M2 REX ÉSAV UT2JJ 2016
Jean-Baptiste BARRA Timothée ENGASSER
Empreintes contrôlées Représentations audiovisuelles et sociologiques de la lutte contre les inscriptions urbaines
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ÉCOLE SUPÉRIEURE D’AUDIOVISUELLE UNIVERSITÉ TOULOUSE II - LE MIRAIL MASTER 2 RÉCHERCHE ET EXPÉRIMENTATION
Empreintes contrôlées : Représentations audiovisuelles et sociologiques de la lutte contre les inscriptions urbaines
MÉMOIRE DE 2NDE ANNÉE PRÉSENTÉ PAR TIMOTHÉE ENGASSER JEAN-BAPTISTE BARRA
SOUS LA DIRECTION DE :
JEAN-LOUIS DUFOUR & MODESTA SUÁREZ
JUIN 2016 4! !
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Remerciements : À Modesta Suárez, pour son implication, son soutien, et son regard poétique. À Jean Louis Dufour, pour la confiance qu’il nous a accordé dans la réalisation de ce projet collectif. À l’ensemble de l’équipe pédagogique de l’ÉSAV, pour nous avoir fait découvrir tant de films et pour avoir nourri nos réflexions. À nos familles respectives, pour leur soutien sans faille.
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SOMMAIRE
INTRODUCTION _______________________________________________________________ 11
CHAPITRE I: L'AUDIOVISUEL DANS LES SCIENCES SOCIALES : UNE FORME D'ENTRÉE EN RÉSISTANCE PARTIE 1. DE LA SOCIOLOGIE FILMIQUE ________________________________________ 20 I.#L'AUDIOVISUEL#POUR#TRANSCENDER#LES#DISCIPLINES# ___________________________________________#20# II.#OUTILS#THEORIQUES#ET#METHODOLOGIQUES#____________________________________________________#22# III.#DE#L'ESSAI#AU#WEBDOCUMENTAIRE# ____________________________________________________________#27# PARTIE 2. LE FILM : DE L’OUTIL A L’ŒUVRE AUTONOME ________________________ 31 I.#DE#L’IMPORTANCE#DU#DISPOSITIF#________________________________________________________________#31# II.#LA#BANDE#SON#COMME#ECRITURE#SUR#DIFFERENTS#NIVEAUX#____________________________________#34# III.#LE#SPECTATEUR#COMME#ACTEUR#DE#SON#PROPRE#RECIT#________________________________________#43# PARTIE 3. L’IMPORTANCE DES NOUVELLES REPRESENTATIONS DE L'ESPACE URBAIN DANS LES SCIENCES SOCIALES _________________________________________ 45 I.#LE#TERRITOIRE#URBAIN#COMME#LIEU#DE#RECOMPOSITION#DE#NOUVEAUX#ESPACES#_______________#45# II.#LE#RAPPORT#AU#PERSONNAGE#:#ENTRE#FICTION#ET#REALITE#_____________________________________#56# III.#PARTIR#DU#GESTE,#UNE#DEMARCHE#ESSENTIELLE#POUR#LES#SCIENCES#SOCIALES#________________#61#
CHAPITRE II : LES REPRÉSENTATIONS AUDIOVISUELLES DU GRAFFITI VANDALE PARTIE 1. LE REGARD AUTORITAIRE ____________________________________________ 66 I.#VIDEOSURVEILLANCE#ET#VIDEOPROTECTION#:#LA#CONSTRUCTION#DU#REGARD#STIGMATISANT#___#67# II.#REPRESENTATION#ET#DIFFUSION#DES#STIGMATES#DU#GRAFFITI#DANS#LES#JOURNAUX#TELEVISES#_#71# III.#LA#REPRESENTATION#STIGMATISEE#DU#GRAFFITI#:#UN#OUTIL#MARKETING#POUR#LES# PUBLICITAIRES#?#____________________________________________________________________________________#79# PARTIE 2. LES FILMS DE GRAFFITI : DE NOUVEAUX REGARDS SUR LA PRATIQUE VANDALE ? _____________________________________________________________________ 91 I.#L’AUTOPORTRAIT# ________________________________________________________________________________#92# II.#LE#REGARD#EXTERIEUR#_________________________________________________________________________#109#
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CHAPITRE III : LE PROJET EXPÉRIMENTAL PARTIE 1. LA CONSTRUCTION D’UN PROJET ___________________________________ 132 I.#UNE#NOUVELLE#APPROCHE#DE#L’ACTION#_________________________________________________________#132# II.#LES#FILMS#SUR#LE#SUJET#_________________________________________________________________________#145# PARTIE 2 : LA REALISATION DU PROJET ________________________________________ 155 I.#SCENARIO#ET#PREMIERS#ESSAIS#__________________________________________________________________#155# II.#LE#DISPOSITIF#DE#TOURNAGE#___________________________________________________________________#160# III.#L’EXPERIMENTATION#DE#LA#THEORIE#A#LA#PRATIQUE# _________________________________________#163# CONCLUSION _________________________________________________________________ 165 BIBLIOGRAPHIE ______________________________________________________________ 169 TABLE DES ILLUSTRATIONS ___________________________________________________ 179 TABLE DES MATIERES _________________________________________________________ 184
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INTRODUCTION
On ne peut donc jamais dire : il n'y a rien à voir, il n'y a plus rien à voir. Pour savoir douter de ce qu'on voit, il faut savoir voir encore, voir malgré tout. Malgré la destruction, l'effacement de toute chose. Georges Didi-Huberman, Écorces.
C'est à partir de cette citation que débute notre travail consacré à l'ouverture et l'approfondissement du regard sociologique par l’approche audiovisuelle. La démarche de DidiHuberman dans son livre nous a frappé par sa proximité théorique avec celle que nous allons tenter de développer ici : voir autrement, dépasser les discours autoritaires, tout en réapprenant à percevoir les signes présents d'un temps révolu. En guise d'avant-propos, il apparaît nécessaire d'intégrer ce travail dans une recherche que nous avons entamé conjointement il y a deux ans, en rappelant notamment au lecteur notre cheminement universitaire et intellectuel. C’est avec nos parcours de licence en droit et en sciences politiques que sont nées nos réflexions et notre désir d’étudier autrement les problématiques d’expression dans l’espace public. Cette volonté s’est concrétisée au cours d’un Master Recherche à l’IPEAT, au sein duquel nous avons pu nourrir une approche pluridisciplinaire des inscriptions urbaines à São Paulo et à Santiago du Chili. En dépassant les frontières entre disciplines, qu’elles soient artistiques ou scientifiques, nous avons pu diversifier les points d'entrées, les références, les méthodes et ainsi arpenter des pistes de recherche inexplorées. Mais nous avons souhaité développer ce croisement des domaines au-delà des disciplines universitaires, en nous appropriant des outils permettant de dépasser le mode traditionnel de communication de résultats de recherches. Durant nos parcours, nous avons en effet constaté une certaine limitation de l’accès aux résultats de la recherche universitaire. Tout d'abord, par rapport aux étudiants et aux chercheurs eux-mêmes, puisqu’il 11! !
semble qu’un grand nombre de thèses écrites s’entassent dans des bibliothèques sans jamais être lues, alors qu’elles constituent un savoir extrêmement précieux. Mais aussi, a fortiori, par rapport aux non chercheurs, pour qui la sémantique et la méthodologie des publications universitaires constituent bien souvent une barrière insurmontable. Si l’audiovisuel permet de contribuer à un apport scientifique, il nous semble qu’il est un terrain propice à la construction de nouvelles paroles, permettant d’entrer en confrontation avec les représentations et les discours hégémoniques relayés par les médias d’informations. Ainsi, les sciences dites « dures » ont-elles recours depuis leurs débuts à l'utilisation d'images et de sons pour multiplier leurs angles d’analyse et transmettre leurs conclusions. Il apparaît alors aussi surprenant que regrettable qu'en sciences sociales si peu de démarches audiovisuelles soient mises en œuvre pour analyser et problématiser des sujets donnés. C’est face à ces constatations que nous avons choisi d’annexer deux documentaires à nos mémoires de 2ème année. Ces premières expériences de réalisation ont alors confirmé nos hypothèses quant au potentiel et à la nécessité de l'utilisation de la vidéo en sciences sociales. Il nous semble important de rappeler à ce stade que ce parcours et les réflexions qui en résultent sont fondamentalement liées à la dimension collective de notre approche. C’est en une passion commune pour les inscriptions urbaines qui nous a en effet amené à partager nos réflexions théoriques et méthodologiques, malgré les milliers de kilomètres qui séparaient nos villes d’études. Ce sont nos expériences de terrains qui nous ont révélé les limites du carnet de terrain dans sa capacité à rendre compte des ambiances urbaines dans lesquelles nous avons été immergés pendant plus de trois mois, et des actions quotidiennes auxquelles nous avons participé avec les graffeurs chiliens et les pixadores brésiliens. La dimension collective de la réalisation des projets audiovisuels s’est alors avérée correspondre parfaitement à notre démarche de recherche. Bien que l'utilisation de la vidéo apparaisse dévalorisée dans la sociologie, il nous semble pourtant important de rappeler qu’elle n'est pas synonyme d'affaiblissement scientifique. Au contraire, cet usage représente un double processus de recherche. La création exige un travail théorique et méthodologique, ainsi qu’un apprentissage technique nécessaire à la réalisation du projet. Mais elle oblige également à une analyse détaillée des matières sonores et visuelles, desquels ressortent des apports parfois bien plus riches qu’une traditionnelle analyse de textes ou d’entretiens. De plus, la « visibilité » du matériel d’enregistrement implique pour le chercheur de (re)considérer son rapport aux personnes interrogées et l'environnement observé, bien plus que lorsqu’il utilise un classique cahiers de notes.
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C’est donc la possibilité d’une contestation des représentations stigmatisées et de la formation d’un discours scientifique autonome qui ont renforcé notre intérêt pour la pratique documentaire. Cette possible entrée en résistance grâce à l'outil audiovisuel nous paraît essentielle pour envisager la pratique du graffiti vandale contemporain, particulièrement concernée par les stigmates1 de la déviance. Nous avions en effet constaté, au cours de nos précédentes recherches, que les pratiques de graffiti vandales (rayados, pixação, graviti, tag, etc.) et leurs acteurs étaient la cible d’un rejet par les autorités publiques. Ce rejet relève d’un processus, a priori, paradoxal de répression/promotion. C’est une certaine image du graffiti qui est défendue par les autorités politiques, économiques et artistiques, niant le lien de parenté entre le tag, illégal et contestataire, et ses formes évoluées que sont le graffiti et le Street Art. Grâce à leurs discours, ces autorités se réapproprient donc l’image publique des pratiques, et influencent leur réception au sein l’opinion par le biais d’un traitement différentiel. Les pratiques vandales et leurs acteurs sont alors considérés comme déviants, destructeurs et agressifs, tandis que les pratiques « artistiques » sont, elles, au contraire, associées à des valeurs plus positives. Mais dans les deux cas, elles semblent finalement instrumentalisées à des fins politiques. Or, cette image duale du graffiti et cette séparation des acteurs entre délinquants et artistes ne correspond aucunement à la réalité que nous avons observée sur le terrain, d’où notre volonté de formuler un contre discours pour amener à une meilleure compréhension et une meilleure réception de ces pratiques. Cette volonté de déconstruction des représentations du graffiti et des méthodes « classiques » de recherche universitaire nécessitait, comme l'expliquait Deleuze, de « fabuler d'autres mondes », d’instaurer de nouvelles terres et d’investir de nouveaux champs. C’est donc dans cette démarche que nous avons « investi » l’étude de l’audiovisuel au cours de cette année de Master 2 REX, pendant laquelle nous avons pu explorer de nombreuses références théoriques, méthodologiques et filmographiques enrichissantes, à la fois sur le plan personnel et universitaire. Compte tenu de notre parcours et de notre ignorance des bases théoriques et techniques dans le domaine, nous n’en sommes cependant toujours qu’à un stade de « découverte » et nous nous inscrivons, là encore, dans une démarche de recherche en continuelle évolution. Le colloque de Sorrèze2 qui s'intéressait au travail collectif dans le cinéma nous a particulièrement intéressé pour penser notre travail à travers deux démarches distinctes, qui vont se rejoindre dans une dernière partie. C'est ce qui nous a poussé à interroger la fonction de l'auteur au singulier, il n'est jamais seul mais traversé par diverses interprétations et processus de !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 1! Le terme « stigmate » est ici entendu dans la sens proposé par le sociologue étasunien Erving Goffman : GOFFMAN, Erving, Stigmates : les usages sociaux des handicaps, Paris, Édition de Minuit, 1975. 2 http://www.esav.fr/la-recherche/activite-de-la-recherche/colloque-de-soreze-1238
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discussions qui vont le faire évoluer vers ce qu’il est aujourd'hui. Dans un autre sens, le colloque sur le palimpseste3 a profondément façonné notre façon d'aborder notre sujet, on a ainsi pu mettre en mots et mobiliser des auteurs qui ont travaillé sur cette notion. L'apport de films tels que ceux de Chantal Ackerman va aussi nous être utile dans l'analyse : ce pas de côté par rapport à notre sujet d'étude va être le fil conducteur de notre étude. De plus, les cours de Kees Bakker alliant approche poétique et cinéma documentaire nous fournissent de nombreuses références pour consolider notre corpus et ainsi aller plus loin dans l'analyse de l'image et de ses implications vis-à-vis du spectateur. Cette année a été particulièrement formatrice, dans le sens où cela nous a permis d'étendre des champs de compétences dans le domaine de l'audiovisuel tout en l'alliant à la discipline sociologique. Des œuvres telles que celles de Raymond Depardon, de Joris Ivens, de Johan van der Keuken ou de Bert Haanstra, visionnées pendant l’année, ont toutes été et sont toujours des sources d'inspirations constantes dans nos recherches. Ces enseignements nous permettent de formuler une critique sur nos premiers projets documentaires, qui nous sera utile pour mieux avancer dans ce travail de mémoire. L’année qui s’est écoulée depuis la diffusion et l’attention particulière que nous avons portée aux retours du public nous a permis de prendre du recul par rapport à ces films. Aujourd’hui, il nous semble en effet que de nombreux points sont à revoir dans la construction et dans la narration d’Occupation Visuelle et de Santago4. Aussi allons-nous laisser l’expression collective pour revenir à une parole plus personnelle et singulière, le temps de formuler une autocritique sur nos projets respectifs. Nous pensons que c’est grâce à ces analyses critiques et à un corpus de films documentaires qu'il nous sera possible de produire cette année une expérimentation plus complète et originale et ainsi d’envisager des solutions nouvelles.
Occupation Visuelle Il est très difficile d'établir l'autocritique d'un film que l'on a élaboré du début à la fin, mais cette phase est primordiale afin de pouvoir appréhender une prise de distance nécessaire par rapport au film produit. Ce film était une des premières productions que j'ai pu effectuer, c'est pour cela qu'il est d'autant plus intéressant à étudier. Bien qu'ayant produit une trame narrative !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 3 http://www.esav.fr/l-ecole/agenda/colloque-palimpseste 4 Timothée ENGASSER, Occupation visuelle, 2015, 15min, disponible https://www.youtube.com/watch?v=b-JdFJzVkaA (consulté le 21 juin 2016). Jean-Baptiste BARRA, Santago, 2015, 15min, disponible https://www.youtube.com/watch?v=DsKxH-FFevo (consulté le 21 juin 2016).
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avant de filmer, la construction du récit s'est constituée au moment du montage, ce qui n'a pas été sans poser de problèmes. Le travail de tri dans la vingtaine d'entretiens a aussi fait partie d'une des lignes conductrices du film, puisque c'est à partir de ces extraits d'entretiens que la trame s'est alors dessinée : mettre en perspective le contexte urbain de São Paulo, insister sur la communauté permettant la socialisation de la pratique et enfin donner un aperçu des différentes pratiques de cette forme de tag particulière. Les personnages présents au sein de ce documentaire sont autant de personnes qui m'ont accompagnées durant toute mon étude qui se déroulait sur deux années, des liens d'amitiés se sont créés et le fait de les anonymiser était pour moi quelque chose qui allait de soi. Il n'est pas non plus très facile de se faire accepter dans cette communauté et c'est en se rendant chaque semaine à un point de rendez-vous de ces pixadores que j'ai pu commencer à nouer des liens dans toute la ville, dans les quatre grandes zones du grand São Paulo. Le fait de ne pas prendre un personnage comme fil conducteur était un parti pris que je ne referais pas forcément, l'idée était de donner un aperçu général de la pratique selon les différents points de vue. Cependant, le fait de s'éloigner tant de l'individu peut apparaître comme trop superficiel, mettre en image le quotidien d'un pixador est quelque chose qui aurait pu amener une valeur ajoutée au film qui se contente par moment de décrire une situation sans poser de questions. Faire plusieurs portraits de pixadores aurait pu être une autre solution, élargir les questions vers d'autres perspectives sur la politique, le rapport à la violence et filmer leur quotidien dans les transports, au travail, leurs façons de penser, regarder et vivre la ville sont autant de pistes que je pourrais éventuellement explorer dans la thèse. Le choix du noir et blanc m'est apparu comme cohérent par rapport à l'environnement urbain et à une certaine idée de brutalité, de crudité, symbolisées par l'absence d'espaces verts dans cette mégalopole. La couleur grise est d'ailleurs ultra-dominante dans cette ville, j'ai donc voulu transmettre l'ambiance et le quotidien pauliste par ce jeu de clair obscur, qui révèle différentes facettes de la pratique de la pixação. En effet, cette expression murale est majoritairement détestée par les habitants, par ailleurs, les pixadores prennent de nombreux risques quand ils sont dans la rue : le risque de faire frapper par la police, des membres de sécurité privée ou des habitants est réel. Le fait que cette pratique soit risquée m'a aussi convaincu d'utiliser le noir et blanc car les personnes que j'ai rencontrées ont, pour la plupart, perdu des amis ou un proche en peignant à São Paulo.
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L'utilisation de la musique hip-hop marquée révèle beaucoup trop le caractère spectaculaire de la pratique, en reproduisant les stéréotypes, elle va prendre trop de place dans la narration du film. Après avoir pris du recul, il aurait été préférable de remplacer cette musique par des prises de sons de l'environnement urbain et sûrement marquer des pauses narratives en laissant de la place à l'imagination et ainsi donner une certaine liberté au spectateur pour qu’il s'imprégne de la ville de São Paulo. Donner une certaine ambiance poétique est sûrement ce qui manque à ce film, c'est, en somme, ce que nous attacherons à faire dans cette partie d’expérimentation : arriver à poser des questions sur un sujet tout en l'intégrant dans une approche poétique. Le type de montage saccadé, emprunté au clip publicitaire n'est pas satisfaisant pour la compréhension du contexte urbain, on ne peut pas s'attarder sur les inscriptions ou sur les interactions humaines. En ayant pris du recul, je m'aperçois qu'il y a un manque cruel de caméra fixe pour avoir le temps de poser le propos, d'effectuer une coupure narrative pour laisser le spectateur interroger lui-même la place de ces inscriptions dans la ville. Le film apparaît trop dans la monstration de quelque chose et n'arrive que par certains moments à poser des questions, notamment par le biais d'entretiens. Cependant, cela devrait se faire à travers un dispositif cinématographique et un jeu de montage cohérent. Le fait d'avoir été seul à élaborer ce film, sans l'aide de monteur a pu m'induire en erreur dans ce genre de construction.
Santago Sans expérience dans la création audiovisuelle, je n’ai procédé à (presque) aucun travail d’écriture en amont du tournage, pensant qu’il se ferait a posteriori de la collecte d’images. Si j’avais en tête une idée assez générale quant au message porté par le film, je souhaitais me reposer sur les aléas terrain et les entretiens avec les acteurs pour constituer la trame du film. Pourtant, cette démarche s’est finalement avérée assez contradictoire avec ma volonté d’entrer dans l’intimité des acteurs. Une telle immersion nécessitait probablement une écriture, permettant de me projeter dans le tournage mais également d’expliciter de manière plus précise mon projet aux acteurs. Ces derniers, plus ou moins habitués à la mise en scène audiovisuelle, m’ont finalement peu laissé investir cette intimité, ayant du mal à percevoir l’intérêt de telles scènes pour un documentaire de graffiti. Ainsi, tout le travail d’écriture s’est fait au moment du dérush et du montage.
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Je me suis très tôt posé la question de l’anonymat dans la construction des personnages, avant même d’entrer en contact avec les graffeurs. Je savais en effet que la dissimulation de l’identité est élément important pour une grande majorité d’entre eux. Afin d’éviter toute mise en scène « classique » des acteurs (cagoules, masque, floutage, etc.), j’ai choisi de séparer le dispositif selon deux axes : les entretiens (le son) et le tournage (l’image). La collecte des discours s’est faite au cours d’entretiens ethnographiques ouverts, enregistrés simplement à l’aide d’un microphone. Je pensais que ne pas filmer les entretiens permettrait aux acteurs de se « détacher » de leur représentation, et de se concentrer d’avantage sur leur parole que sur la mise en scène de leur image. Mon idée était de mêler ces discours par la suite, tout en suivant le fil des questions que j’avais posées aux différents acteurs. Je souhaitais ainsi faire ressortir un seul discours mais composé de voix multiples, témoignant de la diversité des acteurs et des motivations. C’est cet ensemble de voix qui me permettrait alors de composer la figure du graffeur dans mon film. De plus, avant même le tournage, j’avais pour volonté d’intégrer de la musique au documentaire. La présence d’une bande sonore en « fond », puis pour accompagner l’action m’apparaissait indispensable pour la rythmique du film. Je me suis d’avantage questionné sur le style à utiliser, que sur la nécessité ou non d’intégrer des musiques. J’ai finalement opté pour une bande sonore très Hip-Hop, renvoyant une fois de plus aux représentations classiques du graffiti. L’idée du travail sur le son d’ambiance m’est venu assez tardivement, et j’ai finalement réalisé des captations de sons « urbains » très clichés (klaxon, sirènes de pompier et de police, etc.). L’essentiel du travail sonore a été réalisé au cours du montage. Il s’agissait d’entremêler les voix captées au cours des différents entretiens, afin de donner une impression d’unité, comme si l’ensemble des acteurs donnaient voix à la figure du graffeur. Mais, trop soucieux de transmettre ces discours, j’ai finalement laissé peu de place à la pause, au souffle, et ai constitué une parole parfois trop dense, proche du brouhaha, peu compatible avec mon projet de rendre compte du quotidien. Cette construction a également posé problème lors de l’intégration des sous-titres, puisque le débit rapide des chiliens et le rythme intense empêchaient les non hispanisants de lire les textes (et donc de comprendre la parole des acteurs) et de visionner les images, qui s’enchaînaient également de manière assez rapide. L’enregistrement des images s’est fait tout au long de mon travail de terrain au Chili. Je souhaitais appuyer le discours des acteurs par une monstration des actions de peintures, mais aussi et surtout du quotidien des graffeurs. Comme avec les voix, je voulais entremêler les séquences, afin que l’on ne puisse finalement plus distinguer précisément les acteurs à l’écran. Le mélange des actions et des corps grâce au montage m’offrait là encore la possibilité de proposer 17! !
une représentation anonyme et également hétérogène des graffeurs. Mais encore une fois, cette démarche a été rendue compliquée par la réticence des acteurs à me dévoiler leur intimité, mais aussi par le format court du projet final. Mon regret sur ce point a été de ne pas réaliser un travail sur les personnages en amont, afin de sélectionner un ou deux acteurs en particulier et ainsi m’assurer une plus grande complicité avec eux et une « immersion » plus aboutie qu’en filmant une multitude de graffeurs. Au niveau de la réalisation, j’ai opté pour des plans dynamiques, caméra au poing, afin de renforcer la dimension immersive que je souhaitais donner au film. J’ai également choisi de tourner en couleur car je pensais que le noir et blanc correspondrait à une vision trop « sombre » et monochrome de la pratique vandale, renvoyant à l’image stigmatisée du tag noir sur un mur blanc. D’un autre côté, je ne souhaitais pas tomber dans une représentation cliché de l’art mural latino américain et plus généralement de l’Amérique Latine « haute en couleur ». Influencé par le visionnage de nombreux clips et vidéos publicitaires de graffiti contemporains, je désirais obtenir des plans très larges, esthétisants, et avec des teintes assez froides. Sans aucune maîtrise du cadrage, de l’étalonnage et de la colorimétrie, ce travail esthétique s’est finalement révélé peu satisfaisant, donnant un rendu assez tremblant et saturé. J’ai également utilisé un montage cut, laissant peu de repos au spectateur, qui doit dans le même temps concentrer son attention sur les discours. Ceci est probablement dû à ma méconnaissance des théories du montage, mais également à ma volonté d’intégrer le plus d’éléments possibles dans le film. Les images s’enchaînent ainsi de manière trop rapide, et rappellent les mises en scène dynamiques et spectaculaires du graffiti, empêchant d’avoir une approche plus poétique. Ce montage m’apparaît peu satisfaisant aujourd’hui, car, là encore, il impose un rythme soutenu, contradictoire avec mon projet de présenter le quotidien des graffeurs et de déconstruire la représentation classique de leur pratique.
De ces deux retours critiques semble émaner un questionnement commun : comment l’expérimentation peut-elle être envisagée à la fois dans une perspective sociologique et dans une démarche de déconstruction des représentations stigmatisées des pratiques d’inscriptions urbaines ? Plus précisément, nous devons nous demander comment élaborer un film dans une démarche sociologique ? Quelles sont les conditions de son apport scientifique ? De quelles démarches s’inspirer pour construire, au-delà d’un outil et d’un objet d’analyse, un moyen de 18! !
communication audiovisuel de nos résultats de recherche sur les pratiques d’inscriptions urbaines ? Mais, d’autre part, pour mener à bien une entreprise de déconstruction, il nous faut aussi comprendre comment les acteurs vandales sont représentés dans le paysage audiovisuel français ? Quels regards se posent sur eux ? Comment se regardent-ils eux-mêmes ? Quels enjeux découlent de ces représentations ? Quels sont les impacts sur la réception publique de leurs pratiques ? Ces différentes problématiques nous semblent donc imposer d’elle-même une répartition du travail autour deux axes principaux. Ainsi, le premier chapitre s’intéressera-t-il aux différents éléments théoriques et méthodologiques permettant d’établir les conditions et les apports d’une approche audiovisuelle au sein des sciences sociales. Le chapitre suivant, lui, sera consacré à l’étude des représentations du graffiti vandale dans le paysage audiovisuel français, et sur ses enjeux de la réception de cette pratique au sein de l’espace public. Grâce à ces différents éléments, nous pourrons alors procéder à l’élaboration un projet expérimental, qui constituera le troisième et dernier chapitre de ce mémoire de Master REX.
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Chapitre 1. L’audiovisuel dans la sociologie urbaine : une forme d’entrée en résistance
Partie 1. De la sociologie filmique À l'intérieur de cette première partie nous chercherons à saisir les points d'interactions qui peuvent exister entre une discipline artistique et une discipline scientifique. Nous nous concentrerons sur les outils et les méthodes déjà existants avant d’analyser les formes hybrides que peuvent produire l’alliage entre cinéma documentaire et sciences sociales.
I. L'audiovisuel pour transcender les disciplines Il convient ici poser les bases de la valeur du couple image/son et, a fortiori, les caractéristiques qu’il peut revêtir, puis de voir quelles sont les modalités de son intégration dans une démarche de recherche. Tout d'abord, dans une approche sémiologique, nous rappellerons comment l’image a été abordée par l'étude des signes et des systèmes de signification, notamment avec l'apport de Roland Barthes pour la photographie et de Christian Metz pour le cinéma. Cette démarche va nous intéresser pour comprendre en quoi ces différentes expressions sont un lieu de sens et, à travers le langage, de fondement de tout système de signe. L'appellation de « signe » recoupe ce que le spectateur perçoit et aussi ce qu'il associe à cette perception, c'est-à-dire dans un certain domaine de représentations. C'est ce que l'on va distinguer entre le signifiant, qui s'attache à la face matérielle et physique, et le signifié, qui renvoie à une conception immatérielle et intellectuelle de l'objet. Le produit du signifiant et du signifié va alors donner la dénotation. Cette dernière pourra à son tour produire la connotation qui aura valeur d'un second degré de signifiant et de signifié. Cette logique est particulièrement importante pour arriver à saisir la complexité de la polysémie dans l'image, et ce, notamment, à travers différents niveaux distincts. Ces différentes typologies au sein de l'image ont néanmoins fait l'objet de vives critiques du fait que cette discipline ne prenait pas en compte sa réception contextualisée. En effet, toute image doit être étudiée et comprise dans une construction spectatorielle car il est essentiel de situer une œuvre dans son contexte historique, social, culturel, 20! !
géographique et économique5. C'est notamment ce contexte qui va jouer sur la perception du spectateur selon la période donnée ou la position géographique dans laquelle il se trouve. C'est ce que s'efforce de montrer la sociologie : toute société génère par des mécanismes complexes des valeurs et des normes subjectives fixant un certain nombre de représentations et de systèmes de hiérarchisation de ces valeurs. Dans notre cas, il est donc essentiel de penser l'image telle que la sémiologie pragmatique le préconise. Qu'elle soit photographique ou cinématographique, l'image a toujours un caractère polysémique, puisqu'elle s'inscrit dans un contexte particulier qui conditionne sa lecture, cependant le spectateur joue aussi un rôle très important dans la lecture de l'œuvre puisqu'il va la voir selon un vécu et une subjectivité qui lui est propre. Ainsi est-il nécessaire de ne pas se laisser enfermer dans une catégorie trop précise (sociologique, ethnographique, géographique, etc.) puisque l'image audiovisuelle contient en ellemême une démarche pluridisciplinaire. Bien qu'il soit impossible d'enregistrer une réalité totale, il convient de prendre en compte les différents systèmes d'interactions entre les individus pour nous renseigner sur un point particulier d'une société. Il est important de préciser que le cinéma documentaire ne capture pas le « réel brut », mais le reconstruit en l'intégrant dans un certain récit. En effet, tout en intégrant une problématique sociologique à l'image, il va ressortir de cette dernière différentes perspectives selon celui qui la regarde, le spectateur étant lui-même acteur de ses propres interprétations. Le film peut induire mais il ne peut en aucun cas réduire à néant la capacité du spectateur à se forger son propre récit en fonction de son vécu et de sa subjectivité. Il nous semble intéressant d'approfondir le propos de Daniel Vander Gucht, affirmant qu'avec le film on assiste à une enquête sociologique d'un autre type, une hybridation de plusieurs démarches. Cet alliage se constitue par l'entrée dans le vécu, dans une certaine subjectivité et intimité personnelle. Mais avant toute chose, dit-il, il est nécessaire de reconsidérer l'image comme « source de connaissance mais aussi comme forme de savoir »6. Dans notre démarche, « il s'agit de proposer des usages sociologiques de l'image photographique, c'est-à-dire un mode d'argumentation fondé sur l'image »7.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 5 Jean-Pierre ESQUENAZI, « «Éléments pour une sémiotique pragmatique : la situation, comme lieu du sens », In: Langage et société, n°80, 1997, p. 5-38. 6 Daniel VANDER GUCH, La sociologie au risque de l’image, La sociologie par l’image, Bruxelles, Revue de l'Institut de sociologie de l'Université Libre, 2010, p. 17. 7 http://www.melissa.ens-cachan.fr/rubrique.php3?id_rubrique=145 (consulté le 16 avril 2016).
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II. Outils théoriques et méthodologiques Nous souhaitons nous interroger sur les diverses implications théoriques et méthodologiques d'une démarche documentaire et, a fortiori, d'une démarche scientifique appliquée à certaines œuvres documentaires. Si la fiction peut revêtir un certain nombre de questionnements sur nos sociétés, nous nous cantonnerons ici au cinéma documentaire pour mieux resserrer notre propos et ainsi enclencher une réflexion sur le travail expérimental qui accompagne cette étude. Douglas Harper a été l'un des pionniers de la sociologie visuelle notamment grâce à son ouvrage consacré aux vagabonds dans le nord-ouest américain. La photographie et la retranscription de conversations sont présentées comme une partie intégrante de son étude8. Ces éléments sont employés pour rendre compte de la vie quotidienne des acteurs interrogés sur le terrain (Fig. 1, 2 et 3). Dans son ouvrage, Harper propose une typologie des photographies et des films selon 4 axes : scientifiques, narratifs, phénoménologiques et réflexifs. Harper analyse ces catégories selon la manière dont elles sont construites, amenées ou vues par le spectateur, et nous offre des clés de compréhension par rapport aux régimes de réception d'une expression donnée. Le mode scientifique associé à l'observation d'un phénomène renforce l'apport visuel. Il sera alors plus significatif qu'un carnet de terrain de sociologue qui, lui, aura du mal à retranscrire l'intégralité d'une action. Cependant, le visuel n'a pas non plus vocation à la totalité, et selon l'angle de vue ou la focale utilisés, on omettra certains aspects ; mais il sera toujours plus signifiant que des observations écrites qui ne s'intéresseront « qu'au point de vue » de l'ethnologue.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 8
Douglas HARPER, Les vagabonds du nord-Ouest américain, Paris, L'Harmattan, 1988.
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! Figures 1, 2, 3 : Douglas HARPER, Les vagabonds du nord-Ouest amĂŠricain, Paris, L'Harmattan, 1998. 23! !
Au sein du mode narratif, Harper entend rendre compte de la vie sociale par un processus fait d'interactions sociales, et ce, dans le but de replacer l'étude dans une perspective beaucoup plus globale. Dans le mode réflexif, le chercheur tente de prendre l'angle de vue de l'acteur lui-même, et non son propre point de vue. Cette démarche permet alors de mettre en valeur des aspects auxquels le chercheur n’aurait pas nécessairement accordé d’intérêt à première vue. On peut notamment citer la démarche du groupe Medvedkine (1967-1974) initié par Jean Luc Godard, Chris Marker, Joris Ivens entre autres, pour former des ouvriers aux techniques du cinéma, et ainsi leur permettre de créer leur propre récit en s'efforçant de prendre un rôle « de contreinformation, d'intervention ou de mobilisation »9. Cette approche, dans l’étude que nous menons, nous apparaît cependant incomplète puisqu'elle ne privilégie qu'un seul point de vue, le point de vue ouvrier. L'enjeu pour nous est d'avoir un regard global, par le biais d'autres acteurs, afin de voir émerger des contradictions à l'image bien plus puissante cinématographiquement parlant. À travers le mode phénoménologique, il s'agit, grâce à une approche artistique, spirituelle ou psychologique, de communiquer un intérêt sociologique. Ici, Douglas Harper10 s'intéresse aux travaux de Roland Barthes et notamment à la réflexion qui l’amène à distinguer deux types de caractéristiques dans une photographie. Barthes remarque en effet que certaines photographies ont la capacité de faire naître en lui un certain intérêt rationnel ou sociologique, qu’il nomme studium. D’autre part, il distingue le punctum, qui, à la manière d'une œuvre d'art, peut susciter une prise de conscience ouvrant sur de nouveaux champs des possibles. Dans cette perspective, on peut alors intégrer des films ou des photographies qui ont la capacité de toucher l'individu, à l'instar d'une « piqûre, petit trou, petite tache, petite coupure — et aussi coup de dés. Le punctum d’une photo, c’est ce hasard qui me point (mais aussi me meurtrit, me poigne)11 ». La qualité du punctum vient alors casser la qualité du studium et permet ainsi de mieux envisager une photo, grâce un autre angle, une perspective plus complexe. Grâce à cette distinction fondamentale, Barthes transcende la valeur de simple enregistreur de l'appareil photo, et s’interroge sur le rôle d'une photographie selon l'individu et surtout selon son vécu à travers celle-ci. Barthes affirme ainsi que la compréhension du punctum n’est pas instantanée et n'émane pas obligatoirement du photographe mais justement de soi-même. Aussi souligne-t-il l'importance du silence pour arriver à capter le punctum d'une photographie, « le !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 9 Cinéma aujourd’hui, « Cinéma militant : histoire, structures, méthodes, idéologie et esthétique », mars-avril 1976, n° 5-6, p. 12. 10 Douglas HARPER, Visual Sociology : Expanding sociological vision, , In : The American Sociologist, Spring 1988. 11 Roland BARTHES, La chambre claire, Paris, Gallimard, p. 48-49.
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punctum est alors une sorte de hors-champ subtil, comme si l’image lançait le désir au-delà de ce qu’elle donne à voir»12. Et c’est bien ce que nous allons tenter de mettre en œuvre dans la partie expérimentale, par le biais de plans fixes, afin de laisser une certaine liberté au spectateur. Si Barthes fait un parallèle avec le cinéma en admettant qu'il ne peut y avoir de silence au sens large dans l'image cinématographique, nous pensons pouvoir affirmer qu’elle peut atteindre ce degré de punctum grâce à un certain cadrage formel. Par exemple, Notre pain quotidien13, réalisé par Nikolaus Geyralter, prend le parti de ne pas intégrer de commentaire ou de bande originale au film pour mieux laisser le spectateur devant les images, et ainsi pousser sa capacité de réflexion. Ce silence, dont Barthes parle pour mieux s'imprégner du punctum, est omniprésent dans ce documentaire, qui donne à observer la mécanisation de nos modes de production alimentaire (Fig. 5). En terme de dispositif, l'utilisation quasi-systématique de plans fixes apporte un caractère photographique à l'image, dans le sens où celui-là transpose toute l'industrialisation au sein même de l'image avec des plans très symétriques, qui sous-tendent un certain nombre de questionnements (Fig. 4). Nous pouvons imaginer qu'à travers ce dispositif le spectateur peut réfléchir à la viabilité de ce modèle globalisé, sans qu’un commentaire ne vienne apporter d’avantage d’informations (Fig. 6). Bien sûr, comme le remarque Barthes, il ne s'agit que d'un ressenti personnel. Ainsi, une œuvre qui peut apparaître comme ennuyeuse et pesante pour certains, peut, dans d'autres cas, donner de l'impact à une réflexion non explicitée. On peut expliquer la réticence qu'a eu la sociologie à utiliser l'objet audiovisuel au cours du vingtième siècle par la volonté de se dissocier des médias de masse. Mais les évolutions internes à la discipline ont finalement permis le passage d'une approche théorique et distante à un rapprochement avec les individus, leurs subjectivités, leurs vécus et leurs quotidiens. Ces évolutions résultent d'un glissement d'une démarche déductive vers une démarche inductive, et c'est dans ce contexte que s'inscrit les mouvances de la sociologie visuelle et filmique.
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Ibid. Nikolaus GEYRHALTER, Notre pain quotidien, KMBO, 2007, 92 min.
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Figures 4, 5 et 6 : Nikolaus GEYRHALTER, Notre pain quotidien, KMBO, 2007, 92 min.
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III. De l'essai au webdocumentaire !
L'essai, popularisé dans les années soixante a été repris par Chris Marker14 dans Lettre de
Sibérie, au sein duquel il réinvente la façon de réaliser un récit cinématographique. C'est, en effet, par une diversité de matériaux et de formes qu'il arrive à construire un récit tout en posant un questionnement relatif au dispositif cinématographique lui-même : La diversité du matériau de l'essai – notée par Bazin et soulignée par Richter – est donc bien une condition nécessaire pour créer différents contextes afin de saisir un phénomène. Cela, non pas dans le but d'arrêter une définition, mais pour observer les modifications de la question selon les agencements, faire et défaire des champs de significations, libérer et réinsérer le contenu dans des formes, et finalement expérimenter la multiplicité immanente au questionnement, et le mouvement de le pensée même15 .
La forme singulière de l'essai, caractérisée par une diversité de matériaux, est particulièrement intéressante pour déconstruire des champs de significations et offrir une multiplicité de regards. Dans Lettre de Sibérie, Chris Marker16 expose à la suite trois séquences identiques avec, à chaque fois, un commentaire différent17. Avec ce procédé, les images d'un carrefour où apparaît un bus (Fig. 7), ou les plans sur des travailleurs construisant une route (Fig. 8 et 9) vont constituer trois discours bien distincts. Face aux représentations partisanes de l'époque, pro ou anti-soviétique, Marker met ainsi en place un dispositif qui révèle les possibilités d'une manipulation des images par le cinéaste grâce au simple commentaire. Nous pouvons aussi mettre en parallèle ce dispositif de montage avec l'effet Koulechov18, qui met en lumière la fonction créatrice du montage au cinéma.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 14 Chris MARKER, Lettre de Sibérie, 1957, 62min. 15 Dominique BLUHER, Philippe PILARD, Le court métrage documentaire français de 1945 à 1968: Créations et créateurs, Presse Universitaires de Rennes, Rennes, 2009, p. 158. 16 Par ailleurs, Marker qui a réalisé Chats Perchés, va nous être utile dans le cheminement de notre expérimentation à travers une forme de déambulation à travers la ville suivant des chats peints sur les toîts de Paris. Charis MARKER, Chats Perchés, 2004, 59min. 17 https://www.youtube.com/watch?v=rIu0XglXfzw (consulté le 16 mai 2016). 18 En 1921, le réalisateur russe Lev Koulechov fait une expérience : il choisit un plan d'un acteur, avec un visage neutre et ne laisse paraître aucun sentiment particulier. Ce plan, il le décline à l’identique trois fois. En ajoutant par trois fois des plans divers, le spectateur va alors pouvoir déceler de la tristesse, du désir et la faim selon les images apposées avant et après.
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! Figure 7, 8 et 9 : Chris MARKER, Lettre de SibĂŠrie, 1957, 62min.
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Le webdocumentaire, qui constitue une pratique assez récente et dont les contours ne sont pas encore réellement définis, peut également être un moyen efficace d'allier l'écriture sociologique avec le support audiovisuel. C'est d’ailleurs dans cette démarche que Gaëtan Flocco et Réjane Vallée l’ont intégré à leur recherche portant sur les professionnels du cinéma19. Ils constatent la difficulté de retranscrire à l'image des éléments invisibles tels que les relations sociales, les intentions des acteurs mais aussi leurs sentiments. Les deux chercheurs expliquent notamment que c'est par l'association de courtes scènes d'entretiens et du travail d'observation des images et du cadrage, que des éléments peuvent apporter un autre degré de signification. Cela se fait également par un va-et-vient permanent entre l'image et ses clés de compréhension explicitées par le texte. L'accent est mis sur le montage, qui devient une réelle « articulation entre les techniques filmiques et les préoccupations liées à la problématique sociologique »20. En effet, cette phase est avant tout une phase d'écriture qui passe par la déconstruction (des rushs) puis la reconstruction d’un nouveau discours avec différentes séquences données. Cependant, le webdocumentaire est présent en ligne sous différentes formes21, dont une qui ne comprend pas de partie écrite. La restitution sur internet se fait donc parfois sous forme incomplète, donnant alors à la vidéo le caractère de simple illustration du travail sociologique. Nous constatons alors que cette méthodologique ne revient pas à considérer l'audiovisuel comme une forme autonome de discours, le texte venant apporter des précisions méthodologiques et scientifiques indispensables à la compréhension de l'image. Cette forme semble donc avoir du mal à transcender la dialectique écrit/image. Dans l'article qui met en relation ces deux travaux, écrit et vidéo22, les chercheurs expliquent, d’un côté, l'intérêt de « camoufler » le corps du sociologue, mais semblent omettre, d’autre part, la rencontre de plusieurs personnes qui donnent une grande part d'intérêt au film. Le webdocumentaire Salauds de pauvres23, présentant une étude urbaine faite dans la métropole du grand Bruxelles, a particulièrement retenu notre attention par rapport à la complémentarité du son et de la photographie. L’usage de l’entretien associé à la pratique photographique permet de poser un certain de temps de réflexion que l’on n’aurait pas forcément eu dans un documentaire plus « classique ». La possibilité de faire son propre !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 19 Réjane VALLÉE, Gaétan FLOCCO, Daniel VANDER GUCHT, « Du film au web documentaire, les images peuvent-elles être sociologiques ? Le cas d’une étude filmée consacrée aux professions de l’audiovisuel et du cinéma », Bruxelles, Revue de l’Institut de Sociologie, 2013. 20 Nikolaus GEYRHALTER, op. cit. 21 http://www.cpnef-av.fr/films/machiniste (consulté le 19 avril 16). 22 Gaëtan Flocco, Réjane Vallée, 2013. « Une sociologie visuelle du travail : filmer les machinistes du cinéma et de l’audiovisuel ». ethnographiques.org, N°25, décembre 2012, In : Filmer le travail : chercher, montrer, démontrer, disponible sur : http://www.ethnographiques.org/2012/ (consulté le 19 avril 2016). 23 Michael DE PLAEN, Patrick SEVERIN, #Salauds de pauvres, Forum bruxellois de lutte contre la pauvreté, disponible sur : http://salaudsdepauvres.be/ (consulté le 5 mai 2016).
