigné par le Ministre des Colonies. « // est donc possible, écrivait de façon rassurante le Ministre des Colonies au responsable de L'Indochine, en vertu de ce texte, de créer dans l'Inini des établissements spéciaux aux condamnés d'origine annamite, complètement indépendants de l'Administration pénitentiaire ». Un des objectifs du Ministère, dans la mise en place de ce territoire de l'Inini, était, en effet, de soustraire une partie de la Guyane à l'influence de l'Administration pénitentiaire qui, de l'aveu général, constituait un état dans l'État, et n'hésitait pas à s'opposer, le plus souvent avec succès, à l'autorité du Gouverneur. Les autorités françaises, afin d'éviter toute contestation préjudiciable au projet, contestation qui aurait en particulier mis à mal son autorité de puissance colonisatrice dans une région du monde où elle était déjà contestée, surent appuyer leur position sur la législation coloniale en vigueur. Ainsi, affirmaient les Colonies au Gouverneur général de l'Indochine, « l'article 9 du Code pénal annamite applicable au Tonkin, prévoit que les hommes condamnés aux Travaux forcés seront employés aux travaux les plus pénibles » dans des lieux désignés par le Gouverneur lui-même; dans ces conditions, tout envoi de condamnés aux Travaux forcés en Inini devenait possible. En ce qui concernait les Cambodgiens16, les Colonies surent exhumer l'article 31 du Code pénal cambodgien, lequel prévoyait effectivement que tout condamné aux Travaux forcés pouvait être transporté hors du Cambodge; dans ces conditions, rien ne s'opposait, légalement, à ce qu'ils fussent embarqués vers l'Inini. Pour les individus condamnés par les tribunaux indigènes de l'Annam, l'autorisation du Gouvernement de Hué était nécessaire mais ceci ne devait poser aucun problème puisque le cas s'était déjà présenté en 1922 et qu'un important convoi vers la Guyane avait alors été constitué17. Les femmes condamnées furent exclues du projet Dès le territoire de l'Inini créé, dès les arguments juridiques et législatifs trouvés, le projet de transportation des Indochinois se précisa rapidement : les condamnés devaient être placés sous l'autorité directe du Gouverneur, utilisés au percement des pistes et des routes et à l'aménagement des centres de colonisation. Le trousseau devait être fourni par l'Indochine. Les discussions se poursuivirent entre Paris, Cayenne et Saigon, mettant au point l'ensemble des conditions de vie des prisonniers et les modes de financement de l'entreprise. Paris précisait : « l'éducation morale des condamnés ne sera pas oubliée. Leur amendement et leur retour à une vie normale » étant souhaités et recherchés, au même titre que leur établissement définitif dans la colonie18. Le 27 octobre 1930, le Gouverneur général de l'Indochine annonçait les mesures prises à l'ensemble des responsables territoriaux : « Les condamnés dont l'éloignement de l'Indochine s'impose, seront envoyés dans ces pénitenciers de l'hinterland guyanais », qu'ils soient condamnés aux travaux forcés par des tribunaux français ou indigènes, pour événements politiques ou pour crime de droit commun. 14 Télégramme du Ministre des Colonies au Gouverneur Général d'Indochine, 14 juillet 1930, CAOM H 2090. 15 Décret du 2 août 1890. " Ces hommes n'étaient pas, semble-t-il, des condamnés politiques, mais des condamnés de droit commun. Pour la colonisation du Cambodge, cf. Alain Forest : Le Cambodge et la colonisationfrançaise, Paris, l'Harmattan, 1980. 17 CAOM H 2090. 18 CAOM H 2090.


