Théo Jarrand 2018
CRITIQUE ESTHÉTIQUE
La Herjólfsbærinn sous la direction de:
Grégoire CHELKOFF
Expérience et Esthétique
tionnels. Vers la fin de mon périple, j’ai fait un petit écart par rapport au plan de route initial pour aller marcher quelques jours sur l’archipel islandais des Vestmannaeyjar2, qui se compose de 18 petites îles. Une fois les pieds posés sur Heimaey (seule terre habitée dans ce chapelet d’îlots), je me suis dirigé vers le seul camping de ce territoire où j’ai pu enfin installer ma tente, toujours avec ce climat capricieux, rendant pratiquement nul toute visibilité à plus de dix mètres (fig.1). Après avoir parcouru de long en large le site, je me suis décidé à prendre de la hauteur, et à monter sur les pentes abruptes qui bordent ce camping quelque peu étrange. Après un long chemin escarpé qui nous fait se concentrer sur nos pas plutôt que sur le paysage, ce qui se dévoile à nos yeux est tout simplement féerique, grandiose. Depuis le haut de ses falaises il est effectivement possible d’avoir un panorama à 360 degrés sur l’entièreté de l’île. Ce promontoire nous donne l’impression d’être seul au monde. Je suis resté sans bouger à contempler cette nature à l’état brute pendant de longues minutes sans autres bruit que le vent et les passages répétés des macareux3 nichant au sommet. Mais la beauté de cet archipel n’est pas la seule surprise que j’ai eu en grimpant ces parois abruptes. Car une fois en haut, je découvre que j’ai tout simplement installé ma tente dans le fond d’un gigantesque cratère volcanique en sommeil4. En effet, je n’avais pas réalisé au sol que les falaises, d’un vert presque surréaliste qui entourent le camping, formaient une ellipse presque parfaite d’où ressortait ma tente jaune fluo. Mais le plus intrigant, c’est que je remarque qu’à côté de mon abri de tissu se trouve un édifice assez unique, que je n’avais pas remarqué en bas tant son intégration au paysage semble parfaite. Depuis les abords de la caldeira5, cet édifice semble être un simple monticule de roche recouvert de mousse, identique à ceux qui composent le fond de ce cratère. Mais dès lors que l’on commence à revenir vers le niveau de la mer, on s’aperçoit que ces courbes herbeuses ne sont autre qu’une forme vernaculaire d’architecture. Je n’ai pas ressenti la descente
Aesthésis
Réception et perception Cet article a pour vocation de traiter de l’expérience esthétique d’une rencontre avec un édifice atypique et mystérieux, au fin fond de l’archipel des Vestmannaeyjar situé au sud-ouest de l’Islande. D’après Hans-Robert Jauss, l’expérience esthétique s’accomplit sur 3 plans : tout d’abord la réflexion esthétique, puis la conscience comme activité productrice et enfin la conscience en tant qu’activité réceptrice1. Les 2 premiers plans sont subjectifs et le dernier devient intersubjectif, chacun vit son expérience personnelle, mais il en résulte des normes d’actions collectives. Ces trois étapes correspondent à la production, la réception et la communication soit poïesis, aesthesis et catharsis. Lorsque l’on visite un édifice, ces trois étapes se présentent à nous simultanément. Pas toujours évident de prime abord, il est en effet parfois nécessaire d’analyser son expérience pour en comprendre l’impact et les raisons qui nous ont fait l’apprécier. Cette analyse abordera donc une de mes expériences esthétiques toute particulière, celle de la rencontre avec la Herjólfsbærinn, une ferme typique de l’architecture patrimoniale islandaise. En effet, durant l’été 2013 j’ai eu la chance de voyager pendant 1 mois autour de l’Islande et de rencontrer des paysages et une architecture plus qu’excep-
2 Les îles Vestmann (en islandais Vestmannaeyjar) sont un archipel d’Islande situé dans l’océan Atlantique, dans le Sud du pays. 3 Tribu d’oiseaux marins charadriformes de la famille des alcidés. Ils possèdent un plumage noir et blanc et le bec coloré. 4 Cône volcanique vestige du Herjolfsdalur, ancien volcan principal de l’archipel des Vestmannaeyjar. 5 Vaste dépression circulaire ou elliptique, généralement d’ordre kilométrique, souvent à fond plat, située au cœur de certains grands édifices volcaniques et résultant d’une éruption qui vide la chambre magmatique sous-jacente. (Fernand Joly, Glossaire de géomorphologie, éd. A. Colin, 1997, 325 p)
JAUSS, Hans-Robert, Petite apologie de l’expérience esthétique, conférence publique faite le 11 avril 1972 à Constance, à l’occasion du 13e congrès des historiens allemands de l’art, traduit de l’allemand par Claude Maillard, Édition ALLIA, 2007.