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cheminement offre d’ailleurs plus de liberté au spectateur, qui devient acteur du récit. Cependant, le manque de temps et de connaissances techniques nous a contraint à laisser cette forme de côté pour ce travail de Master. Nous abordions dans notre première partie l'importance et la force qu'a le « débordement » pour transcender le récit, dans cette seconde partie nous nous interrogerons sur la capacité du sociologue/cinéaste à construire un propos pour lui donner une crédibilité. Par quels procédés audiovisuels va-t-il pouvoir donner des clés d'interprétations et les moyens d'une critique ?
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Partie 2. Le film : de l’outil à l’œuvre autonome Dans cette seconde partie, nous allons développer les moyens par lesquels les sciences sociales peuvent inscrire l'audiovisuel dans l'écriture autonome, permettant la formation de clés d'interprétations et de visions critiques par rapport à une étude donnée. Tout d’abord, nous discuterons du rôle prépondérant du dispositif cinématographique, puis de l'implication de la bande sonore dans l'élaboration du récit, avant d’observer le rôle du spectateur comme acteur de son propre récit.
I. De l’importance du dispositif La notion même de « dispositif », qui a pu être développée dans de nombreux domaines, est intéressante pour saisir la portée d'une méthode dans la construction d'un film. Nous aborderons l'idée de dispositif, tel que Foucault l'a énoncé, puis à travers divers auteurs nous verrons son évolution jusqu'à l'adapter et le questionner dans le cinéma documentaire et ethnographique. Afin de pouvoir illustrer notre propos, il nous sera utile d'envisager ce qu'est un dispositif et de montrer en quoi une méthode particulière peut amener à créer des conditions d'observation qui vont faire apparaître, à terme, des situations et des rencontres singulières. Pour chaque situation, chaque propos nécessite un dispositif distinct. C'est bien cela qui nous intéresse ici, afin de relever les spécificités, les limites et les faiblesses. Mouloud Boukala24 a travaillé sur le concept de dispositif, mettant en parallèle différentes visions philosophiques, ethnographique et cinématographiques. S’attachant au dispositif à travers le lieu d'exercice d'un pouvoir mais aussi à partir du lieu d'un certain savoir sur l'Homme, Foucault s'intéresse essentiellement au triptyque « dispositif, stratégie et pouvoir ». Bien que cette conception du dispositif comme instrument de pouvoir repose sur des stratégies de rapports de force bien réelles, elle n'offre qu'une vision parcellaire du dispositif cinématographique à proprement parler. Gilles Deleuze25, reprenant la réflexion de Foucault, apporte de nouvelles perspectives en donnant notamment quatre dimensions à la notion de dispositif. Les deux premières seraient les courbes de visibilité et d'énonciation qui consisteraient une machine « à faire voir et à faire parler », ce qui reviendrait à évoquer la place du pouvoir dans la notion de !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 24 Mouloud BOUKALA, Le dispositif cinématographique, un processus pour [re]penser l’anthropologie, Paris, Tétraèdre, 2009. 25 Gilles DELEUZE, « Qu’est-ce qu’un dispositif ? », Rencontre internationale (9-11 janvier 1988), Foucault Michel philosophe, Paris, Seuil, 1989, p. 185-195.
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dispositif. C'est bien la difficulté qui réside dans le fait de « prendre ou donner la parole », qui présuppose une notion de supériorité par rapport à sujet qui ne serait pas apte à la prendre. Cela implique notamment plusieurs questionnements : à qui « donner » cette parole ? Dans quel but ? Quel échantillon de personnes interroger ? Giorgio Agamben discute aussi la notion de dispositif empruntée à Foucault, et ce, à travers la société capitaliste qui s'illustrerait par : [...] une série de pratiques et de discours, de savoirs, et d'exercices, à la création de corps dociles mais libres qui assument leur identité et leur liberté de sujet dans le processus même de leur assujettissement. Le dispositif est donc avant tout une machine qui produit des subjectivations et c'est par quoi il est aussi une machine de gouvernement26.
Le dispositif serait alors nécessairement un processus de « désubjectivation27 », comme c'est le cas dans la démarche documentaire cinématographique puisqu'il s'agit bien d'imposer certaines techniques et méthodes pour la création d'un discours. Les acteurs interrogés assumeraient un rôle au sein d'un dispositif contraignant et le cinéaste-observateur deviendrait alors acteur d'un processus de désubjectivation à travers des choix d'angles de vue, de montage, de découpage du discours. En poursuivant sa réflexion, Boukala interroge Emmanuel Belin sur le dispositif. Pour ce dernier, il s'agit plus d'une « bienveillance dispositive », dans laquelle les individus s'inséreraient pour répondre à certains critères et valeurs esthétiques. Cela se concrétiserait à travers différentes règles de conduite qui impliqueraient une certaine « transformation d'eux-mêmes »28. Cette relation serait alors réfléchie et assumée par les hommes et non plus utilisé comme simple outils de coercition par un appareil de pouvoir. On pourrait alors effectuer un parallèle avec le problème qui se pose au sein de la sociologie ou de l'anthropologie avec la distorsion, voire le changement du discours de l'acteur interrogé, soit parce qu'il n'avait pas réfléchi avant à la question qu'on lui pose, soit pour cacher ou omettre certains aspects. Pour en revenir à notre dispositif cinématographique, il s'agira de distinguer trois grandes phases tel que le fait Boukala : le tournage, le montage mais aussi la restitution du film. Tout en faisant un parallèle avec l'anthropologie et le cinéma, Boukala pose les bases d'une véritable relation entre l'ethnologue-cinéaste et celui qui va être filmé. On peut également reprendre, sur ce point, les mots de Laplantine29 pour qui « le terrain est à entendre comme cette confrontation et !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 26 27 28 1999. 29
Giorgio AGAMBEN, Qu'est-ce qu'un dispositif ?, Payot, Paris, 2007, p. 31 Ibid. Emmanuel BELIN, « Le dispositif. Entre usage et concept », Paris, Revue Hermés, CNRS, n°25, François LAPLANTINE, La description ethnographique, Barcelone, Éditions Armand, 1996.
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cette interaction entre un chercheur particulier et un groupe social particulier ». Au même titre que le documentariste-cinéaste, l'ethnologue se confronte à une certaine imprévisibilité des actes et des situations, et doit créer des liens avec les personnes qu’il observe. Bien que cette relation existe dans un dispositif particulier (celui du cinéaste), elle participe à un véritable échange et une véritable expérience pour les deux parties, qui sortent transformées. Porter ces relations semble bénéfique pour comprendre comment les personnages sont filmés, et dans quel cadre et dans quel environnement ils ont interagis avec le cinéaste et/ou l’équipe de tournage. Il est important de préciser que la mise en place d'un dispositif particulier implique nécessairement sa mise en échec. Car l'échec est constitutif du dispositif et c'est en atteignant ses limites qu'il est possible d'en questionner les frontières, et ainsi de développer de nouvelles lignes de lecture. Cette idée d’échec va nous être utile dans l’expérimentation puisqu’elle nous être, en quelques sortes, imposée par une institution, l’échec du dispositif va alors être l’occasion de se reposer des questions en prenant des détours par rapport à notre réflexion initiale. Dans la partie suivante les personnages qui font parfois un pas de côté par rapport au dispositif vont nous intéresser, en effet, ce geste donne une valeur ajoutée certaine au film. Ce pas de côté qui peut être vécu comme négatif par le cinéaste n'est en fait qu'une prise de conscience du personnage, une certaine liberté qu'il prend à un moment en faisant fit des contraintes et dispositifs mis en place, geste qui pourra être d'autant plus révélateur sur une situation donnée. Avant cela, nous aborderons dans la partie suivante l'apport du son comme possibilités de compréhension par rapport à une problématique donnée, et c'est par extension l'association image-son qui va être centrale dans cette analyse.
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II. La bande son comme écriture sur différents niveaux Dans cette partie, la propension de la bande sonore à pouvoir rendre compte du réel va retenir notre attention. Cette partie est étroitement liée à la relation entre bande sonore et le montage des images, le tout ne fonctionnant qu'en étant intégré de façon cohérente dans le film. Pour cela, nous centrerons notre propos sur deux films documentaires où la bande son est particulièrement présente et structure en grande partie le récit : Cadences d'Alexandra Tillman et Entrée du personnel de Manuela Frésil. Deux démarches distinctes ont été entreprises dans ces films, l'un est une thèse en sociologie à l'Université d'Evry, tandis que l'autre est un film documentaire élaboré sur sept années sur la base de quatre-vingt entretiens. Les différents parcours des deux réalisatrices vont nous être utile pour comprendre leur propos. En effet, Alexandra Tillman est enseignante chercheuse à l'Université d'Evry en sociologie visuelle et filmique, spécialisée sur le travail et la déviance temporaire tandis que Manuela Frésil a une formation de monteuse à la Fémis, elle a notamment été formée par Jean Rouch sur plusieurs de ces films. Le film d'Alexandra Tillman est une thèse vidéo30 retraçant la relation des free parties avec le passé industriel du Havre, notamment à travers la réappropriation de certains espaces désaffectés et de certaines sonorités brutes. Ce film débute par des images d'archives relatant l'histoire de la sidérurgie du Havre des années cinquante à aujourd'hui (Fig. 10). Des plans de machines (Fig. 11), se succédant aux chaînes de production et de fer en ébullition. Une grande part des images traitées le sont grâce à un cheminement chronologique notamment à travers le passage du noir et blanc à la couleur mais aussi avec la mécanisation progressive de l'outil de travail industriel. Pour en revenir à ce qui nous intéresse ici, le travail du son est particulièrement soigné, en introduisant la musique avec le parallèle avec l’industrie. C'est ainsi qu'est amené progressivement et subtilement le sujet du film, à savoir la musique, en alternant les plans d'usines et plans de synthétiseurs et platine vinyles. Parallèlement au processus de mécanisation, on assiste au passage de l'électronique qui va passer à l'échelle industrielle. La réalisatrice illustre notamment la métaphore de l'imaginaire industriel en insérant des images de fabrication de circuit électrique, de clavier électronique. Aussi, le passage entre ondes sinusoïdales et environnement industriel est lié par la bande sonore qui travaille justement cette ambigüité (Fig. 12 et 13). Dénué de commentaires, le jeu de bruitage nous porte progressivement d'un univers à l'autre (Fig. 16 et 17), transposant ainsi toutes les caractéristiques qui vont être traitées a posteriori dans le film par l'apport d'entretiens entre un père ouvrier métallo et un fils fréquentant les free parties. !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 30 Alexandra TILLMAN, Cadences, 37min, Université d’Evry, 2015.
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! Figures 10, 11, 12, 13, 14 et 15 : Alexandra TILLMAN, Cadences, 37min, Université d’Evry, 2015.
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À la suite de l'introduction, le film nous confronte au port, par des plans fixes et (presque) silencieux où l’on prend le temps d'observer l'environnement particulier du Havre (Fig. 18 et 19). Reprenant le parallélisme de départ, l'introduction du premier entretien se fait sur le travail du père chaudronnier et ses débuts dans le monde du travail. Cette parole extra-diégétique nous donne des clés pour essayer d'entrevoir le quotidien mais aussi la dureté du travail en usine. La caméra se fige sur des environnements froids et bétonnés, avec des affiches défraîchies, qui interpellent le spectateur. À la quinzième minute, ce parallèle entre musique électronique et univers industriel refait surface à la faveur d'une transition par la bande sonore, par le biais du buzz crée par les différentes machines à l'origine de la musique techno (pédales, synthétiseur, séquenceur, échantillonneur, …) et va se muer en ambiance sonore d'une centrale électrique (Fig. 14 et 15). À la moitié du film, la musique nous apparaît comme en suspens, toujours présente, comme camouflée derrière ce paysage industriel et assez hostile. Sans nous avoir fait écouter une seule musique (le sujet est pourtant la free party), la réalisatrice a pris le parti de faire un pas de côté dans le début du film pour mieux l'aborder et la discerner. Après avoir posé les bases de cette ville ouvrière, des bribes d'entretiens viennent s'entremêler sur des expériences liées aux raves party. Ce ne sont cependant pas de simples entretiens enregistrés puisqu'ils sont accompagnés d'un fond sonore intriguant voire pesant. Tout en suivant les vies de « teuffeurs » : on les accompagne dans le processus d'élaboration d'une rave party illégale, et ce, jusqu'à ce que la musique techno se lance. Après quelques instants, les paroles reprennent et esquissent les limites de la vie en free party. Les protagonistes évoquent alors leur rapport à la drogue, une certaine déconnection par rapport à la société mais aussi leurs regrets qu'ils peuvent ressentir aujourd'hui. Ces entretiens sont toujours couplés avec la musique en fond, incessante, répétitive, qui donne l'impression d'un certain poids. Cela ajoute quelque chose d'angoissant illustrant un certain désarroi des personnes interrogées, comme une saturation. Dans ce cas, la bande sonore accompagne le propos en amenant une dimension supplémentaire de compréhension et d’immersion dans l’univers des free parties.
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Dans ce documentaire, la bande son particulièrement présente nous introduit dans la métaphore non explicitée entre musique et environnement industriel. Ce parallèle fonctionne d'autant plus que cette musique techno et ce type d'événement illégal sont nés dans le Detroit post-industriel des années 1980. Ce film dépeint aussi l'histoire d’une musique qui a pour origine ces lieux abandonnés pour en détourner l'usage à des fins récréatives31. Cette métaphore va alors se poursuivre jusqu'à la fin du film avec un impératif de recherche de travail pour le protagoniste. D’une part, la musique et la fête, d’autre part, comme une échappatoire finalement rattrapée par les injonctions de l'autorité. Sans être trop présente, la bande sonore nous donne un niveau supérieur de compréhension avec l'apport de l'image. Ce subtil échange entre extraits d'entretiens et ambiance sonore permet d'avoir une lecture tout particulière d'une expérience de vie. Ce documentaire introduit subtilement la relation entre le filmeur et le filmé à la huitième minute du film, le père du personnage principale va interpeller Alexandra Tillman en l’interrogeant « tu vas pas me filmer comme ça toute la soirée ? Si ? Bon rentrez…». On en déduit dès lors une certaine complicité dans le dispositif, la place de la caméra étant questionnée, elle prend toute son ampleur et nous renseigne sur le fait que ce personnage n’a pas l’habitude d’être filmé. Ce passage permet d’introduire un désordre par rapport à l’ordre formel d’un scénario documentaire préétabli, cet aléa est repris pour le compte du film pour lui donner un apport indéniable. Alexandra Tillman dans un séminaire à propos de son travail de thèse vidéo32, a regretté notamment que la présence de la caméra et, a fortiori, que sa propre présence dans le film ne soit pas plus accentuée. Les personnages qu’elle suivait lors de sa thèse étant des amis ou connaissances plus ou moins proches, il n’était pas nécessaire pour elle de cacher ces relations mais d’une certaine façon de les assumer. Cette idée de débordement va d’ailleurs nous être utile par rapport aux questions du dispositif filmique.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 31 Pour aller plus loin : Dan SICKO, Techno Rebels : the renegades of electronic funk, New York, Billboard Books, 1999. 32 Séminaire Sociétés, Images et Sons, Maison de la recherche Université Toulouse – Jean Jaurès, 2016, programme disponible sur http://www.enfa.fr/fr/wp-content/uploads/2015/11/aff-images-sons-201516.pdf (consulté le 21 mai 2016).
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! Figures 16, 17, 18 et 19 : Alexandra TILLMAN, Cadences, 37min, Université d’Evry, 2015.
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Le deuxième film étudié33 dans cette partie va recouper la notion de dispositif cinématographique qui vient, conjointement avec le travail du son, élaborer une singularité conditionnée par tout un système de contraintes, de débordements mais aussi de contournements. Ce documentaire s'inscrit dans un travail de longue haleine34. Il s'est déroulé sur sept années consécutives à travers quatre-vingt entretiens recueillis dans huit établissements pour les séquences en intérieures (avec autorisation) et sept établissements pour les plans en extérieur (sans autorisation). L'originalité de ce documentaire est à chercher dans le point de vue de son dispositif filmique jouant sur les contraintes, et dans la retranscription des paroles des ouvriers. Toutes les images intérieures ont été tournées avec l'aval des différentes directions et avec un contrôle des images à la sortie. L'intention de départ de la réalisatrice était de réaliser une enquête sur le rapport des ouvriers à la mort des animaux, cependant, après plusieurs entretiens elle s'est aperçue que le sujet ne les intéressait pas du tout et qu'ils parlaient bien plus de leur condition de travail que de la condition animale. Bien que la réalisatrice ne revendique pas le statut de sociologue ou d'ethnologue, sa technique d'enquête et sa méthodologie s'apparente de très près à une enquête de terrain ethnographique. En effet, après avoir établi une hypothèse de départ, elle a peu à peu décaler son sujet pour se recentrer sur ce que les individus avaient à lui dire. De plus, elle utilise de manière très concrète une méthodologie scientifique avec des entretiens qualitatifs semidirectifs pour rendre compte d'une réalité, cela couplé avec le travail de l'image qui rend compte d'une observation micro-sociologique des gestes du travail et de ses conséquences. La mise en scène de la parole des ouvriers dans ce documentaire est particulièrement intéressante et c'est notamment par le biais de différentes contraintes pour filmer que cela a pu être entrepris. Dans cette logique, tous les entretiens ont été enregistrés puis retranscrits par écrit puis, dans un travail de réécriture, la réalisatrice a construit un récit constitué d'expériences multiples face à une même problématique : le rapport à la chaîne de travail. Ce récit a été ensuite restitué par deux acteurs, à travers deux voix, l’une féminine et l'autre masculine. Dans ce film, il ne s’agissait pas de raconter l’histoire d’une personne mais celle de tous, car ils racontaient tous la même histoire. Ils étaient tous pris dans un destin qui leur paraissait sans échappatoire. […] J’ai travaillé avec un monteur très expérimenté mais il nous a fallu plusieurs semaines pour empêcher que la parole absorbe le visage, pour empêcher que le spectateur attribue automatiquement les mots entendus à la personne filmée, ce qui aurait été une trahison insupportable. Il fallait trouver une écriture qui fasse sentir que la voix n’appartient pas à cette personne
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 33 Manuella FRÉSIL, Entrée du personnel, France, 2011, 59min. 34 La réalisatrice a d'ailleurs travaillé sur d'autres projets touchant à l'agriculture et à la place de l'industrie agroalimentaire : Notre campagne, France, 1999, 45min, Dvc Pro ; Si loin des bêtes, France, 2003, 57min, Béta numérique.
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qu’on voit mais à une personne qui lui ressemble. Notre travail avec les comédiens a aussi été très difficile car je ne voulais pas non plus qu’on sente que cette voix avait été réécrite.
La voix off du comédien au départ vient éclairer le spectateur sur la situation économique de l'Ouest de la France puis nous fait part des émotions et du ressenti des ouvriers face à l'augmentation des cadences, le travail à la chaîne et aux problèmes de santé qui en découlent. Ces témoignages rendus anonymes (pour des questions relatives au risque de licenciement) couplés aux images de travail à la chaîne peuvent nous donner un aperçu de la complexité du sujet étudié et contextualiser le propos dans une situation économique donnée. L'effacement de l'individualité pour mieux en faire ressortir les problématiques liées au travail à l'usine, permet de ne pas s'attarder sur un exemple en particulier, au risque de virer au sensationnalisme. Au contraire, en prenant le parti de prendre en compte la totalité des ouvriers dans ces usines, la réalisatrice nous donne à apercevoir une fenêtre sur l'univers des conditions de travail dans ce type d'usine. Cela s’illustre notamment par les conséquences du travail sur le corps en général et pas seulement sur un cas donné. Une scène très forte du documentaire a consisté à faire reproduire les gestes des ouvriers devant leur usine (Fig. 20 et 21), la réalisatrice a utilisé ce dispositif suite au refus d’une autorisation pour filmer dans l’usine. La mise en scène des corps des ouvriers en dehors de leur lieu de travail et sans machine ou outils permet au spectateur de se rendre compte du travail quotidien des ouvriers, ponctué par les cadences et les gestes répétitifs. La mise en scène par la vide, ou presque, puisque c'est à travers la chorégraphie des personnages à l'écran que le propos va devenir explicite pour se représenter le travail à l'image sans l'aide d'autres outils que son corps. Dans ce documentaire Manuela Frésil arrive à donner une vision globale (qui sera néanmoins toujours partielle) d’un problème systémique de la souffrance au travail, inhérents à des rouages économiques et financiers.
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! Figure 20 : Manuella FRÉSIL, EntrÊe du personnel, France, 2011, 59min.
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Figure 21 :!Manuella FRÉSIL, Manuella, EntrÊe du personnel, France, 2011, 59min. ! ! 42! !
III. Le spectateur comme acteur de son propre récit ! Nous aborderons ici le rôle du spectateur dans la construction qu'il se fait du récit projeté. Néanmoins, nous allons commencer par mettre en forme les diverses caractéristiques inhérentes au statut du spectateur. ! ! Avant de montrer, pour mieux montrer, le cadre commence par soustraire à la vision ordinaire une part importante du visible. Tout autant que la réalité représentée, c'est le regard du spectateur qui est cadré. Le cache […] est d'abord ce qui enferme mon regard. Et la rigidité de ce cache, son caractère immuable, exercent, que je le ressente ou non, que j'en garde ou non conscience, une sorte de première violence sur mon désir de (tout) voir. Par ce cache, je fais de l'expérience de la non toute-puissance de l'œil. Cadrer revient à fabriquer un regard fragmentaire, invalide, gêné.35! ! ! Comme le montre Comolli dans cette citation, le spectateur est contraint dans son désir de voir la totalité ; c'est en acceptant d'entrer dans cette situation qu'il embrasse les cadres et la vision qu'on lui propose. Loin d'en être inconscient, le spectateur n'est pourtant que partiellement cadré par le dispositif filmique et sonore. Il conserve en ce sens bien d'autres caractéristiques d'interprétation, de critiques (qu'elles soient positives ou négatives) sur l'impact de l'image. Nous avons parlé auparavant d'une expérience de co-écriture qui est belle et bien présente dans le film documentaire entre le filmeur/filmé, mais cette écriture conjointe se fait aussi au niveau du spectateur. Trop souvent oublié, le spectateur est aussi producteur de son propre récit en rapport avec son vécu et ses sensibilités, on entrevoit tout juste les « multiples manières de voir » dont parle Jacques Rancière36. Celui-ci démontre que le simple fait de regarder constitue une action à part entière, le spectateur compose alors lui-même son propre récit. Il le fait cependant par rapport aux images qui ont modifié son appréhension, par son rapport aux choses à travers diverses représentations. En effet, l'appropriation esthétique ou politique d'une œuvre donnée diffère selon le spectateur. Selon Rancière, la réussite d'un film ne peut être effective que lorsqu'il y a un partage du sensible contre les formes consensuelles du sensible, autrement dit quand il s'effectue une réappropriation politique par le spectateur. Pour lui, il y a nécessairement un rapport dissensuel dans l'œuvre puisqu'une multiplicité de régimes de sensibilités s'affrontent, le propre de l'art serait de traduire le réel mais aussi de lui donner ses limites. Trop souvent !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 35 Jean Louis COMOLLI, « Rétrospective du spectateur », In : Images documentaires, 2nd trimestre 1998, p. 25-34. 36 Jacques RANCIÈRE, Le spectateur émancipé́, Paris, La Fabrique, 2008.
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limitées par une binarité stérile, les études concernant les relations de dominations entre les élites savantes et le peuple ont souvent eu tendance à confronter l'expert « savant » et le peuple « analphabète ». Ce dernier se caractériserait par un analphabétisme de par son statut de passif face à l'écran, comme nous le fait remarquer Jacques Rancière, ces analyses sont aujourd'hui bien dépassées et c'est dans ce cadre la que nous pourrons alors ouvrir notre analyse. S'appuyant sur cette théorie nous pouvons prendre l'exemple d'un dispositif filmique qui peut apparaître comme un espace assez libre d'interprétation : le plan-séquence fixe. Dans ce contexte on peut observer un déplacement de la construction du récit de l'auteur (cinéaste) vers le champ réceptif, et par extension, du spectateur. Comme on a pu le voir ce dispositif nous rapproche des caractéristiques de la photographie, ceci étant qu'il s'inscrit et s'impose dans la durée. La durée plus ou moins longue d'un plan fixe va alors procéder comme un champ d'interprétation des possibles, le spectateur va pouvoir scruter chaque mouvement, chaque relation entre les personnages et s'intéresser aux mouvements et aux décors. C’est d’ailleurs ce que nous allons mettre en œuvre dans la partie expérimentale en donnant la possibilité au spectateur de s’interroger sur le décor urbain, des marques qui ne sont pas visibles en un seul coup d’œil, ce qui nécessite de prendre le temps d’une certaine observation. L'utilisation des plans longs fixes dans Notre pain quotidien va corroborer cette hypothèse puisque c'est par ce processus que va pouvoir être mis en valeur l'immensité des champs, le caractère industriel des productions alimentaires et ainsi permettre un espace de réflexion pour le spectateur. Un plan séquence fixe pourrait être alors considéré comme une suspension narrative dans le récit filmique, considérant que le mouvement fait office de dynamique narrative37. Après avoir considéré le rôle du spectateur en tant qu'acteur d'une co-construction du récit, nous envisagerons comment cela peut se considérer par rapport à l'environnement de notre sujet d'expérimentation, à savoir la ville en elle-même.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 37 Florent WOLFF, Introduction à la question du récit dans le film documentaire, Séminaire de « Scénarisation, technologie et création », Montréal, Université Montréal, 2003, p. 9.
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Partie 3. L’importance des nouvelles représentations de l'espace urbain dans les sciences sociales L'environnement urbain, déjà amplement visité et revisité par de multiples cinéastes, est devenu un des sujets d'études prépondérants dans les sciences sociales d'aujourd'hui. La ville est en elle-même traversée par de nombreuses disciplines, d'abord abordée sous l'angle de l'urbanisme et de l'architecture, la ville a pu être étudiée sous l'angle de la géographie sociale, de la sociologie et de l'anthropologie urbaine. Étudier le milieu urbain serait en soi une expérience transdisciplinaire qui se jouerait des frontières poreuses entre les différents champs d'études. C'est, en effet, en recoupant des méthodologies d'études aussi variées que l'on pourrait alors tenter de mieux saisir cet objet-ville. L'apport du cinéma documentaire nous paraît ici essentiel pour envisager ce vaste champ d'étude. Ceci nous amènera à considérer l'émergence de territoires en pleines mutations et analyser les interactions entre individus, à travers notamment de nouvelles pratiques propre à la ville. Cette partie étant directement reliée à l’expérimentation puisque l’environnement de celle-ci prendre place dans cet espace urbain, il va alors nous être utile de penser comment celui-ci peut être amené à être filmer et écouter.
I. Le territoire urbain comme lieu de recomposition de nouveaux espaces Aujourd'hui, le milieu urbain recoupe de nombreuses problématiques, entres autres, ce que l'on pourrait qualifier de nouveaux conflits urbains. En outre, cela impliquerait donc de nouvelles formes de résistances, illustrées par des mouvements d'occupations d'immeubles abandonnés, d'occupation de places et de divers mouvements de réappropriation de l'espace public. C'est aussi le lieu d'enjeux politiques très fort, comme la question migratoire, avec l'existence de communautés ethniques qui se forment et se diluent à l'intérieur d'un prisme urbain qui varie selon l'espace étudié. Nous nous intéresserons dans cette partie aux représentations de l'urbain dans le documentaire, et, a fortiori, comment filmer la ville dans sa complexité. Pour y répondre, nous analyserons deux documentaires qui utilisent deux dispositifs bien différents. Le premier documentaire, Saudade do Futuro38, s'intéresse à une pratique de joute musicale d'immigrés nordestinos (du nord-est du Brésil) dans la ville de São Paulo. Le second, Mercado de futuros39, nous donne un aperçu de la ville fantasmée, celle rêvée virtuellement par différents promoteurs immobiliers. !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 38 min. 39
Marie-Clémence BLANC-PAES, Cesar PAES, Saudade do futuro, Laterit Productions, 1999, 94 Mercedes ALVARES, Mercado de futuros, IB Cinéma, 2011, 110 min.
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Le premier documentaire Saudade do Futuro prend place à São Paulo, dans le cadre d'un vaste espace urbain, où l'on découvre une pratique traditionnelle particulière : la joute verbale accompagnée de musique forró. Les réalisateurs Marie-Clémence et César Paes ont voulu mettre cette pratique en parallèle avec les récits de vie des jouteurs, souvent émigrés de leur Nordeste natal. Ils ont ainsi décidé de partir de la musique et des paroles présentes dans ce genre de joute verbale pour mettre en lumière les problématiques inhérentes à un émigré de la campagne brésilienne dans cette véritable jungle urbaine. L'introduction nous plonge directement dans une ambiance urbaine et bétonnée avec des séquences de flux de circulation sur les grands axes, captée dans une nuit profonde. Peu après, on aperçoit le lever du soleil, de même que l'apparition du chant sur la musique fait surface après n'avoir été qu'instrumentale. J'étais juste un gamin quand je suis parti de chez moi Je vis ici depuis des années travaillant comme un damné et je n'ai toujours pas trouvé le moyen de rentrer Sao Paulo est la cité que les Nordestins ont adoptée Certains ont gravi les échelons, beaucoup sont restés au fond Manger le pain pétri par le démon40
On peut d'ors et déjà saisir l'enjeu présent dans le film à l'intérieur même des paroles : la recherche de travail comme cause d'émigration, les problèmes rencontrés dans cette ville et la difficulté de trouver sa place dans cette ville de vingt millions d'habitants. C'est d'ailleurs par des plans sur la foule, où la netteté ne nous permet cependant pas d'apercevoir les visages, que l'on saisit la problématique du documentaire ; la complexité de s'intégrer en tant qu'individu à part entière, avec une histoire et un passé particulier, dans une mégalopole. On perçoit l'enjeu de ce documentaire dès l'instant où l'on s'attarde sur la bande son et les paroles des chanteurs qui nous font part de leurs récits de vie d'une manière originale. Le film fonctionne d'autant plus qu'il y a, en fin de compte, peu d'entretiens formels, c'est, en effet, par leur pratique artistique que l'on arrive à cerner le passé et les problématiques présentes de ces nordestinos. À la manière de rap battles, ces joutes sont l'occasion de s'affronter en match d'improvisation oral, il s'agit alors de jouer avec les mots, d’en détourner leurs sens pour mieux narguer l'adversaire (photos 22 et 24). Celui qui récolte l'approbation du public va alors engranger plus de prestige mais aussi plus d’argent, puisque c'est en tenant un chapeau et en apostrophant les passants qu'ils vont pouvoir recueillir de l'argent. !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 40
Marie-Clémence, BLANC-PAES, Cesar, PAES, Ibid, 5 min.
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! Figures 22, 23, 24 et 25 : Marie-ClĂŠmence BLANC-PAES, Cesar PAES, Saudade do futuro, Laterit Productions, 1999, 94min.
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L'ambiance urbaine et pesante de cette fourmilière humaine est concrètement mise en œuvre par l'insertion de séquences de vie quotidienne et notamment des scènes du métro qui sont particulièrement révélatrices de la rudesse de la vie pauliste. Ainsi, dans la station la plus importante de la ville, on assiste, par le jeu de caméras fixes, de plans larges puis de plans plus rapprochés sur la foule, à des scènes révélatrices de l'ambiance à l'heure de pointe dans le métro. D'un plan large sur les différents niveaux représentants les multiples lignes se croisant à cette station, on s'aperçoit du gigantisme de la ville et du fourmillement permanent. Puis, on s'attarde sur les rangées d'escalators et d'escaliers s'alignant pour faire circuler cet énorme flux de passagers. Dans un troisième temps, le film s'arrête, par le biais d'un plan rapproché sur une dizaine de personnes pour se rendre compte du combat quotidien pour prendre le métro. En effet, l'étouffement est palpable, les personnes se poussent et se battent presque littéralement pour arriver à rentrer dans la rame de métro. On perçoit alors une légère délivrance sur les différents visages des personnes rentrées dans le métro à l'inverse de celles encore plongées dans l'attente de la prochaine rame. Le procédé filmique utilisé ici, à savoir l'utilisation de plans fixes afin de capter les mouvements et les flux des personnes accompagné d'un son synchrone, apparaît comme révélateur d'une ambiance urbaine pesante, où le spectateur peut plonger littéralement dans le quotidien d'un travailleur pauliste. Si l'on s'attarde sur les images, on peut remarquer que ce genre de dispositif nous permet d'apercevoir que les personnes ne se parlent pas entre elles, et que, malgré ce bouillonnement d'individus, les interactions y sont très rares. Partant d'un point de vue macro sur les flux de voitures, puis sur les différentes strates de circulations souterraines, on passe progressivement à un niveau micro : à l'individu même. Lors du passage de la masse de personnes à l'échelle de l'individu, le spectateur peut alors s'identifier à ces personnes et même capter leurs ressentis sur leurs visages fatigués. À partir de là, les chants des nordestinos reprennent, narrant la précarité de ces émigrés au travail et renseignant au passage sur les inégalités de les richesses particulièrement marquées dans ce pays. Les inégalités se trouvent d'autant plus accentuées par la concentration urbaine, avec des écarts encore plus visibles et récurrents que dans une campagne quelconque. Dans ce documentaire, on voit qu'une pratique artistique particulière peut être considérée comme un prisme pour étudier des problématiques beaucoup plus complexes. C'est ainsi que le documentaire poursuit par des séquences de travail, de nettoyage de métro et de travail à la chaîne en usine, et que l'on s'aperçoit petit à petit que cette usine fabrique des instruments de musique, les petits tambours utilisés justement pour les joutes verbales en pleine rue. 48! !
D'une manière générale, le tournant néolibéral qu'a pris le Brésil dans les années 1990 a des répercussions sur les représentations des personnes interrogées et sur la façon dont elles s'imaginent comment survivre dans cette société. Le maçon nordestin vient gagner son pain Bâtit des villas avec ses mains Des piscines en forme de jardin Mais ici, les maçons nordestins n'ont ni maison ni jardin On arrive dans cette ville et on atterrit au bidonville Quand on fait une joli maison avec des portes et des cloisons Une fois peinte et achevée il nous est interdit d'y entrer!
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[...] Certains creusent un trou profond et se cachent tout au fond D'autres sortent la nuit seulement, ça leur sert de déguisement D'autres boivent beaucoup trop, ça les mène au tombeau Sao Paulo a assez de plaisir et de tristesse pour te démolir L'un a la larme à l'œil, l'autre porte le deuil Certains ont de somptueuses villas, d'autres vivent dans des favélas41
Cette lutte pour la survie devient comme le fil conducteur du documentaire, concrétisé par la pratique de la joute musicale. En effet, c’est en se confrontant en « duel » dans la rue, dans des matchs d'improvisation, que deux chanteurs vont se départager, et comme on l'a vu par l'ambiance du métro, chacun lutte de manière corporelle pour trouver sa place. Ces différentes métaphores fonctionnent d'autant plus que la réalité pour gagner de l'argent est cruelle. Pour trouver sa place il faut se différencier, et alors peut-être devenir un artiste reconnu, comme on le voit à la trentième minute du documentaire, mais la plupart resteront en situation précaire. Cette précarité de l'emploi mais aussi des relations, souvent amoindries, joue sur l'intégration de cette communauté dans la population pauliste en général, beaucoup sont en effet victimes de racisme parce qu'ils viennent d'une lointaine campagne. Ce documentaire aborde la complexité d'intégration d'une population d'origine nordestine dans une mégalopole économiquement beaucoup plus développée, et c'est par le biais d'une pratique artistique que cela peut être mis en lumière. Le panel de nordestinos choisis par les réalisateurs pour l'élaboration de ce documentaire nous renseigne sur les différentes possibilités de parcours de vie après l'émigration vers des terres urbaines plutôt hostiles. Qu'ils soient !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 41
Marie-Clémence BLANC-PAES, Cesar PAES, Ibid, 8 min.
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chanteurs de rue, travailleurs précaires, collectionneur d'art ou élue municipale, ce film nous propose un aperçu de l'adaptation d'une population à une mégalopole mondiale. C'est finalement par la pratique de cette joute verbale et par l'association avec d'autres émigrés nordestinos qu'un contact est renoué. L'individu déraciné va alors pouvoir s'associer à une communauté avec des valeurs et un passé commun, de l'individuel au collectif, la personne peut se sentir acceptée et intégrée en surmontant les difficultés d'adaptation au milieu urbain. Ce moyen d'expression peut apparaître comme une forme de thérapie de groupe, la réalité de chacun passant par le prisme de l'oralité pour extérioriser ses propres difficultés ou ses angoisses passées. C'est d'ailleurs par l'usage de l'humour et de la moquerie que ces pratiques perdurent en attirant la curiosité des passants, qui peuvent eux aussi, se retrouver dans les différents récits chantés. Le rapport au corps peut-être aussi perçu par le spectateur comme fil conducteur du documentaire, puisque c'est par le corps que l'on s'ancre dans l'espace, que l'on trouve sa place dans le métro, les rues. Mais c'est aussi avec le corps que le chant s'exprime pleinement, les personnes sont effectivement debout quand elles chantent, les deux pieds enracinés dans cette terre pauliste. Face au silence des corps du métro, présents au début du documentaire, se confrontent le besoin d'une certaine oralité, extériorisant, voire exorcisant, les joies et les difficultés quotidiennes de cette vie pauliste. L’idée de s’intéresser aux minorités dans l’espace urbain, à la marge en général, entrera en cohérence avec notre expérimentation filmique, en prenant les inscriptions urbaines et les murs présents dans l’espace urbain tels que des personnages marginalisés et mis sous silence. Le second documentaire est introduit par un texte poétique lu, puis par différents plans fixes d'une maison assez vieille qui est progressivement en train d'être vidée par de très probables brocanteurs. Cette séquence initiale semble ancrer le film dans un temps révolu, qui ce serait arrêté pour laisser justement place à un nouveau cycle. On pourrait entrevoir dans cette maison une entité urbaine à part entière, c'est-à-dire, qui serait constitutif d'une partie de l'histoire de Barcelone, comme une métonymie de cette ville. On pourrait alors en déduire que cette entité est remplie d'individualités, d'un passé familial riche et pieux à la vue du nombre de livres et d'icônes religieuses. Nous sommes placés face à un passé dont on comprend petit à petit qu’il est amené à être vendu et dilapidé par des brocanteurs. À la suite de cette séquence, le spectateur est confronté à une façade d'un immeuble d'habitation abandonné ou semi-occupé, de plusieurs plans rapprochés (Fig. 28) ; la caméra prend peu à peu de la distance pour avoir un plan large sur une façade de bâtiment sans vitres (Fig. 29). Le fond sonore nous emmène dans une ambiance de bord de mer avec des bruits de vagues, et c'est par cette transition que le plan suivant fait sens avec des personnes bronzant sur des 50! !
fauteuils aménagés à cet effet (Fig. 26), comme tournant le dos à un passé encore présent mais pourtant déjà révolu. Dans un second temps, l'environnement sonore continu fait office de nouvelle transition puisque l'on passe directement à une image fixe comportant une piscine en premier plan et la mer en second plan. Le spectateur s'apercevra un peu plus tard que cette image n'est autre qu'une publicité pour une grande enseigne immobilière lors d'un salon d'exposition (Fig. 30). Le pouvoir du montage son avec l’ajout de son de vagues, couplé au montage de l’image, prend toute son ampleur. La vision d'une habitation passée fait progressivement face aux images fantasmées de façon virtuelle. De l'époque passée, on ne garde que les objets qui pourront dans un second temps être revendus, du futur nous regardons vers un avenir rêvé avec sa dose de soleil et de piscine. Ces éléments font sens sans commentaires, seule la bande sonore accompagne ce montage qui permet d'identifier différents espaces-temps en perpétuel changement : un des bâtiments va disparaître pour qu'un autre soit reconstruit de toute pièce. Le documentaire se poursuit dans les allées du parc d'exposition dédié à la vente de produits immobiliers, ces fragments de ville (privée) rêvée qui va être déclinée sous plusieurs aspects. En effet, les plans se poursuivent en alternant affiches publicitaires de très grande taille, reproductions en taille réduite des bâtiments, jeux virtuels mis à disposition pour profiter des diverses installations futures tels qu'un golf (Fig. 31 et 32). La mise en parallèle de l'environnement vendu comme très policé et rêvé avec les multiples vendeurs en costume instaure une sorte d'absurdité dans l'image. Celle-ci se retrouve très exactement quand on suit le fil d'une conversation entre trois agents immobiliers en train de discuter des meilleures façons d'investir. - nuestro hotel es un cubo de 5000 mil metros cuadrado qué quieres hacer con eso ? - tíralo, modúlalo, amplíalo, hazlo verde !42
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« - Notre hôtel est un cube de 5000m2, qu'est-ce que tu peux faire avec ça ? - Lance-le, module-le, agrandis-le, mets du vert », Mercado de futuros, 17'40''.
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Nous passons ensuite à une séquence dédiée à la vente à Dubaï : une agent immobilière renseigne un client sur les multiples avantages d'un investissement dans l'immobilier. Outre l'absence d'impôts, elle vante un taux de criminalité proche de zéro ainsi qu’un retour sur investissement sur cinq ans : So everything which is biggest, greatest, luxuriest, amazinest, everything in Dubaï, all dream come true in Dubaï, you never believe it can happen and « voilà » it happen in Dubaï L’imaginaire rêvé qui est vendu par ces promoteurs publics et privés est présents dans nos espaces urbains par la publicité de ces nouveaux espaces conceptualisés en modèle 3D sur de grands panneaux, mais pas seulement. C’est aussi le résultat d’une certaine forme d’urbanisme produisant une certaine forme de ségrégation (cf hygiènisme chapitre 2) au sein de l’espace public, et c’est ce que nous allons tenter de mettre en exergue dans notre expérimentation en s’intéressant aux nettoyage des inscriptions urbaines.
