La science-fiction comme exploration des possibles

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Diplômes 2018


LA SCIENCE-FICTION COMME EXPLORATION DES POSSIBLES T I M OT H Y YOUNG M AS T E R I D

en quoi la science-fiction peut-elle encore nous surprendre ?

QUESTION INITIALE


SOMMAIRE

I N T R O D UC T I O N

1.

26

14

LES SCIENCES FICTIONS

APPARITION ET LES GRANDS AXES LES SCIENCES DEVELOPPEMENT UTOPIE/DYSTOPIE FICTIONS UTOPIE DYSTOPIE CONFUSION DES GENRES

AU-DELA DE LA FICTION

ANTICIPATION SOCIALE SPACE OPERA CYBER PUNK POST APO

66

56

2.

LA SF COMME UNE UN APPORT AUX EXPERIENCE DE SCIENCES PENSEE SOCIALES ?

94

QUELLES REPRESENTATIONS ? CO N C L U S I O N

B I B L I O G R A P H I E

E N T R E T I E N

76

PROSPECTIVE ET SCIENCE FICTION LA SF RENDUE CONCRETE

UNE SOURCE CONFUSE ?

3.

42

98

NOTRE RAPPORT NOTRE RAPPORT AU TRAVAIL AUX INTELLIGENCES ARTIFICIELLES

104

NOTRE RAPPORT A L’ENVIRONNEMENT


INTRODUCTION INTRODUCTION INTRODUCTION INTRODUCTION INTRODUCTION


I N T R O D U C T I O N

I N T R O D U C T I O N

« C’EST DE LA SCIENCE FICTION ! » C’est la phrase que nous avons l’habitude d’entendre dès

Nous nous demandions précédemment si, après un siècle d’exis-

lors qu’un sujet quelque peu décalé, futuriste, utopiste, extrava-

tence, la science-fiction n’avait pas tout simplement fini de nous

gant, voire déraisonnable fait surface. Et si, pourtant, la science-fic-

surprendre. Si sa fonction de lanceuse d’alerte n’était pas « épui-

tion était bien plus proche que nous ne le croyons ? Plus proche

sée », et si tous les thèmes qu’elle aborde n’avaient pas déjà été

de notre quotidien, de nos sociétés, de ses moeurs, de ses craintes

explorés auparavant. Serions-nous donc devenus imperméables à

et de ses aspirations. Car si par science-fiction nous avons ten-

ses mises en garde et peu excités par les changements et innova-

dance à imaginer des éléments hors du commun tels que des

tions techniques qu’elle propose ?

vaisseaux spatiaux, des robots, voire de terribles invasions de races extraterrestres malveillantes ou autres signes distinctifs du genre,

Et si nous ne cherchions non pas à répondre à ces questions

il serait dommage de se focaliser uniquement sur ces éléments

ni à connaître l’impact des thèmes que la science-fiction présente

narratifs qui ne sont, la plupart du temps, qu’une manière d’ex-

(et donc s’ils ont toujours cette capacité à nous surprendre ou non),

primer un message bien plus profond et pertinent. Et si le terme

mais plutôt à enquêter sur sa fonction heuristique1 ? Car c’est bien

de science-fiction est un terme assez généraliste, les dizaines de

de là qu’étonnement et surprise pourraient apparaître. En effet,

genres et de sous-genres qu’il comporte adressent tous des su-

nous pourrions nous demander si sa capacité à nous étonner ne

jets bien spécifiques et des problématiques très différentes. Bien

pourrait pas être liée à son utilisation en tant que discipline à part

au-delà du divertissement, c’est toute une expérience de pensée

entière. Et si une utilisation « décalée » de la science-fiction pouvait

et des hypothèses variées quant au futur de nos sociétés et de ses

nous surprendre ? Ne pourrait-on pas être surpris par une autre

tendances actuelles que nous offre la science-fiction depuis main-

utilisation de la science-fiction, ici comme un matériau de réflexion

tenant plus d’un siècle.

? C’est donc les nouvelles approches et applications (en tant que démarche et procédé expérimental) de la science-fiction qui pour-

Aller au-delà des idées reçues et voir comment un genre

littéraire et cinématographique pouvait être source de réflexions

raient potentiellement devenir sources de surprise.

poussées, voici les motivations premières que l’on pouvait déjà lire à travers nos attendus. Car si l’on prenait en compte certaines fonctions de la science-fiction, comme sa capacité à préparer le public à des changements techniques et à leurs conséquences socio-politiques, environnementales, ou encore éthiques, c’est précisément cette fonction expérimentale (et non de pure prédiction) qui était au coeur de nos interrogations et, plus tard, de notre question initiale. 1 Employé ici en tant que «démarche favorisant la découverte» URL: https://www.universalis.fr/encyclopedie/ heuristique/

9


C’est principalement à travers les travaux de chercheurs en

La prospective étant couramment associée à une version plus dis-

science sociale que nous avons enquêté sur ces questions. En effet,

ciplinée et méthodique de la science-fiction, mais surtout plus

certains d’entre eux promeuvent une utilisation de la science-fic-

apte à intégrer le registre académique que cette dernière, nous

tion et de ses sous-genres comme un apport direct à leurs propres

tenterons de mieux comprendre ce qui les différencie et à savoir

domaines de compétence. Nous avons ensuite cherché à voir si

en quoi elles pourraient être complémentaires. Afin d’illustrer les

des cas d’usages précis se dégageaient, pour ne pas rester unique-

parties précédentes, nous nous pencherons ensuite sur des usages

ment dans le domaine de la théorie. Cette étude a également né-

concrets de la science-fiction au service de thématiques variées,

cessité la lecture et le visionnage de nombreuses oeuvres phares

émanant aussi bien des secteurs privés que publics. Nous conclu-

de la science-fiction qui entraient en résonance avec notre sujet,

rons notre étude avec une dernière partie dédiée aux représenta-

en proposant une réflexion complexe et des hypothèses sur cer-

tions de certains grands thèmes de société dans la science-fiction

tains sujets de société.

récente. Ces grands thèmes (le travail, le rapport à l’environnement

ou l’intelligence artificielle, la politique, les questions sociales, etc.) Nous chercherons en premier lieu à mieux connaître la

font émerger avec eux de nombreuses problématiques et hypo-

science-fiction et son historique. Ce travail de recherche nous per-

thèses, qui comme nous le verrons, sont une vaste source d’inspi-

mettra ensuite de découvrir « des sciences-fictions », dans le sens

ration pour les auteurs de science-fiction.

10

où sous une appellation commune se cache pourtant une multitude d’oeuvres aux thèmes radicalement opposés. Il sera utile de bien différencier ces genres pour savoir lesquels se prêtent le mieux à une certaine « problématisation ». Après avoir différencié ces sous-genres et mouvements, nous verrons pourquoi, et comment la science-fiction peut être associée à une expérience de pensée. Nous mettrons en lumière les procédés de réflexion qu’elle amène, avant d’exposer les apports concrets qu’elle aurait à proposer à des sciences sociales comme la science politique, l’anthropologie, la sociologie, etc.

11


A P PA R I T I O N E T D E V E LO P P E M E N T U TO P I E , D YS TO P I E E T CO N F U S I O N D E S G E N R E S

LES SCIENCES-FICTIONS A N T I C I P AT I O N S O C I A L E S PAC E

O P E RA

CYBER

PUNK

POST

APO

1. LES S C I E N C E S - F IC T IO N S


1.1 L’APPARITION ET LE DEVELOPPEMENT DE LA SCIENCE FICTION

L’ A P PA R I T I O N E T L E D E V E L O P P E M E N T DE LA SCIENCE FICTION

Définir la science-fiction en une phrase serait une tâche

Ce type de littérature a ensuite tardé à se développer. En

résolument difficile. L’une de ses figures Isaac Asimov2 la décrit

effet, on estime que la pre mier succès public d’une œuvre d’an-

comme « Une branche de la littérature qui se soucie des réponses

ticipation arrive en 1771 avec L’An deux mille quatre cent quarante

de l’être humain aux progrès de la science et de la technologie ».

: rêve s’il en fût jamais de Louis-Sébastien Mercier6. Ces premiers

Étienne Augé4 la définit quant à lui comme une discipline ayant

textes portés sur la description de l’avenir témoignent de l’arrivée

pour but de « prévenir et inventer le futur », et non pas prédire.

d’un nouveau concept : celui d’une litté- rature qui décrit un avenir

Par « prévenir », il imagine que la science-fiction doit nous indi-

« pouvant recéler utopies, espoirs ou craintes de changements so-

quer quels sont les potentiels dangers contenus dans le futur. Et

ciaux, politiques, voire déjà scientifiques » comme nous l’explique

par « inventer », il estime que cette discipline peut nous aider à

Gérard Klein.7 Pourquoi une arrivée si tardive ? Toujours selon Gé-

concevoir un futur sans ces mêmes dangers. Pour lui, la question

rard Klein, « Auparavant, certes, bien des gens se souciaient d’in-

centrale que pose la science-fiction serait la suivante :

terroger l’avenir, mais seulement en termes de répétition d’expé-

3

riences pas- sées, héritages, mariages, maladies, dynasties, dont on

« Et si ? »

pouvait attendre du destin le meilleur ou le pire »8. Ce changement de vision et cette nouvelle foi en l’avenir et dans le progrès cor-

Bien avant l’apparition de la science-fiction dite « mo-

respondent également au début de la première révolution indus-

derne », les premières anticipations littéraires furent publiées au

trielle et au déclin des religions dans des sociétés européennes en

Royaume-Uni à la fin du XVIIe siècle. On considère5 aujourd’hui le

phase d’industrialisation.

texte Aulicus his Dream, of the Kings Sudden Coming to London publié en 1644 par Francis Cheynell (1608-1665) comme la première

publication se déroulant dans un futur hypothétique. Ce dernier

rait modifié notre conception de l’avenir, dans le sens où cette der-

décrivait non sans crainte une société londonienne dans laquelle

nière aurait permis aux Hommes de matérialiser ce qu’ils désirent

Charles 1er revenait au pouvoir.

ou ce qu’ils redoutent dans un futur plus ou moins proche. Elle au-

Gérard Klein écrit que cette invention de l’anticipation au-

rait ensuite conduit à la création de deux branches distinctes que nous analyserons plus tard dans ce mémoire : la littérature d’anticipation (devenue science-fiction) ainsi que la prospective, «outil

2 Ecrivain américano-russe Né en 1902 à Petrovitchi (Russie) et mort en 1992 à New York aux ÉtatsUnis, père de la science fiction moderne et conceptualisateur de la robotique. 3 ASIMOV Isaac, David Starr, Space Ranger, Doubleday, New York, 1952. 4 Senior Lecturer en communication internationale à l’Université Erasmus de Rotterdam, enseignan à l’Académie diplomatique de Clingendael à La Haye, à l’Université du Danube de Krems en Autriche et à l’Université Saint Joseph de Beyrouth. Spécialiste en propagande et en science fiction.

5 KLEIN Gérard .2016. L’invention de l’avenir : prospective et science-fiction. Futuribles, no413 (juin2016) p.30. Il s’agit ici de la première oeuvre d’anticipation, sans qu’il s’agisse pour autant de science fiction à proprement parler. 6 Né en 1740 à Paris et mort en 1814 àParis. Ecrivain français du mouvement des Lumières et romancier, dramaturge, essayiste, philosophe, critique littéraire et journaliste. 7 Né le 27 mai 1937 à Neuilly-sur-Seine. Economiste français connu par ses activités d’écrivain et d’éditeur dans le milieu français de la science-fiction dans lequel il exerce une influence considérable. 8 KLEIN Gérard. 2016 .L’invention de l’avenir : prospective et science-fiction. Op.Cit.,p.31.

15


d’analyse des possibles et d’aide à la décision au profit d’un futur

souhaitable9». Ces premières anticipations littéraires, et jusqu’au

rapport au temps. Là où le passé éclairait l’avenir dans l’ancien ré-

XIXe siècle, peuvent être décrites comme des «anticipations dans

gime, à travers les autorités religieuses et les traditions, c’est dé-

le présent ». Ces dernières intègrent une composante futuriste ou

sormais la croyance en l’avenir et dans le progrès ainsi qu’une nou-

hypothétique dans une société identique ou très similaire à celle

velle foi en la technologie qui s’installent progressivement. La réelle

de l’auteur. Ces œuvres ne traduisent donc pas les possibles consé-

transformation du genre intervient à la toute fin du XIXe siècle avec

quences sociétales de cette composante, et ne dépeignent pas -

la parution de La Machine à explorer le temps (1895) de Herbert

en règle générale - l’ensemble d’une société anticipée.

George Wells (1866-1946). On s’accorde aujourd’hui pour définir ce

10

Ce nouvel imaginaire futuriste est aussi lié à un nouveau

roman comme la première œuvre majeure de science-fiction à

16

Le Monde tel qu’il sera (1846) d’Émile Souvestre (1806-1854) est l’un

proprement parler. Wells y décrit l’invention d’une machine fantas-

des premiers romans prospectifs. Des visiteurs du passé (à la ma-

tique ainsi que l’évolution et l’exploration d’une société industrielle.

nière du film français Les Visiteurs de 1993) sont envoyés en l’an

Considéré comme l’un des pères fondateurs de la science-fiction

3000 où ils découvrent « avec consternation une société dominée

au même titre qu’Isaac Asimov (1920-1992) et Jules Verne (1828-

par l’esprit de lucre, le principe du “chacun chez soi” et “chacun

1905), Wells publie Anticipations, un recueil d’articles et de confé-

pour soi”, la “grande loi de la division de la main-d’œuvre” et la

rences de prospective dès 1904. Il y propose « une ébauche hypo-

substitution généralisée de la machine à l’homme 11». La trilogie12

thétique, mais aussi peu fantaisiste que possible, de la façon dont

d’anticipation d’Albert Robida (1848-1926) dépeint par la suite une

iront les choses en ce monde au XXe siècle » 14.

société proche de la nôtre, des télévisions à « l’envahissement des villes par des moyens de transport individuels à la disposition des classes moyennes, en d’autres termes l’automobile.13 ».

9 Ibidem 10 Ibid. 11 CAZES Bernard. Histoire des futurs. Les figures de l’avenir de saint Augustin au XXe siècle, Paris : Seghers 1986 (réédition remaniée L’Harmattan, 2008). 12 Le Vingtième Siècle (1883), La Guerre au vingtième siècle (1887), Le Vingtième Siècle. La vie électrique (1890) 13 KLEIN Gérard. 2016. L’invention de l’avenir : prospective et science-fiction. Op cit., p.33.

14 ALTAIRAC Joseph et COSTES Guy, RétroFictions. Dictionnaire de la conjecture romanesque rationnelle francophone, 1616-1951, Paris : Les Belles Lettres, 2016.

17


Passionné de sciences, et avec l’aide de son mentor Thomas H.

Huxley15, il prédit notamment la maîtrise de l’atome ainsi que les

cipalement trois pays (la France, le Royaume-Uni et les États-Unis)

potentiels dangers de l’arme atomique.

n’est pas une coïncidence selon Etienne Augé, qui fait le lien entre

La science-fiction est placée dans le berceau d’une Europe

industrielle : la période qui entoure sa création et son exposition au grand public (deux révolutions industrielles) est une couveuse idéale, grâce à son imaginaire scientifique et à cette récente croyance au progrès qui accompagne l’essor de ces nouvelles sociétés industrielles. Ces dernières sont fondées sur l’idée que sociétés et sciences sont à bâtir (on rejette l’idée de société figée), et que les actions politiques et techniques doivent être constamment dirigées vers un futur perçu comme idéal. La société n’est donc plus héritée du passé en l’état : elle devient quelque chose à construire 18

sur le long terme. La science-fiction est issue de ce mouvement industriel, républicain et qui s’efforce d’être progressiste.

Le néologisme scientifiction est crée par Hugo Gernsback

en 1926 lors de la création de la première revue de science-fiction Amazing Stories. Il emploie ce terme pour qualifier des nouvelles où imagination et narration portent des thèmes liés à la science et au progrès. Il crée ensuite la revue Science Wonder Stories en 1929 suite à la faillite d’Amazing Stories et em- ploie le terme science-fic-

Le développement continu de la science-fiction dans prin-

la production d’œuvres de science-fiction et la puissance des ex-empires co- loniaux qu’étaient la France et le Royaume-Uni. Selon lui, la volonté d’anticiper le futur, de l’imaginer et de le façonner d’une certaine manière va de pair avec la puissance d’un empire, qui par définition cherche à croître et à durer dans le temps.

Cette façon de donner une direction précise au futur et de

l’imaginer à travers la prospective et la science-fiction serait donc l’une des caractéristiques d’une « civilisation avancée ». Etienne Augé affirme ensuite que la fin de la domination du Royaume-Uni et de la France dans le registre de la science-fiction intervient en même temps que l’effondrement progressif de leurs empires coloniaux16.

La passation de pouvoir aurait débuté peu après la Première

Guerre mondiale, et aurait été achevée à la fin de la deuxième guerre mondiale au profit de l’URSS et des États-Unis, avant de voir les États-Unis régner seuls sur la production de science-fiction après la guerre froide.

tion dès le premier éditorial. À partir de ce moment-là, l’expression connaîtra un succès international et une expansion très rapide.

15 1825-1895. Biologiste, paléontologue et philosophe britannique, père de l’écrivain Aldous Huxley

16 AUGE Etienne. Why our world needs science fiction. TEDx Talks, Mars 2014. 14:49. https://www.youtube.com/watch?v=FJkixvgJqsY.

19


Les propos de Gerard Klein à ce sujet diffèrent, puisqu’il af-

Le réel engouement du grand public pour ce genre litté-

firme que trois facteurs doivent être réunis pour assurer l’expansion

raire, et désormais cinématographique (depuis Le voyage dans

d’une littérature de science-fiction : « une culture scientifique et

la lune en 1902 de George Méliès20 ou le succès de Metropolis par

technique, un développement industriel qui s’accompagne d’une

Fritz Lang en 1927), arrive après la seconde guerre mondiale avec

transformation des mentalités, mais sans doute aussi une liberté

le lancement de la première convention de science-fiction en 1939

d’expression qui laisse cours à l’imagination17 ».

et l’apparition de nombreux fanzines et revues de science fiction . C’est à cette période qu’auteurs et le lectorat commencent à se

Gerard Klein s’intéresse également aux différentes percep-

définir comme acteurs d’un genre nouveau.

tions des effets de la technique et des sciences sur les sociétés. Per-

20

ceptions qui varient d’un pays à l’autre, et qui au- raient donc un

effet sur l’adhésion ou non du grand public à ces domaines, mais

science-fiction : les revues et comics émergent, et la science-fic-

aussi sur la production directe d’œuvres. Selon lui, « En France (...)

tion est désormais publiée sous forme de livres. La première collec-

en passant par Jules Verne et ses éradications radicales de la mer-

tion de science-fiction Ace Double Novels voit le jour en 1952. Elle

veille scientifique, et par René Barjavel, la science est le plus sou-

publiera notamment les premiers récits de Philip K. Dick, monu-

vent considérée comme un mal fascinant. En Grande- Bretagne,

ment de la science-fiction à l’origine de nombreux romans ayant

c’est l’usage de la science par la société qui est examiné dans une

ensuite été adaptés au cinéma (Blade Runner, Total Recall et Mino-

perspective critique »18. Une différence de perception qu’il explique

rity Report21). Les maisons d’édition considérées comme « sérieuses

en partie par l’origine des auteurs. Klein oppose les productions an-

» lancent leurs premières collections dans les années 1960. C’est

glo-saxonnes issues du monde scientifique (Wells avait un bagage

également durant cette période que les œuvres de science-fiction

scientifique, Aldous Huxley venait d’une famille de scientifiques,

anglo-saxonnes commencèrent à être traduites en français. Les

Asimov était biologiste) aux productions françaises, issues presque

années 1950 verront naître l’une des plus grandes œuvres de SF de

exclusivement du monde littéraire, et affirme que « La science-fic-

l’histoire, à savoir la saga Fondation (1951) d’Isaac Asimov.