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Un système de division des condamnés en trois classes19 fut prévu, le Gouverneur décidant en dernier ressort du classement, sur proposition d'une commission composée du Directeur de l'Administration judiciaire et de deux fonctionnaires désignés par le Gouverneur général. Au dossier judiciaire et pénal de chaque homme devait s'ajouter un dossier médical indiquant « la santé, les forces du condamné, ses aptitudes physiques ». Les dépenses de transport et d'entretien devaient être assurées par L'Indochine et « imputables aux budget locaux (qui comportent déjà des inscriptions pour l'entretien des condamnés antérieurement envoyés à la Guyane) » Le Gouverneur général demanda cependant que les coûts fussent calculés au plus juste de façon à ne pas alourdir les budgets concernés20. Le Gouverneur général prévoyait deux convois et il lui paraissait «nécessaire » de les faire partir au plus tard au début de 1931, en raison de l'engorgement des camps et prisons et des tensions s'y développant. L'ensemble des discussions sur l'établissement des procédures et conditions de transport, de détention, d'emploi, d'encadrement des condamnés précéda largement la signature du décret de création des camps spéciaux qui intervint le 22 janvier 193 121. Cependant, le projet fut connu publiquement et la discussion du budget colonial de 1931 provoqua l'intervention de plusieurs députés qui s'élevèrent contre la transportation des Indochinois et, d'une manière générale, contre le principe de l'emploi de condamnés politiques à des travaux de colonisation22. La question des motifs des condamnations restait en effet brûlante et, devant les embarrassantes questions des parlementaires de la gauche française, ainsi que de la toujours vive tension en Indochine, le responsable de la Justice en Indochine intervint afin de justifier, et légitimer, une fois encore, les agissements de la puissance colonisatrice. Il rappelait, en particulier, dans une longue lettre au Gouverneur général de l'Indochine, en juin 1930, les subtilités du droit colonial qui avait établi une hiérarchie des peines, tant pour les condamnés de droit commun que pour les condamnés politiques. Il précisait, en particulier, que lorsqu'un individu avait commis un crime politique et un crime de droit commun (casser un étal de boutique lors d'une révolte politique, par exemple, était un crime de droit commun), la peine la plus forte, seule, était prononcée et que, dans ce cas, le « politique » devait être considéré comme « droit commun » et était donc transportable en Guyane. Le responsable de la Justice s'efforçait, tout au long de cette lettre, de trouver des références légales et de rappeler des décisions antérieures à 1930 pouvant justifier la position de la France, sur le point de reprendre l'envoi d'Indochinois turbulents dans sa colonie d'Amérique latine. Le même responsable de la Justice, sous la pression des questions du Gouverneur général, revenait sur ce point sensible et cherchait à trouver une ' le classement des condamnés se faisait en fonction de la gravité des motifs de condamnation et en fonction du comportement lors de la détention préalable à la transportatioa 20 La dépense est alors évaluée à 8,80 francs par homme et par jour, le Gouverneur général demanda à ce qu'elle soit ramenée à 8 francs. Les frais de transport furent, finalement, inçutés au budget général de l'irekxiiine, CAOM 2090. 21 Journal Officiel, 31 janvier 1931, p. 1134. 22 CAOM H 2092. La séance à la Chambre, le 13 juin 1930, fut particulièrement agitée. Elle faisait suite à une manifestation d'Indochinois et de membres de la Ligue des Droits de l'Homme, survenue à Paris, le 22 mai 1930, contre les exécutions de responsables politiques en Indochine et contre le bombardement de certains villages. RFHOM, T.88, n°330-331 (2001)