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! Figures 26, 27, 28 et 29 : Mercedes ALVARES, Mercado de futuros, IB CinĂŠma, 2011, 110 min.
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Le discours bien rôdé des agents immobiliers colle ainsi de manière parfaitement synchrone avec les différents visuels retouchés et maquillés, où la description que l'on vend est une réalité totalement déliée de tout aléas économique, financier ou politique. Cette conception est mise à mal par le dispositif documentaire qui se contente de montrer les différentes techniques et stratégies de vente. Ce dispositif est d'autant plus puissant que le documentaire est sorti en 2011 est en l'occurrence l'année la plus violente concernant l'économie espagnole, après l'explosion de la bulle spéculative en 2008. Bien que le pays soit en crise avec une récession importante, c'est en montrant les mécanismes internes de cette crise immobilière que le documentaire prend tout son sens, le spectateur peut s'apercevoir que rien du système antérieur (faillible) n'a changé en quoi que ce soit. Le premier documentaire peut très bien s’envisager dans une approche anthropologique, sociologique, voire littéraire, puisqu'il apporte une problématique bien réelle, illustrée par la narration par les chants associé aux plans de la ville de São Paulo. Sans l'annoncer, ce documentaire parvient à poser des questions, sans forcément proposer des réponses, sur un objet d'étude considéré comme un prisme pour regarder une société sur un temps donné. Dans un autre registre, le second documentaire peut être envisagé dans une perspective sociologique avec l'opposition entre le vécu (passé) et le conçu (ville future), pour reprendre la conception de Lefebvre sur le droit à la ville43. Ce questionnement, plus implicite que le premier documentaire, nous expose une contradiction interne à la ville d'aujourd'hui, entre la perspective du sacro-saint progrès et la perte d'une partie de l'histoire de la ville. Les deux analyses de ces documentaires distincts peuvent être recoupées par la capacité à poser une réelle problématique par deux dispositifs distincts. On peut cependant remarquer une certaine ressemblance, puisque c'est par une certaine approche poétique que ces deux films nous posent des questions sur la ville et ses contradictions. La poétique du documentaire peut dès lors fonctionner comme un leitmotiv pour questionner le politique en général et ses implications plus concrètes.! ! ! ! ! ! ! !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 43
Henri LEFEBVRE, Critique de la vie quotidienne, Paris, L’Arche, 1947.
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! Figures 30, 31 et 32 : Mercedes ALVARES, Mercado de futuros, IB CinĂŠma, 2011, 110 min. ! 55! !
II. Le rapport au personnage : entre fiction et réalité ! À l'intérieur de cette partie nous discuterons du rôle du personnage dans l'élaboration d'un film documentaire, ce que cela peut impliquer dans le dispositif et dans la réception de celuici. La différenciation entre le documentaire et la fiction, aujourd'hui très marquée par les impératifs de production différenciés44, ne semble pas justifiée à de nombreux égards. Leurs caractéristiques se traversent et se confondent ; en effet, des cinéastes45 se jouent de ces appellations pour faire ressortir des points de convergences et de flou entre les deux pratiques. Il est souvent admis que lorsque l'on regarde un film documentaire on adhère à un certain « contexte d'authenticité » qui a comme effet une stratégie narrative agissant sur le spectateur. Cependant, cette authenticité n'existe pas en dehors du film, elle est construite à partir de celui-ci, et ce, par le biais d'une structure narrative, d'un environnement, de dispositifs qui vont faire ressurgir une apparente authenticité. Les frontières entre le cinéma de fiction et de documentaire sont parfois très poreuses, et il apparaît, dès lors, assez délicat de définir le statut du personnage. La mise en scène est aussi permanente dans le cinéma documentaire, le seul fait de choisir une focale ou un angle particulier en constitue déjà une. La place de l’aléatoire dans la pratique documentaire (dans son sens large) évolue selon sa conception, en intégrant plus ou moins de mise en scène. Il est, dès lors, difficile de savoir quand une scène a été jouée, à l'instar de Nanouk l'esquimau46. Ce documentaire présente de nombreuses similitudes avec une certaine forme de fiction, certaines personnes présentes dans le documentaire ont d'ailleurs été payées et effectuaient des actions essentiellement pour le film : la pêche, la chasse, etc. André Bazin note d'ailleurs à ce propos que ce documentaire fait partie de ces « fictions qui ne prennent tout leur sens ou, à la limite, n'ont de valeur que par la réalité intégrée à l'imaginaire. Le découpage est alors commandé par les aspects de cette réalité. »47 Il explique que c'est par le montage que la narration va s'effectuer, c'est notamment par quelques panneaux48 que le spectateur va obtenir des !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 44 Dans l’imaginaire collectif, la catégorisation entre fiction et documentaire est très marquée, mais elle est en fait le produit d’un formatage du marché de production. Cette catégorisation est en effet appliquée par les producteurs pour rentrer dans des grilles de programmes extrêmement figées de « fiction » ou de « documentaire ». La notion de « genre documentaire » apparaît fortement erronée pour de nombreux auteurs puisqu’il existe de nombreuses catégories de documentaires qui ont leurs propres singularités et qui ne rentrent pas forcément dans un type donné. 45 On peut notamment citer le film de fin d'études de Lodewijk Crijns, Lap Rouge, 1996, 43min qui se joue des codes du documentaires en empruntant de nombreuses techniques pour faire une fiction. 46 Robert FLAHERTY, Nanouk L'esquimau, Révillon Frères/ Pathé Exchange, 1922, 79 min. 47 André BAZIN, « Montage interdit », In Qu'est-ce que le cinéma ?, Paris, Éditions du Cerf, 1985, p. 61. 48 Nous parlerons de panneaux quand il s'agit de messages inscrits à l'écran sur fond noir, à l'instar du cinéma muet.
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informations supplémentaires. Le fait de faire jouer une scène à une personne au sein d'une pratique documentaire peut être déterminant afin d'enregistrer un propos, une situation particulière, des gestes quotidiens. En effet, les différentes mises en scène présentes dans ce documentaire sont à nuancer puisque ce sont des actions qui sont effectués quasi quotidiennement par les Inuits. Dans une perspective plus générale, il est d'ailleurs nécessaire de rappeler que tout personnage de film documentaire ou non, s'insère dans un certain rôle à partir du moment où la caméra tourne. Cet accord tacite transforme la personne en personnage qui joue à l'intérieur d'un dispositif, comme on a pu le voir auparavant, modifiant sa manière de bouger ou de penser. Ce personnage peut alors être amené à jouer un rôle dans ce dispositif, qui peut être le sien dans la réalité, cela aura cependant des conséquences sur sa façon d'être et d'apparaître face à la caméra. Dans le cadre d'un séminaire sur « Filmer le travail » à la Maison de la Recherche en décembre 2015, l'anthropologue Baptiste Buob nous faisait part de son expérience documentaire pour filmer le travail d'un luthier. L'extrait de film évoqué49 retrace différentes étapes, non exhaustives, de la confection d'un violon par un luthier dans une ambiance assez sombre et avec une gestuelle particulièrement travaillée. Ce documentaire nous plonge dans l'univers du luthier et plus spécialement sur le rapport à la matière brute qui est progressivement façonnée, sculptée et prend vie par le travail de l'homme (photos 33). Après avoir visionné ce cours extrait, l'anthropologue nous a fait remarquer que le luthier en question ne se reconnaissait pas dans la façon dont il touchait le violon, ses gestes étaient différents, comme inconsciemment transformés par le dispositif mis en œuvre. Le dispositif en question n'était cependant pas disproportionné : un reflex faisait office de caméra, seul l'éclairage pouvait apparaître comme un changement important dans la pratique du luthier. En effet, le jeu d'ombre et de lumière mise en place par cet éclairage souligne et met en valeur les gestes méticuleux de l'artisan, et c'est justement cela qui a pu l'influencer. Le luthier ne reconnaissait pas son travail car il trouvait que ses gestes étaient trop travaillés, trop artistiques d'une certaine manière, qu'il manquait une sorte de crudité dans l'approche. On pourrait cependant remarquer qu'il est difficile de se faire une idée de ses propres gestes, et qu'il est très souvent brutal de se voir ou de s'entendre enregistré dans un dispositif, le rendu peut apparaître souvent différent de ce que l'on se représente. Néanmoins, le travail des couleurs sur le clair-obscur peut apparaître comme quelque chose qui pourrait influencer le geste et le travail de la personne. Le fait de filmer un sujet sur un temps plus long pourrait permettre d'éviter ce genre de distorsion par rapport à la pratique. Mais il convient aussi de considérer la caméra comme faisant partie intégrante du dispositif filmique et donc de l’impact qu’elle a sur !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 49
Baptiste BUOB, Luthiers, de la main à la main, 80 min.
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son environnement. Il serait plus souhaitable de pouvoir détourner cet impact et de reprendre ces possibles distorsions comme un autre moyen de compréhension.
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! Figure 33 : Baptiste BUOB, Luthiers, de la main à la main, 80 min. 58! !
Ce personnage va aussi et avant tout être considéré dans une rencontre entre le cinéaste et la personne qui va être filmée. En effet, on ne peut concevoir la réalisation documentaire que par la rencontre de différentes personnes, qui vont échanger à un moment donné sur un sujet particulier. Cette relation va notamment être particulièrement intéressante quand le personnage va prendre le dessus sur le dispositif « imposé » par le cinéaste. Sortir de ces prérogatives pour mieux interroger la place du dispositif, la présence de la caméra, mais aussi les pratiques des personnages. Dans le film documentaire Cuma, Si50, les réalisateurs expliquaient ainsi que le débordement devient un élément essentiel à la compréhension de la pratique des personnages, quand il intervient pour mieux reprendre l'ascendant sur le dispositif. Interpeller le réalisateur ou lui demander de filmer telle ou telle chose peut apparaître comme quelque chose que l'on devrait couper au montage. Cela est pourtant essentiel pour comprendre comment le film a pu être tourné, et, a fortiori, quelles ont été les relations tissées avec les personnes présentes. Nous pouvons alors prendre l'exemple du regard-caméra, souvent considéré comme à proscrire dans les écoles de cinéma, est un atout plus qu'une faiblesse dans le cadre d'une approche documentaire. Nous n'interprétons plus ce que nous montre l'auteur, dans la narrativité d'une intrigue, mais le fait même de la « monstration » : telle une béance de la chose vue, le regard-caméra nous fait sortir, nous spectateur de notre enchantement du voir.! ! !
Tout le contraire d'une mise en échec du documentaire, le regard-caméra intervient comme une interaction sociale, d'une personne à une autre, en l'occurrence, de celui qui est filmé à celui qui filme et par extension au spectateur lui-même. Face au regard de celui qui filme, le personnage qui va effectuer un regard-caméra transformera cette relation unilatérale en une interaction sociale, cela instaure une valeur d'échange entre les deux individus51. Ce regard agit comme une sorte de réponse à un dispositif de perversion, le sujet exprime par une attention une conscience véritable de son être et du dispositif filmique. Dans le cas inverse, un personnage qui baisse le regard par rapport à la caméra peut être ressenti comme une relation de domination, celle-ci peut alors être symptomatique de la pratique du documentariste. En effet, ce regard baissé peut donner de plus amples significations sur la méthode employée et reposant en grande partie sur des relations de pouvoir, ce qui n'est pas réellement souhaitable dans un film documentaire. La stratégie de l'évitement du regard-caméra peut alors révéler chez le personnage une sorte de !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 50 Jean-Paul FONTORBES, Anne-Marie GRANIÉ, Cuma, Si !, ENFA, 50min. 51 Christian LALLIER, Pour une anthropologie filmée des interactions sociales, Archives contemporaines, 2009, p. 167.
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feinte à intégrer dans la figuration. L'individu va alors se montrer absorber par sa tâche et faire fi de la caméra en manifestant une forme d'inattention, ce que Goffman appelle le « facework »52. Le personnage va alors fabriquer lui-même une sorte de représentation convenable de son activité filmée. Même si cette dernière stratégie apparaît comme plus acceptable que la seconde, on donne en quelques sortes un point de vue biaisé par rapport à l'activité de l'individu, on pourrait imaginer qu'il ne ferait pas la même chose si la caméra n'était pas là. En somme, ce regard-caméra permet d'effectuer une rupture ontologique dans la narration du documentaire. L'individu filmé signifiera la présence du filmant par un jeu de regard qui cassera la relation de domination endossée par la caméra. Cependant, un regard-caméra peut recouvrir de multiples significations, et s'il est vu comme quelque chose qui montre comment on filme l'individu cela peut se retourner vers le réalisateur qui se retrouvera alors au centre de son propre dispositif. En transgressant et en effectuant une rupture dans la perception que l'on a du monde, le regard-caméra permet, s'il est habilement intégré dans le film, de prendre conscience de l'impact du dispositif filmique mais aussi d'entrevoir quelles relations ont été tissées entre les individus filmés et le ou les cinéastes. Dans notre cas expérimental, ces regards caméras pourront nous renseigner sur les interrogations de ces passants par rapport au fait de filmer un mur de façon statique, ces regards sont parfois la marque d’un étonnement, d’un questionnement par rapport à celui qui filme. Cette interrogation du passant peut alors être perçu par le spectateur comme le reflet de son propre raisonnement par rapport au film.! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! !
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 52 Erving GOFFMAN, La mise en scène de la vie quotidienne, Les relations en public, tome 2, Paris, Éditions de Minuit, 1973.
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III. Partir du geste, une démarche essentielle pour les sciences sociales Comme on a pu le voir auparavant, l'usage de la vidéo et de l'image en sciences sociales est encore très largement sous estimé. Que ce soit en anthropologie ou en sociologie la figure du geste est souvent déterminante afin de pouvoir étudier une pratique particulière, et sa retranscription sur texte n'est pas sans poser de problème. Le recueil d'une observation de terrain va s'effectuer par des prises de notes, des prises de sons mais retranscrire une gestuelle particulière et ses diverses implications demeure très difficile. Nous interrogerons ici les différentes implications du geste filmé, sur la nécessité de la retranscription d'une trace du geste à l'écran ou justement chercher à effectuer un pas de côté pour ne pas l'aborder directement ? Giorgio Agamben a pu étudier53 la figure du geste dans une approche cinématographique et c'est dans ce cadre qu'il est parvenu à quelques conclusions. Il met en perspective la nécessité de passer par la déconstruction du geste pour analyser la marche humaine par Gilles de la Tourette. En effet, celui-ci a pu déconstruire le mouvement des pieds et des jambes par un ingénieux système de marquage à la poussière. En décomposant un mouvement banal par la capture de multiples poses du mouvement, cela a permis de mieux comprendre sur quelle partie le corps va s'appuyer, quels muscles vont être alors sollicités. Il arrive, ainsi, au constat que le cinéma n'est pas l'œuvre de l'image mais du geste, reprenant le concept « d'image-mouvement »54 de Deleuze, il explique que c'est par l'introduction du geste à l'écran que l'on transcende l'immobilité de l'image. Deleuze parle ainsi de « coupes mobiles » présentes dans le cinéma, à l'opposé de l'image qui ne serait qu'une « coupe immobile », considérée comme un fragment de geste, photogramme d'un film perdu. Mettre en perspective ce geste par une succession d'images apparaît alors comme essentiel pour l'étude de n'importe quel sujet. Même si la photographie nous apporte des informations primordiales par rapport à une étude donnée, il convient de considérer le geste en tant que « médialité » comme l'exprime Agamben :! ! Si la danse est geste, c'est au contraire parce qu'elle consiste tout entière à supporter et à exhiber le caractère médial des mouvements corporels. Le geste consiste à exhiber une médialité, à rendre visible un moyen comme tel.55 Le caractère médial du geste est ici extrêmement important pour comprendre comment, par une succession d'images, l'on parvient à saisir l'importance d'une gestuelle que l'on ne capte que d'une manière partielle dans une photographie. !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 53 54 55
Giorgio AGAMBEN, « Notes sur le geste », In : Trafic, n°1, 1991. Gilles DELEUZE, Cinéma, Tome 1 : L'image-mouvement, Paris, Éditions de minuit, 1983. Giorgio AGAMBEN, op. cit.
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Dans une autre mesure, ne pas faire figurer le geste à l'écran pour mieux le détourner peut être d'autant plus puissant. Une sorte de pas de côté qui, par divers procédés de contournement, va faire figurer ce geste dans bien d'autres formes plus subtiles. Il arrive ainsi, que le geste ne suffise pas par lui-même, à éclairer l'entièreté de ses propres considérations, complexités et conséquences. Chantal Akerman dans un entretien à propos de son film Sud56, refusant le principe de la caméra stylo, explique qu'elle a voulu « laisser exister les choses, et où l'on ne prend pas pouvoir sur les choses par la caméra »57. Dans ce documentaire, Akerman relate l'histoire de James Benning, un Noir-américain qui a été traîné par des suprémacistes blancs, accroché à une voiture sur des kilomètres jusqu'à ce que mort s'en suive. L'horreur d'un tel acte ne pouvait pas être reproduit dans le cadre d'un documentaire, et l'intention de la réalisatrice était tout autre. Elle a ainsi décidé de faire figurer l'idée de traces et de perceptions dans le paysage et l'ambiance de ce Sud états-unien encore marqué par la ségrégation et, a fortiori, l'esclavage.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 56 Chantal, AKERMAN, Sud, 35mm, 1999, 71’‘. 57 Chantal AKERMAN, entretien, Émission Le cercle, France 2, 1999, disponible sur http://www.ina.fr/video/I16048939 (consulté le 20 mai 2016).
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! Figures 34, 35 et 36 : Chantal AKERMAN, Sud, 35mm, 1999, 71’‘.
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Comme le fait remarquer très justement Fernand Deligny dans son article dans les Cahiers du Cinéma58, le cinéma « c'est ce qui ne se voit pas » ce qui peut se déceler dans le film sans forcément être montré. Akerman décide ainsi de partir des différentes marques et stigmates que l'histoire de James a pu laisser, que l'Histoire a pu laisser, et qui se retrouvent encore aujourd'hui (Fig. 34). Reprenant l'idée chère à Bergson de retrouver la « mémoire dans la chose »59 elle s'attèle à représenter cet épisode douloureux en retraçant le cheminement de James Benning, faisant de l'auto-stop, jusqu'à sa longue agonie sur une route de campagne. Le plan en travelling arrière sur le chemin qui le mènera à la mort (Fig. 35), particulièrement long, nous permet de nous rendre compte de l'atrocité du geste sans pour autant le représenter à l'image. Aussi, l'ajout d'entretiens de différentes personnes nous fait comprendre que les différents cercles présents sur la route sont des traces laissés par l'enquête de police et représentent les multiples morceaux de chairs et divers objets appartenant à James Benning. À travers ce dispositif, caractérisé par le vide et le silence, Akerman propose de filmer ce qui ne se voit pas. L'imagination du spectateur va alors être sollicitée afin de se représenter lui-même dans quelles conditions cet homme a pu vivre les derniers moments de sa vie. Ce dispositif a pu être développé dans le film documentaire Shoah60 de Claude Lanzmann dans lequel l'atrocité des camps de concentration n'est pas montrée, elle est simplement évoquée par divers entretiens. Ce procédé est complété par des plans qui font ressurgir une partie de l'histoire de l'esclavage dans cette partie du pays, en alternant des images de champs de cotons et d’arbres ayant été le théâtre de pendaisons (Fig. 36). Ces différentes scènes ne représentent que des paysages et pourtant, par un jeu d'extrait d'entretiens et de subtils mouvements de caméras, on prend peu à peu conscience d'un geste inscrit dans une mémoire et dans une histoire profonde. C'est avec ce genre de dispositif que l'on peut se permettre de ne pas représenter le geste, en laissant le paysage et les objets présents à l'image accrocher le spectateur. Comme le fait très justement remarquer Deligny l'image « ne parle pas. L'image ne dit rien »61 elle est tout juste un phénomène « entre » celui qui filme et celui qui regarde, sans cette relation l'image n'existe tout simplement pas. C'est justement cette « médialité » qui va créer du sens à partir du dispositif, pour le spectateur selon son ressenti, son vécu.
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Fernand DELIGNY, « Ce qui ne se voit pas », In : Cahiers du Cinéma, n°428, 1990. Voir : Henri BERGSON, Matière et Mémoire, Paris, Flammarion, 2012. Claude LANZMANN, Shoah, 1985, 613min. Fernand DELIGNY, op. cit.
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Le concept de palimpseste est particulièrement intéressant pour mettre en exergue ce type de mémoire, puisque c'est en captant l'environnement de ce fait divers raciste que la réalisatrice va produire un récit par l'utilisation d'images. Ce palimpseste peut alors être considéré comme une méthode pour analyser ou décrypter une situation ou un objet donné. C'est, en effet, en reconstruisant un récit sur une base donnée que l'on va pouvoir mettre en perspective un objet passé. Déconstruire pour mieux construire, défaire pour mieux refaire, c'est en somme le défi que pose cette idée de palimpseste, en jouant sur l'esthétique de l'impur, sur les traces qui peuvent à un moment être révélatrices de quelque chose. Les traces laissées par l'enquête policière vont alors être utilisées comme marqueur de l'histoire que documente Akerman, a priori anodines, elles deviennent extrêmement importantes dans le récit. C'est notamment ce que l'on va essayer de mettre en place dans notre projet expérimental, avec un travail sur la peinture recouvrant les différentes inscriptions, les traces présentes sur le mur et l'action des agents de nettoyage. À propos de son travail, Matisse parlait d'une nécessité de concevoir de nouveau « en partant de la brèche »62, et c'est bien ce qui nous intéresse ici. Partir des éléments déjà présents pour mieux les discuter, les mettre en perspective ou encore les détourner. Après avoir parcouru différentes méthodes et pensées sur l’intermédiation entre l’audiovisuel et le champ des sciences sociales, il nous sera utile d’analyser les représentations présentes dans les productions audiovisuelles abordant la pratique du graffiti. Au delà de ces représentations, cela va nous permettre de nous interroger sur les implications théoriques par rapport au concept de déviance et de contrôle de l’espace public.
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Tériade, « Constance du fauvisme », Minotaure, n°9, 1936, p. 3.
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Chapitre 2. Les représentations audiovisuelles du graffiti vandale Il s'agit ici d'étudier l'utilisation de la vidéo au sein des rapports de forces mis en lumière au cours du précédent master. Nous le rappelons, l'outil audiovisuel a aujourd'hui une place centrale dans la relation contestataire entre les pratiques d'inscriptions et les autorités publiques. En s'intéressant de plus près aux représentations vidéos du graffiti vandale, il est possible d’identifier les préjugés concernant les pratiques d'inscriptions et leurs acteurs, et comprendre comment ces stigmates63 sont créés et diffusés. Il convient donc pour cette analyse de définir les conditions, les influences et les enjeux des usages de la vidéo, pour chacun des protagonistes en présence. Il semble en effet que l’autorité publique utilise la vidéo dans un but répressif, mais également pour construire et diffuser une représentation stigmatisée de la pratique du graffiti et de ses acteurs, et ainsi influencer sa réception publique (P1). Mais, afin de contrer ce discours stigmatisant, d’autres acteurs, graffeurs ou non, s’emparent également de l’outil audiovisuel et revendiquent un nouveau regard sur le graffiti (P2).
Partie 1. Le regard autoritaire En France, la lutte contre les pratiques d’inscriptions illégales s’articule autour de deux actions : la répression directe et la répression indirecte64. L'illégalité entraîne en effet une série de mesures de prévention, d'interventions et de sanctions ayant pour but de mettre un terme au phénomène65. Mais c'est également par un discours criminalisant que l'autorité invite à condamner les graffeurs et leurs agissements. Cette double criminalisation du graffiti a un impact sur sa réception publique et sur le maintien de son statut déviant66. Il nous semble donc intéressant d'observer comment le regard de l’autorité publique sur le graffiti vandale se construit autour de ces deux actions simultanées que sont la répression (I) et la diffusion (II). Nous chercherons ensuite à évaluer l’impact de cette représentation stigmatisée en étudiant des !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 63 Erving GOFFMAN, op. cit. 64 Jacques ELLUL, Déviances et déviants dans notre société intolérante, Toulouse, Érès, 2013, p. 107. 65 Jacques ELLUL, op.cit., p. 89. 66 Christophe BÉTIN, Emmanuel MARTINAIS et Marie-Christine RENARD, « Sécurité, vidéosurveillance et construction de la déviance : l'exemple du centre-ville de Lyon », Déviance et Société, 1/2003, p. 3-24, disponible sur : http://www.cairn.info/revue-deviance-et-societe-2003-1-page3.htm. (consulté le 12 mai 2016).
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publicités, qui, malgré l’artification67 du graffiti, semblent promouvoir la dimension vandale de cette pratique en tant qu’argument marketing (III).
I. Vidéosurveillance et vidéoprotection : la construction du regard stigmatisant Afin d’interroger l’impact de la vidéosurveillance sur la représentation déviante du graffiti vandale et de ces acteurs, il est nécessaire de s’intéresser à la mise en place et à la justification de ce dispositif de contrôle de l’espace public. Nous observerons plus précisément comment les moyens techniques permettant d’établir et de naturaliser ces nouveaux modes de contrôle (A), mais aussi comment l’autorité publique se projette à travers la vidéosurveillance, et pose sur les acteurs d’inscriptions un regard subjectif et stigmatisant (B).
A. De nouveaux modes de contrôle L'emploi de la vidéosurveillance dans l'espace public répond a priori à une logique de prévention/anticipation/dissuasion/identification68. En France, le dispositif se présente comme un moyen de « sécuriser l'espace public, particulièrement exposé aux dégradations et au vandalisme »69. Avec la naissance du concept « d'incivilités »70 à la fin des années 90, plusieurs politiques ont été menées pour en généraliser l'usage71. Puis, dans une logique de communication, l'outil est rebaptisé « vidéoprotection »72, ce qui renvoie à une évolution de la pensée vis-à-vis de la déviance73. Ce sont les perspectives hygiénistes et socio-médicales de l’urbanisme74, répondant à l'adage « mieux vaut prévenir que guérir », qui nécessite à présent l'enregistrement vidéo des espaces publics. Pourtant, la position des représentants de l'autorité vis-à-vis de cette mission de prévention semble parfois confuse :
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 67 Nathalie HEINICH et Roberta SHAPIRO, De l’artification : enquêtes sur le passage à l’art, Paris, EHESS, 2012, 335 p. 68 Christophe BÉTIN, Emmanuel MARTINAIS et Marie-Christine RENARD, op. cit. 69 Ibid. 70 En France, le concept a été défini dans Alain BAUER et Christophe SOULLEZ, Violences et insécurité urbaines, Que sais-je ?, PUF, 2010, 128 p. 71 Jacques ELLUL, op.cit., p.98. 72 Le criminologue Alain Bauer a là aussi participé à cette communication grâce à l’ouvrage : Alain BAUER et François FREYNET, Vidéosurveillance et vidéoprotection, Que sais-je ?, PUF, 2012, 128 p. 73 Raymonde SÉCHET, « Le populaire et la saleté : de l’hygiénisme au nettoyage au Kärcher » in Thierry BULOT et Vincent VESCHAMBRE, Mots, traces et marques, Paris, L’Harmattan, 2006, 246 p. 74 Alain TOURAINE, Le retour de l’acteur, Paris, Fayard, 1984, p. 261.
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Vous faites dans le préventif tant que c'est possible, et puis vous faites dans le curatif. Alors, nous ce n'est pas curatif. C'est du répressif, mais le répressif c'est aussi une manière de faire du curatif, de résoudre un problème qui s'est posé75.
Aujourd'hui, cet usage serait justifié à la fois par un appel populaire et par la « culture de l'image »76. Le sociologue Dominique Pécaud affirme cependant que ce dispositif relève de deux formes de contrôle social77. Il offre tout d'abord une surveillance directe, pouvant amener à une intervention in situ ou à une éventuelle interpellation a posteriori grâce aux enregistrements. Mais la vidéosurveillance permettrait également de générer une autocontrainte78 chez le surveillé, qui, croyant qu'il est filmé en permanence, renoncerait à adopter une attitude déviante. Cette autocontrainte est accrue par une tendance à l’invisibilisation du dispositif de surveillance79, qui n’est pas sans rappeler l’appareil architectural carcéral du Panoptique présenté par Foucault, dont l’effet majeur est « d’induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir »80. Ce rapport, « flagrant »81 selon Dominique Pécaud, entre la technique et l’usage est intéressant pour comprendre la construction du regard que l’autorité publique porte sur les comportements déviants dans l’espace public. En effet, la réglementation en vigueur exige qu’il soit techniquement possible d’individualiser et d’identifier82 les « mauvais usagers » : Les flux vidéo stockés issus des caméras, qui, compte tenu de leur positionnement et de leur orientation, fonctionnent principalement en plan étroit, à l'exclusion de celles de régulation du trafic routier, ont un format d'image supérieur ou égal à 704 x 576 pixels. Ce format pourra être inférieur si le système permet l'extraction de vignettes de visage d'une résolution minimum de 90 x 60 pixels. Les autres flux vidéo stockés ont un format d'image supérieur ou égal à 352 x 288 pixels83.
Ces éléments techniques permettent à la vidéo de remplacer la surveillance « directe »84, ce que confirme la métaphore sensorielle des acteurs de la sécurité urbaine : « finalement, quand on extrapole un peu, l’œil de la caméra c'est un peu l’œil d'un promeneur dans une zone bien !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 75 Christophe BÉTIN, Emmanuel MARTINAIS et Marie-Christine RENARD, op. cit. 76 Dominique PECAUD, L’impact de la vidéosurveillance sur la sécurité dans les espaces publics et les établissements privés recevant du public, Paris, IHESI, 2002, p.61. 77 Ibid, p. 21. 78 Ibid, p. 50. 79 Ibid, p. 22. 80 Michel FOUCAULT, Surveiller et punir, Paris, Gallimard, 1975, p. 233. 81 Howard BECKER in Dominique PECAUD, op. cit., p. 26. 82 Michel FOUCAULT, op. cit., p. 183. 83 Disponible sur : https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000649127 (consulté le 12 mai 2016). 84 Dominique PECAUD, op. cit., p. 75.
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déterminée »85. Par cette déclaration, le responsable de la vidéoprotection lyonnaise suggère-t-il que les promeneurs sont tous des surveillants potentiels ? Ou fait il référence à une capacité de contrôle globale, évoquant le Big Brother d'Orwell86 ? Dans ce cas il s'agirait plutôt d'un Argos (les opérateurs surveillent jusqu'à 6 caméras simultanément87), pourvu d'une vision non-périphérique (plan étroit), saccadée (6 à 12 images par secondes), relativement myope (basse résolution) et doté d'une faible mémoire (la durée légale de conservation des images ne dépasse pas 1 mois88). Dans cette même idée de projection olfactive, la vidéosurveillance s'accompagne de plus en plus souvent de systèmes de captations sonores, permettant de détecter, en plus des comportements, des bruits suspects (le son de la bille métallique de la bombe de peinture par exemple)89. Cette construction technique de la vidéosurveillance n’est donc pas neutre puisque « la puissance de la machine est essentiellement la puissance de l'homme accumulée et projetée »90. Dès lors, la vidéosurveillance, en tant que regard de l’autorité publique, n’est sans doute pas sans influence sur la représentations des « mauvais usagers » de l’espace public, et notamment des graffeurs vandales.
B. Subjectivité du dispositif et influence sur la représentation de la délinquance Toujours selon Dominique Pecaud, l'outil vidéosurveillance « contient des intentions sociales » et « s’inscrit dans une logique d’acteurs dont il est l’un des éléments »91. Alain Touraine rappelle d'ailleurs que « dans beaucoup de cas la grande organisation impose l'image de la normalité, de la centralité et constitue donc des groupes marginaux en lui imposant ses règles »92. De même, Michel Foucault soulignait, au sujet du Panopticon, que : Le problème actuellement est plutôt dans la grande montée de ces dispositifs et toute l’étendue des effets de pouvoirs qu’ils portent, à travers de la mise en place d’objectivités nouvelles.93
Le dispositif invite donc à redéfinir les bons usages de l’espace public, et à condamner ceux qui refusent de s’y conformer. Les auteurs d’une étude de la vidéosurveillance à Lyon précisent cependant qu' « il s'agit moins de surveiller l'espace public afin de prévenir (ou !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 85 Christophe BÉTIN, Emmanuel MARTINAIS et Marie-Christine RENARD, op. cit. 86 Georges ORWELL, 1984, Paris, Gallimard, Folio, 1972, 438 p. 87 Christophe BÉTIN, Emmanuel MARTINAIS et Marie-Christine RENARD, op. cit. 88 Sauf procédure judiciaire en cours : https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F2517 (consulté le 01 juin 2016). 89 Christophe BÉTIN, Emmanuel MARTINAIS et Marie-Christine RENARD, op. cit. 90 Herbert MARCUSE in Dominique PECAUD, op. cit., p. 51. 91 Dominique PECAUD, op. cit., p. 11. 92 Alain TOURAINE, op. cit., p. 260. 93 Michel FOUCAULT, op. cit., p. 313.
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réprimer) les actes délictueux que de bien surveiller ceux que l'on veut punir »94. Ce n’est pas tous les comportements qui sont surveillés, mais bien ceux d’une population ciblée. Dès lors, la vidéosurveillance associe des pratiques délinquantes à des individus, parfois même identifiés par des « vignettes de visage ». À ce sujet, le sociologue Christophe Bétin précise d’ailleurs que : Dans ce système de représentations, qui tend à distinguer les modes d'occupation de l'espace légitimes de ceux qui ne le sont pas, certains individus et certains groupes sociaux sont de facto constitués en source de danger potentiel95.
Selon Bétin, la représentation de ces « sources de danger potentiel » répond à un « processus continu d'aller-retour » entre l'autorité publique et les habitants/commerçants96. Les responsables du dispositif lyonnais rappellent en effet leur volonté de construire une « représentation de l'état de l'insécurité qui soit la plus proche possible de la représentation collective »97. Avec la vidéosurveillance, les acteurs de la sécurité urbaine s'approprient la représentation stigmatisée du délinquant pour créer la catégorie des « mauvais usagers »98, renvoyant à deux populations « désignées d'office » : les jeunes de banlieues et les marginaux99. Ce sont alors ces derniers tenus pour responsable d’une « délinquance d'hypercentre, violente et importée, contre laquelle la prévention ne peut pas grand chose »100. Daniel Pécaud pousse encore plus loin cet impact du dispositif sur les représentations, en affirmant qu’elle peut créer une désorientation du rapport au média, d'une part, mais aussi de « notre rapport au réel en se substituant aux phénomènes spontanés de médiation de proximité »101. Loin d’être objective, la vidéosurveillance, en tant que projection du regard autoritaire, alimente et se nourri à la fois de l’image stigmatisée du délinquant.! Le graffiti vandale, en tant que « mauvais usage » de l’espace public, est donc doublement concerné par la vidéosurveillance. Ses acteurs constituent des cibles potentielles du dispositif, et sont donc exposés à une forme de répression directe et à une association avec la figure type du délinquant. La stigmatisation des graffeurs par la vidéosurveillance relève donc moins d’une véritable représentation audiovisuelle que des effets indirects du dispositif. Pourtant, cette figure délinquante du graffeur inspire la mise en scène de leurs actions dans les journaux télévisés, qui se font alors le relai de la diffusion des stigmates.
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Ibid. Ibid. Christophe BÉTIN, Emmanuel MARTINAIS et Marie-Christine RENARD, op. cit. Ibid. Ibid. Ibid. Ibid, p. 23. Ibid, p. 66.
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II. Représentation et diffusion des stigmates du graffiti dans les journaux télévisés ! Nous avions déjà établi une relation entre les actions de répression contre le graffiti et les médias traditionnels102. Ces derniers se font en effet le relais du discours officiel et contribuent à la diffusion des stigmates dans la société. C'est ce que Jacques Ellul nomme « la diffusion conceptuelle » de la déviance103. Afin de mieux comprendre comment cette diffusion se met en place, et quels sont ses impacts dans la réception du graffiti, il convient d'étudier une production audiovisuelle traitant du graffiti. Pour envisager au mieux cet impact, il semble pertinent de s'intéresser, comme nous l'avions fait avec la presse chilienne, au média audiovisuel d'information comptabilisant le plus d'audience. Nous analyserons donc un reportage consacré à la répression du graffiti, diffusé le 17 avril 2016 pendant le journal de 20h de la chaîne TF1104 et intitulé « Groupe tags : la police part en guerre contre les tagueurs »105. Grâce à cette analyse, nous verrons comment les stigmates listés précédemment sont diffusés à la fois par le commentaire oral du reportage (a) et par le dispositif de représentation visuelle de la pratique (b).
A. Le commentaire oral comme confirmation de la déviance « Certains parlent d'eux comme des artistes, d'autres comme des délinquants »106. Par cette accroche, la présentatrice du journal télévisé de TF1 semble questionner la représentation bipolaire qui déchire la pratique du graffiti depuis sa rencontre avec les mondes de l'art et les politiques sécuritaires. Si elle annonce un débat ouvert, Anne-Claire Coudray aide cependant le spectateur à se positionner en rappelant qu'« en tout cas l'État dépense chaque année plusieurs millions d'euros pour nettoyer les œuvres des tagueurs »107 (en mettant l’accent sur le mot « œuvre », la présentatrice marque ici l'antithèse avec les « tagueurs »). Finalement, c’est !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 102 Jean-Baptiste BARRA, La pratique du rayado : écriture contestataire et rapport à l'autorité dans le Chili contemporain, mémoire de Master 1 IPEAT sous la direction de Modesta Suárez, Université Toulouse de Jean Jaurès, Le Mirail, 2014. 103 Jacques ELLUL, op. cit., p. 97. 104 La chaîne arrive systématiquement en tête des parts d'audiences annuelles en France depuis sa création en 1976, données disponibles sur : http://www.mediametrie.fr/television (consulté le 20 mars 2016). 105 G. BRENIER, J-M MOREAU, Y. HENIGEN, V. OZANON, A. UGUEN, Groupe Tags : la police part en guerre contre les tagueurs, TF1, Journal de 20h, Rubrique Société, 17 avril 2016, 02 min 30 s, disponible sur : http://lci.tf1.fr/jt-we/videos/2016/groupe-tags-la-police-part-en-guerre-contre-les-tagueurs8734042.html (consulté le 13 mai 2016). 106 Ibid, 05 s. 107 Ibid, 10 s.
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le commentaire du reportage apportera la réponse à l'éternelle question, en affirmant que « pour la justice, ces suspects ne sont pas des artistes, mais des délinquants »108. Le phénomène semble être d'une telle ampleur qu’il a nécessité la création d’une brigade d'intervention spécialisée : le Groupe Tags (appelé plus tard dans le reportage Groupe Tag, au singulier, puis Brigade Antitags). C'est cette unité de police spéciale qui est ici l'objet d'un reportage exclusif109. Avant même le lancement du reportage, le discours oral de la présentatrice place la pratique du tag et ses acteurs du coté d'une criminalité relativement importante. De même, l'emploi du mot tag n'est d’ailleurs probablement pas anodin ici, car il représente la pratique d'inscription la moins bien reçue et la plus stigmatisée (violence, laideur, vandalisme, etc.)110. Pourtant, nous ne verrons aucun tag dans le reportage qui suit, mais principalement des graffs111. Dès le lancement du reportage, (ré)intitulé par un bandeau « POLICE LA BRIGADE ANTI-TAGS », la voix off délimite le territoire du tag et du tagueur : « nous sommes en banlieue parisienne »112. Cette mention évoque le profil-type du délinquant, évoqué précédemment. Le reportage confirme même sur cette représentation « banlieusarde » avec une caractérisation identitaire, en exposant au spectateur le drapeau portugais présent la chambre d’un « tagueur » interpelé. De même, le commentaire rappelle qu’ « à 24 ans, le suspect est un multirécidiviste, soupçonné d'avoir dégradé à lui seul des dizaines de rames de trains »113. Le tagueur suspect est donc à la fois jeune, banlieusard et criminel confirmé. De même, en précisant qu'il est « à lui seul » auteur de dégradations conséquentes et que son interpellation nécessite un important déploiement de force policière, le reportage laisse supposer le niveau de dangerosité de l'interpellé et participe au processus d'individualisation de la violence indiqué précédemment. C'est en rappelant ces stigmates de la délinquance que le reportage dépeint ici le personnage du graffeur et !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 108 Ibid, 1 min 45 s. 109 En France, depuis la fin des années 90, la création des brigades spécialisées et les campagnes de communication anti-tag vont de pairs dans les programmes de lutte contre le graffiti. L'exclusivité du reportage est donc largement contestable, car les médias télévisés français consacrent régulièrement des émissions sur les brigades d'intervention spécialisées dans la répression du tag, principalement dans les réseaux de transports publics. On peut d’ailleurs observer une recrudescence de ces sujets avec la création de la TNT à la fin des années 2000. Ex : W9, Enquêtes d'action : Transports, les nouvelles délinquances, 27 janvier 2012 / TMC, 90' Enquête Métro Parisien : violence en sous-sol, 27 novembre 2012 / France 2, Vandalisme : la facture des tags, 12 septembre 2012 / etc. 110 L'usage des mots tag, graffiti, street art par les acteurs extérieurs ne répondent pas nécessairement aux critères techniques/esthétiques établis par les acteurs eux-mêmes, mais renvoie plutôt à des degrés différents d'acceptation. Pour une même production, l’appellation tag renverra au vandalisme tandis que street art évoquera une œuvre artistique. 111 Au sujet des différentes pratiques et appellations : Jean-Baptiste BARRA, Tag et déviance à Santiago du Chili, mémoire de Master 2 IPEAT sous la direction de Modesta Suárez, Université Toulouse-Jean Jaurès, Le Mirail, 2015. 112 G. BRENIER, J-M MOREAU, Y. HENIGEN, V. OZANON, A. UGUEN, op. cit., 00’18’’. 113 Ibid, 35 s.
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permet au spectateur d'identifier clairement ce dernier (et par extension ses semblables). Toujours dans cette optique de caractérisation criminelle, la voix off décrit ensuite « l'arsenal » du « parfait »114 graffeur (le journaliste emploie indifféremment les termes « tagueurs » et « graffeurs »), sous entendant que tous les graffeurs possèdent un tel équipement. Le butin semble pourtant relativement maigre : des sprays de peinture et des accessoires de déguisement, utilisés pour déjouer les dispositifs de surveillance. Le but est de dévoiler au grand jour les techniques de dissimulation et d'attester de la détermination des graffeurs. Cet engagement est d'ailleurs rappelé plusieurs fois dans le reportage, notamment lorsque la voix-off précise que les interpellations sont le « quotidien »115 du Groupe Tag, ou en employant des tournures telles que « ils n’hésitent pas » ou encore « ils n’arrêteront jamais, ils n’arrêteront jamais »116. De même, lorsque le commentaire parle des acteurs « les plus violents »117, il laisse ainsi entendre que tous les graffeurs sont violents. Cette association entre les caractères violents et déterminés contribue à alimenter une représentation terroriste du graffeur, confirmée par l'emploi d'un lexique militaire : « arsenal », « armes », « commando », « attaque ». Les graffeurs constituent alors une communauté déviante, pour qui le graffiti représente un « mode de vie » comparé par le Lieutenant Céline (chef de la brigade anti-tag) à une drogue dont ils sont dépendants et dont ils ne se libéreront jamais. Ultime preuve de cet engagement : certains vont jusqu'à se faire tatouer des rames de métro sur le corps. Ces allusions à la drogue, à la violence, au vol, au tatouage, contribuent évidemment à présenter le graffeur comme un personnage déviant, et justifient alors l'emploi de tous les moyens possibles pour stopper ses actions criminelles. D'ailleurs, le commentaire rappelle que les graffeurs « risquent jusqu’à deux ans de prison »118, ce qui n'est pas une peine mineure pour l'opinion publique comme nous le rappelle Jacques Ellul : « on ne peut pas traiter le fait violence comme une unité, une caractéristique du déviant, même si elle apparaît comme la forme la plus redoutable et à laquelle le public est le plus sensible »119. Ainsi « l'opinion publique créée et dirige la déviance mais de plus la déviance est intolérable pour l'opinion publique »120.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 114 115 116 117 118 119 120
Ibid, 42 s. Ibid, 14 s. Ibid, 2 min 13 s. Ibid, 1 min 55 s. Ibid, 1 min 51 s. Jacques ELLUL, op. cit., p. 130. Ibid, p. 133.
