L'architecture du coin de rue.

Page 1

L’ARCHITECTURE du coin de rue

...

Tim Lawson


Mémoire de Licence 2017 - 2020 ENSA PVS Encadrement : Léa Mosconi Unité d’enseignement : Théorie et pratique de la conception architecturale et urbaine. Domaine d’étude envisagé : D.E FAIRE.


SOMMAIRE DÉMARCHE

4

INTRODUCTION

6

PARTIE I : QUEL(s) EPSACE(s) POUR L’ORDINAIRE

8

PARTIE II : LA MADELEINE DE PROUST

18

PARTIE III : L’APPROPRIATION AFFECTIVE

26

CONCLUSION

32

ÉPIGRAPHE

34

BIBLIOGRAPHIE

36


4 5

DÉMARCHE

L’objectif

est ici de porter un regard sensible, introspectif et honnête sur trois années d’apprentissage de l’architecture. Il me semble primordial de faire la synthèse de ce modeste parcours en intégrant aux connaissances acquises, une certaine part de subjectivité. Il s’agit finalement de mettre des mots sur des intuitions architecturales tout à fait personnelles et de poser les bases d’une réflexion qui m’accompagnera tout au long de ma pratique. Au cours de ces quelques années passées à developper mon acuité architecturale, je me suis peu à peu éloigné d’une vision élitiste de l’architecture, préférant m’accrocher à la conviction que la « beauté architecturale », aussi subjective soitelle, se trouve partout, en tout temps et en tout lieu. Il sera donc question, dans ce texte, de poser un regard sur l’invisible et d’établir un questionnement sur la nature même d’une architecture quotidienne, que l’on aperçoit chaque jour mais que l’on ne prend jamais le temps de contempler. Une sorte d’architecture du coin de rue, si l’analogie m’est permise.


©Tim Lawson, Paris, Mars 2020.


6 7

INTRODUCTION

Il est difficile de donner une définition précise et arrêtée de l’architecture du quotidien, la petite architecture passant souvent inaperçue dans le paysage urbain. Cette dernière, de par sa forme et sa fonction n’a évidemment pas vocation à attirer le regard et se pose en contre-pouvoir d’une architecture tape-à-l’oeil. L’architecture de l’ordinaire peut se décliner sous plusieurs formes et n’est pas un concept attaché à un territoire en particulier. De plus, si cette banalité peut se retrouver dans la façade d’un vieil immeuble parisien, elle peut également être présente dans une architecture plus contemporaine. Parler de banalité revient finalement à s’engager sur le chemin de la discrétion et de la sobriété. Autant de concepts fondamentaux dans l’élaboration d’une architecture juste et pérenne. Mais alors, qu’est ce qui nous permettrait de qualifier une architecture de banale ou d’ordinaire ? Il n’existe bien évidemment pas de bâtiment générique et la banalité n’est pas un mouvement architectural. Il est donc difficile de la définir de manière totalement objective si l’on considère que cette architecture est avant tout affaire d’atmosphères et d’ambiances, qui sont elles mêmes des expériences subjectives. Donnons quelques exemples afin de comprendre ce dont il est question ici. Il m’arrive souvent de tomber en admiration devant certains édifices lorsque je me ballade dans la rue. La plupart du temps, il ne s’agit pas de bâtiment architecturé à outrance ou ayant la prétention de se poser en objet d’architecture. Au contraire, il s’agit bien souvent de bâtiments discrets et communs. Pour exemple, Quelques vieux HBM construits dans les années 1930 possèdent, à mon sens, certaines qualités architecturales singulières. Cette architecture du quotidien peut donc être étudiée de biens des façons. Nous nous intéresserons içi à trois d’entre elles. Il est tout d’abord question d’espace, du moins de la manière dont ces architectures, en apparence banales, peuvent faire preuve de certaines qualités spatiales et ce à toutes les échelles. Vient ensuite la temporalité de ces mêmes édifices, ou l’évolution de ces derniers au cours du temps. Enfin, l’appropriation affective de ces espaces peut donner certaines clés de réflexion quand à l’usage de l’ordinaire. Cette dernière dimension de l’architecture du quotidien, intégrant le facteur humain, apporte une véritable singularité à ces espaces ordinaires.


©Tim Lawson, Paris, Avril 2020.


8 9

PARTIE I - QUEL(s) EPSACE(s) POUR L’ORDINAIRE ?