Les années 1950 sont celles du renouvellement de la

tion française traduit donc malheureusement trop souvent la méfiance qu’entretiennent les milieux littéraires à l’endroit des techniques et des sciences et, souvent, de l’avenir19».

17 KLEIN Gérard. 2016. L’invention de l’avenir : prospective et science-fiction. Op cit., p.49.

20 1861-1938. Réalisateur de films français et illusionniste, inventeur des premiers trucages au cinéma..

18 Ibidem

21 Films sortis respectivement en 1982, 1990 et 2002

19 KLEIN Gérard. 2016. L’invention de l’avenir : prospective et science-fiction. Op cit., p.40.

21


C’est l’une des toutes premières œuvres à imaginer le futur loin-

mythes modernes et qui seront encore adulées par des millions de

tain de l’humanité ailleurs que sur la planète terre, mais surtout à

fans à travers le monde près d’un demi-siècle après leur création.

scénariser des relations complexes entre humains et intelligences artificielles. Les lois de la robotique22 d’Asimov sont par ailleurs de-

venues le pilier de bon nombre de fictions incluant des robots, et

ralement les tendances sociétales dans lesquelles ses œuvres sont

sont aujourd’hui devenues des références dans le milieu de la ro-

produites. Les productions du XXIe siècle ne font pas exception

botique.

à la règle et tournent autour de sujets comme ceux du transhu-

La science-fiction a cela de particulier qu’elle traduit géné-

manisme, des bio-technologies, de l’immortalité et bien sûr du

22

C’est au cours de la deuxième moitié du XXe siècle que la

développement de l’intelligence artificielle. Cette science fiction

science-fiction tombe réel- lement dans la culture « mainstream

contemporaine utilise ces sujets en toile de fond et « analyse leurs

», et ce à travers tous les supports disponibles : cinéma, jeux vidéo,

possibles effets sociaux, économiques et humains, par exemple

BD, séries... Son influence littéraire s’efface progressivement au pro-

dans le monde du travail », « sous l’ombre pesante des Gafam (Goo-

fit de son influence sur l’industrie cinématographique, comme en

gle, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) » selon Catherine Du-

témoignent les premiers grands succès critiques et commerciaux

four24, auteure de science-fiction. 23

que sont La Planète des Singes (1968) et 2001, L’Odysée de l’espace (1968) de Stanley Kubrick (1928-1999). Le genre connaît une

Du premier texte d’anticipation de Francis Cheynell en 1644

véritable effervescence au cours des décennies 70 et 80 grâce au

- qui décrivait le retour de Charles 1er - à l’épopée galactique Star

travail de jeunes réalisateurs comme Steven Spielberg (Rencontres

Wars, en passant par la dystopie glaçante d’Orwell25 (1984, 1949) et

du troisième type, 1977 et E.T l’extra-terrestre, 1982) ou encore Rid-

par les robots d’Isaac Asimov, on peut voir que la science-fiction

ley Scott, à l’origine de la mythique saga Alien (1977) et Blade Run-

et plus généralement les œuvres d’anticipation recouvrent des

ner (1982).

thématiques, des problématiques, des cadres spatio-temporels et socio-politiques extrêmement variés. Elles nourrissent tous types

Des œuvres qui perdurent encore aujourd’hui à travers de

nombreux reboots, prequels, se- quels, spin-offs ... Les années 1960 23

d’espoirs et de craintes, et les tensions qu’elles imaginent sont aussi complexes que dans la réalité.

et 1970 auront vu s’installer durablement et pour la pre- mière fois des licences comme Star Trek à la télévision (1966) et Star Wars (1977) au cinéma. Licences qui par la suite atteindront le statut de

22 https://fr.wikipedia.org/wiki/Trois_lois_de_la_robotique 23 Une nouvelle adaptation, un prologue, une suite ou film dérivé d’un univers déjà montré au cinéma

24 DUFOUR Catherine. « Dépassée, la science-fiction ? » Le Monde Diplomatique, juillet 2017. 25 1903-1950. Ecrivain et journaliste anglais.


Les seuls points communs à toutes ces œuvres seraient

donc une certaine exigence de cohérence (dans un univers donné, et plus ou moins élevée en fonction du sous-genre), qu’il s’agisse d’anticipation, d’uchronie26, d’utopies ou bien de dystopies. L’un des points communs à toutes ces œuvres est l’intégration d’une composante « fictive » dans un monde (qu’il s’agisse d’une technologie en particulier, d’un élément futuriste ou extra-terrestre) similaire au notre, ce qu’on appellera une anticipation dans le présent, ou bien l’existence de tout un ensemble ou d’un système « fictif » emprunté à un futur hypothétique. La création de mondes radicalement différents (utopies, dystopies) ou bien d’univers similaires au notre, mais dont l’histoire s’est déroulée autrement que dans notre réalité (uchronie) peuvent également entrer dans le vaste registre de la science-fiction sans pour autant intégrer de sciences et 24

techniques trop avancées.

Enfin, la frontière avec d’autres genres ayant des affinités

avec la SF (le genre fantasy par exemple) se fait généralement sur l’utilisation de la science plutôt que de la magie (on pense ici à des œuvres comme Le Seigneur des Anneaux et Le Hobbit de Tolkien27 ou encore la série Game of Thrones, adaptée de l’œuvre Le Trône de fer de J.R.R Martin).

Il convient désormais de différencier les différents genres et

sous-genres de la science-fiction afin de mieux comprendre ses spécificités, messages et objectifs.

26 L’uchronie « écrit l’histoire, non telle qu’elle fut, mais telle qu’elle aurait pu être » RENOUVIER Charles, 1857, Uchronie, l’utopie dans l’histoire. 27 J.R.R Tolkien, 1892-1973. Ecrivain, poète, philologue, essayiste et professeur d’université anglais, inventeur de la Fantasy moderne.


1.2

LES GRANDS AXES DYSTOPIE/UTOPIE : UNE VISION MANICHEENE ?

LES GR AND S AXES DYSTOPIE/UTOPIE : UNE VISION MANIC HEENE ?

Avant de se concentrer sur certains sous-genres que com-

Si certains auteurs choisissent de placer leurs histoires et

porte la science-fiction, il est possible d’étudier deux de ses princi-

personnages dans un monde « équilibré » (on entend par là un

pales classifications. Tous les sous-genres ne sont pas nécessaire-

certain équilibre entre des éléments jugés comme dystopiques et

ment à ranger dans l’une de ces catégories que sont la dystopie et

utopiques) d’autres au contraire choisissent d’insister sur l’une des

l’utopie, mais une part importante y est associée de près ou de loin.

deux catégories pour renforcer la portée de leur message. Yannick Rumpala parle de « répartition plutôt binaire et pas forcément pro-

La science-fiction et son développement au cours des an-

nées sont étroitement liés à ces notions de sociétés paradisiaques

ductive28 » et propose donc une « fonction proto-topique (dans le sens de l’ouverture d’un espace cognitif)29 ».

ou, bien au contraire, chaotiques et/ou liberticides. Toute œuvre de science-fiction n’est pas forcément vouée à dépeindre un uni-

Nous détaillerons dans cette partie les principales carac-

vers ou une société dans son ensemble, comme nous le verrons

téristiques de ces deux catégories avant de chercher à mieux

ensuite dans la description des sous-genres qui nous intéressent.

connaître le récent attrait pour des œuvres dites dystopiques, et ce

En revanche, bon nombre d’entre elles furent écrites ou réalisées

au détriment des utopies.

par des auteurs voulant transmettre soit leurs craintes face à l’ave27

nir (en rapport avec des signaux faibles émergents de leur propre époque) soit leurs espérances et leur volonté de changement. D’où un rôle d’alerte ou au contraire, presque éducatif de certains ouvrages et films. Ces craintes et espérances peuvent être présentes à un degré plus ou moins élevé : de la simple toile de fond d’un récit servant de support narratif aux protagonistes à la description exhaustive d’une société en particulier ayant une influence majeure sur le cours de l’histoire, chaque œuvre de science-fiction et d’anticipation présente les choses à sa manière.

28 RUMPALA Yannick. 2015. Littérature à potentiel heuristique pour temps incertains . Methodos [En ligne] 24 juin 2015. URL : http://journals.openedition.org/methodos/4178 29 Ibidem


1.2.1

L ’ U T O P I E

L ’ U T O P I E

Le terme utopie naît avec l’œuvre de Thomas More (1478-

En revanche, il serait dommage de la rapporter simplement

1535) Utopia, en 1516. Dans ce roman, un voyageur décrit le quoti-

à un début de totalitarisme (comme c’est souvent le cas dans cer-

dien d’un peuple d’une île qui s’isole du reste du monde en coupant

taines œuvres utopiques), mais plutôt comme l’inverse du modèle

tout accès à leur cité. Les Utopiens vivent heureux et ne possèdent

dominant.

rien, « tous ont les mêmes vêtements. Ils prennent leur repas en commun. Le temps libre est consacré à des loisirs comme les

Beaucoup d’œuvres de science-fiction peuvent être ran-

échecs ou l’apprentissage des belles lettres. Il y a des cours gratuits

gées dans le domaine des utopies (dans lesquelles les applications

pour adultes, la culture devant être accessible à tous. Les Utopiens

techniques des sciences permettent justement la mise en place

ne sont pas superstitieux, il n’existe aucune forme de divination ou

de l’utopie), mais la réciproque n’est pas forcément juste : science

d’augure. Les jeux de hasard sont interdits, le luxe inexistant (…) La

et éléments futuristes n’ont pas toujours leur place dans les uto-

vanité est partout rejetée. Notamment, il est honteux de chercher

pies32. Selon Yannick Rumpala, « La science-fiction peut servir de

la gloire militaire.30 ». Cet ouvrage, en opposition totale avec son

réceptacle pour des espérances difficiles à assouvir dans le présent

époque et le contexte dans lequel il fut écrit est le fondateur de

et laissés en attente pour le futur. Ce serait la fonction utopique du

la pensée utopiste à laquelle il donne son nom. Il met en lumière

genre »33. La science-fiction, par sa manière d’envisager le futur, ap-

l’une des fonctions essentielles de l’utopie, celle de la critique. En

porte donc de nouveaux schémas narratifs au registre. Registre qui

effet, en décrivant une société dont les valeurs, les caractéristiques

par ailleurs propose un scénario que l’on retrouve dans beaucoup

et le fonctionnement sont à l’exact opposé de la sienne, Thomas

de ses œuvres : celui de l’aventurier perdu dans un monde idéal et

More critique vivement les institutions et l’organisation de l’Angle-

qui en découvre les composantes au fur et à mesure du récit. On

terre du XVIe siècle.

retrouve cette construction (déjà présente dans le texte fondateur de l’utopie, Utopia) dans Ecotopia (1975), ainsi que dans Ile, d’Al-

L’utopie a donc une fonction critique dans la mesure où elle

propose un système social et politique en négatif de la réalité. Elle

dous Huxley, où un journaliste découvre l’ile paradisiaque de Pala et son fonctionnement après un naufrage.34

suggère un contre modèle et un ailleurs, et ne cherche pas à envisager l’avenir. On retrouve également l’idée d’effet de contraste chez Frederic Jameson, qui considère que l’intérêt de l’utopie est de construire une « altérité radicale » 31.

31 BELLAGAMBA Ugo. Entre science et fiction - Les Utopies. France Inter. 55 minutes. 27 juillet 2012. 32 Ibidem 30 https://fr.wikipedia.org/wiki/Utopia

33 RUMPALA Yannick. 2015. Littérature à potentiel heuristique pour temps incertains . Op. Cit. URL : http://journals.openedition.org/methodos/4178 34 Le fil conducteur du récit est la crainte constante d’annexion de l’île de Pala par la nation voisine de Rendang, soumise à un système capitaliste et avide de ressources et de puissance, ce qui fait encore une fois office de critique du monde moderne.

29


Les utopies ont en général de nombreuses composantes en

Selon Marius de Geus, « la pensée utopique a un rôle impor-

commun. Elles narrent, la plupart du temps, la vie de sociétés qui

tant à jouer, mais l’utopie doit être envisagée davantage comme

sont isolées du monde d’une manière ou d’une autre ; qui exercent

un guide que comme un projet détaillé d’une société parfaite. Elle

un conditionnement de leurs membres des le plus jeune âge ;

peut aider à susciter des questionnements et à jauger les résultats

qui mettent en place une stricte uniformité de leurs citoyens afin

des initiatives entreprises. »36. Le renouveau des utopies au XXIe

d’assurer une égalité parfaite ; et enfin qui ont une conception de

siècle gravite principalement autour des applications techniques

l’amour et de l’union logique et presque mathématique, et ce afin

liées au transhumanisme : si l’on ne peut changer la société, alors

d’éviter tout désordre lié à la passion. On fait d’ailleurs la différence

c’est l’Homme et sa nature intrinsèque qui doivent changer.

entre utopies figées qui décrivent le fonctionnement d’une société utopique à travers une forme plus ou moins romancée, et entre les utopies en mouvement, sociétés censées être parfaites jusqu’au moment où le mécanisme s’enraye en raison de l’action d’un personnage par exemple. Un Bonheur insoutenable en est une bonne illustration, où le personnage principal renverse totalement un sys30

31

tème censé être utopique au départ.

Pour Ugo Bellagamba35, science-fiction et utopie se ren-

contrent pour la première fois en 1627 avec la publication de La Nouvelle Atlantide de Sir Francis Bacon. On y voit pour la première fois comment des applications techniques peuvent potentiellement améliorer le quotidien d’une société. Ce lien se concrétise en 1771 avec l’ouvrage de Louis Sébastien Mercier, L’An Deux Mille Quatre Cent Quarante. Il s’agit d’une utopie dans le futur, rendue possible par les applications techniques nées de la connaissance scientifique. Ouvrage qui fut rapidement censuré en raison de la critique de la société contemporaine qu’il contient sous couvert de voyage dans le temps.

35 BELLAGAMBA Ugo. Entre science et fiction - Les Utopies. Op. Cit.

36 RUMPALA Yannick. 2014. La science-fiction pour « habiter les mondes en préparation ». Entretien avec Yannick Rumpala. Pop-up Urbain, 3 septembre 2014. https://www.pop-up-urbain.com/lascience-fiction-pour-habiter-les-mondes-en-preparation-entretien-avec-yannick-rumpala-maitrede-conference-en-sciences-politiques/.


DYSTOPIE

La dystopie, ou l’anti-utopie, arrive bien après les premières

Le roman Fahrenheit 451 (1955) de Ray Bradbury38, exemple dans le

utopies. Elle est une métamorphose du genre de l’utopie, et l’on

genre de la dystopie, décrit une société future amorphe, obsédée

considère aujourd’hui que sa première œuvre majeure naît en 1920

et conditionnée par la télévision dans lesquels les livres sont stric-

avec le roman Nous Autres d’Eugène Ziamatine (1884-1937) . Celui

tement interdits et brûlés par des unités spéciales et où les écrans

ci décrit une société régie par les mathématiques ainsi que par la

de télévision remplacent les murs des maisons.

logique, dirigée par une figure providentielle censée apporter le

ouvrage à par la suite fortement inspiré les références du genre

présentent des sociétés futures où les relations sociales et les va-

que sont Le Meilleur des Mondes et 1984, et a instauré certains co-

leurs humaines sont fortement impactées par des thèmes comme

LA

Les dystopies contemporaines comme Black Mirror39 nous

bonheur à ses sujets au détriment de toute liberté individuelle. Cet

des que l’on retrouvera dans de nombreuses dystopies par la suite.

ceux du transhumanisme, des réseaux sociaux, des médias ou de

Son lien avec la science-fiction est dû au fait que l’état d’anti-utopie

l’intelligence artificielle… Un film récent comme The Circle (2017)

1.2.2

DYSTOPIE

LA

dans lequel se trouvent les sociétés dépeintes est souvent dû aux

présente quant à lui un monde où une corporation gigantesque

conséquences et à l’utilisation de certaines technologies futuristes,

(censée être une concentration d’Apple, Facebook et Google) s’in-

ainsi qu’à l’évolution des mœurs qui en découle. Yannick Rumpala

troduit dans la vie privée de ses utilisateurs jusqu’à atteindre un

décrit la dystopie comme « une mauvaise conscience s’introdui-

point de non-retour. La dystopie se déroule ici au sein même de

sant dans la psyché collective pour y déposer les récits de futurs

l’entreprise, aussi bien dans ses pratiques managériales que dans

potentiellement désagréables »37.

les produits qu’elle commercialise.

On assiste au cours du XXe siècle à une évolution des dysto-

pies, dont les thèmes de prédilection varient avec l’évolution des sciences et avec le contexte géopolitique mondial. On a ainsi vu les dystopies passer des craintes liées au totalitarisme (1984) au craintes liée aux dérives de l’eugénisme (Bienvenue à Gattaca, 1997, réalisé par Andrew Niccol), en passant par les œuvres narrant une apocalypse nucléaire et celles où surpopulation, pollution et inégalités sociales finissent par précipiter l’humanité au bord du chaos (Soleil Vert d’Harry Harisson, 1966).

38 1920-2012. Ecrivain de science-fiction américain. 37 RUMPALA Yannick. 2015. Littérature à potentiel heuristique pour temps incertains . Op. Cit. URL : http://journals.openedition.org/methodos/4178

39 Série dystopique britannique (2011- aujourd’hui) « Elle interroge les conséquences inattendues que pourraient avoir les nouvelles technologies, et comment ces dernières influent sur la nature humaine de ses utilisateurs et inversement » https://fr.wikipedia.org/wiki/Black_Mirror_(s%C3%A9rie_t%C3%A9l%C3%A9vis%C3%A9e)#cite_note-The_NYT-1

33


Le rôle de « lanceur d’alerte » est donc très présent dans le

genre de la dystopie, et s’adapte aux signaux émergents de son époque. Ces signaux sont ensuite traduits en « une image systématique et monstrueuse d’un ordre social futur construit au nom de valeurs étrangères aux besoins et aux désirs “naturels” des individus »40. La dystopie traduit les principales inquiétudes de son temps, même si le ton dramatique et alarmiste que comportent ses œuvres par nature peut parfois nuire à la pertinence de son message.