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B. Les modes de réalisation au service d’une représentation criminelle À ce commentaire omniprésent et riche en informations, s'ajoutent 35 plans sur 2 minutes et 5 secondes de reportage, soit une
!
durée de plan moyenne inférieure à 4 secondes. Le spectateur est donc confronté
à
d'informations
une
saturation
sonores,
mais
également visuelles. Le reportage se divise en trois
parties :
l’interpellation
du
« tagueur » suspect, la visite des locaux du Groupe Tag, et l’entretien avec une lieutenant de police. Tout le
reportage
repose
sur
une
esthétique de film d'action, avec un ! Figure 37 : Comparaison entre les images de la perquisition et un jeu vidéo First Person Shooter. Sources : TF1 et Call of Duty.
rythme très soutenu. Dès le début, on suit une dizaine de policiers (trois en
civils
lourdement
et
au
moins
équipés121),
qui
huit se
déplace furtivement, au petit matin. Les plans dans la rue, réalisés en caméra à l'épaule, sont assez serrés. Le cameraman donne l'impression de faire partie de la brigade, il se déplace, à son rythme. Ces éléments visent à créer l'immersion chez le téléspectateur. Plongé au milieu de l'action, ce dernier n'a pas le temps de tout voir et doit appuyer sa lecture de l'image par l'écoute du commentaire audio. Il est intéressant de noter que d'emblée, le reportage semble adopter le regard de l'autorité, ici incarné par la police. Mais cette posture va franchir un degré supérieur, puisque les deux regards vont ensuite se confondre. Grâce à la caméra subjective d’un policier, le spectateur peut suivre l'effraction dans l'appartement, de la pose du vérin hydraulique jusqu'à la découverte du suspect dans son lit. Nous « vivons » l’action à travers les yeux d'un des policiers, arme à la main, pointant le canon muni d'une lampe torche devant lui (Fig. 37). Cette séquence en vue subjective évoque évidemment les jeux vidéos First Person Shooter, d’ailleurs souvent pointés du doigt par la !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 121 Les policiers sont équipés de gilets pare-balles, d'armures intégrales, de casques, de masques, d'armes de poing, de fusils mitrailleurs, d'un bélier, d'une pince et d'un vérin hydraulique.
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chaîne pour expliquer une prétendue montée de la violence chez les jeunes122. Cette mise en scène de l’action et de la criminalité est appuyée par la séquence suivante, présentant un plan serré sur les mains menottées de l’interpellé, puis un plan large sur ce dernier, encadré par quatre policiers sur le qui vive et lourdement armés. La mise en scène de l'impressionnant dispositif « nécessaire » à cette arrestation semble attester de la dangerosité du criminel. Cette dangerosité se « voit » même à travers l’urgence du retour au commissariat, puisque l’équipe de tournage suit le camion de police qui roule à vive allure, sirènes et gyrophares allumés, au milieu d'une zone 30 km/h. Le spectateur est plongé dans l'action même après l'interpellation du suspect. Le titre du reportage ne ment pas : il s'agit vraiment d'une guerre. Afin d’afficher à l’écran un arsenal plus spectaculaire que celui de la perquisition, le reportage se poursuit dans le bureau des saisies du Groupe Tag. Des pièces à conviction sont présentées
par
niveau
de
criminalité : bombes, marqueurs, !
cagoule
(dissimulation)
gilet
SNCF (usurpation de statut de fonctionnaire), acide (mise en scène de la dangerosité par les gestes et le discours du policier) et enfin les armes (gazeuses, couteau armes de poing, fusil à pompe,
etc.).
Le
spectateur
découvre également cet arsenal par
le
biais
photographies
de
deux
affichées
les
locaux du Groupe Tag, mettant en scène des saisies telles des ! Figure 38 : Comparaison entre les images de saisies du reportage et des images de saisies de drogues. Sources : TF1 et Ouest France.
trophées
et
évoquant
les
opérations de démantèlement de trafic de drogue (Fig. 38). Il est intéressant de noter que
la
présentation
de
ces
photographies prises par la police contribue de nouveau à confondre le regard journalistique et le !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 122 Olivier MAUSCO, « La médiatisation des problématiques de la violence et de l’addiction aux jeux vidéo », Quaderni n°67, 2008, p. 19-31, disponible sur : https://quaderni.revues.org/190 (consulté le 14 mars 2016).
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regard de l'autorité. De même, plusieurs extraits de vidéosurveillance sont présentés dans le reportage. Dans une archive datée du 13 octobre 2007, on aperçoit cinq graffeurs cagoulés dans couloir du métro de la station Balard (ligne 8, 15e arrondissement de Paris). Le fait que ces images aient été captées il y a presque 9 ans vient une fois de plus relativiser la dimension « quotidienne » de ces actions (Fig. 39). L'extrait suivant présente également un groupe de graffeur réalisant des « dégradations » dans une station de métro, mais cette fois directement sur le dispositif de vidéosurveillance. C’est archives contribuent donc à la monstration des actions criminelles des graffeurs. Mais, sans même nous attarder sur ces actions elles-mêmes, nous pouvons supposer que l’« esthétique » de ces archives de vidéosurveillance suppose pour le spectateur la présentation d’un « mauvais usage ». En effet, les journaux télévisés n’utilisent pas ces archives pour montrer des actions « normales ».
Figure 39 : Extrait de vidéo surveillance issue du reportage. Source : TF1. Enfin, le reportage se termine par des « IMAGES AMATEUR », montrant des graffeurs en action (Fig. 40). Ces extraits, accompagnés d'une musique électro/hip-hop assez rythmée, semblent correspondre aux clips réalisés et diffusés par les graffeurs eux-mêmes. De même, le Lieutenant Céline présente un diaporama de photos de graffiti, là encore probablement prises par les acteurs vandales. Elle va même jusqu'à placer en évidence sur son bureau le livre « Descente interdite », un ouvrage référençant des photos prises dans les couloirs de métro avec des graffeurs par Amine Bouziane123, également réalisateur d’un documentaire sur le graffiti. Paradoxalement, cette utilisation surprenante des archives semble participer à une mise en abyme des productions des graffeurs et de leurs actions. !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 123
Amine BOUZIANE, Descente interdite, Paris, Éditions Alternatives, 2011, 400 p.
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Figure 40 : Images "amateur" issues du reportage de TF1. Source : TF1. Malgré cette curieuse mise en scène finale, les intentions du reportage semblent assez claires. Il s'agit d'assurer la campagne de communication de la RATP et de la SNCF et plus largement de faire une démonstration des moyens d'action des forces de police. Le graffiti et ses acteurs sont présentés comme des délinquants, voire comme de dangereux terroristes. En plus de dépeindre une image stigmatisée du graffeur, le reportage rappelle aux spectateurs qu'ils sont des victimes collatérales de ses actions, et les invite à les condamner. L’interpellé ne prend d'ailleurs jamais la parole dans le reportage, et malgré les nombreuses caractéristiques qu’on lui attribue, ce dernier reste, comme dans la rue, censuré et anonyme. Son visage est flouté, tout comme celui de l'ensemble des personnes dans le reportage. Il est présenté comme un personnage agissant violemment, de nuit et masqué. C'est la frange la plus « extrême » de la pratique (trains/métros) qui sert ici à dresser un portrait généralisant de la pratique. L'utilisation d'images tournées directement par la police, entremêlées aux captations du journaliste confirme la proximité entre regard médiatique et regard de l'autorité. Ces méthodes de journalisme soulèvent la controverse et sont d'ailleurs vivement critiquées par des chercheurs, voir par les journalistes et les graffeurs interpellés eux-mêmes124. Ce reportage est donc un exemple de répression indirecte, influençant la représentation publique du graffiti et de ces acteurs. La diffusion des stigmates et la construction de la figure criminelle du graffeur permettent de confirmer à l'opinion publique son statut déviant. Jacques !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 124 Nous renvoyons à la lecture de cette article, publié sur le blog de graffiti AllCity : http://www.allcityblog.fr/28552-reportage-tpk-un-journaliste-au-tribunal/ (consulté le 17 mai 2016).
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Elul rappelle d'ailleurs l'importance du rôle des médias dans ce statut de « déviance confirmée », qui braquent leurs projecteurs sur ces cas susceptibles d'intéresser le public125. S'il ne s'agit là que d'un exemple, l’auteur se demande si ce n'est pas cet « abus de communication » qui constitue la « déviance intolérable »126. Pourtant, les médias ne portent pas un regard uniquement répressif sur la pratique du graffiti vandale.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 125 126
Jacques ELLUL, op. cit., p. 42. Ibid, p. 140.
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III. La représentation stigmatisée du graffiti : un outil marketing pour les publicitaires ? Dans son étude des rapports entre art urbain et institutions, Fanny Crapanzano souligne les nombreuses démarches de co-branding127, associant marques de luxe et artistes. Il semble en effet qu’avec l'exploitation commerciale de la subculture Hip-Hop, et plus récemment l’avènement du street art, les publicitaires se soient réappropriés la représentation des pratiques d’inscriptions. Pourtant, il est surprenant de constater que ce n’est pas l’image du street artist qui est exploitée dans les spots publicitaires, mais plutôt la figure stigmatisée du graffeur vandale. Ainsi, certaines grandes marques, étrangères au monde du graffiti, détournent cette dimension a priori négative de la pratique pour en faire un argument de vente auprès des jeunes (I). Mais ce positionnement ambigu est également adopté les distributeurs de matériel de graffiti, qui exploitent la figure stigmatisée du graffeur tout en brouillant les frontières entre vandalisme et légalité (II).
A. Le graffeur comme figure du spectaculaire et de la liberté Les agences de communication ont depuis longtemps détournés l’esthétique du graffiti, et principalement celle des pratiques « vandales » (tracés imparfaits, coulures, etc.), pour diffuser des messages commerciaux. Cependant, plus que la typographie, c'est aujourd'hui l'action vandale qui est mise en scène dans les spots publicitaires diffusés à la télévision. Dans une publicité diffusée en 2014 à la télévision française128, la marque McDonald's met en scène un groupe de jeunes gens, hommes et femmes, réalisant des inscriptions dans un espace urbain, de nuit. La réalisation « caméra à l’épaule », la vitesse d’enchaînement des plans et les gestes furtifs des acteurs, suggèrent l’urgence et l’interdit, et ne sont pas sans rappeler la pratique vandale. Les gros plans sur le matériel (bombes de peintures, pochoirs, rouleaux, gants, etc.) renvoient également à l’arsenal du « parfait tagueur », les armes en moins. De même, les zones urbaines où évoluent le groupe de jeunes gens évoquent les lieux prisés par les graffeurs vandales (sous un pont, sur un toit, etc.). Après ces quelques secondes d’actions « immersives », la caméra prend du recul pour présenter aux spectateurs les inscriptions apparemment non autorisées : il s'agit de représentations minimalistes des produits phares de la marque, identifiable au premier !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 127 Fanny CRAPANZANO, Street Art et Graffiti, l’invasion des sphères publiques et privées par l’art urbain, Paris, l’Harmattan, 2015, p. 89. 128 Wilfrid BRIMO, Pictogrammes, TBWA Paris, France, 2014, 45 s, disponible sur : http://www.dailymotion.com/video/x2paprk (consulté le 17 mai 2016).
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coup d’œil par les habitués de la franchise (charte graphique et colorimétrique, logo de la marque, etc.). L'assimilation des pratiques d'inscriptions avec la publicité est poussée ici au paroxysme, puisque les productions sont des panneaux publicitaires (Fig. 41).
Figure 41 : Les publicités "vandales" de McDonald's. Sources : MusiqueDePub.com On retrouve ensuite les motifs « hamburger », « frites » ou encore « glace » sur les t-shirt du groupe, qui partage dans la convivialité des produits assortis à leurs vêtements. Cette référence évoque directement les cultures Hip-Hop et graffiti, considérées comme de véritables lifestyles, au sein desquels la tenue vestimentaire a une grande importance. La marque de fast food tente ici de créer des logos avec ses produits, à la manière des marques de sports, exhibant de la sorte son souhait de devenir une composante indispensable de ce style de vie jeune et urbain. Enfin, en guise d'apothéose, l'équipe déploie une immense banderole avec le motif hamburger sur la façade de l'immeuble où ils se trouvent. La multiplication des actions et l'importance du groupe (une dizaine de personnes) indiquent que les membres s'investissent dans une véritable occupation visuelle qui n'est pas sans rappeler la démarche des tagueurs et graffeurs vandales. Il s’agit donc d’une curieuse assimilation entre un groupe de peintres illégaux et une équipe de communication de McDonald's. Les codes de représentation des inscriptions vandales qui sont utilisés ici en faveur de produits alimentaires : la marque tente de s'associer à des pratiques urbaines « extrêmes » et « underground » en exaltant leur dimension libre et communautaire. La transgression et la culture urbaine sont ainsi fantasmées comme des actions sensationnelles et utilisées comme argument de vente. Pourtant, le flou est entretenu sur l'action menée par les acteurs : la réalisation suggère le vandalisme, mais nous ignorons si leurs actions 80! !
sont autorisées. Cette confusion permet à McDonald's d'utiliser différentes pratiques d'inscriptions (pochoir, peinture, collage, etc.) pour feindre sa participation globale au mouvement street art et augmenter son capital sympathie auprès des jeunes. Mais l'empire étasunien du fast food n'est pas le seul à utiliser l'aspect vandale de la pratique pour vendre des produits. En 2014 également, ce sont les marques PUMA et ASOS qui collaborent dans un spot publicitaire mettant en avant la pratique brésilienne de la pixação. Propre à São Paulo, ces inscriptions sont pourtant particulièrement criminalisées par la municipalité, à un plus haut degré encore que le tag129. Le trouble résulte ici d’une association entre documentaire et publicité. Tout d'abord, cette vidéo est destinée à une diffusion sur internet uniquement (la marque ASOS est un site d'achat de vêtements), et n’est donc pas présenté come un spot commercial télévisuel. Ensuite, la vidéo dure plus longtemps que la précédente (4'50'' et 00'45'' respectivement), et l'insert publicitaire y est beaucoup plus subtil : il se manifeste par la simple apparition des logos des marques en début et en fin de vidéo. Aucun slogan, aucun commentaire supplémentaire n'est intégré. Pourtant, des extraits d'entretiens réalisés avec les acteurs sont diffusés tout au long de la vidéo. Par cette sélection de voix off, on fait dire aux acteurs les motivations des leurs actions, en les limitant toutefois à une dimension libertaire. Le spectateur pense donc regarder une vidéo documentaire sur la pixação, car, en effet, on ne retrouve pas les codes publicitaires classiques. Nous ne sommes plus dans un montage de l'urgence, les plans sont très soignés, avec des effets de flous, un important travail d'étalonnage, des plans panoramiques, ou encore l'utilisation du slow-motion. Malgré tout, nous pouvons observer les stigmates de représentation des pratiques vandales : pendant l'introduction, on suit l'un des acteurs en train de déambuler dans une favelas (l’équivalent des banlieues au Brésil), bombe de peinture à la main, telle un pistolet prêt à tirer. Puis la vidéo s'ouvre sur un homme cagoulé, devant un couché de soleil sur la ville, avançant vers la caméra pour enflammer une bombe de peinture avec son briquet. Le titre « Os pixadores » apparaît alors dans les flammes, à la manière d’un film d’action (Fig. 42). Ce moment correspond également au lancement d'une musique électronique dynamique, qui montait en intensité depuis l'introduction de la vidéo. À partir de là, on retrouve la mise en scène de l'action et de l'urgence. Le réalisateur s'intéresse plus aux gestes des acteurs qu'à leurs productions finales. Les bombes, les mains et les gestes sont montrés en gros plans, comme si les !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! Timothée ENGASSER, « Occupation Visuelle », Mémoire de Master2, sous la direction de Modesta Suárez, Toulouse, Université de Toulouse – le Mirail, IPEAT, 2015.
129
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graffeurs lacéraient les murs. Les acteurs agissent en groupe, ils courent, ils escaladent et ont le regard alerte. Nous entendons même en fond sonore des sirènes de police et les pales d'un hélicoptère, semblant indiquer que leur interpellation est imminente. Toujours dans cette démarche de représentation spectaculaire, la vidéo met en scène du trainsurfing, le fait de grimper sur le toit d’un train en marche, visant ainsi à renforcer la figure libre, insouciante, voire folle du pixadores. Enfin, le vandalisme est évoqué par une captation d’écran de vidéosurveillance, sur lesquels nous pouvons voir le groupe s’introduire dans un immeuble pour accéder au toit (Fig. 43). La vidéo propose donc une nouvelle vision fantasmée des inscriptions urbaines, liées à l'action, à l’adrénaline, à l’extrême et à l'interdit. Elle met en scène de manière sensationnelle des acteurs de la pixação, associés à la bravoure et à la liberté autant qu’à folie et à la dangerosité. La vidéo va même jusqu’à les comparer à des supers héros, en mettant en scène un des graffeurs sur le bord d'un immeuble, dans la pose d’un super héro dominant la ville (cf. Figure 44). Il semble donc que ces valeurs correspondent à l'image que PUMA et ASOS souhaitent donner de leurs marques. En parallèle au développement du street art institutionnel, les publicitaires récupèrent l’image des pratiques d'inscriptions vandales pour donner aux marques une aura sensationnelle. Les inscriptions ne sont pas présentées ici comme un art, mais plutôt comme un sport extrême auquel on associe des valeurs positives comme la liberté. Paradoxalement aux discours de l’autorité publique et des médias d'actualités, les publicités exacerbent donc la représentation vandale du graffiti. La dimension déviante n'est plus un prétexte de répression, mais devient au contraire un argument de vente pour cibler un public jeune et urbain. Il est également intéressant d'observer que dans les deux vidéos analysées, l’esthétique « documentaire » est une des marques de fabrique. Les réalisateurs veulent montrer qu'ils sont là, dans la rue, pour filmer l'action, comme si les marques participaient finalement à ces actions. Pourtant ces deux vidéos sont en réalité complètement mises en scène, aucun acte vandale n'a réellement été effectué pendant le tournage. Pourtant, certaines publicités, adressées directement aux graffeurs, ne se contentent pas de ce type de reconstitution.
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Figure 42 : Comparaison entre les titres de OS PIXADORES et WILD AT HEART. Sources : youtube.com.
Figure 43 : Faux extraits de vidĂŠosurveillance dans le film OS PIXADORES. Sources: youtube.com.
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Figure 44 : Comparaison entre le film OS PIXADORES et les jeux vidéos BATMAN et ASSASSIN'S CREED. Sources : youtube.com.
Figure 45 : Comparaison entre la pub MONTANA COLOR et la pub McDonald's. Sources : youtube.com et MusiqueDePub.com 84! !
B. Le vandalisme : un argument de vente pour cibler les graffeurs Les spots publicitaires précédents utilisent les inscriptions comme medium pour donner aux marques une image « jeune » (action, mode, underground, etc.). Mais certaines publicités exploitent la dimension vandale de la pratique dans une autre optique : séduire les graffeurs euxmêmes pour leur vendre du matériel de peinture. Ces marques ont conscience que les acteurs sont sensibles à la frange vandale « originelle » de la pratique, et préfèrent mettre en scène des actions illégales plutôt que la réalisation d’œuvre de street art, quitte à flirter avec le paradoxe et la légalité. Par exemple, dans son dernier spot publicitaire en date du 9 mai 2016130, la marque MONTANA COLOR, leader du marché, utilise une personnalité qui s'est illustrée dans le milieu pour ses actions vandales : FUZI du crew UV TPK (Ultra Violent - The Psychopat Killer). Pourtant, FUZI n'est pas présenté comme un graffeur mais comme un artiste tatoueur. Ses inscriptions sont d'ailleurs liées à sa pratique de tatouage, et aucune référence au graffiti ou au tag n'est faite dans la description de la vidéo : It’s already been a year since the “Ignorant Style” flag bearer, Fuzi UV TPK, settled down in Barcelona. The streets of the city quickly began to show signs and despite the constants trips out of town he takes due to his profession as a tattoo artist, some neighborhoods in the Catalan capital were “tattooed” repetitively by the name and style from Ultra Violent Crew.131
Dans ce spot publicitaire, l'action de FUZI est scindée en 3 séquences. La première s'ouvre sur un plan de la ville de Barcelone, tourné avec un drone. S'ensuivent des plans sur la mer, un bateau, une usine, la plage, les vagues. Suite à cette introduction, nous découvrons le graffeur en train de réaliser une fresque sur un mur longeant une promenade. Il fait jour, des gens passent, une musique chillstep est présente en bande sonore : l'ambiance est détendue, presque estivale. Les effets de flous, les slow motion, les panoramiques et le travail d'étalonnage donnent une impression de vidéo performance, dédiée à l'artiste plus qu’à la marque elle-même. Pourtant, les gros plans sur les gestes de FUZI viennent mettre en avant les produits de MONTANA et ses dérivés textiles, à la manière de la publicité McDonald’s (Fig. 45). À la fin de cette séquence, le spectateur peut apprécier la fresque de l’artiste, colorée, de grande dimension et figurative.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 130 Germám RIGOL, FUZI UV TPK IN BARCELONA, Barcelone, Espagne, 2015, 05 min 31 s, disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=BjFo8gnZUFM (consulté le 5 mai 2016). 131 Ibid.
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La seconde séquence se déroule dans un immeuble en construction, offrant un beau panorama sur la ville et permettant au réalisateur de jouer avec la lumière du soleil couchant. Les plans serrés sur les gestes de FUZI, permettent une fois de plus d'insérer les bombes de peinture de la marque. Nous retrouvons une approche très esthétisante de l’action vandale : FUZI est de dos, bombe à la main, face à la ville et au couché de soleil, ce qui rappelle la mise en scène des pixadores évoquée précédemment. La musique d'ambiance, toujours électronique, est plus sombre que la précédente. L'ambiance semble flirter un peu plus avec l'interdit. La production de l'artiste diffère également, puisque c'est un lettrage plus classique qui est réalisé par le graffeur. L'arrivée de la nuit est l'occasion d'un jeu avec les lumières de la ville. Cette fois-ci FUZI sort peindre dans la rue. Le sentiment d'urgence, de stress, est plus présent dans cette scène. La musique devient plus ténébreuse, et l'acteur est désormais alerte : il surveille et se cache quand des voitures passent. FUZI peint des stores, des camions, en réalisant des tags et des graffitis, moins travaillés que les productions réalisées de jour. Les plans ne sont plus réalisés avec la même proximité et ni avec le même soin. Finalement, ses productions sont exposées dans un enchainement brut, tel un diaporama, suggérant une certaine frénésie. La vidéo s'achève avec logo « 94 » et l'adresse du site de MONTANA. Il s'agit d'un positionnement étrange de la marque, car la « 94 » est une bombe basse pression, généralement utilisée pour les pratiques artistiques (les gammes « Hardcore » et « Speed », à haute pression, sont plus indiquées pour l'usage vandale). La vidéo met donc en tension les figures vandales et artistiques du graffeur, autour d'un personnage réputé pour ces actions illégales. Cette tension résulte en fait d'un glissement de la figure artistique vers la figure vandale, différemment mis en scène dans la vidéo. Plus la nuit tombe, plus la tension monte, plus l'action de FUZI s'éloigne de l'art pour devenir du graffiti vandale. Ce glissement résulte également du placement du réalisateur : plus l'action semble devenir illégale, plus il s'éloigne de l'acteur, comme si la proximité avec ce dernier devenait compromettante. Montana opère une analogie subtile entre les inscriptions de FUZI et sa profession actuelle de tatoueur. Ceci permet sans doute de jouer avec les actions illégales du graffeur et de se déresponsabiliser. De même, il est précisé que la vidéo sort un an après la réalisation des actions, et les réalisateurs comptent sans doute sur une prescription tacite des actes illégaux. Enfin, il faut préciser que c'est un graffeur français qui agit à Barcelone, ce qui lui permet d'éviter plus facilement les poursuites (peu de risques que quelqu’un recoure à un mandat d’arrêt international pour ce genre d’actes). La vidéo n'a pas été réalisée par un graffeur participant à l'action, mais par un photographe, ce qui permet également à la marque de se déresponsabiliser.
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Pourtant, les publicitaires poussent parfois l'immersion dans la pratique vandale à un autre degré. Dans la vidéo intitulée « FLAME ORANGE ROUTE »132, le voyage se fait en sens inverse, puisque ce sont des graffeurs espagnols qui se déplacent à Lyon, Marseille et Genève pour peindre. C'est ici la frange vandale qui est mise à l'honneur, sans équivoque. D'ailleurs la vidéo est réalisée directement par un des membres du crew, qui porte sur lui une caméra subjective type gopro. Le spectateur est donc dans l'action, ce qui confirme que le public visé est la communauté de graffeurs, censée se « reconnaître » dans cette pratique. Les acteurs ne souhaitent pas se mettre en scène comme des artistes, mais comme des vandales afin d'obtenir le respect de leurs pairs. Cette fois-ci c'est un groupe de personnes anonymes (visages floutés) qui apparaît à l’écran. Le dispositif de sécurité est exposé (caméras, agents de sécurité, police, barrière), tout comme son franchissement (découpage de grille, escalade). Nous pouvons également observer les stratégies de dissimulation utilisées par les graffeurs (blocage de porte, cagoule, déplacements discrets, etc.). Nous voyons les voyages de l'équipe d'une ville à l'autre, l'arrivée dans les dépôts de trains, et même les rencontre avec les agents de sécurité et des services de transports. Les produits de la marque ne sont pas mis en avant dans la vidéo, seul le logo FLAME apparaît en début et en fin de vidéo. Le tout est accompagné d'une bande sonore électro-Hip-Hop très dynamique. Cette publicité est moins dédiée à une approche esthétique du graffiti, qu’à une mise en scène du vandalisme, qui ne se limite d’ailleurs pas à la simple réalisation des graffitis. Dans ces spots publicitaires, les marques s’associent donc à l'action vandale et usent de son potentiel spectaculaire pour cibler un public jeune. Nous retrouvons à l’écran la représentation stigmatisée de la pratique (violence, dissimulation, nocturne, utilisation d’images de vidéosurveillance, d’archives de graffeurs, etc.), mais celle-ci est rattachée à des valeur positive (art, communauté, liberté, etc.). Ces vidéos maintiennent donc le graffeur dans une figure schizophrénique, partagée entre artiste et vandale. Ce tiraillement semble finalement à l’image de la réception de la pratique, qui oscille entre répression et institutionnalisation.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 132 ANONYME, FLAME ORANGE TOUR, Episode 3 : Marseille, Lyon, Geneva, 2016, 09 min 44 s, disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=OS4Yzn7-NJo (consulté le 16 mai 2016).
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Dans cette partie, nous avons pu montrer que la représentation de la figure vandale du graffeur est stigmatisée par l’intervention de différents acteurs. Dans sa démarche de répression, l’autorité publique contribue à maintenir la pratique dans la criminalité. Elle s’appuie sur les représentations stigmatisées de la délinquance formulées par l’opinion publique, mais accentue cette criminalisation en braquant son regard sur des lieux, des populations et des actions données. Ce processus a dès lors une influence non négligeable sur la réception publique du graffiti vandale, manifestation la plus visible des « incivilités », Pourtant, en parallèle à ce cercle vicieux de la répression/représentation, nous assistons à une utilisation paradoxale de la figure vandale : la publicité. De grandes marques associent leur image à cette pratique urbaine et offre une représentation spectaculaire du graffiti. La transgression est abordée comme un geste de liberté plus que d’illégalité. Le graffeur, lui, est envisagé comme une figure héroïque et son action est esthétisée. Le graffiti est ainsi limité au passage à l'acte, qui constitue en réalité une part infime de la pratique (dessin, procuration de matériel, repérage, accès aux lieux, attente, etc.). Ces vidéos exposent l'interdit, l’adrénaline et le risque et entretiennent donc le flou sur l’image du graffeur, tout en restant polarisées entre les dimensions artistique et criminelle. Une fois de plus, ces représentations impactent la réception publique de la pratique au sein de la société. Pourtant, face à ces approches hégémoniques et stigmatisées, ils semblent que des films proposent de poser un regard neuf sur le graffiti vandale.
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Figure 46 : Similitudes dans la mise en scène du geste dans les publicités étudiées. Sources : youtube.com et MusiqueDePub.com. 89! !
Figure 47 : Similitudes dans les décors et l'esthétique des publicités. Sources : youtube.com et MusiqueDePub.com.
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Partie 2. Les films de graffiti : de nouveaux regards sur la pratique vandale ? Dans les films précédemment étudiés, nous avons eu occasion de voir que certains passages étaient issus de vidéos réalisées par des graffeurs eux-mêmes. Pour comprendre comment ces productions s'inscrivent dans la relation contestataire entre graffiti vandale et autorité publique, nous proposons de nous intéresser dans un premier temps à la série Dirty Handz133. Cette trilogie, réalisée et produite par des graffeurs français entre 1999 et 2006, principalement par les membres du SDK crew, a eu un impact majeur sur la pratique, mais aussi sur l'utilisation de la vidéo dans la communauté du graffiti. Pour la première fois en France, des acteurs passaient derrière la caméra pour réaliser des films de graffiti long format. Ainsi, ces autoportraits, présentés comme des documentaire-fictions134, constituent une proposition de contre-discours et d'introspection des graffeurs vandales sur leurs propres actes (I). Cependant, les graffeurs ne sont pas les seuls à proposer une nouvelle approche de la pratique vandale. En effet, des réalisateurs de films documentaires et fictionnels semblent animés par la déconstruction de ces représentations stigmatisées. Nous étudierons donc en détails ses nouvelles approches de la pratique du graffiti vandale, autour de deux exemples : le premier film documentaire et le premier film de fiction français sur le graffiti (II).
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Anonyme, Dirty Handz 1 : Destruction Of Paris City, Paris, 1999, 54 min 10 s. Anonyme, Dirty Handz 2 : Back On Tracks, Paris, 2001, 61 min 22 s. Anonyme, Dirty Handz 3 : Search And Destroy, Paris, 2006, 76 min 29 s. 134 Pitch de Dirty Handz 3, disponible sur : http://www.allcityblog.fr/3195-dirty-handz-3-edition2010/ (consulté le 3 juin 2016).
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I. L’autoportrait Depuis sa naissance, le graffiti fait la curiosité des médias. Intrigués par cette pratique, les journalistes s'intéressent d'abord aux motivations de ses acteurs. Les graffeurs, peu soucieux de l'anonymat au départ, ont répondu volontiers aux sollicitations, percevant leur potentiel « publicitaire »135. Ainsi, dans les années 80, certains multiplient les actions de plus en plus spectaculaires pour attirer l’œil des médias136. Puis c'est l'autorité publique qui s'empare de cette représentation médiatique, notamment sous l'impulsion du maire de New York, Ed Koch, à l'origine d'une célèbre campagne anti-graffiti137. Plus tard enfin, c'est la publicité qui s'emploie à cette représentation, en alliant le graffiti à l'exploitation commerciale du Hip-Hop. Conscients de cette guerre médiatique qui leur est déclarée, les graffeurs s'approprient l’outil audiovisuel pour procéder à leur propre représentation. Nous allons chercher à comprendre dans un premier temps la volonté discursive de cet « autoportrait ». Puis, nous verrons en quoi la figure du graffeur dépeinte dans ces films diffère ou, à l’inverse, coïncide avec celle proposée par l’autorité publique.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 135 En 1971, un journaliste du New-York Times réalise une interview de TAKI 183 (considéré par beaucoup comme « l'inventeur » du graffiti). Anonyme, « 'Taki 183' Spawns Pen Pals », in New York Times, New York, 21 juillet 1971, p. 37, disponible sur : http://taki183.net/_pdf/taki_183_nytimes.pdf (consulté le 3 juin 2016). 136 Le graffeur CORNBREAD (autre « « inventeur » du graffiti) multipliait les actions spectaculaires à Philadelphie, en taguant notamment la girafe du zoo municipal, ou encore le jet privé des Jackson 5, alors en tournée. Katie Haegele, « No Rooftop was saved », in Philadelphia Weekly, 24 octobre 2001, Philadelphie, disponible sur : http://philadelphiaweekly.com/2001/oct/24/no_rooftop_was_safe38343074/#.V1mRKR-oEy4 (consulté le 3 juin 2016). 137 Wilson Goode, en campagne pour les élections municipales de 1984 à Philadelphie, fait du tag la priorité de son programme. Ed Koch, élu maire de New-York en 1978, lance une importante opération sécuritaire dans le métro, dont la fréquentation est au plus bas. Les stations sont barricadées, on détache des brigades cynophiles dans chaque voiture et on installe un réseau préventif de caméra de surveillance dans tout le réseau. Le dernier tag du subway est effacé dix ans plus tard, en 1988 ; Anonyme, « Mayor Ed Koch and graffiti on the subway system », juin 2012, 2 min 52 s, disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=D9VJP8godyY (consulté le 19 mars 2016).
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A. De la contre culture au contre discours : enjeux de la représentation pour les graffeurs La série Dirty Handz témoigne de la volonté pour les graffeurs de prendre en main leur représentation médiatique. Dans le troisième épisode, le réalisateur précise qu'il a commencé son film « as soon as [he has] introducting a camera »138. Le personnage principal, réalisateur et voix du commentaire, rappelle qu'il envisage la vidéo « as a dissident voice to mainstream ideas »139.
Figure 48 : Le graffeur du SDK crew et sa caméra. Sources : Dirty Handz 3.! L'usage se définit donc à l'image de la pratique, comme étant contestataire. Mais cette contestation correspond à plusieurs enjeux, portés à l'écran grâce à différents procédés discursifs. C'est autour de trois mises en abyme que nous les étudierons, en observant dans un premier temps l'importance du travail de mémoire au sein de ces vidéos. Puis nous verrons que ces films servent d'outils de résistance pour renverser (à l'écran du moins) le rapport d'autorité. Enfin, nous verrons que c'est finalement contre le discours médiatique que ces films dirigent la contestation.
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Dirty Handz 3, 01 min 35 s. Ibid, 02 min 23 s.
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1. Un travail de mémoire contestataire Les films de graffiti répondent à une nécessité d'archivage des productions des graffeurs. Si au départ les trains circulaient peints, les compagnies de transport ont vite adopté la politique de la tolérance zéro. Le graffiti est envisagé comme une maladie qui gangrène la société, contaminant l'ensemble du réseau ferroviaire. Ed Kosh met en place la stratégie de « blocage » systématique des trains peints au dépôt, afin de dissuader les graffeurs et d'endiguer le phénomène incontrôlable à l'époque140. À l'inverse, cela entraîne la radicalisation des acteurs, qui créent de nouvelles stratégies pour accéder aux trains et utilisent la photo puis la vidéo pour immortaliser leurs œuvres. Grâce à l'audiovisuel, les graffeurs peuvent alors procéder à un travail d'archivage, dans une démarche de valorisation, mais aussi de protection de « patrimoine ». Cette mise en abyme audiovisuelle des graffitis devient alors un moyen de lutter contre l'effacement et de garder la trace des inscriptions. Ce travail compose d'ailleurs l'essentiel des trois épisodes de la série : le spectateur découvre, au court de longues séquences, des trains vandalisés. Le commentaire du dernier film évoque d'ailleurs ce rapport à la mémoire et à l'image, lorsque les graffeurs reviennent pour photographier un train peint la veille : « Bad luck, in the morning, the train have disapered. No pictures, only the memory of that night was left to me, and has to be weel kept in my mind »141. Le troisième épisode insiste sur ce travail de mémoire. Le film débute notamment avec le son d'une bobine et des images de Paris avec un effet « vieux film ». La voix off du réalisateur explique ensuite que le film est composé de rushs d'archives, tournés entre 1995 et 2001, et couvrant ainsi la période des deux premiers épisodes. C'est grâce au visionnage de ces rushs que le membre du crew SDK procède à une remémoration et à une introspection sur ses actes et sur l'évolution du graffiti. Ainsi, le graffeur peut-il construire son témoignage, mais aussi et surtout le diffuser : « To bring an original and autonomus testimony »142. La vidéo devient donc un moyen de transmettre mais aussi un moyen d'archiver une parole nouvelle, puisque les acteurs des pratiques vandales, du fait de leur déviance, n'ont généralement pas le droit de citer dans l'espace public de discussion143. Et par cette prise de parole, les acteurs contestent de fait celle de l'autorité publique.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 140 Anonyme, « Mayor Ed Koch and graffiti on the subway system », juin 2012, 2 min 52 s, disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=D9VJP8godyY (consulté le 19 mars 2016). 141 Dirty Handz 3, 48 min 40 s. 142 Ibid, 02 min 34 s. 143 Jürgen HABERMAS, L’Espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1997, 305 p.
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2. Le renversement de l'autorité Dans Dirty Handz 3, la contestation de l'autorité publique passe d'abord par la mise à l'honneur de pratiques illégales. Nous l'avons vu, dans une démarche mémorielle, les films sont composés en grande partie d'images de trains vandalisés. L'usage de photographies « trophées » étaient déjà relativement répandu dans le milieu et l'originalité de la captation vidéo réside dans la monstration des trains « en mouvement » (le déplacement est un élément important dans le choix des wagons comme support144), mais aussi et surtout des actions de vandalisme elles-mêmes. Le spectateur peut désormais « voir » les graffeurs en action, ce qui constitue une nouveauté, puisque, a priori, seuls les graffeurs peuvent participer à ce genre d'opération. En plus des opérations de vandalisme, les films s'intéressent aux actions de passage : nous pouvons observer à l'écran l'ensemble des effractions et des déambulations des graffeurs pour arriver dans les dépôts et les gares. C'est donc l'intégralité des actions présentées à l'écran qui semble faire outrage à la loi. La contestation de l'autorité publique passe également par une mise en scène du rapport à la vidéosurveillance et à la sécurité. Les dispositifs répressifs sont évoqués par le commentaire, qui mentionne notamment leur durcissement145. Malgré tout, ces barrières se révèlent apparemment inutiles, car les graffeurs, cagoulés au cours de leur action, arrivent à peindre malgré tous les véhicules. Daniel Pécaud, dans son analyse sur la vidéosurveillance, évoque d'ailleurs ces limites à l’usage de la vidéosurveillance, confirmée par les utilisateurs mêmes du système : « la vidéosurveillance n’est pas la panacée universelle »146. Exposer ces images est donc une manière de contester l'efficacité des mesures de sécurité. Si les acteurs sont dans une démarche contestataire lorsqu'ils passent devant la vidéosurveillance, ils le sont aussi lorsqu'ils passent derrière la caméra. En filmant à leur insu les policiers, les agents de sécurité ou de maintien, ou encore les cheminots, les graffeurs renversent en effet le rapport surveillant/surveillé147. Ce sont les titulaires de l'ordre public qui sont représentés comme des menaces ici, et non plus les graffeurs. Une scène surprenante montre même deux policiers allemands en train de photographier un graffiti sur un métro. Dans cette scène, nous voyons un renversement de la mise en scène du reportage de TF1, où l'on voyait le
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 144 « Ces supports sont les seuls qui permettent d'exposer un pseudonyme à travers une ville, une région, un pays… ». Pitch de Dirty Handz 3, disponible sur : http://www.allcityblog.fr/3195-dirty-handz-3edition-2010/ (consulté le 3 juin 2016). 145 Dirty Handz 3, 16 min 50 s. 146 Daniel PÉCAUD, op. cit., p. 22. 147 Ibid, p. 21.
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Lieutenant Céline exposer des photos de graffeurs. Par ces procédés de mises en abîmes successives, qu'ils soient intentionnels ou non, les graffeurs renversent donc le rapport d'autorité.
Figure 49 : Policiers allemands photographiant un métro graffé. Source : Dirty Handz 3. Le rapport au vol est également détourné par les graffeurs lorsque le commentaire affirme, face à l'absence de sécurité dans les supermarchés allemands : « stealing became a duty »148. Mais ce « devoir » est également présenté comme un « droit » lorsque le réalisateur rappelle qu'il a perdu huit kilos au cours de son voyage et qu'il doit se sustenter uniquement avec du pain et de la mayonnaise. Ces actions illégales sont présentées comme les résultantes de la situation déviante du graffeur. Il en est de même lorsque le réalisateur évoque le financement de son périple. Selon lui, seules deux options se présentent à lui : travailler pendant six mois, ou travailler « dur » pendant deux semaines. Il précise ensuite : « In that case, you quickly make up your mind »149. Or, à ce moment, nous voyons à l'écran des personnes détaillant du cannabis et de la marijuana. C'est donc la « nécessité » du voyage et du graffiti qui est avancée pour faire du trafic de drogue, devenu ici un « hard work ». Par l'effet d'opposition entre le discours et les images présentées à l'écran, le réalisateur produit un renversement du rapport à la légalité et donc à l'autorité. Mais ce n'est pas uniquement à l'encontre de cette autorité que ce discours contestataire est dirigé.
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Dirty Handz 3, 57 min 40 s. Ibid, 16 min 40 s.
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3. La contestation du discours médiatique La trilogie Dirty Handz formule également une contestation du discours médiatique, qui apparaît de manière discrète dans les deux premiers volets, notamment grâce à l'utilisation d’extraits de journaux télévisés français traitant du graffiti. Puis, dès le début du troisième épisode, l'adresse est précisée par le commentaire : « the idea of living this subject in hands of tv journalist just drives me mad »150. Il nous semble que là aussi un processus d'inversion soit mis en œuvre par rapport au titre de la série, puisqu'ici ce sont les mains des journalistes qui sont sales, car corrompues au service de la propagande étatique : It’s while seeing reports about graffiti on TV that I’ve understand that they were simply authorities requests, aiming at driving masses and manipulating opinion. Media as a state tool, TV as propaganda of the world’s big ones.151
Le commentaire explique notamment que c'est l'omniprésence de ce discours médiatique stigmatisant qui a motivé la réalisation de ces films. Pour former ce contre discours, plusieurs extraits de journaux télévisés sont présentés. Le réalisateur inverse l'utilisation des images d'archives : les reportages utilisent des extraits de vidéos de graffeurs, ici ce sont les vidéos de graffeurs qui utilisent des extraits de reportages. Là encore, ces images semblent constituer un processus de mise en abîme, puisque, dans ces films où ils semblent vouloir proposer une autre représentation de leurs actions, les graffeurs intègrent des extraits de journaux télévisés intégrant eux-mêmes des extraits de vidéos de graffiti. Ces extraits sont très intéressants car ils permettent de voir que le discours des médias français vis-à-vis du graffiti vandale a peu, voire pas, évolué. On retrouve notamment la notion de « guerre »152 qui anime la relation entre les autorités et les tagueurs. Enfin, cette adresse aux médias d'informations est précisée par des images des sièges sociaux des principales chaînes de télévisions nationales (Fig. 50).
