Esthétique et Pratique Architecturale Nippone
D’une définition à une application : l’esthétique architecturale nippone dans les champs de la maquette et du contexte culturel japonais
ÉTUD. UNIT
UZEL Thomas
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E1032 - MÉMOIRE - ESTHÉTIQUE ET PRATIQUE ARCHITECTURALE NIPPONE MARCH S10 ROUDIL N. DEM ATEC DE.MEM BIGOT DOLL É. ARCH 18-19 Promo TUT.SEP
SRC
© ENSAL
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Je souhaite que ce travail soit une synthèse à la fois de mon enseignement en école d’architecture et de mes premières expériences pratiques. Ce travail de mémoire rend compte d’une recherche autour de la pratique nippone et de son esthétique associée qui reflète une quête que je convoite personnellement.
Le travail présenté dans ce mémoire est une mise en perspective d’une matière accumulée pendant mes années de master, 2017 et 2018.
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Remerciements
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La réalisation de ce mémoire a été possible grâce au concours de plusieurs personnes à qui je témoigne toute ma reconnaissance. Je veux tout d’abord adresser toute ma gratitude à la directrice de ce mémoire, Nadine Roudil, pour sa patience, sa disponibilité et surtout ses judicieux conseils, qui ont contribué à alimenter ma réflexion. Je remercie l’agence Tezuka Architects pour son accueil lors des neuf semaines de stage à Tokyo. Je remercie les architectes Sakai San, Abe San rencontrés au Japon aisni que les architectes français Laurent Boutin Neveu et Yuko Ohashi d’avoir pris le temps et accepté de me rencontrer Leurs paroles, leurs écrits, leurs conseils et leurs critiques ont guidé mes réflexions et répondu à mes questions durant mes recherches. Je remercie mes chers parents , sponsors émérites depuis de nombreuses années qui m’ont apporté une aide morale et logistique précieuse.
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Sommaire
Introduction
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Méthodologie
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Structure du mémoire
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Abstract I : Vers une esthétique architecturale nippone
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Abstract II : Maquette, un médium issu de l’esthétique nippone
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Abstract III : La culture nippone comme socle d’une pratique
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Conclusion
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Bibliographie
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Annexes consultables dans le second livret 6
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I. Vers une esthétique architecturale nippone
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1. Premier regard sur l’architecture japonaise
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2. Une esthétique architecturale japonaise
28
3 .Recherche des origines : nature et temps
30
4 .Emergence d’une esthétique
35
5. Une traduction dans le champ de l’architecture
38
6. Une confirmation continue lors du voyage
45
II. Maquette, un médium issu de l’esthétique nippone
46
1. La maquette, un outil soutient du projet
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2. Entre artisanat et imperfection
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3. Impermanence d’un support
57
4. Abstraction et incomplétude
60
5. Une réflexion singulière sur le prototype
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III. La culture nippone comme socle d’une pratique
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1. Culture et inconscience
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2. Analogie culturelle entre Venise et le Japon
77
3. Rapport au temps long du projet
80
4. Une pratique en relation avec son contexte
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5. Une relation singulière à l’usage 7
Notes sur la prĂŠsentation
8
- Chaque partie comporte un abstract en amont de sa page de titre. Ces synthèses sont présentes dans le but de permettre une lecture rapide de la recherche.
- Toutes les figures sont des photographies personnelles sauf contre-indication qui illustrent graphiquement le propos sans pour autant être fondatrices d’une étude particulière.
-Les références aux entretiens et aux carnets d’observations consultables en annexe sont marquées d’un point noir “•”. Ces annexes se trouvent réunies dans le second livret.
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Introduction
Lors d’un premier voyage au Japon lors d’une année de césure en 2017, j’ai éprouvé une fascination pour l’architecture nippone et sa manière de rendre des espaces simples et lisibles dans un environnent chaotique et irrégulier. À travers les nombreuses découvertes architecturales traditionnelles et modernes qui ont rythmé mon séjour, deux d’entre elles, sensibles et prégnantes ont provoqué en moi une volonté de vouloir saisir les origines et les méthodes de pensée pour générer ces lieux. Ces deux expériences forment l’origine d’un premier constat et accompagne la découverte et la compréhension d’une esthétique nippone singulière et nouvelle à mes yeux. Ces expériences se retrouvent décrites dans la première partie évoquant les raisons de l’attrait pour cette esthétique. De retour de ce premier séjour d’étude, au début de mon master et de surcroit aux prémices de ce mémoire, je décide d’engager un travail de recherche théorique sur l’esthétique architecturale nippone. Un premier tâtonnement autour des thèmes de l’ascétisme et du confort confine à première vue le sujet dans des études déjà largement abordées par d’autres travaux de recherche existants. Une seconde intention dirigée vers la pratique japonaise apparait comme un thème qui permet la transition entre une esthétique et le produit final architecturé. Cet intérêt pour la pratique architecturale naît de la formation en école d’architecture qui nous enseigne à appréhender et exploiter la phase APS (avant projet sommaire) des projets, en d’autres termes, le processus à suivre pour faire émerger une idée de projet. Le questionnement sur la pratique que ce mémoire suggère apparait comme un axe d’autant plus riche que les travaux croisant les thèmes d’esthétique et de pratique sont rares.
Ce mémoire est une mise en forme d’éléments récoltés au fil d’une recherche théorique et pratique sur deux thèmes précis, l’esthétique et la pratique architecturale au sein du contexte japonais. La pratique architecturale se définit par le moment durant lequel le fond même du projet se trouve questionné par un processus de recherche jusqu’à la décision finale de la forme du projet. En d’autres termes, il s’agit du travail de conception mené par l’architecte avant la construction du projet. 10
La pratique nippone qui apparait à travers témoignages, expériences et entretiens se voit être critiquée par le prisme d’une esthétique relevée et décrite dans une première partie. Par prolongement, cette étude observe alors les conséquences que cette esthétique génère sur ses pratiques architecturales associées. De nombreuses études, recherches et mémoires s’intéressent au rapport de l’esthétique sur le projet fini en s’intéressant par exemple aux matériaux utilisés, aux espaces générés, au rapport qu’implique une esthétique avec l’habiter. Même si un intérêt implicite existe sur la compréhension des bénéfices d’une esthétique sur une architecture, la volonté de ce mémoire est différente. Ce mémoire se singularise et trouve sa pertinence dans l’intérêt qu’il porte au processus de recherche du projet, la manière dont une esthétique précise inspire une manière de faire particulière.
À ce stade de découverte du sujet de ce mémoire, chacune des notions caractérisant le sujet se définit par différents concepts et idées. Lier ces différentes notions génère un questionnement fécond :
Pourquoi parler d’une esthétique architecturale nippone et comment la définir ? Quel est le statut de la maquette dans la pratique architecturale japonaise ? Et reflète-t-elle les principes de l’esthétique décrite ? Enfin, dans quelle mesure la culture japonaise présente une influence singulière sur sa pratique architecturale associée ?
Ce questionnement sur lequel repose la démarche de recherche ouvre vers une problématique fondatrice de ce mémoire :
Comment se caractérise la pratique nippone de l’architecture à travers son esthétique ?
Le corpus consulté pour ce mémoire puise à trois sources. Un cumul d’expériences vécues au Japon durant plus de six mois au total à deux moments différents. Un premier voyage d’étude personnel de quatre mois en 2017. Le médium de recherche le plus approprié pour comprendre la manière de faire au Japon semble être l’expérience in situ. 11
Je décide par la suite de compléter cette immersion par un stage pratique de neuf semaines au Japon en 2018. Cette seconde expérience fonde un raisonnement capable de rendre compte d’une pratique nouvelle au coeur de ses origines. Le contact avec cette pratique de l’architecture nouvelle à mes yeux au sein d’une culture résolument lointaine devient alors un challenge nécessaire pour enrichir la compréhension de cette esthétique.
Parallèlement à ce stage pratique enrichissant mon corpus, un ensemble d’entretiens est conduit. Ces entretiens, homogènes dans leur construction, sont menés à la fois au Japon, le contexte cible, mais aussi en France, contexte que nous maitrisons déjà et qui offre un regard externe sur le contexte japonais. Ces entretiens apportent un retour critique direct et interactif sur les hypothèses de réflexions et les constats découverts. Ils révèlent les particularités mises à jour pendant mes expériences vécues au Japon.
En complément de recherche, un ensemble de lectures complète les expériences et les entretiens. Il s’agit d’abord de trouver des sources pour construire une définition de l’esthétique japonaise. Ensuite, une recherche de témoignages de pratiques qui pourraient s‘apparenter à la pratique nippone permet d’enrichir et de critiquer les premiers constats.
Cette exploration fondée sur un corpus se voulant varié et expérimental accompagne alors le travail de questionnement sur la pratique architecturale nippone et sur son esthétique associée. Elle sera détaillée dans une prochaine partie sur la méthodologie chronologique adoptée pour ce mémoire.
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Méthodologie
Cette note méthodologique en résonance avec l’introduction permet de rendre compte d’un processus de recherche mené sur une année complète. Ce mémoire se construit autour d’un voyage au Japon durant lequel j’effectue un stage dans l’agence d’architecture Tezuka Architects basée à Tokyo pendant neuf semaines. Il y a un avant, un pendant et un après voyage qui forment trois temps ou trois moments qui marquent et structurent la méthodologie même suivie pour ce travail. Cette notice est rédigée, corrigée et adaptée durant le processus de recherche. Elle reflète un parcours de réflexion ou la pensée de fond évolue au fil du temps.
Premières réflexions depuis la France
Une première période précédant une expérience au Japon fait l’objet d’une recherche théorique sur l’esthétique japonaise et de la mise en place d’hypothèses quant à l’origine de cette esthétique. Le but de ce moment de recherche se veut de porter un premier regard sur l’esthétique nippone, de proposer un état des lieux de celle-ci et de réfléchir à l’influence théorique de cette esthétique sur la pratique en architecture au Japon. Le travail de recherche s’inaugure par une étude de l’esthétique architecturale japonaise composée, entre autres, de l’influence de la nature, du contexte, de l’histoire, du Wabi-sabi. Il s’agit alors de déconstruire le concept d’esthétique nippone et de rechercher les origines de ce courant puis en proposer une définition théorique précise. Le dessein de cette étude consiste en la formulation d’une définition propre sur l’esthétique architecturale japonaise. Des notes, des expériences et des ressentis antérieurs vécus au Japon lors d’un premier voyage d’étude ainsi que des lectures personnelles aident à compléter cette définition. La découverte de ce nouveau milieu amène de nombreuses ouvertures possibles. Il s’agit alors de diriger le mémoire dans une direction voulue en rapport avec des volontés personnelles. Ce moment marque aussi l’apparition d’une première hypothèse concernant le rôle de l’esthétique architecturale nippone dans la pratique par la maquette des architectes japonais. 13
Le choix de suivre un stage au Japon apparait comme une occasion capable de répondre à cette quête. Une fois une demande de stage validée dans l’agence Tezuka Architects, une préparation à ce voyage d’étude pratique devient nécessaire. Un questionnaire à destination des architectes rencontrés pendant le voyage est préparé en langue anglaise. Le but de ce questionnaire est double, d’abord confronter la première recherche de la définition de l’esthétique architecturale nippone au réel et ensuite questionner l’hypothèse esquissée en amont sur la place de cette esthétique dans la pratique quotidienne de l’architecture au Japon.
Les entretiens individuels menés sont d’ordre qualitatif directif avec enregistrement puis retranscription. La grille d’entretien établie propose une double destination, l’une modale, l’autre expérimentale.
Certaines interrogations constituant l’entretien s’ouvrent sur des questions d’ordre modal. Quelle représentation mentale se font-ils d’une esthétique ? Le but est de savoir ce qu’évoque pour eux les thèmes choisis du sujet (esthétique japonaise, nature, Wabi-sabi…) sans pour autant influencer ou diriger les réponses. D’autres questions de l’entretien porte sur le champ expérimental avec une volonté d’implication d’expériences personnelles au sein de l’entretien. Les témoignages de certains moments de leurs activités professionnelles ou bien des réflexions accompagnées par les questions produit une matière d’analyse complémentaire. Ces entretiens avec des architectes japonais sont fondamentaux pour comprendre les pratiques architecturales communes au Japon.
Les cinq premières questions permettent de poser une situation étrangère sur le concept de l’esthétique architecturale qui avait été esquissée en amont du voyage. Ces questions tentent de rassurer dans un premier temps puis d’accompagner vers des réponses qui permettent de saisir les visions propres de chacun des sujets entretenus. La sixième question déclenche un nouveau rapport avec le sujet entretenu. Elle implique pour la première fois le fruit d’un travail personnel préalable sur l’esthétique japonaise. Les septième et huitième questions évoquent la notion de Wabi-sabi. Il s’agit alors de sentir 14
s’ils sont d’abord conscients de cette esthétique puis d’appréhender leurs vision vis-à-vis du rapprochement entre Wabi-sabi et esthétique architecturale qui était jusque là établie seulement théoriquement. Les neuvième et dixième questions semblent courtes mais apportent souvent des réponses très étoffées. Ces questions explorent leurs pratiques personnelles au sein de l’agence ou dans leurs expériences antérieures. Ces questions en particulier ont permis de renforcer et de confirmer le rôle de la première hypothèse esquissée mais aussi d’orienter une nouvelle analyse vers un second constat qui a orienté la direction même du mémoire. La dernière question ouvre sur le nouveau médium numérique qui s’offre aux architectes aujourd’hui. Malgré les réponses intéressantes tirées de cette question, l’étude menée dans ce mémoire a pris un chemin autre et les éléments récoltés par cette question n’ont pas été exploités.
1.Do you consider that there is a specific Japanese aesthetic ? 2.What is for you the roots of Japanese aesthetics ? Where does it refer from ? 3.Could you state me some project that you know that anchored the Japanese aesthetic ? 4.Do you consider that there is a specific Japanese aesthetic ? 5.In your personal work, do you try to pursue a particular Japanese aesthetic ? like simplicity and so on as you expressed before ? 6.After some research I listed few aspects of Japanese architecture that I think defines Japanese aesthetic which are ; Nature, time and ageing , impermanence, imperfection of materials. Would you add anything ? 7.What does Wabi-sabi evoke for you? Leonard Koren defines Wabi-sabi as something imperfect, impermanent and incomplete. For you, is Wabisabi actual ? or is it something from the past ? 8.About the Wabi-sabi aesthetic, Do you learn about this at school ?or at architecture school ? or anywhere ? 9.At the beginning of your design process, what are the first steps of your creative journey ? 10.Do you think that in this process, where is the place of the japan aesthetic ? 11.Today, new ways of designing have emerged and are more and more focusing on numeric making , what is your feeling about it ?
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Voyage au Japon
Mon voyage au Japon donne lieu au rassemblement majeur de matière constituant le corpus de ce mémoire. L’objectif de ce voyage est d’appréhender une esthétique architecturale japonaise puis de dépeindre une définition précise de celle-ci à travers entretiens, analyses de témoignages et expériences personnelles. Il est aussi question au cours de ce voyage de comprendre la relation entre cette esthétique et une pratique nippone propre.
C’est au Japon, lors du stage dans l’agence Tezuka Architects que les premiers entretiens sont conduits. Malgré une appréhension des réactions des sujets entretenus, la grille de questions préparée en amont permet de relever tous les éléments voulus lors des différents entretiens avec les architectes japonais Abe San et Sakai San. Cependant, un ressenti montre que les réponses obtenues pourraient être moins orientées par les questions. Une réflexion est alors menée pour tenter d’effacer cette ambivalence lors des prochains entretiens. Les entretiens menés plus tard en France font alors preuve d’une inversion du bloc de questions sur l’esthétique avec le bloc des questions sur la pratique. Cette action veut conduire vers un ressenti plus transparent, c’est à dire avec des réponses moins orientées.
Pour étendre les sources de matière de recherche pour construire un propos plus sûr, une recherche de matière textuelle est menée dans le but d’accumuler des témoignages d’architectes japonais concernant leurs pratiques puis de pouvoir analyser ces derniers. En s’ouvrant à des pratiques d’autres agences japonaises, l’objectif est d’élargir les sources constituant le corpus pour proposer un travail de recherche plus exhaustif. Ces témoignages sont issus de périodiques (le magazine JA, The Japan Architect notamment) ou des monographies d’architectes dans lesquelles ils défendent une posture sur leur vision d’une esthétique ou bien sur leur pratique en atelier. (Go Hasegawa, Jun Igarashi…) Ces témoignages prennent de la valeur pour cette recherche seulement s’ils sont triés et mis en relation avec les termes composant le sujet.
À la suite de mon stage en agence chez Tezuka Architects, un carnet d’observations est rédigé détaillant mon travail personnel en agence durant neuf semaines de stage. Cette matière témoigne d’une expérience propre de la pratique du projet dans l’agence Tezuka Architects et décrit les 16
particularités de synergie de création de projet liées à l’agence. Cette matière textuelle rend compte d’une vision personnelle et sensible donc subjective.
Retour en France
Le retour en Europe marque le début de la formalisation d’analyses des éléments du corpus établis pendant le séjour au Japon. Suite à cette restitution écrite, le travail est complété par un nouveau moment d’entretiens mené auprès d’architectes français qui proposent un regard alterne sur les éléments récoltés jusqu’à ce jour au Japon.