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tant, je ne suis rentré qu’une seule fois à l’intérieur, et ce uniquement par nécessité. Ce bâtiment est entouré de mystères qui ont participé au fait que pendant pratiquement tout le séjour je me suis contenté de l’observer de l’extérieur sans me risquer a passer sa porte. Certes, cet édifice est intrigant, par sa forme et son utilisation, mais il y avait quelque chose d’autre, quelque chose de plus profond faisant en sorte de bouleverser la perception du bâti lui-même, mais également des alentours et du paysage. Premièrement, le fait d’avoir élevé cette architecture dans le fond d’un volcan endormi quand on sait ce que cela peut engendrer7, participe à l’intrigue. Après avoir enfin remarqué l’édifice, il est apparu tout à coup comme un sentiment de vulnérabilité dans ce lieu, une sorte de prise de conscience que, tout comme lui, je n’étais pas à ma place ici, que la nature pouvait à chaque instant se réveiller de son sommeil profond, mais pas éternel. Deuxièmement, le type architectural atypique a grandement participé à cette sensation d’étrangeté. En effet, je n’avais encore jamais vu de mes propres yeux un bâtiment de la sorte, avec son toit en herbe et ses murs imposants en basalte noir (pierre volcanique à l’aspect à la fois massif et aérien par sa granulométrie). Cette esthétique renvoyant à l’image de l’habitat presque troglodyte a pour effet de percevoir l’ensemble comme quelque chose d’écrasé, presque enterré et fait apparaître la perception du temps comme quelque chose d’illusoire en ces lieux. Après avoir longuement observé ce bâtiment depuis ma tente et les alentours, c’est seulement sous une certaine forme de contrainte que je suis parti explorer l’intérieur de cette architecture étrange. En effet, cette forme rabaissée et mystérieuse de l’édifice ainsi que sa matérialité, nous renvoie vers l’allégorie de la caverne, ce qui n’invite pas le marcheur à pénétrer à l’intérieur. Car la caverne dans la symbolique universelle est un lieu central où s’effectue une transformation (mort, renaissance, initiation) ou bien un lien avec l’autre monde. Elle est le lieu de naissance, de régénération et d’initiation comme nouvelle naissance, mais aussi un lieu de passage de la terre vers le ciel, ou du ciel vers la terre, ainsi que le lieu où se fait un passage des ténèbres à la lumière.8
Herjolfsdalur
fig.1: Carte de Heimaey, l’île principale des Vestmann.
de la même manière que la montée. Cette fois-ci, ce n’était plus la topographie du terrain qui occupait mon esprit, mais bien ce bâtiment incongrue. Tout au long de cette désescalade, je réfléchissais à ce bâtiment, me demandant ce qu’il pouvait bien abriter. Une autre question qui me taraudait, était son emplacement ; pourquoi décider de le construire en ces lieux ? Une fois retourné près de ma tente je me suis décidé à parcourir les abords de cet édifice, tout en gardant une certaine forme de recul avec ce dernier. Car après en avoir fait le tour une première fois, mes sentiments étaient mitigés. Mon esprit hésitait entre le besoin inexplicable d’aller au plus près du sujet, et la sensation mystérieuse que je devais éloigner le plus possible ma tente de ce bâtiment. Le fait d’être tirailler entre ces deux envies correspond pour moi à l’expression de certains instincts primaires humains. En effet, l’Homme est attiré par la nouveauté ainsi que par la soif de découverte et d’exploration, mais reste prudent et parfois fermé vis-à-vis de ce qu’il ne connais pas à cause de son instinct de survie6. C’est pourquoi je suis resté à côté de ce bâtiment durant les 3 jours où j’ai arpenté cette île, mais que pour-
Éruption du volcan Eldfell sur l’île de Heimaey en pleine nuit le 23 janvier 1973, entraînant l’évacuation de 5200 personnes pendant six mois et détruisant 65% des habitations sur l’île. 8 GUENON René, « L’idée du centre dans les traditions antiques », dans : Symboles de la science sacrée (Paris : Gallimard, 1962), p. 66 7
LORENZ Konrad, Évolution et modification du comportement, l’inné et l’acquis (1979), Payot, p. 73 6
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fig.2: Vue sur l’entrée de l’édifice avec les parois du cratère en fond (crédit: theo Jarrand).