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Ibid, 01 min 57 s. Ibid, 02 min 10 s. Dirty Handz 2, 01 min 11 s.
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Figure 50 : Siège social de TF1 à Paris. Source : Dirty Handz 3.
Cependant, le contre discours médiatique ne se limite pas à une critique frontale des journaux télévisés. Par son voyage, le graffeur veut également proposer une contre histoire du graffiti, en montrant le quotidien du graffeur, mais aussi en procédant à une introspection par le commentaire. Ainsi, on en apprend un peu plus sur les raisons qui l'amènent à graffer, et plus particulièrement à réaliser ce road trip. La pratique du réalisateur semble motivée par une dimension libertaire et sentimentale. Blasé de l'ambiance parisienne, le graffeur évoque le besoin de voyager pour renouer avec le jeu, la passion, la rencontre et la découverte, tant de notions qui stimulaient initialement sa pratique. Il se place ainsi à distance de la destruction, de la colère, ou de l'ego trip, caractérisant habituellement le graffiti vandale. Plus précisément, c'est contre la figure Hip-Hop du graffeur que la série semble se positionner. Le premier épisode débute d'ailleurs par le cartel « This is no fucking hip-hop commercial... this is real graffiti activism »153. Le message porté par cette introduction clarifie donc la contestation. Mais c'est également au niveau de la forme que ces films s'opposent apparemment à l'exploitation commerciale du graffiti. L'ensemble de la trilogie a une esthétique très punk. La caméra est portée par l'épaule tremblante du réalisateur, qui peine parfois à cadrer de manière correcte. Les scènes tournées dans les dépôts ou les souterrains sont très mal éclairées, et le spectateur doit parfois deviner la scène plus qu'il ne la voit. On retrouve donc le style des « Images Amateur » présentées par le reportage de TF1. Quelques effets d'étalonnage et de montage contribuent également à donner cette ambiance punk. Les images s’enchaînent d'ailleurs sur un rythme assez intense, synchronisé avec les musiques de rap, de hardcore ou de hardtech qui constituent l'intégralité de la !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 153
Dirty Handz 1, 00 min 01 s.
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bande sonore des trois films. Le tout compose alors une ambiance parfois brouillon, presque agressive, à la limite de l'oppression. En plus de cette contestation des canons esthétiques, le commentaire se défend de toute affiliation avec le graffiti commercial. Lorsque le graffeur décide de terminer son périple à NewYork, il précise en effet : « The aim was not to return to the source as nice european well americanized. I don't want to understand how and why graffiti was born there »154. Le discours formulé par la série Dirty Handz, tant au niveau des images, du commentaire, que de l’esthétique générale, semble donc contestataire. C'est la volonté de proposer un autre discours et un autre regard sur la pratique du graffiti qui anime les réalisateurs. Mais tendent-ils à contester les stigmates qui affectent leur représentation ?
B. Une prophétie auto-réalisatrice ? Les réalisateurs de la série Dirty Handz affirment donner une image nouvelle de la pratique du graffiti vandale et de ses acteurs. Pourtant, nous avons eu l'occasion de voir que de nombreuses similitudes existent entre ces films et les productions des médias. En effet, malgré le commentaire, la série propose une représentation assez spectaculaire de la pratique et semble adopter la figure stigmatisée et déviante du graffeur (1). Mais pour mieux comprendre pourquoi les graffeurs adoptent cette représentation, nous allons essayer de comprendre à qui ils s'adressent dans ces vidéos (2).
1. Le graffiti comme spectacle Initialement, la relation entre les graffeurs et les médias semble s’être construite autour de l’aspect spectaculaire de la pratique. Nous l'avons dit, les premiers acteurs se sont évertués à attirer l'attention des photographes et des réalisateurs, afin de se démarquer au sein de la compétition qui régnait. Ces médias ont ensuite eu une place très importante dans la diffusion du mouvement à travers le monde, et ont notamment contribué à couronner New-York en tant que capitale mondiale du graffiti. En France, nombreux sont les acteurs qui avouent s’être lancés dans la pratique pour reproduire ce qu’ils voyaient des métros new-yorkais :
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Dirty Handz 3, 61 min 38 s.
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En fait, je n'ai pas réellement de préférence, en peignant des trains (ou métros) je tentais de vivre, ce que j'imaginais, ce qui me faisait rêver quand je regardais des photos du métro de New York.155
Pourtant, lorsque le graffeur de Dirty Handz 3 décide d'achever son voyage à NYC, ce n'est pas dans une démarche de pèlerinage, mais bien pour atteindre une sorte d'apothéose spectaculaire : « My goal was simply to do something really big, and finish the trip with a unique experience 156». Ainsi, malgré les propos contestataire, les films semblent-ils s'inscrire dans la démarche compétitive et dans l'action de marquage du graffeur de SDK : il s'agit de marquer les trains et les esprits en exportant son nom à travers le monde157. Toujours dans cette démarche de spectaculaire, le discours sentimental du réalisateur est articulé autour d'une mise en scène de l'aventure, du voyage, de la déambulation. Cette représentation du graffeur libre, déterminé et membre d'une communauté soudée n'est pas sans évoquer les spots publicitaires étudiés comme, par exemple, ceux des marques de peinture Montana et Flame Orange, exposant également des actions à l'international. À ce sujet, le pitch de Dirty Handz 3 précise : Le voyage constitue l'autre spécificité du graffiti sur la scène européenne : grâce au passe Inter Rail notamment, les échanges internationaux entre ces communautés organisées autour de la passion de l'écrit illégal sur train sont fréquents; ils permettent de profiter de la concentration et de la diversité exceptionnelles des différents réseaux de transports urbains, régionaux ou nationaux présents en Europe, avec la perspective de collections de trophées roulants. Ces voyages, physiquement intenses, sont l'expression de la vitalité et de la débrouillardise de ce milieu secret, adepte des transports publics gratuits et du vol de peinture…158
De même, lorsque le graffeur compare sa pratique à un jeu vidéo, nous pensons évidemment à la figure publicitaire du graffeur super-héros évoquée précédemment : « It was like a mission to go over. Like a videogame, except it was fucking real »159. Le pitch du film opère également cette analogie entre jeu et la pratique des graffeurs, en rappelant que « leurs signatures artisanales attestent de l'une des dernières grandes aventures possibles de l'ère de l'urbain généralisé »160. !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 155 Graffiti Gossip, 2011, Entretien avec RAP de UV-TPK, Paris, France, disponible sur : http://www.allcityblog.fr/15901-rap-uv-tpk-vs-gossip-graffiti/ (consulté le 3 juin 2016). 156 Dirty Handz 3, 61 min 45 s. 157 Ibid, 16 min 30 s. 158 Pitch de Dirty Handz 3, disponible sur : http://www.allcityblog.fr/3195-dirty-handz-3-edition2010/ (consulté le 3 juin 2016). 159 Dirty Handz 3, 12 min 13 s. 160 Pitch de Dirty Handz 3, disponible sur : http://www.allcityblog.fr/3195-dirty-handz-3-edition2010/ (consulté le 3 juin 2016).
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Ces films montrent que les graffeurs n'ont pas de limite, qu'ils sont déterminés à agir n'importe où, n'importe quand, quoi qu'il arrive. Pourtant, ils se contentent d'exposer l'action des « trainistes », qui constitue la pratique la plus vandale et la plus spectaculaire du graffiti. La narration et la mise en scène sont finalement assez redondantes, puisque l'essentiel des scènes est constitué de trains défilant à la suite pendant plusieurs dizaines de minutes. Cependant, ce n'est pas uniquement cette mise en scène de l'action que les réalisateurs proposent un regard spectaculaire sur le graffiti. Le second épisode débute notamment par l'insertion du titre Dirty Handz au milieu des flammes, et évoque la vidéo sur la pixação que nous avons étudié (Fig. 51). De la même façon, la scène du troisième film où nous voyons des graffeurs allemands en train de pratiquer du trainsurfing renvoie à cette même publicité (Fig. 52).
Figure 51 : Explosion du titre dans Dirty Handz 2. Source : Dirty Handz 2.
Figure 52 : Trainsurfer allemand cagoulé. Source : Dirty Handz 3.
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Enfin, la bande sonore omniprésente vient renforcer cette mise en scène spectaculaire de l'action. Ces films sont finalement devenus un « genre », imposant des standards de représentation et influençant les productions contemporaines. Ces dernières retiendront plus la dimension spectaculaire que contestataire, à l'image de la publicité FLAME ORANGE TOUR que nous avons étudié. L’usage de la vidéo fait désormais partie intégrante de l’activité des graffeurs, et deviennent un élément de compétition supplémentaire. En effet, la pratique est aujourd'hui globalisée et la vidéo est un moyen efficace pour se faire connaître à l'international. Le fait que le commentaire de Dirty Handz 3 soit intégralement lu en anglais par un graffeur français annonce déjà cette internationalisation. (OK même si cela semble un peu court comme explication) Plus généralement, la série Dirty Handz annonce donc le développement des vidéos de graffiti, avec ces codes de représentation. Avec la démocratisation du matériel de prise de vue (appareils numériques, caméras embarquées, etc.) et de la facilité de diffusion, les photos et les vidéos inondent maintenant internet. Elles sont toutes plus ou moins construites sur le même format, telles des clips musicaux, qui cachent parfois des publicités pour des marques de peintures ou de vêtements. Le discours contestataire est limité à un schéma de monstration des actions illégales : effraction dans le lieu, actions sur un train/métro, exposition du support roulant. Même si de nombreux acteurs se montrent très critiques quant à cet usage, ces vidéos sont donc devenues un double support de propagande, au service des graffeurs mais aussi des publicitaires. Malgré une volonté affirmée de contre discours, les films semblent déjà annoncer le détournement publicitaire de la figure du graffeur vandale. Ces éléments rendent paradoxale la démarche anti-commerciale et anti Hip-Hop des films, puisqu'ils ressemblent parfois à un clip de rap. Mais, plus surprenant encore, la série propose également une représentation conforme aux stigmates diffusés par l'autorité publique.
2. La réappropriation des stigmates de la déviance Par la mise en scène spectaculaire des actions, les films dépeignent une image du graffeur conforme aux stigmates de la déviance. En effet, dès le premier film, un message fait référence à une mise en garde du FBI pour contenu explicite et pour « real graffiti activism »161. En réalité, le premier épisode se déroule uniquement à Paris, et il est peu probable que le FBI s'intéresse aux actions des graffeurs français. Le réalisateur laisse en fait supposer qu'une action relativement !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 161
Dirty Handz 1, 01 s.
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dangereuse va être présentée à l'écran, et qu'elle nécessite une sorte de « surveillance » du FBI. Les réalisateurs souhaitent donc donner une représentation criminelle de la pratique, voire terroriste. Le pitch du dernier épisode annonce d’ailleurs très clairement l’aspect belliqueux de cette pratique : [...] attestant [...] de la véritable guerre des signes qui sévit dans l'univers typographique, lisse et homogénéisé des transports, où les « images-signatures » sont des armes, comme l'énonce Norman Mailer dans son essai ‘The Faith of Graffiti » publié en 1974 : “Votre nom vous sert à attaquer et vous avez le sentiment qu'une part du système émet un râle d'agonie; maintenant, votre nom remplace le leur… votre présence se superpose à leur présence, votre pseudonyme est accroché au-dessus de leur spectacle”. Cette affirmation prend toute sa valeur aujourd'hui dans le contexte européen.162
De même, la représentation criminelle semble affecter directement la pratique, comme en témoigne le nom du crew des réalisateurs : SDK signifie en effet Stealing-Dealing-Killing. Cette « guerre » et cette criminalité sont aussi mises en scène dans la série. Par exemple, un des chapitres du second opus est intitulé « TER TERRORISM », et montre en fait des scènes de peintures sur des trains régionaux. Les expressions « pratiques de graffiti radicales »163 et « graffiti activism », les images d'émeutes et de répressions policières, sont autant de références à l’activisme politique et au terrorisme. La bande sonore introductive du premier épisode est issue de la célèbre scène du film Full metal jacket de Kubrick, où le sergent hurle ses instructions aux nouvelles recrues. Cet extrait évoque l’autorité publique, mais également l’organisation paramilitaire des graffeurs, évoquées également dans le reportage de TF1 que nous avons étudié. Le titre du dernier film, « Search and destroy », fait lui aussi directement référence au vocable militaire employé au cours des opérations. De multiples références à la déviance sont également présentes dans la série. Dans le dernier épisode, le graffeur se compare même à un rat, déambulant dans des lieux sales et mal odorants164. La référence à l'animal renvoie évidemment à la peste, à la saleté, et à l'approche hygiéniste de la déviance. Le graffeur semble ainsi assumer son statut de déviant. De même, en montrant des scènes incongrues captées au cours de son voyage, le réalisateur procède à une !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 162 Pitch de Dirty Handz 3, disponible sur : http://www.allcityblog.fr/3195-dirty-handz-3-edition2010/ (consulté le 3 juin 2016). 163 Ibid. 164 « La saleté et les odeurs sur soi n’ont sans doute jamais été aussi stigmatisantes qu’aujourd’hui. Elles sont une des formes d’expression, un signe sensoriel de la non intégration ». Raymonde SÉCHET, « Le populaire et la saleté : de l’hygiénisme au nettoyage au karcher », in Thierry BULOT et Vincent VESCHAMBRE, Mots, traces et marques (dimensions spatiale et linguistique de la mémoire urbaine), Espaces discursifs, Paris, L'Harmattan, 2006, 246 p., disponible sur : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs00168095/document (consulté le 3 juin 2016).
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certaine mise en scène de la folie : exhibition publique, nudité, danse, comportements hors normes, etc. Dans le troisième épisode, le commentaire fait même des références directes à la figure du fou en parlant des graffeurs : « they we're totally crazy », « they wish to become monsters », « made me mad »165. Enfin, l'esthétique trash des films va également dans le sens d'une représentation déviante des acteurs. La réalisation et le montage, liés à une bande sonore parfois assourdissante, voire agressive, renforcent cette dimension : le réalisateur, tout comme les acteurs, semblent tomber dans la folie. Pourtant, le graffeur du SDK crew formule un discours critique vis-à-vis de sa situation déviante en conclusion du troisième épisode : « If this act are a disease for the States, the authorities should know that once they are cured, nobodies is saved for falling back out »166. Par cette phrase, le graffeur laisse également entendre que sa « maladie » est incurable, et qu'il est condamné à vie à en subir les conséquences. Cette référence à un problème de santé renvoie là encore aux stigmates de la déviance, le graffiti étant considéré comme une lèpre par les autorités167. Toujours dans cette idée de reproduction des stigmates médiatiques, nous remarquons que le seul élément permettant de définir « l'origine » du graffeur est une photo de cité en banlieue parisienne (Fig. 53).
Figure 53 : L’habitat du graffeur du SDK crew. Source : Dirty Handz 3.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 165 Dirty Handz 3, 31 min 04 s. 166 Ibid, 73 min 23 s. 167 Alain MILON, « Les expressions graffitiques, peau ou cicatrice de la ville ? », in LECOMTE JeanMichel LECOMTE (dir.), Patrimoine, Tags et Graffs dans la ville, Actes de rencontres 12 et 13 juin 2003, Bordeaux, Centre régional de documentation pédagogique d’Aquitaine, 2004, p. 121-138.
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Tout comme dans les reportages, les films associent donc quartiers populaires et graffiti. Mais cette association contribue également à diffuser une représentation destroy des quartiers, elle aussi reprise par les médias, et stigmatisant finalement l'ensemble de ses habitants168. De même, les acteurs du graffiti sont, comme dans les médias, abordés comme une unité. C'est la pratique extrême des « trainistes » qui semble représenter l'ensemble du mouvement. Ces derniers sont tous anonymes, masqués et muets. Aucun entretien n'est réalisé et seules quelques prises de son direct transmettent les paroles des acteurs. Celles-ci renvoient une fois de plus à la folie et à la violence, comme dans la scène où l'artiste Jon One délivre un flot d'insultes pendant qu'il peint un store de jour à Paris : « I don’t give a fuck ! This is strictly for the hardcore. I told you I don’t give a fuck ! Niggas ! Bitches ! You shouldn’ got me mad Paris ! »169. L'unique discours est finalement le commentaire du graffeur de SDK dans le troisième épisode, qui ne dure finalement qu'une dizaine de minute sur l'intégralité du film. Le réalisateur semble ici se désigner en tant que porte parole des graffeurs et ne contribue pas à offrir une image plurale de la pratique. Loin de déconstruire la représentation médiatique de la pratique, nous retrouvons dans ces films les stigmates de la déviance. Mais ce contenu et cette forme relativement trash correspondent en fait à une volonté de réappropriation des stigmates. Cet autoportrait dévalorisant doit en fait être considéré comme une réponse à la représentation médiatique du graffiti. Les stigmates, notamment de la violence, sont ici détournés pour devenir des codes de représentation. En cela, il s'agit plus d' « images violentes » que de véritables « images de la violence »170. La violence résulte plus d'une mise en scène que de la nature des faits présentés à l'écran. Selon Erving Goffman, ces stigmates deviennent alors un moyen d'identification entre membres d'un même groupe stigmatisé171. Ces codes d’identification doivent justement nous interroger sur les destinataires et les récepteurs de ces vidéos.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 168 Paulette DUARTE, « Les représentations de la dévalorisation urbaine. Chez les professionnels de la politique de la ville », in Les Annales de la Recherche Urbaine: Des métiers qui font la ville, n° 88, Paris, 2000, p.30-38, disponible sur : http://www.annalesdelarechercheurbaine.fr/IMG/pdf/Duarte_ARU_88.pdf (consulté le 13 mai 2016). 169 Dirty Handz 3, 21 min 26 s. 170 François JOST, Comprendre la télévision et ses programmes, Paris, Armand Colin, Collection Universitaire de poche, 2005, p.74. 171 Erving GOFFMAN, Stigmates. Les usages sociaux des handicaps, Le Sens commun, Éditions de Minuit, Paris, 1963, p.107.
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3. Un discours identique à celui du graffiti vandale Dans le commentaire de Dirty Handz 3, le graffeur affirme que le but de cette contestation du discours médiatique est de « letting people free to have their own opinion »172. A priori donc, le réalisateur s'adresse à un public large, pour qui la réception du graffiti serait influencée par les médias. Pourtant, cette ouverture au public n'est audible que dans le troisième épisode. Le premier opus débute en effet par « if you dont' like it, get the fuck out »173, et laisse apparemment moins de place au débat. Malgré cette apparente évolution, la trilogie semble s'adresser aussi et surtout aux autres graffeurs. Seuls ces derniers sont à même d'apprécier la « bravoure » des actes qu'ils voient à l'écran, ou la qualité des graffitis exposés. De même, les blases énoncés n'évoquent rien aux non pratiquants. Le graffeur s'adresse en fait aux autres graffeurs, tout en formulant un discours critique vis à vis de l'autorité publique. Outre le contenu, c'est la diffusion de ces vidéos qui restreint leur public. La série a en effet été diffusée sur des VHS pirates, avant que le troisième épisode ne soit gravé et commercialisé sur DVD en 2011174. Comme la majorité des vidéos de graffiti contemporaines, la série est aujourd'hui disponible sur internet, ce qui a permis une diffusion relativement plus large. Néanmoins, ce sont essentiellement les sites spécialisés qui assurent le relais de ces vidéos. C'est donc une réception assez conforme à celle du graffiti dans la vraie vie, qui utilise l'espace public pour diffuser un message contestataire, non compréhensible par les usagers. Dans Dirty Handz, ce message est principalement dirigé contre l'autorité publique, incarnée par les sociétés de transports publics. Mais cette adresse est détournée dans les médias pour être dirigée vers l'ensemble de la société (notamment lorsque les reportages de TF1 évoquent le coût pharamineux du nettoyage). Nous retrouvons le même procédé dans les films de graffiti adressés aux graffeurs, puisqu'ils sont détournés dans les reportages télévisés pour discriminer la pratique aux yeux du public. Les graffeurs participent donc eux-mêmes aux représentations stigmatisées dont ils semblent victimes. Mais, en plus de diffuser des stigmates déviants, ces vidéos accentuent parfois la situation déviante des acteurs. En effet, la réalisation même de ces films peut amener à l'arrestation des graffeurs, car, paradoxalement, ces tentatives d'attirer l'attention mettent en jeu leur anonymat. Les graffeurs sont alors tiraillés entre « l'importance de se cacher à certaines personnes et de se !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 172 Dirty Handz 3, 02 min 3 s. 173 Dirty Handz 1, 01 s. 174 Pitch de Dirty Handz 3, disponible sur : http://www.allcityblog.fr/3195-dirty-handz-3-edition2010/ (consulté le 3 juin 2016).
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montrer à d'autres »175. Avec ses maladresses, la série Dirty Handz révèle pourtant une maîtrise de la mise en scène du texte caché176 du graffiti vandale. Ce procédé de révélation contrôlée de l'information est d'ailleurs évoqué comme stratégie de résistance au stigmate par Erving Goffman177. Par exemple, filmer sa maison, son habitat serait trop risqué, d'où le fait que le réalisateur du troisième épisode résume son habitation à une image figée de la citée Parisienne. Malgré tout, plus les graffeurs en disent, plus ils en montrent, plus ils risquent de se compromettre. Les cas d'arrestations liées à la diffusion de vidéos de graffiti sont d'ailleurs nombreux. C'est le cas du graffeur SIKOER, interpellé suite à la sortie d'un épisode de Tag and Throw178, dans lequel il s'exprimait sur sa pratique et notamment sur les problématiques de la diffusion du graffiti sur internet. De nombreux acteurs du mouvement émettent d’ailleurs des réserves quant à cet usage systématique de la vidéo et quant à la diffusion « virtuelle » du graffiti : Cette aventure devrait peut-être servir d'exemple à tous les bombers qui s'assurent une fame immédiate en postant à tout va sur internet, en pensant être à l'abri des autorités, s'ils ne veulent pas servir eux aussi de bouc émissaire.179
En plus d’être des affronts directs aux autorités, ces vidéos s'inscrivent dans une logique de transmission des techniques mais aussi de motivation. Les graffeurs montrent que cela est possible, malgré tous les dispositifs de sécurité, et ils montrent comment y arriver. Même si ces films sont a priori destinés aux graffeurs, les autorités y voient, tout comme dans le graffiti luimême, un potentiel de contamination sociale. En effet, en se mettant en scène comme figures de la liberté et de la contestation, les graffeurs déviants « représentent un modèle pour les normaux insatisfaits qui, de sympathisants, se transforment parfois en recrues »180. Ces derniers éléments expliquent sans doute la censure des VHS dès leur sortie. Nous remarquons d'ailleurs une prise de conscience des graffeurs par rapport au risque potentiel de la diffusion de leurs actions. Si le premier épisode débutait par un message assez provocateur vis-à-vis du public (« if you dont' like it, get the fuck out »), les deux films suivants commencent par rappeler que le graffiti est pénalement répréhensible (citation d'article du code pénal à l'appui) et affirment qu'ils n'ont pas pour intention de promouvoir les actes de vandalisme.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 175 Erving GOFFMAN, op. cit., p. 89. 176 Sur la notion de texte caché : James SCOTT, 2009, La Domination et les arts de la résistance : Fragments du discours subalterne, Paris, Éditions Amsterdam, 269 p. 177 Erving GOFFMAN, op. cit., p. 112. 178 Allcityblog, 18 août 2015, Arrestation de SICOER, disponible sur : http://www.allcityblog.fr/80657-arrestation-de-sicoer/ (consulté le 4 avril 2016). 179 Ibid. 180 Erving GOFFMAN, op.cit., p. 168.
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Malgré ces précautions, le troisième épisode se termine d'ailleurs par l'arrestation du graffeur des SDK lors de son retour en France. Ironie du sort, c'est la brigade anti-tags créée à Paris pendant son périple qui procédera à son interpellation. The state cannot stand to control all the citizen. You cannot baned what man can able to do decided about their own actions. We herd in their mind to legitimate aspiration to autonomy and awernesss. And, with some distance, I wonder if we didn't represent for the states a kind of threat or diseases needed to be cured. Today I'm still wainting for my trial, I don't regret anything and I'm not trying to intellectualize my action. Some thing don't need to be explained181. Par cette conclusion, le réalisateur semble s'adresser aux juges qui l'accusent mais aussi répondre à la citation des « Animaux malades de la peste », qui introduit l'épisode : « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vont rendrons blanc ou noir »182. Entre fiction, documentaire, vidéo-performance, et clip musical, la série Dirty Handz appartient donc à un genre hybride particulier que nous choisissons de nommer « films de graffiti ». Refusant de répondre à la problématique posée par le public en introduction du film (« People often ask me "why ? », « Some things don't need to be explained »), le réalisateur formule une contestation des discours politiques et médiatiques. Pourtant, cette contestation est essentiellement visuelle, et s'adresse principalement aux graffeurs, pour qui le détournement des stigmates est devenu un code de représentation. Cette image publique, « toujours faite, semble-t-il, d'une quantité restreinte de faits choisis, peut-être vrais, mais enflés jusqu'à leur donner un aspect spectaculaire et mémorable et présentés pour un tableau complet »183, relève alors d'une stratégie risquée, car elle alimente paradoxalement l'image publique du graffeur déviant. Plus qu'un nouveau regard sur la pratique, ces films sont le regard des graffeurs sur leur représentation stigmatisée, et constituent une sorte d’aller-retour avec les autorités politiques et médiatiques. Malgré tout, Dirty Handz témoigne de l'évolution des enjeux de l'autoreprésentation pour les graffeurs, ainsi que de la considération croissante qu'ils attachent à la réception publique de leurs pratiques et de leurs films. D'ailleurs, la réalisation d’œuvres cinématographiques s'adressant dorénavant à un public plus large semble s'inscrire dans cette dynamique d'ouverture. Mais quelle représentation ces films donnent-ils de la figure du graffeur ? !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 181 182 183
Dirty Handz 3, 72 min 50 s. Ibid, 43 s. Erving GOFFMAN, op. cit., p. 89.
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II. Le regard extérieur Des acteurs « extérieurs », car retraités ou non acteurs du graffiti, semblent animés par cette même volonté de déconstruction de la représentation stigmatisée de la pratique. Grâce au documentaire et à la fiction, ils décident de s’adresser à un public plus large et de proposer un nouveau regard sur la pratique. Comme nous l’avons fait pour les films de graffeurs, nous choisissons de nous intéresser ici aux pionniers de chaque genre. Dans un premier temps, nous analyserons Writers: 1983-2003, 20 ans de graffiti à Paris184 de Marc-Aurèle Vecchione, considéré comme étant le premier documentaire sur le graffiti français (A). Nous étudierons ensuite Vandal185, d’Hélier Cisterne, premier long métrage fictionnel sur le sujet (B).
A. Writers: 1983-2003, 20 ans de graffiti à Paris Marc-Aurèle Vecchione ne se place pas dans la contestation directe du discours politique et médiatique, mais plutôt dans la formulation d’une contre-histoire de l’art à destination du grand public. La volonté didactique du réalisateur se ressent en effet tout au long du film et cette position marque une différence avec les vidéos de graffiti classiques (a). Pourtant, il nous semble que les codes de représentation des graffeurs ont malgré tout influencé la réalisation de ce film (b). 1. Une approche historique originale Dans ce documentaire, sorti en 2004 (soit 2 ans avant Dirty Handz 3), le réalisateur a une approche historique de la pratique du graffiti parisienne. Il cherche à remonter aux origines pour mieux comprendre l’évolution du mouvement jusqu’à aujourd’hui (en l’occurrence 2004). Pour lui, l’enjeu n’est pas de contrer la propagande télévisuelle par la monstration d’actions ostensiblement illégales, mais plutôt de créer un nouveau discours : « Le graffiti, considéré plus comme de la dégradation que comme une forme d'expression, n'a jamais fait l'objet d'une étude sérieuse »186.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 184 Marc-Aurèle VECCHIONE, Writers: 1983-2003, 20 ans de graffiti à Paris, France, 2GOOD, 2004, 93 min 49 s. 185 Hélier CISTERNE, Vandal, France/Belgique, Pyramide Distribution, 2013, 84’’. 186 Pitch de Writers: 1983-2003, 20 ans de graffiti à Paris, disponible sur : http://www.allcityblog.fr/73502-writers-1983-2003-20-ans-de-graffiti-a-paris-full-dvd-2/ (consulté le 2 juin 2016).
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Cette approche différente du sujet passe notamment par la transmission de la parole des acteurs, constituant à l’époque la véritable originalité du film. Writers propose en effet des entretiens des acteurs des différentes périodes, apportant alors des anecdotes, des réflexions ou des informations sur la pratique du graffiti et ses évolutions. Ces prises de paroles viennent rompre avec la simple monstration de l’action et permettent également au spectateur d’en apprendre plus sur l’évolution des styles, et notamment sur le tag. En tant que pratique représentative de la déviance, c’est en effet le tag que Marc-Aurèle tente de dédiaboliser. Les graffeurs expliquent notamment pourquoi ils utilisaient cette technique, et comment ils l’ont transformée au fil du temps. Ces discours multiples, parfois contradictoires, permettent d’appréhender le graffiti dans une certaine diversité. Si les trainistes sont biens présents, leurs actions n’accaparent pas l’essentiel du film. Nous pouvons ainsi découvrir une multitude de techniques et de motivations différentes. Toujours par le biais d’une approche plastique du graffiti (détails des styles, des couleurs, des formes, des inspirations, etc.), le lien est finalement fait entre les discours, permettant d’entrevoir le graffiti comme un mouvement complexe et pluriel, rendant vaine toute tentative de classification. De même, les différents points de vues générationnels permettent aux spectateurs de mieux envisager d’où vient le graffiti, et pourquoi il est devenu ce qu’il est aujourd‘hui. Nous ne sommes plus face à un point de vue unique, comme dans Dirty Handz. Ce sont des pionniers, des célébrités du graffiti qui interviennent à visage découvert, face caméra, dans un dispositif d’entretien plutôt classique. Ces derniers semblent moins dans la représentation et délivrent une parole plus réfléchie, plus sensible, qui contraste avec les mises en scènes plus agressives que nous avons observées dans ce travail. Seuls les acteurs de la dernière génération, encore actifs, ont choisi d’avoir le visage masqué. Mais là encore, le film se veut didactique. Le commentaire explique que cet anonymat est justifié par la crainte de poursuite pénale, ce qui est rarement exprimé de vive voix187. Pour articuler le récit entre les entretiens et les images d’archives, un commentaire est intégré au film. L’oralité est présente tout au long du documentaire, et elle s’oppose ainsi au mutisme des représentations classiques du graffeur. Si ce commentaire témoigne évidemment d’une volonté didactique, le choix de Vincent Cassel pour la lecture du texte nous semble relever d’un choix stratégique vis-à-vis de la réception. Nous pensons en effet qu’il permet de donner une double légitimité au film. La présence d’un acteur de renommée international est en quelque sorte un gage de l’intérêt et de la qualité du film pour le public. Mais le choix de cet acteur,
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 187
Ibid., 71 min 53 s.
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protagoniste principal de La Haine188 et frère du leader du groupe de rap Assassin, permet également au réalisateur de rester crédible vis-à-vis de la communauté underground de graffeurs. En plus de ce dispositif, le film nous semble original car son sujet n’est pas cantonné à l’action du graffiti. Les graffeurs abordent notamment les questions de réception et de répression. Les relations avec les autorités publiques et artistiques sont traitées avec un certain recul, sans pour autant que nous puissions relever un consensus chez les acteurs. Ces éléments viennent contraster avec la représentation déviante du graffeur et mettent à mal la hiérarchisation entre vandales et artistes. De même, lorsque les graffeurs parlent de dégradation, de violence ou de vol, ce n’est pas uniquement pour affirmer leur potentiel « criminel », mais aussi pour rattacher ces actions à la dimension libertaire de la pratique189. Au cours du documentaire, les acteurs constatent d’ailleurs le durcissement des dispositifs de sécurité, inexistants lors de l’arrivée du graffiti à Paris, et leurs impacts sur la radicalisation de la pratique. L’évolution du rapport aux médias est aussi une thématique importante du film, qui revient au fil des témoignages et des générations. Nous pouvons notamment apprendre en quoi les photographies et les magazines ont été des éléments essentiels pour l’arrivée du graffiti newyorkais dans la capitale parisienne, et comment ces outils ont ensuite permis aux graffeurs français de communiquer à des échelles nationale et internationale. Un passage du film évoque même directement le changement d’attitude des acteurs vis-à-vis des médias et de la conservation de l’anonymat. Le graffeur OENO rappelle en effet qu’il était au départ peu méfiant de la curiosité des journalistes. Voyant un potentiel publicitaire dans la presse, il acceptait même volontiers les sollicitations de ces derniers. Mais, suite à la fameuse « attaque » de la station Louvres par un groupe de graffeur, dont OENO faisait partie, un journaliste qu’il avait rencontré a identifié sa signature et a publié un article avec une photo de son visage et son nom : « On savait qu’on aurait une bonne couverture presse, mais pas à ce point-là »190. La réponse ne se fit pas attendre, puisque OENO fût interpellé à son domicile peu de temps après cet épisode. Grâce à ces prises de paroles, des clefs sont donc données aux spectateurs pour comprendre pourquoi le tag et la dimension vandale prennent une part si importante de la pratique du graffiti. Nous pouvons découvrir les graffeurs sous un autre angle, s’exprimant en plein jour sur leurs parcours créatifs et artistiques. Mais malgré cette approche originale, force est de relever de nombreuses similitudes avec les productions étudiées précédemment. !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 188 189 190
Mathieu KASOVITZ, La Haine, France, Mars Film, 1995, 95 min. Ibid, 33 min 43 s. Ibid, 59 min 30 s.
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2. Une représentation classique du graffiti Le film s’ouvre sur une annonce semblable à celle de Dirty Handz, rappelant que l'intention du réalisateur n'est pas d'inciter au vandalisme et listant les peines pénales relatives au graffiti. Ensuite, la musique épique et les images du générique sont semblables à ceux des films de super héros de la franchise Marvel, et plus précisément au premier épisode de Spiderman, sorti deux ans auparavant191. Dès les premières minutes, le film fait donc un parallèle entre la figure du super héros et celle du graffeur. De même, l’approche du mouvement reste très liée à une esthétique Hip-Hop, avec une bande son omniprésente au cours du film. De nombreux acteurs font d’ailleurs le parallèle entre le rap et le graffiti (NTM) et les interventions de pionniers étrangers renommés, notamment étasuniens, participent également à cette dimension Hip-Hop et à la diffusion d’une image internationale de la pratique. Cette dimension internationale est également axée autour du voyage, notamment dans un chapitre « EUROGRAFF »192 en fin d’épisode, qui rappelle une fois de plus le dernier épisode de la série Dirty Handz. Les acteurs évoquent également l’impact d’internet dans l’internationalisation de la pratique et des styles, et le documentaire conclut d’ailleurs sur l’image de la Terre, recouverte de flèches (Fig. 54).
Figure 54 : La propagation du graffiti à travers le globe. Source : Writers.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 191 Kyle Cooper, Spider-Man Main Titles, Spiderman, Columbia Pictures, 2002, 3 min 23 s, disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=1f5ykkGJvMU (consulté le 1er juin 2016). 192 Marc-Aurèle VECCHIONE, op. cit., 87 min 20 s.
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Le regard du réalisateur est aussi plus classique en ce qui concerne la mise en scène de l’action. Grâce à l’utilisation d’enregistrements d’archives réalisés par des graffeurs (dont certains issus des premiers épisodes de Dirty Handz, notamment une scène de nettoyage193), Marc-Aurèle Vecchione nous montre des trains, des métros, des actions de passage, de peinture, etc. Nous retrouvons aussi certains stigmates de la figure déviante du graffeur aux travers des discours et des images sur le vol, la dégradation ou les forces de l’ordre. Même si la plupart s’expriment à visage découvert, la mise en scène de certains acteurs cagoulés ou avec des bulldogs, les procédés de mise en abymes des dispositifs de sécurité et des médias, et l’utilisation d’un champ lexical violent (« massacre », « attaque », « ravage », « attaque », etc.) participent également à cet effet. Ou encore, les dessins explicatifs permettant aux spectateurs d’identifier les différents styles sont réalisés à partir du mot « CRIME » (Fig. 55).
Figure 55 : Inscriptions "Crime". Source : Writers. Finalement, on est toujours dans un travail d'archive, une sorte de devoir de mémoire. Le réalisateur souhaite montrer qui étaient les « vrais » maîtres du mouvement, où ils évoluaient, et leurs actions les plus spectaculaires, etc. Marc-Aurèle Vecchione offre une approche historique du graffiti parisien et cherche à rendre ses lettres de noblesse à la capitale. D’ailleurs, la figure du graffeur est construite autour des interventions des pionniers et les célébrités du graffiti français et international, et s’intéresse peu aux nouveaux acteurs. Le discours sur la pratique est donc un discours des autorités du graffiti, peu active dans le milieu vandale contemporain et « justifiant » leurs actions sur les murs légaux et dans les galeries. Ces pionniers portent un discours !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 193
Marc-Aurèle VECCHIONE, op. cit., 82 min 52 s.
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nostalgique sur le graffiti et sa dimension libertaire, comme s’ils parlaient d’une époque finalement révolue. Beaucoup affirment d’ailleurs que leurs actions passées sont inenvisageables aujourd’hui, compte tenu du développement des dispositifs de sécurité. Ces paroles nous permettent également de mieux envisager les influences des médias d’informations, de la publicité et des intervenants artistiques extérieurs. Mais les discours des graffeurs sur leurs propres pratiques, ne peuvent constituer à eux seuls une véritable contestation du discours médiatique. L’utilisation d’images d’archives, l’esthétique Hip-Hop et les codes de représentation « classiques » du graffiti vandale contribuent à diffuser une image stigmatisée des graffeurs et de leurs actions. D’ailleurs, Vecchione est également réalisateur d’un film de fiction sur le même sujet, Star, qui sortira en salle le 4 octobre 2016, et qui confirme cette volonté d’offrir des approches différentes des représentations traditionnelles de la pratique du graffiti194.
B. Vandal Chérif, 15 ans, est un adolescent rebelle et solitaire. Dépassée, sa mère décide de le placer chez son oncle et sa tante à Strasbourg, où il doit reprendre son CAP maçonnerie. C’est sa dernière chance. Très vite, dans cette nouvelle vie, Chérif étouffe. Mais toutes les nuits, des graffeurs œuvrent sur les murs de la ville. Un nouveau monde s’offre à lui…195
Vandal, réalisé en 2013 par Hélier Cisterne, est le premier long métrage du réalisateur. Il est également revendiqué comme étant le premier film de fiction français sur le graffiti qui soit sorti en salle et diffusé à la télévision (Canal +). De plus, et à la différence des films étudiés jusqu’ici, le réalisateur affirme découvrir la pratique en même temps que Chérif, le protagoniste principal196. Son regard n'est donc ni celui du graffeur, ni celui de l'autorité, qu’elle soit politique, artistique ou économique. Dès lors, nous pouvons considérer que cette fiction apporte un nouveau point de vue à notre analyse et témoigne dans une certaine mesure de la réception publique du graffiti. Outre ce regard « neuf » sur la pratique, c’est l’approche du réalisateur qui nous semble intéressante : « Encore une fois, ce que l’on voulait faire avec le film c’est sortir de la
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 194 Au sujet de ce film de fiction, nous renvoyons à la lecture de cet article : http://www.allcityblog.fr/98723-star-le-film-de-marc-aurele-vecchione/ (consulté le 30 mai 2016). 195 Pitch de Vandal, disponible sur : http://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=204771.html (consulté le 12 mai 2016). 196 Univers Ciné, Hélier Cisterne nous parle de Vandal, France, UniversCineActus, 11 Octobre 2013, 09 min 01 s, disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=Y0Y_NnAhu3c (consulté le 2 juin 2016).
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représentation classique, soit c'est des artistes, soit c'est des voyous »197. Comme avec les graffeurs, cette déconstruction des stigmates passe donc par la formulation d’un contre-discours médiatique, puisque, pour Hélier Cisterne, « le cinéma […] permet de donner de la réalité à ce que l'on raconte de façon banale aux informations, de redonner du réel au monde »198. Toujours selon le réalisateur, le graffiti permet également d'aborder le thème de l'adolescence, de manière plus globale que les films sur le sujet : « On va filmer l’adolescence et ses pulsions, on va les assumer toutes, ses pulsions sombres, nocturnes, un peu compliquées, ambiguës, et en même temps avec un regard qui va vous [les spectateurs] surprendre car il est doux »199. Afin d’étudier la représentation de la pratique vandale dans ce film, nous proposons de nous intéresser dans un premier temps à l'action vandale (A), avant de nous concentrer plus particulièrement sur la figure du graffeur (B). Là encore, nous cherchons à évaluer l'impact des stigmates autoritaires, mais aussi des productions des graffeurs.
1. La représentation de l'action Dans ce film, le graffiti constitue une nouveauté, à la fois pour le réalisateur et son personnage. C’est donc cette découverte qui est portée à l’écran, afin que le spectateur puisse également la vivre, et mieux comprendre ce qu’est le graffiti. Dans cette démarche, le réalisateur a procédé à un important travail de documentation pour offrir une approche détaillée et réaliste de la pratique (1). Mais malgré cette volonté de proposer un nouveau discours, la mise en scène de l’action n’échappe pas aux influences extérieures et notamment aux normes de représentation spectaculaire du graffiti (2).
a. Une approche documentée de la pratique du graffiti Dans sa démarche de découverte et de déconstruction, Hélier Cisterne pose un regard attentif sur le graffiti. Il porte ainsi à l'écran de nombreux détails sur la pratique pour lui donner une dimension plus réaliste, mais aussi pour la faire connaître au public. Nous pouvons notamment entendre les graffeurs discuter de leurs actions avec un argot spécifique200 (flop, !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 197 Cinéma Star, Vandal le film - INTERVEW, France, Strasbourg, Imaginalscace, 9 Octobre 2013, 02 min 23 s, disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=zazyXL-YRFo (consulté le 2 juin 2016). 198 Univers Ciné, op. cit., 08 min 30 s. 199 Ibid, 06 min 01 s. 200 Hélier Cisterne, op. cit., 15 min 13 s.
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chrome et noir, etc.). Le réalisateur filme également la réalisation de peinture à l’extincteur, de tags, de graffitis, de fresques, ou de bodypainting et présente ainsi une pratique vandale diversifiée. Ces scènes ne se limitent pourtant pas à l’action et montrent toutes les étapes préparatoires : repérage des lieux, vol et remplissage d’extincteur (Fig. 56), cahier d'esquisses, etc. Les techniques de dissimulation sont aussi présentées au long du film. Par exemple, l'accent est mis sur le costume du graffeur : un sweatshirt noir à capuche donné à Chérif par son cousin Thomas, le soir de sa première expédition201. De même, lorsque Chérif demande à son cousin « Et tu t'es jamais fait grillé ? », ce dernier lui répond « Pardon ? »202 en se recoiffant et en mettant ses lunettes tel Clark Kent (aka Superman), montrant ainsi que cette apparence d'élève modèle lui a évité jusqu'ici tout soupçon. Les déguisements sont également évoqués au cours d'une discussion, où est mentionné le fait qu'un des graffeurs travaille à la SNCF, sous-entendant qu'il lui est facile de s'infiltrer dans les dépôts203. Nous pouvons aussi relever différentes méthodes d'effractions, comme lorsque les deux garçons appuient sur tous les noms d'un digicode d'immeuble afin de s’y introduire, ou quand Chérif coupe un cadenas avec une pince monseigneur204. La scène où ce dernier vide sa bombe sur le museau d'un chien de garde lancé à sa poursuite contribue également détailler les « techniques » utilisées par les graffeurs pour s’échapper.
