LE
TEMPLE
DE
PO
ROME A PHANRANG
Par le R. P. E.-M. DURAND, missionnaire apostolique
La tour chame de Po Rome est sise au village de Palei Thvôn, dont le nom officiel est Hau Sanh, canton de H Cru frire, huy$n de An Phircrc, au S.-O. de la vallée de Phanrang. A vol d'oiseau, elle est à 20 kilomètres du monument de Po Klong Garai, avec lequel elle forme exactement une ligne N.-N.-E. et S. -S.-O. qui coupe à distance égale le village cham de P. Hamû Tanraň (Híru Dire). Le temple de Po Rome s'élève sur une petite colline escarpée, de 50 mètres environ d'altitude au-dessus de la plaine. Cette colline a été du reste remaniée de main d'homme : la partie 0. porte en effet plusieurs murs de soutènement et un énorme éboulis de blocs rapportés pour combler une large crevasse et former une plate-forme suffisante pour la tour et ses dépendances. Sur la partie E. se voient les ruines informes d'un immense escalier, assez primitif, qui donnait accès à un perron très resserré et dont les abords étaient gardés par deux lions à large crinière, hauts de 1 m 20, bien campés sur leur socle de granit. De ces deux animaux fantistiques, en cham barak (*), l'un a été remisé à l'angle S.-O. de la tour, l'autre, dont il ne reste que la partie supérieure, admirablement conservée, dresse encore au fond du vallon son buste mutilé dans l'écroulement de l'escalier en ruine. La tour centrale, orientée vers l'E., mesure 7 m 75 de longueur et, avec le vestibule, près de 10 mètres ; sa largeur est de 7 m 60 et sa hauteur de 20 mètres environ : seule, cette dernière donnée n'est qu'approximative. Suivant le style presque uniforme d ;s monuments chanis, elle se compose d'un soubassement, qui atteint ici 1 m 90, et qui porte quatre étages en retrait les uns sur les autres, répétant exactement dans leurs coupes décroissantes les grandes lignes du corps principal. Le premier étage est formé d'une porte d'accès et de trois fausses portes, pleines et très en relief, auxquelles répondent quatre fausses portes à chacun des axes des étages supérieurs. (*) La transcription employée ici pour les mots chams est celle de M. Cabaton (Nouvelles Recherches sur les Chams, p. 75 sqq.), sauf en ce qui concerne les deux sifflantes. Le signe de la sifflante dentale, qui se noie en sanskrit, en cambodgien, en malais pars, est transcrit ppar M. Cabaton ; tandis que le signe de la sifflante palatale, en sanskrit ç, est rendu par s : il n'y a aucune raison pour intervertir les transcriptions traditionnelles. Il suffît d'avertir que s se prononce th, par exemple : sa « un », saň « maison », pron. thà, than. в. E. F. E.-o. т. ni — as
— 598 — Elles sont toules surmontées d'une sorte de tympan en brique dont la triple ogive superposée est décorée d'une triple bordure de motifs concentriques en forme d'acrotères fleuris. Chacun de ces frontons encadre, comme dans une niche, une statuette sculptée en demi-bosse et d'une réplique uniforme, qui représente un type masculin, coiffé d'une façon de mitre, genre bonnet persan, assis à la chame, les mains jointes, dans l'attitude de la prière. La figure centrale, la seule qui soit très mutilée, désignerait le Po Ganvôr Mantri, le ministre grand astrologue du roi Po Rome. Les. angles des trois étages inférieurs sont surmontés de clochetons, en forme de dôme à quatre pans que couronne un cube de pierre taillé à arêtes correspondantes. Des coins de ces trois étages se détachent des acrotères en granit qui, pour les Chams, représentent des volutes de conques marines sculptées à plat. Des angles du dernier étage s'élancent à mi-corps quatre lamov Kapil, le bœuf Nandin, dont l'arrière-train se termine en un tenon qui vient s'encastrer profondément dans la corniche. Enfin, au faîte de l'édifice, se dresse un cube de pierre, d'un diamètre supérieur aux précédents, et qui porte gravé en creux sur chacune de ses faces le caractère symbolique de la syllabe sacrée от.
L'unique porte de la tour, rituellement orientée vers l'Est, s'ouvre sur un étroit vestibule, de 1 m 20 de profondeur, dont le sombre couloir voûté forme la seule prise d'air et de lumière du sanctuaire. Ce vestibule donne lui-même sur un petit parvis faisant corps avec le soubassement qu'il prolonge et encadrant les quelques marches d'accès. Cet avant-corps se nomme la salle des festins, saň puyak, modeste construction en bois dont les colonnes devaient supporter et supportent encore une légère toiture en chaume . Sur la même ligne se rencontre, isolée au S.-E., le saň dôh = salle dé repos, dont il ne reste plus que les quatre murs massifs.