René Guénon explique aussi que :
« Une caverne se présente, il s’y glisse, et se trouvant à sec, il s’applaudit de sa découverte. Mais de nouveaux désagréments le dégoûtent encore de ce séjour. Il s’y voit dans les ténèbres, il y respire un air malsain, il sort résolu de suppléer, par son industrie, aux inattentions et aux négligences de la nature. L’homme veut se faire un logement qui le couvre sans l’ensevelir »13
« mort et naissance sont les deux faces d’un même changement d’état et ce passage d’un état à un autre doit toujours s’effectuer dans l’obscurité. La caverne est liée au voyage souterrain et il faut la comparer à la baleine de Jonas»9 On peut aussi se référer aux écrits de Platon10, qui eux expliquent que la caverne représente le niveau inférieur. La sortie de la caverne platonicienne correspondrait à l’entrée de notre ferme, qui symbolise l’éloignement du monde des Hommes et des habitudes. On peut aussi souligner le caractère électif de cette entrée dans la caverne, seuls ceux qui sont aptes à entrer dans la caverne peuvent y avoir accès11. Marc-Antoine Laugier12 traite également de ce sentiment d’inconfort et de non-envie de pénétrer dans un édifice caverneux dans son récit Essai sur l’architecture:
Tout ceci participe au sentiment de peur et de méfiance vis-à-vis de l’entrée de ce bâtiment, que l’on préfère observer de l’extérieur plutôt que de l’intérieur. Mais il se peut que le destin force quelque peu les choses. En effet, le jour du départ une pluie diluvienne s’est abattue sur l’île ! Je me suis donc décidé à rentrer afin de plier mes affaires et de finir la journée au sec. L’entrée dans l’édifice est une contrainte pour le corps, car la porte est étroite en plus d’être basse. Cela nous oblige à nous baisser et dirige notre regard vers le sol. Ce palier nous propulse directement dans un autre monde à la limite franche. Passer cette barrière que représente le sas d’entrée ; les murs étant telle-
GUENON René, « La caverne et le Labyrinthe », p.191-193. Philosophe grec, disciple de Socrate (427-347 av. J.-C.) 11 PLATON, La République (GF-Flammarion 1966) 12 Abbé, théoricien de l’architecture française du XVIIIe siècle (1713-1769). 9
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LAUGIER Marc-Antoine, «Essai sur l’architecture», Editions Pierre Mardaga, Bruxelles 1979, pages 8 13
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ment épais que cela vient créer un véritable espace de transition entre l’extérieur et l’intérieur ; tous nos sens sont en éveil. Tout d’abord, notre perception visuelle est perturbée par des contrastes lumineux très forts auxquels nos yeux ne sont pas encore habitués. En effet, à l’intérieur l’espace reste très sombre avec seulement une seule source de lumière se trouvant au milieu de la pièce, dans la toiture. Ce clair-obscur puissant ne dure que quelques instants, mais réussit à retranscrire toute cette ambiance visuelle présente dans le cœur de cette architecture en un concentré pur et violent qui marquera toute personne ayant l’audace de s’aventurer dans l’entre de l’édifice. Une fois notre vision habituée ce sont nos autres sens qui entrent en action. En tout premier lieu, la perception olfactive du lieu nous renvoie vers notre imaginaire de la cave ou de la grotte. En effet, durant les premiers instants, on commence à distinguer une odeur de tourbe et donc de terre humide qui fait office de toiture. Ensuite, on se retrouve assailli par des exhalaisons provenant des dalles de pierres trempées par la pluie au centre de l’atrium, ou du bois en décomposition jouant le rôle de structure. Toutes ces senteurs, viennent produire chez nous la sensation étrange d’être rentré sous terre. Mais à l’instant où cette ambiance pesante et oppressante engendrée par les senteurs et la vue vient nous emparer, bizarrement l’on commence à se sentir en sécurité ; comme abrité par le toit et les murs épais de ce colosse. On a cette douce impression que rien ni personne ne pour-
fig.4: Intérieur de la ferme, avec l’atrium en premier plan (crédit: Jack Clayton).