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légitimité à un comportement politique et pénal paraissant ambigu aux responsables locaux eux-mêmes : en mai 1931, il précisait que si certains individus avaient été condamnés aux Travaux forcés pour des faits purement politiques, il s'agissait d'une «fausse application des articles du Code pénal qui [prévoyait] la peine de mort en matière politique, ce qui, en cas de circonstances atténuantes permettait de prononcer la peine des Travaux forcés ». Les individus condamnés de cette manière devaient donc, déclarait-il, ne pas être envoyés dans l'Inini. Si nous considérons la date de cette dernière intervention, nous pouvons affirmer, sans grand risque de nous tromper, que la pression de la gauche parlementaire n'est pas étrangère à ce revirement qui, dans les faits, cependant, ne sera que très partiellement suivi d'effets. Ces références multiples à la question de la légalité de la décision de la France trahissent, outre le poids du débat politique métropolitain, les inquiétudes des autorités face à un mouvement d'opposition, en Indochine, de plus en plus profond et de mieux en mieux structuré. Le Ministre des Colonies s'engagea, devant cette situation générale, à ne pas envoyer de condamnés politiques en Guyane ; il exigea néanmoins, alarmé par les discussions intervenues et par plusieurs articles de presse23, que l'opération prévue fut entourée de précautions particulières: la santé des condamnés choisis devait être excellente24, et leur embarquement surveillé avec soin afin d'éviter toute tentative d'évasion et d'attentat, ces hommes ayant tous, « sans exception, selon lui, l'habitude de la cohésion et des complots »25, observation qui souligne bien la confusion des genres entre condamnés politiques et condamnés de droit commun, dans l'esprit du Ministre comme dans les faits. En mai 1931, le Ministère, une fois encore, rappelait à l'Indochine que les « individus condamnés [à une] peine [de] droit commun, c'est à dire mort, travaux forcés, réclusion, dégradation civique (devaient) être considérés comme [des] détenus [de] droit commun >a6 quel que fût le motif de la condamnation. Cette recommandation, comme nous pouvons le constater, était en contradiction ouverte avec les indications du responsable de la Justice en Indochine mais Paris, dans sa hâte de régler la question du surpeuplement des prisons et camps indochinois, et dans sa hâte, non moins grande, de peupler la Guyane, tendait à confondre les genres, au grand soulagement de Saigon. Paris et l'Indochine, ne pouvaient montrer plus clairement leur mauvaise foi. Et les listes de condamnés choisis pour la transportation en Inini comportent toutes, en effet, un nombre certain d'hommes condamnés aux Travaux forcés «pour complot contre l'Etat »27. La longue route Afin de transporter ces hommes vers la Guyane, le Ministère s'adressa à la Compagnie Nantaise qui assurait déjà le passage régulier des condamnés de droit commun de France et d'Afrique du Nord vers la Guyane. Il fut prévu deux convois de 700 Indochinois chacun et un contrat fut signé sur cette base avec la compagnie de navigation. 23 En particulier le Courrier Satgonruus, du 15 juillet 1930. La ligue des Droits de l'Homme intervint également, en 1931, ainsi que de nombreux journaux, tant métropolitains qu'indochinois. CAOM, H 2091. Une préparation sanitaire, consistant en vaccinations contre la variole, la peste, le choléra, la typhoïde, une quinisation systématique, une opération d'épouillage, de soins contre la gale, les mycoses, et les parasites intestinaux fut effectuée. Ces soins et précautions sont révélateurs de l'état sanitaire dans lequel se trouvaient les détenus des différents camps d'internement de l'Indochine. 25 CAOM H 2090. M Lettre de la Direction des Affaires politiques du Ministère des Colonies au Gouverneur général de l'Indochine, 14 mai 1931, CAOM H 2090. 27 CAOM H 2091.


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Cependant, en raison d'une agitation politique latente autour de cette question, en Indochine, et de la vigilance de la gauche parlementaire, les condamnés strictement politiques28, ainsi que les hommes dont la santé n'était pas excellente, durent être exclus des convois prévus, si bien que le nombre final des transportés s'avéra très inférieur à celui initialement souhaité. Paris, tenu par le contrat signé et par son désir de développement de l'Inini, insista : « Le Ministre [...] insiste, écrivait le Gouverneur général de l'Indochine aux responsables locaux, [...] afin que [le] premier convoi nécessaire pour expérience [dans] l'Inini, soit complété à 700 [...]. Vous prie faire tous efforts possible pour donner satisfaction [au] Département. Pourriez-vous rechercher [dans] toutes [les] prisons tous [les] condamnés susceptibles [de] transportation », écrivait-il le 27 avril 193129, marquant par là, si besoin en était encore, la part capitale faite au projet de développement de la Guyane dans cette affaire. Afin de répondre à ces exigences, le départ de La Martinière® étant imminent31, le Ministère autorisa les embarquements sans son avis préalable. Malgré ces pressions et arrangements de dernière minute, le nombre des condamnés transportés ne s'éleva qu'à 535 hommes. La haute administration locale était si peu dupe des motifs réels de condamnation d'une majorité de ces bannis que le Général de division Billotte, Commandant supérieur des troupes de l'Indochine, adressant au Ministre des Colonies la liste des 45 militaires chargés de la surveillance pendant la traversée, écrivait : ce personnel « (...) sera chargé d'assurer le maintien et le bon ordre à bord du vapeur La Martinière qui transportera un convoi de condamnés politiques de Poulo-Condor à Cayenne, Guyane française - territoire autonome de l'Inini »32. Le convoi quitta l'Indochine le 17 mai 1931 et arriva à Cayenne le 30 juin. Sur ces 535 hommes, 123 avaient été condamnés en 1930 dont 40 par la Commission criminelle de Yen Bay pour attentat à main armée contre la sûreté de l'État et tentative d'assassinat ; 28 avaient été condamnés en 1929, 24 en 1928, 25 en 192833, etc. Le Ministère lui-même soupçonnait les tribunaux d'avoir condamné « un grand nombre d'individus aux Travaux forcés depuis un an [depuis avril 1930] » dans le but de les voir expédiés hors de l'Indochine34. Ce transport n'étant pas conforme au contrat, la Compagnie Nantaise menaça le Ministère d'un procès et empocha la totalité du paiement initialement prévu pour deux convois de 700 hommes chacun, si bien que le Gouverneur général de l'Indochine, non sans amertume, put constater que l'opération ainsi réalisée était « excessivement onéreuse pour les finances [de la Colonie] et (avait perdu) tout intérêt pour l'Indochine »35, les condamnés à la déportation ayant été exclus. Cependant, « l'expérience » de l'Inini pouvait commencer. 28 C'est-à-dire les hommes condamnés à la déportation simple ou en enceinte fortifiée. ** Nom du bâtiment de la Compagnie nantaise chargé du transport 31 Prévu le 17 mai 1931. 32Notedesemce, 17 avril 1931, CAOM, H 2090. 34 Dépêche télégraphique du 25 avril 1931, CAOM H 2090. 35 CAOM H 2090. RFHOM, T.88, n°330-331 (2001)