Le but de ces entretiens en France est dans un premier temps de saisir leur pratique pour pouvoir la rapprocher et la comparer à la pratique nippone et dans un second temps de dépeindre leur posture au regard de l’esthétique architecturale nippone définie en amont. Laurent B.N. travaille dans l’agence Ciguë. Cet atelier d’architecture est sélectionné par rapport à sa posture particulière portée sur sa pratique. Antérieurement à l’entretien, l’observation de la pratique de Ciguë semble avoir des similarités avec la pratique nippone. Yuko Ohashi, architecte associée dans une agence lyonnaise a étudié jusqu’en licence à Tokyo puis a réalisé son master à Paris. Son regard et son recul sur la pratique architecturale japonaise ainsi que ses expériences professionnelles en France rendent cet entretien pertinent pour alimenter le constat de ce travail de mémoire. Les questions qui ponctuent ces entretiens se rapprochent de celles exposées aux architectes japonais, l’objectif est de pouvoir croiser les réponses de chacun. Cependant, comme stipulé en amont, les deux blocs de questions portant sur la pratique et l’esthétique sont inversés pour recueillir des réponses moins orientées. L’intérêt est d’abord porté sur leur pratique au sein de l’agence puis il évolue vers une critique de l’esthétique architecturale japonais. Les réponses obtenues sont plus pertinentes et en rapport avec l’objectif initial de recuellir des réponses nonorientées. Un second voyage d’étude à Venise pour la biennale d’architecture de 2018 a pour dessein d’étendre le corpus de recherche en glanant des informations sur les termes composant mon mémoire. Le but de ce voyage est multiple mais il s’agit tout d’abord de préciser des opinions de l’analyse du corpus déjà établi. L’exploration de la biennale avec un regard critique sur les travaux 17
des ateliers Japonais. En particulier s’ils possèdent une unité entre leurs travaux ou bien seulement voir comment ils exposent leur pratique au public. Ensuite, en prolongation avec les entretiens menés à Tokyo, je souhaite découvrir l’oeuvre de Carlo Scarpa présente en partie à Venise.
Lors du second séjour au Japon, C. Scarpa apparaît comme une ressource proposant une pratique occidentale allusive à la pratique japonaise. Le séjour à Venise confirme cette perception, s’initie alors un travail d’approfondissement de la pratique de cet architecte. L’objectif est de saisir et d’apprécier une pratique qui produit une esthétique résolument proche de la pratique nippone. Il s’agit d’appréhender les méthodes de projets de C. Scarpa et de comprendre les similitudes entre sa pratique architecturale propre et la pratique architecturale nippone. Cette quête se construit notamment à travers la découverte de travaux de recherche à propos de l’oeuvre générale de C. Scarpa.
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Structure du mémoire
Le plan de ce mémoire prétend pouvoir construire une réponse à la problématique : Comment se caractérise la pratique nippone de l’architecture à travers son esthétique ? Les trois parties de cette structure découlent naturellement des grandes lignes de la méthodologie qui charpentent la récolte d’information. Les arguments, les exemples et les extraits qui alimentent ces parties, quant à eux, proviennent de différents moments de recherche générant un aller-retour entre corpus et plan.
Une première partie porte sur la découverte puis l’état des lieux de l’esthétique japonaise. En situant d’abord une découverte personnelle et sensible puis de comprendre ses origines. Il s’agit de constituer un imaginaire autour de celle-ci pour le lecteur. Rapidement, une intuition viscérale permet de faire émerger l’une des esthétique japonaise comme axe majeure de recherche ; l’esthétique du Wabi-sabi. Le dessein de cette première partie se veut d’établir une définition simplifiée de cette esthétique précise ainsi que de la lier au champ de l’architecture. Une fois cette esthétique dépeinte puis assimilée, les parties suivantes portent sur la pratique du projet au Japon par le biais des principes constitutifs de l’esthétique architecturale décrite en première partie. Une deuxième partie se manifeste en lien avec une hypothèse portée avant l’expérience de stage en agence qui concerne le médium de la maquette. L’enjeu de cette partie est de porter un regard critique sur ce médium de recherche à travers le prisme des caractéristiques qui composent le Wabi-sabi. Une troisième partie permettra d’affirmer un constat qui s’est construit en parallèle du processus de validation de l’hypothèse avec comme enjeu la compréhension de la culture nippone et de ses incidences sur la pratique. Cette partie sera toujours en résonance avec la définition architecturale de l’esthétique japonaise esquissée.
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Abstract 1 . Vers une esthétique architecturale nippone
Un intérêt personnel envers une esthétique japonaise apparaît lors d’un premier séjour au Japon en 2017. Les expériences qui rythment ce voyage d’étude permettent d’illustrer un ressenti singulier et de fabriquer une première image de l’environnement architectural japonais. Une première décision veille à proposer un état des lieux d’une esthétique présente par des analyses de textes complétées par des entretiens. Les réponses recueillies assez éclectiques pour essayer de préciser une esthétique architecturale unique impliquent de travailler d’abord sur un échantillon large de références et de postures sur les esthétiques présentes au Japon. Une recherche sur les origines est construite tout au long du processus de récolte de matière du corpus pour élaborer un état des lieux d’une pensée collective sur le sujet de l’esthétique nippone. Cette étude témoigne au lecteur de ce mémoire qu’un imaginaire commun existe au sujet de l’esthétique nippone mais qu’il est difficile à entrevoir les raisons qui le fondent, chaque source évoquant des points de vue différents. L’esthétique du Wabi-sabi apparaît comme une essence commune qui rend compte d’une synthèse des témoignages et engendre une étude plus approfondie à propos de ces caractéristiques. Le Wabi-sabi suit des principes inspirés de différents arts comme la poésie japonaise du XVII ème siècle de Bashô ou bien la cérémonie du thé initiée par Sen no Rikyû au XVI ème siècle. Malgré ses origines diverses, une interprétation de ces caractéristiques permet de lier cette esthétique à d’autres champs comme les arts plastiques ou le design. Cette première partie a comme préoccupation la volonté de vouloir dresser une définition architecturale de l’esthétique nippone. Celle-ci se base principalement sur les préceptes de l’esthétique du Wabi-sabi. Cette définition ainsi esquissée s’articule autour des notions d’imperfection, d’impermanence et d’incomplétude. Une fois mise en forme, un examen de sa pertinence à travers une recherche de critiques d’architectes est entrepris. Peu d’architectes semblent avoir à première vue conscience de cette esthétique du Wabi-sabi et de son lien avec l’architecture. Les premiers résultats mis à jour se portent plutôt critiques au sujet et laissent un doute à ce propos. C’est lors de la récolte de matière alimentant le corpus et la conscientisation de la nouvelle définition de l’esthétique architecturale japonaise qu’une confirmation optimiste à propos de cette 20
première intention de définition émerge. L’approbation résulte de la validation indirecte ou directe des sujets entretenus. Cette définition architecturale de l’esthétique se voit donc être validée et permet de poursuivre la recherche vers un second point avec comme enjeux la compréhension de la pratique nippone. Cette définition esquissée dessine un fil rouge qui suit l’évolution du mémoire et agit comme un filtre par lequel la pratique nippone se trouve analysée.
21
“Wabi-sabi is a beauty of things imperfect, impermanent and incomplete.�
(Koren,1994, p.7)
22
1.
Vers une
EsthĂŠtique
Architecturale
Nippone
Figure 01. Hydrangea macrophyllia, Daniel, 2011
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1. Premier regard sur le Japon
Le sujet de ce mémoire prend source à partir d’expériences sensibles vécues et d’un intérêt personnel pour des architectures simples et les cultures qui y sont liées. La culture japonaise respectueuse et raffinée à laquelle je porte un intérêt certain fascine les occidentaux. Un premier voyage d’étude réalisé pendant une année de césure en 2017 a renforcé mon attachement pour cette culture et son architecture. Le fait que la culture japonaise se soit forgée sans lien avec la culture occidentale permet de soulever des divergences et des contrastes forts. (Taut, 1937) Ces différences totales culturelles, esthétiques rendent le visiteur occidental attentif à tout instant à son environnement. Le Japon subjugue le visiteur. “Le japon fait parler et voir de lui, il opère comme un vrai miroir. Au delà de l’exotisme ou de l’étrangeté, il a toujours d’ailleurs revêtu un coté familier. Pour l’occident il apparaît comme s’il était un autre à l’envers” (Pelletier, 2018, p.21) Deux expériences majeures ont marqué un voyage réalisé en 2017 et ont influencé directement la vision que je porte sur l’architecture. La première s’agit de la visite d’une boutique à Kanazawa sur la côte nord du Japon qui propose des ustensiles de cuisine en laiton et des céramiques d’un artisan de Kyoto (Figure 02. p.25). La boutique est sombre. Juste assez de lumière pour pouvoir définir les quelques objets posés ça et là. L’équilibre entre l’obscur et le clair suggère les détails constructifs du plafond et des murs avec une grande pudeur. Une expérience résolument étonnante et pénétrante. La façade extérieure traditionnelle en bois brun contient des barreaux serrés aux fenêtres. La seconde expérience qui a marqué mon voyage fut plus intime mais d’autant plus forte. Il est ici question de la visite du musée d’art contemporain de l’architecte Ryue Nishizawa sur l’île de Teshima(Figure 03. p.27). Le musée est une coque de béton, d’une trentaine de mètres de diamètre, simulant une goutte d’eau au contact du sol. La pureté de la forme, la nature environnante traduite par le béton et la lumière subtile génèrent un espace unique et saisissant. C’est à ce moment là, après plusieurs mois de voyages et de visites des architectures contemporaines japonaises, que je ressens pour la première fois la manière unique de composer un espace à la japonaise. L’atmosphère singulière pousse le ressenti de l’espace à son apogée offrant 24
une expérience inoubliable. Bien sûr, les écrits de Tanizaki jouent un rôle de catalyseur ouvrant à la conscience de l’architecture japonaise. “Avec un récipient de laque, il y a une beauté dans le moment où l’on enlève le couvercle et élève le bol vers la bouche tout en regardant le liquide immobile, silencieux, dans le noir profond du bol, et sa couleur à peine différente du bol lui-même. On ne peut distinguer ce qu’il y a dans ce récipient sombre, mais la paume sent les mouvements doux du liquide, la vapeur monte de l’intérieur, formant de petites gouttes sur le bord, et le parfum de cette vapeur fait naître une anticipation délicate… On pourrait presque parler d’un instant mystérieux, d’un moment d’extase” (Tanizaki, 1978, p.38) Figure 02. Boutique Sayuu, Kanazawa, Chmielewski, 2017
Ces deux expériences provoquant des sensations différentes semblent liées par une manière commune de composer l’espace, contribuant à une même esthétique. Définir l’esthétique japonaise apparait comme une intuition initiale qui guide la construction d’un premier axe pour ce mémoire. Ces références vécues ont créé un socle sur lequel la volonté d’un travail de recherche sur l’esthétique japonaise se manifeste. Suite à des expériences lues, transcrites et vécues, ce mémoire cherche à caractériser l’essence même et l’origine qui permet de créer des atmosphères si particulières et si sensibles au Japon. Il semble commun d’associer l’architecture japonaise avec des espaces simples, réglés et harmonieux. De nombreux ouvrages et architectes relatent les caractéristiques de cette architecture. “les plus subtiles variations du milieu ambiant exercent une influence sur le caractère japonais qui, intuitif, émotionnel et changeant au gros des situations, semble paradoxal et irrationnel. L’être dont la réceptivité est constamment en éveil sera naturellement sensible aux conditions climatiques. Cette aptitude à saisir intuitivement le sens d’une situation sera la base de la symbolique.“ (Masuda, 1969, p.9) 25
2. Une esthétique architecturale japonaise, laquelle ?
Lors des entretiens effectués pour cette recherche, il est noté une tendance claire concernant l’esthétique japonaise. Les interlocuteurs attestent de l’existence d’une esthétique japonaise quand une question non orientée leur est posée. Yoko Ohashi, architecte lyonnaise d’origine japonaise affirme sans hésiter au sujet de l’existance d’une esthétique architecturale japonaise : “Oui, ça c’est sûr.”(Ohashi, entretien novembre 2018, p.50) Laurent Boutin Neveu, architecte à Paris confirme ce constat : “Oui clairement il y en a une, et, en étudiant le sujet ces dernières années, (…) Je pense que de manière générale, l’architecture nippone appartient à une esthétique.” (• Boutin Neveu, entretien octobre 2018, p.38 ) Ces réponses concernant la présence d’une esthétique précise rendent compte d’une vision globale confirmant la présence d’une esthétique nippone. Par la suite, une difficulté apparait quand il s’agit de vouloir définir cette esthétique et de surcroît quand il s’agit de rechercher l’origine ou les origines de celles-ci. “TU : Et quelles seraient ses origines (de l’esthétique) pour vous ? YO : Pas facile, c’est vrai que nous (les Japonais), on a une vision de l’esthétique assez particulière.” (•Ohashi, entretien novembre 2018, p.50) “AS : hum, I think… Simplicity or… like to have less and try to get the most. I think that kind of policy is very Japanese I think… Some kind of laziness.” (• Abe, entretien juillet 2018, p.05) Cette difficulté à définir une esthétique propre se trouve légitime car il existe une multitude d’esthétiques nippones qui prennent source dans des philosophies ou des religions très éclectiques comme le bouddhisme ou le shintoïsme, religions aux inspirations multiples. Avant de constituer un tour d’horizon de certaines esthétique majeures, une liste de projets représentant au mieux leurs visions de l’esthétique nippone est dressée lors des entretiens. L’intérêt de former un inventaire et de situer un imaginaire autour d’une vision collective d’une esthétique sans orienter les réponses. “New York (…) Memorial for the 9/11 (…) by Masayuki Sono”, the “Moriyama 26
House (by Ryue nishizawa, 2005)” “Toyo Ito, la médiathèque de Sendaï Sejima,” “Le Teshima art museum” “il faut forcement parler d’Ishigami par ce qu’en ce moment c’est un tel monstre dans le paysage architectural que … On pourrait en citer plein mais dans ces projets un peu récents, la maison restaurant qu’il a fait en creusant le sol et en coulant du béton.” “(Kazuo) Shinohara” BN “Terunobu Fujimori”, “Sanaa” (• Extrait des différents entretiens) La construction de cette liste après un premier temps de recherche théorique permet d’illustrer cette recherche préalable sur l’origine esthétique de ces bâtiments dans la perspective de définir un imaginaire commun entre les différentes sources pour ce mémoire. Figure 03. Musée d’art comptemporain, Teshima, 2017 Figure 04. Maison par Ryue Nishizawa, Tokyo, 2018
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3. Recherche des origines : nature et temps
La relation que porte le Japon sur la nature se trouve comme un des éléments fondateurs des esthétiques japonaises. Ce sujet semble être une évidence quand les architectes s’expriment sur celles-ci. “Parce que les japonais ont été de tout temps obligés de prêter une attention de chaque instant aux multiples changements de l’environnement, ils ont créé une abondance de termes d’esthétique et d’éthique ayant pour origine l’environnement naturel et les rapports sociaux” (Masuda, 1969, p.9) Aujourd’hui encore, des exemples de symbiose avec l’extérieur persistent comme en témoigne les habitants de la maison O réalisée par Hideyuki Nakayama “Nous vivons avec les saisons. Quand il fait froid dehors, il fait froid à la maison, quand il fait chaud c’est le contraire.” (Hours, 2015, p.175)
Le Japon considère le temps de plusieurs manières antagonistes. Dans l’imaginaire collectif, le Japon se résume en de grandes métropoles qui ne dorment jamais où tous travaillent sans limite pour survivre. Ce constat est d’une part vrai, mais en parallèle, une attention au détail extrême est portée ce qui implique un rapport au temps particulier produisant un système lent. Le temps a une valeur autre au Japon, et préoccupe plus qu’en France. Yuriko Saito cite dans cet exemple le rapport particulier que les japonais portent au temps. “This old man ... “wore off insensibly every little disagreeable gloss that hung upon a figure. He also added such a beautiful brown to the shades and mellow-ness to the colours that he made every picture more perfect …” Addison then reveals the identity of this old man: Time.” (Buntrock, 2010, p.34) Le temps a une portée bénéfique dans les philosophies de vie japonaises et devient souvent l’un des piliers de différentes esthétiques. La ruine, fruit même du temps passé, est une chose acceptée plus facilement au Japon. “The ornamental antler-like stumps projecting from the roof of Fujimori’s Tanpopo House are now succumbing to decay; in the Fall of 2007, one fell out. Fujimori does not propose to replace the lost lumber or plug the empty opening. Age is something to be savored.” (D. Buntrock, 2010, p.34) “L’idéal esthétique japonais le plus spécifique est la périssabilité. La nature en est le sujet principal” (D. Richie, 2016)
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La nature et le temps fondent une première conclusion sur l’exploration globale des racines des esthétiques japonaises. Commence alors une recherche des différentes conceptualisations et normalisations des esthétiques nippones et de leurs divergences.
De nombreuses esthétiques distinctes jalonnent la culture japonaise, toutes plus subtiles et sensibles les unes que les autres. Certaines émergent lors des entretiens menés. “Il y a ces mots Wa, Kei, Sei et Jaku, Wa signifie l’harmonie, Kei le respect, Sei et Jaku, la pureté et la tranquillité. Je pense qu’ils définissent un peu l’esthétique japonaise.” (• Ohashi, entretien novembre 2018, p.50)
Plusieurs travaux de recherche et d’ouvrages sur le sujet font l’inventaire des multiples esthétiques et il n’apparait pas forcément pertinent de les développer dans ce mémoire. On peut parler de Iki, la sophistication naturelle, Mono no Aware, la sensibilité de l’éphémère, Yūgen, la beauté profonde. Ces notions sont développées plus en détail dans les ouvrages suivants. Traité d’esthétique japonaise, Donald Richie, Le sully, 2016 Façons d’habiter au Japon. Maisons, villes et seuils,P. Bonnin J. Pezeu-Massabuau, CNRS Edition, 2017 Traces et fragments dans l’esthétique japonaise, Murielle Hladik, Mardaga, 2008
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4. É mergence d’une esthétique
Lors d’un tour d’horizon des esthétiques japonaises présentes, l’une d’entre elles retient mon attention :
le Wabi-sabi.