je sais que la tourbe permet une très bonne isolation thermique pour avoir déjà étudié ce matériau auparavant, je ne m’attendais pas à une si grande différence de température ressentie entre l’extérieur et l’intérieur. Même si la thermie ambiante est très agréable en comparaison du monde extérieur, il y a comme un sentiment de frugalité dans l’aménagement des espaces, une impression de minimalisme presque pauvre, qui vient contredire cette sensation de chaleur interne. Les pièces vides et les matériaux bruts amplifient ce sentiment. En effet, notre regard se porte seulement sur une matérialité austère, presque hostile qu’aucun mobilier ne vient masquer. Tout ce que perçoivent nos sens, que ce soit l’olfactif, le sonore, ou le visuel, nous amène à penser que nous sommes rentrés dans un monde irréel, où le temps n’a pas d’emprise. La perception que nous avons du sol favorise grandement cette idée. En effet, la majeure partie de l’espace est composé de dalles en pierres non uniformes ou tout simplement de terre compactée. Seul un espace réduit a été surélevé par un plancher en bois assez récent. Ces textures de sol différentes troublent notre proprioception et mettent en exergue le sentiment d’être dans un édifice primitif en lien avec la nature qui l’entoure, nous renvoyant à l’image de la hutte primitive de Marc-Antoine Laugier. La cabane serait née du
fig.3: La ferme Herjólfsbærinn en plein hiver (crédit: Jack Clayton).
ra venir perturber cet espace-temps d’un autre âge. Ce sentiment de confort, ou devrais-je dire de réconfort, que procure cette architecture, est aussi décuplé par la sensation de chaleur. Pourtant il n’y a aucune trace d’un quelconque foyer de cheminée dans la pièce, aucune source de chaleur externe. Même si 5
besoin des hommes de se ménager un abri contre les intempéries en prenant exemple sur l’architecture naturelle des arbres ou des cavernes.
Cette non-continuité entre l’intérieur et l’extérieur est mise en avant par l’acoustique assez surprenante de lieu. Car c’est seulement après un long moment que je me suis rendu compte que j’avais totalement sorti de mon esprit le fait que de l’autre côté de ces parois, faisait rage une violente tempête que je devrais tôt ou tard affronter. Même s’il est possible de percevoir les gouttes de pluie passer à travers la percée en toiture et venir s’écraser sur les pierres faisant office de parterres, les sons extérieurs sont tout simplement réduits à néant, c’est à peine si l’on entend les bourrasques venir frapper le toit. C’est peut-être la sensation la plus forte, la plus marquante de cet édifice. On se retrouve totalement coupé du monde extérieur, alors même que le bâtiment est en quelque sorte une partie de ce monde extérieur puisque l’on pourrait très certainement marcher sur son toit sans même en avoir conscience (fig.2 et 3). Cette confrontation entre un extérieur en perpétuel mouvement subissant les dicta de la nature violente islandaise et un intérieur reposant, protecteur donnant l’impression d’une incroyable solidité provoque une ambiance que je n’ai retrouvée nulle par ailleurs sur Terre et nous déstabilise. Cette énigmatique ferme Herjólfsbærinn permet ici de mettre en avant la pluralité de notre perception sensorielle tant à l’extérieur qu’a l’intérieur et nous donne l’incroyable opportunité de pouvoir parler non plus de cette simple notion du beau, mais celle du soma-esthétique que développe à la perfection Richard Shustterman15 :
«Telle est la marche de la simple nature : c’est à l’imitation de ses procédés que l’architecture doit sa naissance»14 Les dimensions internes bouleversent notre perception des échelles, font hésiter notre esprit à se focaliser sur le très rare mobilier présent ou sur le dimensionnement de la structure. À l’intérieur, on se demande si le passage de l’entrée ne nous a pas fait grandir d’une trentaine de centimètres, ou si les anciens habitants de cet abri n’étaient autres que des trolls ou des elfes comme il en existe tant dans ce pays (d’après les Islandais eux-mêmes). Au centre de chaque maisons (l’ensemble se compose de deux maisons mitoyennes) trône un semblant d’atrium composé en toiture d’une simple trouée aux contours assez flous et d’un parement en pierres au niveau du sol. Cet élément participe grandement à cette distorsion des échelles. En effet, le contraste entre un atrium, haut de plafond, lumineux et le reste de l’espace (les pourtours), bas,
«Ancrée dans une tradition pragmatiste classique qui considère l’expérience comme un concept philosophique crucial pour lequel le corps est central, le soma-esthétique consiste à étudier de façon critique et à cultiver dans une perspective méliorative la manière dont nous éprouvons et utilisons le corps vivant (soma), en tant que lieu d’appréciation sensorielle [aisthesis] et de façonnement de soi créateur.»16
fig.5: Vue sur le cratère herjolfsdalur (crédit: theo Jarrand).