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Punir ou coloniser ? Trois hommes moururent pendant la traversée. À l'arrivée à Cayenne, le 30 juin 1931, les détenus furent dirigés en camion, par groupes de 45, vers le Dépôt central où ils furent isolés dans un quartier spécial. Le 18 juillet, un certain nombre de ces hommes furent dirigés vers Saint-Laurent. Une épidémie d'oreillons se déclara dès l'arrivée et 30 cas furent comptabilisés entre le 30 juin et le 30 août. Apparurent également des troubles pulmonaires et intestinaux contraignant à l'hospitalisation de 137 hommes36, dont 6 moururent. Le total des morts pour 1931 fut de 10 hommes. En juillet 1931, les détenus, toujours à Cayenne, demandèrent une augmentation des rations de viande fraîche et de riz, car celles fournies étaient inférieures à ce qu'elles étaient dans les camps Indochinois. Le Gouverneur refusa, ce qui provoqua, le 12 juillet, une vive manifestation et un début de grève de la faim, que le Gouverneur fit cesser par la manière forte : les condamnés furent nourris de force et des menaces de sanctions sévères furent faites. Le 29 juillet 1931, une bagarre éclata à l'hôpital entre un malade et un infirmier, tous deux condamnés asiatiques. Le malade, considéré comme l'agresseur, fut envoyé dans les locaux disciplinaires ce qui déclencha immédiatement une nouvelle grève de la faim dans le camp. De nouveau la violence fut employée pour venir rapidement à bout de ces manifestations d'indépendance, que le Gouverneur affirma provoquées par les « meneurs » présents « dans ce contingent très spécial ». Le 16 août, 24 Indochinois furent dirigés vers Crique Anguille où un Camp Pénitentiaire Spécial fut mis en chantier. Un second contingent de 60 hommes fut prévu pour le 21 septembre, date d'arrivée du Commandant en charge de ce camp. Des cases métalliques, fournies par la Société guyanaise Tannant, furent progressivement mises en place par des ouvriers civils européens spécialement embauchés ; en attendant ces cases, des constructions en bois reçurent cette population pénale nouvelle ainsi que les tirailleurs Sénégalais chargés de sa surveillance37. Les 1er et 10 septembre, deux groupes de 50 hommes furent envoyés à la Forestière, sur le Maroni, afin de démarrer les travaux d'installation d'un second camp qui devait impérativement être terminé le 1er octobre38. L'organisation administrative des Etablissements Pénitentiaires Spéciaux comprit un bureau à Cayenne et deux camps : Crique-Anguille et La Forestière, remplacé par Saut-Tigre, en octobre 1934, car La Forestière fut jugé trop proche des camps ordinaires du Maroni. La liaison entre Cayenne et les deux camps était assurée par voie d'eau. Crique-Anguille, devenu, par arrêté du 19 septembre 1931, chef lieu de « la circonscription du centre », reçut les 3/5 des hommes qui devaient initialement être employés au percement de la piste vers les placers. À la fin de l'année 1936, cependant, aucune piste n'était encore créée39. Des difficultés imprévues surgirent en effet rapidement. La nourriture donnée aux condamnés, essentiellement composée de légumes secs, provoqua une véritable "épidémie" de coliques et troubles intestinaux divers 3° 1 1 1 hospitalisations à Cayenne, 26 à Saint-Laurent. " Une compagnie de Tirailleurs sénégalais était stationnée en Guyane avant 1930; une seconde compagnie y fut envoyée à la suite de « l'augmentation de l'état d'insécurité », intervenue à la fin de 1930. Elle arriva en Guyane en novembre 1931- U restait, en décembre 1938, 76 Tirailleurs sénégalais en Guyane. " Un convoi de transportés était prévu pour cette date et les locaux de l'Administration pénitentiaire, provisoirement occupés par les transportés indochinois, devaient être libérés pour les recevoir. 39 Rapport du Gouverneur au Ministre des Colonies, 19 septembre 1936, CAOM, H 2090.