Je dessine, avant mon second séjour au Japon, un portrait idéalisé du Wabi-sabi, cette philosophie de vie qui façonne les arts, la philosophie, la poésie ou encore le design. Le choix d’examiner cette esthétique est d’abord subjectif. Cette décision se consolide à travers la découverte des particularités pour la caractériser. Le passage suivant illustre cet approfondissement. Par une étude approfondie des concepts constitutifs de cette notion du Wabi-sabi, la volonté est de chercher à relier cette esthétique au champ de l’architecture. Cette étude permet de représenter cette esthétique pour justifier de sa pertinence une fois appliquée au champs de l’architecture.
Une philosophie de vie particulière est présente dans différentes cultures. Le Wabi-sabi, courant japonais dérivé du courant bouddhiste Zen se repose sur une simplification radicale, un dénuement d’artifices et une esthétique modeste. Le Wabi-sabi est souvent symbolisé par la cérémonie du thé “Chashitsu” et à l’espace et au temps dans lesquelles la cérémonie prend place. “Get rid of what is unnecessary. Wabi-sabi means treading lightly on the planet and knowing how to appreciate whatever is encountered, no matter how trifling , whenever it is encoutered. “Materials poverty, spiritual richness” are wabi-sabi bywords.”” (Koren, 1994, p.59)
Quand il s’agit de retrouver les origines de cette esthétique, un contact avec les poètes anciens parait inévitable. Ces poèmes permettent de ressentir au mieux l’essence de ces esthétiques et permettent d’imager ces concepts difficiles à exprimer et à appréhender autrement. Le terme de Wabi-sabi est composé de deux idéogrammes japonais: Wabi et Sabi, Il faut, pour saisir le sens de cette association d’idées, comprendre à la fois le sens de l’un et de l’autre séparément. 30
L’objectif de cette étude poussée est de s’imprégner d’un état d’esprit japonais qui aidera à la fois à saisir les spécificités d’une esthétique concrète et à comprendre les questionnements futurs qui concernent ce travail de recherche.
Esthétique Wabi Sen no Rikyû – Wabi et pauvreté
Augustin Berque, philosophe et orientaliste s’intéresse particulièrement aux esthétiques qui composent les arts japonais et notamment le Wabi-sabi. Il appartient à Augustin Berque, des écrits clairs rendant compte les idéaux dissimulés derrière l’idéogramme Wabi. “Cette quête symbolique de la simplicité première , antérieure à toute mondanité, c’est ce qu’incarne le goût Wabi. Mais cela, Rikyû l’exprime au coeur de la ville – au nombril du monde –, et dans un extrême raffinement.”(…) (Berque, 2010, p.153) “Le Wabi ne se comprend pas hors de ce mouvement, dans la concrétisation de sa longue histoire. (…) Telle cette sobre traduction que, dans sa troisième édition (1954), le Kenkyûsha donnait de Wabi : “quiet taste” : cela reste incompréhensible tant qu’on ne sait pas qu’il s’agit du calme intérieur qui procure le dépouillement des soucis mondains, extérieurement symbolisé par celui des formes de la cabane et des formes de l’accomplissement du chanoyu.” (Berque, 2010, p.153-154) “Le sens que l’on donne aujourd’hui à Wabi dans les études esthétiques – en dehors desquelles il est sorti de l’usage – s’établit à l’époque Muromachi (1392 - fin XVe siècle), de pair avec la floraison et la codification de l’art du thé. C’est surtout à Sen no Rikyû (1522-1591), le plus grand nom de l’histoire de cet art, que l’on doit l’accession de Wabi au rang des principales notions de l’esthétique japonaise. Wabi résume en effet le goût de Rikyû pour le dépouillement (…), voire l’austérité des formes, des couleurs et des matières, à travers lesquelles s’exprime un idéal moral qui voit la véritable richesse dans le cœur de l’homme plutôt que dans les choses qu’il possède. Cet idéal est dérivé de celui des anachorètes chinois des Six Dynasties (IIIe-VIe siècles), la “pauvreté pure”, qui a pour archétype un disciple de Confucius, Yan Yuan (-514/-483), dont le précepte “Un dan pour manger, un piao pour boire” , calligraphié sur un rouleau, se rencontre encore aujourd’hui au Japon dans de riches tokonoma de style sukiya. Ce style, en effet, n’est pas l’un des moindres avatars de la tradition érémitique au Japon ; mais plus communément, le goût Wabi est associé au bouddhisme zen. Chez des hommes tels que Rikyû (…), il a pu marquer tout un mode de vie. (…) Le terme Wabi désigne à l’origine les tourments et la langueur d’un être qui n’a plus sa 31
place dans la société. (Berque, 2012)
Il faut noter que la racine Wabi est présente dans différents termes et significations. Ces notions constituent un champs lexical qui façonne un peu mieux la définition de ce terme. Comme exemple, “Wabishii” signifie ainsi solitaire ou misérable, “Wabizumai” veut dire retraite, vie retirée ou pauvre logis (Berque, 2012)
La définition du terme Wabi et son interpretation a toujours été confuse. Depuis le XVI ème siècle, des amalgames sont fait entre cette esthétique de vie et sa mise en oeuvre comme en témoigne cette anecdote mettant en scène le fondateur du terme Sen no Rikyû. Le Wabi était un courant esthétique intellectualisé par des classes supérieurs et de nombreuses mésinterprétations ont existé autour de ce terme. A. Berque énonce “Fukumoto Ichirô, après avoir montré comment de Wabi, dès le temps de Hideyoshi, était devenu une mode, cite ainsi un certain nombre d’anecdotes où de faux Wabi (…) sont radicalisés par Rikyû ou par d’autres figures de l’authentique ; tel son petit-fils (…) qui l’ayant spécialement fait venir de Kyoto, ne lui avait servi qu’un repas végétarien, composé de “trois légumes et d’un brouet” à la manière Wabi : ce n’était pas là du vrai Wabi, mais un simulacre !” “Le vrai Wabi eût exigé plus de naturel de la part d’un daimyô (…) Leçon à retenir : quand vous invitez un maître en érémitisme, ne le traitez pas en ermite !” (Berque, 2010, p.149)
En somme, le Wabi représente le dépouillement, l’austérité et la pauvreté des choses. Il peut être rapproché à une certaine forme d’ascétisme mais considère toujours pleinement l’humain. Une formule particulièrement subtile pour définir le Wabi serait pour moi “discrète modestie”.
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Esthétique Sabi Saigyô – Sabi et notion de Temps
Souvent, la définition du terme Sabi est appuyée par une expérience, une image qui permet de mieux saisir la subtilité de ce dernier terme. Le Sabi se dessine autour d’un imaginaire lié à la poésie où il se trouve premièrement intellectualisé.
Augustin Berque cite “Ishida Yoshisada a montré que cette sensibilité prend son origine dans la tradition esthétique de l’érémitisme, venue de Chine à l’époque Heian. Il en voit la première manifestation dans un poème de Saigyô (1118-1190)” (Ishida, 1969)
Insensible Kokoro naki corps, et pourtant le sentiment mi ni mo aware wa tu le découvres shirarekeri à l’envol d’une bécasse au marais shigi tatsu sawa no d’un crépuscule d’automne aki no yûgure Figure 04. A black hawk and two crows, Buson, 18 ème
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Ce poème de Saigyô (1118-1190) datant de bientôt mille ans se trouve être au centre des résultats concernant l’origine de l’esthétique Sabi. Plusieurs sources textuelles puisent dans ce poème pour fonder l’origine de cette esthétique. “L’image de cet envol au crépuscule en dira effectivement plus que bien des commentaires sur l’esthétique du wabi et du sabi ; mais cela ne supprime pas le problème de la traduction. Si l’on garde “dépouillement” pour wabi, alors pourquoi pas “désertude” pour sabi ? Après tout, cette scène est bien celle d’une si extrême solitude” (Berque, 2010, p.155)
Le rapprochement entre le Wabi et le Sabi ouvre vers un univers esthétique. “Le sabi (…) est une notion esthétique que l’on rattache notamment à la poétique de Bashô, chez qui le terme est devenu indissociable de celui de wabi, et exprimant un goût pour les choses qui portent la marque du temps, la simplicité liée au renoncement et à la solitude, mais aussi l’élégance née du raffinement de cette simplicité. À l’origine, ce terme signifie le déclin, le dépérissement de ce qui a perdu son énergie et sa forme première ; il se disait par exemple des ruines d’une ancienne capitale. Cet aspect négatif survit dans l’actuel homonyme sabi (rouille), ainsi que dans l’adjectif d’usage fréquent sabishii (triste, solitaire, reculé). C’est avec Saigyô que commence la montée en esthétique de ce thème, que l’on pourrait traduire par « désertude », car il connote le désert au sens étymologique de desertum : « détissé », i.e. détaché des liens qui font le monde (c’est le sens classique de « désert » en français). Avec Bashô, sabi devient un principe esthétique fortement positif, dans lequel la connotation de dépérissement et de désolation s’estompe devant des valeurs attachées à l’éveil moral et sensible de celui qui sait trouver la sérénité dans le passage du temps et le déclin même de toute chose. C’est en somme une esthétique de l’écoulement des choses.” (Berque, 2012) Ces citations révèlent les nuances des notions de Wabi et de Sabi et entrainent vers une esthétique japonaise profonde, celle du Wabi-sabi.
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5 . Une traduction dans le champ de l’architecture
Cette esthétique d’abord liée au temps marque de nombreux champs artistiques. L’objectif de cet axe d’étude est de lier cette esthétique avec l’espace.
Les valeurs défendues par cette l’esthétique du Wabi-sabi forment une leçon pour tous les domaines qui composent la vie aujourd’hui. Ainsi, cette esthétique alliant la modestie et le temps se trouve cohérente quand il s’agit de décrire un espace. Appréhender l’architecture avec cette esthétique en tête pourrait aider à trouver de la satisfaction en analysant et en observant des architecture à travers les principes de cette esthétiques. Au delà de conceptualisation de cette esthétique, les principes de cette esthétique sont résolument actuels où l’on se doit d’être en harmonie avec notre environnement, économiser les ressources de la terre pour produire les nouvelles constructions nécessaires à l’accroissement de la population.
Le détail de ses notions permet de se rendre compte d’une philosophie autour de cette esthétique. La préoccupation majeure de cette première partie est de vouloir dresser une définition architecturale de l’esthétique nippone. Une définition de Leonard Koren publiée dans un livre examinant le Wabi-sabi, une définition de cette esthétique retient mon attention dès l’introduction de ce livre. “Wabi-sabi is a beauty of things imperfect, impermanent and incomplete.” (Koren, 1994, p.07)
Cette définition se manifeste comme synthèse de cette esthétique et s’articule autour des notions d’imperfection, d’impermanence et d’incomplétude.
En dressant cette définition, Leonard Koren ne distingue aucun champ précis, ainsi il s’adresse largement à tous les domaines artistiques. Cette définition rend compte d’une synthèse possible applicable au champ de l’architecture. L’avantage majeur de cette définition réside en sa vulgarisation simple en trois termes majeurs ; Imperfection, impermanence et incomplétude. Ces trois notions qui la composent vont construire 35
un socle de définition théorique pour construire une critique de la pratique nippone.
Un premier regard sur le Wabi-Sabi par les architectes japonais existe mais ne semble pas défendre ce même parti pris. Certains architectes modernes japonais se posent la question de l’intégration de cette esthétique dans leurs productions architecturales. En réalité, peu de matière témoigne de l’intérêt des architectes japonais sur cette esthétique.
Toyo Ito “Les structures légères dont s’est fait une spécialité l’architecte Ito Toyô, et que l’on rapproche volontiers de l’esthétique Wabi de la cabane à thé, n’ont de légèreté que visuelle. Dans leur véritable rapport à la nature (leur empreinte écologique, celle de matériaux et d’ambiances énergétiques), elles sont lourdes.” (Berque, 2010, p.157-158)
Kengo Tange “In his 1956 article on the Japanese Architectural Tradition, Tange criticized the expression of wabi sabi when it represented the fatalistic, passive, Japanese view of nature which he deplored. ‘Traditional Japanese methods of environmental control he argued, ‘such as the eaves, engawa and shoji have often been repeated from the sentimental standpoint of “wabi”, “sabi” etc. However, in order to carry on Japanese traditional methods and to develop contemporary methods in the right direction, we must be aware of and reject such attitudes. At Takamatsu, the unrefined, raw nature of the concrete, the absence of strong colours and the presence of “nothingness” in the landscaped areas around the building certainly evoke wabi sabi, but there is nothing fatalistic or passive about the architecture; in fact, quite the opposite.”(Jackson, 2017)
Un doute émerge lors de la découverte de ces écrits à propos de l’appartenance des architectes japonais à l’esthétique du Wabi-sabi. Ce mémoire pose alors la question de la légitimité du rapprochement de cette définition architecturale de l’esthétique japonaise et de l’architecture. Cette interrogation est interprété comme une source de recherche à remettre en cause au long des échanges menés.
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6.Une confirmation lors du voyage
Pendant un voyage au Japon en 2017, je pose la question : “Qu’est ce que le Wabi-sabi pour toi ?” à des japonais que je croise. Cette question était suffisante pour entendre des soupirs d’exaspérations tant il paraissait difficile de mettre des mots sur cette esthétique subtile. Les premières réponses des japonais rendent d’abord compte d’une sorte d’évanescence générale à propos du Wabi-sabi. Puis une fois la définition de l’esthétique japonaise basée sur le Wabi-sabi de Leonard Koren conscientisée, ils acceptent et affirment l’influence de celle-ci sur l’architecture japonaise. Pour Abe San, le Wabi-sabi est imprégné dans la manière d’être et de faire au Japon. Cette esthétique ne se voit pas à première vue mais est perceptible partout. “Well of course it is from the past but I think it is within deeply our way of thinking. But we are not so aware of it but I think there is at the bottom like … but I am not sure if it is as shared in the field of architecture. For example, Kengo Kuma, with his material, is one of the people that tries to have that idea but I think in Japan in general, buildings are built cheaply and they are not trying to accumulate something and try to have that ageing , try to have that ageing as a ressource but I think that it is because of the capitalism and I think some people, hum Wabi-sabi ( …) I think should be more shared by Japanese but I think not enough for the field of architecture. There is some things like clothing or cars I think other field related to design that people value some sort of ageing or imperfection but I think not as much with architecture… yet.” (• Abe, entretien juillet 2018, p.38) Ici, une frontière entre architecture et construction de masse apparait. Apparement, l’architecture des promoteurs se trouve éloignée des principes esthétiques traditionnels défendus par le Wabisabi au profit du consumérisme. “TU : So according to people, architecture can not get better with time ? AS : I think it can be better but money comes first …” (•Abe, entretien juillet 2018, p.38) Aujourd’hui, le Japon populaire et global, celui des villes bruyantes et lumineuses, celui du sytème productif capitaliste à tendance à effacer l’esthétique traditionnelle en générale. Certains domaines 37
la défendent encore mais, comme en Europe, une nostalgie de la tradition n’est pas forcément toujours actuelle et soutenue par tous. Tezuka San écrit en 2009 le livre “Nostalgic Futur” dans l’effort de recréer du lien avec le passé et remettre au goût du jour ce rapport au temps particulier souligné à travers l’esthétique du Wabi-sabi.
L’omniprésence du Wabi-sabi dans l’architecture actuelle japonaise est sous-entendue par Abe San lors de l’entretien. “Wabi-sabi *itoka* I think not many schools in Japan are trying to teach like a Japanese way of making. They rather want something modern or rational but somehow they are having the Japanese element in what they are doing.” (•Abe, entretien juillet 2018, p.39) Cependant, il défend l’idée que cette esthétique est suivie de façon inconsciente. Les architectes ne se situent pas dans des courants forts, ils s’inspirent souvent indirectement de multiples origines.
De retour en France, le concept de Wabi-sabi inspiré de la définition esquissée par Leonard Koren est introduite d’abord à Laurent Boutin Neveu, architecte dans l’agence Ciguë. Malgré que Laurent B.N. ne connaisse pas le concept du Wabi-sabi. Il confirme très clairement un lien entre esthétique architecturale nippone et les trois termes de cette nouvelle définition architecturale du Wabi-sabi, pour rappel, imperfection, impermanence et incomplétude. Pour lui, cette découverte permet sans doute de comprendre l’origine d’une esthétique nippone différente des autres. Je cherche ensuite à comprendre si ces trois concepts pourraient être en accord avec la pratique occidentale. Laurent B.N. prend alors la posture de l’agence Ciguë. “TU : j’ai esquissé une hypothèse qui tourne autour d’une esthétique assez ancienne qui s’appelle le Wabi-sabi. Je ne sais pas si tu connais. LBN : non TU : Leonard Koren définit le Wabi-sabi comme étant une esthétique des choses imparfaites, non permanentes et incomplètes. LBN : Ouais … C’est très bien. TU : Il lie cette esthétique notamment aux arts, à la philosophie, au design, à la poésie. Elle prend sa source dans la poésie apparement puis elle dérive sur le 38
design. Donc les trois termes qui composent cette esthétique sont l’imperfection, l’impermanence et l’incomplétude. Pour toi, la notion d’impermanence peut elle être rattachée à l’architecture ? LBN : Je pense que là aussi, tu t’adresses à quelqu’un qui n’est pas spécialiste du sujet donc mes réponses restent subjectives.” (•Boutin Neveu, entretien octobre 2018, p.40)
Un second dialogue en France avec Yuko Ohashi, architecte lyonnaise, confirme à nouveau la conjecture concernant l’application du Wabi sabi au champ de l’architecture. Yuko O. prend un recul sur cette définition et apporte que ces thèmes suivent une relation avec le temps particulière. “TU : J’ai fait une année de césure il y a deux ans et je m’étais rendu au Japon pour un séjour d’étude et j’essayé de chercher et comprendre l’origine de l’esthétique nippone que j’apprécie beaucoup. J’ai commencé à esquisser un première définition autour du concept du Wabi-sabi. YO : Ah oui d’accord, le Wabi-sabi, l’esprit de l’esthétique japonaise. TU : Quand j’étais au Japon, j’ai posé la question à différents architectes et à chaque fois il répondaient par le fameux “ahhhh” japonais puis ajoutait qu’en effet, cette esthétique peut expliquer la nature des styles produits mais ils n’en étaient pas vraiment conscients car c’est une notion assez abstraite et sensible. YO : Ah bah bien sûr. TU : À la suite de cette première expérience, j’ai essayé d’esquisser une définition architecturale du Wabi-sabi qui se repose sur la définition d’un auteur américain. Leonard Koren définit le Wabi-sabi comme étant une esthétique des choses imparfaites, non permanentes et non complètes. YO : Pourquoi pas oui, c’est les notions liées avec le temps. Je crois qu’il y avait la définition dans mon feuillet. L’esthétique du Wabi, c’est celle du raffinement sobre et calme. C’est marrant qu’en fait, pour lui c’est tourné autour de la notion de temps. Les choses sont imparfaites, rien n’est vraiment stable.” (•Ohashi, entretien novembre 2018, p.51)
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Laurent B. N. et Yuko O. réagissent positivement à cette définition et soutiennent l’intérêt de celleci dans le contexte de cette étude. Ces confirmations apportées affirme le choix de cette définition. Il est important cependant de constater que cette définition architecturale du Wabi-sabi est validée plus ou moins directement par les différents parties. Cette définition, une fois soutenue et critiquée génère un socle sur lequel bâtir une analyse de la pratique nippone.