Si l’on veut donner une description pertinente de ces espaces ordinaires, il est nécessaire de poser un regard éclairé sur cette banalité. Tout d’abord, l’architecture du quotidien n’est pas plus une architecture qui se conçoit qu’une résultante heureuse de la construction d’édifices au caractère purement fonctionnel. Le charme des petites ruelles pittoresques que l’on peut arpenter dans certains villages du sud de la France en est la preuve. Il semble néanmoins compliqué de produire ou de concevoir la banalité comme l’on conçoit aujourd’hui n’importe quelle autre architecture car cela reviendrait à dire qu’il existe une formule magique de l’ordinaire. Il ne faut pas non plus confondre la sobriété que l’on pourrait retrouver dans la banalité avec celle qui définirait un processus de conception complexe et réfléchi. Cependant, si la banalité ne se conçoit pas de manière systématique, elle est en revanche une impression commune à toutes et à tous, crée par le sens commun et dans laquelle évolue l’ensemble de la société. Anne Roqueplo décrit d’ailleurs cet environnement en utilisant un concept tout à fait à propos : ‘‘ Le concept de theatrum mundi(1) renvoie à tout homme sa qualité d’acteur, consciemment ou inconsciemment chargé d’un rôle relevant essentiellement de l’application de codes sociaux. L’architecture accompagne sans nul doute la mise en scène de ce théâtre de la vie. ’’ (2) L’architecture du quotidien se pose donc comme le décor, plus ou moins remarquable et remarqué de cette grande pièce de théâtre dans laquelle les grands projets d’architecture, de par l’attention qu’on leur porte, ont le premier rôle. On peut également retrouver une sorte de nihilisme dans la banalité. Un refus d’être remarquable ou digne d’un intérêt quelconque. Mais alors la normalité estelle forcément gage de banalité ? Tout dépend du point de vue que l’on adopte. Si l’architecture audacieuse de notre temps et le florilège de bâtiments tous plus ornementés les uns que les autres ne sont pas banals, ils constituent néanmoins une certaine normalité dans le paysage architectural contemporain. C’est donc dans ce contexte d’uniformisation de la singularité que la banalité trouve tout son intérêt.

(1) Richard. Sennett, Les Tyrannies de l’intimité, 1977. (2) Anne Roqueplo. « L’espace domestique des architectes : scénographie ouverte au quotidien », Nouvelle revue d’esthétique, vol. 20, no. 2, 2017, pp. 127-147.


©Tim Lawson, Bastia, Juin 2020.


10 11

PARTIE I - QUEL(s) EPSACE(s) POUR L’ORDINAIRE ?

À titre d’exemple, lorsque le monde de l’architecture traversait la période postmoderne où toutes sortes de bâtiment néo quelque chose fleurissaient un peu partout, un simple mur coulé en place de Tadao Ando faisait exception. Aujourd’hui encore, la norme se trouve encore bien trop souvent dans le bâtiment bavard, tape à l’oeil et lourdement référencé. Les productions de ‘‘starchitectes’’ comme Jean Nouvel, Franck Gehry ou BiG en témoignent. (1) Dans un contexte comme celui la, une petite architecture, une cabane dans les bois, une extension discrète dans un quartier pavillonnaire ou immeuble de logement collectif aperçu au détour d’une petite rue prend alors statut d’exception, révélant une architecture sensible, d’une élégante modestie. Il est également important de souligner la pluralité des modes d’expression que peut revêtir le banal. En effet, on peut tout aussi bien le retrouver dans la cour d’un immeuble d’habitation que dans la superposition non réfléchi de magasines posés sur une table. Vient donc la question du mode de représentation. Comment pouvons-nous rendre compte de la banalité si, par définition, celle-ci ne sort pas du lot ? Cette question, le collectif France(s) Territoire Liquide se l’est posé à l’occasion de la 15eme Biennale d’architecture de Venise en 2016, choisissant, en collaboration avec le collectif MYOP (2), de développer une série de clichés photographiques allant à l’encontre de toutes les normes en matière de photographie d’architecture. L’approche fut en effet assez singulière puisque la focale n’était pas posée sur l’objet d’architecture mais sur son contexte. Le paysage urbain ou rural composant l’environnement direct de l’édifice est alors mis au premier plan et dévoile toute la réalité du projet d’architecture, balayant toute tentative de séduction architecturale. Cette production photographique montre qu’il est primordial d’intégrer la notion de banalité au processus de conception architectural, ne serait-ce que par souci d’honnêteté. Il n’est donc plus question de ne photographier que l’objet, mais aussi de capturer l’essence de son environnement. Philosophie qu’il serait utile d’appliquer à la conception architecturale, qui essaie trop souvent de mettre de coté les notions de banalité et d’ordinaire. (1) Voir les tours duo de Jean Nouvel, le Walt Disney Concert Hall pour Franck Gehry et la lego house au Danemark de BIG Architecture. (2) Portée par ne nombreux acteurs, l’exposition du pavillon français à la 15eme Biennale d’Architecture de Venise fut nommée ‘‘Nouvelles richesses’’.