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chez ces hommes accoutumés à consommer du riz. Le médecin demanda que la délivrance de ces denrées fut réduite à deux distributions par semaine, afin de permettre une adaptation des organismes. Le ravitaillement en poisson, base de l'alimentation chez ces hommes, posait également un problème en raison de la rapidité de son altération. Cinq tonnes de poisson embarquées sur le La Martinière étaient, à l'arrivée du convoi, dans un état de décomposition avancée et durent être enfouies. Il fallut des mois d'hésitation et de palabres pour qu'enfin les hommes fussent autorisés à pêcher pour se nourrir, et à fabriquer du nuoc-mam avec une partie du produit de leur pêche. Du porc fut momentanément distribué. Le riz rouge, embarqué en Indochine, fut déclaré avarié par le médecin et détruit, ce qui obligea à l'achat de riz au Surinam, après les lenteurs administratives ordinaires dans la prise de décision. Par ailleurs, les Indochinois manifestèrent immédiatement une vive « répugnance vis-à-vis des tirailleurs sénégalais [chargés de leur surveillance] qu'ils jugent inférieurs à eux et la stricte surveillance maintenue par les premiers paraît aux asiatiques d'autant plus lourde que ce sont des noirs qui l'exercent ». Les condamnés voyaient un signe de mépris dans ce choix des autorités et demandèrent des surveillants blancs. Les tirailleurs sénégalais, également, firent preuve de « répugnance » à l'égard des prisonniers et ces attitudes racistes provoquèrent des « mouvement d'excitation collective » que le Gouverneur s'efforça de calmer en demandant à Paris, de toute urgence, « des sous-officiers européens blancs [...] pour assurer la direction rationnelle et sans heurts de cette main d'œuvre spéciale », et pour calmer les Sénégalais. Un service médical fut mis en place : deux circonscriptions médicales furent créées, dirigées, chacune, par un médecin et un sous-officier européen. Un interprète fut employé par les services du Gouverneur dans ses relations avec les condamnés. En octobre 1933, 518 condamnés étaient présents dans les deux camps de l'Inini. Le Gouverneur de la Guyane se tourna vers Paris pour demander avec insistance la reprise des convois d'Indochinois, car, déclarait-il, « II faut peupler à tout prix d'une façon stable ces colonies qui se meurent lentement ». L'année suivante, il fut envisagé la distribution de concessions40. Une somme de 50.000 francs fut inscrite au budget, en 1934, pour les frais de voyage des familles qui désireraient rejoindre un condamné, cette mesure pouvant « être l'amorce d'une immigration dirigée dont il ne fait aucun doute, écrivait encore le Gouverneur, que les Indochinois, avec leur qualité de travail et d'intelligence, seraient des auxiliaires précieux pour la mise en valeur de l'Inini ». Le Gouverneur rappelait au passage que l'Inini avait été créé par Paris afin de soustraire ce territoire « aux influences de la politique locale guyanaise ». Les qualités de ces condamnés « spéciaux » étaient si appréciées du Gouverneur qu'il en employait lui-même 1 1 pour son seul service personnel. Paris considéra qu'il y avait là un abus manifeste, et un détournement de l'énergie de ces hommes, destinés initialement à la seule mise en valeur de la colonie. Malgré les surfaces importantes de plancher à cirer dans sa résidence41, la qualité du service exigé par sa position, le Gouverneur dut s'incliner et choisir d'autres domestiques