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Cette première partie forme un socle théorique avec l’objectif de dessiner une esthétique architecturale japonaise. Cette esthétique architecturale, basée sur une interprétation du Wabi-sabi amène d’abord à certains doutes liés à des témoignages liant architecture eht philosophie du Wabi-sabi. Cependant, la conscientisation de cette définition architecturale à des architectes japonais puis français confirme un potentiel accord, pour pouvoir appliquer cette définition esquissée au champ de l’architecture. Cette étape de recherche permet de valider une première étape et d’avancer vers une analyse de la pratique nippone à travers le prisme tripartie de cette esthétique. Cette situation est génératrice de plusieurs questionnements. Comment appréhender la pratique architecturale nippone à travers cette esthétique esquissée ? La maquette peut t’elle être analysée par cette esthétique liant imperfection, impermanence et incomplétude ?
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Abstract 2 . Maquette, un médium issu de l’esthétique nippone
Une hypothèse, construite sur une première intention personnelle, émerge en amont du stage au Japon pour répondre à la problématique. Elle souhaite proposer une première base de raisonnement sur la pratique architecturale nippone. Cette hypothèse suggère que la définition architecturale du Wabi-sabi proposée se retrouve au sein même de la pratique japonaise liée à la production de maquettes. Cette hypothèse cherche à entrevoir si la maquette poursuit les mêmes attributs que ceux qui charpentent l’esthétique architecturale japonaise esquissée en première partie.
Un premier axe d’étude s’articule autour du médium commun de la maquette largement répandu et utilisé au Japon. Un stage pratique de neuf semaines au Japon m’a permis de constituer un corpus d’observations, d’expériences et d’entretiens depuis le coeur de la pratique nippone afin de révéler des notions capables de justifier cette hypothèse.
La maquette est un médium de travail populaire au Japon qui possède des caractéristiques différentes des maquettes communément produites en Europe. Un aperçu des possibles liés à la maquette sera premièrement effectué pour asseoir les bases d’un rapport à cette pratique que les architectes japonais soutiennent. L’analyse appuyée de cette pratique nippone attachée au modèle physique s’organise par la recherche de la présence des trois points que révèlent la définition esquissée et orientée de l’esthétique nippone en lien avec le Wabi-sabi : l’imperfection, l’impermanence et l’inachèvement. La recherche d’arguments et de raisonnements aspire à joindre la pratique de la maquette avec les attributs constitutifs de l’esthétique architecturale nippone.
L’imperfection forme l’un des volets du triptyque. Une recherche de filiations entre l’objet de la maquette et l’imperfection soulève différents constats analysés. L’architecte, par la fabrication de la maquette joue un autre rôle, celui de l’artisan. Il produit avec ses mains un objet physique. Les architectes japonais affectionnent intimement ce moment du 42
projet car il se présente comme le moment où l’architecte peut entretenir un rapport direct entre ses mains et la matière. Un contrôle sur la qualité d’exécution est observé mais l’artisanat rend inévitablement l’objet imparfait. L’imperfection se voit aussi être une source de possibles à des étapes primaires du processus de création.
La place de l’impermanence dans le médium de la maquette est omniprésente. La maquette peut se définir comme résultant d’un processus d’idées qui se superposent, à l’image d’un palimpseste écrasant la dernière version au profit d’une nouvelle. L’objet précédent perdant alors toute valeur sauf celle de témoignage au sujet d’un processus.
L’inachèvement figure comme un caractère de la maquette. Cette dernière figure comme un produit représentant un ou plusieurs aspects précis et choisis d’une idée à une échelle différente d’un concept projeté. Pour cela, une abstraction de la matière, des assemblages ou bien de l’échelle est inévitable générant un modèle alors incomplet et inachevé. L’architecte, par la maquette, simplifie la structure de ces bâtiments et les assemblages complexes qui le charpentent. Ceci se transforme en une base de dialogue avec d’autres acteurs (bureaux d’études, artisans) dans le but de proposer des idées pour produire un objet. Dans certains cas au Japon, la maquette dépeint des assemblages grossiers suscitant ensuite un dialogue et un rapport de confiance avec les artisans pour trouver une réponse à un détail technique hors de portée pour l’architecte.
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“When I am using Rhino to design a project and I go to Tezuka San to show him, Tezuka San doesn’t like and goes “I don’t like Rhino, I don’t like the 3D models” So I try to make the physical model. He is always thinking with models” (Sakai, entretien août 2018, p.16)
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2.
Maquette,
un médium
issu de
l’esthétique
nippone
Figure 05. Maquette du projet d’école à Kyoto, 2018
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1. La maquette, un outil soutient du projet
La place de la maquette dans la pratique des architectes en Europe fait débat. Au Japon, elle fait partie intégrante de la production de l’architecte. Une première hypothèse émerge concernant ce support de pensée. Est ce que la maquette est un produit qui permet de retranscrire les idées fondamentales de l’esthétique architecturale japonaise, l’imperfection, l’inachèvement et l’impermanence ? Ce prochain point est l’occasion de présenter ce médium et décomposer ses caractéristiques à travers ce prisme là.
Préalablement à une expérience personnelle pratique au Japon, la maquette au Japon me paraissait d’abord comme un médium de représentation de projet parfois utilisé par les architectes nippons. Mon expérience de stage en agence à Tokyo confirme cette première appréhension et révèle une pratique très orientée vers la production de maquettes non seulement pour présenter une idée figée mais aussi pour construire un processus capable de nourrir le projet. Tout au long de ce stage, je réalise des maquettes pour différents projets en simultané et pour des phases de projets assez différentes. Un carnet de bord consultable en annexe illustre semaine après semaine le travail produit. Des extraits de ce dernier permettront de mettre en valeur différents exemples de production particulière de maquettes. Cette méthode employée pour produire le projet n’est pas exclusive au cabinet Tezuka mais semble assez commune parmi les architectes japonais. Une récolte de témoignages variés le prouve. Pendant cette expérience en agence, je me trouve être acteur de ce processus de projet particulier et je cherche à tisser des liens entre esthétique et pratique.
Différentes publications rendent compte des postures adoptées par les architectes japonais sur leur pratique liée à la maquette. Junya Ishigami, pour le projet d’un jardin suspendu sur la montagne de Gotenyama sur l’île de Teshima s’exprime sur sa pratique associée à la production de maquettes. Suite à la présentation du projet et de sa pensée relative à son idée de trouver un équilibre flottant en dessus de la colline de Gotenyama, il formule sa méthode de construction du projet à travers le medium de la maquette. 46
Figure 06. Matétiel nécessaire pour la maquette en stage, 2018
“We are currently thinking of a method to realise a bridge-like structure by thereafter essentially attaching and connecting the bridge plate in midair. For a long period until the completion of this project, models of various scales will be made considering the abstraction of the mountain landscape on different levels, and countless spaces will be discovered on the volume of the surface or me the model is architecture with limitless freedom, which connects the cognitive world and the real world.” (Junya Ishigami, 2013, p. 93) Parmi les témoignages rassemblés pour ce mémoire sur l’utilisation de la maquette dans les agences japonaise, l’un des plus représentatif provient de Go Hasegawa, jeune architecte s’inscrivant fortement par ses projets japonisants. Il considère la maquette comme un médium de représentation des idées indispensable pour construire une pensée. Dans la publication “Go Hasegawa: Thinking ,Making Architecture, Living , 2011”, l’un des chapitres au nom “Theory of Models The Act of Questioning” écrit par Go Hasegawa lui même conforte l’idée de la notoriété de ce support au Japon. “The word “model” means to give form to an idea or thought. It is extremely important to model your ideas during the design process. Vague notions in your mind or fragmentary sketches never have a chance to leave your body. To externalise an image and establish a sense of distance from it, you create a model. In making your idea into a model, you get it out and leave it defenceless.” (Hasegawa, 2011, p.23)
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L’architecte lyonnaise Yuko Ohashi défend ce médium comme étant nécessaire à la production du projet au Japon. “La maquette est nécessaire à toutes les échelles de projet, de la volumétrie jusqu’aux détails intérieurs et donc c’était l’outil principal (au Japon).” (•Ohashi, entretien novembre, p. 49) Le premier jour de stage dans l’agence Tezuka Architects donne le “la” sur une nouvelle manière de faire du projet. Le stagiaire est considéré comme un assistant producteur de maquettes physiques et joue un rôle central dans l’avancement des projets. Chaque acteur de l’agence recherche des idées par la maquette ou aide lors des étapes de production de maquettes de présentation. Même Tezuka San, fondateur de l’agence prend du temps pour traduire et exprimer ses idées en maquette en découpant des feuilles de mousse blanches. “Ma première journée à l’agence commence par une introduction basique aux outils et aux matériaux nécessaire à la réalisation des maquettes de l’agence. Après avoir fait du mobilier à l’échelle 1/50 et 1/100 pour certains projets de mes nouveaux collègues je dois réaliser une boite en carton de petite taille qui doit contenir les trois tomes références de l’agence Tezuka. La réalisation de cette boite sert aussi d’exercice pour la réalisation des boites nécessaire au stockage de chacune des maquettes de l’agence, qu’elles soient d’étude, de concept ou de rendu.” (•Carnet d’observations de stage, septembre 2018, p.20) Une analyse de la méthode de faire projet par la maquette est donc privilégiée car elle synthétise une vision, d’abord personnelle puis réelle, portée sur la pratique nippone. Bien sûr, le rapport à la représentation graphique notamment à travers son mode de représentation particulier caractérise aussi la pratique nippone mais cette question graphique semble moins clivante (en gardant des réserves) avec l’occident. C’est bien la maquette et ses utilisations qui différencie à première vue la pratique nippone et la pratique occidentale. Une méthode pour confirmer l’hypothèse est ensuite choisie. Les termes constitutifs de la définition architecturale de l’esthétique nippone ( la non permanence, l’imperfection et l’incomplétude) apparaissent alors comme un filtre par lequel le médium de la maquette sera analysé.
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2. Entre artisanat et imperfection
Cette partie interroge de la présence de l’imperfection dans la pratique nippone à travers le médium de la maquette. Produire des maquettes en temps qu’architecte n’est pas un acte anodin. Ce geste reflète une manière de vouloir être artisan de son propre projet. Générer des formes physiques, non pas à l’aide d’une souris, mais avec ses mains fabrique un sentiment particulier chez l’architecte. Une proximité existe intrinsèquement entre les notions d’imperfection et d’artisanat. L’artisanat est une expression des mains et entraîne alors nécessairement des imperfections. Ce travail de la main conduit cependant aussi à produire des objets avec une sensibilité et un rapport à l’objet inégal à la production informatique. Yuko Ohashi illustre cette idée des architectes à être l’artisan de leurs projets dans le but de générer des sensations originales sur un projet. “C’est vrai qu’on travaille beaucoup en maquette (dans l’agence Chaveneau Ohashi en France), c’est vrai que c’est peut être aussi une raison culturelle japonaise mais on aime bien travailler sur la maquette. Ça, (montrant des maquettes sur une étagère) c’est un pavillon de thé que l’on a fait au Japon et c’est vrai que travailler avec ses mains permet d’avoir d’autres sensations que la 3D. Donc ça c’est la pratique que l’on souhaite garder, quand on fait un nouveau projet, on travaille souvent en maquette pour la recherche d’une forme d’architecture. “(•Ohashi, entretien novembre 2018, p.48) Au Japon, la maquette est voulue comme étant un produit artisanal. L’architecte Takaharu Tezuka ainsi que d’autres architectes japonais portent un regard très tranché sur la question de la maquette et de sa fabrication. L’atelier de l’agence Tezuka ne comporte ni imprimantes 3D, ni découpes laser ni même traceurs. Un parti pris extrêmement fort est de tout produire à la main. “Chacune des réponses positives concernant ma demande de stage soulignent clairement que le poste de stagiaire proposé implique un travail à la main important et qu’il ne faut pas accepter la position si la conception par ordinateur nous est chère” (•Carnet d’observations stage, septembre 2018, p.19) Tezuka considère le travail par ordinateur comme une conception stérile de l’architecture et 49
tout au long du stage, il affirme avec conviction les défauts de l’utilisation de la conception par l’informatique. Sakai San décrit “When I am using Rhino to design a project and I go to Tezuka San to show him, Tezuka San doesn’t like and goes “I don’t like Rhino, I don’t like the 3D models” So I try to make the physical model. He is always thinking with models” (•Sakai, entretien août 2018, p.16) Cependant, Sakai San critique aussi cette position, et compare son expérience chez Tezuka Architects avec une expérience précédente chez Shigeru Ban Architects où l’informatique permet de générer des formes complexes qui ne sont pas issues d’un processus alliant la conception 3D informatique et la maquette. “I was working for Shigeru Ban in Paris and Shigeru Ban likes those kind of complex shapes but Tezuka San can not make them.Tezuka San always think with models and it is not really possible for him to make this kind of shapes. His work is always square (entrain de dessiner des figures cubiques) like this and like this. Maybe flat curves but no waving and complex shapes. 3D Modelling can easily do it. If our office starts to use 3D modelling then new ideas will emerge. But we can also have new ideas with Tezuka San idea of design process… but in a way his style stays more classic or traditional.” (•Sakai San, entretien août 2018, p.16) Sakai San poursuit sur les conséquences que ce travail exclusif en maquette induit. “Yes, it is kind of old fashion designing style with a lot of sketching and a strong focus on making models. But I think it is important to be open to computer making technics. I think this office is the one that make the most models in all Japanese architecture office. Many many models all the time (laughing) but by making a model we can understand the process better when we lay them all on a table for example. I want to use more 3D modelling… Easy and fast ! Both are actually important.” (•Sakai, entretien août 2018, p.16) La synthèse apporté par Sakai San affirme les qualités des deux manières de nourrir un processus en conservant les qualités de chacune des méthodes.
Pour D. Buntrock, à l’image du peintre qui se doit d’élaborer lui même ses couleurs, l’architecte se doit de manier les outils de l’artisan pour comprendre ce qu’il produit, les outils principaux de 50
l’artisan étant ses mains. “Yet the Japanese architect clearly embodies Ruskin’s proposal that “The painter should grind his own colours; the architect work in the mason’s yard himself cutting lumber, splitting stone, and applying rough stucco. He chose an exaggerated route, embracing amateur execution, implicitly rejecting Japan’s idealised, even fetishised, approach to craft.”” (Buntrock, 2010, p.37)
Le fait de ne pas utiliser de machines pour produire la maquette échappe, à première vue, aux yeux des architectes et étudiants européens. Cependant, on peut aussi y voir une manière de recherche de la perfection sans jamais l’atteindre parce que réalisée à la main. Antonia Sautter artiste et artisan à Venise évoque “The perfection of craftsmanship lies in its unrepeatable imperfection”. La perfection d’un travail à la main réside en ses imperfections irremplaçables. L’artisanat dans le process de création de l’objet maquette permet d’intégrer la notion d’imperfection composante de l’esthétique architecturale décrite dans ce mémoire. L’imperfection, en maquette se traduit par deux idées majeures.
La première est que la main fait des erreurs, déchire, fait tomber, et produit un environment sensible en utilisant peut être des matières brutes ou une approche formelle spontanée. Hiroshi Naito défend la maquette brute et la conçoit réellement comme un objet imparfait capable de rendre compte de la vibration des matériaux et des textures. “I would say that the rougher a model, the better it is, because it clearly shows the fundamental spirit of the building. When such a model appears in the process of a project, a good building will be created as a consequence. CAD is a convenient tool, but it is utterly useless in this regard.“ (Hiroshi Naito, 2013, p.76) Il est possible de retrouver en Europe une utilisation similaire de la maquette chez l’architecte suisse Peter Zumthor qui souhaite rendre compte d’une ambiance avant de rendre compte d’une exactitude formelle et détaillée.