— 599 — A l'angle S. -0., un petit édicule très moderne, en forme de pâgodon, abrite une statue de femme dont la poitrine porte une courte inscription en cinq lignes que nous étudierons plus loin. A l'angle N.-E., un bloc de granit, haut de 1m 22, taillé à quatre pans égaux, de 0m33, et dont les arêtes sont soudées au sommet par une rosace : c'est le monument du cayâ (java?). Enfin, à quelques mètres de l'axe N. delà tour, la pierre tombale, kul, encadrée d'une large bande décorative, du gardien, lapov. Pénétrons maintenant dans la tourchame, kulan, que ma seule prétention est de décrire en Cham. Elle se compose uniquement d'une salle carrée et nue, surmontée par la flèche pyramidale d'une voûte en encorbellement. Au centre, un piédestal, čanarvar, de 1m28 sur Im25 et environ 0m60de hauteur, sculpté de fortes moulures et d'une ligne médiane de cabochons massifs. Sur la table est la statue, haute de 0m55, du roi PoRomé, des bracelets lisses aux poignets, les mains étendues au-dessous du ceinturon, la tête couronnée du diadème à temporaux, ganrah. De ses oreilles, au lobe démesuré, de longs pendants piriformes, agal, retombent sur ses épaules. Le nez est largement épaté, les sourcils très arqués, la moustache fine ; une mouche se dessine sous la lèvre inférieure et la barbiche s'allonge au-dessous d'un menton complètement rasé : on dirait presque d'une barbe postiche de cérémonie (?). Un collier de 5 centimètres de large, formé par une rangée de fleurs uniformes, à quatre pétales, encadrée par deux bordures décoratives, l'une perlée, l'autre de pierres à facettes, se termine en pointe sur la poitrine. Un ceinturon de 45 millimètres, ouvré de rosettes, séparées entre elles par des bandes ornementales en forme de cloison, se termine également en pointe par une sorte de losange en entrelacs. La statue, posée sur la dalle du čanarvar, est entourée d'une rigole à ablutions qui par une gouttière en saillie se déverse sur un petit éléphant de pierre, lamon, couché en travers à gauche du piédestal. Une minuscule cavité, forée devant la rigole, est destinée à porter un cierge rituel. La statue est sculptée dans un bloc de granit dont l'assise, caban, en forme de cathedra antique, se prolonge en dossier d'appui, qui mesure 1 m 16 de haut sur une largeur moyenne dé 0 m 88. De ce dossier, bordé d'une large bande flamboyante imitant les volutes des coquilles marines, se détachent trois paires de bras supplémentaires qui semblent plaqués derrière la statue et dont les mains élevées portent des attributs divers. A droite et de bas en haut, la première tient un čarít, poignard à lame droite et courte ; la deuxième un baňvu tarait, bouton de lotus avec sa tige ; la troisième un tasift, peigne cham; à gauche, un autre čarit à trident, un boh rabl, petit sabre à large lame damasquinée, un ôavan mônôk, tasse à huile de coco;
_ 000 De chaque côté du diadème royal partent deux lion kadak abav, lambels (en forme de) volutes de coquillages, qui supportent chacun une petite tête, à face imberbe, aux oreilles chargées de pendants et dont le front est cerclé d'un čaraň, couronne surmontée de cinq plumes de paon. Ils représentent les hahiv balm iv hanulc = grands officiers de droite et de gauche. Sur le diadème même s'étagent en retrait et en proportions graduellement restreintes trois autres figurines de serviteurs royaux dont la première s'en détache à demibuste, к seconde s'échappe de la double rangée de plumes de la première, et la troisième, pareillement encadrée, se couronne des cinq plumes réglementaires. Dans les vides sont sculptés huit saň, conques sacrées, et quatre baňvu čoh рак, fleurs quadrilobées dont le motif se répète si souvent dans les décors chams. Enfin, couchés de chaque côté de la statue, deux petits lamov Карп, double représentation du bœuf Nandin . Dans un coin de la tour, sur le sol, un rasuň batuv, petite table de pierre très lisse en forme de siège à quatre pieds, accompagnée de son baluv, cylindre de granit poli, qui servent à pétrir et à rouler la pâte dont on enduit d'un masque enfariné la ou les statues, dans les fêtes annuelles ouïes sacrifices votifs. A droite de la statue de Po Rome se voit le monument mortuaire de la reine Sančan, nommée plus rarement Po Biâ Akaraň. Il mesure en bloc 0 m 80 de haut sur 0 m 45 de large et se compose d'une statuette qui émerge à mi-corps d'un socle rectangulaire à dossier, d'une facture assez rudimentaire. L'ensemble repose sur un modeste čanarvar à moitié enfoui dans le sol. La figure est presque régulière, les oreilles percées de trous que le gardien, čamenei, le sacristain si l'on veut, pare aux solennités de boutons en forme de fleur, montés sur des tiges de fort diamètre qui traversent le lobe. Les cheveux sont ramassés au sommet de la tête et noués en baňvu buk, chignon bouton de fleur, que coiffe un diadème conique reposant sur une couronne plate qui imite une passementerie ornée de filigranes et bordée de denticules. La bande ciselée d'une large ceinture est bouclée au-dessous des seins fortement accusés. Les poignets sont cerclés de bracelets et les mains s'appuient sur le rebord du caban. Dans l'étroit vestibule de la tour, deux « lamov Kapil », dans l'attitude du repos, sont tournés vers la porte intérieure dont les vantaux portent des traces de dorure ancienne. La porte extérieure est formée de deux piliers inscrits dont il sera question plus loin.