Raphael Gabrion Architecte - Cesson ©Charly Broyez. (2)

Ronan Prineau Architecte - Challans ©Francois dantart. (2)


12 13

PARTIE I - QUEL(s) EPSACE(s) POUR L’ORDINAIRE ?

Malheureusement, il est souvent plus aisé de concevoir un objet d’architecture comme la Tour Eiffel qu’il l’est de concevoir l’ordinaire d’une rue ou d’un quartier. Néanmoins, les deux échelles sont nécessaires au bon développement de l’espace urbain, la deuxième peut être plus que la première. Daniel Pinson nous avertit : ‘‘ L’art dans la ville est à distinguer de l’art de la ville. ’’(1) Cette échelle de banalité joue également un rôle d’importance lorsqu’il s’agit d’établir une proximité affective avec son environnement direct. Il parait donc essentiel qu’un grand projet d’architecture puisse fournir à ses usagers la chance de se reconnaitre dans la construction contemporaine et souvent high tech qu’il représentera. Hélas, c’est souvent l’inverse qui se produit et cette même proximité affective se voit mise de coté sous prétexte d’audace architecturale. Gernot Böhme écrit à ce sujet : ‘‘ Ce qui importe aujourd’hui, c’est de renforcer le point de vue du sujet de l’expérience et de faire valoir ce que signifie le fait d’être charnellement présent dans des espaces. ’’(2) Il s’agirait donc de mettre au premier plan les interactions futures qui se dégageront de la présence d’un objet d’architecture au sein de l’espace urbain et de rouvrir le dialogue entre l’édifice et son usager. Ce dialogue et cette proximité affective sont d’ailleurs visibles à plusieurs échelles. De fait, la chambre, l’appartement, l’édifice, la rue et le quartier sont autant d’espaces dans lesquels peut se développer cette banalité dont il est question ici. La chaleur et la familiarité d’un foyer, la proximité sociale que permet l’immeuble d’habitation, les déambulations rêveuses le long d’une rue ainsi que les allers et venues d’un coin de rue à un autre de notre quartier constituent un quotidien dans lequel les sens peuvent s’épanouir pleinement, à condition de voir ce qui doit être vu et d’entendre ce qui doit être entendu.

(1) J.-M. Stébé, H. Marchal (Ed.), 2009, Traité sur la ville, Paris : PUF, Chapitre X rédigé par Daniel Pinson, p. 513-560 (2) Gernot Böhme, « Les atmosphères comme objet de l’architecture », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 46 | 2019, 169-194.


©Tim Lawson, Paris, Septembre 2017.


14 15

PARTIE I - QUEL(s) EPSACE(s) POUR L’ORDINAIRE ?

Mais alors de quelle manière se construisent ces espaces ? Et quels en sont les attributs principaux ? Il n’est pas difficile de décrire les formes et les matériaux qui permettent de produire l’effet recherché en terme de monumentalité. Les formes simples, comme le cube, la sphère, la pyramide ou le cylindre et les matériaux inaltérables tel que le verre ou la pierre jouent un rôle non négligeable dans la fascination immédiatement recherchée par de grands édifices monumentaux. En revanche, ces constructions ne se prêtent pas nécessairement à une découverte progressive de l’édifice, ni même à une possible appropriation de ces derniers, Ils sont conçus pour le regard pressé du touriste qui ne fait que passer, et c’est bien là tout le problème. Mais si les grands monuments possèdent leurs propres matériaux et leurs propres langages volumétriques, qu’en est-il de la petite architecture ? Elle aussi devrait, logiquement, être en mesure de déployer un lexique architectural qui lui est propre. Malheureusement, tout n’est pas si simple et cette architecture de l’ordinaire peut se présenter sous de nombreuses formes. Néanmoins, nous devrions être en mesure de désigner quelque-uns de ces attributs. La brique de terre cuite, le bois et plus généralement tout les materiaux utilisés, non pas pour impressionner, mais par soucis de cohérence font selon moi partie de ces attributs. Il serait maintenant intéressant de se demander pourquoi. Sans doute cela vient-il de la familiarité que l’on associe à ces derniers. Peut-être est-ce le caractère intemporel de ces matériaux qui leurs confère un attrait certain lorsqu’il s’agit de produire des atmosphères d’une grande profondeur, offrants une sorte de stabilité visuelle et affective. G. Perec écrivait à ce sujet : ‘‘ J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés; des lieux qui seraient des références, des points de départ, des sources. Nous vivons dans l’espace, dans ces espaces, dans ces villes, dans ces campagnes, dans ces couloirs, dans ces jardins. Cela nous semble évident. Peut être cela devrait-il être effectivement évident. Mais cela n’est pas évident, cela ne va pas de soi(…) ’’ (1) (1) Georges Perec, Espèces d’espaces, Paris, Éditions Galilée, 1974/2000, p. 179.