Parallèlement, une recherche de la perfection d’exécution est répandue au Japon. À l’agence, la précision est de mise malgré le refus d’utiliser des machines. Un paradigme voit le jour. La main fait nécessairement des imprécisions mais elle se trouve toujours être préférée aux machines. “Je me vois refaire certaines pièces qui sont trop courtes ou bien trop longues avec une précision qui doit être au delà du dixième de millimètre. La structure de la toiture 51
avance lentement bien que aidé par deux staffs japonais. La semaine se finit et cette première étape de maquette aussi. Je me pose alors quelques questions ; Pourquoi un tel niveau de précision ?” (•Carnet d’observation de stage, septembre 2018, p.21) “La précision extrême souhaité par Ito San pour les hauteurs des colones nous oblige à reproduire certaines parties de la maquette plusieurs fois.” (•Carnet d’observation de stage, septembre 2018, p.24) Ces extraits attestent de mon étonnement concernant la précision des modèles physiques souhaités à certaines étapes du projet. L’usage de la main, responsable de l’imperfection, est ici utilisée pour conscientiser des objets et leurs dimensions plutôt que pour rendre un objet plus sensible. Un paradigme apparait entre la méthode utilisée, la main, et le résultat voulu. Une certaine perfection serait mieux garantie par l’intermédiaire d’un outil numérique comme l’imprimante 3D ou la laser.
Une expérience unique lors de mon stage dans l’agence Tezuka forme un point d’orgue d’une reflexion sur la pratique japonaise. Il s’agit de l’élaboration longue d’une maquette de suivi de chantier réalisée pendant toute la phase de construction du projet. Personnellement, je me trouve être témoin et acteur de l’élaboration de cette maquette pendant les neufs semaines de mon stage.
Mon stage commence à une période où un projet d’école à Kyoto est en début de construction. Précédent cette étape, une suite de maquettes d’études est réalisée pour décider de la forme et des principes structuraux pour ce projet. En somme, un processus de conception classique pour une agence japonaise. Finalement, une énième et dernière maquette est produite et je deviens la “paire de mains” principale qui suivra la fabrication de cette maquette de suivi de chantier. Cette maquette a pour dessein de construire une pré-vision pour l’artisan dans un soucis d’anticipation des erreurs lors de la mise en oeuvre des matériaux sur le chantier. Un extrait du carnet d’observation du stage est cité pour situer une vision sur cet pratique singulière. Cette expérience est détaillée exhaustivement en annexe page 21. “TU : La réalisation de cette maquette sert à entrevoir les points délicats et anticiper les potentiels difficultés auxquelles les menuisiers font face. Chaque assemblage en maquette rend compte d’un assemblage dans le projet réel et permet de préfigurer les difficultés lors de la mise en oeuvre réelle. Les plans réalisés pour le projet semblent basiques, aucune 3D numérique n’est dessinée, seulement des plans et des coupes en 52
Cad. Une confiance certaine est dévolue aux artisans qui réaliseront la structure. La maquette à l’échelle 1/50 se voit être assemblée à l’agence entre une et trois semaines en avance sur la construction réel sur chantier. Ito San, lors de ses visites hebdomadaires sur chantier, se nourrit des points vus en maquette les semaines précédentes pour avertir les charpentiers des différentes difficultés qu’ils vont rencontrer. Vise-versa, quand il revient à l’agence, il décrit certains points à détailler Figure 07. Maquette en cours du projet d’école à Kyoto, 2018
en maquette rapidement pour pouvoir éviter certaines erreurs qui peuvent être effectuées sur le chantier. Certains détails sont fabriqués à d’autres échelles comme un pont d’accès qui peut se lever réalisé au 1/20 pour à la fois juger de son coté esthétique et de faisabilité technique. Cette manière de conduire un chantier par la maquette me semble nouvelle et vraiment unique au Japon, je ne connais à cette heure aucun autre projet accompagné par une maquette en phase construction pour un bâtiment de cette envergure.” (•Carnet d’observation stage, septembre 2018, p.22) Produire une telle maquette à ce stade là du projet est surprenant à première vue. Cette maquette nécessite une main d’oeuvre nombreuse et active. Au fils des semaines, les différents éléments structuraux de la maquette sont assemblés. “Il existe des colonnes en 3x3 mm, 3x4 mm et 4x4mm en fonction des panneaux vitrés, des panneaux pleins et des angles. À nouveau, le but de cette manoeuvre et de pouvoir comprendre d’un regard et de montrer d’un geste un détail technique précis et de pouvoir s’adapter rapidement à une situation particulière.” (•Carnet d’observation
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stage, septembre 2018, p.24)
La pertinence de cet exemple précis dans le point concernant l’imperfection est subtile mais défendable. Cette maquette de pré-construction exprime un lien fort entre l’architecte et le charpentier qui est l’artisan du projet. L’architecte veut précéder au plus prêt le travail du charpentier sur le chantier. Cette maquette permet une proximité aiguë entre ces deux corps et donc une artisanalisation du rôle de l’architecte. La main préoccupe les architectes japonais. “Ici la main n’est pas présente pour introduire une nouvelle échelle et une lecture métaphorique(…) mais bien pour rendre compte de l’échelle de la maquette ; en rappeler la nature d’objet manufacturées manipulable. Inui dit que “cette main est une sorte d’ornement”.(…) Une manière d’attirer l’attention sur le caractère artisanal de l’objet, dans une mise en scène qui n’a rien d’anodin.” (Meystre, 2018, p.16) Cette image illustre l’attention apporté à l’artisanat à travers la présence de la main dans la représentation même du projet par Kumiko Inui. Figure 08. Relation Maquette et main, Inui, 2011
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3. Impermanence d’un support
La seconde notion qui charpente l’esthétique architecturale nippone est l’impermanence. Ce point approfondit les liens entre impermanence et modèle physique. En créant des maquettes de suivi d’étude, l’objet créer pour étudier les capacités d’une idée n’a pas d’autre valeur que celle de concept. L’existence de cet objet suite à la construction du projet réel n’est pas indispensable. Comme le dessin, c’est un élément accompagnateur du processus qui, une fois produite, ne devient plus utile à la vie du bâtiment. Ses dimensions permettent au mieux de pouvoir l’entreposer dans un coin de l’atelier. En soit, une maquette d’étude est utile sur un temps court, seulement lors de sa fabrication et peu de temps après son achèvement.
Une maquette peut s’apparenter à un assistant d’un processus d’externalisation d’idées et de critiques. Les témoignages rendent compte d’une pratique liée au produit imparfait et inachevé pour rapidement se rendre compte et critiquer une idée en l’extériorisant. Un process similaire peut être suivi en occident mais est souvent réalisé par le dessin. La particularité majeure des architectes japonais est d’utiliser la maquette pour penser le projet. La maquette appartient alors à un processus de construction d’une idée. Un processus est “une suite continue de faits, de phénomènes présentant (…) une certaine régularité dans leur déroulement” (CNRTL, processus). C’est bien de cette régularité de l’utilisation de cet outil qui marque la pratique japonaise. Cette suite de faits, ici pouvant être associée à une suite de maquette induit un remplacement de la maquette n-1 par la maquette n. Ceci génère un système où la maquette n-1 n’a plus de valeur et se voit donc être mise de côté alimentant au mieux une archive mais bien souvent la corbeille.
Cette manière de produire des choses, de la matière physique pour faire évoluer le projet rassure les architectes japonais et leur permet de ne pas s’égarer car l’objet fabrique une étape plus marquée que le dessin sur laquelle un retour peut être parfois possible. “I never move forward on a project until I discern intuitive clues by working on models. In models, I find the possibilities for realising my image of the work and I explore these further by making detailed drawings that will build a bridge between my image and reality. This process involves a series of failures 55
and corrections, and I come back to the models again and again, whenever I feel I have lost my way.” (Hiroshi Naito, 2013, p.76) “Only after experimentation, testing , and physical experience do I embark on the design process and formulate hypotheses, theories, and opinions. This is because countless demands arise from the natural world, many of which cannot be measured simply by calculation. By conducting experimentation with models, I can examine the flow of sun, air, water and other moving materials within and without the architecture.”(Hiroshi Sambachi, 2013, p.45) La maquette est un lieu d’experimentation capable d’illustrer puis de justifier un parti pris. Après l’examination des points soulevés par l’expérience en maquette, l’objet physique ne semble plus utile. Cette impermanence de l’objet pose question en Europe car la production de modèles physiques demande souvent plus de temps que les modèles numériques. Cependant, la perte de sensibilité liée au numérique rend la production manuelle souvent plus attractive. Cette particularité est décrite d’avantage plus tard dans ce mémoire. La maquette est une production capable de vulgariser une idée et de la partager dans le sens où elle peut être assimilée ou interprétée par d’autres. La maquette est un langage compris par tous mais aussi et surtout un langage abordable que architectes et étudiants peuvent utiliser pour exprimer leurs idées. “Recently, foreign students, primarily from Europe, come to my office as interns, and at fast, everyone is bewildered by the number of models we make. But over a six-month period, their skill at making them improves greatly, and they get to the point where they enjoy putting our ideas into a real form. Eventually, they buy a set of Japanese model-making tools at the DIY shop or at Tokyu Hands and happily return to their country. You might not be able to understand the discussion in a meeting due to linguistic differences, but I am always impressed by the potential of models as a way of sharing ideas.” (Go Hasegawa, 2011, p.23) Ce langage permet de formuler par la maquette des idées. Une fois qu’elles se trouvent assimilées par le regardeur, l’objet de la maquette n’a plus lieu d’exister.
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4. Abstraction et incomplétude
La maquette naît de la volonté d’une personne à interpréter une idée à travers de la matière. Cette interprétation s’exprime par ce qui est visible mais aussi ce qui ne l’est pas. La maquette dès lors devient un objet incomplet. Cette prochaine partie explore l’association possible entre incomplétude et maquette. Go Hasegawa parle de substitution d’éléments quand il s’agit de conceptualiser une idée architecturale par le dessin et la maquette. Cette abstraction apparait aussi à travers le changement d’échelle opéré par la maquette. L’abstraction d’échelle et de matière caractérisant la maquette rend compte de plus forte manière du concept de non finitude, d’incomplétude proposé dans la définition architecturale de l’esthétique nippone. “In architecture, we are constantly thinking in terms of substitution. First, since a building is so large, it is difficult to think in terms of the whole 1:1 scale. We have to reduce things to a size that fits on a shelf in the office or can be folded up and put inside a bag. Of course, we don’t reduce the actual building , but we use drawings and models as substitute. We replace the outline or a segment of a space with lines, and use paper and styrofoam instead of real materials. We create The kind of space that might be realised through the media of drawing and models.” (Hasegawa, 2011, p.23)
Lors d’un entretien, Abe San évoque cette particularité de la maquette. Il vient à comparer la vision japonaise et chinoise. Pour lui, il semble claire que les japonais sont mieux préparés à la compréhension d’objet abstrait et non complet. Cette aptitude à pouvoir mieux appréhender des maquettes blanches conceptuelles semble alors être une particularité du peuple japonais. “I think not many people understand our models, it’s sometimes too abstract but in Japan, most people do understand but if you are going to china, not many people will understand. I think you have to be educated a certain way to understand the abstraction of the model.” (•Abe San, entretien juillet 2018, p.06) Cet argument annonce qu’une raison culturelle est liée à la comprehension de l’abstrait des japonais. Il s’agit ici d’un indice pour la formulation d’un constat développé dans la troisième partie. 57
En France, cette abstraction peut gêner et implique même parfois des contradictions avec les arguments des japonais. Yuko Ohashi, japonaise et architecte française cite, lors d’un entretien, une discussion quelle a eu avec Jacques Vassal de l’agence Lacaton et Vassal. “Et donc, moi j’ai posé la question à monsieur Vassal ; pourquoi vous ne travaillez pas avec la maquette ? La réponse était convaincante pour moi. Il a répondu que parfois, avec la maquette, on oublie la vraie échelle, la maquette reste un objet et on met aussi de coté la question des matériaux car c’est plus abstrait.” (•Ohashi, entretien novembre 2018, p.49) En mettant en parallèle les deux extraits d’entretiens précédents, une particularité de la maquette s’affirme. Au delà des questions concernant l’échelle de la maquette qui s’efface partiellement dans la mentalité française, il peut être noté que l’abstraction est vue positivement au Japon. Cette caractéristique de la maquette se trouve défendue au Japon tandis qu’elle semble faire obstacle en France.
En menant le chemin inverse de réflexion, alors substituer les éléments de la maquette pour rendre compte d’une architecture réelle est un exercice nécessitant d’appréhender l’abstraction est la noncomplétude de l’objet. “We are currently thinking of a method to realise a bridge-like structure by thereafter essentially attaching and connecting the bridge plate in midair. For a long period until the completion of this project, models of various scales will be made Considering the abstraction of the mountain landscape on different levels, and countless spaces will be discovered on the volume of the surface or me the model is architecture with limitless freedom, which connects the cognitive world and the real world.”(Junya Ishigami, 2011, p.93) Junya Ishigami porte un intérêt certain à la maquette qu’il considère comme étant une aide précieuse à la représentation et la restitution d’un contexte. Contrairement à Lacaton Vassal qui trouvent que la maquette ment sur son contexte, Junya Ishigami montre qu’elle est indispensable pour apprécier et comprendre un environnement et ensuite pouvoir créer des scénarios d’idées comme sur une page blanche.
L’architecte, par la maquette, simplifie la structure de ses bâtiments et les assemblages complexes qui le charpentent. Ceci se transforme en une base de dialogue avec d’autres acteurs (bureaux d’études, artisans) dans le but de proposer des idées pour produire un objet. 58
Le cas de la maquette de pré-construction illustre également cette idée. “Les plans réalisés pour le projet semblent basiques, aucune 3D numérique n’est dessinée, seulement des plans Autocad et des coupes. Une confiance certaine est dévolue aux artisans qui réaliseront la structure.” (•Carnet d’observation stage, septembre 2018, p.22) Dans certains cas au Japon, la maquette dépeint des assemblages grossiers suscitant ensuite un dialogue et un rapport de confiance avec les artisans pour trouver une réponse à un détail technique hors de portée de l’architecte.
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5. Une réflexion singulière sur le prototype
De retour en France, je lie une première relation avec l’agence Ciguë qui place le modèle physique comme élément moteur du processus de projet. Une nouvelle subtilité est soutenue par ce dialogue entre prototype et maquette. Pour L. Boutin Neveu, la finalité commune entre ces deux médiums est similaire malgré de légères divergences liées à la taille et la durée du projet. “LBN : Je pense qu’il y a deux choses, pour nous la question de la maquette et du prototype est commune, je ne sais pas à quel point les associés vont me rejoindre la dessus mais on aura plutôt tendance à mettre une seule définition sur ces deux termes, où la finalité est la même c’est à dire éprouver des choses à travers cet objet, le prototype aura plutôt une vocation technique que la maquette n’aura pas. C’est à dire confirmer que le dessin technique et sa réalisation dans ses détails, dans sa resistance structurelle dans la connaissance des matériaux sera correcte et juste et il partage avec la maquette sa dimension esthétique, c’est à dire que tout ce qu’il aura projeté de manière digitale, à travers le dessin répond à ce que je souhaite et en ça, des prototypes et des maquettes, on en produit un certain nombre et ils participent à ce travail de confirmer une esthétique, une poésie de projet etc… Je pense qu’il y a pas mal de vocabulaire et de termes qui vont se recouper avec la pratique japonaise et les méthodes de projet au Japon. TU: Pour reformuler, le prototype pour toi c’est presque une maquette et vice-versa en soi. LBN: Ouais. pour nous, les deux répondent vraiment à le même chose. D’abord j’allais dire qu’on produit plutôt des prototypes parce que les dimensions de projets nécessitent d’avantage de prototypes mais c’est pas totalement vrai car il y a de nombreux exemples à l’agence de maquettes qu’on a réalisé pour des projets d’intérieur, pour des petites dimensions. On aura plutôt tendance à utiliser la maquette comme un outils de travail plus qu’un outils de représentation, là aussi je pense que ce point est assez important. Le prototype c’est juste un nom différent pour parler d’une maquette à l’échelle 1. Dans notre manière de faire c’est exactement 60
ça car même nous, dans le vocabulaire qu’on emploie à l’agence, on pourra parler de prototype à l’échelle 1/2 et de grande maquette à l’échelle 1et toutes les deux ont vraiment vocation à confirmer de la technique d’un côté et d’une esthétique de l’autre. Dans une maquette au 1/100 on parlera peut de technique et beaucoup d’esthétique et de conception et la maquette à l’échelle 1 d’une portion de projet, on parlera beaucoup plus de technique car elle aura des précédents qui elles ont permis de verrouiller un certain nombre de données sachant qu’on se lance rarement dans un prototype à l’échelle 1 pour des questions de temps, de coûts et qu’on a pas forcement la capacité de réaliser un fragment de projet dès le départ.” (•Boutin Neveu, entretien octobre 2018, p.38) Avec une pratique similaire, celle de la maquette et du prototype, Ciguë et les agences japonaises semblent avoir des points de vues convergents sur leurs manières de faire projet. On observe cependant, et c’est ici l’intérêt de ce mémoire, des différences dans l’interprétation des résultats. La question du prototype se rapproche de l’objet fini et donc s’éloigne de l’incomplétude liée à la définition architecturale de l’esthétique japonaise. Les prototypes sont choses rares au Japon et le seul observé se présente lors du stage dans l’agence Tezuka. Pour un projet de chambre du commerce pour la ville de Tomioka, des objets à l’échelle 1 ont été produit pour rendre compte de différentes assemblages possibles pour créer des moucharabiés en bois. Ces objets de recherche peuvent alors s’apparenter à des prototypes à l’image de ceux fait par l’agence Ciguë mais une différence subsiste. Ceux-là sont fabriqués à partir de mousse banche et non pas de bois comme le voudrait un prototype classique recherchant une ressemblance matérielle avec l’objet fini. Cette distinction semble mineure mais rend compte d’un rapport à l’objet d’étude différent. Bien qu’une exactitude des proportions soit préservée, une abstraction de la matière persiste rendant encore une fois l’objet non totalement représentatif et donc incomplet.