Pour l'intelligence de ce qui va suivre, disons sommairement que le roi Po Roméqui, d'après la Chronique royale, régna de 1627 à 1651 A. D. «de l'année cyclique du Petit serpent à l'année du Lièvre», eut successivement trois reines pour épouses :
— 601 — 1° Po Bià Sučih, plus communément appelée Sančih (Thanchih en quoo ngCr), fille du roi Po Mo Tahá (1622-1627), qui fut, dit-on, répudiée pour avoir refusé à son royal époux la promesse de le suivre dans la mort, au bûcher crématoire ; 2° Po Bià Sančan, princesse d'origine moi- koho, dont la statue, nous l'avons vu, occupe la seconde place dans le temple, et qui se fit brûler sur le corps de Po Rome ; 3° Po Biiî Ut, fille d'un chúade Cochinchine (Hue), qui par sa trahison provoqua l'envahissement, du Champa par les Annamites. Sa statue, adossée à la pierre d'un kut tombal, se trouve au lieu dit Hamu Biuh, « le champ de la citadelle», dans la vallée de Phaurang. La légende historique de Po Rome a été recueillie jadis par M. Aymonier; mes renseignements personnels, pris à Phanri, pays d'origine de ce roi et de sa première femme, n'ayant qu'une importance complémentaire très minime, je préfère renvoyer le lecteur au n° 32 des Excursions et Reconnaissances. Po Bià Sučih, la petite déesse de Tangle S.-0. de Po Rome, est représentée assise sur un čanarvar à rigole d'écoulement de 4-8/48/17. Sa statue en grès bleuté mesure 0 m 72 et s'adosse à une sorte de kut tronqué qu'elle dépasse de la hauteur du front. Elle n'accuse, avec la reine étudiée dans la tour, que quelques différences d'ornementation et d'attitudes. La tête est maternellement, inclinée ; mais ici le ciseau a légèrement trahi l'intention délicate du sculpteur cham. La taille est ceinte d'un long sarong semé de fleurs et les mains semblent encore porter un petit enfant dont il ne reste plus que les deux tronçons de pieds mutilés. Pour n'y plus revenir, disons ici qu'elle est accompagnée de ses deux suivantes, dont les kut se dressent à sa gauche et un peu en arrière, l'un à simple lambel, l'autre à décor floral. Elle porte gravée sur la poitrine une inscription chaîne, en cinq lignes inégales, dont voici la position exacte: la première, deO m 29, part d'une épaule à l'autre en courbe irrégulière; la seconde, de 0 m 27, va presque de l'une à l'autre aisselle en suivant les contours supérieurs de la poitrine ; la troisième, de Om 22, les coupe en diagonale au sommet; la quatrième, de 0m23, contourne Ja poitrine en dessous des seins ; la cinquième enfin, de 0m23, est gravée au dessus du creux de l'estomac. Cette inscription est inédite : en voici le texte et la traduction : ni panvôy bià Sucih (2) radoh su po palei (S) nan oh dik (4) ka pvei son pasaň (5) di tadà bià Sucih. Ci l'histoire de la reine Sucih, de haute fortune dans son pays f1), qui ne s'est pas assise au bûcher avec son mari. [Ecrit] sur la poitrine de la reine Sučih. i1) C'est-à-dire d'illustre famille: rndôh admet très bien ce sens par extension.