©Tim Lawson, Paris, Septembre 2017.


16 17

PARTIE I - QUEL(s) EPSACE(s) POUR L’ORDINAIRE ?

Si, effectivement, cela ne va pas de soi, c’est précisément parce que la succession d’événements ayants mené à l’élaboration de notre environnement est finalement extraordinaire et représente l’aboutissement de plusieurs millénaires d’évolutions sociétales. On ne saurait alors aborder la banalité sans parler de son équivalent d’une noblesse encore plus profonde, la sobriété. Cette sobriété architecturale, que l’on pourrait définir comme la manifestation la plus concrète du ‘‘Less is More’’ de Mies van der Rohe ou du ‘‘Little is More’’ de Junya Ishigami, relève en réalité d’un processus de pensée complexe et subtil. Il s’agit en effet d’une banalité réfléchie et conceptualisée, visant à réduire les artifices au minimum, en composant avec tous les outils de conception communs aux architectes, ainsi qu’avec l’expérience de la banalité, propre à chacun. Néanmoins, bien que l’espace dans sa forme la plus stricte joue un rôle d’importance dans le développement de la banalité, la composante principale de l’ordinaire reste son expression la moins tangible, le temps.


©Tim Lawson, Bastia, Juillet 2020.


18 19

PARTIE II - LA MADELEINE DE PROUST

L’espace ne peut exister sans sa dimension temporelle. Lorsque l’on parle d’espace, on parle aussi de temps. La liaison de ces deux concepts permet donc une lecture nuancée de l’évolution de cet ordinaire au fil du temps. Parler de la temporalité d’un lieu revient finalement à s’interroger sur sa quotidienneté, de la manière la plus extraordinairement banale. Mais parler de temps, c’est aussi parler de mémoire. Georges. Perec écrivait à ce sujet : ‘‘ Mes espaces sont fragiles : le temps va les user, va les détruire : rien ne ressemblera plus à ce qui était, mes souvenirs me trahiront, l’oubli s’infiltrera dans ma mémoire, je regarderai sans les reconnaître quelques photos jaunies aux bords tout cassés.(…) ’’ (1) Bien souvent, ces architectures du quotidien évoquent des souvenirs tout à fait singuliers, de manière consciente ou inconsciente et agissent sur notre mémoire comme une véritable madeleine de Proust. La vue d’une façade nous rappelant vaguement l’immeuble dans lequel on a grandi, un jardin semblable à celui de notre enfance ou une pièce au proportions semblables à celles dans lesquelles nous jouions étant petits peuvent donner un caractère tout à fait particulier à cette banalité. Il est également bon de rappeler que l’architecture, bien que résolument matérielle, ne révèle toute sa justesse que sous la contrainte temporelle à laquelle nous sommes tous sujets. Bien évidemment, l’immeuble, comme son nom l’indique, est immobile et de bougera pas durant sa courte ou longue existence. Il est condamné à occuper un lieu donné, une parcelle qui, elle non plus, n’aura pas vocation à s’enfuir. Néanmoins, c’est justement dans cette immobilité matérielle que l’architecture peut véritablement affirmer sa profondeur esthétique et fonctionnelle. C’est d’ailleurs cette réalité temporelle que mettait en lumière Auguste Perret lorsqu’il disait ‘‘L’architecture, c’est ce qui fait les belles ruines’’. (2)

(1) Georges Perec, Espèces d’espaces, Paris, Éditions Galilée, 1974/2000, p. 179. (2) Auguste Perret, architecte francais (1874-1954).


©Tim Lawson, Paris, Juillet 2020.