Apparement, maquettes et prototypes coûtent temps et argent aux agences mais c’est bien le prototypage qui semble être préféré dans l’agence Ciguë. L’objectif de celui-ci est d’être le plus fidèle de la réalité, de l’approcher techniquement et esthétiquement pour générer un modèle concret. La maquette, cependant, témoigne d’une certaine abstraction de par son échelle mais aussi par les choix de substitution des matières liées aux goûts des architectes. Dans ce sens là, la maquette est un modèle incomplet que l’on visualise en partie par nos sens et que l’on complète par 61
notre imaginaire. Le prototype prospecte en faveur du résultat analogue à la réalité alors que la maquette, par son abstraction d’échelle et de matière ne cherche pas la complétude. Ici, encore une fois, le but de ces prototypes permet non pas de représenter une idée déjà validée mais d’accompagner le processus de recherche par la maquette car ces prototypes japonais font tout de même abstraction de la matière. Ils sont réalisés en mousse blanche appuyant un intérêt sur les proportions de l’objet produit et non sur sa matérialité.
L’étude en opposition entre les notions de maquette et de prototype rend compte d’usages différents en France et au Japon concernant l’objet physique produit. L’examen des différences entre les termes de maquette et de prototype amène à affirmer la divergence de portée de chacun des modèles, l’un abstrait et non complet, l’autre voulant rapprocher au plus l’objet fini.
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L’esthétique architecturale esquissée en première partie aide à porter un regard nouveau sur la production de maquette au Japon. La pratique japonaise liée à la maquette se voit être en résonance avec les termes d’imperfection, d’incomplétude et d’impermanence choisis comme représentatifs d’une esthétique japonaise. L’hypothèse décrite en début de partie sur le rôle et les caractéristiques de la maquette liés à l’esthétique nippone se voit être validée. Les arguments qui défendent chacun des trois points de l’esthétique se basent notamment sur des témoignages, des expériences et des entretiens. Il est important de rester conscient que d’autres arguments peuvent renforcer la pertinence du lien entre la pratique par la maquette et l’esthétique architecturale nippone, ce mémoire proposant un regard singulier sur ce questionnement.
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Abstract 3 . La culture nippone comme socle d’une pratique
En parallèle de l’effort pour valider l’hypothèse liée à la portée de l’esthétique dans l’utilisation de la maquette, un nouveau constat a émergé. Au fil des entretiens, accès en partie sur une pratique de la maquette, le facteur culturel se révèle tenir aussi un rôle essentiel dans la manière de produire une pensée architecturale au Japon. Cette troisième partie de restitution implique ce nouvel axe culturel comme moteur d’un nouveau regard porté sur la pratique toujours avec à l’esprit le prisme des trois termes de l’esthétique nippone. Ce nouveau constat émerge suite à la découverte de deux facteurs majeurs. Le premier élément déclencheur de ce constat se dévoile à travers la découverte de l’oeuvre de C. Scarpa, un architecte vénitien qui développe une architecture résolument en harmonie avec les principes esthétiques japonais. Un intérêt est donc porté sur la manière avec laquelle son architecture émerge en la rapprochant des notions de l’esthétique architecturale nippone décrite. Un second élément catalyseur surgit lors d’un entretien avec Laurent Boutin Neveu, architecte chez Ciguë à Paris qui évoque à plusieurs reprises le contexte culturel du Japon comme étant le fondement d’une pratique alterne. À partir de de ces deux nouvelles sources, une filtration intuitive de plusieurs thèmes est réalisée pour contrôler et arranger les propos retenus. Une première piste de recherche est liée à la conscience ou plutôt à la non conscience de l’architecte de posséder une pratique propre et de sa capacité à caractériser ses origines. En soit, les architectes s’inscrivent dans un mouvement de manière souvent inconsciente et sont influencés à leur insu par une culture invisible à leurs yeux. Un second point explore la notion de contexte culturel et de ses influences sur une culture. Des environnements précis semblables conduisent à des pratiques similaires du projet. Un rapprochement contextuel entre le Japon et Venise par le biais du travail de C. Scarpa illustre cette filiation au contexte. Cette conciliation soulève un certain nombre de similitudes entre Venise et le Japon ce qui atteste nettement que le contexte culturel est source d’influence sur les pratiques des architectes. Un rapport au temps singulier définit aussi la pratique du projet au Japon. Le temps, notamment 64
long, caractérise le processus de création du projet au Japon et porte une incidence sur le résultat de cette pratique. Une dernière analyse autour de la notion d’usage et notamment à travers la question de la représentation du projet s’avère aussi utile pour comprendre et illustrer les motivations de la pratique architecturale nippone. La représentation nippone incite l’observateur à imaginer les scènes de vies et d’usages au-delà même de ce qui est évoqué par le dessin ou la maquette. Aussi, toutes les échelles liées à la vie sont impliquées dans le dessin de l’architecte, de l’ensemble bâti à l’objet le plus petit. Cette pratique liée à l’usage, caractérise et singularise toujours plus la pratique japonaise.
Ces thèmes de réflexion liés à l’aspect culturel de la pratique japonaise seront examinés toujours à l’aide des principes constitutifs de la définition de l’esthétique architecturale japonaise liée au Wabi-sabi. Pour rappel, l’imperfection, l’impermanence et l’incomplétude. Ce constat construit un argumentaire qui annonce que seulement une pratique singulière liée à un contexte culturel unique permet de générer une architecture proprement japonaise.
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“Perhaps we can say that Scarpa was thinking Japanese while Wright was inspired by them.”
(Gouwetor, 2011 ,p.23)
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3.
La culture
nippone comme
socle
d’une pratique
Figure 09. Negozio Olivetti par Carlo Scarpa, Venise, 2018
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1. Culture et inconscience
En parallèle de l’étude pour valider l’hypothèse liée à la portée de l’esthétique architecturale pointée dans l’utilisation de la maquette, un nouveau constat émerge. Au fil des entretiens, accès en partie sur une pratique en maquette, le facteur culturel se révèle tenir aussi un rôle essentiel dans la manière de produire une pensée architecturale au Japon. Cette troisième partie du mémoire conçoit ce nouvel axe culturel comme moteur d’un nouveau regard porté sur la pratique toujours avec à l’esprit le prisme des trois termes de l’esthétique architecturale nippone, imperfection, impermanence et incomplétude, abordé dans la première partie.
La culture semble jouer un rôle indéniable sur le résultat des productions produites par les architectes. Il est souvent possible d’associer un style architectural à un pays que ce soit au Japon mais aussi en Scandinavie, en Amérique du sud ou encore en Suisse. Cette partie questionne la manière dont l’héritage culturel du Japon influence le faire de ses architectes.
Lors des entretiens menés sur toute ma recherche, les architectes entretenus situent difficilement leur travail au sein d’une culture. Ils affirment d’abord ne pas s’inscrire dans une esthétique ou une école de pensée. Malgré cela, le produit des architectes japonais est quasiment systématiquement représentatif d’un style japonais marqué. “TU : pour revenir à la question du Wabi-sabi, l’esthétique des choses imparfaites, non permanentes et incomplètes, j’ai posé cette question à des architectes japonais et étonnamment, ils répondaient qu’ils n’étaient pas conscients de cette esthétique dans leur pratique qui, pour moi, était une évidence avant d’aller au Japon. (…) Ils l’ont dans le sang , de manière inconsciente et apparemment, tu (L. Boutin Neveu) partages la même analyse que moi.” (•Boutin Neveu, entretien octobre 2018, p.44) Abe San exprime le fait que la culture liée à l’esthétique du Wabi-sabi n’est pas présente dans la conscience de tous. Il affirme qu’elle participe au fondement d’un socle culturel qui influence une vision de l’architecture mais pas de façon consciente. “AS : Well of course it (le Wabi-sabi) is from the past but I think it is within deeply 68
our way of thinking. But we are not so aware of it but I think there is at the bottom like … but I am not sure if it is as shared in the field of architecture.” (•Abe San, entretien juillet 2018, p.07 )
L’enseignement au Japon en école d’architecture se veut être assez libre. Yuko Ohashi et Abe San soutiennent que l’enseignement japonais incite à créer une architecture originale et neuve. Ces extraits d’entretiens affirment que les enseignants ne guident que très peu vers un style défini. “C’est vrai que l’éducation architecturale au Japon et en France est totalement différente. Concrètement, au Japon il y a toujours la tendance et aussi la pression de la part de l’enseignant d’inventer quelque chose, c’est à dire faire quelque chose de nouveau que l’on a jamais vu.” (•Ohashi, entretien novembre 2018, p.47) “Wabi-sabi, tokawa…, I don’t think so… We don’t learn… I think Japanese (architecture) schools dont really teach aesthetics… I think we keep on making something and discussion comes from what you are making. They dont really teach a policy like Wabi-sabi or any other aesthetic thats needs to reflect what you are doing. I think teachers and professors don’t really tell you ok ; you have to follow this aesthetic. They rather ask what is important for you and then they tell you ; so please make a point with that and make your own policy. (…) I think not many schools in Japan are trying to teach like a Japanese way of making. They rather want something modern or rational but somehow they are having the Japanese element in what they are doing. I think Japanese schools are not really like structures to teach but more structures to just critic in studios by the teachers. But the way the teacher thinks is kind of reflecting to the student work sometimes.” (•Abe, entretien juillet 2018, p.08)
Les architectes stars japonais revendiquent parfois ne pas appartenir à une esthétique consciemment. L’esthétique commune qu’ils poursuivent coule à travers leurs veines comme le retranscrit Véronique Hours en utilisant les propos de Kazuyo Seshima. “Je ne considère jamais l’architecture traditionnelle comme une entité ou un modèle auquel me comparer. Je l’ai dans le sang et elle agit à l’intérieur de moi-même. Je pense donc que ce sont les Occidentaux qui analysent l’architecture japonaise en ces termes, plutôt que les japonais eux mêmes.” (Hours, 2015, p.20) Malgré ces libertés pédagogiques, une unité dans le style apparait, on parle de style Japonais 69
soutenu dans les différents entretiens. Cela renforce l’idée de l’existence d’une culture inconsciente qui dirige les pratiques dans une direction. Cette culture étant liée aux esthétiques culturelles nippones et intrinsèquement à celle du Wabi-sabi.
Une lecture interprétée par Laurent Boutin Neveu affirme cette ambivalence des architectes à se positionner dans un courant clair de manière consciente. “LBN : Il y a un livre écrit par Olivier Meystre qui s’appelle “image des microcosmes flottants” qui est extrêmement intéressant car il analyse avec son oeil d’européen, de praticien, de chercheur, de professeur européen la pratique japonaise. Il met le doigt justement sur beaucoup d’analyses théoriques et très souvent dans les réponses des architectes, il n’y a pas d’évidence la dessus à suivre une école ou être conscient de s’inscrire dans une continuité et de s’inscrire dans des habitudes. (…) il met le doigt justement sur cette idée que la corporation et les architectes n’ont pas forcément conscience de cet univers qu’ils se sont créés et de l’origine des choses.” (•Boutin Neveu, entretien octobre 2018, p.44) Ce point affirme la posture suivante : Il existe une inconscience culturelle homogène entre les architectes japonais. Cette prochaine section du mémoire réside en la recherche des traits principaux de la culture nippone qui influencent la pratique de l’architecte japonais à travers l’esthétique tripartite architecturale nippone. Les caractères de la pratique japonaise gagnent à se révéler par une comparaison avec une culture analogue, celle de Venise.
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2 . Analogie culturelle entre le Japon et Venise
Un élément déclencheur du constat voulant rapprocher pratique et culture est la découverte au Japon de l’oeuvre de Carlo Scarpa, un architecte vénitien qui développe une architecture résolument en harmonie avec les principes esthétiques japonais. Un rapprochement entre Venise et le Japon aide à singulariser les constituants de la culture japonaise influant sur la pratique architecturale japonaise. L’intérêt majeur de l’analyse de l’oeuvre de Scarpa est de comprendre sa pratique, puis de la rapprocher à la pratique nippone pour déceler des liens potentiels avec celle-ci. C’est lors d’un entretien avec Abe San que C. Scarpa apparait premièrement dans cette recherche. “you know Carlo Scarpa ? I went to visite his work many times. I really like him a lot. He says that he has been influenced by Japanese architecture and it can be seen a lot in is work but at the same time he has his own identity in his work in Venice. His work has a strong link with the environment of Venice but at the same time I think by seeing his work, I think it is nice to have a Japanese way of thinking in a new environment and test it wether it is working or not working , wether it should be done that way or that way. I think it is possible.”(•Abe, entretien juillet 2018, p.10) Un intérêt est donc porté sur la manière avec laquelle l’architecture de C. Scarpa émerge et se produit en la rapprochant avec les notions de l’esthétique architecturale nippone décrite. Dans ce premier extrait d’entretien avec Abe San, une interrogation apparait ; Observe-t-on chez Scarpa une manière de faire “à la japonaise” ou bien Venise incite-elle à produire une architecture aux traits nippons ? F.J. Gouwetor, spécialiste de C. Scarpa, cite Arata Isozaki à propos de la similitude culturelle entre les projets de C. Scarpa et les architectures traditionnelles du centre du Japon “never leaving its visitors uninspired. (…) Arata Isozaki: “When you regard Carlo Scarpa’s works, you will note that he had the same love of details that one finds in every corner of a wealthy town house and its garden in Kyoto.” (Gouwetor, 2011, p.21)
Scarpa porte un intérêt certain à la culture japonaise dans laquelle il s’immerge à deux reprises avant de perdre la vie au Japon en 1978. L’attention singulière qu’il porte à cette culture influence 71
subtilement son oeuvre. Il se trouve considéré comme un architecte aux attributs presque japonais, il se met dans leur peau. “For Scarpa, however, the influence was about architectural elements directly derived from the Japanese. This ultimately produced architecture whose essential and metaphysical qualities selected the characteristics of Japanese space and philosophy.” (Cannata, 2007, p.03)
Dans son essai “Carlo Scarpa and Japan”, Mark Cannata, expert du travail de C. Scarpa, assume critiquer l’oeuvre de Scarpa par le prisme de différentes esthétiques japonaises existantes notamment celle du Wabi-sabi, l’une des esthétiques fondatrices de l’archipel nippon. “My analysis focuses on references to traditional architecture - and in particular the sukiyaki style - in the lights of the philosophical concepts of Wabi-sabi. (Cannata, 2007, p.02) M. Cannata construit une analogie entre le Japon et Venise à travers le concept de la non permanence contenu dans le Wabi-sabi : le Japon, par ses aléas naturels réguliers dévastateurs et Venise par sa fragilité liée à sa géographie où l’eau, tantôt une alliée, peut aussi devenir une menace. Figure 10. Carlo Scarpa lors de son second voyage au Japon 1978
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Cette caractéristique culturelle qui fonde l’esthétique nippone se retrouve aussi dans la culture vénitienne ce qui en fait une raison pour justifier les convergences entre l’esthétique nippone et l’esthétique Scarpienne. La question climatique démontre une nouvelle filiation entre l’environnement de Venise et le Japon.“The climate in Venice and Japan are indeed somewhat similar, Italy is only a few degrees warmer, Japan has a little bit more humidity. Both Japan and Venice are surrounded with water. In their architecture both Japan and Venice have a great admiration for the sensible crafted joint and technical detail. This has partly to do with the relatively late industrial revolution in both countries.” (Gouwetor, 2011, p.25) Des éléments plus subtiles comme la lumière aussi apparaissent comme un élément liant les deux contextes culturels. “Venice and Japan have more in common than one might think at first hand. Arata Isozaki: “For me, the light in the Veneto for example, especially its interiors, has the same quality as the light in a Kyoto town house produced by its garden. (...) I often thought that Scarpa’s love of details and the attention he paid to certain things such as the murmur of water, the voices of birds, and the leaves on the ground, resulted from the fact that the towns of the Veneto are flooded by the same light as Kyoto and that the interiors of both places have many things in common.”” (Gouwetor, 2011, p.25)
La culture associée à un environnent influence une pratique. Il semble important aussi de définir Venise à l’époque qui est une ville de l’artisanat et des arts ce qui influence Scarpa tout au long de sa vie. “Scarpa was born in Venice. A city, together with Vicenza. that would be of great influence on his work in materiality and the attention for craftsmanship.” (Gouwetor, 2011 , p.09) C’est bien ici le contexte dans lequel C. Scarpa évolue qui influence sa pratique. Ce contexte artisanal et artistique perdure aussi bien à Venise qu’au Japon (vu en partie II rapprochant l’architecte et l’artisan japonais p.49).