Pour aller plus loin dans cette notion d’expérience plurisensorielle tout en restant dans le subjectif, il apparaît maintenant intéressant de traiter la question de la poëtique par la dimension de la conscience comme activité productrice.
sombre et encombré, nous mélange, et participe à piéger notre vue stéréoscopique et donc notre sens de la perception tridimensionnelle. Ces troubles du dimensionnement sont accentués par la perception des proportions extérieures de l’édifice. Car dehors, l’ensemble nous apparaît plus en lien avec des dimensions humaines, avec une sensation d’espace plus généreux et de hauteurs acceptables.
SHUSTERMAN Richard: Philosophe américain dont les travaux portent principalement sur l’esthétique et s’inscrivent dans le renouveau du pragmatisme. 16 SHUSTERMAN Richard, Soma-esthétique et architecture : une alternative critique, Haute école d’art et de design, Genève, 2010. p.16 15
LAUGIER Marc-Antoine, «Essai sur l’architecture», Editions Pierre Mardaga, Bruxelles 1979, pages 12
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fig.6: Coupe sur un des batiments (crédit: theo Jarrand).
Poïetique
naturel, idéal pour aller pêcher (la pêche est la ressource principale de l’archipel des Vestmannaeyjar de la même manière que le reste de l’Islande). L’ensemble de l’édifice est donc composé de deux bâtiments bien distincts une fois à l’intérieur, mais presque sans aucune distinction vue de l’extérieur. À l’extérieur justement, la ferme disparaît totalement dans le paysage des alentours. En effet, le site n’est autre qu’un cratère de volcans en sommeil depuis plusieurs milliers d’années, et se caractérise par de nombreux monticules de terre, recouvrant ainsi un immense champ de lave à la topographie plus que chaotique (fig.5). Les deux toits du bâti, de forme arrondie et venant presque toucher terre, viennent donc épouser le relief de la plus belle des manières. Si tant est que si la personne ne s’approche pas de très très près où qu’elle ne se place pas face à la façade comportant les entrées il lui est impossible de le discerner. En soit, le bâtiment est loin d’être ordinaire, en tout cas pour moi, mais il ne présente pas de caractéristique particulière nous permettant de le rattacher à une théorie ou à une mouvance architecturale. Bien sûr, on pourrait rattacher cet édifice à la catégorie des bâtiments vernaculaires, ou bien des habitats troglodytes, mais cela semble évident en l’observant qu’il n’y a pas de parti-pris architectural pour une posture esthétique, mais plutôt dans une rationalité fonctionnelle et structurelle. En effet, le choix des matériaux nécessaires à la construction a été dicté par le lieu, par la nature elle-même, ce n’est pas un choix esthétique visant à transmettre certaines valeurs (du moins à l’époque). La toiture végétalisée composée d’un mélange de gazon et de tourbe découle tout simplement du fait qu’à même le site on trouve de grandes pentes herbeuses capables de fournir assez de matière première pour le toit de l’édifice. L’utilisation de ce matériau peut être qualifiée de très astucieuse. En effet, le tourbe est un matériau exceptionnel, elle
Construction matérielle Une fois rentré de mon périple, j’ai cherché à en apprendre plus sur cette habitation que je qualifierai de surréaliste par les ambiances qu’elle dégage tant cette dernière m’a profondément marqué. Je voulais surtout savoir pourquoi cette construction avait été bâtie à cet endroit étrange et qu’elle était sa logique structurelle. À ma grande surprise, j’ai appris que cette ferme date en fait de 200617. La ferme Herjólfsbærinn n’est autre qu’un musée essayant de préserver l’architecture patrimoniale islandaise. En effet dans les années 1980, des fouilles ont été entreprises à cet endroit et ont permis de mettre au jour d’ anciennes ruines de deux habitations mitoyennes datant du IXe siècle, faisant de ces dernières les plus anciennes traces de construction de toute l’Islande. Il existe des incertitudes sur la première implantation humaine dans l’archipel des îles Vestmann, mais la première personne à avoir habité sur Heimaey est Herjólfur Bárðarson qui a construit sa maison à l’endroit qui porte son nom, Herjólfsdalur, en français la «vallée d’Herjólfur»18 Les bâtiments ont été identifiés comme étant un corps de fermes où cohabitaient les animaux et les paysans. Concernant la question de l’emplacement, il apparaît clair si on lit les cartes, que cette zone est abritée des vents venant du large et du continent, permettant ainsi aux habitants de moins subir la météo plus que capricieuse dans cette région du globe. De plus, cette partie de l’île de Heimaey engendre un port Projet porté par la société d’art et de culture Herjólfsbæjarfélagið. Architecte et chef de chantier: Víglund Kristjánsson. Deux ans de travaux pour un coup de 145 000 euros. 18 Site officiel des îles Vestmann: http://www.vestmannaeyjar. is/ 17