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Ibid, 11 min 35 s. Ibid, 16 min 47 s. Ibid, 15 min 23 s. Ibid, 01 min 08 s.
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Figure 56 : Étapes de remplissage et utilisation d’un extincteur. Source : Vandal. Outre ce rapport à l'autorité « répressive », c'est aussi le rapport au groupe qui est évoqué. L'entrée de Chérif dans le crew ORK est semblable à un rite initiatique. Il doit prêter une sorte d’allégeance aux autres membres et jurer de garder secrète l'existence de cette communauté. De même, la dimension compétitive de la pratique est traitée par le film, puisque nous découvrons au fur et à mesure que les membres du groupe sont obsédés par la concurrence, et plus particulièrement par les actions de Vandal, un graffeur ayant pris le « contrôle » de la ville avec ses nombreuses inscriptions. Enfin, cette fiction aborde la question de la réception publique du graffiti, et donc du rapport des graffeurs avec leurs proches. Tout d’abord, Chérif et son cousin Thomas cachent à tout prix leur sorties nocturnes à leur famille, même lorsque des accidents graves se produisent. De plus, lorsque Élodie apprend que Chérif graffe en le voyant réaliser un tag, elle ne peut
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s’empêcher de lui dire : « Tu graffes c'est ça ? Moi quand je vois des signatures dégueux ça me fait penser aux chiens qui pissent »205. Ces éléments visent donc à donner une dimension réaliste aux scènes fictionnelles de graffiti. Hélier Cisterne montre ainsi qu'il a réalisé des recherches préalables au tournage206 et parvient à proposer une image plus créative du graffiti vandale et à se distinguer des discours médiatiques et politiques qui répètent les erreurs de vocabulaire et limitent leur approche à la dégradation. Mais comment est portée à l'écran l'action du graffiti ?
b. Une mise en scène spectaculaire Dans ce film, l'action des graffeurs se déroule dans des lieux en marge. Les acteurs évoluent principalement le long de voies de chemins de fer, dans des immeubles abandonnés et sur les toits. Le tout est toujours filmé la nuit, avec des jeux d'ombres et de clair obscur, ce qui, ajouté aux plans serrés, produit un ambiance sombre et assez étouffante. Au cours des opérations de graffiti, le réalisateur filme avec une caméra portée à l'épaule. La première action est filmée avec de la distance, Chérif n'y participant pas directement, servant seulement de guet pour les membres du crew ORK. Au fur et à mesure de l'intégration de Chérif, le réalisateur resserre les plans sur les gestes, sur les mains et sur les bombes de peinture. Selon lui, ces plans serrés sont justifiés par le « regard adolescent »207. Cette fixation sur les détails fait que notre regard s'attarde finalement peu sur les productions dans leur ensemble, et vise à donner un effet dynamique à l'action, rappelant les mises en scène publicitaires du graffiti que nous avons étudié. Le montage cut vient également renforcer cette dynamique de l'action lors des scènes de graffiti. Ces effets visent à accentuer l'immersion dans le milieu du graffiti, mais offre dans le même temps une vision assez sombre de l'action. En plus des décors et des effets de lumières mentionnés, la bande sonore du film, électronique et « caverneuse », amplifie cette ambiance. Le travail sur le son participe aussi à l'effet d'immersion, notamment par l'accentuation des bruits de billes ou de sprays, caractéristiques de la pratique.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 205 Ibid, 42 min 44 s. 206 Le réalisateur fait notamment part de sa collaboration avec des graffeurs professionnels et de sa découverte des ouvrages de Martha Cooper, photographe de référence dans le domaine du graffiti. Univers Ciné, op. cit., 03 min 45 s. 207 David Haddad, Ouverture et avp de Vandal d’Helier Ciseterne / #Pépites2013, France, Les pépites du cinéma, 9 Octobre 2013, 02 min 51 s, disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=9C9ARcAPMbk (consulté le 2 juin 2016).
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La représentation de l'action passe aussi par la mise en scène du rapport des graffeurs aux médias. Les acteurs mentionnent notamment le fait que la police archive les photos de leurs graffs, pour constituer un dossier d’enquête208. De même, Chérif immortalise avec son téléphone le body painting qu'il réalise sur la cuisse d'Élodie, et se remémore ce moment grâce à la photographie209. En plus de ce rapport à l'archivage, une scène intéressante montre les enjeux de la diffusion médiatique des films de graffiti210. Pour faire découvrir les actions de Vandal à Chérif, son cousin Thomas lui montre une vidéo postée sur Youtube. Cette production, réalisée spécialement pour le film, met en scène Vandal, en train d'escalader un échafaudage de jour, pour accéder au sommet et y réaliser une peinture. Elle contient tous les codes d’autoreprésentation des graffeurs : elle ne dure que quelques minutes, elle est filmée en caméra subjective, avec un montage très dynamique, des effets d'accélération et une musique dubstep en bande sonore. On y voit même Vandal jeter ses bombes de peintures vides sur une voiture de police, qui l'attend au pied de l'immeuble pour l'interpeller. La réaction des deux cousins face à cette vidéo permet également de comprendre que ces vidéos s'adressent à la communauté de graffeur et que leur dimension spectaculaire représente des enjeux importants dans la transmission et dans la compétition : « Ah ouais il est trop chaud ! », « Surtout en pleine journée, c'est presque impossible ce qu'il fait ! », « Tu as vu la précision ?! »211. Le réalisateur renseigne ainsi sur la représentation spectaculaire des vidéos de graffiti, mais aussi sur leur réception au sein de la communauté de graffeurs. Grâce à ces détails, le spectateur peut suivre l'entrée de Chérif dans la communauté de graffeurs, et en apprendre un peu plus sur leur pratique et ce qui l'entoure. Ces éléments permettent de renforcer le coté réaliste du film et l'immersion du spectateur, mais ils participent également à dépeindre une image plus variée et créative du graffiti vandale. Le regard du réalisateur ne limite pas à la réalisation des graffitis et s'intéresse aux rapports que les graffeurs entretiennent entre eux et avec la société. Il propose ainsi une réalité plus complexe que les représentations stigmatisées diffusées par le discours médiatique. Malgré tout, il semble que la mise en scène de l'action soit inspirée des représentations spectaculaires de la pratique. Outre le titre en anglais, nous avons relevé différents éléments témoignant de l'influence des publicités Hip-Hop et des films de graffeurs. !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 208 209 210 211
Hélier CISTERNE, op. cit., 17 min 26 s. Ibid, 46 min 49 s. Ibid, 22 min 41 s. Ibid, 22 min 59 s.
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2. Le graffeur dans Vandal : une figure en trois dimensions Le graffeur c’est quelqu’un qui cultive une double personnalité entre sa vie réelle et un anonymat qu’il construit de toute pièce, c’est-à-dire éviter les caméras, éviter la surveillance, éviter le regard même des gens qui l’entourent. Parce qu’un graffeur en activité, en vrai, il ne faut pas qu’il soit connu d’autres personnes que ses amis les plus intimes. C’est-à-dire qu’il ne faut pas que ça soit possible de relier son identité réelle à son identité de graffeur parce que ce jour là il est passible de tout un tas de problème judiciaire et pénaux qui peuvent aller très loin.212
Dans une volonté de lever le voile sur la figure stigmatisée du graffeur, et de ne pas aborder cette culture adolescente comme relevant uniquement de l'art ou de la délinquance, Hélier Cisterne propose donc une approche immersive et « réaliste » dans le quotidien du graffeur. Pourtant, ces trois dimensions (adolescence, art, vandalisme) semblent être incarnées à l'écran par des personnages particuliers, sur lesquels le réalisateur porte un regard différent. Nous observerons donc dans un premier temps le personnage de l'adolescent, incarné par Chérif (1). Ensuite, nous nous intéresserons aux membres du crew ORK, représentants ici les graffeurs vandales (2). Enfin, c'est le personnage de Vandal, la figure du street artist, qui retiendra notre attention (3).
a. Chérif, l'adolescent délinquant « C’est une culture adolescente, c’est une culture qui a été portée, développée et complètement inventée par des ados, à la fin du 20e siècle et aujourd’hui encore bien sûr ».213 Pour Hélier Cisterne, le graffiti est donc un prisme pour aborder la thématique de l'adolescence. En effet, pour lui, le graffiti est une culture adolescente qui contient les questionnements et les paradoxes de cet âge214. Dans Vandal, cette figure adolescente, incarnée par le personnage de Chérif, est directement liée à la délinquance. Le film s’ouvre en effet sur un écran noir, et le bruit d’un bris de vitre, qui évoque directement l’effraction mais aussi, par métaphore sonore, la théorie de la vitre cassée. Le spectateur découvre ensuite Chérif, au volant d’une voiture apparemment volée, en train de faire
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Univers Ciné, op. cit., 02 min 00 s. Ibid, 01 min 50 s. Ibid, 03 min 09 s.
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des dérapages sur un terrain vague. Cette introduction annonce donc l’analogie entre adolescence et délinquance, qui sera faite tout au long du film. Suite au carjacking, nous retrouvons Chérif et sa famille dans le bureau du substitut du procureur, pour apprendre que l’adolescent a déjà eu de nombreux déboires avec la justice. Dès les premières minutes du film, le jeune homme nous est donc présenté comme un repris de justice, que sa mère traite comme tel en l'envoyant dans un centre de formation à Strasbourg dans l'espoir d'une (ré)insertion. L'adolescent est donc déraciné d’un point de vue géographique, mais aussi généalogique puisqu’il semble en rupture totale avec sa famille : il connaît peu son père et se débarrasse de son téléphone portable dans les toilettes d'un train lorsqu'il reçoit un appel de sa mère. Mais ces problèmes d'intégration dépassent le cadre familiale, car Chérif entre finalement en conflit avec toutes les personnes qu'il rencontre. Les adultes du films incarnent tous une autorité stricte, presque stéréotypée, avec laquelle l'adolescent refuse tout simplement de communiquer (mère, père, beau-père, oncle, substitut du procureur, chef de chantier, formateur du CAP, etc.). Il en est de même avec ses camarades de classe, avec qui il n'entre en contact que par la violence (bagarres, insultes, etc.), ou encore avec les graffeurs du crew ORK qui finiront par l’exclure. Même sa relation amoureuse avec Élodie est abordée de manière conflictuelle. Ces problèmes d'intégration et de communication sont doublés d'une dimension identitaire : lors d'une scène où il travaille sur un chantier avec son père, Chérif est exclu des blagues et des conversations entre ouvriers car il ne parle pas arabe215.
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Hélier Cisterne, op. cit., 35 min 38 s.
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Figure 57 : Chérif en "détention" au centre de formation de CAP. Source : Vandal. En plus de son mutisme, de ces antécédents judiciaires et de ses rapports conflictuels avec l'ensemble de la société, l'adolescent évolue dans des lieux semblables au milieu carcéral. La formation de CAP, avec ses uniformes gris, ses rapports violents entre élèves, ses professeurs autoritaires et ses sonneries stridentes, rappelle effectivement la prison (Fig. 57). Chérif évoque d'ailleurs ce rapport à l'enfermement lorsqu'il parle du foyer de sa tante, où il réside : « C'est pire que la prison ici ! »216. Cette référence à la délinquance passe également par le frère d'Élodie, qui nargue le formateur du CAP depuis sa berline de luxe, insinuant que les « affaires » marchent bien pour lui.
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Ibid, 10 min 58 s.
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À travers Chérif, le réalisateur tente de dépeindre le profil « classique » du jeune adolescent sans repère, à la recherche de rédemption. C'est dans la pratique du graffiti que ce dernier semble la trouver, et plus précisément dans un livre de graffiti. Un soir, son cousin graffeur lui prête son précieux cahier d'esquisses. Chérif attend alors d’être seul dans sa chambre pour le feuilleter. Une scène montre alors l’adolescent assis sur son lit, torse nu, une Khamsa autour du coup, ouvrant avec précaution le fameux ouvrage (Fig. 58). Le spectateur découvre en même temps que lui les nombreux dessins de son cousin, qui révèlent sa créativité et sa dextérité. Chérif repasse d'ailleurs le tracé d'un ORK avec son doigt, ce qui provoque chez lui un rire nerveux, comme s’il avait procédé à une incantation magique. La scène, accompagné d'un chant qui monte en intensité et d'un jeu de clair obscur, fait penser à la découverte d'un livre sacré, laissant supposer que Chérif trouve paradoxalement son salut dans la pratique du graffiti vandale. Cette dimension mystique est accentuée par le fait que le cousin cache son cahier dans une bande dessinée intitulée « Le talisman de la grande pyramide » (Fig. 59), procédant à une triple référence à la religion (talisman), au secret (pyramide) et aux inscriptions
Figure 58 : Chérif découvrant le cahier de dessin. Source : Vandal. !
(hiéroglyphes).
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Figure 59 : La bande dessinée camouflant le cahier de dessin. Source : Vandal. Dans ce film, Chérif est associé à un délinquant, muet, évoluant dans un milieu difficile associé à une représentation carcérale. Même si elle se présente comme son salut, la pratique du graffiti semble donc a priori liée à son passif délinquant. En conflit permanent avec les émanations de l'autorité ou ses proches, l’adolescent semble voir dans le graffiti une pratique salvatrice, offrant de nouvelles possibilités d'intégration. Ainsi, Chérif ne représente pas vraiment le graffeur, mais plutôt celui qui découvre cette pratique. Nous allons à présent nous intéresser à la figure du graffeur vandale.
b. ORK, les vandales violents « Un vandale c’est quelqu’un qui raconte quelque chose de la colère du monde »217. Par cette déclaration, le réalisateur établit un parallèle entre le graffiti et la violence. Et en effet, le crew de graffeurs ORK, auquel Chérif est introduit par l'intermédiaire de son cousin, semble correspondre à la représentation stigmatisée de la des acteurs vandales. Le crew est composé d’au moins quatre membres, tous jeunes et masculins. Excepté Thomas, avec qui Chérif vit, les autres membres du groupe sont assez désincarnés. En dehors de leurs activités de graffiti, on ne connaît absolument rien sur eux. Ils sont présentés comme des personnages secrets, suspicieux et violents. En effet, ils rentrent plusieurs fois en altercation avec !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 217
Univers Ciné, op. cit., 04 min 45 s.
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Chérif, car ce dernier ne respecte pas les consignes de discrétion du groupe. Lorsqu’il introduit son amie Élodie dans le repère des ORK, les membres la chasse en l'insultant de « connasse » et de « pétasse »218. Cette représentation « macho » du graffeur se poursuit lorsque Élodie demande à Chérif « Toi, pourquoi tu fais ça ? »219. En guise de réponse, celui-ci l'embrasse, avant de lui faire un bodypainting et de la prendre en photo, malgré son hésitation. Exclu du groupe, Chérif ne pourra le réintégrer que lorsqu'il disposera d'informations intéressantes au sujet de Vandal. En effet, si le crew semble impressionné par les actions de Vandal, ils souhaitent absolument recouvrir ses peintures et le trouver : « Il nous vole tous les bons spots en ce moment. Je ne sais pas pour qui il se prend, mais il va comprendre qui on est »220. Le groupe recouvre effectivement une de ses fresques à coup d’extincteur, ce qui équivaut à une déclaration de guerre dans le milieu, et contribue à donner une image irrespectueuse des ORK. Cette traque se soldera même par l’électrocution de Vandal, tentant d'échapper à ses poursuivants sur une voie de chemin de fer. Sans même essayer de le réanimer, les graffeurs prennent la fuite et c'est Chérif qui devra prendre l'initiative de prévenir les secours. En apprenant plus tard que Vandal a survécu à l’incident, les ORK seront plus inquiets que soulagés, craignant qu'ils ne soient dénoncés à la police. D'autres éléments viennent insister sur la violence du groupe. Thomas apprend notamment à Chérif que le nom ORK vient du mot « orque » : « Ils ont des têtes de gentils, mais en fait ils traînent en bande, c'est des tueurs »221. Cette phrase évoque dans le même temps l'importance du groupe chez les graffeurs (il n'y a qu'en groupe qu'ils sont des tueurs), mais aussi l'écart entre leur représentation publique et celle qu'ils adoptent en tant que graffeur. Tous les membres du groupe sont blancs et apparemment sans problèmes, ce qui les rend apparemment insoupçonnables. Dans le même temps, ils cherchent à être vus comme des tueurs lorsqu'ils pratiquent du graffiti. Cette double identité est en fait l'exacte opposée de celle de Chérif, délinquant notoire aux origines marquées, qui semble plutôt dans une démarche de rédemption. D'ailleurs, Chérif s'amuse de l'explication donnée par son cousin, en lui rétorquant avec ironie « Un vrai groupe de terroristes ! » 222. Les membres du groupe font également plusieurs références à la déviance dans leurs discours, en parlant de consommation de marijuana ou de bracelets électroniques. Ces références à la prison continuent d'ailleurs lorsqu’un des membres évoque sa garde à vue et la perquisition !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 218 219 220 221 222
Hélier Cisterne, op. cit., 45 min 25 s. Ibid, 42 min 27 s. Ibid, 23 min 28 s. Ibid, 16 min 35 s. Ibid, 16 min 40 s.
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de son domicile223. Enfin, même le repère des ORK évoque la déviance : il s'agit d'une pièce sombre, dans un bâtiment désaffecté, recouvert de tags et de posters de femmes nues. Ce lieu, à l'image des graffeurs est peu accueillant. Suite à l'incident avec Vandal, ils décideront d'ailleurs de repeindre intégralement le lieu en noir, le rendant ainsi encore plus hostile, et de ne plus jamais y revenir. C'est finalement leur pratique de graffiti qu'ils quitteront totalement, promettant même de ne plus se recroiser les uns les autres. Ce dernier élément montre que les membres ne sont pas tant attachés à leur groupe, ni même à la pratique du graffiti, puisqu'ils abandonnent tout par peur des poursuites policières. La figure du graffeur vandale, incarnée ici par les membres du crew ORK, est donc assimilée à la violence. Antipathiques, agressifs, irrespectueux et compétitifs, ils correspondent à la représentation stigmatisée diffusée par les médias d'informations. Leur détermination renvoie également à ces stigmates, puisqu'ils iront jusqu'à envoyer leur rival dans le coma. Pourtant, le réalisateur semble donner une toute autre dimension à la figure du graffeur à travers le personnage de Vandal.
c. Vandal, l'artiste super-héros Malgré sa place centrale dans le film, nous disposons de peu d'informations sur ce personnage éponyme. Le spectateur ne le « voit » finalement que par les yeux de Chérif. Nous découvrons son action par le biais de la vidéo postée sur internet, puis nous apercevrons sa silhouette, lorsque l'apprenti graffeur le file dans les rues de la ville. Enfin, c'est sa poursuite avec les ORK et son électrocution qui constitue sa dernière apparition. Outre ce point de vue distant, Vandal apparaît toujours de nuit et masqué, ce qui renforce son anonymat mais aussi sa figure de héros. En effet, Vandal est présenté comme un super-héros. C'est un personnage masqué, nocturne, solitaire, fuyant et insaisissable. Hélier Cisterne affirme d’ailleurs qu’en tant que graffeur le plus actif et habile de la ville, il est une source d’envie et d’admiration pour les autres graffeurs. C'est seulement après l'annonce de sa survie à l'électrocution, et donc de son immortalité, que les médias nous apprennent que Vandal est fils d'un conseillé municipal de la ville. Cette image d'un homme intégré, ayant des liens avec l'autorité politique, et menant une double vie nocture, fait également penser à la figure du super héros hollywoodien. Mais elle renvoie également à son ambivalence : il est plus proche de l'artiste que du vandale. En effet, il ne !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 223
Ibid, 67 min 51 s.
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réalise que des productions de grandes tailles, colorées et détaillées, peu conformes à la réalité des productions vandales. De même, lorsque Chérif parvient à pénétrer dans l’antre de l’artiste, renvoyant une fois de plus au super héros (batcave, etc.), il découvre d'immenses fresques figuratives. La musique qui monte en intensité et les jeux de lumières sur les murs renforcent le coté dramatique de cette révélation. Le spectateur découvre alors que Vandal n’est pas seulement un graffeur : il est aussi un artiste. La dernière scène du film est assez intéressante, car elle montre la transformation de Chérif en super héros à son tour. Après avoir découvert le secret de son mentor, il escalade l'échafaudage vu dans la vidéo sur Youtube, et commence à recouvrir frénétiquement le graffiti de Vandal, une bombe dans chaque main. La musique épique, le son haletant du spray, le montage cut, et les plans serrés sur les tracés de Chérif renvoient à l'action du super héros et aux mises en scène publicitaires du graffiti. À l'aube, Chérif enlève son masque et s'assoit sur le bord de l'immeuble, rappelant une nouvelle fois une posture de super héros observant la ville (Fig. 60). Derrière lui, le spectateur peut voir qu'il a en fait peint un nouveau « Vandal ». Le film s'achève alors par un plan sur le visage de Chérif, qui lance un regard à la caméra, avant un cut et le lancement d'une musique hip-hop trap : il marche désormais dans les traces de son idole. Dans cette fiction, le réalisateur souhaite montrer la diversité des acteurs, des actions et des productions qui en résultent et ainsi s'éloigner de la représentation duale du graffeur, cantonnée à la question « artiste ou délinquant ? ». Pourtant, le réalisateur ne parvient pas à se détacher des codes de représentations Hip-Hop et de la mise en scène spectaculaire de la pratique. Le titre et le nom du personnage (une fois de plus en anglais), mais aussi sa mise en scène font directement référence à la figure du super héros. Cependant, Hélier Cisterne assume cette prise de position : J'ai grandi avec la culture hip-hop, qui est devenue une force culturelle, mais j'ai vraiment découvert le graffiti en faisant le film, comme le personnage. J'essaye de montrer à demimot que les graffeurs, invisibles et masqués sont en quelque sorte les super héros de notre époque.224
Mais l'approche différentielle des personnages contribue pourtant à présenter une image duale des acteurs de la pratique, partagés entre graffeurs vandales et héros street artist. Ces personnages incarnent des valeurs différentes (violence/création, graffitis chromes et noirs/fresques colorées, etc...). Le réalisateur dit dédier son film à la pratique du graffiti vandale, mais la cantonne pourtant à une approche artistique : !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 224 Clémentine Gaillot, Les ados graffeurs d’Hélier Cisterne, Le Monde, 9 octobre 2013, Paris, France, disponible sur : http://www.lemonde.fr/culture/article/2013/10/09/les-ados-graffeurs-d-heliercisterne_3492475_3246.html#kh0EQ1ZE6puXqw57.99 (consulté le 20 mai 2013).
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Ce que je trouve beau c’est que le graffiti il permet [la contestation] en dépassant l’acte de destruction par un acte de création pur, même érudit qui se construit, c’est-à-dire que c’est pas un geste gratuit [...] un graffeur qui commence il va faire des pièces pas forcément très belles mais avec des années de pratique il peut faire des choses magnifiques.225
Malgré les nombreux détails sur la pratique présentés à l’écran, les fresques colorées du héros éponyme ne sont pas vraiment représentatives du style vandale et sont finalement peu crédibles. D'ailleurs, si les jeunes acteurs sont non professionnels, les graffeurs engagés pour réaliser les peintures de Vandal le sont226. Plus qu’une nouvelle approche sur le monde du graffiti, le réalisateur reste donc sur la construction d’un mythe : « Ce mythe principal [...] c’était un peu le romanesque, l’aventure, l’interdit, et le super héros » 227. En confrontant mythe du super-héros avec l’adolescent tiraillé entre violence et problèmes familiaux, Vandal contribue donc à diffuser une vision polarisée et stigmatisée de la pratique.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 225 Univers Ciné, op. cit., 05 min 36 s. 226 Le générique indique que l’artiste urbain Lokiss a réalisé les peintures de Vandal. ORKA et Les graffeurs PISCO LOGIK ont quand à eux peint les graffitis de ORK. Ces trois peintres sont reconnus sur la scène de l’art urbain en France et à l’international. 227 L’auteur dit voir dans le graffeur le mythe du super-héros : Univers Ciné, op. cit., 02 min 21 s.
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Figure 60 : Affiche du Film Vandal. Source : Allocine.fr
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Dans le « film » contestataire qu’est la relation graffiti-autorité, chacun semble à la fois acteur et réalisateur. Par notre étude, nous avons cherché à montrer comment et pourquoi les représentations audiovisuelles du graffiti vandale sont des éléments fondamentaux pour comprendre la relation paradoxale existant entre cette pratique et l’autorité publique. L’autorité utilise en effet la vidéo comme moyen de répression directe (vidéosurveillance) mais aussi indirecte (stigmates de la délinquance et de la déviance) contre le graffiti vandale et ses acteurs, pour influencer ainsi leur réception au sein de l’opinion publique. Les autorités médiatiques (journaux télévisés) et économiques (agences publicitaires) participent également à cette répression indirecte en détournant la figure du graffeur et du graffiti vandales à des fins de propagande politique et commerciale. Qu’elles passent par l’adoption directe du point de vue autoritaire ou par une approche esthétisante, ces mises en scène spectaculaires détournent la déviance à des fins de « propagande » politique ou commerciale, et contribuent ainsi à la propagation d’une représentation stigmatisée de la pratique. Afin de contrer, ou du moins de limiter, cette propagation, les graffeurs entreprennent, de leur côté, une réappropriation de leur représentation audiovisuelle, affirmant ainsi leur volonté de poser un regard orignal sur leurs actions. Cependant, leurs approches semblent avant tout répondre à des enjeux internes à la pratique (compétition, conservation, contestation, anonymat, etc.). Dans une logique de retournement des stigmates, les graffeurs ont donc créé une figure du vandale qui semble correspondre, voire exacerber la représentation autoritaire. La déviance et le spectaculaire sont devenus des codes de représentation, un idiolecte228 que seuls les acteurs de la pratique sont à même de déchiffrer. Le discours contestataire qu’ils tiennent grâce à ces productions audiovisuelles semble finalement très proche de celui qu’ils expriment par leur pratique du graffiti. Le message est adressé à l’autorité par le biais d’une expression en apparence « violente », ou du moins « choquante », et difficilement compréhensible par le public. Les graffeurs se sont finalement réappropriés l’espace public virtuel par ces représentations, de la même manière qu’ils se réapproprient l’espace public matériel par leurs inscriptions. Cependant, comme avec les inscriptions vandales, il est aisé pour l’autorité publique de vider ces productions audiovisuelles de leur contenu et de les retourner contre leurs réalisateurs, ainsi qu’en témoignent les très nombreux usages d’archives de graffeurs par les médias et la publicité. Ironie du sort, les graffeurs semblent contribuer eux-mêmes à la propagation de leur propre image stigmatisée au sein de l’opinion publique, et donc à renforcer le caractère déviant de leur pratique. !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 228 Monica MICHLIN, « Les voix interdites prennent la parole », In : Sillages critiques n°7, 2005, disponible sur : https://sillagescritiques.revues.org/1078 (consulté le 15 juin 2016).
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Toutefois, ces productions témoignent selon nous d’une prise de conscience par les graffeurs des enjeux de leur représentation publique, de la même manière qu’ils envisagent leurs pratiques dans une logique de communication avec le public, et plus uniquement dans une contestation frontale de l’autorité. Les graffeurs se montrent donc critiques de cet usage « interne » de là vidéo ou encore de ses dérives publicitaires229, et semble s’investir dans une démarche d’ouverture. La réalisation de films documentaires et fictionnels, confirme d’ailleurs cette volonté de s’adresser au public et de présenter la pratique vandale sous un nouveau jour. Il n’en reste pas moins que l’étude de ces films, pourtant eux aussi animés par des démarche de déconstruction de discours autoritaire et de proposition de nouveaux regards, révèle une insertion « profonde » et durable des stigmates dans l’imaginaire collectif. La représentation du graffiti vandale et de ses acteurs serait donc enfermée dans un cercle vicieux dont il semble finalement difficile de s’extraire. De plus, entreprendre, comme nous le faisons, une déconstruction frontale des stigmates nous concentre sans doute trop sur les graffeurs, leur représentation et leurs discours maîtrisés, limitant ainsi l’approche scientifique de la relation que nous étudions. Grâce à ces constatations, mais aussi aux éléments théoriques et méthodologiques développés en première partie, nous devons sans doute chercher à établir une nouveau dispositif nous permettant de nous détacher de cette représentation stigmatisée, et ainsi éviter l’écueil dans lequel nous sommes tombés en réalisant nos premiers documentaires. ! !
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 229 Au sujet de ce positionnement critique, nous renvoyons à : http://urbanario.es/blog/vuelta-algraffiti-diy/ (consulté le 16 juin 2016).
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Chapitre 3 : Le projet expérimental
Grâce aux analyses théoriques menées précédemment dans ce volume, nous sommes à même de pouvoir envisager la réalisation d’un documentaire expérimental. Dans une première partie, nous reviendrons sur les éléments qui nous ont permis de construire ce projet. Puis, nous détaillerons le dispositif que nous avons mis en place ensemble, compte tenu de ces différents éléments et de notre travail théorique préalable.
Partie 1. La construction d’un projet Notre démarche critique vis-à-vis de nos précédents projets nous a permis de nous écarter de notre sujet initial, et de nous tourner vers le nettoyage. Nous détaillerons dans un premier temps la réflexion qui nous a permit d’arriver à cette action (I). Puis, nous passerons en revue les différentes approches audiovisuelles de l’action de nettoyage existantes (II).
I. Une nouvelle approche de l’action Nous souhaitons exposer ici les apports théoriques, techniques et pratiques qui ont précédés le tournage de notre projet expérimental. Nous traiterons ainsi les raisons qui nous ont amené à faire un « pas de côté » et à traiter nos problématiques autrement que par le biais unique du graffiti (A). Puis, nous présenterons le décor de notre tournage, en dressant dans un second temps un état des lieux de l’activité d’effacement dans la ville de Toulouse (B).
A. Un pas de côté Suite à cette prise de recul critique vis-à-vis de nos projets, il nous apparaît nécessaire d’approcher notre problématique sous un autre angle, tant au niveau de l’action (1) que des protagonistes (2).
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1. Le choix de l’action « Notre rôle n’est pas d’expliquer des conduites par des situations mais, au contraire, des situations par des actions »230. Comme le rappelle Alain Tourraine dans cette phrase, l’action est, dans notre démarche sociologique, un élément fondamentale pour expliquer la situation paradoxale que nous étudions depuis maintenant 3 ans. Dès le début de notre projet, nous nous sommes donc mis à la recherche de l’action permettant de rendre compte au mieux de la relation paradoxale existant entre graffeurs et autorité publique. Notre idée initiale était de mettre en relation l’action de l'agent de nettoyage municipal toulousain avec celle du graffeur, afin de présenter à l’écran le conflit perpétuel entre ces deux acteurs, apparemment aussi obstinés l’un que l’autre. En mêlant des opérations de graffiti et de nettoyage, nous souhaitions établir un parallèle entre celui qui écrit et celui qui efface, et ainsi renverser le rapport de lutte tout en soulignant son absurdité. Nous avions également pensé interroger des graffeurs sur leurs pratiques via des entretiens qualitatifs semidirectifs et transposer leurs discours sur des images de nettoyage, afin de créer le flou entre celui qui s’exprime et celui qui agit. Au fur et à mesure que les agents recouvriraient les inscriptions, les voix des graffeurs seraient masquées, jusqu’à disparaître complètement. Ce procédé auraient alors suggéré une forme de censure du discours des graffeurs par l’effacement des leurs marques. Cependant, le fait d'avoir déjà observé et écouté les graffeurs l'année dernière nous a décidé à laisser de côté ce dispositif. De plus, nous l’avons vu, ces derniers ont conscience des enjeux de leur représentation, et maitrisent pour la plupart les codes de mise en scène de leurs actions et de leurs discours. Nous avons donc décidé de nous détourner du personnage du graffeur, afin d’éviter les « pièges » dans lesquels nous étions tombés lors de la réalisation de nos premiers documentaires. Notre but est en effet de porter un nouveau regard sur ces pratiques, mais aussi et surtout sur leurs relations avec l’autorité publique. En nous imposant cette contrainte, qui s’est par la suite révélée prolifique, nous souhaitons donc éviter à tout prix une reproduction de la figure stigmatisée du graffeur et de son action. C’est donc vers l’effacement que nous nous sommes orientés dans un second temps. Cette action de nettoyage nous est apparue intéressante, en tant qu’application concrète des politiques de lutte contre les inscriptions vandales. Capter cet effacement permettait de « montrer » ce que l’on ne voit pas en temps normal (les équipes de nettoyages agissent très tôt le !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 230 103.
Alain TOURAINE, Le retour de l'acteur : essai de sociologie, Paris, Librairie générale française, 1997, p.
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matin) et renvoyait, par inversion, à l’action invisible des graffeurs et à leur démarche d’archivage. Nous souhaitions ainsi mettre en scène « l’écriture de l’absence, l’inscription de la disparition »231. De plus, et à la différence du graffiti, le nettoyage est peu mis en scène et il nous semblait plus facile de porter un regard « neuf » sur cette action. Cette approche nous permettait de traiter les problématiques d’expression dans l’espace public et d’effacement du graffiti, sans avoir à poser l’éternelle question « art ou vandalisme ? ». Grâce au de nettoyage, nous pouvions également envisager le discours de l’autorité publique autrement que par la parole de ces représentants, eux aussi exercés à la représentation publique. Pourtant, nous avons pu constater avec surprise que les nettoyeurs eux-mêmes mettent en scène leurs actions grâce aux réseaux sociaux. Par exemple, un « détagueur » toulousains travaillant pour la SNCF alimente fréquemment son compte Twitter232 avec des photos des wagons qu’il doit nettoyer quotidiennement. Ce dernier vante alors ses exploits, affirmant d’ailleurs être le plus qualifié dans le domaine. Cette découverte nous a rappelé les mises en scènes opérées par les graffeurs lorsqu’ils réalisent des vidéos de graffiti. En nous concentrant uniquement sur le nettoyage, nous nous détournions trop radicalement des graffeurs et prenions sans doute le risque de n’accéder qu’à une parole qui ne serait qu’une émanation du discours officiel. L’action de nettoyage nous semblait donc intéressante, mais dans une articulation avec son corollaire : le graffiti. Ce que nous cherchions à mettre en évidence, ce n’était pas l’une ou l’autre de ces actions, mais bien la relation conflictuelle qui existe entre elles. Alain Tourraine invite d’ailleurs à « redécouvrir » les conflits sociaux pour mieux envisager comment « les acteurs visent, chacun de leur coté, à gérer le champ de leur interaction »233. Mais alors comment présenter ce conflit à l’écran sans passer par une mise en scène des acteurs, jouant des rôles sociaux et devenant « acteurs au sens strict du terme »234 ? Pour répondre à cette question, il nous a fallu procéder à un nouveau casting.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 231 Jean-Louis COMOLLI, Voir et pouvoir, Lagrasse, Verdier, 2004, p. 114. 232 Le compte twitter du Détagueur toulousain est accessible à cette adresse : https://twitter.com/toulouzin31 (consulté le 16 juin 2016). Les graffeurs toulousains lui ont d’ailleurs fait une dédicace récemment : https://twitter.com/anthoavgn/status/743766795522351105 (consulté le 16 juin 2016). 233 Alain TOURAINE, op. cit., p. 122. 234 Ibid, p.62.
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2. Un nouveau Sujet Notre volonté de rendre compte de ce conflit social s’accompagnait d’un désir de nous détacher de la parole des acteurs, afin d’éviter d’entrer dans le jeu des mises en scène établies et contrôlées, mais aussi d’une « tendances à l’encombrement verbal » qui se fait « au détriment des êtres filmés »235, mais aussi au détriment de notre démarche scientifique puisque « l’analyse du sociologue se tiendra donc au plus loin des discours que la société tient officiellement sur elle même »236. Afin de nous détacher de ces paroles, nous avons décidé, suivant les conseils de JeanLouis Comolli, de « reposer la question du sujet autrement »237. C’est grâce à une autre figure du documentaire, Raymond Depardon, qui nous avons pu trouver la réponse à cette problématique. Celui-ci affirme en effet que « les cinéastes sont attachés aux lieux, ce sont leurs sujets, on filme ce qui s’y trouve »238. L’analyse que l’on a pu faire dans la première partie de Notre pain quotidien a pu nous être utile pour enclencher cette réflexion. Cette dernière remarque s’est révélée particulièrement pertinente en ce qui concerne notre analyse. En effet, afin de rendre compte au mieux de la relation entre graffeurs et nettoyeurs et des actions sous lesquelles elle prend forme, il est bien plus pertinent de filmer le lieu de ce conflit plutôt que ses acteurs. Et ce lieu, c’est le mur. C’est lui qui est finalement le territoire de l’action qui nous étudions. Il est le support des gestes quotidiens des personnages de cette relation conflictuelle : les inscriptions urbaines, mais aussi les traces du nettoyage239. Sujet passif, il subit « physiquement » les conséquences de la lutte entre graffeurs et autorité publique. Il est le champ de bataille qui témoigne de cette « guerre » et de ses dommages collatéraux. Il se fait support tantôt de l’expression contestataire, tantôt de l’expression de la censure, et ainsi « on peut observer beaucoup de chose rien qu’en [le] regardant »240. Ainsi, filmer le mur nous permet-il de proposer un nouveau modèle de représentation, abordant les actions « graffiti/nettoyage » sous forme de question réponse. Ces actions sont à notre sens constitutives d’un discours, ou mieux d’une conversation, bien plus riche que l’expression directe des acteurs en présence. Le mur nous permet alors d’envisager cet échange !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 235 Claudine de FRANCE, Du film ethnographique à l'anthropologie filmique, Bruxelles, Paris, Bâle, Édition des archives contemporaines, 1994, p. 19. 236 Alain TOURAINE, op. cit., p. 52. 237 Associations des cinéastes documentaristes (ADDOC), Cinéma documentaire : manières de faire, formes de pensées : ADDOC 1992-1996, Crisnée (Belgique), Ed Yellow Now, 2002, p. 33. 238 Ibid, p.40. 239 Sur la notion de « traces », nous renvoyons à : Thierry, BULOT, Vincent, VESCHAMBRE, Mots, traces et marques : dimensions spatiale et linguistique de la mémoire urbaine, Paris, L’Harmattan, 2006. 240 Laurent JULLIER, Lire les images de cinéma, Paris, Larousse, 2007, p. 5.
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d’un point de vue plus « neutre ». Il offre la possibilité de « filmer plutôt que de parler avec les gens »241, de faire « entendre »242 les discours divergents des acteurs, sans pour autant leur « donner »243 la parole. En choisissant le mur comme sujet et l’espace public comme scène, nous pouvons ainsi faire intervenir une palette d’acteurs plus complète : tagueurs et graffeurs, mais aussi nettoyeurs et citadins. Ce sujet mural, sans expression propre, mais support de celles d’autrui, nous permet également d’explorer la notion de palimpseste, découverte notamment au cours du colloque éponyme de l’ESAV244. Cette notion s’est révélée d’une pertinence toute particulière en ce qui concerne notre sujet, puisqu’elle nous permet de mettre en lumière les actions des acteurs (citadins, graffeurs, nettoyeurs) qui passent et se repassent dans l’espace public, dans une ignorance mutuelle. En effet, puisqu’ils se cachent les uns aux autres, leurs actions ne sont pas simultanées (le tagueur agit la nuit, le nettoyeur à l’aube, le citadin le jour), et c’est alors le mur fait le lien entre eux. Mettre en scène ce mur, c’est rappeler, matérialiser en quelque sorte cette relation245. Grâce au palimpseste, nous pouvons également faire un pas de côté vis-à-vis d’une approche trop spectaculaire246 ou trop scientifique de nos problématiques. Cette notion nous permet ainsi de poser un regard plus poétique sur cet espace urbain et les conflits qui s’y jouent. C’est notamment la lecture d’Écorces, de Georges Didi Huberman247, qui nous a permit d’affiner cette lecture poétique du mur, et d’articuler la notion de palimpseste avec notre sujet : « L’écorce n’est pas moins vraie que le tronc. C’est même par l’écorce que l’arbre, si j’ose dire, s’exprime »248. Cette phrase nous permet d’opérer une métaphore intéressante entre l’arbre et le mur, et d’approcher ce dernier comme un être vivant, comme un personnage, comme un sujet, qui évolue quotidiennement sous l’effet d’actions extérieures., contrastant ainsi avec son immobilité supposée. Gratter le mur, les couches de peinture et d’encre qui le recouvrent jour après jour, c’est l’envisager comme un palimpseste et révéler, en partie du moins, le texte caché des graffeurs !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 241 ADDOC, op. cit., p. 59. 242 Alain TOURAINE, op. cit., p. 52. 243 Selon Jean-Louis Comolli, l’acte de « donner » la parole implique un geste de pouvoir visant à reconduire « la place du maître » : Jean-Louis COMOLLI, op. cit., p. 127. 244 Le programme du colloque est disponible sur : http://www.esav.fr/l-ecole/agenda/colloquepalimpseste (consulté le 10 juin 2016). 245 D’ailleurs, Jean-Louis Comolli ne rappelle-t-il pas que « la mise en scène est l’art de la mise en relation » : Jean-Louis COMOLLI, op. cit., p. 79. 246 Jean-Louis Comolli souligne l’importance d’employer le cinéma « comme arme ou outil de déconstruction du spectaculaire » : Jean-Louis COMOLLI, op. cit., p. 5. 247 Georges DIDI-HUBERMAN, Écorces, Paris, Les Éditions de Minuit, 2011. 248 Ibid, p. 68.
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masqué sous le texte public249 de la municipalité, et ainsi d’opposer « apparence contre essence ou semblance contre substance »250. Porter cette révélation à l’écran « nous permet de penser ce qui se joue politiquement [...] dans la tentative de mettre fin à l’inscription vraie »251. Après avoir défini l’action et le sujet de notre projet, il convient à présent de préciser le contenu et les modes de rédactions du texte public municipal toulousain, finalement comparable à une page blanche.
B. Le cas particulier de la mairie de Toulouse Après nos projets latino-américains, nous souhaitions adopter une approche plus locale, nous offrant à la fois une meilleure connaissance du terrain (langue, géographie, etc.) et des perspectives d’études comparatives futures. C’est ainsi que nous avons choisi de travailler sur les inscriptions à Toulouse et, en particulier, sur l'effacement systématique de toute forme d'intervention urbaine en centre ville. Il nous semble nécessaire de revenir en détails sur l’origine de l’action municipale dans ce domaine (1), afin de mieux comprendre les enjeux du dispositif actuel (2) et de la communication qui l’entoure (3). Ces éléments nous seront utiles pour comprendre les difficultés que nous avons eu pour mettre en place un projet en partenariat avec la mairie (3).