20 21

PARTIE II - LA MADELEINE DE PROUST

C’est dans cette temporalité, plus ou moins longue, que s’inscrit l’espace immobile. La marque du temps n’épargne pas non plus cette petite architecture qui, sous la course du soleil, révèle l’intégralité de son potentiel à produire de belles ruines. C’est d’ailleurs précisément par la course du soleil, ou par l’absence de ce dernier que l’aspect de ces architectures change. Les ombres, le mouvement des nuages et des usagers au fil des heures sont autant de vecteurs de prise de conscience du temps qui passe sur le bâtiment et qui confèrent à l’ordinaire de ce dernier une singularité qu’aucune autre architecture, aussi sophistiquée soit-elle, ne pourrait atteindre. Bernard Aghina précise en parlant de l’édifice comme vecteur d’interaction : ‘‘ Hors les cas extrêmes (les prisonniers toujours dedans, les sans-abri toujours dehors), on y entre et on en sort. L’employé vient le matin, déjeune à midi au restaurant d’entreprise ou dans un bistrot du quartier, repart le soir, de plus en plus tôt (…). Le cadre reste parfois plus tard pour cause de travail à finir ou de téléconférence avec New York. Le temps du bâtiment devient alors le temps de ses usages et la question paraît résolue: une « architecture du temps continu » serait par exemple un immeuble de bureaux occupé jour et nuit et relié en permanence au monde entier ’’ (1) Cette continuité temporelle permet donc aux usagers de la banalité de faire l’expérience d’atmosphères architecturales uniques tout en conservant le caractère intime de l’espace en question. La notion d’atmosphère est d’ailleurs une composante essentielle de cette architecture ordinaire. Mais si l’espace que l’on occupe définit l’usage, les atmosphères qu’il dégage, elles, définiront notre ressenti. Tout ce processus émotionnel prend un sens tout particulier lorsqu’il fait écho à notre perception de l’espace et du temps. Gernot Böhme écrit : ‘‘ On ne peut faire l’expérience décisive que lorsque l’on prend part par sa propre présence à l’espace que l’architecture crée ou configure. Cette participation est une tendance affective à nous trouver dans une certaine tonalité de par le caractère d’un espace, l’atmosphère dans laquelle nous nous trouvons. ’’ (2)

(1) Bernard Aghina, L’architecture a (encore) le temps, In Gwiazdzinski L., 2003, La ville 24h/24, La Tour d’Aigues, L’Aube, pp.153-158 (2) Gernot Böhme, « Les atmosphères comme objet de l’architecture », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 46 | 2019, 169-194


©Tim Lawson, Porto, Avril 2019.


22 23

PARTIE II - LA MADELEINE DE PROUST

Dans le livre «Atmospheres», paru en 2008, Peter Zumthor expose les différents procédés par lesquels l’architecte peut créer des atmosphères uniques. Il explique également que cette atmosphère architectonique si particulière, qu’il s’efforce de définir page après page, peut être trouvée en tout temps et en tout lieu. Ce dernier évoque également une notion tout à fait intéressante et de circonstance ; La magie du réel (1). Il voit cette magie du réel comme l’aboutissement de la magie de la pensée et donne comme exemple une photographie d’Hans Baumgartner qui capture en 1936 une ambiance puissante et subtile dans le café d’une maison d’étudiants à Zurich. Cette photographie parvient, en quelque sorte, à capturer l’essence du temps. Celui la même qui permet d’inscrire notre propre expérience dans un ensemble d’émotions ressenties par toutes les personnes ayant fréquenté le lieu avant nous, ajoutant une expérience de plus au souvenir collectif. Matière première du temps, le souvenir est d’ailleurs défini par le Larousse comme étant la survivance, dans la mémoire, d’une sensation, d’une impression, d’une idée ou d’un évènement passé. Depuis qu’il est enfant, l’être humain vit l’expérience de l’architecture, et ce, sans nécessairement y réfléchir. Cette spontanéité de la rencontre de l’environnement bâti peut revêtir plusieurs formes. Odeurs, textures, sons et lumières sont autant de vecteurs de mémoire permettant d’activer certains souvenirs, plus ou moins éloignés du temps présent. C’est pourquoi ces mêmes souvenirs définissent de manière relativement affirmée notre expérience présente de l’architecture, et par extension, de sa banalité. Peter Zumthor nous dit d’ailleurs : ‘‘ De tels souvenirs portent en eux les impressions architecturales les plus profondément enracinées que je connaisse. ’’ (2) Il établit là un questionnement sur le fondement même de ces images qui émergent, sur le sens de cette architecture ordinaire, lorsqu’elle a été vue et sentie pour la première fois. Il voit donc dans ces sursauts de la mémoire une occasion unique de faire resurgir ces atmosphères et de les associer à un langage architectural moderne. L’architecture du quotidien joue donc un rôle essentiel dans la construction de cette mémoire puisqu’elle constitue le décor dans lequel nous évoluons depuis l’enfance.

(1) Peter Zumthor, Atmospheres, Editions Birkhäuser, 2008, p. 18-19. (2)Peter Zumthor, Penser l’architecture, Editions Birkhäuser, 2010, p. 10.


©Hans Baumgartner, Résidence étudiante, Clausiusstrasse, Zurich, 1936.