35

34

40 TAILLEFER Hélène. 2007. «L’utopie moderne ou le rêve devenu cauchemar. Portrait de la transformation d’un genre», Postures, Dossier «L’infect et l’odieux», n°9, http://revuepostures.com/fr/articles/taillefer-9


1.2.3 D Y S T O P I S A T I O N E T C O N F U S I O N D E S G E N R E S

DYSTOPISATION ET CONFUSION DES GENRES

La deuxième moitié du XXe siècle a vu émerger de façon

Ce discours, qui commence tout juste à émerger dans l’opinion

durable ce nouveau genre qu’était l’anti-utopie. Si elles débutent

publique, est très présent dans les ouvrages de science-

dès 1920 avec la parution de Nous Autres, les romans iconiques du

fiction.41»

genre que sont 1984 et Le Meilleur des Mondes seront publiées lors des deux décennies suivantes. Il serait utile de chercher à

Une autre explication serait liée à l’évolution de nos sociétés.

comprendre ce soudain attrait pour l’anti-utopie, tant au niveau de

Jusque dans les années 1960-1970, on trouve dans les œuvres de

la production qu’au niveau de la réception par le public. En effet,

science-fiction une certaine forme d’optimisme au sujet des

les dystopies ont bien plus marqué l’imaginaire collectif que les

nouvelles technologies et de l’avenir de manière générale. Même

utopies, aussi bien par les ouvrages du genre que par leurs œuvres

si les premières œuvres dystopiques existent depuis plusieurs

cinématographiques.

décennies, c’est dans les années 1970 qu’une rupture apparaît avec l’émergence « d’une science-fiction qui interroge la notion

On peut l’expliquer en partie par l’attirance de la nature

de progrès, questionne la société de consommation et s’empare

humaine pour le danger, le drame et les évènements négatifs, tous

des premiers messages d’alerte écologique.42». L’optimisme de la

liés à un instinct de survie ancré en chacun de nous. Les journaux

science-fiction et des utopies semble s’éteindre à cette période,

télévisés qui relayent principalement des évènements négatifs

au moment où la face cachée de nos modèles de consommation

ou encore le fort intérêt du public pour les faits divers en sont

et de croissance devient visible aux yeux de l’humanité. Hélène

des exemples. Mais cela n’explique pas totalement la production

Taillefer nous explique que cette déception « tire son origine des

croissante de dystopies ni l’intérêt croissant à leur égard ayant eu

contrecoups de l’industrialisation — qui n’est finalement pas la

lieu au XXe siècle. On peut également se demander si les craintes

panacée qu’on avait imaginée; elle est exacerbée par les horreurs

récentes liées au changement de nos sociétés face aux défis

perpétrées au XXe siècle, ce dernier ayant abrité guerres mondiales

économiques, écologiques et technologiques font que les utopies

et régimes totalitaires.43». D’où la prolifération d’œuvres atteintes

n’ont tout simplement plus lieu d’être, où qu’elles ne sont désormais

par cette « contagion dystopique, laquelle, pour paraphraser Marc

plus prises au sérieux. Historien des sciences et chercheur, Hugues

Angenot, s’élève contre le caractère aliénant d’un idéal qui, sous

Chabot justifie ce changement de paradigme par une perte

prétexte d’améliorer la condition humaine, laisse trop souvent

d’espoir en l’avenir. Il affirme qu’il est « de plus en plus difficile de

l’individu au second plan, au profit de l’utile et de l’efficace »44.

se projeter dans un avenir lointain. Les auteurs contemporains ont pour la plupart fait le deuil de la capacité de l’humanité à surmonter les difficultés, liées aux changements climatiques par exemple.

41 CHABOT Hugues. 2014. Science fiction et imaginaires du futur. Université de Lyon. Aout 2014. URL : https://www.universite-lyon.fr/sciences-societe/science-fiction-et-imaginaires-du-futur-310470.kjsp 42 Ibidem. 43 TAILLEFER Hélène. 2007. «L’utopie moderne ou le rêve devenu cauchemar. Portrait de la transformation d’un genre», Op. Cit. URL : http://revuepostures.com/fr/articles/taillefer-9 44 Ibidem.

37


38

On peut aussi s’interroger sur la grande ressemblance

Certaines dystopies, à travers leur utilisation détournée des

qui existe entre les utopies et les dystopies. Curieusement, ces

schémas classiques de l’utopie, seraient selon Hélène Taillefer « la

dernières reprennent généralement des composantes identiques

démonstration littéraire d’une thèse selon laquelle la réalisation

et des notions clés de l’utopie, tout en en présentant un message

d’une utopie amputerait l’espèce humaine de son humanité,

radicalement différent. La frontière est parfois très fine et se joue à

notamment en lui refusant tout accès à la transcendance46». En

peu de choses. Les deux reprennent par ailleurs souvent le même

utilisant les ingrédients de l’utopie cités plus haut, les dystopies

schéma narratif, celui du rouage qui grippe avant de transformer la

cherchent à mettre en avant le fait que ces valeurs mèneraient

société dans le sens opposé. Des ingrédients comme l’uniformisation,

irrémédiablement

l’absence de propriété privée, l’épanouissement amoureux et

Dépersonnalisation qui serait l’apanage d’un monde post-

sexuel grâce à la science, l’importance de la communauté et de

moderne et rationalisé à outrance. Cette thèse est également

la législation ou encore une nouvelle conception de la vie privée

avancée dans La Machine s’arrête, de E. M. Forster (1909), où celui-

sont aussi bien présents dans les dystopies que dans les utopies.

ci « suggère que le machinisme lui-même, indépendamment des

Seulement, là où ils permettent aux citoyens un épanouissement

structures sociales, peut produire une dépersonnalisation massive

total et une joie de vivre dans les utopies, ils sont au contraire les

des hommes.47 ». Cette négation de la personnalité des Hommes

outils dont les régimes se servent pour asseoir leur autorité dans

est exprimée dans Nous Autres et dans Un Bonheur insoutenable,

les dystopies.

où individus sont simplement nommés par une suite logique de

l’humanité

à

une

perte

d’individualité.

numéros. Il est amusant de voir que dans de nombreuses dystopies, Les contre-utopies que sont les œuvres de Zamiatine,

en dehors des personnages principaux ou du narrateur, les

Huxley et Orwell sont quelque part, des utopies en sens contraire

personnages secondaires et figurants sont parfaitement heureux

: elles reprennent toutes les composantes et thèmes des utopies

et ont la sensation de vivre dans une utopie, ce qui renforce l’idée

avant de les pousser au bout de leur logique, aussi pour démontrer

de liens très forts entre ces deux genres.

qu’aucun des attributs d’une société peut rester figé dans une simple catégorisation « bon/mauvais ». Dans ces œuvres, « l’idée de perfection demeure centrale, mais son signe s’inverse, et qui voulait faire l’ange en est réduit à faire la bête.45»

45 ROUVILLOIS Frédéric. 1998. L’utopie. Coll. « GF-Corpus », Paris : Flammarion. P.20

46 TAILLEFER Hélène. 2007. «L’utopie moderne ou le rêve devenu cauchemar. Portrait de la transformation d’un genre», Op. Cit. URL : http://revuepostures.com/fr/articles/taillefer-9 47 FORSTER E.m. 1909. La Machine s’arrête. Edition 2015. Vierzon : Le pas de côté

39


En conclusion, nous pouvons affirmer que la dystopie ne sert

pas seulement à démontrer l’usage abusif de certains ingrédients propres aux utopies (et donc qu’elle sert essentiellement à critiquer un genre). En effet, son rôle est aussi de remettre en question nos sociétés en montrant comment ce que l’on considère comme un idéal - et donc ce que nous pourrions imaginer dans notre vision d’une société utopique (la possession de richesses, l’épanouissement grâce aux nouvelles technologies, la perfection à travers l’eugénisme…etc.) - pourrait rapidement se retourner contre nous.

40

41


SCIENCES-FICTIONS

LES SCIENCES-FICTIONS

La science-fiction et les œuvres d’anticipation comportent

Catherine Dufour la décrit comme une littérature qui « tente

des dizaines de genres, eux- mêmes divisés en dizaines de sous-

d’apprivoiser le progrès avant qu’il ne survienne, de le précéder en

genres. Nous avons choisi de ne pas présenter une liste trop

esprit avant qu’il ne s’actualise dans nos vies. L’auteur s’empare

exhaustive de ces genres et sous-genres ici. En effet, et dans le

d’une découverte scientifique encore en gestation dans les

cadre de notre étude, il semble plus pertinent de s’intéresser aux

laboratoires et la promène comme une lanterne magique sur le

genres dont les œuvres ont marqué une période ou un public

tissu social. »

49

d’une quelconque manière, ou bien qui se sont détachés grâce aux thématiques qu’ils abordent. Il convient également de préciser que nous souhaitons nous concentrer sur les genres susceptibles de provoquer à la fois un sentiment de surprise et d’amener à une ré- flexion dans des domaines sociétaux, sociaux-politiques, éthiques ou bien environnementaux. Certains sous-genres que nous ne détaillerons pas correspondent pourtant à ces critères, mais ne seront pas analysés ici par souci de concision (la Hard SF,

43

portée sur la rigueur scientifique ; le Steampunk, décrivant des

1.3

LES

sociétés avancées, mais basées sur l’univers de Jules Verne et de la machine à vapeur ; l’Uchronie, dont certaines des œuvres amènent leur public à se questionner sur l’avancement et sur les valeurs de nos sociétés actuelles).

Précisons que deux approches distinctes existent : celle de la

science-fiction dite « romanesque » et celle de la science-fiction « de proximité ». La première inclut des genres comme le space opera ou encore le post apocalyptique. Ses œuvres se situent en général dans des cadres spatio-temporels très éloignés du nôtre. La science-fiction de proximité quant à elle tente d’amener son public à réfléchir collectivement sur de futures problématiques, dont les signaux faibles

48

sont déjà perceptibles.

48 « En intelligence économique, les signaux faibles sont les éléments de perception de l’environnement, opportunités ou menaces, qui doivent faire l’objet d’une écoute anticipative, appelée veille, dans le but de participer à l’élaboration de choix prospectifs en vue d’établir une stratégie, et de réduire l’incertitude. » https://fr.wikipedia.org/wiki/Signaux_faibles

49 DUFOUR Catherine. « Dépassée, la science-fiction ? » Op. Cit.


1.3.1

L’ANTICIPATION

SOCIALE

L’ANTICIPATION SOCIALE

L’anticipation sociale est l’un des genres les plus populaires

Ce sous-genre appartient clairement à la science-fiction de

de la science-fiction dans le sens où il s’adresse à un public bien

proximité décrite plus tôt, avec des œuvres phares comme 1984, Le

plus large que les autres sous-genres. Nombre de lecteurs et spec-

Meilleur des Mondes (1932), Nous Autres (1924)50 ou encore Un Bon-

tateurs peuvent apprécier les œuvres découlant de ce genre sans

heur insoutenable (1969)51, qui laissent peu de place aux espoirs de

pour autant apprécier la science-fiction. Car les composantes clas-

démocratie et qui imaginent en général les sociétés humaines to-

siques de la science-fiction ne sont généralement pas mises en

talement soumises à la technique et aux sciences. Les films Brazil

avant dans ce type d’œuvres (voyage spatial, technologies futu-

(de Terry Gilliam, 1985) et Elysium (de Neil Bloomkamp, 2013) ne

ristes, civilisations extra-terrestres…). Elles peuvent bien sûr prendre

sont guère plus optimistes et illustrent la bureaucratisation du

place dans ces univers (citons le cycle Fondation d’Asimov), mais

monde dans le premier, puis les conséquences extrêmes de l’écart

elles se situent souvent dans un futur relativement proche. L’auteur

croissant de richesses entre les couches sociales de la société dans

y décrit plutôt les grandes transformations de l’humanité sur un

le deuxième. La série Black Mirror a fait de l’anticipation sociale sa

plan sociétal, social, politique, technologique… Et souvent à travers

marque de fabrique et pousse de façon excessive de nombreuses

le prisme de sociétés dystopiques ou utopiques. Il s’agit habituel-

tendances technologiques et leurs conséquences sociales afin

lement d’une littérature engagée dans laquelle l’auteur tente de

d’en montrer les potentiels dangers dans un futur proche. 45

nous mettre en garde contre ce qu’il estime être un danger. C’est aussi une manière d’extrapoler des tendances actuelles considé-

La variété des thèmes mis en scène dans les anticipations

rées comme dangereuses pour la société. Les sciences pures et la

sociales est riche, et ces derniers peuvent en général être liés d’une

technologie y sont moins présentes ou moins décrites que dans

façon ou d’une autre à nos propres problématiques actuelles dans

d’autres sous-genres. Cependant, l’utilisation qui en découle et

ce que l’on considère aujourd’hui comme de véritables satires so-

ses conséquences sur la société et sur les interactions humaines y

ciales.

ont souvent un rôle prépondérant. Les sciences sociales ayant une grande importance dans ce type de productions, de nombreux auteurs choisissent de différencier leurs ouvrages du registre classique de la science-fiction en les classant dans ce qu’on appelle désormais la speculative fiction.

50 Par Eugène Ziamatine, écrivain russe (1884-1937) 51 Par Ira Levin, 1929-2007


LE

SPACE

OPERA

LE SPACE OPERA

Le Space Opera est certainement le sous-genre le plus vi-

Cependant, l’accent n’est généralement pas mis sur la

sible de la science-fiction, spécialement au cinéma et à la télévi-

structure même de ces régimes ou des implications sociales des

sion à travers ses licences les plus populaires (Star Wars, Star Trek,

différentes avancées futuristes, ni même sur l’analyse des normes

Stargate, Doctor Who…). C’est le sous-genre auquel on pense en

sociales et des interactions qui composent ces mondes, mais plu-

premier lorsque le terme de science-fiction est évoqué, et celui

tôt sur l’idée d’aventure. Les idées reçues dont souffre parfois la

sur lequel la science-fiction a bâti sa réputation depuis les années

science-fiction sont souvent liées à ce genre, qui est perçu avant

1950. L’action se déroule généralement sur plusieurs planètes, ga-

tout comme un divertissement sans véritable fond intellectuel par

laxies, univers ou sur une exoplanète. L’histoire et le scénario sont

la critique.

épiques et nous font vivre les aventures de plusieurs personnages récurrents à travers des thèmes comme la politique, l’impérialisme et le colonialisme, la guerre ou encore l’exploration spatiale tout en faisant ressortir régulièrement des notions comme celles de l’héroïsme ou de la rébellion.

1.3.2

Les mythes anciens que l’on connaît

sont souvent transposés et adaptés dans ces univers futuristes : les adaptations de la guerre de Troie ou des contes médiévaux52 y sont légion dans les situations exposées, les différentes péripéties et les rapports entre personnages.

Le space opera peut représenter des sociétés intergalac-

tiques vues comme idéales et utopiques (les jeux vidéos Mass Effect dépeignent par exemple des civilisations extrêmement avancées au fonctionnement « idéal ») ou bien au contraire des sociétés dystopiques aux dictatures sans pitié comme l’Empire de la saga Star Wars, fortement inspiré du régime nazi.

52 CORBELLARI Alain. 2006. Star Wars et la littérature médiévale. Le monde de Star Wars. Décadrages. Aout-Septembre 2006. p. 42-51.


La mouvance Cyber Punk peut être associée aux notions de

raissent marginalisées, quasiment incapables d’exercer leurs an-

dystopies, et présente dans la grande majorité de ses œuvres un

ciennes activités de régulation. Les populations, notamment celles

avenir peu souhaitable pour les valeurs d’égalité, d’écologie ou en-

des bas fonds urbains, se débrouillent comme elles peuvent dans

core de paix. Le mouvement apparaît dans les années 1980 comme

des conditions dégradées, ce qui rend presque communs tous les

l’ajout supplémentaire d’une branche au genre de la dystopie. En

trafics imaginables.54 ». Yannick Rumpala décrit le monde Cyber

effet, avec l’effondrement de certains régimes totalitaires en occi-

Punk comme un « un entrelacement de réseaux matériels et im-

dent, les problématiques abordées par la dystopie deviennent plus

matériels55», dans lequel les individus n’auraient plus leur place.

tarisme propre à la dystopie et crée des sociétés dominées par le

capitalisme sauvage et la désolation post-industrielle desquelles

aux possibles évolutions techno-économiques : aucune confiance

LE

contemporaines. Le Cyber Punk délaisse donc en partie le totali-

l’état devient brutalement absent. Comme nous l’indiquent Gil-

à avoir dans des multinationales qui resteront prêtes à toutes les

bert Millé et Denis Labbé, on y retrouve souvent une critique de

pratiques pour satisfaire leurs intérêts, et donc à toutes les instru-

1.3.3

CYBER

PUNK

LE CYBER PUNK

C’est donc selon lui « le courant du désenchantement face

nos propres modes de vie : « la dernière partie du XXe siècle se dé-

mentalisations des technologies disponibles56 ». L’objectif de la lit-

tourne de la peinture du totalitarisme et de mondes issus de catas-

térature Cyber Punk est aussi d’alerter sur les possibles dérives de

trophes guerrières ou écologiques. Les dystopies affichent désor-

la technologie et sur un hypothétique transfert de pouvoir entre

mais le risque encouru face à la mondialisation, à l’omniprésence

États, gouvernements et firmes multinationales.

du modèle américain et aux possibilités ouvertes à l’homme de transformer son mode de reproduction. »53

Les différents supports liés à ce sous-genre exposent des

sociétés dans lesquelles informatique et technologies dominent

les Hommes, le tout dans une atmosphère lugubre et violente. Les grands conglomérats et multinationales y sont hégémoniques, « face auxquels les États souvent n’apparaissent au mieux que comme des entités résiduelles, largement incapables de faire valoir une force quelconque (…) Les institutions publiques y appa-

53 MILLET, Gilbert, et Denis LABBÉ. 2001. La science-fiction. Coll. « Sujets », Paris : Belin

54 RUMPALA, Yannick. 2016. Tester le futur par la science-fiction, Extension du domaine des possibles, mondes préfabriqués et lignes de fuite ». Futuribles, n 413 (27 juin 2016): p.56. 55 RUMPALA, Yannick. 2016. Tester le futur par la science-fiction, Extension du domaine des possibles, mondes préfabriqués et lignes de fuite ». Op. Cit. p.62 56 RUMPALA Yannick. 2016. Science-fiction, spéculations écologiques et éthique du futur. Revue française d’éthique appliquée 2, n 2 (2016): p.85.

49


Le courant Cyber Punk a donné naissance à des œuvres phares comme Blade Runner, l’adaptation cinématographique du roman de K.Dick Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? dans lequel les citoyens restés sur terre après une guerre nucléaire sont sous l’égide de grandes multinationales, et où posséder un animal artificiel est vu comme un luxe en raison de la disparition totale de ces derniers…

Par l’agencement de leurs villes et par l’évolution de leurs

personnages, des films comme Le Cinquième Element (Luc Besson, 1997) ou bien les nombreuses adaptations du manga Ghost In The Shell expriment bien l’esprit de lucre et de chaos urbain dont sont teintées les productions Cyber Punk. Dans les productions Cyber Punk, le rapport à la technologie évolue. Là où cette dernière 50

soumettait totalement l’homme dans la plupart des œuvres dystopiques, elle devient presque le seul symbole d’espoir dans ces nouvelles visions de la société tout en restant un moyen d’oppression utilisé par les classes dominantes. C’est donc une relation entre humains et technologie beaucoup plus ambiguë et complexe qui nous est présentée.


1.3.4

LE

POST

APO

LE POST APO

Le registre du Post Apocalyptique place ses personnages

Elles ont également un rôle de critique du système et de la

dans des mondes où la civilisation humaine telle que nous la

société dans laquelle elles ont été créées, comme nous pouvons

connaissons aujourd’hui a été détruite. Les raisons de cette destruc-

le voir dans le film d’animation Wall E (2008) où l’humanité a du

tion sont multiples et variées : invasions extra-terrestres, guerres ou

fuir une planète terre ravagée par les déchets et le consumérisme

accidents nucléaires, fonte des glaces et autres catastrophes na-

sur laquelle plus aucune végétation ne peut perdurer. La franchise

turelles, pollution extrême, stérilisation de la population… Il s’agit

Mad Max (1979, 1981, 1985, 2015) reste le port étendard du genre

d’une branche extrême de la dystopie.