Il semble aussi nécessaire de constater que M. Cannata utilise la notion de Wabi-sabi et la relie à la pratique de C. Scarpa. D’abord en citant succinctement l’une des définitions apportées par Leonard Koren (Auteur américain qui inspire lui même la définition architecturale de l’esthétique japonaise esquissée en première partie) “The tenets of Wabi-Sabi, as defined by Koren, are implicit in Scarpa’s architecture - “an existential loneliness and tender sadness”. Wabi-Sabi also infers that 73
beauty is a dynamic event that occurs between the subject and the object.” (Cannata, 2007, p.05) Ensuite, Cannata rapproche le Wabi-sabi avec Venise. Cette découverte en fin de processus de recherche rassure car elle prouve que cette esthétique et surtout ses caractéristiques peuvent être la source de l’influence d’une pratique nippone singulière. “For Wabi-Sabi, all things are either devolving toward, or evolving from, nothingness. Wabi-Sabi is about the tension created on the borders of nothingness, between what appears as destruction, and construction. In metaphysical terms, Wabi-Sabi suggests that the universe is in constant motion toward, or away from, potential. And the impermanence of all things confers physical and emotional beauty. Think of Venice.” (Cannata, 2007, p.05) “Think of Venice”, cette allusion à Venise affirme une similarité de contexte et de culture entre le Japon et Venise. Ainsi, au delà de l’esthétique même du Wabi-sabi, Venise toute entière devient une interprétation du Wabi-sabi par son impermanence et son évolution constante. “Carlo Scarpa himself as part of the cultural context of Venice and of the Veneto, whose motifs and construction methods form the basis for the way his own architectural idiom developed. His works are new interpretation of forms from this renaissance context with traditional techniques as a trademark for Scarpa’s style. It is architecture designed to be conquered by nature, like the struggle against erosion being one of the main qualities of Venice. It is at its best when overgrown by plants, eroded by the rain, cracked by the cold winters and the warm Venetian sun. It respects nature by choice of materials, by the weathering and by the embedment in the site as is the case at the Brion Cemetery.” (Gouwetor, 2011, p.21)
Les influences qui forgent le personnage de Carlo Scarpa sont nombreuses de part ses métiers, ses rencontres, ses projets. “from abroad and exhibitions that he visited or designed he got to know the work of Cezanne., Mies van der Rohe and Frank Lloyd Wright.” influencé par le bauhaus aussi “Another Bauhaus relation, besides Klee, is the German/American painter Josef Albers.” (Gouwetor, 2011 ,p.12) Scarpa donne son avis en comparant son travail avec celui de Wright. La conclusion est belle, alors que F.L. Wright est inspiré par le Japon, C. Scarpa pense comme les japonais. Le rapport qu’il entretient avec son propre contexte s’apparente au rapport que les architectes japonais entretiennent avec leurs contextes générant des pratiques résolument semblables. “Scarpa concluded his architecture was more Asian than the work of Wright while visiting it in the US. Although Wright was so much more inspired by the Japanese (he even emigrated temporary to Tokyo and designed 74
about 14 buildings over there) “Scarpa maintained, ..., that Wright’s style could not be seen as Far Eastern. Referring to his observations of Japanese Architecture made on his journey to Kyoto, he had perhaps come to the conclusion that his work had more connections with the East than the work of the American architect. Perhaps we can say that Scarpa was thinking Japanese while Wright was inspired by them.” (Gouwetor, 2011, p.23) Figure 11. Negozio Olivetti par Carlo Scarpa, Venise, 2018 Figure 12. Negozio Olivetti par Carlo Scarpa, Venise, 2018
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F.J. Gouwetor prend un certain recul par rapport aux textes de M. Cannata. Il admet qu’il y a une ressemblance entre les travaux de Scarpa et celui d’architectes japonais mais il s’intéresse dés le début de sa thèse à sa carrière pré-nippone de Scarpa. Pour F.J. Gouwetor, le milieu dans lequel il fait projet influence son travail en premier lieu “His work is most certainly influenced by Japan. After seeing the doors of the Brion Cemetery, alter looking at his garden designs or his bridges it is impossible to deny a Japanese link. But it is not Japanese. It is not a direct copy as Scarpa himself also would have hated to do. His designs are a vibrant mixture of Venetian craftsmanship and his experience in the glass factories of Murano. But also his life-long co-operation with Deluigi and many other artists and cabinetmaker. On top of this comes his interest for the work of Frank Lloyd Wright. but also for Klee, Mondriaan, Rothko. Ile was inspired by Hoftinann from Vienna. He read a fair deal of Le Corbusier’s publications and talked at the same time about the sublime beauty of Greek temples or the renaissance of Palladio.” (Gouwetor, 2011, p.5) Cette analogie entre Venise et le Japon permet de dresser une synthèse intermédiaire étonnante. L’environnement de Venise influence indéniablement la pratique et l’esthétique de C. Scarpa. Cet environnement culturel conduit C. Scarpa vers une pratique résolument japonaise. Ce constat permet d’évoquer un rapport entre contexte culturel et pratique architecturale. Ce premier entrainant une pratique singulière. La question de la culture, liée à une histoire, un contexte, une géographie, se présente comme un élément constitutif important de l’aboutissement d’une pratique.
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3. Rapport au temps long du projet
Les japonais portent un regard pluriel sur le temps, à la fois sur la durée de vie d’un bâtiment et sur le temps accordé à la mise au point du projet. La non-permanence des bâtiments liée au contexte culturel du pays force les architectes à réfléchir à des solutions qui autorisent un démantèlement ou une déconstruction rapide. “Cette question de la non-permanence, c’est aussi cette question culturelle et la manière d’appréhender la construction au Japon où on ne construit pas comme on pourrait construire dans d’autres sociétés pour durer. On accepte cette vision que le bâtiment peut durer 10, 20, 30 ans. On ira jamais projeter une construction sur 80, 100 ans ou 200 ans et je pense que cette notion est importante dans la manière de penser l’architecture et dont elle est réfléchie. Ça diffère peut être un peu sur des grands bâtiments culturels mais en tout cas, si on parle de logements, notamment individuels, il est beaucoup influencé par cette manière là et ce qui génère aussi une esthétique et une architecture qui est liée à ça.” (•Boutin Neveu, entretien octobre 2018, p.40)
Lors des phases de conception du projet, cette impermanence du projet est permise par une pratique singulière. Le stage effectué au Japon ainsi que des témoignages révèlent une pratique s’appuyant sur une temporalité longue. En d’autres termes, il y a une inversion du rapport au temps. Les vies des bâtiments sont courtes mais leurs conceptions demandent de s’étaler largement dans le temps. Un nombre d’heures étonnamment élevé est nécessaire pour donner lieu au dessin et à la mise en place d’idées architecturales. Cette dilatation temporelle du faire projet est notamment accentuée par la fabrication de maquettes physiques qui augmente considérablement le nombre d’heures passées sur un projet mais faisant partie intégrante du processus de conception.
Un exemple représentatif réside en la maquette d’exposition de l’atelier Tezuka à la biennale d’architecture de Venise en 2018. Bien que cette maquette ne soit pas liée à un processus de projet 77
pur mais seulement d’exposition, l’énergie et le temps nécessaire à la réalisation de celle-ci est à l’image du rapport au temps observé sur d’autres projets au Japon. “Cette maquette a été réalisée en avril 2018 spécialement pour la biennale de Venise. Un ami stagiaire présent lors de la construction de la maquette me raconte que toute l’agence, quinze personnes travaillaient sur cette maquette pendant deux semaines, travail phénoménal. Avec un calcul simple, on peut estimer la durée pour la réalisation de cet ouvrage : 15 personnes x 10h/j x 12 jours = 1800 heures de travail collectif pour assembler la structure, monter les baies coulissantes, produire le mobilier… Une question survient alors : pourquoi prendre ce temps pour cette maquette ? Je commence, à la suite de mes expériences, à appréhender l’importance que les architectes japonais apportent à la notion de temps. Cette notion semble être pour les architectes japonais un outil qu’il faut manier pour arriver à un résultat complet. Je doute que d’autres agences internationales se permettent, même pour la biennale, de cumuler un nombre d’heures aussi important pour la réalisation d’une seule maquette. Ici, l’effort collectif et surtout chronophage nécessaire pour un tel résultat traduit l’attention que les architectes japonais portent sur leurs projets. Les nombreuses heures de travail alimentent un processus long qui semble être indispensable pour concevoir un projet.” (•Carnet de bord Venise octobre 2018, p.29) Dans un contexte commun à celui du Japon, celui de Venise vécu par C. Scarpa, il est possible de retrouver cette même relation longue au projet. C. Scarpa était connu pour la qualité de ses ouvrages mais aussi pour la durée importante nécessaire à la conception de ses projets. Des témoignages rapportent des horaires excessifs pour les réaliser. “He would work till late, asking his craftsman to do the same. In exchange he would bring them home as promised.” (Gouwetor, 2011, p.21) “Scarpa never really had an office in the normal sense as we organise them today. He collaborated often on site and with many different people. When extra hands needed he would hire some of his ex-students to help him out. From 1955 till 1966 he employed a draftsman by name of Luciano Zinatto. The hours were absurd and the pay sporadic. Finely Zinatto had to give up: -Eleven years I worked for Scarpa night and day. But they were the best years of my life.” (Gouwetor, 2011, p.22)
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Le projet de la Fondazione Querini Stampalia à Venise, plutôt d’architecture d’intérieur de moyenne taille nécessite dix années à Carlos Scarpa pour être esquissé. Cette durée, paraissant importante pour la plupart des agences modernes, semble cependant nécessaire à la maturation du projet et des idées. Il est difficile ici de faire un rapprochement avec les pratiques actuelles car les architectes travaillent aujourd’hui à plusieurs et se doivent de tenir des plannings serrés liés à l’économie des projets. “Scarpa would sometimes spend that much time on a project that he moved his working place to the site. It would take him for example fourteen years to complete the Castelvecchio were such important designmoments like the placing of the Cangrande would occur seven years after the project had started. His studio was often situated inside the castle during that time.” (Gouwetor, 2011, p.19) De retour en France, le temps passé pour un projet est très mesuré. Le nombre d’heure est compté et les délais sont souvent très courts. Cette méthode de production du projet implique de prendre des partis pris de recherche tôt dans le processus de création. Cette action contraint à une pratique différente. Le temps est une richesse singularisant d’autant plus la pratique japonaise. “LBN : De ce fait, Ciguë a beaucoup travaillé pour l’univers du retail qui impose des échéanciers, des plannings de projet qui font partie des plus serrés qui existent tout simplement et c’est aussi pour ça qu’on ne travaille pas la maquette autant qu’on le voudrait tout simplement pour des questions de temps. On sait que la maquette, de ce fait, nécessite de la main d’oeuvre, nécessite du temps pour se faire et malheureusement, cette étape là qui est mise de coté.” (•Boutin Neveu, entretien octobre 2018, p.37) Pour synthèse, il peut être suggéré que dans un contexte impermanent à l’image de celui du Japon, le dessin du projet s’accorde sur une temporalité longue. Cette caractéristique liée au temps fait écho à l’impermanence des projets une fois réalisés.
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4. Une pratique en relation singulière avec son contexte
Il s’agit dans ce point d’appréhender les éléments alternes du contexte culturel qui génèrent une pratique architecturale originale au Japon. Cette étude est menée toujours à travers les trois notions de la définition architecturale de l’esthétique nippone inspirée du Wabi-sabi. M. Cannata s’exprime sur le Japonisme, ce courant engendré en Europe autour de l’esthétique japonaise à la fin du 19 ème siècle. Cet extrait appuie que la culture japonaise est interprétée comme un champ esthétique aux possibilités nouvelles. “Japonisme’s main contribution, apart from its iconography, was a way of perceiving and re-expressing nature, man, projects and history; it was a method of research, as much as an aesthetic model.” (Cannata, 2007, p.04) La considération de la nature devient une caractéristique de cette culture étrangère. Ce lien fort avec la nature se retrouve lorsque M. Cannata porte sa propre interprétation de l’esthétique du Wabi-sabi. “To define Wabi-Sabi is not a simple task, as it touches more on feeling than rationality. Wabi-Sabi’ll be seen to contain certain aspects of the philosophy of ‘less is more’, that Ludwig Mies Van der Rohe advocated in modern architecture. But where modernism was geared towards science and an artificial art, Wabi-Sabi seeks fusion with nature. Wabi-Sabi savours the beauty of the patina of time an object, rather than a polished surface; penumbra, rather than light; organicity and decay rather than mechanicity and perfection.” (Cannata, 2007, p.04) Lors de l’esquisse de cette definition du Wabi-sabi, M. Cannata garde à l’esprit le travail de C. Scarpa. Il cherche, à l’image de ce mémoire, à introduire la définition d’une esthétique comme étant un socle pour ses analyses.
“Wabi-Sabi seeks fusion with nature” Pour M. Cannata, le Wabi-sabi s’associe directement avec la nature. Il semble alors utile de comprendre intrinsèquement le rapport qu’entretient l’archipel nippon avec la nature. L’impermanence, l’une des trois essences de l’esthétique architecturale nippone développée pour ce mémoire fait partie intégrante de la culture nippone. Elle se reflète visiblement à travers la nature. À travers des entretiens, il est évident de noter la prédominance de la nature dans l’architecture japonaise. Il semble intéressant de voir que, même dans des environnements de projet très urbain, 80
l’effort fait pour communier avec des éléments naturels persiste. Pour Abe San, le contexte naturel force une esthétique architecturale différente. “if it’s other country people build it strong at the beginning but in Japan buildings are washed away and people need to build again so in order to do that I think Japanese people try to build the most with the least available so in a way, the Japanese environment is forcing that kind of policy” (•Abe, entretien juillet 2018, p.05) Les tremblements de terre réguliers ont demandé aux japonais de reconstruire leurs habitations régulièrement. Cette constante naturelle contraint le projet à adopter des matériaux légers et des techniques d’assemblage permettant une reconstruction rapide.
Sakai San, dans un entretien parle de lien entre architecture, nature et confort. Selon lui, l’architecture et une réponse à la nature pour générer un confort optimal. Comprendre la nature, le vent, l’humidité, la terre, le soleil aide à instaurer un espace agréable. Il pose cependant un certain scepticisme concernant l’architecture moderne générique assez répandue au Japon, celle des maisons en ossature bois et revêtement plastique construites en trois mois à faible coût. Sakai San pense que ces architectures sont en rupture avec les traditions japonaises et le lien qu’elles impliquent avec la nature. “From the old time we are making the buildings with wood and also linking the building with it’s surroundings because there were no air conditioning machines so we had to control more the design so air could flow through the windows. So the thinking was different, it was about how to use the right design using wood to make comfortable spaces. So it is (Japanese style architecture) close to natural and wood materials…”(…)“Recently not so much but old houses were designed with this idea of not using modern devices but rather using natural ventilation and water using the environment as part of the design. This might be Japanese special style.” (•Sakai, entretien août 2018, p.13) Selon Sakai San, le lien avec la nature implique aussi une relation à l’histoire différente suivant son contexte. Comme exemple, il reprend aussi l’idée des tremblements de terre qui affectent et détruisent l’histoire et le passé au Japon tandis qu’elle est conservée et préservée en Europe. L’idée que l’histoire est plus stimulée par les événements naturels au Japon qu’en Europe génère, selon lui, une culture plus sensible à l’impermanence qui nécessite une phase de conception de l’architecture 81
plus résiliante alors capable de mieux absorber les chocs. “In Japan, earthquakes sometimes happen so the building are broken so every time we have to start from zero, we have to stimulate our history compare to Europe. The relationship with the past is different in Europe and in Japan.” (•Sakai, entretien août 2018, p.14) On peut noter les nombreux séismes souvent à l’origine de tsunamis ou d’incendies dévastateurs qui marquent l’imaginaire collectif comme le séisme de Kanto en 1923 qui provoque un incendie destructeur sur Tokyo ou plus de 100000 personnes succombent. Plus récemment, le séisme de Kobe en 1995 toujours présent dans les consciences des japonais fait plus de 6000 morts et 120 000 bâtiments détruits ou endommagés. Sakai San indique que Tezuka San recherche ses références pour ses projets directement ou bien indirectement dans la nature comme, pour illustrer cette méthode, le projet en Inde actuellement en cours de conception. Ce projet trouve sa référence dans le dessin des arbres d’un des films du studio Ghibli. La nature, interprétée d’une manière par un film se voit être réinterprétée par le projet, la nature étant à la base de cette inspiration. “SS : As for this company, Tezuka San always refers to some strong references. As for the Indian project, he is referring to the Ghibli movies with the trees in the movie and Tezuka San like the relation ship with the nature” (•Sakai, entretien août 2018, p.15) À travers mon voyage à Venise, un carnet de bord personnel atteste d’autant plus de l’effort fait par certains architectes nippons pour intégrer la nature à leurs projets. “Une fois franchie la porte étroite, on découvre un espace lumineux traversé par une structure en bois porteuse et dessinant une croix au fond de la chapelle. Le sol en gravier et les bancs en bois et plâtre génèrent un environnement naturel et rustique dans lequel une lumière douce arrive par deux ouvertures zénithales” (…) “Le bardage extérieur de bois brulé noir recouvre façades et toiture ce qui unifie par la couleur le volume déjà primaire. La façade est ponctuée de six colones en pin brut équarries sur deux faces seulement. Ce travail brut et primitif de la matière est propre au travail de T. Fujimori qu’il défend dans tous ses projets” (•Carnet d’observations à Venise octobre 2018, p.30) Ce travail élémentaire semble être en lien avec la simplicité incitée par le rapport à la nature, la 82
frugalité et la simplicité dont il fait part pour générer une architecture capable de se reconstruire facilement. Lors d’entretiens de retour en France, consécutivement à une introduction par la nature qui compose cette esthétique fondée par les témoignages des architectes japonais, la question de la culture réapparait. L’histoire, le contexte géographique, les arts, les religions ainsi que la nature construisent un ensemble dans lequel l’esthétique architecturale japonaise prend sa source. “LBN : Au delà de la nature qui est assez récurrente au Japon, ce regard porté sur l’environnement, ce regard très juste, très précis sur leur environnement autour, il y a une question culturelle ou j’ai pas les capacités , les ressources pour aujourd’hui préciser en quoi, quels traits de la culture japonaise se retrouvent dans l’esthétique de représentation de l’architecture. Je pense qu’il y a vraiment cette dimension culturelle, même artistique quand on va chercher dans l’histoire même artistique du Japon, on se rend compte qu’il y a ce bagage culturel et artistique qui fait filiation et qui se retrouve aujourd’hui dans la production. J’aurais tendance clairement aussi à parler de culture au sens large du terme plus que de nature. La nature pour moi est une composante de la culture japonaise mais ça dépasse largement cette question de nature ce qui fait aussi que le Japon s’est développé de cette manière là et a produit de tels exemples manifestes.” (...) “Des tremblements de terre jusqu’à la bombe atomique, c’est une société profondément marquée par ces données historiques et ça impact leur manière de construire et de produire de l’architecture. TU : Est ce que dans notre contexte européen, il semble pertinent de vouloir défendre cette non permanence dans l’architecture. LBN : Je pense qu’il faut complexifier cette question en disant que cette non permanence dans le système européen que l’on construit, on a un autre rapport à la matière, aux matériaux, un autre rapport à l’écologie, à l’environnement. Construire comme on construit en France où l’on veut s’isoler d’un environnement, épaissir les murs, utiliser des systèmes thermiques, de construire dur pour rentrer dans un sytème qui ne serait pas pérenne. Un modèle qui forcerait à démolir et à reconstruire toutes les X années ne fait pas sens en Europe. Au Japon il y a d’autres entrées qui sont aussi très intéressantes. Rien que si on prend l’idée de l’isolation thermique et de l’épaisseur des murs qui doivent faire max 12 ou 14 cm. Et du coup on rentre dans ce système 83
complexe de se dire effectivement, quand il y a cette économie dans le matériau dans sa mise en oeuvre, dans sa construction, il est beaucoup plus facile d’envisager une déconstruction, d’envisager le recyclage de ce système là et qu’il soit régénéré beaucoup plus souvent qu’en Europe.” (•Boutin Neveu, entretien octobre 2018, p.39)
Le rapport à la nature qui façonne la vie des architectes japonais amène vers la production d’une architecture proche de la nature. Cette condition culturelle traduit l’impermanence de la nature, l’un des principes de l’esthétique architecturale dressée en première partie. Chercher une influence dans la nature pour leurs projets provient d’un héritage culturel présent intrinsèquement dans l’esthétique du Wabi-sabi. Cette liaison avec la nature dans la pratique amène à produire une architecture proche de celle-ci. Ce mémoire n’a pas la prétention d’explorer les productions d’architecture finies mais il semble tout de même important de soulever à ce moment là du mémoire qu’ une posture culturelle suivie dans la pratique du projet a une incidence sur l’objet produit.