24 25

PARTIE II - LA MADELEINE DE PROUST

‘‘ L’architecture de Peter Zumthor se veut donc ancrée dans les souvenirs de ceux qui la traversent. Évoquant des notions d’atmosphères et d’ambiances toutes particulières, elle a la capacité d’émouvoir. Dans le but de répondre aux intentions sensorielles, Peter Zumthor porte une attention particulière au potentiel emotionel de ses bâtiments. Ces derniers sont un heureux va-et-vient entre des procédés de constructions simples et des espaces porteurs de sensations.’’ (1) Peter Zumthor pense donc le quotiden de l’édifice en integrant ce dernier au sein d’un processus de conception architectural d’une grande sensibilité. Cette harmonie architecturale n’est pas étrangère à la quotidienneté, bien au contraire. En effet, c’est bien parce que la quotidienneté est une forme d’harmonie que nous ne la voyons plus est qu’elle devient banalité. Ainsi, l’architecture de l’ordinaire se construit comme une sorte d’enchevêtrement plus ou moins complexe de temporalités dont les marques sont visibles à plus ou moins long terme. Ces mêmes temporalités traversent l’édifice et le définisse, de sa programmation, jusqu’aux différentes formes d’habitation qu’il peut accueillir le temps de son existence. (1) Véronique Barras-Fugère, Catherine D’Amboise, Laurence St-Jean, Sandrine Tremblay-Lemieux, TP1 : Étude d’une pensée constructive p.12.


©Tim Lawson, Paris, Avril 2020.


26 27

PARTIE III - L’APPROPRIATION AFFECTIVE

Lorsque l’on parle d’appropriation de l’espace, il peut s’agir de plusieurs choses. Néanmoins, nous nous intéresserons ici à la plus value émotionnelle que peut représenter cette appropriation lorsqu’elle intervient sur cette architecture du quotidien. Dans l’un de ses ouvrages, G. Perec explore la notion d’appropriation avec poésie et pragmatisme, mettant au premier plan les émotions qu’elle suscite. Il nous dit: ‘‘ Habiter une chambre qu’est ce que c’est ? Habiter un lieu c’est se l’approprier ? Qu’est ce que s’approprier un lieu ? A partir de quand un lieu devient-il vraiment votre ? Est-ce quand on a mis tremper ses trois paires de chaussettes dans une bassine en plastique rose ? Est-ce quand on s’est fait réchauffé des spaghettis audessus d’un camping gaz ? Est-ce quand on a utilisé tous les cintres dépareilles de l’armoire penderie ? (…) ’’ (1) Ce passage relève d’une réalité commune à toutes et à tous. Il s’agit là de définir, de manière plus ou moins précise, le moment à partir duquel il est possible de considérer qu’une habitation nous appartient, physiquement et émotionnellement. L’être humain est un être sociable qui éprouve le besoin fondamental d’échanger et d’être avec les autres. Cependant, cette sociabilité doit se présenter avec son lot d’intimité afin de permettre à cette architecture du quotidien de recréer un sentiment de familiarité. Le langage de l’espace permet donc d’exprimer notre solidarité, mais également de nous approprier notre individualité. L’architecture et les espaces qui la compose permettent aux occupants d’un même immeuble de se rencontrer, d’interagir et d’échanger. Toutes ces interactions, mises bout à bout, viennent créer un sentiment de communauté, d’appartenance. Il est donc important de trouver dans une architecture une certaine flexibilité spatiale et émotionnelle. Cependant, si la première peut être mise en oeuvre par de nombreux modes de conceptions architecturaux, la seconde, qui se définirait par le potentiel d’appropriation et de bien être dont dispose l’édifice, reste une notion plus ou moins mystérieuse qui ne peut être développée par une approche conventionnelle de l’architecture. Si l’on veut être à même de prendre en compte la constante sociale dans l’élaboration du projet d’architecture, il faut en vérité mettre au premier plan l’habitabilité de l’édifice. (1) Georges Perec, Espèces d’espaces, Paris, Éditions Galilée, 1974/2000, p. 50.


©Tim Lawson, Bastia, Juillet 2020.