Post Apocalyptique, et met en scène à travers ses films une société primaire régie par la violence et la guerre. Son esthétique et

Les thèmes de ces œuvres sont, la plupart du temps, basés

son style ont par la suite fortement influencé toutes les autres pro-

sur la reconstruction d’une société ou bien sur la survie dans ce

ductions du genre. La création d’une nouvelle société ou d’un nou-

monde post-catastrophe. Elles présentent un retour à une vie très

veau monde libéré des vices et dysfonctionnements du précédent

simple et souvent violente dans le sens où les rapports de force

peuvent ensuite être au cœur de l’intrigue.

ne sont plus déterminés par un ordre social hiérarchisé (pouvant être basé sur la profession, le niveau d’études ou la possession de

L’un des maîtres de l’anticipation sociale Aldous Huxley

richesses), mais par la puissance physique et l’ingéniosité. Il s’agit

(1894-1963), s’y est lui-même essayé avec son roman Temps Fu-

donc de mondes beaucoup plus durs et chaotiques, mais pas né-

turs (1948), qui raconte le rapport d’étonnement d’une expédition

cessairement plus injustes.

néo-zélandaise (seul pays ayant survécu à l’holocauste nucléaire ayant frappé la Terre) en Californie, où elle découvre une société

Les productions post apocalyptiques mettent couramment

primitive régie par des rites sanguinaires. Ce roman a une réso-

en avant « un phénomène de remise à niveau social et de retour à

nance particulière au lendemain de la Seconde Guerre mondiale

l’ordre naturel par la destruction presque totale des individus biolo-

et de ses atrocités.

giques sentients d’une planète structurée globalement au niveau sociétal57». La série The Walking Dead (2010 - aujourd’hui) illustre souvent ce phénomène au travers des interactions entre ses nombreux personnages issus d’horizons divers. La disparition de toute institution et de toute structure sociale, voire morale, engendre ce phénomène souvent utilisé par les scénaristes et les auteurs du genre.

57 Nexus XI. Le Post-Apo. Vol. 3, septembre 2015. 21:42. https://www.youtube.com/watch?v=oD_vA9x06qo.

53


UNE EXPERIENCE DE PENSEE UN A P PO RT AU X S C I E N C E S SOCIALES ?

UN E S OU R C E CO N F U S E ? P ROS P EC T IV E E T S F

L A S F R E N D U E CO N C R E T E

2. AU - DE LA D E L A F I C T IO N


AU-DELA DE LA FICTION

AU-DELA DE LA FICTION

Nous avons donc vu dans les parties précédentes que la

science-fiction et ses différentes catégories (l’utopie, dystopie) et sous-genres (que sont les œuvres d’anticipation, le Cyber Punk, le Space Opera ou encore le Post Apocalyptique) ne sont pas, la plupart du temps, simplement réduits au registre de la fiction ou à la narration d’histoires sans message particulier. Si un élément ressort bien de ces différentes classifications, c’est leur capacité à intégrer dans leurs productions (aussi variées soient-elles) des éléments du réel. Ce qui nous intéresse ici, c’est leur manière d’ interpréter ces éléments sociétaux, ces tendances, mœurs et valeurs, ou encore leur façon de les mettre en scène, de les extrapoler, de les caricaturer ou de les dénoncer. Nous cherchons donc à savoir si les méthodes employées par la science-fiction peuvent créer en nous un sentiment de surprise ou une quelconque réaction. Notre objectif est aussi d’analyser la portée du message que certaines œuvres contiennent, et de voir en quoi elles peuvent être utiles

2.

dans un cadre de réflexion collective.

Dans cette deuxième partie, nous nous pencherons sur la

fonction expérimentale de la science-fiction, et de son apport (si apport il y’a) au-delà du registre de la fiction. Nous chercherons à savoir si elle peut être utilisée en lien avec certaines disciplines issues des sciences humaines sociales ou encore ce qu’elle partage avec la prospective. Enfin, nous nous pencherons sur des cas d’usages précis où la science-fiction a pu être utilisée comme véritable matériau de réflexion dans le but de répondre à des problématiques précises.


2.1

LA SF COMME UNE EXPERIENCE DE P E N S E E

LA SF COMME UNE EXPERIENCE DE PENSEE

En quoi la science-fiction pourrait-elle avoir un rôle de

On retrouve ce type de problématique dans de nombreuses

laboratoire ou encore de « vaste magasin, en extension continue,

œuvres où la notion de singularité61 est explorée. Yannick Rumpala

où seraient disponibles différentes gammes d’expériences de

estime qu’il n’est pas illogique de se raccrocher à des productions

pensée. » ? Il est vrai que dans sa composition, elle peut être

futuristes dans cette optique, dans le sens où elles sont évolutives

définie par son aptitude à produire des récits s’apparentant à des

et que ces dernières s’adaptent en permanence aux dernières

formes d’hypothèses, comme nous l’indique Etienne Augé, pour

avancées technologiques en date.62

58

qui la question centrale du genre est « Et si ? ». Cette exploration des possibles59 n’est certes pas l’exclusivité de la science-fiction, mais on trouve peu de genres capables de générer tant d’expériences de pensées distinctes et de mondes hypothétiques .

La science-fiction problématise depuis longtemps les

relations entre Hommes et machines, dont nous commençons tout juste à apercevoir les prémisses et la complexité à travers le développement d’intelligences artificielles de plus en plus

Mais qu’entend-on par expérience de pensée ? Il s’agirait

autonomes. Le transhumanisme, ses conséquences et ses limites

d’une manière de problématiser ou de mettre en scène une

ont été explorés depuis des décennies par les récits de science-

idée, une tendance, un concept ou des éléments appartenant à

fiction (qui «aident à se demander dans quelle mesure ces

un futur hypothétique à travers, justement, le prisme du récit et

prothèses et modifications pourraient finir par changer l’être

de l’œuvre fictionnelle. L’expérience de pensée est, de façon plus

humain lui-même»63), alors que les premières greffes de membres

générale, «un essai pour résoudre un problème en utilisant la seule

mécaniques se font encore dans le cadre d’expérimentations

puissance de l’imagination humaine. (…) La démarche générale

seulement.

qui préside aux expériences de pensée se formule par la question : que se passerait-il si... ?60 ». Si l’on s’attarde sur l’accélération du développement technique par exemple, comment pourrait-on

imaginer une manière de penser son futur, notamment si cette accélération finit par dépasser nos cadres de pensées existants ?

61 « La singularité technologique (…) est l’hypothèse que l’invention de l’intelligence artificielle déclencherait un emballement de la croissance technologique qui induirait des changements imprévisibles sur la société humaine. Au-delà de ce point, le progrès ne serait plus l’œuvre que d’intelligences artificielles (…) qui s’auto-amélioreraient (…) créant une « explosion d’intelligence » créant finalement une puissante superintelligence qui dépasserait qualitativement de loin l’intelligence humaine. Le risque en serait la perte du pouvoir politique humain sur son destin. » https://fr.wikipedia.org/wiki/ Singularit%C3%A9_technologique 58 RUMPALA Yannick. « Ce que la science-fiction pourrait apporter à la pensée politique ». Raisons politiques 40, nᵒ 4 (2010). P.101..

62 RUMPALA Yannick. 2015. Littérature à potentiel heuristique pour temps incertains . Op. Cit. URL : http://journals.openedition.org/methodos/4178

59 MURZILI Nancy. 2006. L’exploration des possibles. Sciences humaines, n° 174, août 2006, p. 44-47.

63 RUMPALA Yannick. 2011. Science Fiction et la Prospective. Millénaire 3, 6 mai 2011. http://www.millenaire3.com/interview/science-fiction-et-la-prospective.

60 https://fr.wikipedia.org/wiki/Expérience_de_pensée

59


Pour rester dans l’exemple des nouvelles technologies, on

D’autres œuvres seront appréciées pour leur scénario,

peut imaginer qu’elles ne sont pas seulement intéressantes en elles-

personnages ou effets spéciaux, mais moins pour le message caché

mêmes, mais que l’influence qu’elles exercent sur le quotidien des

qu’elles comportent, comme le film Starship Stroopers de Paul

individus et des collectivités peut être source de réflexion. Le film

Verhoeven (1997) qui sous couvert de batailles spatiales contre des

Minority Report (2002, adaptation de l’œuvre de K.Dick par Steven

aliens sanguinaires est une critique acerbe de l’armée américaine,

Spielberg) est par exemple «une ressource pour travailler des

de son fonctionnement et de ses méthodes d’embrigadement.

questions insuffisamment traitées dans des scénarios prospectifs,

Contrairement à l’exemple de Minority Report qui transpose des

précisément sur l’expansion des systèmes informatiques dans les

signaux faibles (devenus presque réalité depuis), Starship Troopers

environnements quotidiens64 ». En effet, ce dernier met en scène

agit plus comme un miroir de nos sociétés contemporaines. Les

des systèmes informatiques prédictifs capables de déterminer

œuvres de science-fiction ont donc cette fonction de montages

où et quand auront lieu certains crimes (pratique qui n’est plus si

spéculatifs que l’on peut ensuite analyser sous différents angles

surprenante dix ans plus tard avec des disciplines comme la data

(politiques, sociaux, techniques…). Elles nous invitent à créer des

science65) ou encore des caméras pouvant tracer chaque citoyen

analogies avec nos sociétés modernes par des voies fictionnelles,

via une reconnaissance de l’iris.

et donc à se poser des questions qui ne semblent pas intuitives au

60

On peut faire de la science-fiction un mode de connaissance

premier abord.

en analysant la toile de fond de l’œuvre (et tout ce qui lie les

personnages entre eux ou au monde qui les entoure) et en

ne peut nous étonner qu’à travers les possibilités induites par

extrapolant les détails qui composent son intrigue. Les œuvres les

les changements techniques qu’elle met en scène. En effet, ces

plus populaires du genre ont souvent tendance à faire oublier au

changements peuvent aussi être culturels, dans les valeurs ou dans

grand public cette possibilité qu’a la science-fiction de nous faire

les interactions sociales présentées. Certaines œuvres questionnent

réfléchir aux enjeux contemporains et ceux à venir.

par exemple la possession de ressources (financières, naturelles),

Mais il serait réducteur de penser que la science-fiction

ou encore leur répartition.

64 RUMPALA Yannick. 2016. Tester le futur par la science-fiction, Extension du domaine des possibles, mondes préfabriqués et lignes de fuite ». Op. Cit. p.63 65 « Data science, also known as data-driven science, is an interdisciplinary field of scientific methods, processes, and systems to extract knowledge or insights from data in various forms, either structured or unstructured » https://en.wikipedia.org/wiki/Data_science

61


une

d’éléments inter-reliés qui les structurent (des géographies,

contextualisation dans la science-fiction. Yannick Rumpala fait

des temporalités, des cultures, des langues, etc.)70 ». Les auteurs

le lien entre la discipline de l’heuristique (qui peut être définie

répondent donc à des hypothèses (Et si les robots avaient une

comme une méthode aidant à la recherche, à la découverte et à

conscience ?

l’émergence d’idées et de théories66) et la science-fiction qui selon

gouvernement ? Et si le travail disparaissait totalement ?) , en les

lui permet la recherche et la découverte grâce au fait qu’elle puisse

intégrant et en les déroulant dans des mondes certes fictifs, mais

se détacher du présent et des idées pré-conçues. Elle permettrait

complexes et cohérents. Le procédé, pouvant être jugé comme non

d’expliquer le présent « dans une réflexion à rebours », en voyant

académique, permet néanmoins d’intégrer des logiques calquées

les productions de science-fiction comme des « des fragments de

sur notre réalité pour tenter de répondre à ces hypothèses, peu

futur (hypothétiques bien sûr) qui auraient pu remonter le cours

abordées dans d’autres types d’œuvres ou disciplines.

Des

idées

abstraites

pourraient

ainsi

trouver

67

du temps68 » et nous aiderait au final à mettre en relief les bonnes questions pour prendre les bonnes décisions qui en ressortent. 62

Et si le monde était dirigé par un seul et unique

Etienne Augé conçoit quant à lui la science-fiction comme

une fenêtre donnant sur les sociétés qu’elle crée et comme un outil

Toujours selon lui, la science-fiction nous permettrait « de

servant à visualiser les possibilités de mondes dans lesquels son

penser d’autres mondes, de jouer sur les paramètres, d’ouvrir

public aimerait vivre ou non71. Augé propose également une analyse

l’éventail des trajectoires possibles pour les collectivités humaines

intéressante en affirmant que science-fiction et propagande

(et ce faisant donc, de rappeler qu’il n’y a pas de modèle social

seraient l’une et l’autre le revers d’une même médaille.

unique et indépassable).69 ». Plus les mondes créés sont complexes, et plus on peut y élargir les paramètres d’analyse. Encore fautil qu’ils soient crédibles. Mais la science-fiction offre en règle général des mondes qui empruntent beaucoup à notre réalité (contrairement à la Fantasy par exemple), et dans lesquels nous pouvons identifier nos propres problématiques, et « malgré des logiques de fonctionnement différentes ou décalées, ces mondes paraissent cependant relativement viables, grâce à un agencement

66 FACHE Aurélien. La Nuit de la science fiction. Science fiction et politique. 51:08. Radio Campus Paris, 16 décembre 2016.

70 RUMPALA Yannick. 2016. Tester le futur par la science-fiction, Extension du domaine des possibles, mondes préfabriqués et lignes de fuite ». Op. Cit. p.60.

67 RUMPALA Yannick. 2015. Littérature à potentiel heuristique pour temps incertains . Op. Cit. URL : http://journals.openedition.org/methodos/4178

71 Citation originale en anglais « He argues that science fiction is not just far-fetched entertainment, but rather a window into the societies that create it (or don’t create it) and, just as importantly, a tool for people living in those societies to envision the worlds they want (or don’t want) to live in » AUGE Etienne, par Brainbar, Mai 2016 https://medium.com/@brainbar/etienne-aug%C3%A9-science-fictionas-a-foil-to-propaganda-583eae56bb61

68 Ibidem 69 Ibid.

63


En effet, la propagande permettrait de réduire le choix des

économie dématérialisée, les nouvelles formes d’autoritarisme

options (« Quand vous faites de la propagande, vous vous devez

liées au contrôle de la communication76» et qui traite très rarement

de réduire les options envisageables - c’est soit le modèle mis en

de thématiques liées «au pouvoir moderne, à son anonymat,

avant, soit celui qui est rejeté et critiqué. Il n’y a alors qu’une seule

à la multiplicité de ses réseaux ? (…) la mesure du rayonnement

option possible.72» ), là où la science-fiction propose exactement

doctrinaire, de la machine du contrôle social, de l’envergure

son contraire en questionnant tout ce qui l’entoure (« Vous remettez

planétaire des ambitions77». Pour lui, la science-fiction est la mieux

tout en question. Vous vous demandez ‘Et si ?’, ‘Et s’il y’avait des

placée pour questionner la réalité et soulever les problématiques

voitures voilantes ? Et si l’on pouvait voyager sur une autre planète

sociétales et socio-politiques de notre monde.

?73 »). La propagande conduirait donc à se diriger vers un seul et unique choix, alors que la science-fiction mettrait au défi son public de réfléchir à une infinité de solutions, qu’elles soient bonnes ou mauvaises. Il fait le parallèle avec le régime nazi, qui dans ses 1,100 films n’a jamais produit une seule œuvre de science-fiction : la seule et unique bonne conception du futur affichée aux yeux du 64

monde était celle déjà présente dans l’ensemble de la propagande et du discours nazi.

Malgré la qualité très variable de ses œuvres, l’intérêt de la

science-fiction réside en sa qualité de créer des systèmes complexes aux nombreuses ramifications, servant justement de réceptacles aux expériences de pensées. Prenons l’exemple de l’univers de Star Wars, dont les films ne sont que la partie immergée de l’iceberg (des centaines de romans, BD, jeux vidéo et séries mettent en scène de nombreux personnages et présentent l’histoire et ses différents systèmes politiques sur des milliers d’années). Catherine

Catherine Dufour qualifie la science-fiction de « véritable

Dufour précise que « le minimalisme lui reste à jamais intolérable. Il

outil de progrès social 74 », et souligne « sa capacité à appréhender

est étranger à son code génétique78 ». Le fait que la science-fiction

le réel75», quand Valerio Evangelisti l’oppose non sans une certaine

s’adapte constamment aux problématiques de son époque en

virulence à la littérature classique, qui selon lui n’est pas aussi

les plaçant au cœur d’intrigues prenant place dans un futur plus

pertinente pour analyser des sujets tels que « la mondialisation de

ou moins éloigné nous donne quelques éléments de réponse

l’économie, le rôle hégémonique de l’informatique, le pouvoir d’une

concernant sa capacité à toujours nous étonner. Ici, c’est non seulement les sujets qu’elle évoque qui peuvent nous surprendre et nous amener à un certain niveau de réflexion collective, mais aussi l’idée même qu’un genre littéraire et cinématographique en tant que tel puisse nous pousser à la réflexion par ses caractéristiques

72 Citation originale en anglais «When you do propaganda, you have to reduce the options — it’s either ‘this’ or something they don’t want. So there’s really only one option » AUGE Etienne, par Brainbar, Mai 2016 https://medium.com/@brainbar/etienne-aug%C3%A9-science-fiction-as-a-foil-topropaganda-583eae56bb61

intrinsèques.

73 Citation originale en anglais « You question everything. You start with ‘What if?’ What if there were flying cars? What if you traveled to another planet ? » AUGE Etienne, par Brainbar, Mai 2016 https://medium.com/@brainbar/etienne-aug%C3%A9-science-f iction-as-a-foil-to-propaganda583eae56bb61

76 EVANGELISTI Valerio. 2000. La science-fiction en prise avec le monde réel. Le Monde Diplomatique, Aout 2000. P.29

74 DUFOUR Catherine. « Dépassée, la science-fiction ? » Le Monde Diplomatique, juillet 2017. P.27

78 DUFOUR Catherine. « Dépassée, la science-fiction ? » Le Monde Diplomatique, juillet 2017. P.27

75 Ibidem

77 Ibidem

65


2.2 U N A P P O R T C R E D I B L E A U X S C I E N C E S S O C I A L E S ?

UN APPORT CREDIBLE AUX SCIENCES SOCIALES ?

Ainsi, nous venons de voir en quoi la science-fiction pouvait

Mais cela peut déboucher sur un questionnement à propos de

être considérée comme une certaine forme d’expérimentation

notre propre monde : comment en sommes-nous arrivés là ? En

servant à contextualiser des hypothèses variées dans une infinité

quoi les choses auraient-elles pu être différentes ? Et comment

de mondes, et ce en les déroulant et en les faisant interagir avec

pourraient-elles s’améliorer dans le futur ? » . Son point de vue est

des personnages, des intrigues, des contextes socio-politiques...

le suivant : si nous arrivons à voir et analyser ces éléments dans les

Nous chercherons désormais à savoir si la science-fiction en tant

œuvres de science-fiction, alors il s’agit d’un outil supplémentaire

qu’expérience de pensée peut être vue comme un apport crédible

que l’on peut appliquer à nos propres organisations sociales. Ces

aux sciences sociales. Peut-elle, à travers ses différentes expériences

critères qu’elle évoque (quel niveau de progressisme, de modernité,

et cheminements intellectuels, apporter des schémas de réflexion

quelle organisation des collectifs, quelles évolutions) rentrent

supplémentaires à des disciplines comme la science politique,

clairement dans le domaine de sciences sociales comme celles de

la sociologie, l’économie, l’histoire ou encore l’anthropologie

l’anthropologie ou de la sociologie par exemple.