— 602 — Peu de chose à dire sur la forme de cette curieuse inscription : la langue est moderne, l'écriture appartient à la dernière période de transition entre récriture des inscriptions en sanskrit et vieux-cham et les formes actuelles. Le ta est encore ancien, mais simplifié; le pdel le da ont déjà fusionné et le contexte seul les différencie ; mais ils ont gardé les lignes du pa des inscriptions sanskrites, moins les fleurons de tête. L'autre pa et le sa, prononcé tha au Binh thuân, engendrent la même confusion. Quant au fond, l'inscription nous apprend que la coutume indienne du suicide des veuves sur le bûcher de leur mari, attestée par d'autres témoignages (*), était encore en pleine vigueur au xvne siècle, et que la femme qui se dérobait à ce devoir était jugée digne d'une éternelle flétrissure. Si cette première inscription ne présente aucune difficulté de lecture, il en est, tout autrement des deux autres gravées sur les piédroits du vestibule de Po Rome : les Vandales ont passé, par là. Vers 1831-1835, les Annamites ont tenté d'incendier cette tour. Le feu a fait éclater le portail de granit, a craquelé les piliers polis, a brisé les énormes portes monolithes dont les deux vanlaux à tenons s'encastraient dans les mortaises encore béantes du linteau et du seuil, enfin il est allé lécher dans sa niche ogivale le Po Ganvôr Mantri qui veillait encore sur les cendres de son maître. De la première inscription, celle de gauche, il ne reste d'intactes, sur quarante et une lignes, que la première, la seconde et la dix-huitième. La deuxième inscription, celle de droite, qui compte quinze lignes, n'a pas même sauvé dans son intégrité l'acclamation traditionnelle qui commence presque toutes les inscriptions du Champa . Je les transcris telles que j'ai pu les lire :
(1) svasti si (2) [ddhi] kariyâ (3) mada drap ai. . . . (4). . . рок bal (5). ... bian bï mon (6) bar lei dom (7) dï kal a (8) к nan asa (9) uran nï môk. . (10) jei tak (11) . tanôh riyá (12) à кап po (13) nan lion (') Le roi cham Chê-mân, qui avait épousé en 1306 la princesse annamite Huyén-tràn, mourut l'année suivante : « La coutume chame est qu'à la mort du souverain, la reine monte sur le bûcher pour le suivre dans la mort. L'empereur (d'Annam) l'apprit et envoya (Trun) KhacChung (PJî) ^ $£ qui prétexta venir pour apporter les condoléances (de son maitre). 11 dit de plus que si la princesse montait sur le bûcher, il n'y aurait plus personne pour pratiquer la pureté et qu'il valait mieux qu'elle allât au bord de la mer rappeler l'âme Щ £$I (du roi) et qu'elle la ramenât, et qu'alors elle pourrait monter sur le bûcher. Les Chams l'écoutèrent; et quand (la princesse) fut sur mer, (Trân) KMc-Chung l'enleva sur une barque légère et la ramena. » {Cang mue, ch. 8, p. 45.). — Odoric de Pordenone, qui visita le Champa entre 1318 et 1330, fait allusion à la même coutume (éd. Cordier, p. 188) : «Quant aucuns homs meurt en ce pays, on ensevelist sa femme avec lui, car ils dient que drois est que elle demeure avec lui en l'autre siècle ».
— 603 —
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(15) anit ka po (16) . Par Rame rai (1-4) ..... t abih s (17) day lak sa || (18) arak ní tál (19) harei sudei an (20). . . . bhâ uran ya tuy (21). ... ar dha ya tu ^22). ... к drei salih (23). . . . dom nan bik (24) к bik ta (25) к jvai cak (26). . . jôii lu pan (27). . . pagâ saň jôii. . (28). .... dok p. (29) t glaiï po jôn. . , (30). . . . nôk ta m (31). . . mov kuya (32). . к buk ra kroii (33) ... ra.. tah pak (34) к rat (35) rabôk ramôk (36). . . . drei bà son. . (37). . . pbov ra (38) tapah son ak (39). ... к /;al (40)... dï.... abih (41) lei.... с... son.... |[
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(1) svasti (2) siddhi (3). . . drap dï a. . . (4). ... ka ju ta nà. . (5) moh limô su (6) tajai drap (7) laa . . . puk (8) abih dï nôbï (9) к || panvôc til. . . (10) son uran (11) kapat. ... к (12) рок pan. . . (13) рок ak (14) kà nan bhar (15) II о || Tenter, même de loin, la restitution d'un pareil document serait aller au devant d'un échec lamentable. Voici tout ce que je puis en déchiffrer : (1-2) svasti ! siddhi ! kariya ! Fortune ! succès ! victoire ! (3) II est un trésor à.. (4)... enveloppé.. (5)... ordinairement... caché (6)... clairement nombreux. . . (7). . . à l'époque éloignée. . . (8) ... c'est un ... (0). . . cet homme a pris. . . (11). . . (le maître) de la terre. . . (12). . . ciel le dieu. . . (14). . . tous. . . (15). . . aimer le roi (16). .. Po Rome régner. . . (17) .... protéger de toutes ses forces (18) depuis cette époque jusqu'à. . . (19). ... le jour d'après reconnaître. . . Les lignes suivantes sont d'une lecture encore plus ingrate. Je termine sur cette défaite ma monographie de Po Rome en demandant pardon au lecteur d'avoir trop abusé de sa longue patience.