28 29

PARTIE III - L’APPROPRIATION AFFECTIVE

Pour citer Florent Champy : ‘‘ La tendance à la monumentalisation est concomitante d’une autre évolution qui touche une part importante de la production architecturale publique contemporaine ainsi que celle promise à la patrimonialisation : il s’agit de son « esthétisation », c’est-à-dire de la place croissante de la valeur esthétique dans la conception et la réception des œuvres. ’’ (1) Il cite également un exemple bien connu des architeces : ‘‘ Ainsi, bien qu’il ne s’agisse pas d’une architecture banale, lorsque Jean Nouvel s’oppose à ce que les habitants des logements sociaux Nemausus 1 et 2 de Nîmes et Saint-Ouen, dont il est le concepteur, puissent recouvrir les murs en béton brut de leurs appartements, il défend ainsi le droit de suite de l’artiste au détriment des possibilités d’appropriation des espaces par leurs habitants.’’ (2) La pensée contraire à cette idéologie n’était pas véritablement prise en considération avant le IXeme congés des CIAM en 1953, consacré à la discussion de la charte de l’habitat. C’est durant ce même congrès qu’Alison et Peter Smithson (3) présentent leurs grille : Urban re-identification grid. Leur travail consistait en un remplacement d’une hiérarchie de fonction « logis, travail, circulation, loisir » par des catégories plus urbaines telles que « maison, rue, district et ville », permettant ainsi une nouvelle compréhension des interactions sociales selon les échélles. La partie gauche de la grille comporte des images d’enfants jouant dans les rues de l’un des quartiers les plus pauvres de l’East End à Londres, Bethnal green. Ces images illustrent un ensemble de valeurs défendu par les jeunes architectes du Team 10 (4) et qui nous ramène à une certaine quotidienneté, ou du moins à des échelles de grandeurs plus humaines.

(1) Florent Champy. « Des valeurs et des pratiques de l’architecture contemporaine. Trois tentatives d’explication de la « monumentalisation » des constructions publiques », L’Homme & la Société, vol. 145, no. 3, 2002, pp. 9-28. (2)Florent Champy. «Autonomie et spécificités des activités professionnelles et artistiques, Mémoire en vue de l’obtention de l’Habilitation à Diriger des Recherches, soutenue publiquement le 6 février 2009 (3)Alison Smithson (1928-1993) et Peter Smithson (1923-2003), Architectes britanniques. (4) Groupe d’architectes issus du mouvement moderne et ayant contribué à repenser l’architecture et l’urbanisme en rupture avec les conceptions rationalistes de leurs prédécesseurs, dans les années 1960 et 1970.


Grille pour le CIAM d’Aix-en-Provence, 1952-1953. Collage, photographies, encre sur papier collés. ©Smithson Familly Collection. Photo CNAC/MNAM Dist. RMN. ©Georges Meguerditchian, Partie 1 (gauche).

Grille pour le CIAM d’Aix-en-Provence, 1952-1953. Collage, photographies, encre sur papier collés, photographies de ©Nigel Anderson. ©Smithson Familly Collection. Photo CNAC/MNAM Dist. RMN. ©Georges Meguerditchian, Partie 2 (droite).


30 31

PARTIE III - L’APPROPRIATION AFFECTIVE

Ce besoin de valeurs plus intimes est inhérente aux différentes évolutions sociales qui se sont opérées dans les villes au cours de la deuxième partie du XXème siècle. La reconstruction des territoires urbains dévastés a donné lieu à de nombreuses politiques novatrices en matière d’urbanisme, pour le meilleur et pour le pire. Les grands ensembles, qui sont le produit de ces pensées architecturales et urbaines en témoignent parfois avec brutalité. C’est donc sur la base d’une dualité constante que se construit notre environnement urbain, opposant l’affect de l’être humain à la rigueur de la construction. Cette dualité est parfaitement exprimé par Daniel Pinson qui souligne : ‘‘ La ville elle-même est une œuvre dans son ensemble, que les architectes, ingénieurs et paysagistes enrichissent d’autres œuvres plus particulières. Les citadins eux-mêmes en corrigent en permanence les imperfections et l’adaptent à la vie d’une société urbaine plus diverse. Ces mutations donnent lieu aussi bien aux combats de titans que se livrent aujourd’hui les grandes agglomérations dans la concurrence mondiale qu’à des revendications plus modestes exprimées par les gens des quartiers. ’’ (1) Cette idée que les usagers d’un même espace puissent l’habiter comme bon leur semble, intégrant une dimension « infra-ordinaire » à l’extraordinaire de la ville, est cruciale lorsqu’on parle de banalité. Ces mêmes citoyens forment donc un « contre pouvoir », faisant face, lorsque cela est nécessaire, à la brutalité que peut parfois représenter projet d’architecture.

(1)J.-M. Stébé, H. Marchal (Ed.), 2009, Traité sur la ville, Paris : PUF, Chapitre X rédigé par Daniel Pinson, p. 513-560


©Tim Lawson, Bastia, Juillet 2020.