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se définit comme produit de la fossilisation de débris végétaux (dits « turfigènes », comme diverses espèces de sphaignes par exemple) par des microorganismes (bactéries, arthropodes, champignons, microfaune) dans des milieux humides et pauvres en oxygène — que l’on appelle tourbières — sur un intervalle de temps variant de 1 000 à 7 000 ans. Pour être plus précis, si, à cause de son enfouissement, la tourbe est soumise à des conditions particulières de pression et de température, elle se transforme, au bout d’une période de l’ordre du million d’années,
donc très peu d’arbres. Le bois est donc un matériau très rare et précieux qui est utilisé avec intelligence, et le plus souvent destiné à la construction des bateaux permettant de circuler et d’aller partir pêcher en mer. On peut donc, de manière légitime, se demander si au IXe siècle, les fermiers Islandais (sans grande richesse) auraient utilisé du bois, surtout au vu du diamètre imposant des grumes utilisées dans cet édifice (fig.6). Car le seul bois que les habitants avaient à disposition ne pouvait venir que de la mer, au sens propre comme au figuré, avec le commerce (très faible) par des navigateurs venus de la Scandinavie20 et de l’Irlande, ou bien par la collecte de bois flotté venant de Sibérie par les courants.21 Avec cette ferme Herjólfsbærinn, le soin architectural et esthétique n’est pas porté sur les matériaux ou même les détails constructifs ; le bâtiment tend à s’effacer vis-à-vis du paysage à tel point que l’on pourrait dire qu’il est même composé de ce dernier. À l’inverse, on pourrait juger que ce soin est porté sur l’organisation spatiale et programmatique ; le bâtiment conditionne des atmosphères et construit des lieux pour permettre à ses usagers de vivre de manière plus simple et plus confortable.
fig.7: Photo montrant l’entrée dans l’édifice, avec l’espace de l’atrium en fond. (crédit: Yoann Jezequel).
plafond de bois
en charbon. Ainsi, par sa forte porosité, elle permet une excellente isolation phonique (-40 dB pour 12 cm) et surtout thermique, puisqu’elle permet même de se passer de source de chaleur autre que la chaleur corporelle propre des habitants et des bêtes. Le toit végétalisé permet également une diminution du taux d’humidité en comparaison avec l’extérieur puisque la tourbe est un matériau permettant de stocker des quantités d’eau et de neige très importantes tout au long de l’année, évitant ainsi des infiltrations à l’intérieur de l’habitation. Pour les murs, leur matérialité provient du fait que le basalte (roche volcanique) abonde sur cette île ce qui en fait un choix idéal pour ériger l’enceinte du bâti. La maison est construite comme une maison longue et une ferme avec pierres provenant de Hraun, Ölfus, et de Snjallsteinshöfði19. Concernant le dimensionnement, cela résulte directement du poids plus que conséquent d’une toiture végétalisée de presque 50 cm d’épaisseur. La question de l’utilisation du bois pour la structure interne venant reprendre les efforts de la toiture au centre de l’édifice est un peu plus compliquée. En effet, sur les Vestmannaeyjar, et comme le reste de l’Islande, il n’y a pas de forêt, et 19
tourbe gazon
mur en bois ou en pierre fig.8: Detail de toit en tourbe et gazon (crédit: theo Jarrand).
Le bois utilisé pour la construction de la ferme en 2006 provient de Norvège (https://www.mbl.is/greinasafn/ grein/1090913/) 21 KARLOSSON Gunnar, Iceland’s 1100 years: the history of a marginal society, Londres, C. Hurst & Co. Publishers, 2000, p418. 20
https://www.mbl.is/greinasafn/grein/1090913/
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fig.9: Zoom sur la seconde entrée de l’édifice. (crédit: theo Jarrand).