1. Historique Dans les années 1990, les murs toulousains sont recouverts de tags et de graffitis, et la ville est reconnue comme pôle majeur de la pratique, tant aux niveaux national qu’international, notamment grâce à la Truskool252, un collectif de graffeurs locaux qui comptent parmi ses membres des célébrités de la scène street art actuelle (Tilt, Miss Van, Reso, etc.). Ces graffeurs revendiquent une nouvelle approche de la pratique, se distinguant ainsi de la Old School étasunienne, et de la New School Européenne. Ils cherchent notamment à donner une nouvelle image de la pratique, en se détachant des rivalités qui règnent entre ces précédentes écoles, et en !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 249 Sur les notions de textes publics et de textes cachés, nous renvoyons à : James SCOTT, La Domination et les arts de la résistance : Fragments du discours subalterne, Paris, Éditions Amsterdam, 2009. 250 Georges DIDI HUBERMAN, op. cit., p. 68. 251 Jean-Louis COMOLLI, op. cit., p. 221. 252 Au sujet de la Truskool et du graffiti toulousain, nous renvoyons à : http://toulousepost.com/2016/05/03/la-truskool-une-histoire-du-graffiti-a-toulouse/ (consulté le 2 juin 2016).
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créant du lien avec les citadins, quitte à falsifier des autorisations municipales pour réaliser des fresques colorées en plein jour253. Mais en 1999, Dominique Baudis coupe court au mouvement et initie une politique de lutte drastique contre ces inscriptions, qui deviennent même sa priorité au sein du dispositif de Contrat Local de Sécurité254. Après avoir défini un diagnostic de la criminalité dans la ville, il y aura « la mise en place d’actions publiques concertées et menées en matière d’objectifs et de moyens mis en œuvre pour y parvenir », qui se traduira par une augmentation des effectifs policiers255, des dispositifs de vidéosurveillance256 et de actions de nettoyage. De nombreux acteurs sont ainsi arrêtés et condamnés à des amendes et la politique de tolérance zéro viendra finalement à bout des inscriptions dans la ville. Depuis, les actions de nettoyage municipal se poursuivent, cherchant à maintenir tant bien que mal l’image d’une ville propre et saine. Mais avec l’avènement international du street art, et l’engouement culturel et touristique qu’il génère, l’actuelle municipalité doit se positionner dans la compétition internationale pour devenir un pôle dynamique et attractif d’art urbain. Ainsi, la ville multiplie les collaborations paradoxales257 avec les figures contemporaines de l’art urbain Toulousain, pourtant issuent du mouvement de la Truskool réprimé une décennie auparavant, tout en maintenant ses programmes de lutte.
2. Dispositif actuel Le coût des actions d’effacement investit représente une part importante du budget municipal. Dans les années 2000, huit millions de francs258 sont débloqués pour doubler les effectifs de nettoyage, et ainsi assurer un service d’effacement gratuit pour les propriétaires publics et privés. Depuis, les actions des 3 municipalités successives, de gauche comme de droite, s’inscrivent dans la continuité de ces politiques. Aujourd'hui, cette lutte est coordonnée par des !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 253 Ibid. 254 Au sujet du Contrat Local de Sécurité, nous renvoyons à : http://gagnerweb.chez.com/3A.html (consulté le 19 mai 2016). 255 Au sujet des dispositifs de sécurité, nous renvoyons à: http://www.lesechos.fr/19/10/1999/LesEchos/18008-109-ECH_toulouse-signe-un-contrat-local-desecurite.htm (consulté le 19 mai 2016). 256 Au sujet de la vidéo surveillance dans la ville de Toulouse, nous renvoyons à : http://www.ladepeche.fr/article/2015/07/25/2149730-carte-44-cameras-videoprotectionfonctionnement-toulouse.html (consulté le 13 juin 2016). 257 Des nombreux événements promotionnels d’art urbain sont organisés chaque année à Toulouse, et leur nombre est en recrudescence. À ce sujet, nous renvoyons à : http://actu.cotetoulouse.fr/toulousestreet-art-graffiti-murs-libres-stars-mondiales-2016_31978/ (consulté le 16 juin 2016). 258 Sur 2,947 milliards de Francs de dépenses de fonctionnement municipales, ces chiffres se basent sur le budget de l'année 2000 : http://www.journaldunet.com/business/budget-ville/toulouse/ville31555/1999/depenses (consulté le 15 juin 16).
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« ambassadeurs d'espace public »259 chargés par la ville de repérer toute forme d' « incivilité »260 dans l'espace public telles que les déjections animales, les détritus, les autocollants ou les inscriptions vandales. Grâce à des formulaires, les ambassadeurs détaillent la nature des infractions constatées, de la taille et la nature de la surface à nettoyer jusqu'au degré de saleté d'une rue. Ces informations sont ensuite être transmises à quarante agents municipaux sur l'ensemble de la ville (sur les 150 membres qui composent l’équipe « propreté » de Toulouse), se divisant en trois brigades, chacune spécialisée dans une techniques différentes. La première, le décapage chimique, vise à enlever toute inscription, affiche ou autocollant des surfaces et aménagements urbains au moyen d’un mélange d'eau chaude et de solvants. La deuxième technique, le recouvrement, s'attèle à recouvrir l'inscription par une couche de peinture sensiblement de la même couleur que le support où elle est apposée, ou par de la chaux. La troisième et dernière technique s'attaque aux marques les plus persistantes sur les murs de la ville grâce d'une projection à haute pression d’eau et de sable. Au cours de l’année 2009, la ville a ainsi investi près de 2 300 000€ pour effacer 250 000m2 de tags, graffitis et affiches261, auxquels il faut ajouter les récentes campagnes de communication incitant la population à la délation des incivilités, regroupées dans le triptyque : bruits, encombrants, inscriptions. L'arsenal technique et logistique de cette lutte peut avoir des conséquences sur le mur luimême, jusqu'à porter atteinte à sa propre intégrité. C'est en essayant de nettoyer les traces du graffeur que l'agent va à son tour marquer l'espace, laissant après son passage le spectre d'un graffiti ou par un carré d'une teinte bien différente de celle du mur d'origine. Malgré les effets secondaires du traitement, apparemment contradictoires avec la volonté de valorisation et de protection justifiant ce nettoyage, l’action municipale et la communication qui l’entoure ne désemplissent pas.
3. Communication municipale Face aux représentations du graffiti véhiculées par les médias traditionnels mais aussi reprises par les graffeurs eux-mêmes, qui s'attachent à relier cette pratique à une certaine idée de violence et de pratiques criminelles, nous avons voulu prendre le contre-pied en inversant la relation. L'inscription représentée comme violente n'est pourtant que matérialisée par de la !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 259 Au sujet des ambassadeurs de l’espace public, nous renvoyons à: http://www.toulouse.fr/web/videos/-/un-metier-ambassadeur-de-l-espace-public (consulté le 19 mai 2016). 260 Alain BAUER et Christophe SOULLEZ, op. cit. 261 Au sujet des dépenses municipales, nous renvoyons à: http://documents.toulouse.fr/quiz/quiz_proprete.htm (consulté le 19 mai 2016).
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peinture sur un mur, alors que l'action de nettoyage, en elle-même particulièrement violente, va être vue comme une action bénéfique pour la communauté. Il est intéressant de constater que l'acte de création est ainsi perçu comme néfaste, polluant, alors que l'acte de destruction sera valorisé et encouragé262. Ce discours public qui a été analysé dans le premier chapitre à travers la ville fantasmée par des promoteurs immobiliers va nous intéresser dans sa valeur de détournement. La ville de Toulouse se présente aujourd’hui avant tout comme une marque263 qui promeut les industries, la culture mais essaie aussi d’attirer l’investissement étranger. C’est bien cette vision de la ville qui est au cœur de la candidature pour l’inscription de Toulouse en tant que patrimoine mondiale de l’UNESCO. Ce nettoyage revêt en effet de nombreuses caractéristiques de l'action violente : utilisation de produits chimiques extrêmement corrosifs, discours répressif de la part de l'autorité publique, utilisation de machines puissantes et bruyantes, acte de destruction d’un acte d’expression, atteinte à l’intégrité du support, etc. En outre, le terme « tags », employé comme un générique par l’autorité publique pour désigner les inscriptions, englobe effectivement des tags, mais aussi des graffitis, des pochoirs, des dessins, des slogans politiques et poétiques, des affiches ou encore des autocollants à caractères contestataires. Il est intéressant de constater que le graffiti est approché par les biais de l’art et de l’esthétique, sans que ne soit porté attention à sa dimension politique. Cependant, dans un récent!reportage264 consacré au street art, cette dimension est abordée grâce à l’exemple la Turquie, où les inscriptions contestataires sont nombreuses. Après avoir décrit la situation politique du pays, le journaliste souligne sur un ton alarmiste le caractère antidémocratique des nouvelles mesures d’effacement, omettant pourtant de signaler que ces politiques existent depuis des années dans d’autres pays, et notamment en France. Le reportage laisse ainsi supposer que la censure serait propre aux régimes soit disant archaïques et « autoritaires »265, et que les motivations du recouvrement seraient différentes dans la vieille Europe démocratique. Pourtant, la frontière entre protection de l'espace urbain et censure politique semble bien plus poreuse qu'il n'y paraît. En France, nous constatons que les inscriptions portant un caractère contestataire sont sujettes à une recouvrement plus rapide que les tags,!a priori sans contenu politique.! !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 262 La mairie met à disposition des habitants un numéro, Allo Toulouse, joignable 24/24hn notamment pour signaler des inscriptions vandales :http://www.toulouse.fr/web/preventionsecurite/allo-toulouse (consulté le 03 mai 2016). 263 http://www.so-toulouse.com/ (consulté le 21 mars 2016). 264 ARTE, Yourope, le street art, un art contestataire, ZDF, 2016, 26’’, disponible sur : http://www.arte.tv/guide/fr/063676-009-A/yourope (consulté le 01 janvier 2016). 265 Amnesty International à d'ailleurs fait une campagne pour mettre en mot cette censure urbaine, pour en savoir plus sur cette-ci : http://www.sansuruntipografisi.org/index_en.php (consulté le 28 mai 2016).
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Figure 61 : Traitement différentiel des inscriptions. Source : archives personnelles, 2016. Prenons pour exemple ce préfabriqué (Fig. 61), photographié à Toulouse près d’un chantier. Ces supports sont souvent sélectionnés par les graffeurs, car, du fait de leur caractère temporaire, leurs propriétaires sont moins attachés à leur aspect et donc au recouvrement systématique des inscriptions qui s’y trouvent. On peut d’ailleurs distinguer sur la photo ci contre que le tag « OZÉ » est, entre autres, resté intact. Pourtant, la peinture fluo, la bobine en bois et le scotch orange peinent à masquer un message politique : « la police mutile ». Selon le témoignage du chef de chantier que nous avons pu recueillir, ce recouvrement de fortune a en fait été ordonné par la police municipale, apparemment alertée par les riverains. Il est dès lors évident de constater la mise en œuvre d’une certaine forme de censure politique à l’égard des messages contestataires. Nous précisions que ce n’est évidemment pas le contenu même de l’inscription qui nous intéresse ici, mais le traitement différentiel entre cette dernière et le tag présent plus haut. Comme le signalaient nos travaux de l'année dernière portant sur d'autres espaces urbains266, cette lutte acharnée contre l'inscription urbaine englobe non seulement la répression, l'absorption mais aussi le nettoyage systématique. D'une part, on remarque que la criminalisation ainsi que la répression n'a jamais été aussi importante pour les graffeurs avec des procès allant jusqu'à de la prison ferme. D'autre part, on observe un processus d'absorption, ou d’artification267, initié par les pouvoirs publics et les intervenants extérieurs268 pour cantonner le !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 266 Timothée ENGASSER, op. cit., et Jean-Baptiste, BARRA, op. cit. 267 Sur la notion d’artification, nous renvoyons à : Nathalie HEINICH, Roberta SHAPIRO, De l’artification : enquêtes sur le passage à l’art, Paris, EHESS, 2012. 268 Selon Howard Becker, il existe trois acteurs qui concourent à l'introduction et à l'acceptation sur le marché de l'art contemporain d'un artiste ou d'une pratique artistique : l'intermédiaire marchand, financier et de qualité. L'intermédiaire de qualité va juger de la qualité́ d'une production et objectiver sa valeur sans se référer intrinsèquement au produit. Cependant, le goût est une construction sociologique et
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graffiti à des environnements souhaitables, comme des murs réservés à cet effet ou des galeries d'exposition. Ceci amène à une différenciation subjective de la « bonne » et de la « mauvaise » pratique du graffiti, et à la requalification des acteurs en « artistes ». Le festival de street art « Rose béton »269, qui a lieu en juin 2016 à Toulouse, témoigne d’ailleurs de cette récupération. En cantonnant l'espace dédié au graffiti à des galeries, des musées et des fresques monumentales, l'autorité municipale initie un véritable jeu de distinction entre une pratique artistique tolérée et valorisée, et, d'un autre côté, la criminalisation et la répression de la pratique illégale urbaine. Cette démarche subtile offre donc de nouvelles représentations pour le public, qui va dans un second temps assimiler cette perception normée et subjective à sa propre représentation de ce qui souhaitable ou non. Nous avons pu voir dans nos travaux précédents, la pratique artistique tolérée par l'autorité publique à tendance à être vidée d'un quelconque message politique, les dernières fresques en place à Toulouse faisant la promotion de l'Euro 2016270 en sont la preuve formelle. Écrire illégalement dans la rue est intrinsèquement déliée de toute contrainte formelle (normative), c'est en cela que cette action constitue en soi un acte politique, a contrario, le faire dans un cadre légal l'en empêche. Cette stratégie est mise en œuvre en réaction à une perte de contrôle de l'espace de la part de l'autorité publique et privée, qui apparaît comme insupportable, susceptible de présenter une marque de subversion en mesure de se propager sous d'autres formes. La représentation illégale du tag ou du graffiti, dans l'espace public est dans de nombreux cas assimilée à la saleté et à d'autres pratiques déviantes (violence, drogue). L'hygiénisme a d'ailleurs été utilisé, depuis le dix-neuvième siècle, dans de nombreux cas par des municipalités pour déplacer hors de la ville la « saleté, la déviance et les corps des pauvres »271. L'objectif est de correspondre à l'idéal-type de la mégapole mondiale, statut que revendique la ville de Toulouse et
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! c'est notamment à partir du capital culturel que l'on réfléchit et juge une œuvre selon différents critères. Ainsi, une reconnaissance plus forte va être accordée à un artiste passé dans une revue d'art à une renommée importante ou encore par un grand évènement, tel qu'une Biennale. Howard BECKER, Les mondes de l'art, Paris, Flammarion, 1988. 269 Programme disponible sur : http://www.cultures.toulouse.fr/-/rose-beton2016?redirect=%2Frose-beton (consulté le 23 mai 2016). 270 Au sujet des fresques de l’EURO 2016, nous renvoyons à : http://www.20minutes.fr/toulouse/1831759-20160424-toulouse-attendant-euro-stadium-met-graff (consulté le 29 mai 2016). 271 Voir le cas de la ville de São Paulo : Paula LARRUSCAHIM, Paul SCHWEIZER, pixação, hygienizing policies and difference in São Paulo, In : “The Ideal City: between myth and reality. Representations, policies, contradictions and challenges for tomorrow's urban life”, Urbino (Italy), 27-29 August 2015, disponible sur :http://www.rc21.org/en/wp-content/uploads/2014/12/E3-Larruscahim-Schweizer.pdf (consulté le 27 mai 2016).
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sa périphérie. L’hygiène devient alors un signe de modernité272, et le graffiti est approché comme une salissure, devant être traitée par le service municipal de la propreté. Les opérations de nettoyage sont donc présentés comme le moyen le plus efficace pour lutter contre l’image d'une société dégradée et déviante, même si elles s’opposent radicalement aux événements promotionnels d’art urbain. L’attitude de la mairie face à nos multiples demandes de tournage semble d’ailleurs témoigner de cette situation paradoxale.
4. Première prise de contact Afin de mener à bien notre projet expérimental et de réaliser un tournage avec les équipes de nettoyage de Toulouse, nous avons tenté de contacter les services municipaux par différents biais. La première prise de contact s’est faite directement avec les agents de la propreté, lorsqu’ils étaient en service sur le terrain. Ces derniers nous ont notamment renseigné sur les différents dispositifs de nettoyage et la procédure d’intervention. L’un d’entre eux, avec qui nous avons eu l’échange le plus long, a tenu un discours particulièrement critique vis-à-vis des programmes de nettoyage. La pénibilité de cette tâche quotidienne (absence d’équipement de protection, utilisation de produits corrosifs, etc.), aussi répétitive qu’inutile (l’agent affirmait avoir constaté le « retour » des tags quelques heures à peine après son passage), s’ajoutait selon lui à la pression de sa hiérarchie pour effacer un nombre d’inscriptions en constante augmentation. D’ailleurs, il a mis un terme à notre échange, suspectant la surveillance d’un « ambassadeur d’espace public ». Tous ces agents ont malgré tout manifesté leur accord pour participer à notre projet, sous réserve toutefois d’une autorisation de leurs supérieurs afin de se préserver d’éventuelles sanctions disciplinaires. Suite à cette première approche, nous avons contacté officiellement les services de la mairie, afin de pouvoir filmer dans un cadre légal et ainsi d’éviter tout problème aux nettoyeurs. Nous nous sommes adressé dans un premier temps à Allo Toulouse, le service municipal permettant aux citadins de faire constater des troubles à l’ordre public273. De là, nous avons été redirigé vers la secrétaire de l’élu du service propreté, Romuald Pagnucco274, qui nous a elle-même renvoyé vers la responsable communication de la ville, Marie-Adeline Étienne. Après différents !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 272 Patricia TOMIC, Ricardo TRUMPER, Rodrigo Hidalgo DATTWYLER, Manufacturing Modernity: Cleaning, Dirt, and Neoliberalism in Chile, In : Antipode, n°38, 2006, 508–529, disponible sur : http://doi.org/10.1111/j.0066-4812.2006.00592.x (consulté le 27 mai 2016). 273 La notion d’Ordre public, en droit public français, recouvre les notions de « tranquillité, sécurité et salubrité publique » : http://www.conseil-etat.fr/Actualites/Discours-Interventions/Ordre-public-etlibertes-publiques (consulté le 12 juin 2016). 274 http://www.toulouse.fr/web/la-mairie/conseil-municipal/elus/-/representative/2748319pagnucco-romuald (consulté le 10 juin 2016).
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échanges, cette dernière nous a fait part de son refus concernant notre projet, motivé par le fait que « Les agents ne peuvent pas être interviewés dans le cadre de votre reportage. Seul l’élu en charge de la propreté est habilité à répondre à vos questions »275. Selon, Laure Jimenez, secrétaire de l’élu, ce refus est systématique et émane du service presse de la mairie et du maire en personne. Suite à ce refus d’autorisation de tournage des agents d’entretiens, nous avons décidé, à l’instar du choix fait auparavant et qui concernait les graffeurs, de faire de nouveau un pas de côté. L’échec deviendra alors constitutif du dispositif, ce qui va nous permettre d’amener leur action de manière plus subtile. L’idée est de filmer l’action de nettoyage en les dissimulant derrière leur camion mais surtout en effectuant un travail approfondi sur les sons, en intégrant des bruits de karcher, de rouleaux de peinture, de générateurs et de spray anti-graffiti. Cette démarche va, non seulement, constituer une continuité dans notre travail par rapport au travail de distance sur les personnages (graffeurs et nettoyeurs) mais cela va aussi accentuer la relation que le spectateur va pouvoir tisser avec le mur comme personnage à part entière. Sans plus émettre d’hypothèses sur les motivations d’un tel refus, celui-ci nous semble témoigner du caractère éminemment sensible de notre enquête. Pourtant, nous avons constaté que certaines productions ont déjà tenté de mettre en scène le nettoyage des graffitis.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 275
Mail du 19 février 2016.
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II. Les films sur le sujet
Malgré les difficultés que nous avons rencontrées dans notre démarche personnelle, des vidéos mettent en scène le processus de nettoyage avec une approche spécifique. Ces productions finalement assez rares, sont réalisées par les acteurs de la relation que nous étudions, et semblent entrer dans les processus de propagande respectifs que nous avons étudié en premier partie. Ainsi, les graffeurs filment-ils eux-mêmes les équipes de nettoyage dans une démarche contestataire (A). Les journaux télévisés, quant à eux, semblent également détourner l’effacement, mais à des fins promotionnelles (B). Enfin, nous constatons que certains acteurs extérieurs établissent des liens entre les traces de l’effacement et certaines formes artistiques (C).
A. La représentation du nettoyage dans les films de graffeurs Nous l’avons dit, les graffeurs mettent en scène le dispositif de répression dans leurs films, et notamment les agents de nettoyage municipaux. Le but des graffeurs n’est pas tant de rendre compte de cette action d’effacement, mais bien de narguer ouvertement. Ces agents sont souvent filmés de loin, et les captations permettent plus de montrer la présence de ces acteurs municipaux que d’envisager clairement le déroulement de leurs actions (Fig. 62). Ces scènes renvoient donc au processus de renversement du rapport surveillant/surveillé mis en place par les graffeurs dans leur films.
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Figure 62 : mise en scène des nettoyeurs dans Dirty Handz 1. Source : youtube.com Mais ce processus de renversement va plus loin avec les nettoyeurs, puisque les graffeurs endossent parfois même le rôle de ces derniers. Dans la vidéo Nolens-Volence276, le graffeur SAEIO et ses camarades enfilent des costumes d’agents de nettoyage, et recouvrent grossièrement au rouleau les murs de la capitale de carrés blanc et gris, en pleine journée (Fig. 63). Ils imitent alors le geste des équipes de nettoyage, sans pour autant avoir été mandaté par la municipalité ou les riverains, et sans qu’il n’y ait réellement d’inscriptions à recouvrir. L’équipe de graffeurs soulève ainsi plusieurs questionnements intéressants. Cette mise en scène brouille en effet les frontières entre l’action des nettoyeurs et la pratique de graffiti vandale, ce qui produit là encore un renversement de l’autorité, car ici ces pseudo recouvrements constituent finalement des infractions au code pénal, au même titre que les tags et autres inscriptions. Les graffeurs peignent effectivement des supports privés et publics sans autorisation, en usurpant de surcroît le statut d’agents publics municipaux. Pourtant, grâce à ces déguisements, les passants ne semblent pas spécialement interpellés par l’action des graffeurs « nettoyeurs », alors même que ceux-ci s’appliquent à réaliser des tracés d’une grossièreté flagrante.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 276 SAIEO, Nolens-Volence, 2014, 8 s, disponible sur : https://vimeo.com/113796229 (consulté le 16 juin 2016).
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! Figure 63 : Mise en scène des « graffeurs-nettoyeurs » dans Nolens-Volence. Source : Vimeo. Les graffeurs se jouent ainsi de l’argument de la « laideur », systématiquement invoqué à l’encontre des inscriptions vandales. Les riverains ne semblent pas s’interroger sur la dimension esthétique du recouvrement, puisqu’il s’agit apparemment de nettoyeurs. Le costume est donc tributaire d’une certaine autorité, légitimant dès lors les actions de ceux qui le portent. Pourtant, dans les faits, ce sont bien des graffeurs qui agissent illégalement. En confondant ainsi les deux activités « rivales », la vidéo vise à tourner en dérision les opérations de nettoyage. Cette absurdité est d’ailleurs accentuée par la mise en scène des acteurs, filmés de dos depuis le trottoir d’en face, et qui semblent adopter des gestes dénués de toute application, effectués de manière mécaniques, voir robotique. Mais ce mélange des genres n’est pas uniquement opéré dans une démarche de questionnement des paradoxes du nettoyage. Les journaux télévisés procèdent en effet à des parallèles pour le moins surprenant entre art urbain et effacement.
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B. Les médias télévisés Dans le JT de 20h du 09 mars 2016, Anne-Laure Coudray présente le reportage « Le tag propre, quand l'eau à haute pression remplace la bombe de peinture »277. Ce dernier est divisé en deux parties. Le premier temps est consacré à la pratique de l'artiste Philippe Chevrinais, qui utilise différents procédés pour marquer les murs grâce au nettoyage. La seconde partie, est, elle, dédiée à Tanguy Bard de Coutance, cofondateur d'une agence de communication utilisant des karchers pour réaliser des publicités « propres » dans l'espace public de Rennes. La mention du terme « tag » dans le titre n’existe que pour créer un processus d'opposition, confirmant la représentation déviante du tag et assurant dans le même temps la promotion de l'artiste et de l'entrepreneur. Par exemple, le commentaire rappelle la criminalité des tagueurs en rappelant qu'ils encourent « 3750 € d'amende et une peine d’intérêt général »278. La présentatrice précise cependant que les acteurs du reverse graffiti279, eux, « ont la certitude de ne jamais se faire embêter par la police, pour la simple raison qu'on a jamais vu personne se faire arrêter pour délit de nettoyage »280. C'est donc plus un droit coutumier qu'un texte législatif qui semble autoriser cette pratique. En ce qui concerne l'agence de communication, le commentaire affirme qu'elles « prétendent ne pas être concernées par une [sanction pénale], car selon elles, nettoyer ne peut pas être vu comme une infraction ». La justice étatique n'est plus invoquée comme référence par le commentaire, comme si le pouvoir discrétionnaire du juge était transféré aux acteurs, capables d’apprécier eux-mêmes la légalité de leurs actions. D’autre part, tout oppose la mise en scène de ces artistes-publicitaires-tagueurs et celle des tagueurs délinquants (entretien avec les acteurs à visage découvert, actions en plein jour, réaction positives des passants, musique électro jazz, etc.). Leurs productions ne sont plus abordées comme des dégradations, mais bien comme des œuvres artistiques, valorisant le patrimoine urbain et créant du lien social. Mais le reverse graffiti ne présente pas qu'un intérêt esthétique, puisque l'artiste et l'entrepreneur avancent des arguments économiques et écologiques. Cette pratique, à la différence du tag, est donc selon eux utile pour la société.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 277 Valentine PATRY, Hélène LAURENCEAU, Renand ELLEC, M. Boutet, J. PRAT, Le tag propre, quand l’eau à haute pression remplace les bombes de peintures, TF1, Journal de 20h, Rubrique Société, 01 avril 2016, 02 min 21 s, disponible sur : http://lci.tf1.fr/jt-we/videos/2016/le-tag-propre-quand-l-eau-a-hautepression-remplace-la-bombe-de-8731929.html (consulté le 15 juin 2016). 278 Ibid, 02’05’’. 279 Nom donné à la technique de marquage par effacement, également utilisée par les graffeurs. 280 Valentine PATRY, Hélène LAURENCEAU, Renand ELLEC, M. Boutet, J. PRAT, op.cit., 00 min 10 s.
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Ces amalgames entre tagueur, artiste et agence publicitaire, articulées autour de l’action de nettoyage, semblent relever d'une tentative de contrôle des inscriptions urbaines dans l'espace public. Cette approche floue des pratiques d’inscriptions semble pourtant se retourner parfois contre les artistes et l'autorité publique elle-même. En effet, dans un autre reportage diffusé sur la même chaîne, « La boulette : l’œuvre d'un artiste de street art effacée par erreur à Reims »281, le présentateur du journal de 13h, Jacques Legros, annonce une « histoire insolite » : Vous avez déjà entendu parler du « street art », la peinture de rue. Des œuvres éphémères parfois réalisées par des artistes réputés. A Reims, l'une d'elle commandée par la ville vient d'être effacée par les services de nettoyage qui pensaient bien faire. L'artiste n'a donc plus qu'à recommencer282. Nous suivons dans le reportage la reconstruction de l’œuvre de C215, réalisée sur une armoire électrique. Ici aussi, le peintre est labellisé « artiste » et évolue en pleine ville, de jour, à visage découvert. Il retourne d’ailleurs sur « les lieux du crime »283 (nous observons par cette formule une inversion du rapport à la légalité, puisque ce n’est pas l’action de l’artiste qui est criminelle ici, mais bien celle des nettoyeurs), en présence du maire de la ville, Arnaud Robinet, qui avoue, gêné : « C'est une boulette, c'est voilà euh... Je peux vous dire qu'ils [les nettoyeurs] sont... ils se sentent un peu mal, voilà, ils ne sont pas très très fiers »284. Nous voyons dans cette affaire la fragilité de la distinction autoritaire entre art et vandalisme, mais aussi l'expression des paradoxes de l'action municipale vis-à-vis des inscriptions urbaines. Pourtant, Christian Guémy, alias C215, préfère voir dans cet événement une évolution des mentalités, rappelant que ces peintures « auraient été, il y a 10 ans, immédiatement effacées » et qu'il aurait « certainement été poursuivi »285. Les faits relativisent donc cette évolution dans la réception. En l'occurrence les peintures ont bel et bien été retirées par l'équipe municipale. Et peindre dans la rue est toujours répréhensible par la loi : ce n'est que parce qu’il s'agit d'une commande municipale que l'artiste a pu agir en toute impunité. Ce qui a changé, c'est en fait l'intérêt que l'autorité publique témoigne pour ces expressions artistiques. Trente œuvres ont en
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 281 Estelle LEFEBVRE, David BORDIER, L. POINSATE, La boulette : l’œuvre d’in artiste de street art effacée par erreur à Reims, TF1, Journal de 13h, Rubrique Culture, 1er mars 2016, 02 min 02 s. 282 Ibid, 01 s. 283 Ibid, 29 s. 284 Ibid, 49 s. 285 Ibid, 01 min 15 s.
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effet été réalisées dans la ville de Reims, dans le cadre d'une exposition de C215. Pour l’artiste, « c'est toute la victoire et le triomphe de l'art urbain en France »286. Enfin, le reportage conclut par une assimilation directe de C215 au mouvement graffiti : « Et désormais, tous les services de la mairie sont prévenus : il faudra laisser ce graffeur imprimer sa griffe sur les murs de la ville »287. Là encore, la notion d'autorité est inversée par le commentaire. Si les publicitaires semblaient apprécier eux-mêmes la légalité du reverse graffiti, c'est l'art qui justifie ici l'action de C215. De manière surprenante, la mise en scène du nettoyage permet ici de promouvoir l’art urbain, et plus particulièrement d’assurer la publicité de acteurs de ces pratiques (artistes, entreprises, autorités publiques, etc.). Cette démarche promotionnelle renvoie évidemment aux campagnes de communication municipales que nous avons évoqués précédemment. Les pratiques d’inscriptions, vandales ou non, semblent donc instrumentalisées par le discours médiatique afin de promouvoir d’autres activités. Ce n'est pas sans incidence sur la réception du vandale, car il sert de référence pour constituer l'image du street artist.
C. Approches artistiques Enfin, dans une perspective plus esthétique, on peut notamment évoquer le travail de Mat Mc Cormick qui a réalisé le documentaire The Subconscious Art of Graffiti Removal288 qui met en parallèle les différentes formes laissées par le recouvrement du graffiti avec des courants d'arts du vingtième siècle. Il y souligne les liens qui existent entre ces ajouts de peintures urbaines et l'approche constructiviste de Mark Rothko (Fig. 65) ou de Malevich (Fig. 64). Ce documentaire, qui emprunte certains codes du cinéma expérimental, démontre que ces acteurs (nettoyeurs, agents municipaux, riverains) ne sont pas conscients du caractère artistique d'une telle forme en évoquant, sans le vouloir, l'expressionnisme ou encore le constructivisme russe. Il y développe ainsi l'idée que cette forme de recouvrement des graffitis est un des courants artistiques sur les massifs de l'art moderne. C'est d'ailleurs quelque chose qui devient de plus en plus probable avec l'augmentation exponentielle des dépenses publiques dans le nettoyage et le recouvrement du graffiti dans de nombreuses villes.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 286 287 288
Ibid, 01 min 30 s. Ibid, 01 min 59 s. Mat MC CORMICK, The Subconscious Art of Graffiti Removal, 2001, 16 min.
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Par la suite, il va décliner trois formes stylistiques du recouvrement du graffiti : la première forme est la symétrique (Fig. 73) qui se concrétise par une forme géométrique précise, un carré ou un rectangle qui va recouvrir le graffiti ou le tag. La deuxième forme, spectrale (Fig. 71), va tenter de masquer l'inscription par le recouvrement de sa silhouette, dans certains cas, on apercevra encore les formes des lettres. La troisième serait la forme, radicale, (Fig. 72) serait plus chaotique, ne reproduisant ni le dessin précédent ni une forme géométrique. À l'intérieur de ce documentaire expérimental, le réalisateur met ainsi en avant les pratiques artistiques d'agents de nettoyage par le biais de différentes formes de recouvrements. “But regardless of its stylistic form, graffiti removal will always make a decisive rejection of recognizable imagery and, in fact, repress communication entirely289”.
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Mat MC CORMICK, Ibid, 4 min.
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! Figure 64 : Kazimir Malevich, Suprematism With Eight Rectangles, 1915, huile sur toile, Musée d’Art Moderne, New York Figure 65 : Mark Rothko, Mural, 1952, huile sur toile, 120x100cm, National Gallery of Harvard. Figure 66 : Nicolas de Staël, Méditerranée, 1952/1953, huile sur toile, 50x61cm, Musée National d’Art Moderne (Paris). Figure 67 : Nicolas de Staël, La ville blanche, 1951, huile sure toile, 124,8 × 79,2 cm, Musée des Beaux-Arts de Dijon (Côte-d'Or, France). 152! !
Figure 68 : Brossage, archives personnelles, 2016. Figure 69 : Pluie, archives personnelles, 2016. Figure 70 : Gravure, archives personnelles, 2016. Figure 71 : Spectre, archives personnelles, 2016. Figure 72 : Radical, archives personnelles, 2016. Figure 73 : SymĂŠtrique, archives personnelles, 2016. !
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À cette catégorisation vont s'ajouter d'autres formes présentes aujourd'hui dans nos villes car les techniques de nettoyage se sont perfectionnées depuis 2001, année de sortie du film. La forme de la gravure (Fig. 70), peut, en effet, être ajoutée à cette typologie, celle qui marque le mur durablement dans sa matière jusqu'à lui ôter une partie de sa surface. Autre forme actuelle qui peut être identifiée : celle du brossage (Fig. 68) qui va être appliquée pour enlever un tag dont l'encre est particulièrement tenace, celle-ci va alors s'étaler durablement sur la matière, reproduisant les marques du nettoyeur. Une dernière forme peut être reconnaissable au jet de peinture utilisé pour le recouvrement (Fig. 69), ces gouttes et coulures vont alors se constituer en nouvelles formes dans l'espace public. La volonté de rapprocher cette pratique d'un courant artistique est plus qu'intéressante quand on voit l'utilisation massive de ce genre de procédés dans nos villes, et elle permet de regarder d'une autre manière ces traces effacées. En outre, on pourrait interpréter cela comme une sorte de revanche par rapport au travail des agents municipaux et au dénigrement dont ils font l'objet par la hiérarchie municipale. Les marques laissées par le nettoyage sont étonnantes et peuvent se prêter, dans de nombreux cas, à l'émergence d'une forme de nouvelle pratique artistique dans l'espace urbain. Forme de palimpseste paradoxal : ces nouvelles marques pointentelles un désir de liberté contrebalancé par une volonté de contrôle de l'espace urbain par l'autorité politique ? Outre la forme, c'est ce que contiennent ces marques dans leur ensemble, ce qui s'y cache, ce que l'on veut dissimuler qui va nous intéresser dans notre expérimentation, entre liberté et dissimulation. On peut alors se demander dans quelle mesure cette politique constitue une certaine forme d'impuissance, voire de contre-production dans sa tentative de contrôle de l'espace, puisque cette même politique va être à l’origine de nouvelles marques ? Les différents acteurs de la relation étudiée semblent donc se confondre dans ces mises en scène du nettoyeur. Ces représentations soulèvent dès lors problématiques intéressantes, notamment au sujet de la relation entre inscriptions illégales et autorité publique et de la représentation stigmatisée des pratiques. Ces éléments nous confirment donc l’intérêt d’articuler notre projet autour de l’action de nettoyage.
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PARTIE 2 : LA RÉALISATION DU PROJET C’est donc à travers ces différents travaux préparatoires, les analyses théoriques sur la conception du dispositif et sur le retournement des représentations, que l’on a pu concevoir un scénario qui va tenter de mettre en perspective les problématiques posées auparavant.
I. Scénario et premiers essais Cette partie consacrée au scénario dans sa forme définitive reprend les diverses observations et échecs que cette étude a pu provoquer. Ce fut, en effet, le produit d’une réflexion qui s’est faite de manière tardive dans notre cheminement de recherche puisque c’est à travers la lecture de Didi-Huberman et le travail sur la notion de palimpseste que l’on a modifié notre axe narratif. Le fait d’avoir eu une réponse négative très tardive par rapport à l’autorisation municipale de filmer les agents de nettoyage nous a également amené à revoir notre idée initiale.
A. Détails du scénario Nous avons voulu construire notre expérimentation selon quatre axes qui vont se succéder et s'entremêler au fur et à mesure de la construction du film : •
Typologie des écritures murales et de leur diversité : graffiti, tag, affiches, messages quelconques, etc.
•
Filmage de l'action des nettoyeurs de manière cachée, sans montrer le nettoyeur mais en laissant le spectateur imaginer cette action, en travaillant sur le son.
•
Mise en évidence de l'idée de flux dans la ville ; après l'action de nettoyage la ville reprend ses droits, avec son lot d'interactions, d'invasions et de cheminements divers.
•
Focalisation et intrusion dans la trace.
Séquence n°1 : La première séquence présente une écorce d’arbre, avec en bande sonore des murmures inaudibles vont introduire l’idée d’une parole cachée. L'idée est de capter une ambiance reliant à la nature, avec un fond sonore apaisant, faisant écho à la tranquillité de l’arbre. Nous allons créer 155! !
un parallèle entre ce plan rapproché et le dernier plan du film, plus éloigné, qui va révéler un graffiti en arrière plan avec l’ajout de chuchotements. Séquence n°2 : Cette seconde séquence va mettre en scène le travail des détagueurs de façon détournée. Leur action va seulement être illustrée par la bande sonore. Cette idée de dissimulation fait directement référence à la volonté de la mairie de vouloir cacher ce travail ingrat. Cela va nous permettre d’accentuer notre propos sur les traces présentes sur les murs dans les séquences suivantes. Les murmures de la séquence précédente vont alors être coupés net par le nettoyage, cette coupure va ainsi mettre un terme à l'ambiance calme du début, insister sur les traces avec l'idée d'une augmentation progressive de cette violence contre le mur. À l’instar d’Ackerman, il ne sera pas nécessaire de montrer le geste, mais de montrer les conséquences que celui-ci peut provoquer sur l’espace urbain ; ce geste particulièrement violent (bruyant, scène destructive, produits corrosifs, etc.) va être évoqué en filmant l’empreinte de cette politique. En inversant ce rapport à la violence (l'action d'inscrire étant vue comme violente), nous allons tenter de détourner les références à la mise en scène classique du graffiti vandale par la pratique du nettoyage. La bande sonore va jouer un rôle important dans cette séquence puisque c'est par l'augmentation progressive de l'ambiance sonore oppressante que cela va finir par devenir assourdissant. En effet, le compresseur, le karcher, la camionnette, les seaux de peinture vont être utilisés pour accentuer l'effet de l'acte violent effectué contre le mur. Nous allons terminer cette séquence par un plan fixe assez long, nous filmerons le départ de la petite camionnette des nettoyeurs municipaux qui va laisser place au silence retrouvé. Séquence n°3 : Comme présenté auparavant, cette séquence va nous permettre de montrer les murs après le passage du nettoyage, en somme, mettre en évidence l'état de l'épiderme urbain, de notre sujet si malmené de manière quotidienne. L'action de ces nettoyeurs de l'urgence (ils interviennent très vite sur les surfaces pour éviter que la peinture ne s'imprègne et pour décourager « l'écrivain » en puissance) est souvent faite de manière superficielle et brouillon et c'est ce que nous allons tenter de mettre en évidence. L'idée étant de montrer les effets d'une telle lutte : des coulures, des couleurs qui ne vont pas correspondre avec la couleur du mur d'origine, des tags à moitié effacés. L’apport de Barthes dans le premier chapitre va nous être utile pour s’attarder sur les inscriptions 156! !
en choisissant des plans longs fixes. Aussi, comme on a pu le voir dans ce même chapitre, le regard-caméra des différents passants va susciter chez le spectateur une certaine interrogation : « pourquoi filmer un tel mur ? Qu’y-a-t-il à voir derrière ce plan ? Pourquoi ont-ils choisi de présenter ces différents plans de murs ? » C’est à partir de la qu’une réflexion peut être entamée. Techniquement, cela se fera avec un dispositif de plans fixes qui va accentuer l'aspect tranquille comparativement à l'action des nettoyeurs. Parallèlement à cela, le réveil de la ville va se faire sentir, l'augmentation des flux de populations et de voitures va nous permettre d'enchaîner sur une autre étape de la narration. La vie dans la ville va reprendre ses droits, elle est totalement réinvestie, c'est en filmant ces flux de piétons, de cyclistes, de voitures, tramway, de bus et d'avion que nous allons progressivement augmenter le rythme du film par l'utilisation d'une hyper lapse290. Le dynamisme de la ville va être mis en parallèle avec le « texte public », qui va être caractérisé par une approche esthétisante de l'environnement urbain, en donnant une représentation superficielle de l'espace, empruntée aux clips de promotion de la municipalité, en s'efforçant de montrer le patrimoine architectural. Cela va être aussi l'occasion de mettre en perspective les caméras de vidéosurveillance par l'utilisation de plans fixes, utilisés à des fins promotionnelles par l'autorité publique. Encore une fois, cela relève d'une technique de détournement. Les traces, cicatrices, stigmates et autres spectres sont derrière ce maquillage esthétisant, ils sont toujours bien là mais invisible pour celui qui ne fait pas attention. Concernant la bande sonore, nous allons opter pour un silence totale qui va progressivement laisser place à l'apparition de bruits urbains, des sons liés à la circulation avec les pas, des sonnettes de vélos, des klaxons, des pots d'échappements ou encore des avions. Le travail de cette bande sonore va faire écho à l’analyse que nous avons faites dans le chapitre 1 concernant le film Cadences, ou l’environnement sonore industriel va peu à peu se substituer à la musique techno. C’est ce que nous allons utiliser en partant de l’analogie entre écorces et épiderme urbain, montrer qu’il peut exister toute une série de parallèles entre le mur artificiel et l’écorce naturelle, en jouant sur des sons touchant à l’urbain chaotique et au naturel beaucoup plus calme. Tous ces sons vont alors monter en puissance pour constituer un brouhaha oppressant.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 290 Technique qui consiste à tourner de manière fluide autour d'un seul point par le biais de dizaines de prises de vues.