32 33

CONCLUSION

Il ne s’agit plus maintenant de construire grand, de construire plus, mais au contraire de construire moins et mieux. En clair, de construire juste. L’Architecture avec un grand « A » est affaire d’évidence, mais cette même évidence peut vite être balayée par une utilisation abusive des artifices esthétiques destinés à séduire le regard. Il m’arrive souvent de me demander à quoi ressemblerait le monde aujourd’hui si l’architecture ne s’était pas égarée sur le chemin du tape-à-l’oeil. On perçoit souvent dans les productions actuelles une sorte de superficialité déplacée. Comme si le bâtiment cherchait à attirer l’attention par de grands signes de bras, de peur que l’on passe devant lui sans le remarquer. Et pourtant, c’est précisément cette discrétion, cette invisibilité que l’on doit, à mon sens, s’efforcer d’atteindre, de manière à ce que l’ouvrage ne se dévoile jamais complètement au premier coup d’oeil. C’est d’ailleurs de cécité dont il est question ici, non pas de cécité clinique mais de cécité poétique. Nous n’arrivons plus véritablement à voir la beauté et la cohérence de ces édifices d’une formidable banalité qui, sous couvert de quotidienneté, ne sont plus regardés que comme un décor sans saveur. C’est contre cette même cécité que nous devrions tous nous insurger. Et pour cause, le quotidien peut constituer une source d’inspiration quasi-inépuisable. C’est donc cette quotidienneté qui devrait, selon moi, être considérée comme une des composantes essentielles de la conception architecturale d’aujourd’hui et de demain. Il nous faut donc, dès aujourd’hui, interroger la banalité. Interroger ses espaces, ses temporalités et plus important encore, interroger la relation qui s’est établie entre l’individu et l’ordinaire. Cet ordinaire, qui a tout à nous apprendre en matière d’architecture, ne peut plus se contenter de jouer les faire-valoir et désespère d’attention. Si la beauté du quotidien se trouve tout autour de nous, pourquoi la vivre sans y penser ? Intéressons nous donc à l’indicible et posons notre regard sur l’évidence. Il suffit d’ouvrir les yeux.


©Tim Lawson, Bastia, Juillet 2020.


34 35

ÉPIGRAPHE

‘‘ Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste, où est il ? Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, I’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de fond, I’habituel, comment en rendre compte, comment l’interroger, comment le décrire ? ’’ Georges Perec, Chroniques de l’infra-ordinaire, éditions du Seuil, 1989. Photographie : ©Tim Lawson, Bastia, Juillet 2020.



36 37

BIBLIOGRAPHIE

OUVRAGES ET ARTICLES - Aghina B. (2003) L’architecture a (encore) le temps, In Gwiazdzinski L., La ville 24h/24, La Tour d’Aigues, L’Aube, pp.153-158 - Augoyard J.-F. (1998) Éléments pour une théorie des ambiances architecturales et urbaines - Bégout B. (2005), La découverte du quotidien, Paris, Allia. - Böhme G. (2019) Les atmosphères comme objet de l’architecture, Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 46 | 2019, 169-194.

- De Certeau M. (1980), L’invention du quotidien, Union Générale d’édition, col. 10/18 - Champy F. (2002) Des valeurs et des pratiques de l’architecture contemporaine. Trois tentatives d’explication de la « monumentalisation » des constructions publiques, L’Homme & la Société, vol. 145, no. 3, pp. 9-28. - Sennett R. (1979 ) Les tyrannies de l’intimité, Seuil. - Lefebvre H. (1947), Critique de la vie quotidienne, I. Introduction, Paris, L’Arche. - Macherey P. 2005) Groupe d’études « La philosophie au sens large », animé par - Perec G.(1989) Chroniques de l’infra-ordinaire, éditions du Seuil. - Perec G. (1974) Espèces d’espaces, éditions Galilée. - Perec G. (1975) Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, publié dans la revue Cause commune avant d’être édité par Christian Bourgois en 1982. - Pousin F. (2012 ) Le quotidien et les ambiances : histoires croisées. Ambiances in action / Ambiances en acte(s) - International Congress on Ambiances, Sep 2012, Montreal, Canada. pp.331- 336. - Anne Roqueplo. « L’espace domestique des architectes : scénographie ouverte au quotidien », Nouvelle revue d’esthétique, vol. 20, no. 2, 2017, pp. 127-147. - J.-M. Stébé, H. Marchal (Ed.), 2009, Traité sur la ville, Paris : PUF, Chapitre X rédigé par Daniel Pinson, p. 513-560. - Zumthor P., (2008) Atmospheres, Editions Birkhäuser. - Zumthor P. (2010) Penser l’architecture, Editions Birkhäuser.

- Les cahiers de la recherche architecturale, (1998) n°42/43, pp. 13-23. SUPPORTS VIDEOS «L’ordinaire, nouvel horizon ?» Captation de la 10e série d’interventions du colloque « Nouvelles richesses » le 19 octobre 2016 à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine.




Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.