80

et l’ethnologie ? Si oui, par quel biais ? Enfin, nous tenterons de connaître et de mieux cerner les potentielles limites de la science-

La science-fiction ôte une certaine part de pression dans le

fiction quant à son apport à ces diverses sciences.

sens où elle se veut, par nature, moins formelle que les sciences sociales évoquées plus haut. Elle n’a pas pour objectif de reproduire

Laura Wiebe insiste dans sa conférence Ted Science Fiction, 79

ou décrire la réalité telle qu’elle est, mais plutôt de l’imaginer sous

imagining our way to a better world sur l’aspect presque éthique

une multitude de cadres spatio-temporels. Elle permet donc,

que le genre pourrait recouvrir, et ce bien au-delà des sciences

par sa force de scénarisation, de donner à des hypothèses ou

sociales (et donc dans la conception que nous, individus, nous

à des tendances un cadre et des univers préfabriqués, et donc

nous faisons d’une société). Elle estime que la SF peut nous aider à

potentiellement à renforcer leur l’impact ou à les rendre accessibles

mieux réfléchir aux critères que nous utilisons pour définir le degré

à un public plus large. Yannick Rumpala décrit le rôle de la SF

de progressisme, de rationalité et de modernité d’une société. Ou-

comme celui d’un « dispositif exploratoire

vrages et films de science-fiction peuvent selon elle nous suggérer

aux sciences sociales classiques, plutôt que comme une tentative

de nouvelles manières d’organiser nos collectifs humains, et nous

de prédire l’avenir. Certaines des hypothèses évoquées en science-

montrer les différentes manières dont nos sociétés pourraient se

fiction, parfois très audacieuses, pourraient difficilement trouver un

développer et évoluer. Elle affirme plus tard « Cela commence

cadre ou une crédibilité dans le cadre de recherches académiques

généralement en questionnant le monde fictionnel à propos duquel

classiques. Recherches académiques et cadres de pensées qui,

81

» pouvant s’ajou- ter

on lit. Comment fonctionne t-il ? Comment s’est-il développé ?

79 WIEBE Laura. Science fiction : imagining our way to a better world. TEDx Talks, décembre 2013. 20:19. https://www.youtube.com/watch?v=JPOPkzDguOw.

80 Citation originale en Anglais « It often begins with us asking question about the fictional world we’re reading about. How does this world work ? How did it happen to be this way ? But it can extend to asking questions about our own world : how did we get to where we are ? how might have things been different ? And how might they be different even better in the future ? » WIEBE Laura. Science fiction : imagining our way to a better world. Op. Cit 81 RUMPALA Yannick. 2011. Science Fiction et la Prospective. Op. Cit. http://www.millenaire3.com/ interview/science-fiction-et-la-prospective..

67


toujours selon Rumpala, peuvent rapidement trouver leur limites

Thèmes qui, la plupart du temps, sont étudiés dans le cadre de

en raison du rythme d’évolution des avancées socio-techniques.

sciences sociales comme la linguistique.

Ce qui nécessite par conséquent une certaine adaptation des méthodes utilisées.

Roger Burrows, spécialiste de sociologie urbaine, estimait

par exemple que l’on pou- vait mieux analyser certains processus On peut considérer la science-fiction comme une brique

urbains en lien avec l’influence des nouvelles techno- logies en

supplémentaire à ajouter à des sciences sociales variées et

lisant des romans Cyber Punk qu’à travers certains ouvrages de

déjà existantes. Les thématiques qu’elle traite peuvent en effet

sociologie . Les propos de Ray Bradbury pour qui la science-fiction

s’ajouter à des disciplines aussi diverses que celles de la sociologie,

est « l’étude sociologique du futur », vont également dans ce sens.

82

83

de la politique, de l’an- thropologie voire de l’économie. Ses œuvres peuvent nous aider à mieux saisir (toujours à travers une certaine forme de scénarisation) certains enjeux comme celui du changement social, de la maîtrise des conséquences de nos changements techniques et scientifiques, de l’évolution 68

69

de déterminants institutionnels comme le pouvoir politique et des rapports de pouvoir qui en découlent ou encore de notre rapport au travail ... Certaines œuvres feront jouer et interagir tous ces éléments dans une configuration logique et cohérente et pourront donc être perçues comme une trajectoire potentielle, pouvant ensuite être comparées à d’autres constructions (si elles sont suffisamment différentes) du même type. Ces différentes sociétés pourront aussi être étudiées sous le prisme des valeurs, des principes et des aspects de l’exis- tence qu’elles choisissent de valoriser.

Le récent film Premier Contact (2017, Denis Villeneuve) traite

essentiellement de la manière dont notre langage influence nos valeurs, notre conception du temps et nos interactions sociales. Le fil conducteur étant le décryptage d’une langue extra-terrestre amenée par de mystérieux octopodes. Il est intéressant de voir que

82 BURROWS Roger. 1997. Virtual Culture, Urban Social Polarisation and Social Science Fiction, in Brian Loader (dir.), The Governance of Cyberspace. Politics, Technology and Global Restructuring, Londres, Routledge, 1997.

ces thèmes peuvent trouver en la science-fiction un « véhicule

83 BRADBURY Ray. 1974. Definition. Science Fiction. Academic Awakening.

narratif », voire un outil de pédagogie.


L’apport supplémentaire de la science-fiction est

aussi

Il convient de préciser que l’analyse de la science-fiction

des

ne saurait être vue comme une science à part entière. En effet,

problématiques futures. Elle peut en effet « aider à ouvrir des

et nous le verrons dans la prochaine partie, cette conception

espaces de débat et ainsi à construire ou restaurer une forme de

apporterait avec elle un nombre trop important de contraintes.

responsabilité collective à l’égard de ce qui n’est pas encore advenu,

Elle reste, selon Yannick Rumpala, une façon de sortir des schémas

mais qui pourrait constituer le futur. (...) peu d’investigations

traditionnels de pensée et une « logique de réflexion pour amener

portent sur cette fonction de préparation à ce qui sera le réel, alors

à penser différemment », ainsi qu’une manière d’intégrer des

même que des sujets comme les biotechnologies, la sélection

problématiques futures dans des disciplines classiques qui

84

génétique, le clonage, ou l’hypersurveillance invitent à le faire

peinent parfois à capter certaines tendances ainsi que l’émergence

». On le voit avec des œuvres comme Bienvenue à Gattaca ou

de signaux faibles.

sa contribution à la réflexion collective

concernant

86

encore avec les différents épisodes de Black Mirror : celles-ci permettent au grand public de se positionner sur des sujets qui pourraient potentiellement nous concerner d’ici peu de temps. On peut également considérer l’analyse de la science-fiction comme 70

71

un processus de production de connaissances et d’idées originales, toujours grâce à cette mise en relation de nombreux

critères

sociétaux, sociaux, techniques et politiques qui résultent en la création d’un monde fictif.

Enfin, le principal avantage à se servir de la science-fiction dans

ce cadre serait, toujours selon Yannick Rumpala, « qu’elle redonne une importance au futur, rappelle le caractère transitoire du temps présent et sous-entend que, hormis des catastrophes dues à des aléas non maîtrisables (comme la collision avec un astéroïde), les situations décrites fictivement restent fondamentalement les 85

résultats de choix antérieurs faits par les collectifs humains. »

84 RUMPALA Yannick. 2011. Science Fiction et la Prospective. Op. Cit. http://www.millenaire3.com/ interview/science-fiction-et-la-prospective. 85 RUMPALA Yannick. 2015. Littérature à potentiel heuristique pour temps incertains . Op. Cit. URL : http://journals.openedition.org/methodos/4178

86 RUMPALA Yannick. « Ce que la science-fiction pourrait apporter à la pensée politique ». Op. Cit. P.109.


2.3

UNE SOURCE CONFUSE ?

UNE SOURCE CONFUSE ?

Ainsi, si l’on considère la science-fiction au-delà de son rôle

d’œuvre divertissante et comme une expérience de pensée, voire

impératifs de narration et à des logiques commerciales propres à cette industrie.

comme une façon additionnelle de réfléchir dans le cadre des sciences sociales, nous pouvons également tenter d’en discerner

Malgré ces fonctions d’alerte à travers la dystopie, le rôle de

les limites et les potentielles contraintes qui en limiteraient l’usage.

la science-fiction comme un agent du changement reste assez

Si bien sûr beaucoup d’innovations ou de prévisions sociétales

limité dans la plupart des cas. En effet, il existe un écart important

d’œuvres de SF se sont révélées correctes (on pense aux télé-écrans

entre cette fonction d’alerte et un changement concret relatif aux

ainsi qu’aux systèmes de surveillance à grande échelle de 1984,

thèmes dénoncés, qui la plupart du temps doit être initié par une

aux smartphones de Star Trek, à l’omniscience du big data de Un

réelle action politique. Difficile, donc, de voir la science-fiction et ses

Bonheur insoutenable, ou la bombe atomique par Wells ou bien à

messages apporter un réel changement à nos sociétés sans une

l’intelligence artificielle de façon générale...) d’autres au contraire

prise de relais concrète par les différentes instances décisionnelles.

ont pu être négligées, voire totalement oubliées. L’omniprésence

De plus, il serait compliqué d’estimer le rôle que la science-fiction a

des réseaux sociaux ainsi que leur immense impact sur la société

eu dans un changement quelconque, ses effets étant difficilement

est peu visible en science-fiction par exemple.

quantifiables. 73

La science-fiction est souvent représentative de son époque

Yannick Rumpala affirme qu’il est parfois difficile pour la

dans le sens où elle développe, extrapole et joue avec les signaux

science-fiction (et pour les travaux qui en émanent) d’être prise

faibles et tendances de son temps. Il n’est jamais garanti que ces

au sérieux tant les idées reçues liées au Space Opéra, voire au

signaux faibles aboutissent à un quelconque développement. De

Fantasy sont inscrites dans l’imaginaire collectif et dans les milieux

très nombreuses fictions mettaient en scène des sociétés minées

académiques. Il estime qu’un certain travail d’évangélisation est

par un conflit nucléaire entre les États-Unis et l’URSS durant la

nécessaire quant à la réhabilitation de la dimension « sérieuse »

guerre froide. En plein Maccarthysme, d’autres œuvres mettaient

de la science-fiction.

en avant un monde dystopique rongé et contaminé par les travers

cadre de ses travaux, ainsi qu’au regard de collègues chercheurs, il

des régimes communistes de l’époque. Cela ne remet pas en cause

déclare qu’une certaine forme de condescendance existe quant à

l’intérêt de la science-fiction en tant que vectrice d’hypothèses ni

la science-fiction et à la prospective en général.

87

Étant confronté à ces contraintes dans le

sa dimension expérimentale, mais met plutôt en avant son rôle « complémentaire » et la nécessité de ne pas prendre de décisions basées uniquement sur les changements socio-techniques qu’elle annonce. D’autre part, la dimension alarmiste de la science-fiction contemporaine peut également être considérée comme un frein, dans le sens où la vision du monde futur qu’elle nous offre est, dans la plupart des cas, très pessimiste (surtout en ce qui concerne les œuvres cinématographiques récentes). Cela est aussi dû à des

87 RUMPALA, Yannick. 2018. Entretien avec Yannick Rumpala. Entretien réalisé sur Skype.17 janvier 2018. Intégralement retranscrit en annexe 1.


Elle serait liée selon lui à une culture qui valorise surtout les

ouvrages classiques (la sociologie a une pratique assez ancienne d’usage de la littérature) du passé, et à un rapport au futur particulier, moins ouvert que dans la culture anglo-saxonne par exemple. Aller au-delà du présent présenterait un risque trop élevé. On ne trouve pas de cours formels de prospective ou de disciplines universitaires en lien avec la science-fiction en France, là où l’usage se popularise 88

aux États-Unis . Il argue que la dimension d’évasion et la perception de « déconnexion du réel » (bien qu’en estimant lui-même que toute SF à une connexion à la réalité) sont des arguments de plus pour certains chercheurs afin de ne pas considérer l’analyse de la science-fiction comme un terrain d’étude sérieux. 74

Un défi de taille lié à ces recherches serait donc de réussir à

« montrer qu’effectivement il y’a une dimension épistémologique dans la SF, qui peut en faire un outil à part entière pour des travaux de sciences sociales. Donc dans mon cas, de théories politiques ou 89

de réflexions éthiques, voire de sociologie à certains égards. ».

88 Ibidem 89 Ibid.

75


Les notions de prospective apparaissent rapidement dès

92

résulter de discontinuités ou de ruptures.

» à un rôle d’éclaireur,

lors que l’on s’aventure sur le terrain « exploratoire » de la science-

permettant surtout de gérer autre chose que les urgences du

fiction. En effet, il semble au premier abord que cette discipline

quotidien. La prospective stratégique quant à elle, peut être définie

agit comme le versant « raisonnable » de la science-fiction,

comme son versant plus opérationnel, dont le rôle sera plutôt

plus centré sur la science et la discipline que sur la fiction et la

d’émettre des recommandations pour atteindre certains objectifs

narration. Nous chercherons dans cette partie à comprendre de

ou éviter certaines situations.

quoi il s’agit réellement, et à mieux cerner les liens de parenté qu’entretiennent prospective et science-fiction ainsi que leurs

différences principales. La prospective peut-être définie comme «

majeures avec la science-fiction, les deux disciplines étant

un instrument d’aide à la décision et à l’action ; elle nous invite à

confondues jusqu’au début du 20e siècle. Dans sa postface de

considérer l’avenir comme territoire à explorer, mais aussi comme

Bienvenue à Zanzibar (John Brunner, 1967) datant de 1995, Gerard

90

On peut alors se demander quelles sont les différences

territoire à construire. ». Conceptualisée par Gaston Berger dans

Klein illustre les spécificités des deux disciplines de manière

les années 1950, puis théorisée par Bertrand de Jouvenel dans

amusante en proposant une analogie liée à une situation familiale :

L’Art de la conjecture (1964), la prospective est définie dans cet

77

ouvrage comme une « approche ouverte et multiple de la prévision stratégique à long terme, fondée sur le repérage des tendances 91

lourdes et des possibles ruptures, des acteurs et des facteurs. ».

On distingue de manière générale la prospective exploratoire

de la prospective stratégique. La première, qui se fonde sur la « représentation que nous pouvons nous forger du présent et de ce qu’il recèle comme tendances lourdes et émergentes pour aller explorer le spectre des futurs possibles, y compris ceux pouvant

2.4

LES LIENS ENTRE PROSPECTIVE ET SF

LES LIENS ENTRE PROSPECTIVE ET SCIENCE FICTION

90 DE JOUVENEL Hugues. 2016. Science-fiction et prospective. Futuribles, nᵒ 413 (27 juin 2016): Editorial 91 DE JOUVENEL, Bertrand. 1964. L’Art de la conjecture. Editions du Rocher, 1964.

92 DE JOUVENEL Hugues. 2016. Science-fiction et prospective. Op. Cit


« La Science-Fiction et la Prospective sont des demi-sœurs ayant pour père commun le désir

d’appréhender l’avenir et pour mères deux

et Prospective, leurs origines communes (« le désir d’appréhender

cousines un peu éloignées, l’Imagination et la

l’avenir ») et leur principale différence : imagination, narration

Méthode. Curieusement, il y a toujours eu un peu de mésentente dans cette famille, à savoir que l’aînée, la Fiction, manifestait volontiers de la révérence pour sa cadette tandis que celle-ci, un rien parvenue, s’affichant à la table des grands et s’efforçant de paraître

On comprend bien ici la relation ambiguë qu’entretiennent SF

et fiction d’un côté, et méthode et rigueur de l’autre. Yannick Rumpala écrit par ailleurs que « Le registre de la prospective est proche ou dérivé de l’expertise, pouvant chercher à produire un effet d’autorité. Celui de la science- fiction paraît moins contraint, plus expérimental, comme s’il s’agissait surtout de construire des situations en s’assurant qu’elles tiennent malgré leur défaut de correspondance avec la réalité.

94

»

bonne élève et sérieuse, affectait souvent d’ignorer cette parenté, ou, ramenée à elle,

de la mépriser. (...) Peut-être les temps sont-

prospectiviste, reconnaît qu’une part importante du travail de

ils venus d’une réconciliation permettant aux

ce(tte) dernier(e) consiste à chercher des pistes quant à l’évolution

deux sœurs d’occuper chacune la place qui lui revient et de se conforter mutuellement dans la poursuite passionnante et fort nécessaire 93

de cette chimère, la maîtrise du futur. »

Gerard Klein, à la fois spécialiste de la science fiction et

de notre monde dans « ce continent de représentations imaginaires 95

de l’avenir » qu’est la science-fiction, et ce dans des domaines variés comme celui de la technique, des interactions techniques/ usages sociaux ou encore celui des pratiques sociales. Souvent avec difficulté comme il l’exprime, en raison de la profusion d’œuvres (romans, nouvelles, films, textes...) dont il estime le nombre mondial 96

à plus d’un million aujourd’hui . L’histoire démontre par ailleurs 97

que des écrivains de SF « littérairement médiocres » et connus par

93 KLEIN Gerard. 1995. Postface de Bienvenue à Zanzibar par BRUNNER John. Poche. 1963

96 KLEIN Gérard. 2016. L’invention de l’avenir : prospective et science-fiction. Op cit., p.47.

94 RUMPALA Yannick. 2016. Tester le futur par la science-fiction, Extension du domaine des possibles, mondes préfabriqués et lignes de fuite ». Op. Cit. p.71

97 KLEIN Gérard. 2016. L’invention de l’avenir : prospective et science-fiction. Op cit., p.46.

95 KLEIN Gérard. 2016. L’invention de l’avenir : prospective et science-fiction. Op cit., p.44.

98 Ibidem

79


un public de niche seulement ont su être les plus perspicaces en

La science-fiction a exploré depuis très longtemps, et ce de

termes de prospective. Klein illustre ce fait avec l’exemple de Murray

façon approfondie, des champs comme ceux de la bioéthique

Leinster (1896-1975), qui dans sa nouvelle A Logic Named Joe (1946)

(citons Le Meilleur des mondes et Bienvenue à Gattaca une fois de

anticipait l’internet, la visiophonie, le data learning ainsi que l’accès

plus) ou du transhumanisme (à travers la série de jeux vidéo Deus-

à n’importe quelle information à travers des sortes de moteurs

Ex par exemple, dont le personnage principal au corps transformé

de recherche. Rendant de ce fait l’exercice encore plus difficile

évolue dans un univers cyber-punk). Champs qui ne se sont

pour un(e) prospectiviste. Un défi supplémentaire pour un(e)

pourtant imposés qu’aux spécialistes bien plus tard, seulement

prospectiviste est de savoir « si un projet apparemment irréalisable,

au moment où la réalité commençait à rattraper la fiction. D’où

comme celui de Murray Leinster, ne sera pas rendu possible par

l’intérêt pour un(e) prospectiviste d’aller puiser dans certains

un développement ultérieur des technosciences». En effet, ce

thèmes de la science-fiction, même s’ils paraissent très éloignés

dernier s’est avéré correct alors qu’il fut écrit en 1946, trente ans

de la réalité au moment de la parution des œuvres.

avant la commercia- lisation du premier micro-ordinateur (l’Apple

80

I en 1976), cinquante-cinq ans avant l’apparition de l’internet grand

public et douze avant la création du premier circuit intégré. Ce

ce mélange entre la fiction et la raison. Mais comme l’indique

qui rendait cette nouvelle « aussi inutilisable que techniquement

Klein, en s’appuyant sur des expertises, des données concrètes et

98

incompréhensible pendant au moins deux décennies. ».