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Premièrement, il apparaît comme évident de parler de cette sensation d’univers mystique qu’il communique. En effet, nous avons vu plus haut, dans la description de la réflexion esthétique de la première rencontre avec l’édifice, que tout nous renvoyait à cette idée de caverne mystérieuse et hautement symbolique : la matérialité, les ambiances, la forme. Mais le plus marquant, je devrais dire le plus parlant, reste tout de même un signe énigmatique apposé au-dessus de la porte d’entrée, sensé protéger les habitants des trolls qui vivent dans des grottes et se nourrissent de chair humaine ou à défaut de bétail. (fig.8) La légende raconte que Dieu rendit visite à Adam et Ève, mais qu’Ève n’eut pas le temps de laver tous ses enfants avant son arrivée. Elle ne lui présenta donc que les propres et cacha les autres à sa vue, mais Dieu ne fut pas dupe et décréta que puisque c’était ainsi, les enfants qu’elle lui avait cachés le resteraient à tout jamais aux yeux des hommes22. Cette croix viking nous renvois l’impression que ce bâtiment appartient aux sagas fantastiques islandaises. En effet, les légendes islandaises regorgent de créatures mythiques dont les plus connues sont les trolls et les elfes. Il faut avouer que le climat que j’ai pu avoir lors de ces quelques jours se prêtait volontiers à ce genre de superstition. Mais si l’on rajoute l’obscurité quasi permanente en hiver, le
Catharsis
Communication des valeurs La catharsis implique avant tout la société que ce soit au niveau local ou global, elle est le résultat de l’alliance des deux précédentes parties. L’architecture, l’objet et ici le paysage doivent restaurer leur fonction de communication, qui n’est pas seulement l’expérience de soi, mais également des autres. Cette jouissance qui se doit d’être communicative ne s’arrête pas à la simple réflexivité. La communication d’une chose est importante, elle nous permet de la comprendre et pèse d’une certaine manière sur l’évolution de nos sociétés. En effet, ici elle permet de catégoriser, de poser des mots sur l’expérience esthétique et de la faire prospérer. La ferme Herjólfsbærinn est en ce point particulière selon Jauss. En effet, cet édifice a été construit dans l’opposition de la volonté de communication et d’ouverture vers l’extérieur dans un but ostentatoire. Ce bâtiment, par sa fonction ne renvoie aucune connotation religieuse que l’on pourrait détailler, mais il renvoie de nombreuses images sujettes à l’interprétation.
fig.10: Maison en tourbe, Borgund, Lærdal, Norvège, 2015 (crédit: theo Jarrand).
brouillard fréquent qui s’abat sur ce paysage rude et sauvage, le silence des hauts plateaux, cela laisse facilement l’imagination vagabonder. Puis 21 KARLOSSON Gunnar, Iceland’s 1100 years: the history of a marginal society, Londres, C. Hurst & Co. Publishers, 2000, p278.
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alors que cette dernière n’a nullement été pensée de la sorte à l’origine. Si l’on s’attarde sur la matérialité et la logique structurelle on s’aperçoit que cette notion d’économie du matériau ainsi que la culture du local participent à communiquer une pensée écologique de la construction. L’édifice nous renvoie la sensation de communier avec la nature, et d’être en lien direct avec le paysage et la terre. L’intégration de cette ferme dans le panorama pourtant atypique de cette zone volcanique renforce cette image. Les deux toits épousant la topographie des monticules herbeux semblent avoir été imaginés par la nature elle-même. Si on rajoute les murs en pierres noires qui semblent sortis tout droit du sol, on obtient un objet s’apparentant à un morceau de terrain que l’on aurait soulevé du sol et faisant directement référence à la nature.
fig.11: Porte d’entrée avec le symbole viking sur le fronton (cré dit: theo Jarrand).
errer parmi les rochers noyés dans le brouillard et cet édifice est une expérience inquiétante. Deuxièmement, si l’on étudie convenablement cette ferme, l’on remarque que l’idée du vernaculaire est très présente, même si elle ne découle pas d’un souhait particulier au moment de la construction. Cela communique sur cette idée d’habitat primitif, frugale, ou encore patrimoniale. Cette forme d’habitat vernaculaire reproduit dans notre esprit l’image de l’habitat troglodyte universel des premières civilisations que l’on peut encore observer à certains endroits du globe comme en Scandinavie (fig.10), Afrique, ou même en France à Doué-la-Fontaine.
fig.12: Zoom sur la seconde entrée de l’édifice. (crédit: theo Jarrand).