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Séquence n°4 : On s'arrête d'un coup devant un mur, la circulation n'est plus aussi intense, on va retrouver un certain calme face à un mur a priori blanc et propre. D'abord, par l'utilisation d'un plan fixe, on va progressivement se rapprocher du mur par la technique du stop motion. On distingue peu à peu les marques laissées par le nettoyage, on aperçoit les traces sous la peinture, les spectres fixés par le karcher. On va gratter un peu le mur et c'est avec cela que l'on va découvrir que les inscriptions sont toujours là. Avec l'utilisation de zoom/dézoom, le stop motion291 va pouvoir entrer dans les entrailles du mur et des multiples traces qui vont apparaître petit à petit, cette technique va être l'occasion d'effectuer des transitions dans le montage pour passer d'un mur à un autre. À l'instar d'une mue, l'écorce va alors tomber pour faire apparaître les différentes strates de la mémoire scripturale urbaine. C'est à travers ces trous révélant des traces anciennes que l'on peut déceler un autre message, à travers ce palimpseste de couleurs. On entre littéralement dans le mur, dans cette tache, pour aller voir ce qu'il y a derrière. Ce « texte caché » de la ville, mis à jour sous l'écorce de la ville, nous redonne une partie de son histoire. Ces plans vont de suite laisser place à une déambulation qui va tenter de redécouvrir ces différentes traces d'écritures urbaines. Un regard dynamique, celui du graffeur, ne peut s'empêcher de lire chaque inscription. C'est avec ce dispositif que l'on va s'attacher à montrer où sont recluses toutes ces inscriptions qui ont échappé au nettoyage : au sol, en hauteur, sous des barreaux, dans des lieux abandonnés, sur des poubelles. À travers cela, l'idée est de montrer que ces marques déviantes vont adopter une posture qui va l'être tout autant : derrière des barreaux, à côté des ordures, hors de la ville. La localisation de ces inscriptions va renvoyer à l'image et à la représentation déviante que l'on veut faire de cette pratique, les graffeurs vont d'ailleurs être contraints d'aller dans ces endroits pour que leur inscription reste. Outre ces endroits inhospitaliers, ces marques peuvent finir aussi dans des galeries en « œuvre d'art » estampillée street art, ou dans des publicités avec notamment la figure du festival Rose Béton. En s'efforçant de jouer sur cette dualité tag/fresque, publicité/écriture nous allons mettre en évidence les différents endroits qui vont se substituer à l'espace urbain originel.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 291 Les travaux de l’artiste Blu par rapport à cette technique nous ont particulièrement inspirés par rapport à cette déambulation urbain, à travers les entrailles de la ville. BLU, Muto, 2008, 7min, disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=uuGaqLT-gO4 (consulté le 19 juin 2016).
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B. Repérages et travaux préparatoires Notre intérêt pour les marques laissées par l’effacement du graffiti s’est manifesté il y a déjà plusieurs années, alors que nous travaillions sur les rapports entre graffiti vandale et autorités publiques. L’action des nettoyeurs avait déjà été captée au Chili, lors d’une opération de communication municipale à laquelle nous avions été convié. À cette occasion, nous avions pu découvrir les méthodes utilisées par les nettoyeurs chiliens pour nettoyer les murs : utilisation de solvant, karcher à haute pression, pulvérisation de ciment en grain, etc. L’action de nettoyage se révélait alors être aussi brutale (nettoyeurs sans masque ni lunette de protection, produits corrosifs, projection de débris, bruit assourdissant du compresseur, etc.) qu’inefficace (importantes fuites d’eau, inscriptions persistantes, inondations de la chaussée, etc.). Toutefois face à cet événement unique, nous n’avons pas pu « penser » réellement la mise en scène de cette action. Mais en plus de ces opérations de nettoyage, nous nous étions intéressés aux conséquences même de ces actions. Un rapide coup d’œil sur les murs urbains permet d’observer différents types de traces laissées après le passage des équipes municipales. À Toulouse, une observation attentive nous a révélé que ces traces étaient en fait omniprésentes sur chaque mur du centre ville. Elles témoignent dès lors de l’intensité de l’activité graffitique, à laquelle les programmes de lutte municipale ont supposément mis un terme, mais également de celle des nettoyeurs. Surpris par l’ampleur du phénomène, nous avions débuté un archivage photographique des manifestations les plus ostentatoires de ces traces, allant parfois jusqu’à l’endommagement même du mur « nettoyé », afin de les exposer sur internet via un blog nommé Dumbcitiz292 (le mot anglais dumb évoquant à la fois le mutisme et l’idiotie, et référant dans le contexte à la censure des murs et la vanité de l’action de nettoyage). Ajoutées à de nombreuses photographies et enregistrements de surfaces recouvertes d’inscriptions, ces expériences nous ont confronté à la difficulté de mettre en évidence les traces et à la nécessité de rendre dynamique le support mural grâce à la vidéo. Elles nous ont ainsi permis de sélectionner des lieux de tournage, notamment l’hyper centre ville de Toulouse où les éléments de palimpsestes sont les plus visibles pour des raisons multiples (patrimoine historique, attrait touristique, candidature à l’UNESCO, etc.), mais aussi de réfléchir à des dispositifs de captations adéquats.
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http://dumbcitiz.tumblr.com/ (consulté le 16 juin 2016).
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II. Le dispositif de tournage A. Présentation et justification des modes de réalisation Nous souhaitions initialement accorder une importance particulière aux gestes effectués par les nettoyeurs sur le mur. Filmer le travail quotidien des agents municipaux avec une certaine proximité aurait sans doute permis de faire apparaître la dimension répétitive de cette tâche ingrate, mais aussi d’établir des parallèles entre leurs actions et celles des graffeurs. Le refus d’autorisation de tournage a cependant placé une distance importante entre l’équipe et nous, rendant compliquée cette approche « immersive ». En définissant le mur comme sujet, nous souhaitions montrer qu’il était le support d’une activité intense, et ainsi contraster avec son statut d’immeuble. Mais sans filmer, ou presque, l’action des graffeurs et des nettoyeurs, comment rendre ce dynamisme à l’écran ? Nos observations de terrains ont révélé que les multiples conséquences de l’action de nettoyage sont très intéressantes d'un point de vue esthétique. Des lacérations murales, aux multiples recouvrements de peintures, à la superposition de formes géométriques, en passant par la disparition du crépis laissant entrevoir les briques cachées, l'action des agents de nettoyage offre une nouvelle image du mur et de la ville, finalement contradictoire avec la propreté et la beauté recherchée. Ce support mural endommagé, agressé, violenté nous a alors inspiré un travail sur la matière. Nous avons voulu créer des parallèles visuels entre le mur et l’arbre, entre le crépis et l’écorce, entre l’artificiel et le naturel, et ainsi faire une référence directe à l’ouvrage de Georges Didi Huberman qui nous a inspiré dans notre travail. Pourtant, notre but n’était pas de rendre compte uniquement de ces traces laissées par le nettoyage et de reproduire le travail photographique que nous avions déjà effectué. Nous avons donc dû trouver un dispositif permettant de rendre « actif » ce sujet « statique ». L'espace urbain toulousain que nous avons pu étudier auparavant est sensiblement différent de nos terrains d'études respectifs. Cependant, il recoupe de nombreuses problématiques liées à la politique municipale de contrôle de l'espace, à l'aspect répressif et aux cadrages de différentes pratiques. Durant nos observations, nous avons été frappé par la délimitation des frontières entre espace public et privé. Instantanément effacées dans l’espace public, certaines inscriptions subsistent en effet lorsqu’elles sont situées dans une entrée de parking, dans un renfoncement de cour ou derrière des grilles. Suite à ce constat, nous avons donc cherché à déceler les lieux abritant les inscriptions et témoignant au mieux de cette guérilla graphique, au-delà même de la différenciation entre espaces publics et privés. Situées derrière des 160! !
barreaux, sur des fenêtres inaccessibles, sur des gouttières ou au ras du sol, certaines inscriptions semblent comme recluses dans des endroits minuscules et improbables. Ces marques persistantes révèlent selon nous le caractère illusoire d’un effacement total. Même si, à première vue, les rues paraissent muettes, un regard minutieux rélève d'innombrables petites inscriptions. Ces dernières sont souvent captives dans des lieux évoquant la déviance : poubelles, barreaux, grilles, caniveaux, etc. Ces inscriptions réfugiées symbolisent alors directement la situation du graffeur contraint à la marge. Ce jeu entre liberté, caractérisée par l'écriture, et répression, illustrée par le nettoyage, a fait naître en nous l'idée d'une personnification de l'inscription. C’est ce regard aux aguets, celui du graffeur, du passant curieux ou du nettoyeur zélé, que nous avons souhaité exposer dans notre projet. D'un point de vue chronologique, nous allons d'abord filmer en partant de la nuit, puis du lever de soleil pour ensuite progressivement voir les transformations des murs par rapport à une journée type. L'idée est de travailler sur le caractère quotidien de cette lutte pour le mur, entre écriture, nettoyage, lacérations, grattage et enfin nouvelle inscription. Le fait de commencer tôt le matin a fait sens dès lors que l'on a su que le travail des agents de nettoyage commençait dès cinq heures du matin, et a aussi fait échos à l'écriture souterraine du graffeur qui sort le plus souvent la nuit pour peindre illégalement. Pourtant, nous avons pu nous apercevoir au long de notre étude que cette lutte ne constituait pas une simple boucle « écriture/nettoyage/écriture » mais des recouvrements successifs effectués par plusieurs individus, la marque laissée par l’un ou l’autre va être différente chaque jour. Nous pouvons dès lors affirmer que l’action d’un pouvoir politique est incapable de tout contrôler dans l’espace urbain : la ville se reproduit elle-même indépendamment de toute volonté propre. Nous avons fait le choix d'utiliser la technique du stop-motion pour rendre compte de l'état du mur après recouvrement et/ou nettoyage. Le mur, entité statique par excellence, se révélait difficile à filmer pour de nombreuses raisons : les marques de l'effacement ne sont pas forcément visibles pour un œil non aguerri ; l'immobilité du sujet ; la difficulté à donner une sorte de mouvement au personnage mur. C'est en visionnant un petit film sur le street art à Rome293 que nous avons pu nous inspirer de techniques de réalisations qui étaient utilisées pour mettre en valeur les peintures colorées des fresques présentes à Rome. Ce dispositif nous a permis d'instaurer une véritable relation entre les murs de la ville par le biais de transitions retraçant une sorte de déambulation du nettoyage à Toulouse, et de ses différents échecs. L'idée était de faire apparaître à travers ce processus les nombreuses traces subsistantes de cette lutte quotidienne par !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 293 Benjamin MESSINA, Street art Rome, 3 https://vimeo.com/148003889 (consulté le 07 juin 2016).
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un jeu de zoom/dézoom. Découvrir les différentes sous-couches de peintures au sein du mur par effet de grattage n'aurait tout simplement pas été possible dans le cadre d'un dispositif cinématographique classique, l'action de grattage serait apparue à l'écran et le rendu n'aurait pas été le même. Il s'agissait de faire vivre le mur, comme une entité personnifiée sur laquelle on écrit, on ajoute des couleurs, qui est ensuite pulvérisé, nettoyé, recouvert pour enfin muer, changer de peau pour revenir aux couleurs précédentes.
B. Informations techniques Le matériel utilisé lors de notre expérimentation se compose de deux appareils photos reflex : un Canon 70D et un Nikon D3300. Le Canon a été utilisé avec un objectif de 18-135mm (1:3-5-6) et un de 50mm fixe (1:1.8), tandis que pour le Nikon un objectif 18-55mm (1:3.5-5.6) ainsi qu'un autre de 50mm (1:1.8). Nous avions également pensé tourner avec une caméra mini DV Thomson, mais plusieurs arguments nous ont finalement dissuadé d’utiliser cet appareil : qualité et format d’image peu cohérents avec ceux des reflex numériques, nécessité d’un matériel spécifique pour le traitement des images, durée importante d’export et de conversion des fichiers, etc. Si l’utilisation des appareils photos reflex ne présentait a priori pas d’avantage vis-à-vis d’une caméra, ce choix s'est en en fait révélé être judicieux. Les appareils nous ont offert une grande polyvalence, nous permettant d’utiliser différents dispositifs d’enregistrements. Nous avons ainsi pu expérimenter la technique du stop-motion en hyperlapse294, mais aussi filmer des plans stables en fixant les appareils sur un pied, tout en pouvant réaliser des prises de vues plus dynamiques en « caméra au poing ». La prise de son s'est effectuée avec un zoom H1, amplement suffisant pour cette expérimentation. Ce matériel nous a notamment permis de réaliser des enregistrements de qualités, nécessaire pour un travail sur l’ambiance sonore urbaine. Le montage a été fait sous Final Cut X, grâce au nouveau banc disponible à l’école.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! 294 Technique qui consiste à tourner de manière fluide autour d'un seul point par le biais de dizaines de prises de vues.
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III. L’expérimentation de la théorie à la pratique La construction de ce projet expérimental a été parsemée d’obstacles. Cependant, c’est justement en nous efforçant de surmonter ces difficultés par des stratégies et des détournements, que nous pouvons en retirer des enseignements d’autant plus forts.
A. L’intégration du montage comme formation du discours final Le montage de l’image s’est fait de manière assez évidente, puisque c’est en amont, au moment de la conception théorique, que nous avons opté pour l’utilisation de plans longs et fixes. Nous souhaitions en effet accentuer la dimension photographique du film, et ainsi donner la possibilité au spectateur de s’interroger sur des plans, a priori, anodins. Ces plans à caractère réflexifs peuvent être interprétés de multiples manières par le spectateur, et ainsi l’amener à se poser des questions sur le mur, et plus généralement sur l’espace public, terrain à la fois des écritures et d’un important système répressif. Cependant, la séquence des flux a pu poser quelques problèmes dans le montage, notamment sur l’imbrication des flux de populations et des plans faisant référence à la nature. Initialement, la séquence d’accélération était trop progressive et produisait plus un effet de redondance qu’un élément de compréhension supplémentaire. La durée initiale de cette séquence, trop longue et en rupture avec le rythme du film, a d’ailleurs été raccourcie. Le travail sur le montage son nous a posé plus de difficultés par rapport au temps dont nous disposions. Il nous a fallu envisager la partie sonore de manière beaucoup plus approfondie suite aux différents échecs évoqués précédemment. La recherche de sons, bruitages et autres ambiances sonores a été particulièrement laborieuse. C’est pourtant cette partie qui conditionne la compréhension du propos de l’expérimentation. Les sons que nous avions récupérés dans l’espace urbain toulousain ne nous suffisaient pas à certains moments, et c’est donc par une recherche sur internet que nous avons pu compléter et monter cette bande sonore. L’approche poétique, alimentée par la lecture d’Écorces de Didi-Huberman, a constitué une part prépondérante dans la construction de notre récit. Dans cet ouvrage, l’auteur initie une réflexion sur l’histoire et la mémoire à travers le territoire, le sol, le mur et l’écorce des arbres du camp d’Auschwitz-Birkenau. Aussi cette démarche nous a-t-elle fortement inspirés pour cet exercice. Nous avons tout de suite perçu le potentiel de cette analogie entre l’écorce des arbres et la surface des murs, véritable épiderme d’une ville qui vit à travers les actions de ses propres habitants mais aussi de ceux qui la gouverne, dans notre projet de porter à l’écran la confrontation des écrivains urbains (tagueurs, passants, activistes politiques) et l’autorité publique. En nous concentrant sur les murs, nous avons pu procéder à un nouveau pas de côté et 163! !
ainsi délaisser la mise en scène de la figure du détagueur. Nous avons choisi de signifier l’action de ce dernier en exposant les traces visuelles et sonores qui en résultent (rouleau de peinture, jet de solvants à haute pression, projection de mélange de sable/eau).
B. Les apports de l’expérimentation audiovisuelle La grande majorité des questionnements qui sont apparus dans la partie 1 et 2 sont présents, d’une manière ou d’une autre, dans cette expérimentation. À la manière d’une cheminement de recherche, c’est en faisant des va-et-vient entre la théorie et la pratique que notre réflexion a pu être aussi bien mise en échec qu’amener vers d’autres pistes de recherches. Confronter directement les différentes théories et dispositifs filmiques sur le terrain d’étude que nous avions choisis constitue en soi une expérience singulière. Malgré les échecs et les remises en questions, cette perspective pratique a permis de développer un sens de l’image par rapport à ses implications sur le spectateur. Au départ, il n’était pas si évident d’envisager un tel exercice puisque cela était une découverte pour nous. Cependant, il est indéniable que cet exercice nous a fait prendre du recul par rapport à nos travaux précédents mais aussi à ceux futurs, notamment pour la thèse. Le travail de conception du scénario, de réalisation, de montage son et image, même s’il a été laborieux, a été extrêmement bénéfique pour notre réflexion en général. Dans cette expérimentation, tout comme dans la construction générale de ce mémoire, la dimension collective a été plus que salutaire et nous a permis de traverser des méthodes différentes grâce au croisement d’expériences et de ressentis différents. Les désaccords sur le scénario et certains dispositifs filmiques qui ont accompagné la réalisation de notre projet, n’ont fait qu’enrichir notre réflexion. Aussi nous semble-t-il nécessaire d’envisager ce résultat final à travers le cheminement parcouru, et pas uniquement à travers sa forme finale. C’est bien le propre de l’exercice d’expérimentation : étudier, observer, effectuer des essais, se mettre en échec et produire un résultat partiel mais ouvrant de nouvelles perspectives de recherches.
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CONCLUSION
Cette étude nous a permis de s’intéresser aux champs d’expérimentation au sein des sciences sociales, mais cela a surtout été l'occasion d'expérimenter différents dispositifs, d'en questionner leurs apports et leurs diverses limites. Cela a pu aussi être l'occasion de pouvoir poser des questions de compréhension par rapport aux pratiques universitaires classiques et à la capacité de s'ouvrir à de nouvelles expériences déjà présentes dans d’autres disciplines. S'il est, en effet, acquis pour certains que l'usage de l'audiovisuel au sein des sciences sociales, et notamment en anthropologie, est primordial dans certains cas d'études, il ne l'est pas forcément dans bien d'autres disciplines. Le fait de reconnaître une production audiovisuelle en tant que production universitaire a du mal à faire consensus, bien que ce long processus a été enclenché depuis les premiers films de Jean Rouch dans les années 1960, mais qu’il apparaît encore comme marginalisé à l'université. Même s'il existe nombre de séminaires et de conférences qui vont dans ce sens, il est très rare de trouver un département de sociologie ou d'anthropologie consacré aux études audiovisuelles en France. Nombreux sont les auteurs qui appellent aujourd'hui à sortir de ce dogmatisme afin de décloisonner les disciplines et ainsi mieux étendre les champs de la connaissance. Se saisir des médias photographiques, sonores ou audiovisuelles pour mieux se les approprier par des apports théoriques, tel est le sens de l'étude que nous venons d'effectuer, et, c'est dans la partie expérimentale que nous avons pu élaborer cela de manière pratique. Nous avons vu à l'intérieur de cette étude comment l'audiovisuel sous-tend une démarche pluridisciplinaire dans sa forme même. La construction filmique peut se construire par une transversalité d'approches qui vont lui donner une singularité, comme on a pu le voir avec les films de Chantal Ackerman ou d’Alexandra Tillman. Outre le fait que ce travail se fait de manière pluridisciplinaire, produit à partir d'un collectif, véritable élément fondateur du film, cela permet de faire converger un propos par le biais d'une multiplicité de vécus et de méthodes. Nous avons pu vérifier que l'apport d'une démarche collective permettait bien d'interroger les modèles et des méthodes, et ce, en les traversant et en émettant un point critique. On peut notamment voir cette étude à travers un processus de validation et d'invalidation de certaines méthodes et techniques de dispositifs filmiques et narratifs. La diversité de celles qui sont étudiées ici nous a permis de voir quels en sont les apports théoriques en cohérence avec le discours proposé et c'est ce que nous avons tenté d'approfondir concrètement dans la partie expérimentale.
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Après nous être appuyé sur les apports théoriques d'auteurs prônant une technique audiovisuelle des sciences sociales, nous avons pu voir concrètement comment cela s'appliquait à travers différentes formes qui vont de l'essai, au documentaire poétique, en passant le webdocumentaire et la photographie. Nous avons pu souligner l’existence d’une multiplicité de formes qui peuvent être employées dans diverses études. Tenter d'utiliser un propos théorique afin de le problématiser et de le rendre visible à l'écran par le biais d'une narration particulière et de divers dispositifs filmiques. Au-delà même de cet apport méthodologique, répondant à notre volonté de « rechercher » autrement, ce travail théorique préalable s’est révélé particulièrement pertinent pour notre approche de du graffiti. En effet, nos travaux précédents s’étaient concentrés sur la situation déviante des graffeurs chiliens et des pixadores brésiliens, et sur la construction autoritaire de cette déviance. Nous avions notamment pu mettre en évidence l’implication des discours politique, journalistique et académique dans le maintien des pratiques d’inscriptions dans la déviance, ou, au contraire, dans leur reconnaissance au sein des mondes de l’art. Selon nous, ces discours de reconnaissance ou de condamnation influaient alors sur l’opinion publique et sa réception des pratiques d’inscriptions vandales. Grâce à la vidéo, nous avions eu la prétention de déconstruire ces discours sur les pratiques en donnant la parole aux acteurs et en posant sur eux un regard que nous pensions original. Cependant, dans notre recherche, nous n’avions à aucun moment procédé à une identification précise des stigmates de la déviance, ni abordé les questions de représentations, ce qui rendait délicat un travail de « déconstruction ». Paradoxalement d’ailleurs, notre analyse scientifique des discours se limitait finalement à leurs dimensions orales et écrites. De plus, en nous concentrant sur les acteurs vandales dans nos projets audiovisuels, nous adoptions sans doute une vision trop unilatérale de la problématique, nous empêchant de mener à bien une analyse de la relation entre graffiti, pixação et autorités publiques. L’étude des représentations audiovisuelles des graffeurs que nous avons menée cette année a, heureusement, révélé une situation beaucoup plus complexe que nous ne l’imaginions. Nous avions en effet sous-estimé l’impact de la vidéo dans la diffusion et dans la création même des stigmates de la déviance. Mais nous avions également ignoré le rôle des graffeurs dans la construction de ces représentations stigmatisées, et la place de l’audiovisuel comme partie intégrante des pratiques d’inscriptions contemporaines. La diffusion des vidéos réalisées par les graffeurs sur internet semble en effet donner une dimension internationale à la compétition, auparavant cantonnée à une ville, voire à un quartier, pour les plus grandes métropoles. Mais cette récente prolifération semble également être une réponse, ou plutôt une alternative, face aux 166! !
politiques de répression toujours plus sévères. Pour lutter contre l’effacement systématique, la vidéo et les photographies deviennent des outils essentiels aux graffeurs. Ces constats nous ouvrent alors de nouvelles perspectives d’analyse, comme, par exemple, la « mutation numérique » du graffiti, où internet serait un nouvel espace public à marquer. L’utilisation des techniques audiovisuelles modifient donc en profondeur la pratique et le rapport que les acteurs ont avec l’anonymat, le mutisme, et l’espace matériel. Dès lors, nous pouvons supposer qu’il en résultera une série d’impacts sur la relation entre graffiti et autorités, et la réception publique des inscriptions vandales. Ces effets sont cependant difficiles à envisager actuellement, étant donné le peu d’études sur le sujet295, mais aussi compte tenu du caractère relatif et récent du phénomène. Le processus d’allers-retours, que nous avons mis en évidence dans cette étude, entre les représentations que les graffeurs donnent d’eux-mêmes et celles diffusées par les autorités publiques témoignent finalement d’un échange, d’un dialogue. Il semble d’ailleurs que les modifications actuelles de cette relation, aujourd’hui tournée vers une acceptation mutuelle, impactent également les représentations. La publicité, le documentaire, et plus récemment la fiction s’emparent également de la figure du graffeur pour construire de nouveaux discours et de nouveaux regards, plus orientés vers le public. La participation, directe ou non, des graffeurs à ces nouvelles productions audiovisuelles témoigne d’ailleurs d’une évolution de mentalité et d’une plus grande prise de conscience des enjeux de la représentation vis-à-vis de l’opinion publique et de la réception de la pratique. Cependant, les productions que nous avons étudiées ne semble pas tant animées par un désir de retranscrire les paradoxes de cette relation que par la volonté de « monter » ce qu’est le graffiti vandale et ses acteurs296. La pratique semble devenir un prétexte pour raconter un drame, assouvir un besoin de reconnaissance, terroriser la population, ou encore vendre des produits. Elle n’est finalement jamais abordée comme ce qu’elle est : une forme d’expression dans l’espace public. Ces démarches de mise en scène du graffiti vandale nous semblent en définitive risquées, voire dangereuses, pour le chercheur, car elles tombent souvent dans la reproduction des stigmates et dans la (re)construction d’une figure du graffeur trop clichée, finalement peu représentative de pratique et des acteurs observés sur le terrain. !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! Bien que rares, ces études existent pourtant. Nous prenons pour exemple les travaux de Jessica N. Pabón, chercheuse étasunienne sur le genre et les inscriptions urbaines, qui s’intéressent à l’importance d’internet dans la constitution de groupes de graffeuses internationaux : Jessica N. PABON, « Be About It: Graffiteras Performing Feminist Community, » In : The Drama Review: the journal of performance studies, Issue T219, Cambridge : Massachusetts Institute of Technology Press Journals, 2013, p. 88-116. 296 Là encore, nous citerons deux contre exemples : le documentaire de Chris Marker, Chats Perchés, réalisé en 2004, ou plus récemment, Graffiti : Peintres et Vandales, d’Amine Bouziane, diffusé en 2015 à la télévision. 295
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Grâce à notre projet expérimental, nous avons rencontré des pistes de réflexions nouvelles pour rendre compte à l’écran de la valeur expressive du graffiti vandale. En déplaçant notre regard et en exposant la « réponse » que lui donne l’autorité publique, à savoir l’effacement systématique et acharné, nous pensons pouvoir opérer une sorte de renversement des stigmates de la déviance vers le processus de nettoyage. Sans abandonner notre étude du graffiti, nous souhaitons mettre en confrontation les différentes attitudes des municipalités françaises, qui entrent actuellement en compétition pour devenir La capitale du street art nationale et internationale, mais aussi pour s’affirmer aussi la ville la plus « propre ». Cette stratégie du détour, nous a amené à envisager avec une dimension esthétique l’action d’effacement et ses conséquences, tout comme nous avions approché les inscriptions avec une dimension sociologique. Ainsi, la réalisation de ce projet audiovisuel nous a révélé l’intérêt d’adopter un regard collectif, mais aussi littéraire et poétique, dans la recherche en sociologie. Ce travail de master, s’il prend parfois la forme d’un inventaire, était donc nécessaire pour nourrir notre réflexion. Nous affirmons son caractère inédit en ce qui concerne l’analyse de la représentation audiovisuelle des graffeurs, et revendiquons son insertion dans une dynamique croissante d’utilisation de la vidéo dans les travaux de thèse en sociologie. Néanmoins, la réalisation de cette expérimentation a également souligné les difficultés de réaliser un film qui puisse constituer à la fois un apport scientifique, un apport pour notre démarche personnelle et un apport pour le public, trop souvent oublié par les démarches de recherches universitaires. Aussi ce mémoire est-il une étape transitoire qui, grâce à ses apports théoriques et méthodologiques, nous apporte des éléments de réponse, mais, aussi et surtout, nous ouvre des perspectives nouvelles et fructueuses pour la poursuite de nos travaux... ! !
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BIBLIOGRAPHIE
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Sitographie : Flickr : https://www.flickr.com/photos/mattie/sets/72157622044547884/ Issuu : https://issuu.com/wearevisual.org/docs/wav_buff_alphabet_russia All city blog : http://www.allcityblog.fr/ Legifrance : https://www.legifrance.gouv.fr/
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TABLE DES ILLUSTRATIONS
Figure 1 : Rails. Source : Douglas HARPER, Les vagabonds du nord-Ouest américain, Paris, L'Harmattan, 1998. Figure 2 : Wagon. Source : Douglas HARPER, Les vagabonds du nord-Ouest américain, Paris, L'Harmattan, 1998. Figure 3 : Bouteille. Source : Douglas HARPER, Les vagabonds du nord-Ouest américain, Paris, L'Harmattan, 1998. Figure 4 : Pulvérisateur. Source : Nikolaus GEYRHALTER, Notre pain quotidien, KMBO, 2007, 92 min. Figure 5 : Champs plastifiés. Source : Nikolaus GEYRHALTER, Notre pain quotidien, KMBO, 2007, 92 min. Figure 6 : Coupes de poisson. Source : Nikolaus GEYRHALTER, Notre pain quotidien, KMBO, 2007, 92 min. Figure 7 : Bus. Source : Chris MARKER, Lettre de Sibérie, 1957, 62min. Figure 8 : Ouvriers. Source : Chris MARKER, Lettre de Sibérie, 1957, 62min. Figure 9 : Ouvrier. Source : Chris MARKER, Lettre de Sibérie, 1957, 62min. Figure 10 : Docker. Source : Alexandra TILLMAN, Cadences, 37min, Université d’Evry, 2015. Figure 11 : Machine. Source : Alexandra TILLMAN, Cadences, 37min, Université d’Evry, 2015. Figure 12 : Ondes. Source : Alexandra TILLMAN, Cadences, 37min, Université d’Evry, 2015. Figure 13 : Cercle. Source : Alexandra TILLMAN, Cadences, 37min, Université d’Evry, 2015. Figure 14 : Boutons. Source : Alexandra TILLMAN, Cadences, 37min, Université d’Evry, 2015. Figure 15 : Table de mixage. Source : Alexandra TILLMAN, Cadences, 37min, Université d’Evry, 2015. Figure 16 : Clavier. Source : Alexandra TILLMAN, Cadences, 37min, Université d’Evry, 2015. 179! !
Figure 17 : Cheminées industrielles. Source : Alexandra TILLMAN, Cadences, 37min, Université d’Evry, 2015. Figure 18 : Conteneurs. Source : Alexandra TILLMAN, Cadences, 37min, Université d’Evry, 2015. Figure 19 : Port. Source : Alexandra TILLMAN, Cadences, 37min, Université d’Evry, 2015. Figure 20 : Chorégraphie 1. Source : Manuella FRÉSIL, Manuella, Entrée du personnel, France, 2011, 59min. Figure 21 : Chorégraphie 2. Source : Manuella FRÉSIL, Manuella, Entrée du personnel, France, 2011, 59min. Figure 22 : Chant 1. Source : Marie-Clémence BLANC-PAES, Cesar PAES, Saudade do futuro, Laterit Productions, 1999, 94 min. Figure 23 : Viaduc. Source : Marie-Clémence BLANC-PAES, Cesar PAES, Saudade do futuro, Laterit Productions, 1999, 94 min. Figure 24 : Chant 2. Source : Marie-Clémence BLANC-PAES, Cesar PAES, Saudade do futuro, Laterit Productions, 1999, 94 min. Figure 25 : Chant 3. Source : Marie-Clémence BLANC-PAES, Cesar PAES, Saudade do futuro, Laterit Productions, 1999, 94 min. Figure 26 : Chaises longues. Source : Mercedes ALVARES, Mercado de futuros, IB Cinéma, 2011, 110 min. Figure 27 : Ruines. Source : Mercedes ALVARES, Mercado de futuros, IB Cinéma, 2011, 110 min. Figure 28 : Bâtiment abandonné 1. Source : Mercedes ALVARES, Mercado de futuros, IB Cinéma, 2011, 110 min. Figure 29 : Bâtiment abandonné 2. Source : Mercedes ALVARES, Mercado de futuros, IB Cinéma, 2011, 110 min. Figure 30 : Papier peint. Source : Mercedes ALVARES, Mercado de futuros, IB Cinéma, 2011, 110 min. Figure 31 : Escalator. Source : Mercedes ALVARES, Mercado de futuros, IB Cinéma, 2011, 110 min.
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Figure 32 : Golf. Source : Mercedes ALVARES, Mercado de futuros, IB Cinéma, 2011, 110 min. Figure 33 : Luthier. Source : Baptiste BUOB, Luthiers, de la main à la main, 80 min. Figure 34 : Route. Source : Chantal AKERMAN, Sud, 35mm, 1999, 71’‘. Figure 35 : Route. Source : Chantal AKERMAN, Sud, 35mm, 1999, 71’‘. Figure 36 : Arbre des pendaisons. Source : Chantal AKERMAN, Sud, 35mm, 1999, 71’‘. Figure 37 : Comparaison entre les images de saisies du reportage et des images de saisies de drogues. Sources : TF1 et Ouest France. Figure 38 : Comparaison entre les images de saisies du reportage et des images de saisies de drogues. Sources : TF1 et Ouest France. Figure 39 : Extrait de vidéo surveillance issue du reportage. Source : TF1. Figure 40 : Images "amateur" issues du reportage de TF1. Source : TF1. Figure 41 : Les publicités "vandales" de McDonald's. Source : MusiqueDePub.com Figure 42 : Comparaison entre les titres de OS PIXADORES et WILD AT HEART. Source : youtube.com. Figure 43 : Faux extraits de vidéosurveillance dans le film OS PIXADORES. Source : youtube.com. Figure 44 : Comparaison entre le film OS PIXADORES et les jeux vidéos BATMAN et ASSASSIN'S CREED. Source : youtube.com. Figure 45 : Comparaison entre la pub MONTANA COLOR et la pub McDonald's. Source : youtube.com et MusiqueDePub.com Figure 46 : Similitudes dans la mise en scène du geste dans les publicités étudiées. Source : youtube.com et MusiqueDePub.com. Figure 47 : Similitudes dans les décors et l'esthétique des publicités. Source : youtube.com et MusiqueDePub.com. 181! !
Figure 48 : le graffeur du SDK crew et sa caméra. Source : Dirty Handz 3. Figure 49 : Policiers allemands photographiant un métro graffé. Source : Dirty Handz 3. Figure 50 : Siège social de TF1 à Paris. Source : Dirty Handz 3. Figure 51 : Explosion du titre dans Dirty Handz 2. Source : Dirty Handz 2. Figure 52 : Trainsurfer allemand cagoulé. Source : Dirty Handz 3. Figure 53 : L’habitat du graffeur du SDK crew. Source : Dirty Handz 3. Figure 54 : La propagation du graffiti à travers le globe. Source : Writers. Figure 55 : Inscriptions "Crime". Source : Writers. Figure 56 : Étapes de remplissage et utilisation d’un extincteur. Source : Vandal. Figure 57 : Chérif en "détention" au centre de formation de CAP. Source : Vandal. Figure 58 : Chérif découvrant le cahier de dessin. Source : Vandal. Figure 59 : La bande dessinée camouflant le cahier de dessin. Source : Vandal. Figure 60 : Affiche du Film Vandal. Source : Allocine.fr Figure 61 : Traitement différentiel des inscriptions. Source : Archives personnelles, 2016. Figure 62 : Mise en scène des nettoyeurs dans Dirty Handz 1. Source : youtube.com Figure 63 : Mise en scène des « graffeurs-nettoyeurs » dans Nolens-Volence Source : vimeo.com
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Figure 64 : Kazimir Malevich, Suprematism With Eight Rectangles, 1915, huile sur toile, Musée d’Art Moderne, New York Source : google.com Figure 65 : Mark Rothko, Mural, 1952, National Gallery of Harvard. Source : google.com Figure 66 : Nicolas de Staël, Méditerranée, 1952/1953, huile sur toile, 50x61cm, Musée National d’Art Moderne (Paris). Source : google.com Figure 67 : Nicolas de Staël, La ville blanche, 1951, huile sure toile, 124,8 × 79,2 cm, Musée des Beaux-Arts de Dijon (Côte-d'Or, France). Source : google.com Figure 68 : Brossage. Source : Jean-Baptiste Barra et Timothée Engasser, archives personnelles, 2016. Figure 70 : Pluie. Source : Jean-Baptiste Barra et Timothée Engasser, archives personnelles, 2016. Figure 71 : Gravure. Source : Jean-Baptiste Barra et Timothée Engasser, archives personnelles, 2016. Figure 72 : Spectre. Source : Jean-Baptiste Barra et Timothée Engasser, archives personnelles, 2016. Figure 73 : Radical. Source : Jean-Baptiste Barra et Timothée Engasser, archives personnelles, 2016. Figure 74 : Symétrique. Source : Jean-Baptiste Barra et Timothée Engasser, archives personnelles, 2016. ! ! ! ! ! ! ! ! ! ! 183! !
TABLE DES MATIÈRES INRODUCTION _________________________________________________________________ 11
CHAPITRE I: L'AUDIOVISUEL DANS LES SCIENCES SOCIALES : UNE FORME D'ENTRÉE EN RÉSISTANCE PARTIE 1. DE LA SOCIOLOGIE FILMIQUE ________________________________________ 20 I.#L'AUDIOVISUEL#POUR#TRANSCENDER#LES#DISCIPLINES# ___________________________________________#20# II.#OUTILS#THEORIQUES#ET#METHODOLOGIQUES#____________________________________________________#22# III.#DE#L'ESSAI#AU#WEBDOCUMENTAIRE# ____________________________________________________________#27# PARTIE 2. LE FILM : DE L’OUTIL A L’ŒUVRE AUTONOME ________________________ 31 I.#DE#L’IMPORTANCE#DU#DISPOSITIF#________________________________________________________________#31# II.#LA#BANDE#SON#COMME#ECRITURE#SUR#DIFFERENTS#NIVEAUX#____________________________________#34# III.#LE#SPECTATEUR#COMME#ACTEUR#DE#SON#PROPRE#RECIT#________________________________________#43# PARTIE 3. L’IMPORTANCE DES NOUVELLES REPRESENTATIONS DE L'ESPACE URBAIN DANS LES SCIENCES SOCIALES _________________________________________ 45 I.#LE#TERRITOIRE#URBAIN#COMME#LIEU#DE#RECOMPOSITION#DE#NOUVEAUX#ESPACES#_______________#45# II.#LE#RAPPORT#AU#PERSONNAGE#:#ENTRE#FICTION#ET#REALITE#_____________________________________#56# III.#PARTIR#DU#GESTE,#UNE#DEMARCHE#ESSENTIELLE#POUR#LES#SCIENCES#SOCIALES#________________#61#
CHAPITRE II : LES REPRÉSENTATIONS AUDIOVISUELLES DU GRAFFITI VANDALE PARTIE 1. LE REGARD AUTORITAIRE ____________________________________________ 66 I.#VIDEOSURVEILLANCE#ET#VIDEOPROTECTION#:#LA#CONSTRUCTION#DU#REGARD#STIGMATISANT#___#67# A.!DE!NOUVEAUX!MODES!DE!CONTROLE!____________________________________________________________!67! B.!SUBJECTIVITE!DU!DISPOSITIF!ET!INFLUENCE!SUR!LA!REPRESENTATION!DE!LA!DELINQUANCE! _____!69! II.#REPRESENTATION#ET#DIFFUSION#DES#STIGMATES#DU#GRAFFITI#DANS#LES#JOURNAUX#TELEVISES#_#71# A.!LE!COMMENTAIRE!ORAL!COMME!CONFIRMATION!DE!LA!DEVIANCE!_______________________________!71! B.!LES!MODES!DE!REALISATION!AU!SERVICE!D’UNE!REPRESENTATION!CRIMINELLE!__________________!74! III.#LA#REPRESENTATION#STIGMATISEE#DU#GRAFFITI#:#UN#OUTIL#MARKETING#POUR#LES# PUBLICITAIRES#?#____________________________________________________________________________________#79# A.!LE!GRAFFEUR!COMME!FIGURE!DU!SPECTACULAIRE!ET!DE!LA!LIBERTE!____________________________!79! B.!LE!VANDALISME!:!UN!ARGUMENT!DE!VENTE!POUR!CIBLER!LES!GRAFFEURS!_______________________!85! PARTIE 2. LES FILMS DE GRAFFITI : DE NOUVEAUX REGARDS SUR LA PRATIQUE VANDALE ? _____________________________________________________________________ 91 I.#L’AUTOPORTRAIT# ________________________________________________________________________________#92# A.!DE!LA!CONTRE!CULTURE!AU!CONTRE!DISCOURS!:!ENJEUX!DE!LA!REPRESENTATION!POUR!LES! GRAFFEURS!_______________________________________________________________________________________!93! 1.!Un!travail!de!mémoire!contestataire! _________________________________________________!94! 2.!Le!renversement!de!l'autorité!_________________________________________________________!95! 3.!La!contestation!du!discours!médiatique!______________________________________________!97!
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B.!UNE!PROPHETIE!AUTOWREALISATRICE!?!_________________________________________________________!99! 1.!Le!graffiti!comme!spectacle!____________________________________________________________!99! 2.!La!réappropriation!des!stigmates!de!la!déviance!__________________________________!102! 3.!Un!discours!identique!à!celui!du!graffiti!vandale!__________________________________!106! II.#LE#REGARD#EXTERIEUR#_________________________________________________________________________#109# A.!WRITERS:!1983W2003,!20!ANS!DE!GRAFFITI!A!PARIS!_________________________________________!109! 1.!Une!approche!historique!originale!__________________________________________________!109! 2.!Une!représentation!classique!du!graffiti! ___________________________________________!112! B.!VANDAL!______________________________________________________________________________________!114! 1.!La!représentation!de!l'action!________________________________________________________!115! a. Une approche documentée de la pratique du graffiti ________________________ 115 b. Une mise en scène spectaculaire _______________________________________ 118 2.!Le!graffeur!dans!Vandal!:!une!figure!en!trois!dimensions!_________________________!120! a. Chérif, l'adolescent délinquant _________________________________________ 120 b. ORK, les vandales violents ___________________________________________ 124 c. Vandal, l'artiste super-héros ___________________________________________ 126
CHAPITRE III : LE PROJET EXPÉRIMENTAL PARTIE 1. LA CONSTRUCTION D’UN PROJET ___________________________________ 132 I.#UNE#NOUVELLE#APPROCHE#DE#L’ACTION#_________________________________________________________#132# A.!UN!PAS!DE!COTE!______________________________________________________________________________!132! 1.!Le!choix!de!l’action!___________________________________________________________________!133! 2.!Un!nouveau!Sujet!_____________________________________________________________________!135! B.!LE!CAS!PARTICULIER!DE!LA!MAIRIE!DE!TOULOUSE!_____________________________________________!137! 1.!Historique!_____________________________________________________________________________!137! 2.!Dispositif!actuel! ______________________________________________________________________!138! 3.!Communication!municipale!_________________________________________________________!139! 4.!Première!prise!de!contact! ___________________________________________________________!143! II.#LES#FILMS#SUR#LE#SUJET#_________________________________________________________________________#145# A.!LA!REPRESENTATION!DU!NETTOYAGE!DANS!LES!FILMS!DE!GRAFFEURS!_________________________!145! B.!LES!MEDIAS!TELEVISES!_______________________________________________________________________!148! C.!APPROCHES!ARTISTIQUES!_____________________________________________________________________!150! PARTIE 2 : LA REALISATION DU PROJET ________________________________________ 155 I.#SCENARIO#ET#PREMIERS#ESSAIS#__________________________________________________________________#155# A.!DETAILS!DU!SCENARIO!________________________________________________________________________!155! B.!REPERAGES!ET!TRAVAUX!PREPARATOIRES!____________________________________________________!159! II.#LE#DISPOSITIF#DE#TOURNAGE#___________________________________________________________________#160# A.!PRESENTATION!ET!JUSTIFICATION!DES!MODES!DE!REALISATION!_______________________________!160! B.!INFORMATIONS!TECHNIQUES!_________________________________________________________________!162! III.#L’EXPERIMENTATION#DE#LA#THEORIE#A#LA#PRATIQUE# _________________________________________#163# A.!L’INTEGRATION!DU!MONTAGE!COMME!FORMATION!DU!DISCOURS!FINAL! _______________________!163! B.!LES!APPORTS!DE!L’EXPERIMENTATION!AUDIOVISUELLE!________________________________________!164! CONCLUSION _________________________________________________________________ 165 BIBLIOGRAPHIE ______________________________________________________________ 169 TABLE DES ILLUSTRATIONS ___________________________________________________ 179 TABLE DES MATIERES _________________________________________________________ 184
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