Il s’agit donc pour le prospectiviste de doser subtilement

une méthode aussi rigoureuse que possible, les prospectivistes peuvent potentiel- lement réduire la portée de leur travail, et ce par

pur souci de crédibilité. Il émet dans ses travaux l’hypothèse que penser l’avenir de façon si rationnelle pourrait être une erreur : « peut- être est-ce une grande erreur de penser ainsi que l’avenir sera le produit d’actions humaines raisonnables alors qu’à l’évidence, les comportements des êtres humains, a fortiori des groupes sociaux, ne sont pas uniquement dictés par la raison, mais par bien d’autres motifs, y compris parfois par la folie. À trop vouloir produire des conjectures dites sérieuses, à trop brider l’imagination afin de ne pas être taxés de spéculations fantaisistes, peut-être nous condamnons-nous à une certaine myopie dans l’exploration des 99

futurs. ».

96 KLEIN Gérard. 2016. L’invention de l’avenir : prospective et science-fiction. Op cit., p.47. 97 KLEIN Gérard. 2016. L’invention de l’avenir : prospective et science-fiction. Op cit., p.46. 98 Ibidem

99 DE JOUVENEL Hugues. 2016. Science-fiction et prospective. Op. Cit

81


101

Précisons également que de façon réciproque, les auteurs

académique. ». Contrairement aux milieux universitaires anglo-

de science-fiction peuvent aussi emprunter certaines méthodes

saxons où des cours de prospective sont dispensés. Même son

à la prospective, dans la façon de rédiger leurs œuvres. La phase

de cloche pour Gerard Klein qui écrivait que « c’est toujours dans

préliminaire de documentation, d’assimilation et de mise en

les marges des institutions universitaires, ou de recherche, ou de

relation de données peut être aussi rigoureuse et complexe que

pouvoir, que se sont développées les antennes de prospective

102

».

lors d’un exercice de prospective, comme en témoigne le travail faramineux effectué par John Brunner pour sa tétralogie, qui traite de problématiques liées à la surpopulation, à la fracture sociale, la destruction de l’environnement ainsi qu’aux conséquences 100

sociales du développement de l’informatique .

S’il y’a bien une chose que ces deux disciplines partagent

en plus de leur appétence pour le futur de nos sociétés, c’est le fait qu’elles soient généralement peu considérées dans leurs 82

83

milieux respectifs. Dans le monde littéraire et cinématographique pour la science-fiction, et dans le monde académique pour la prospective. Yannick Rumpala indiquait lors de notre entretien que la prospective « n’est pas considérée comme une véritable science sociale. Si vous parlez prospective à mes collègues sociologues ou du monde académique pur... Ils considèrent cela comme un exercice intéressant, mais spéculatif et qui n’intègre pas le registre

100 Tous à Zanzibar (1968), L’Orbite déchiquetée (1969), Le troupeau aveugle (1972) Sur l’onde de choc (1975)

101 RUMPALA, Yannick. 2018. Entretien avec Yannick Rumpala. Entretien réalisé sur Skype.17 janvier 2018. Intégralement retranscrit en annexe 1. 102 KLEIN Gerard. 1995. Postface de Bienvenue à Zanzibar par BRUNNER John. Poche. 1963


LA SCIENCE FICTION, CONCRETEMENT

LA SCIENCE FICTION, CONCRETEMENT

Afin d’illustrer en quoi la science-fiction peut être utilisée

en dehors de son cadre initial et de voir comment les potentiels enseignements que l’on en tire peuvent être utilisés de façon concrète, nous avons choisi de sélectionner quelques cas d’usages et exemples récents. Ces derniers sont assez variés en termes d’objectifs et de méthode, et émanent aussi bien du secteur privé que d’acteurs publics.

Le cas « Tomorrow Project » est un exemple intéressant,

notamment par la méthode qui fut employée pour mener à bien ce projet. Lancé en 2010 et soutenu principalement par l’entreprise Intel105 (qui en fut le principal sponsor) le projet a rassemblé chercheurs et scientifiques, centres de R&D, universités, entreprises, mais surtout des écrivains et des amateurs de science-fiction. Contrairement à la plupart des projets similaires soutenus par de

La première trace d’utilisation de la science-fiction dans un

but annoncé de réflexion remonte à 1976 avec le projet Interfuturs, mené par l’O.C.D.E sous l’impulsion de Jacques Lesourne. Cette étude, qui est à ce jour « le plus grand projet de prospective 103

internationale jamais réalisé

» trouva un écho particulier dans

les sphères dirigeantes (c’est encore aujourd’hui l’étude de l’OCDE ayant connu le plus grand tirage). Elle avait pour objectif de répondre aux plus grands défis mondiaux de l’époque « à travers une analyse prospective globale du système mondial et une évaluation de différents schémas possibles d’évolution à long 104

terme. ». Le rapport de cette étude fut innovant dans sa forme, puisqu’il décrivit des situations qui semblaient déjà avoir eu lieu, comme un ensemble de récits distincts dont on pouvait distinguer le point de départ et d’arrivée ainsi que les différentes étapes.

grands groupes, l’idée n’était pas de se concentrer uniquement sur de la pure création de produits et services futuristes, mais plutôt de proposer nouvelles et essais sur des sujets comme la bioéthique, l’éducation, les rapports sociaux, l’écologie ou encore le travail, et donc d’imaginer l’impact et le rôle des nouvelles technologies dans ces domaines à moyen et long terme. 85

Le thème central fut d’imaginer un futur dans lequel nous

voudrions vivre, mais aussi d’imaginer son contraire, un futur que nous voudrions éviter à tout prix. Le projet fut dirigé par Brian Johnson, « futuriste » attitré d’Intel, et soutenu par le Dr. Genevieve Bell, anthropologue chez Intel également. Le concours a abouti à la création d’un document contenant six nouvelles et deux essais, également publié sous le nom The Tomorrow Project Anthology: Conversations about the Future en 2011. Ce cas nous montre

2.5

comment, par le biais de la science-fiction et de la narration, des auteurs, experts, chercheurs et amateurs ont pu contribuer à la création d’un avenir qu’ils considèrent comme souhaitable. En extrapolant des tendances et des signaux faibles contemporains,

103 THEPOT Jacques. 2005. Jacques Lesourne. Revue française de gestion, vol. no 156, no. 3, 2005. P.9-15. 104 Ibidem

105 The Tomorrow Project. Intel. 18 novembre 2010. 3:44. https://www.youtube.com/ watch?v=Y0a40vp1Uyc


ils ont pu placer certaines de ces hypothèses dans un contexte

présentées, dans un souci de clarification et de mise en situation

certes fictif, mais cohérent, et imaginer comment une société

concrète, et ce dans un but pédagogique à l’usage d’étudiants

pourrait interagir avec de potentielles évolutions socio-techniques

(mais pas uniquement) en science politique.

majeures. On peut par ailleurs considérer le Tomorrow Project comme l’une des applications concrètes du Science-Fiction 106

Protoyping , théorisé par Brian Johnson.

Malgré l’absence de prospective et de notions de science-

fiction dans les milieux universitaires français, on trouve quelques exemples d’utilisation de la science-fiction dans les domaines

86

On retrouve également des applications concrètes dans

publics et institutionnels. Le colloque De la science-fiction à la 108

109

le milieu universitaire anglo-saxon. La Chaire de Responsabilité

réalité , organisé fin 2012 par France Stratégies

Sociale et de Développement Durable de L’université du Québec

certaine volonté publique d’aller chercher dans la science-fiction

à Montréal a amorcé des recherches liées à l’usage de la science-

des réflexions autour de sujets comme ceux du transhumanisme

fiction, dans le but d’y trouver des pistes de réflexion pour mieux

ou de la préservation de nos ressources naturelles. Des notes

gérer la crise écologique : « Un groupe de recherche cherche

d’analyse telles que La Science-fiction, du miroir de nos sociétés

à repérer des œuvres de science fiction, romans ou films, qui

à la réflexion prospective

explorent le fonctionnement d’une société post-écologique,

occasion.

110

témoignait d’une

furent également présentées à cette

c’est-à-dire d’une société aux prises avec des dérèglements environnementaux majeurs, dans le but de les analyser et d’en 107

discuter pour dégager des scénarios.

»

En 2016, Michael Allen et Justin Vaughn publiaient l’ouvrage

Poli Sci Fi: An Introduction to Political Science through Science Fiction, et expliquaient des concepts essentiels politique à

de

science

travers des œuvres majeures de la science-fiction.

Les composantes fondamentales de la science politique (concepts

théoriques, rôle des institutions, notions d’état et de relations diplomatiques...etc.) sont extraites de chacune des œuvres

106 « Science fiction prototyping (SFP) refers to the idea of using science fiction to describe and explore the implications of futuristic technologies and the social structures enabled by them. » https://en.wikipedia.org/wiki/Science_fiction_prototyping

108 http://archives.strategie.gouv.fr/cas/content/colloque-de-la-science-fiction-la-realite.html#lesressources

107 RUMPALA Yannick. 2011. Science Fiction et la Prospective. Op. Cit. http://www.millenaire3.com/

109 France Stratégie est un organisme de réflexion, d’expertise et de concertation, autonome, rattaché au Premier ministre

interview/science-fiction-et-la-prospective.

110 http://archives.strategie.gouv.fr/cas/content/science-fiction-na-311.html

87


Quelques années plus tard en 2016, une journée de réflexion

était organisée par le ministère de l’économie et des finances (Des utopies pour l’action publique - 15e édition des Rencontres Internationales de la Gestion Publique). L’objectif annoncé était ici d’ « Inventer son futur plutôt que de le découvrir (...) Et si l’imagination permettait à l’État de s’extraire de cadres contraignants afin de tester de nouveaux scénarios ? Un exercice de distanciation pour stimuler des visions utopiques, désirables de la gestion publique et se débarrasser des façons anciennes de raconter le monde, penser 111

et agir sur le futur. ».

Des ateliers développant les concepts d’utopie/dystopie

et posant les questions suivantes : « comment par-delà leurs dimensions narratives, les utopies/ dystopies sont un vecteur de 88

réflexivité et d’anticipation du futur ? » et « En élargissant le champ des expériences de pensée, comment questionnent-elles les transformations du monde et trouvent-elles ainsi une expression 112

artistique au changement social ? » furent organisés, notamment avec la participation de Yannick Rumpala, qui déclarait par ailleurs lors de notre entretien être régulièrement sollicité par des institutions ou encore des Think Tanks.

111 https://www.economie.gouv.fr/igpde-seminaires-conferences/rigp-2016 112 Ibidem


Q U E LS T Y P E S DE S OC I E TE S ?

T R AVA I L RAPPORT HUMAINS

/

MACHINES

N OT R E E N VI RO N N E M E N T

3. QUELLES R E P R E S E N TAT I O N S


La science-fiction, comme nous l’avons vu, base en général

Cette liste de grands thèmes et de leurs problématiques

ses mondes et ses récits sur les signaux faibles de son époque.

est bien sûr très loin d’être exhaustive. Ils sont en revanche ceux

Si l’on analyse les signaux faibles contemporains et les tendances

que l’on retrouve le plus souvent dans les récentes productions de

émergentes de nos sociétés, il est a priori possible de dégager les

science-fiction. Afin d’illustrer nos parties précédentes et de mettre

grands thèmes suivants :

en avant les fonctions de problématisation offertes par la sciencefiction, nous analyserons dans cette partie comment certains de

• le transhumanisme: ses enjeux, sa dimension éthique, les

ces grands thèmes sont traités et représentés dans la littérature et

inégalités qu’il peut engendrer.

dans le cinéma de science-fiction.

• le travail: vers l’automatisation complète des tâches physiques ?

Quel rôle de l’I.A ? Quelles conséquences sociales ?

traités par les auteurs et les scénaristes ? Quels scénarios (aussi

Quelle représentation en avons-nous ? Comment sont-ils

bien négatifs que positifs) proposent-ils ? • la démocratie et l’état : ses mutations, ses différentes formes, sa présence et son rôle.

Devant rester concis dans cette étude, nous verrons quelles

sont les hypothèses émises au sujet de 3 thèmes distincts : notre • notre rapport à l’intelligence non biologique : vers une éthique

rapport au travail, la relation

des machines, quelles différences avec l’intelligence biologique,

et enfin la gestion des problèmes environnementaux et de nos

quel statut ?

ressources naturelles et du notre rapport à notre habitat. La

Homme-Intelligence

artificielle

sélection de ces thèmes ne se fait pas en fonction d’une quelconque • les relations sociales : quelle mutation des relations sociales,

hiérarchie ou de leur récurrence dans les œuvres de science-fiction,

familiales, amoureuses ? Quel impact des nouvelles technologies

mais plutôt en fonction de préférences personnelles et d’attrait

de la communication sur ces dernières ?

pour les questions qu’ils soulèvent.

• l’environnement : comment le préserver, la croissance durable voire la décroissance pour le protéger, la gestion des crises environnementales.

3.

Q U E L L E S R E PR E S E N TAT I O N S D E N O S S O C I E T E S ?

QUELLES REPRESENTATIONS DE NOS SOCIETES ?

93


3.1

QUEL RAPPORT AU TRAVAIL ?

QUEL RAPPORT AU

TRAVAIL ?

Comment le futur du travail est-il imaginé en science-

de ces prolétaires, laissés pour compte une fois devenus inutiles,

fiction ? Depuis Le Monde tel qu’il sera d’Émile Souvestre en

et «aux perspectives vides de sens (...) condamnés à l’Armée (...)

1846, nombre d’œuvres ont imaginé un remplacement général

ou aux brigades de Reconstruction et Récupération (exécutant

de l’Homme par les machines. Pour le meilleur ou pour le pire

principalement des travaux de voirie à la très faible productivité

dirons-nous : là où ce

remplacement généralisé procure une

assumée – pour les occuper et pour donner un semblant de

forme de libération et d’épanouissement dans certains récits,

contrepartie aux prestations sociales minimales auxquelles tous

il

ont droit

amène au contraire précarité et chaos dans d’autres. Si la

114

», qui semblent encore trouver un écho particulier en

115

science-fiction imagine donc un transfert du travail de l’homme

2018 . Sa vision est plutôt pessimiste quant à l’évolution de nos

à la machine depuis longtemps et dans de nombreuses fictions,

normes sociales et des conséquences de l’automatisation du travail,

les conséquences sociales qu’elle imagine sont quant à elles

qui dans cet ouvrage augmente considérablement les inégalités

extrêmement variées.

sociales et l’écart entre plus riches et plus pauvres.

Le roman de Kurt Vonnegut Jr (1922-2007), Le Pianiste

Déchaîné (1952) est souvent considéré comme la première « vraie 113

Une vision du travail et de l’avenir qui contraste donc

radicalement avec celle proposée par Corry Doctorrow dans son

». Celui-ci met en scène un

roman Dans la dèche au royaume enchanté de 2003. Il présente

ingénieur, considéré comme l’élite de son pays après une troisième

un monde où les Hommes n’ont plus besoin de travailler grâce à

guerre mondiale destructrice. Le perfectionnement des machines

une automatisation to- tale des systèmes productifs. Leurs besoins

rend donc les ouvriers inutiles, et crée toute une catégorie sociale

primaires semblent être satisfaits, et les progrès de la médecine

de faux travailleurs appelés les Récups. Ces derniers vivent séparés

ont fait de l’immortalité une réalité. En cas d’accident, une

des administrateurs et des ingénieurs. Lassés de leurs conditions

réinitialisation de la conscience et de la mémoire est possible dans

de vie et de leur précarité, ils s’organisent pour mener une

un corps cloné. Libérés de la plupart des contraintes matérielles

révolution. Le point de vue du personnage principal, qui devient au

ainsi que du travail, l’Homme peut donc consacrer son existence à

fil de l’histoire lassé des valeurs de productivité et d’efficacité qu’il

des activités ludiques ou se laisser aller totalement à ses passions,

subit également, varie progressivement jusqu’au point de rupture

comme on peut le lire sur la quatrième de couverture du livre : « J’ai

où il finit par se désolidariser de ce monde et de ses valeurs. Avec

vécu assez longtemps pour voir le remède à la mort (...) apprendre

cet ouvrage, Kurt Vonnegut Junior critique non seulement le

dix langues étrangères, composer trois symphonies, réaliser mon

monde du travail, mais aussi la rationalisation à outrance qui naît

rêve d’enfance d’habiter à Disney World et assister non seulement

du capitalisme de l’ époque. Il critique aussi la situation sociale

à la disparition du lieu de travail, mais du travail lui-même. ». La

113 https://charybde2.wordpress.com/2017/08/06/note-de-lecture-le-pianiste-dechaine-kurtvonnegut/

114 Ibidem

dystopie de l’efficacité marchande

115 CASSELY, Jean-Laurent. 2013. L’invasion des «métiers à la con», une fatalité économique? http:// www.slate.fr/story/76744/metiers-a-la-con

95


disparition du travail, de la mort et des contraintes matérielles pourraient laisser croire à une forme d’utopie, mais tout n’est pas si rose à Disney World, lieu où se déroule l’intrigue. L’argent ayant disparu, la nouvelle manière d’accéder à des produits, services faveurs, ou de grimper dans la hiérarchie sociale passe désormais par le mérite et par la considération des autres. Cette estime est représentée par une évaluation permanente appelée le Whuffie, que tout un chacun peut consulter en temps réel. C’est donc un monde où individus doivent se montrer sous le meilleur angle pour progresser, et où le but devient d’accumuler le plus de Whuffie, et ce de n’importe quelle manière.

On cerne rapidement les limites de cette utopie et les dérives

qui découlent de ce nouvelle monnaie, qui « mène au règne des 96

116

apparences et des faux-semblants ». L’intérêt de cet œuvre consiste en l’imagination d’une économie post travail, et en l’exposition des principaux changements que cela entraînerait par rapport à nos valeurs et à nos structures collectives et morales. Dans l’œuvre de Doctorow, l’une des tendances inhérentes à la nature humaine qui est de se situer par rapport à ses pairs par une recherche constante de reconnaissance et de validation n’est plus représentée par le travail, mais par le Whuffie. Précisions enfin que le concept de notation de ses pairs n’est pas récent en science-fiction et qu’il fut brillamment mis en scène dans un épisode de la série Black Mirror. Notons également que les premières expériences de notation des 117

citoyens sont actuellement conduites en Chine .

116 http://www.culture-sf.com/Dans-la-deche-au-Royaume-Enchante-Cory-Doctorow-cf-459 117 ARSENE, Severine. 2017. « Le gouvernement chinois exploite habilement ce que nous ont appris les réseaux sociaux » http://www.lemonde.fr/idees/article/2017/10/25/le-gouvernementchinois-exploite-habilement-ce-que-nous-ont-appris-les-reseaux-sociaux_5205452_3232.html


3.2

LES RELATIONS AVEC LES I.A

LES RELATIONS AVEC LES I. A Robots et machines en tout genre sont aussi anciens que

simplement une source d’énergie pour les machines ou encore

la science-fiction en elle même. Mais les relations que nous

à Terminator ) d’autres œuvres se sont plutôt penchées sur

entretenons avec les machines disposant de facultés de réflexion

les rapports sociaux et psychologiques que l’humanité pourrait

et leur problématisation n’ont été que « théorisées » (disons

entretenir avec des I.A développées, mais aussi sur les possibles

fictivement) qu’en 1942 par Asimov dans le roman Cercle Vicieux

conflits, voire les relations amoureuses qui pourraient en découler.

121

avec ses fameuses trois lois de la robotique censées régir les relations entre robots (et donc I.A) et humains. Peu de temps

après, les travaux d’Alan Turing publiés en 1950 évoquent pour la

les questions existentielles qu’une intelligence artificielle pourrait

première fois la possibilité qu’un humain ne puisse différencier la

avoir à gérer, au même titre qu’un humain (tel que le robot Sonny

118

nature (artificielle ou non) de son interlocuteur à distance .