Troisièmement, on pourrait dire que cet édifice, même s’il possède un but seulement fonctionnel en tout cas à l’époque de sa construction primaire au IXe siècle, jouit a contrario d’une image actuelle totalement différente qui fait écho principalement à l’économie, et l’écologie. En effet, cette notion d’écologie transparaît de cette architecture 11
fig.13: Photo prise en drone au dessus de la caldeira, avec en bas à droite la ferme Herjólfsbærinn. (crédit: theo Jarrand).
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pas réfléchi à ce que pouvait être ce bâtiment, je me suis contenté de ressentir les ambiances. Cette ignorance m’a permis de faire corps avec l’édifice, de vivre une réelle expérience esthétique, sans arrière-pensée préconçue sur l’atmosphère que j’allais y rencontrer. À l’inverse, pendant que je prenais mon repas au sec et que mes affaires séchaient au bord de l’atrium, un groupe de touristes est entré pour visiter cette réplique de ferme islandaise du IXe siècle. En me remémorant leurs attitudes, je perçois maintenant que le fait qu’ils sachent tout l’historique de ce bâtiment a modifié leur perception des ambiances et leur expérience esthétique du lieu. Il n’y a eu aucun moment d’arrêt au moment de passer la porte alors que cette dernière est hautement symbolique et nous projette dans un autre univers.(fig.7 et 12) Ils sont tout simplement rentrés pour se prendre en photo sous la pluie au milieu de l’atrium puis ils sont repartis aussi vite qu’ils sont arrivés. Ainsi je reste persuadé que nous avons eu une perception des ambiances totalement différente de cet endroit. Il était pour eux difficile de s’approprier ce bâtiment, alors que pouvoir y séjourner sans a priori, sans connaissances aucune, permet de ressentir plus profondément les ambiances. Mais ceci reste mon simple avis, il m’apparaît donc comme pertinent de creuser la question du lien entre le savoir et l’expérience esthétique d’un bâtiment.
Conclusion
Ouverture et questionnement Si l’on définit la Catharsis par une implication de toute la société à l’échelle globale ainsi que par l’expérience esthétique et la poétique, nous avons ici, avec ce bâtiment, un parfait exemple pour éclairer cette réflexion. Cela m’amène à me poser la question suivante : Est-ce que si j’avais connu l’histoire de cette ferme j’aurais vécu la même expérience, estce que les ambiances se seraient manifestées d’une manière aussi forte ? Je ne peux m’empêcher de penser que si je me rendais une nouvelle fois sur place, avec toutes ces informations concernant le mode de construction, ou les images que renvoient ce bâtiment, mon expérience esthétique se transformerait pour devenir quelque chose de moins prenant, de moins puissant. Nous arrivons donc à nous demander si la connaissance et le savoir orientent alors nos expériences esthétiques. Il se trouve que lors de ces quelques jours passés à côtoyer cette architecture, j’ai pu apercevoir un élément de réponse à cette question. En effet, quand je suis rentré pour me protéger de la tempête qui faisait rage à l’extérieur, je n’ai 13
Bibliographie
• JAUSS Hans-Robert, « Petite apologie de l’expérience esthétique », conférence publique faite le 11 avril 1972 à Constance, à l’occasion du 13e congrès des historiens allemands de l’art, traduit de l’allemand par Claude Maillard, Éditions ALLIA, 2007. • LORENZ Konrad, « Évolution et modification du comportement, l’inné et l’acquis », Éditions Payot, 1967, Paris. • GUENON René, « L’idée du centre dans les traditions antiques », dans : Symboles de la science sacrée Éditions Gallimard, 1962, Paris. • GUENON René, « La caverne et le Labyrinthe », Éditions Gallimard, 1953, Paris. • PLATON, « La République, Éditions GF-Flammarion », 2016 (mise à jour de l’édition de 1966), Paris. • LAUGIER Marc-Antoine, « Essai sur l’architecture », Éditions Pierre Mardaga, 1979, Bruxelles. • SHUSTERMAN Richard, « Soma-esthétique et architecture : une alternative critique », Haute école d’art et de design, 2010, Genève. • KARLOSSON Gunnar, « Iceland’s 1100 years: the history of a marginal society », Édition C. Hurst & Co. Publishers, Londres, 1980.
Theo Jarrand Ambiances, EsthĂŠtique et Architecture contemporaine
2018 SĂŠminaire Master 2