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5. Une relation singulière à l’usage
Un aspect culturel important qui isole un peu plus la pratique japonaise se trouve dans la manière de considérer l’usage dans la fabrication du projet. La pratique japonaise s’attache à la représentation d’une action dans sa représentation pour indiquer quelle usages sont possibles dans ces espaces. La représentation architecturale japonaise rend compte d’une vie extrêmement présente contrairement aux représentations souvent vides des architectes occidentaux qui se limitent à l’enveloppe bâtie du projet. C’est pendant une discussion de retour de stage que cet aspect lié à l’usage a émergé. Suite à ce moment, les expériences en stage et certains exemples sorties de publications sont venus confirmer ce dernier constat.
“LBN : c’est aussi la question de l’usage qui est omniprésente dans la représentation japonaise et je pense que avant que l’architecture existe, à travers la représentation et toute l’iconographie de Bow Wow, la manière de représenter au Japon, il y a cette importance qui est portée, et qui est profonde, à la question de l’usage à l’intérieur. On dessine seulement un intérieur et l’architecture contemporaine japonaise nous le démontre de façon assez évidente. On va énormément parler d’usage, de ce qui repasse à l’intérieur et on va représenter l’objet, on va représenter la personne, on va représenter une scène et ça je trouve que c’est aussi extrêmement révélateur de la manière de penser l’architecture, c’est que de fait, en dessinant ça et en le conscientisant, on se déclare incompétent à penser l’objet dans son ensemble et on admet aussi qu’une partie de l’architecture est incomplète parce qu’une partie de l’architecture va se faire à travers l’usage qu’on esquisse dans ces représentations, qu’on projète mais qu’on ne maitrisera pas de fait. TU : Pour toi, l’usage est alors plus assumé au Japon qu’en Europe LBN : Il est assumé et il est beaucoup plus réfléchi. Je sais que chez Ciguë, c’est aussi des thématiques qu’on aime regarder car dans notre pratique, on a cette manière de penser l’architecture où on dialogue énormément avec la maitrise d’ouvrage. C’est aussi une posture de l’agence et l’une de ses caractéristiques et quelque chose qu’on 85
défend assez ardemment. On aime absolument pas imposer une manière de voir les choses et aujourd’hui, on apporte énormément d’importance à la qualité d’un dialogue avec un client, avec une maitrise d’ouvrage et donc à la définition de ce que lui, il va faire à l’intérieur. C’est peut être un peu différent quand le client n’est pas l’utilisateur dans le cadre de projets de plus grandes dimensions mais en tout cas, l’architecture japonaise a cette intention qui est portée à l’usage et à la manière dont l’espace va se remplir, va être utilisé qui n’est pas anecdotique et ce qui est assez important et plus valorisé qu’une architecture en Europe. L’Europe où l’architecte va davantage avoir une posture sur son bâtiment et isoler un peu plus les questions de mobilier, d’archi d’intérieur. On retrouve d’ailleurs dans l’architecture japonaise et c’est aussi l’une des filiations que moi j’aime faire avec Ciguë, comme beaucoup beaucoup beaucoup d’agences au Japon, de SANAA à Ishigami jusqu’à Fujimoto vont s’intéresser à la question du mobilier par exemple et c’est pas anecdotique aussi ces filiations. Quand ils dessinent le verre d’eau ou les chaussons dans leurs projets, c’est assez logique qu’ils dessinent les chaises et le bâtiment à l’arrivée. Ce sont ces filiations qui m’intéressent beaucoup, ces relations avec la dimension. Aujourd’hui, en Europe, on aura plutôt tendance à affirmer qu’on s’arrête à une dimension, pour beaucoup d’architectes, dessiner une chaise n’est absolument pas un travail d’architecture alors que l’architecture japonaise est beaucoup ouverte dans ces dimensions là et aux relations entre ces dimensions et l’architecture, ces petites dimensions et l’architecture. TU : Pour revenir à la question de l’usage. Dans mon stage à l’agence Tezuka, on devait coller tous les élèves des écoles et par exemple pour la maquette de l’école Fuji de la biennale à Venise, les 500 élèves sont réalisés ainsi que tout le mobilier, et bien sur, c’est le mobilier Tezuka, ses caisses pour enfants, ses rangements. Cette exemple illustre le fait que l’usage est au coeur de la pratique.” (•Boutin Neveu, entretien octobre 2018, p.44) Ce long dialogue indique que l’usage prédomine dans le faire. L’héritage culturel engage les architectes japonais à se poser la question de l’usage et de l’expérience à vivre dans leurs architectures. “En fin de semaine, deux jours sont consacrés aux “détails de vie” de la maquette en découpant puis plaçant méticuleusement des personnages aux actions diverses. 86
L’accent est mis sur la “vie” amenée à la maquette en réalisant des scènes de jeux dans les espaces extérieurs ou des scènes d’enseignements dans les salles de l’école. La disposition du mobilier se trouve aussi précise et représente un mode d’enseignement du style “montessori” initié au Japon principalement par Tezuka San avec l’un de ses premiers projets majeurs ; le Fuji kindergarden à Tokyo.” (•Carnet d’observation de stage septembre 2018, p.23)
La question de l’usage est notamment traduite à travers les manières de représenter le projet dans la pratique des agences japonaises. La qualité spatiale, traditionnellement évoquée par le nombre de tatamis dans une pièce se transforme en une qualité d’usage et des actions possibles dans un espace. Bien sûr, dans la représentation des actions et des scènes possibles dans l’espace, une importance liée à une abstraction emerge à nouveau. Les actions nombreuses possibles dans une pièce sont effacées au profit d’une action unique mais très détaillée qui permet ensuite au “regardeur” d’imaginer les autres actions possibles dans ce lieu.
La vision de Carlo Scarpa confirme aussi l’intérêt porté sur l’usage et l’interaction entre usager et l’espace. “Scarpa’s exhibition designs clearly explored Japanese ideas. He dramatised the dialogue between object and subject; the visitor to his exhibitions and museums would always be engaged in a dialogue with the work of art, a principle at the basis of the Japanese conception of art as an active process between object and viewer: beauty is as much in the object as in the subject’s perception. Scarpa’s way of exhibiting is analogous to the extreme attention to detail that is at the basis of Japanese aesthetics. Scarpa never tried to “recreate” the work of art through fake additions or extensions in order to reconstitute the whole. He reinterpreted the object itself, but left the reserver to mentally complete the whole.” (Gouwetor, 2011, p.16) Cette question de l’usage interprété dans cet extrait pas C. Scarpa établit à nouveau une filiation entre culture scarpienne et culture nippone. Démontrer que Scarpa est aussi attentif à la question de l’usage que ses confrères japonais indique que la culture liée à ces contextes influences encore une manière de faire l’architecture.
Les moyens de représentations graphiques au Japon sont du même ordre. Ils mettent en exergue 87
certains éléments en effaçant tout ou partie de ce qui les entoure directement. “Hideyuki Nakayama adopte une démarche quelque peu différente. Ses dessins au crayon ont indéniablement un caractère personnel des croquis mains mais n’utilisent pas les codes habituellement admis de l’architecture.Ils se présentent systématiquement comme des vues perspectives ou axonométries dont le cadrage, les éléments pris en compte et le traitement graphique insistent davantage sur ‘usage des espaces projetés que sur la construction du bâtiment lui-même. (…) Cette ouverture permet aussi, selon l’architecte, un dialogue avec le client plus fructueux : “si l’on produit des images très concrètes, photoréalistes, à l’aide de rendus 3D sur l’ordinateur, le client n’a plus la possibilité de s’imaginer par lui même le projet qu’on lui présente. Alors que si on dessine à la main, au crayon, tout reste ouvert et susceptible d’être modifié. On donne l’impression à l’autre qu’on est encore au stade où on peut effacer la gommait redessiner, que rien n’est encore fixé” (Meystre, 2018, p.19). Ce degré d’abstraction subtile liée à un travail à la main est permise par la considération particulière que les japonais ont de l’usage des choses et des espaces dans l’architecture. L’abstraction de l’architecture force l’incomplétude et permet une compréhension de l’espace particulière. Un exemple représente bien l’extrême dans lequel certaines représentations peuvent faire plonger le regardeur Figure 13. House on dwell, Hideyuki Nakayama, 2004
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La définition de l’esthétique architecturale esquissée en première partie de mémoire donne lieu à une analyse originale et innovante de la culture nippone et de son influence sur la pratique des architectes japonais. Pour conclure, les architectes japonais ne revendiquent pas appartenir à une culture propre alors que communément, tous contribuent à un courant similaire de pratique. Ce travail de recherche permet de mettre en avant des caractéristiques culturelles du Japon qui se retrouvent dans la pratique de ses architectes. Leur rapport à leur contexte, au temps, à la nature et à l’usage singularisent particulièrement leur façon de conduire un projet. Cette partie se construit sur des interprétations de résultats ainsi que des intuitions de recherche. Il est possible que d’autres arguments renforcent la pertinence du lien entre pratique et esthétique. Pour synthèse, seul un contexte culturel unique porté par une esthétique tripartite est capable de générer une architecture japonaise.
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Conclusion
Ce mémoire résonne autour de la question de l’architecture au Japon, de ces origines et de son interprétation depuis notre contexte occidental. Le dessein de ce mémoire est de comprendre les effets d’une esthétique précise sur les manières de penser le projet, en d’autres termes, sur la pratique même de l’architecte. Il appartient à ce mémoire de vouloir appréhender les tenants d’une pratique japonaise à travers les regards croisés des architectes japonais et occidentaux. Entre élaboration d’une hypothèse, construction d’un corpus puis révélation d’un nouveau constat, le processus de ce travail de recherche s’est trouvé être fécond et riche pédagogiquement.
Ce travail s’engage d’abord sur la découverte d’une esthétique nippone, de ces origines et de ces caractéristiques. Cette exploration conduit vers la formulation d’une définition traduisant la complexité des esthétiques nippones appliquée au champ de l’architecture nippone. Un intérêt est porté sur l’esthétique développée par le Wabi-sabi d’abord par tâtonnement puis de façon plus scientifique. Cette enquête s’achève par la rédaction d’une définition de l’esthétique architecturale nippone reposant sur trois principes de l’esthétique du Wabi-sabi: l’imperfection, l’impermanence et l’inachèvement. Le Wabi-sabi alimente notamment l’imaginaire des architectes européens concernant cette esthétique japonaise. Cette définition esquissée dessine un fil rouge qui suit l’évolution du mémoire et agit comme un filtre par lequel la pratique nippone se trouve analysée.
Un premier axe d’étude s’articule autour du médium commun de la maquette largement répandu et utilisé au Japon. Une hypothèse se dégage, celle que la définition architecturale du Wabi-sabi proposée se retrouve au sein même de la pratique japonaise liée à la production de maquettes. Un stage pratique de neuf semaines au Japon m’a permis de constituer un corpus d’observations, d’expériences et d’entretiens afin de relever quelles sont les notions capables de justifier en partie cette hypothèse. L’analyse de cette pratique nippone par le modèle physique se fait par la recherche de la présence des trois points que révèlent la définition esquissée et orientée de l’esthétique nippone en lien avec 90
le Wabi-sabi : l’imperfection, l’inachèvement et l’impermanence. Néanmoins, il apparaît que la maquette ne suffit pas pour intégrer entièrement les trois notions phares de cette définition. L’imperfection et l’inachèvement fondent le caractère même du processus de projet par la maquette tandis que l’impermanence ne se retrouve pas totalement représentée par ce médium commun.
En parallèle du travail de vérification de l’hypothèse primaire s’interessant aux conséquences d’une esthétique sur le travail en maquette, un nouveau constat émerge. Le facteur culturel se révèle tenir un rôle majeur dans la manière de faire projet au Japon. Une recherche à travers le nouvel axe de la culture permet de réintroduire une analyse par le prisme des trois termes de l’esthétique nippone. Ce nouveau constat se confirme en découvrant particulièrement l’oeuvre de C. Scarpa, l’architecte européen “thinking Japanese” (Gouwetor, 2011, p.23). La découverte de son oeuvre confirme l’idée qu’une culture singulière influence les caractères même de la pratique japonaise. L’esthétique du Wabi-sabi est soutenue indirectement par C. Scarpa et plus activement par les écrits critiques concernant son oeuvre. Ce nouveau constat dicté se trouve aussi être défendu par les architectes français entretenus une fois conscientisé. L’oeuvre de C. Scarpa aide en premier lieu à saisir cette distinction puis, un retour plus critique sur le corpus récolté au Japon ainsi que les échanges avec des acteurs de l’architecture en Europe viennent confirmer ce constat. Pour contracter en d’autres termes ce résultat ; Il ne semble pas cohérent de suivre les principes du Wabi-sabi dans sa pratique (par le médium de la maquette) sans être environné d’un contexte impermanent et culturellement singulier qu’est celui du Japon. Les questions de représentation d’usage et du rapport au temps se présentent comme des caractères de cette culture singulière qui accompagne la formation d’une pratique nippone de l’architecture.
Je désire apporter une réflexion sur la méthode d’accumulation de matière et son extension pour ce mémoire. Il me semble indispensable de lire les entretiens et les carnets d’observations pour se convaincre d’une posture. Ce mémoire tente d’intégrer au mieux ces matériaux de recherche dans son contenu mais une sensibilité demeure perceptible seulement à travers une immersion dans ce corpus.
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Je souhaite aujourd’hui, par le PFE, poursuivre un travail prospectif d’adaptabilité en utilisant les conclusions faites dans ce mémoire. Pour cela, j’envisage de suivre les grands principes esthétiques proposés à travers ce mémoire en particulier les idées liées à l’imperfection et à l’inachèvement à travers le travail en maquette. Ensuite, je souhaite réinterpréter notre contexte comme étant un système plus muable et vulnérable aux évolutions, à l’image de l’impermanence du Japon ou de Venise, dans le but de produire une architecture plus résiliente aux chocs environnementaux et sociétaux.
Est ce que la période d’instabilité sociale et environnementale que nous vivons aujourd’hui en Europe peut s’apparenter comme un modèle similaire à la culture japonaise où l’esthétique imparfaite, impermanente et incomplète devient une réponse juste ? Appliquer les principes du Wabi-sabi à travers notre pratique d’architecte serait un moyen d’introduire une architecture plus évolutive, plus résiliente, capable d’absorber les changements à venir et les chocs que l’on va rencontrer.
En bref, cet exercice de recherche conjecture que seul une pratique singulière associée à un contexte culturel unique porté par une esthétique tripartite permet de générer une architecture alternative.
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Illustrations
Figure 01. Hydrangea macrophyllia, photographie Daniel V., 2011 Figure 02. Boutique Sayuu, Kanazawa, photographie A. Chmielewski, 2017 Figure 03. Musée d’art comptemporain, Teshima, 2017 Figure 04. Peinture, A black hawk and two crows, Yosa Buson, 18 ème Figure 05. Maquette du projet d’école à Kyoto, Tokyo 2018 Figure 06. Matétiel nécessaire pour la maquette en stage,Tokyo, 2018 Figure 07. Maquette en cours du projet d’école à Kyoto, Tokyo, 2018 Figure 09. Negozio Olivetti par Carlo Scarpa, Venise, 2018 Figure 08. Relation Maquette et main, Inui, Université de Kyoai, JA n°87, p.52, 2011 Figure 10. Carlo Scarpa lors de son second voyage au Japon, 1978 Figure 11. Negozio Olivetti par Carlo Scarpa, Venise, 2018 Figure 12. Negozio Olivetti par Carlo Scarpa, Venise, 2018 Figure 13. Croquis, House on dwell, Hideyuki Nakayama, 2004
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