Certaines œuvres se concentrent sur les conflits internes et

du film I,Robot d’Alex Proyas, qui ne comprend pas pourquoi il ne peut être considéré comme un humain à part entière, ayant

Laura Wiebe explique notamment dans sa conférence TED

Science Fiction, imagining our way to a better world que la science-

pourtant la même conscience, une personnalité et la capacité de rêver).

fiction s’oppose à une définition universelle de l’in- telligence en mettant en scène des personnages non humains qui n’ont pas,

selon elle à être composés comme nous pour être dignes de

Soft Love (Eric Sadin, 2014) explorent des univers où les assistants

considération et de respect.119

personnels (que nous connaissons dans des formes rudimentaires

Des œuvres comme Her (film de Spike Jonze de 2013) ou

aujourd’hui sous les noms de Siri, Cortana ou Alexa) atteignent un tel

Par analogie, la science-fiction a très souvent utilisé la

degré de perfection en termes de connaissance de leur propriétaire

situation des machines (qui fondamentalement étaient identiques

(grâce au deep learning notamment) que des sentiments «

aux Hommes, mais dont la forme et l’apparence étaient différentes)

humains » viennent perturber leur bon fonctionnement. Dans Her,

pour dénoncer la discrimination de certaines minorités ethniques,

un homme en détresse amoureuse tombe follement amoureux de

religieuses ou des femmes. Si les récits où l’I.A prend le dessus sur

son système d’exploitation, avec qui il entame une vraie relation

l’homme et l’anéantit sont légion, (on pense au film Matrix

120

où les

corps humains sont

passionnée. C’est l’inverse qui se produit dans Soft Love avec un assistant épris d’amour pour sa propriétaire. Ces œuvres font l’hypothèse que le per- fectionnement des machines nous conduira à ce genre de situations, étant donné que la seule différence entre des intelligences artificielles extrêmement développées et des

118 https://fr.wikipedia.org/wiki/Test_de_Turing 119 «Some Sci Fi stories can be read as a challenge to the idea that there is one universal definition of human and of intelligence and this kind of challenge to our assumptions can give us a chance to recognize that beings, both humans and non humans don’t have to be like us or have our type of intelligence to be worthy of respect and ethical interaction» WIEBE Laura. Science fiction : imagining our way to a better world. Op. Cit. https://www.youtube.com/watch?v=JPOPkzDguOw. 120 WACHOWSKI Andy et Lana. 1999. The Matrix

121 CAMERON James. 1984. The Terminator

99


humains deviendra le caractère organique de nos corps.

Les œuvres présentant des relations « humaines » entre I.A

et humains tournent souvent au drame, comme nous pouvons 122

La série Black Mirror étudie ce sujet dans un épisode où il est

le constater ici. Pour les différents auteurs, la nature organique/

possible de recréer une conscience humaine à partir de souvenirs

artificielle semble toujours être le frein principal à des relations

et informations extraits de données d’une personne décédée.

épanouies et nous renvoie en général à notre nature « animale »,

Une veuve recrée donc une copie numérique de son mari décédé

où nous ne pouvons nous satisfaire seulement d’une conscience

avec laquelle elle interagira avant de se rendre compte qu’il s’agit

et d’une psychologie constituée comme la nôtre. Elles mettent

seulement d’une illusion. La série explorera aussi l’aspect éthique

cependant le doigt sur des réels sujets d’avenir, comme sur les

du rapport à l’intelligence artificielle dans un épisode où il est

limites de ce que l’on considère comme similaire ou différent de

possible de se créer un assistant virtuel pleinement conscient (et

notre nature et sur nos façons de gérer et d’accepter ces différences

réduit à un rôle d’esclave) à partir de notre propre conscience et

matérielles.

123

mémoire, toutes deux clonées . Enfin, dans le roman dystopique

100

124

de Ian

L’Oiseau d’Amérique (1980) de Walter Tevis, un robot extrêmement

perfectionné (il n’y plus aucune différence entres robots et humain,

Banks où il décrit une civilisation intergalactique très avancée sans

si ce n’est la nature artificielle de leur corps) tombe amoureux

gouvernement ni loi, hiérarchie ou propriété et où l’abondance

d’une femme. Ne pouvant avoir de relation charnelle avec elle, leur

règne : La Culture. Une utopie technique sans exploitation ni

relation tombe en désuétude et celui-ci, ne pouvant se suicider,

domination, où l’anarchie est évitée par la puissance des machines

sera contraint d’attendre qu’un humain accepte de l’exécuter.

et grâce à des I.A bienveillantes (infiniment plus intelligentes que

les humains) qui assurent le rôle de gouvernement, planifient,

Enfin, L’I.A est vue différemment dans les œuvres

Enfin, la relation mère-enfant et ses limites physiologiques

organisent et sont au centre de tout. Toutes les grandes décisions

sera le sujet principal du film Artificial Intelligence (de Spielberg,

sont prises par cette dernière et l’humain se retrouve presque

2001), où une famille adopte un enfant androïde qui ne parviendra

cantonné à un rôle d’animal domestique vivant dans une prison

pas à s’intégrer au reste de sa famille à cause de sa nature artificielle,

dorée régie par l’hédonisme, mais dans laquelle il est totalement

et que sa mère sera finalement contrainte d’abandonner.

dépendant du bon vouloir des I.A.

122 Be Right Back (février 2013) Saison 2, Episode 1

124 Cette civilisation sert de toile de fond à l’ensemble des 10 romans publiés par Ian Banks entre 1987 et 2012.

123 White Christmas (décembre 2014) Episode spécial

101


Il est intéressant ici de voir comment l’organisation sociopolitique pourrait être modifiée en fonction de la place accordée à l’intelligence artificielle, notamment si cette dernière avait surtout un rôle d’optimisation et d’organisation des collectifs humains.

103


3.3

N OT R E R A PP O RT A L’ E N VI R O N N E M E N T

NOTRE RAPPORT A L’ENVIRONNEMENT

Depuis les années 1960 et les premiers signes d’impact de

Un nouveau sous-genre est également apparu, la climate

nos activités économiques et industrielles sur l’ensemble de notre

fiction, qui tente de mettre en avant l’importance des enjeux

habitat, un nombre important d’œuvres de science-fiction se sont

climatiques dans ses œuvres. La science-fiction a montré comment

penchées sur ces sujets. Alors que les romans et les films les plus

l’épuisement des ressources et la destruction de notre habitait

connus ont tendance à proposer des scénarios catastrophiques

pouvait modifier drastiquement nos modes d’organisation sociale,

(les romans phares dans le thème des dystopies écologiques que

ainsi que notre rapport au pouvoir et aux institutions. C’est ce qui

sont Soleil Vert d’Harry Harrison, publié en 1966 et Tous à Zanzibar

arrive dans Julian (2011) de Robert Charles Wilson, qui présente un

en 1963 décrivent l’épuisement des ressources naturelles et une

monde post-pénurie (elle-même due à l’exploitation à outrance

pollution ingérable dans un contexte de surpopulation).

des ressources naturelles) qui semble être revenu en arrière aussi bien en termes techniques qu’en termes de démocratie, avec

Ces hypothèses de fin du monde tel que nous le connaissons

l’affirmation de nouveaux régimes totalitaires suite à ces crises.

ont trouvé en la science-fiction un terrain d’expression propice, même récemment avec des films comme Le Jour d’après (2004)

ou Wall.e (2008). Peu importe le côté alarmiste ou utopique de

2012) choisit de ne pas présenter une situation alarmiste, mais

l’œuvre dont il est question, ce type de science-fiction est toujours

plutôt la direction que pourrait prendre une société qui place

une manière de « poser des questions éthiques et politiques, et

les problématiques environnementales au cœur de son mode

de faire réapparaître la diversité des options possibles dans des

de fonctionnement. L’histoire se déroule en 1999, 20 ans après la

moments historiques.125». L’intérêt de ces œuvres est, entre autres,

sécession des états du Washington, de l’Oregon et de la partie

d’offrir une « manière particulière, anticipatrice, exploratoire, de

nord de la Californie. Présenté sous la forme d’un journal de voyage

mettre en scène les processus par lesquels des collectifs humains,

d’un journaliste, le roman présente le mode de vie d’une société

126

ou plus larges, font face à des problèmes environnementaux.

ayant choisi de quitter le modèle socio-économique dominant

». Aussi bien dans la dramatisation et la catastrophe, lorsque ces

des États-Unis sous l’impulsion d’un parti dont l’objectif premier

collectifs n’ont pas su anticiper le point de non-retour qu’ils ont eux-

est la préservation de l’environnement. La société présentée dans

mêmes engendré, que dans la recherche de solutions concrètes

cette utopie verte fonctionne sur la base de collectivités locales

pour répondre à ces problèmes (comme l’utilisation rationalisée de

décentralisées (même s’il reste un gouvernement central) et

127

l’eau dans la saga Dune de Frank Herbert ).

Le roman Ecotopia (1975) de Ernest Callenbach (1929-

d’énergies renouvelables uniquement. Les liens communautaires et l’équilibre avec le reste de la faune et de la flore sont une des valeurs prédominantes, et la taille des villes est fortement réduite pour réduire le besoin de transports. Les voitures à essence y sont

125 RUMPALA Yannick. 2014. La science-fiction pour « habiter les mondes en préparation ». Pop Up Urbain. Op. Cit. 126 Ibidem

127 1920-1986. Ecrivain américain de science fiction, à l’origine de la saga Dune, qui « aborde des thèmes tels que la survie de l’espèce humaine et son évolution, l’écologie, ou encore les interactions entre la religion, la politique et le pouvoir. Elle est considérée par beaucoup comme un classique dans le domaine de la science-fiction. » https://fr.wikipedia.org/wiki/Frank_Herbert

105


formellement bannies et tout produit doit pouvoir durer dans le

que les « multiples dépendances mutuelles (...) [et la] responsabilité

temps et être facilement réparable. Le recyclage est également

morale à l’égard des autres formes de vie et de culture.

au centre du bon fonctionnement de cette société. Le terme de

le message qu’il transmet et pour la vision de notre rapport à

croissance économique n’y a plus d’importance, seule la qualité de

l’environnement, ce film a notamment servi de support lors de

vie des habitants compte. Le roman a eu une certaine influence

mouvements sociaux écologistes.

129

». Pour

dans un contexte de forte remise en question de l’autorité et de nos modes d’organisation (au cours des années 1970), et a grandement

inspiré le mouvement des villes en transition.. Yannick Rumpala

dans le côté défaitiste que dans une interprétation pouvant

qualifie par ailleurs cette œuvre de «tentative pour retrouver

sembler trop naïve, mais elles ont le mérite d’amener à la réflexion,

collectivement une maîtrise des évolutions socio-économiques et

et ce peu importe leurs méthodes. Les questions qu’elles posent,

des choix technologiques

128

».

Ces fictions ont parfois leur part d’inconvénient, aussi bien

en rapport avec nos modes de vie et nos sociétés peuvent être diverses : doit-on continuer à croître sans limites dans un monde

Avatar (2009) de James Cameron met en scène une relation

aux ressources limitées ? Quel monde allons-nous transmettre et

intéressante entre les espèces pensantes et leur habitat. En effet,

quelles seront ses contraintes ? Peut-on maintenir un tel niveau

par l’intermédiaire des Na’vi (peuple autochtone de l’exoplanète

de confort éternellement, et si oui, comment ? Si l’on ne peut pas,

Pandora, planète luxuriante qui regorge de végétation, fleuves

quelles concessions faire ?

106

et surtout de ressources naturelles) et de la relation de symbiose totale qu’ils entretiennent avec leur environnement, le film

Il est donc intéressant de voir ce que la science-fiction propose

dénonce notre propre rapport à la nature et son anéantissement

comme alternatives à travers ses mondes imaginés, mais aussi

engendré par la recherche constante du profit. Malgré son

l’ensemble des conséquences (positives ou négatives) qu’auraient

scénario relativement basique, il est utile d’y voir comment d’une

différents types de rapport à l’environnement.

société à l’autre, les valeurs que nous plaçons au centre de nos préoccupations peuvent varier. C’est également le rapport sacré et mystique à la nature que cultivent les Na’vi qui est mis en avant dans cette œuvre de science-fiction (rappelons que la planète est colonisée par une expédition spatiale humaine dans le futur), ainsi

128 RUMPALA Yannick. 2014. La science-fiction pour « habiter les mondes en préparation ». Pop Up Urbain. Op. Cit.

129 Ibidem

107


CONCLUSION CONCLUSION CONCLUSION CONCLUSION CONCLUSION


C O N C L U S I O N

C O N C L U S I O N Si l’histoire de la science-fiction (qui fut d’abord un genre

en amplifiant volontairement les dérives de nos propres sociétés,

littéraire avant de s’étendre sur les multiples supports que nous

d’autres choisissent une manière plus subtile (même à travers des

lui connaissons aujourd’hui) est si récente par rapport à d’autres

contextes spatio-temporels très éloignés du nôtre) de remettre

formes de littératures et de fiction, c’est aussi en raison de notre

en question ce que nous considérons comme inné. Une certaine

propre rapport au progrès et à l’avenir. Cette nouvelle vision du

tendance à la dramatisation qui en fait donc l’un des genres les

progrès, comme nous l’avons vu, est apparue en même temps que

plus engagés.

nos sociétés industrielles, à la fin du XVIIIe siècle, alors que l’ancien modèle féodal et agricole laissait sa place. Une nouvelle façon

C’est précisément ces capacités d’analyse de nos sociétés et

de concevoir l’avenir et la technique, qui s’est très rapidement

d’extrapolation de ses signaux faibles que nous avons pu explorer

matérialisée sous forme de fictions et de récits qui ont vu leur forme

lors de cette étude. Nous avons ensuite tenté de savoir si cette

évoluer en même temps que toute l’industrie du divertissement :

science-fiction, qui cherche à poser des hypothèses tangibles puis

de livres et nouvelles aux jeux vidéo, en passant par le cinéma et

à les dérouler dans des mondes scénarisés, pouvait être considérée

par l’arrivée des effets spéciaux.

comme une forme d’expérience de pensée, voire comme un processus expérimental à part entière. Nous avons vu que par sa

Cette science fiction contemporaine, qui a su profiter

manière de transposer puis de transformer des tendances plus ou

des dernières avancées technologiques au même titre que de

moins visibles, la science-fiction crée une large gamme d’univers

nombreux secteurs, s’est métamorphosée tout en conquérant un

traitant de problématiques variées. Pour un sujet donné, la

public de plus en plus large, jusqu’à devenir un genre totalement

littérature et le cinéma de science-fiction nous donnent parfois des

mainstream aujourd’hui. Un genre certes ancré dans l’imaginaire

centaines de façons de le traiter. C’est cette variété d’expériences

collectif de tous, mais par le biais d’oeuvres majeures (citons Star

et d’hypothèses contextualisées que nous considérons comme

Wars par exemple) n’étant pas représentatives de l’immense

autant d’expériences de pensée. Expériences de pensées pouvant,

variété du genre, de ses messages, problématiques ni même

comme nous l’avons vu, servir ensuite à des sciences sociales et

de ses objectifs. Car c’est surtout dans la deuxième moitié du

humaines plus académiques, grâce à la liberté qu’elles laissent

XXe siècle qu’elle devient, au-delà d’un simple divertissement,

dans la réflexion, mais aussi grâce à leur avance sur certains sujets,

un outil de remise en question de nos modes d’organisation,

que ces sciences plus formelles peinent parfois à saisir. Ces récits

comme en témoigne l’arrivée de nouveaux genres (le Cyber Punk,

peuvent être d’autant plus utiles lorsqu’ils dépeignent des univers

l’Anticipation Sociale, le Post Apocalyptique) et de la dystopie en

très riches et détaillés, témoignant généralement d’un travail de

général. Certains auteurs choisissent désormais de placer leurs

documentation minutieux que l’on retrouve dans des disciplines

récits dans des contextes futuristes pour explorer les potentielles

voisines comme la prospective. Si l’on a pu souligner cet apport,

conséquences des avancées socio-techniques, mais aussi pour

il convient néanmoins de rappeler ici que la science-fiction est

faire de leurs oeuvres un miroir de leurs sociétés. Une littérature

un outil à utiliser avec modération dans ce cadre, ses hypothèses

engagée donc, mais disposant de plusieurs niveaux de lecture. Si

n’étant ni des réponses ni des prédictions.

certains auteurs choisissent de présenter des univers chaotiques

111


Il fut intéressant, et presque surprenant de voir des entreprises

outil pour nous aider à ressaisir les enjeux sociaux, politiques, et

et des institutions faire appel à la science-fiction pour adresser les

environnementaux sur le long terme, à se recentrer sur l’important

enjeux qui sont les leurs. On notera, certes, des besoins différents,

plutôt que sur l’urgent, et pouvant nous aider à mieux comprendre

plus liés aux technologies ou à d’autres éléments matériels pour les

les grandes mutations à venir.

organisations privées, quand les institutions ou organismes publics tentent en général d’analyser les adaptations socio-politiques, les

Peu d’oeuvres se détachent aujourd’hui uniquement par les thèmes

différents rapports à la technologie, modèles

d’organisation ou

qu’elles mettent en avant ou disons, alertent véritablement leur

toute autre grande tendance sociétale. Même si cette utilisation

public. Nous sommes confrontés à de terribles images et nouvelles

n’a a priori pas d’influence sur de grandes décisions pour le

au quotidien, ce qui rend le travail de ces oeuvres plus difficiles

moment, on peut néanmoins souligner la volonté de faire appel à

dans ce flux constant de nouvelles tragiques. On retrouve par

d’autres schémas de réflexion et à d’autres manières d’imaginer les

ailleurs cette « normalisation » du drame et ce pessimisme dans

conséquences de cer- tains enjeux publics.

la plupart des dernières grosses productions cinématographiques de science-fiction, comme si l’effondrement de nos sociétés était

Pour conclure notre étude, nous avons tenté de voir quelles

désormais acté et que les utopies étaient trop déconnectées du

étaient les différentes interprétations et hypothèses que la science-

réel. Néanmoins, la science-fiction est capable de faire émerger

fiction avait à nous offrir dans certains domaines. Nous avons

de véritables pistes de réflexions dans certains domaines, souvent

retenu ici trois grandes thématiques, mais aurions pu répéter

liés aux conséquences de nos avancées techniques. Réflexions qui,

cet exercice avec l’ensemble des grandes tendances énoncées

trop souvent, ne seront pas suivies d’actions (politiques, sociales

en début de troisième partie, tant la littérature et le cinéma de

ou publiques) concrètes, limitant de ce fait l’efficacité de l’oeuvre

science-fiction ont d’univers distincts. Ce qu’il est intéressant de

en question. Mais la démarche reste complexe : si l’on admet la

souligner ici, c’est la variation du message de l’auteur en fonction

dimension heuristique de la science-fiction, alors quels procédés

de l’époque : notons les différences de traitement que l’on retrouve

précis peut-on mettre en place pour agir dans des domaines

sur le sujet de l’intelligence artificielle entre les oeuvres d’Asimov et

distincts ? Et auprès de quels acteurs ? Des défis auxquels viennent

les différents épisodes de Black Mirror par exemple. Ces différences

s’ajouter d’autres contraintes, comme celles de la perception de la

témoignent de la capacité qu’ont les auteurs à saisir les tensions et

science-fiction ou encore de la prospective, encore perçues à tort

les espérances liées à un sujet à une époque donnée, pour ensuite

comme trop abstraites, loin de nos préoccupations actuelles ou

mieux préparer le grand public à ce qu’il pourrait arriver dans un

bien peu compatibles avec le registre académique.