^ Cet argument a été réellement utilisé par le Gouverneur. RFHOM, T.88, n°330-331 (2001)


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parmi la population pénale métropolitaine, c'est-à-dire parmi les condamnés de droit commun42. Dans son rapport de 1936, le Gouverneur considérait, sans doute hâtivement, que l'entreprise était un succès car elle avait permis d'ouvrir l'Inini à la colonisation et au progrès, « les premiers résultats acquis ayant vérifié la valeur des procédés », et les conditions de vie imposées aux condamnés étant, selon lui, supérieures à celle du paysan moyen de l'Indochine43. Cependant, l'ensemble de la population pénale était atteinte de paludisme; les affections bronchiques - dont la tuberculose pulmonaire - étaient fréquentes, ainsi que les affections digestives, et 20 hommes étaient morts, de 1934 à 1936, de «fièvre bilieuse hémoglobinurique ». Plusieurs hommes s'étaient suicidés depuis leur arrivée en Guyane44. En 1937, le Gouverneur faisait savoir à Paris que 7 concessionnaires43 étaient installés à Crique Anguille, 4 à Saut-Tigre, qu'un homme travaillait sur les chantiers aurifères de la Société Nouvelle de Saint-Elie et que 4 hommes étaient employés dans des exploitations d'agriculture et de pêche. Malgré l'optimisme généralement affiché par le Gouverneur, en novembre 1937 une révolte éclata au camp de Crique Anguille : les 152 hommes présents refusèrent de travailler et entreprirent une nouvelle grève de la faim ; 42 d'entre eux furent conduits à Cayenne et nourris de force, sur ordre des médecins. Une enquête révéla que ce mouvement avait pour cause la libération et le rapatriement accordés à certains transportés et non à l'ensemble des hommes condamnés pour les mêmes motifs : «faits politiques ou connexes à la politique ». Le tribunal de Première Instance de Cayenne, siégeant les 25, 26 et 27 janvier 1938, condamna 97 de ces protestataires à 6 mois de prison, 1 à 1 an de prison, 1 à 1 an de réclusion cellulaire, 24 à 18 mois de réclusion cellulaire. Aucun ne voulut dénoncer « les meneurs ». L'enquête prouva46 que ces transportés d'un genre très particulier, selon l'aveu des responsables, s'étaient regroupés en une « section », parfaitement structurée, qu'ils avaient des contacts en France avec la presse et les milieux politiques, en un mot, qu'ils étaient bel et bien, malgré les protestations officielles des autorités, des militants politiques, opposants à la présence française en Indochine. Un rapport d'inspection, totalement ignoré des autorités et du public, établi en août 1933, n'avait pas manqué de signaler ce que les événements de 1937 et 1938 confirmèrent : ces hommes étaient, dans leur majorité, « des lettrés (ex-instituteurs, ex-employés de banque, ex-élèves de l'Ecole des Arts appliqués d'Hanoï) tous anciens membres de la cellule des sicaires47 du Parti Communiste indochinois ». Le rapport soulignait également leur aisance de paroles et leur influence sur leurs codétenus. Il signalait, enfin, l'existence d'une correspondance clandestine régulière avec le Secours Rouge International.

Cette pratique était très courante; les condamnés mis au service des fonctionnaires locaux et des particuliers, comme domestiques, 43 Rapport du Gouverneur, 19 septembre 1936, CAOM, H 2090. 44 2 suicides en 1932, 2 en 1933, 1 en 1934, 5 - sur un total de 10 morts - en 1935, 1 en 1936, 2 en 1937, 2 en 1939 (nombre total des décès, pour l'année 1939 et suivantes, non complet dans les sources utilisées). ^ La loi prévoyait l'octroi de terres à cultiver, sous certaines conditions, aux libérés ayant effectué leur peine, qu'ils aient été détenus dans les camps de l'Inini ou dans les bagnes généraux. * Les protestations ne s'arrêtèrent pas à la condamnation des hommes. En février 1938, un carnet fut saisi dans une case, portant des adresses en France. Ce carnet ne figure plus dans le fonds des archives mais il est mentionné dans le rapport du Gouverneur à Paris, du 3 mars 1938. CAOM, H 2092. " Ce terme a été utilisé par les autorités coloniales pour traduire, de façon impropre et diffamatoire, un terme vietnamien signifiant en réalité « garde rouge » (ficb vê).


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Les libérés de ce contingent de condamnés furent soumis, comme le reste de la population des libérés des bagnes, à des restrictions de circulation et de séjour dans les lieux les plus peuplés de la colonie : en 1938, les libérés de Saut-Tigre ne pouvaient se rendre à Sinnamary que pour des séjours de 5 jours maximum, espacés de 15 jours au moins ; ceux de Crique-Anguille ne pouvaient séjourner que 3 jours consécutifs à Cayenne, espacés également de 15 jours. Ces limitations avaient de graves conséquences sur l'approvisionnement des libérés, sur leurs possibilités de trouver un emploi, sans parler de l'effet moral de telles limitations sur des hommes, nous l'avons vu, dont les motifs et la forme de condamnation étaient particulièrement discutables. L'incertain retour ou la fin du bagne Par lettre du 7 janvier 1937, le Ministre des Colonies faisait savoir au Gouverneur général de l'Indochine qu'un convoi d'Indochinois graciés devait quitter Cayenne le 2 février. 15 hommes, déclarés ouvertement « condamnés politiques », étaient autorisés à quitter la Guyane, à la suite d'une remise totale de peine, octroyée par décret du 29 septembre 1936. La mesure concernait 19 hommes, mais 4 avaient disparu, décédés ou évadés. Les autorités françaises, après les élections de 1936 et la mise en place du Gouvernement de Front Populaire, s'étaient montrées relativement clémentes, non seulement à l'égard des transportés de Guyane mais également des condamnés détenus en Indochine. Les responsables administratifs, en Indochine, ne furent pas toujours d'accord avec ces mesures et se hâtèrent de souligner que les individus rendus à la liberté retournaient aussitôt à leurs activités politiques subversives48. Les détenus Indochinois de Guyane, pour leur part, fondèrent de grands espoirs sur le nouveau Gouvernement, espérant une amnistie générale, et les déceptions qui suivirent donnèrent une force particulière aux protestations et grèves diverses alors entreprises. Les libérés indochinois de janvier 1937 transitèrent par Saint-Nazaire et Marseille où le Comité de rassemblement des Indochinois de France s'empressa, à juste titre, de stigmatiser les conditions de détention infligées à ces hommes pendant leur séjour en Guyane. Leurs conditions même de libération restaient ambiguës : libres légalement, ils ne pouvaient cependant circuler seuls, sur le territoire national, et devaient être « escortés » et « assistés » afin d'éviter, selon les autorités, qu'ils s'égarent. La mission officielle de leur escorte était en effet de « les accompagner, [...] les guider et les conseiller»49. L'escorte en question était composée d'un surveillant militaire de 3e classe, de six inspecteurs de la Sûreté de Rennes et de deux commissaires, soit un total de 9 gardiens pour 15 libérés. Et lorsque les anciens transportés voulurent circuler librement, l'escorte ne manqua pas de faire des objections et de dresser des obstacles. Les libérés refusèrent le secours de cinquante francs par homme, prélevé sur le budget général de l'Indochine, offert par le Ministre des Colonies. En revanche, les Indochinois de Marseille firent une collecte dont le produit fut accepté par les libérés ; ceux-ci remercièrent collectivement le Ministre des colonies pour la grâce octroyée, et lui demandèrent d'étendre cette mesure de clémence à tous les 48CAOM,H2091 49CAOM,H2093. RPHOM, T.88, n°330-331 (2001)


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condamnés se trouvant encore sur le territoire de l'Inini ; dans la même lettre, ils demandaient instamment que des instructions fussent données, en Indochine, afin qu'ils n'aient pas à souffrir de mesures contraignantes à leur retour. Ces deux demandes témoignent bien de la cohésion du groupe des condamnés de l'Inini, d'une part, et, d'autre part, révèlent l'importance des méthodes de répression employées par la France en Indochine. En 1938, plusieurs libérations et rapatriements d'Asiatiques eurent lieu, en particulier celui des Cambodgiens pour qui, le Ministère le découvrait tardivement, l'obligation à résidence ne pouvait légalement être appliquée. La France, en réalité, malgré des remises de peine et des mesures de grâce faites sous la pression de l'opinion publique et de la Ligue des Droits de l'Homme, ne semblait pas avoir renoncé à son idée initiale de colonisation par ces condamnés d'un genre particulier : un arrêté du 18 septembre 1936 traitait de la surface et des conditions d'attribution des concessions et le 11 avril 1938, le Gouverneur revenait sur le sujet, ce qui tendrait à prouver que le rapatriement total des Indochinois n'était pas inscrit à l'ordre du jour, contre l'attente des intéressés et d'une partie de la classe politique française. La seconde guerre mondiale rendit la situation générale de la Guyane particulièrement difficile. Elle eut, en particulier, des répercussions importantes dans la discipline mise en œuvre à rencontre des condamnés de droit commun, détenus dans les bagnes généraux, et dans l'alimentation fournie à l'ensemble de la population, les condamnés, détenus de l'Inini compris, étant les premiers à souffrir de restrictions sévères. La Guyane rallia la France Libre le 16 mars 1943. Elle était la dernière de nos colonies à rejoindre Alger. Le 6 décembre 1944, un décret décidait de l'envoi des détenus des camps spéciaux de l'Inini dans les camps généraux de l'Administration pénitentiaire, c'est-àdire dans les camps du bagne. Les autorités, cependant, firent en sorte que ces hommes soient isolés du reste de la population pénale. Etait-ce par respect tardif à l'égard de condamnés politiques ou pour éviter que ces hommes, en général instruits, nous l'avons vu, ne provoquent de l'agitation chez des condamnés fort malmenés pendant la période de mise en œuvre du régime de Vichy ? Quoi qu'il en soit des motifs réels de cet isolement, la mesure de regroupement s'inscrivait « dans le cadre général de simplification et de réorganisation du bagne » en attendant sa « liquidation », ordonnée par Alger, le 4 mai 1944. Les anciens condamnés de droit commun, issus du bagne colonial général, quittèrent la Guyane à partir de juillet 1946. Le dernier groupe de ces condamnés, avec les services de l'Administration pénitentiaire, parvint en France en août 1953. Le bagne colonial avait vécu. Cependant, selon Sylvie Claire, conservateur qui a été en charge du fonds des bagnes au Centre des Archives d'Outre-Mer, à Aix en Provence, le rapatriement des anciens condamnés de l'Inini ne commença qu'en 1954 et ne se termina qu'en 196350. Les prisonniers d'Indochine ont notamment introduit en Guyane française des méthodes de pêche nouvelles, toujours utilisées, et plusieurs d'entre eux se sont installés définitivement dans la région. Au début de l'an 2000, il restait au moins un ancien condamné politique en Guyane française, où il a fondé une famille, et qui, malgré son grand âge, souhaite encore témoigner sur cette page sombre de l'histoire de l'Indochine et de la Guyane. Peut-on pour autant conclure que « l'expérience » de Terres de bagne, catalogue d'exposition, CAOM, Aix-en-Provence, 1990.


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l'Inini, avec le déracinement de condamnés politiques, a été « positive» ? Nous pouvons, quoi qu'il en soit, affirmer que ce point particulier de l'histoire du bagne de Guyane constitue, à double titre, un moment de l'histoire de la politique coloniale de la France.

RFHOM, T.88, n°330-331 (2001)


Résumé En 1931, alors que la campagne contre le bagne de Guyane se développait, le Ministre des Colonies décida de créer de nouveaux camps de travail réservés aux condamnés Indochinois dans notre colonie d'Amérique du Sud. Cette création répondait aux demandes conjointes des Gouverneurs de l'Indochine et de la Guyane, le premier voulant se débarrasser essentiellement d'éléments condamnés pour activités politiques contre la présence française en Indochine, le second cherchant à développer la Guyane grâce à de nouveaux colons. Sous la pression de la gauche parlementaire, les Colonies ne purent organiser qu'un seul convoi de 535 hommes. Quelques-uns d'entre eux furent rendus à la liberté après la mise en place du Gouvernement de Front en 1936.

Abstract In 1931, while the campaign against the penal colony of French Guyana was going on, the French Ministre des Colonies, decided to open new camps to develop the French colony of South America. Under the pressure of Indochina's and French Guyana' s Governors, he decided to use Indochina's convicts, among whom a large number had been condemned for political actions. This was supposed to help Indochina's French authorities to get rid of people likely to organize political uprising against French colonialism in their country, and also to find new settlers for French Guyana. The French left wing protested against this transportation and only one group of 535 persons was sent to Guyana. Freedom was given to some of them after 1936, by the government of the Front populaire.


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