112

domaine en particulier. Comment, en tant que designers, pouvons-nous nous servir des Si la science-fiction dispose toujours d’une capacité à nous

différents éléments de tension présent dans ce mémoire et cités

surprendre et à nous étonner, c’est peut-être moins pour les sujets

dans le paragraphe précédent, pour aboutir à la conceptualisation

dont elle traite que pour la manière dont nous pouvons l’utiliser.

et à la création d’une solution concrète ? Plusieurs pistes

En effet, cette dernière peut être utilisée en tant qu’outil : un

s’offrent à nous. Nous pourrions par exemple utiliser les fonctions

113


d’interprétation et de contextualisation de la science-fiction (et donc des signaux faibles contemporains) à travers des outils destinés aux collectivités locales, instances décisionnaires et citoyens, toujours dans un but d’anticipation et de gestion de l’avenir et afin de mieux comprendre les choix qui s’offrent à nous. Une autre solution concrète serait cette fois d’exploiter le versant

C’est pourquoi nous pouvons désormais nous poser les questions

utopiste de la science-fiction, trop souvent négligé, et d’en extraire

suivantes afin d’aborder la deuxième partie de cette étude :

des solutions tangibles et exploitables. Enfin, nous pourrions chercher à savoir par quels moyens nous pourrions tenter de replacer l’avenir (de nos sociétés, de notre planète ou encore des futures générations) au centre de nos préoccupations, et comment nous pourrions accorder plus de place à l’important au détriment

comment en tant que designer puis-je utiliser la fiction au service du design des politiques publiques ?

de l’urgent. 114

comment en tant que designer puis-je mettre en avant les composantes classiques des utopies présentées en sciencefiction à travers une solution concrète ?

comment en tant que designer puis-je utiliser la fiction pour redonner de l’importance aux grands enjeux contemporains ?


S I T E S W E B E T A RT I C L E S

BIBLIOGRAPHIE Toutes les illustrations graphiques ont été réalisées par mes soins. Les peintures présentes tout au long de ce mémoire sont les oeuvres de l’artiste Simon Stalenhag.

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ENTRETIEN AVEC YANNICK RUMPALA

A N N E X E S

yannick rumpala - maître de conférences à l’université de nice & chercheur

Comment, et de quelle manière, on peut concrètement utiliser la science-fiction aujourd’hui en tant que chercher, spécialiste...En tant qu’outil, comment peut-on s’en servir comme apport pour des sciences sociales comme la sociologie, la politique, l’anthropologie.. etc. Comment percevez- vous cela dans le milieu dans lequel vous travaillez ? En France, c’est difficile... Ah oui ? Une des difficultés que je rencontre, c’est que l’approche que je défends, elle est quand même pour l’in- stant, marginale. Le parcours que vous re faites, c’est celui que je suis obligé de re faire systématiquement. C’est de montrer en quoi la SF n’est pas que Star War, qu’elle peut servir à autre chose qu’à distraire...C’est l’étape incontournable malheureusement. Donc avant de pouvoir l’utiliser comme un outil, on a d’abord tout ce travail d’éducation presque, et de sortir du cadre SF = vaisseaux/ espace. Ce sont les clichés effectivement. Est-ce vous pensez qu’aujourd’hui, enfin quelles seraient selon vous les apports principaux pour un chercheur, pour imaginons en sociologie (on a déjà précisé que c’était une expérience de pensée), mais concrètement, peut-il y’avoir d’autres apports, plutôt techniques, si l’on considère la SF comme un outil au service d’autres sciences sociales ?

Parmi les références que je cite, il y’a celle du Design Fiction, et qui prétend faire du prototypage. Les travaux américains qui prétendent du science fiction prototyping, qui se sert, notamment dans le sillage de brian johnson qui travaillait pour Intel, et il y a tout un courant de travaux qui s’est développé récemment sur l’usage de la SF pour des perspectives de design. Donc c’est ici porté sur le design, mais est-ce qu’il y’a des travaux plus portés sur des disciplines liées aux sciences sociales ? Eux sont restés sur le design. Une autre référence sur mon blog, où je cite des chercheurs en science politique qui s’en servent également, mais à des fins pédagogiques (billet du 24 mai 2016, Poli Sci Fi propose une intro à la science politique à travers la science-fiction, dirigé par Michael Allen). La démarche est assez peu courante en France, mais aux USA par exemple, certains enseignants l’emploient pour, notamment dans les formations d’ingénieurs, pour montrer aux étudiants qu’il y’a d’autres manières de réfléchir et pour sortir du cadre. On a des références assez courantes dans la littérature anglophone, de regard de problématiques contemporaines à travers la SF. On a un travail récent sur l’architecture, ou cela était utilisé comme une clé de ré interprétation d’enjeux urbains et architecturaux. J’ai l’impression, dans tout ce que j’ai pu lire, que c’est la fonction d’alerte et de mise en garde qui ressort le plus souvent. En effet dans la période récente, avec la montée des dystopies, c’est la fonction la plus évidente. Dans le papier que j’ai fait “Que faire face à l’apocalypse” , la fonction la plus courante est clairement celle de mise en garde, mais il y’en a d’autre : de catharsis et de réassurance comme j’essaye de le montrer. Dans le bouquin que je vais sortir, j’appuie sur Guther Anders qui révèle un décalage entre ce qu’il ap- pelle la capacité de fabriquer son humanité, et la capacité de représentation de ce que l’humanité fabrique. Donc décalage “erstellung/vorstellung”

119


avec cet espace de pré supposé qu’il n’y aurait pas de capacité de

Vous dites en France à plusieurs reprises que c’est la manière de

représentation suffisante de ce que fait l’humanité. Et à mon avis,

travailler qui est comme ça... Est-ce qu’il y’a une grande différence

un des grands intérêts de la science-fiction, c’est de montrer que

dans les pays anglo-saxons par exemple... Alors vous m’en avez

justement si, il y’a une capacité de représentation. Et comme vous le

déjà parlé, mais est-ce quelque chose de plus ancré dans leur façon

disiez, c’est ces expériences de pensée qui offrent cette capacité de

de procéder ou culture, que de s’intéresser à la SF pour tenter d’y

représentation. Et on peut tester à l’infini des usages de technologies,

trouver des réponses, est-ce quelque chose que l’on fait depuis plus

des évolutions sociales...

longtemps ? Ou qu’on fait plus aux USA ?

On n’aurait pas ces possibilités dans d’autres sciences sociales ?

Alors plus couramment, oui, par contre j’aurais du mal à donner une explication. Mais effectivement, ils ont moins de préventions que nous

En sociologie par exemple ?

à l’égard de la SF. A ma connaissance en France, il n’y a pas de cours de science social studies. Je n’en connais pas, et de fait, la rare revue

Oui par exemple, ou en sciences politiques

est de création XX et n’a que deux ans. J’ai pas de connaissance de cours en France où l’on utilise la SF. Mais je crois que c’est aussi un

120

La sociologie le fait, mais avec des fictions relativement classiques. Je

rapport au futur : il y’a peut-être moins de préventions à considérer

pense aux travaux de XX (?) sur ce qu’il appelait les laboratoires de la

le futur comme un enjeu de sciences sociales que chez nous. Je vois

fiction. La sociologie a une pratique relativement ancienne d’usage

bien la réaction de collègues sociologues, dès qu’on met le pied sur

de la littérature, mais bizarrement, elle ne s’est jamais (je n’ai pas

un terrain qui est prospectif et sur lequel l’horizon est incertain, y’a

trouvé de traces en France) à la SF comme une manière d’étendre ses

des difficultés à considérer que c’est un sujet sérieux. Comme si c’était

recherches. Je pense que c’est pour une raison épistémolo- gique. Dès

borné au présent et qu’aller au-delà du présent était un ter- rain trop

qu’on touche au futur en sociologie ou en sciences sociales, c’est un

risqué.

terrain un peu compliqué.Les sociologues n’aiment pas trop quand on a un regard qui se veut prospectif.

Trop de risques dans l’incertain ...

Donc ils se servent déjà de fictions contemporaines, donc cette

Un rapport au futur qui est apparemment plus difficile que ce que les

pratique existe...

anglophones considèrent, curieusement.

Oui tout à fait, ou fictions passées. Proust a été largement utilisé,

Pourtant, on a des disciplines comme la prospective par exemple ?

Balzac, Zola... Oui, justement. Mais elle n’est pas considérée comme une véritable C’est intéressant de voir que l’usage se fait uniquement sur un

science sociale. Si vous parlez prospective à mes collègues sociologues

certain type de littérature

ou du monde académique pur... Ils considèrent cela comme un exercice intéressant, mais spéculatif et qui n’intègre pas le registre

Plutôt littérature “noble” qui a un contenu social en effet.

académique. Alors que le monde anglophone à nouveau, où l’on a des cours de prospective dans des universités. Hormis au CNAM, je n’ai pas en tête de lieux où ça se fasse. Et encore au CNAM, ceci est lié au fait que certaines personna- lités sur place ont eu un rôle assez moteur en

121


la matière. J’essaye d’en faire mes cours.

de promouvoir ne soit pas pris au sérieux, car jugé trop spéculatif et partant sur un terrain inconnu qui est celui du futur. Dans l’imaginaire

Qu’avez-vous comme retours ? Ont-ils une certaine manière de

courant, la SF renvoie au blockbusters Américains, qui ne sont pas tjs

réagir à des enseignements tirés de la science-fiction ? Est-ce pris

d’une qualité tjs exceptionnelle, ceux qui marchent le mieux ne sont pas

au sérieux ?

tjs les plus intéressants. Puis effectivement, il y’a une méconnaissance de la littérature de SF, qui hormis 1984, Le Meilleur des Mondes, n’est pas connu. Alors que ceux qui la parcourent savent qu’il y’a des

Dans mes cours très très sérieux, je n’aborde pas la science-fiction.

auteurs avec une véritable ambition litté- raire et des réflexions très

J’ai un cours en master 2 où le thème de l’année est l’évaluation des

très poussées.Ils n’écrivent pas à partir de rien, ils se documentent, qui

politiques publiques, pour montrer des démarches orientées vers le

réflé- chissent sur le monde qui est le leur... malheureusement, ils sont

futur. Je parle un peu prospective pour les sensibiliser, qu’ils aient

ignorés, inconnus, voire méprisés.

au moins entendu parler une fois dans leur cursus universitaire de prospective. Je leur expose ce que c’est, les approches et les différents

Méprisés ?

instruments sur lesquels la prospective s’appuie, en donnant quelques exemples. 122

Oui. Il y’a cette espèce de condescendance qui traîne dans les milieux littéraires...On n’a pas beaucoup d’œuvres de SF qui sont présentées

Selon vous, quelles seraient les principales contraintes, s’il y’en a, à

dans les grandes revues littéraires...

utiliser la SF ? Quelles se- raient les bonnes raisons de ne pas l’utiliser comme un apport, quels seraient les risques et les inconvénients à

J’ai vu qu’il y’avait eu un colloque du ministère de l’Économie, auquel

l’utiliser ?

vous aviez participé. Je suis assez intéressé par cela.

Étant défenseur convaincu de l’intérêt de la SF, j’aurais du mal à en

Oui, tout à fait, à Bercy.

trouver. Certains opposants en trouveraient sans doute. La dimension d’évasion et de peu de connexion avec la réalité (et encore cela se

Je n’ai pas trouvé de rapport ou de vidéo...

discute, à mon avis toute SF est connectée avec la réalité). Par contre, la contraire supplémentaire qui pose sur mes travaux et sur ceux qui

La totalité du colloque a été enregistrée, vous pouvez la retrouver. Dans

veulent travailler sur ce sujet, c’est d’être bordés épistémologiquement.

mon cas, j’ai été contacté pour bousculer un peu le public et apporter

C’est-à-dire qu’il faut montrer qu’effectivement, la SF s’inscrit dans

un angle décalé. Un des organisateurs connaissait mes travaux et

ce qu’on peut appeler un régime épistémique qui est analogue à

mon intérêt pour l’étude de la SF. La présentation que j’ai faite est une

d’autres régimes épistémiques. Après tout, on a des travaux tout à fait

reprise de l’article paru dans Futuribles (NB : nom)

sérieux sur l’histoire (X) actuelle, en philosophie sur la logique modale, ou sur l’intérêt de la spéculation. Et à mon avis, la grosse contrainte

Ce qui m’intéresse, c’est qu’on a ici une volonté publique d’aller

qui va peser, c’est montrer qu’effectivement il y’a une dimension

explorer ces pistes.

épistémologique dans la SF, qui peut en faire un outil à part entière pour des travaux de sciences sociales. Donc dans mon cas, de théories

La volonté publique ici est liée à des acteurs particuliers, qui ont une

politiques ou de réflexions éthiques, voire de sociologie à certains

forme de sensibilité à ces ques- tions. Il y’a quelques années, France

égards. Le risque en effet, c’est que le risque de démarche que j’essaye

Stratégie avait fait une journée sur la SF. Lié à des personnes là aussi

123


qui avaient un a priori positif à l’égard de la SF...

C’est intéressant de voir que des institutions y réfléchissent, même si nous n’en sommes pas à l’étape où des décisions sont prises en

Avez-vous eu vent d’autres politiques publiques ou d’institutions qui

fonction de ces enseignements.

faisaient appel aux ensei- gnements que l’on peut tirer de la SF, à travers des conférences ou pour aller plus loin, dans l’établissement

D’ici à ce que ça arrive à des niveaux décisionnels, on en est loin. On

clair d’une stratégie de politique publique ?

est, pour l’instant, qu’à une forme d’acclimatation et à des formes de pensée décalées. Et je pense qu’il ne s’agit absolument pas dans

124

A ma grande surprise...alors j’ai travaillé à commencer sur ces sujets

l’étape actuelle de baser une décision sur ce type de réflexion. Et je

de manière ludique, car je travaille sur des sujets beaucoup moins

ne suis pas sûr que ce soit le principal intérêt de la science-fiction.

amusants, ce fut une manière de me détendre, de m’amuser en

C’est plutôt de proposer des modalités de réflexion décalées avec

écrivant en écrivant des choses qui me sortaient de mon ordinaire

d’autres hypothèses de pensée. Et moi de fait, c’est comme ça que je

de chercheur, et il se trouve qu’à ma grande surprise c’est qqch

m’en sers. En présentant “Ok, on a des enjeux qui sont contemporains,

qui a marché. Je refuse beaucoup d’invitations, pour des raisons de

on prétend avoir du mal à en imaginer les conséquences, et bien

déplacement, mais j’ai été sollicité par de nombreuses entreprises et

regardons du côté de la SF si l’on n’a pas des modalités de mise en

de think tanks, pour parler donc de ces sujets dans des lieux un peu

scène de conséquences de technologies qui seraient en voie de

plus institutionnels.

développement.

Donc ça commence, on a une prise de conscience de ce côté-là ?

J’ai l’impression que des acteurs privés, eux, basent un peu plus de décisions sur la SF et son univers

Oui oui, pour quelque chose que je considérais comme ludique et pas “sérieux” (au sens académique du terme) et qui fonctionne plus

Oui tout à fait, c’est qu’on disait sur le Science Fiction Prototyping. Il

que ce que je ne le pensais. Et cela intéresse des gens qui cherchent

y’a effectivement un intérêt pour certaines entreprises, qui cherchent

visiblement d’autres manières de réfléchir à notre monde que les

un angle décalé pour réfléchir aux enjeux qui étaient les leurs. Sur les

techniques classiques.

questions de mobilité, j’ai été contacté pour apporter un regard un peu décalé également, donc comment est pris en charge la mobilité

Donc cela concerne plus le côté public et institutionnel...

dans le futur imaginé par la SF.

Oui, j’avais fait des interventions à la FING (Fondation Internet Nouvelle

Donc chez des acteurs privés, on s’intéresse aux éléments purement

Génération) qui cherchait à croiser des réflexions sur la transition

liés à l’innovation ou à la technologie de la SF

écologique et la transition numérique, et qui m’avait contacté pour justement voir dans quelle mesure la SF permettait de réfléchir à cette

De fait oui, ces acteurs privés ont des motivations tout à fait concrètes

double transition de manière décalée. La vidéo doit être en ligne.

et pratiques donc c’est plutôt sous ces angles là que la chose les intéresse, d’où le prototypage qu’on évoquait précédemment. Si vous cherchez des cas très concrets d’utilisation, vous avez des exemples du côté américain par l’armée. Qui a une certaine époque faisait appel à des auteurs de SF pour réfléchir à des systèmes

125


d’armement relativement novateurs. La aussi, un article l’évoque dans

C’est souvent ça : la dystopisation de la SF...

le Monde Diplomatique. L’agence spatiale européenne il y’a quelques

Oui, puis la spéctacularisation aussi de la dimension dystopique.

années avait aussi fait appel à des auteurs de SF pour réfléchir aux

C’est tjs le fonctionnement classique de l’industrie du divertissement

enjeux spatiaux avec un angle un peu décalé.Dans un autre registre, si

aussi, tant que ça marche... D’où les multiples suites de Divergentes et

l’on considère cela comme de la SF ou pas, l’army corps avait fait appel

Hunger Games.

à Max Brooks sur la thématique des zombies : sur ce que cela veut dire de gérer une société qui est tou- chée par une épidémie de grande

Merci pour votre temps et pour ces réponses.

ampleur, dans quelle mesure la littérature sur les zombies peut être une manière de réfléchir à la prise en charge collective de ce type de situations catastrophiques. C’est la démarche qui est intéressante je trouve, c’est vraiment le fait d’aller trouver des réponses dans des œuvres qui paraissent à première vue...

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Je ne dirais pas des réponses : plutôt des logiques de reflexion pour amener à penser différemment (ici sur la prise en charge d’enjeux qui pourraient se poser dans ces cas). Qu’est ce que ça veut dire de gérer des risques d’émeutes à cause d’une pandémie importante, où les gens ont des comportements inhabituels. Une dernière question sur la notion d’étonnement et de surprise. L’homme a toujours cherché à savoir de quoi l’avenir serait fait. Nous avons cherché ces réponses dans le rapport au sacré et au mystique, la religion ...etc. A-t-on vu un certain changement de paradigme : on s’est tourné vers la science et la prospective de manière plus ou moins consciente. Est-ce qqch de réel, quel est votre avis sur la question ? La nouvelle façon de se poser des questions sur l’avenir serait devenue la SF, qu’on le veuille ou non ? On sort de mon domaine de compétence, on est plutôt sur des “cultural studies” ici, mais je ferais l’hypothèse que l’on a une espèce d’angoisse qui traîne dans le fond de l’air contemporain...Entrainant donc la multiplication d’œuvre catastrophe aussi (qui rentrent plus ou moins dans notre façon de voir l’avenir).

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Diplômes 2017 Timothy YOUNG

LA SCIENCE-FICTION COMME EXPLORATION DES POSSIBLES « C’EST DE LA SCIENCE FICTION ! » C’est la phrase que nous avons l’habitude d’entendre dès lors qu’un sujet quelque peu décalé, futuriste, utopiste, extravagant, voire déraisonnable fait surface. Et si, pourtant, la science-fiction était bien plus proche que nous ne le croyons ? Plus proche de notre quotidien, de nos sociétés, de ses moeurs, de ses craintes et de ses aspirations. Car si par science-fiction nous avons tendance à imaginer des éléments hors du commun tels que des vaisseaux spatiaux, des robots, voire de terribles invasions de races extraterrestres malveillantes ou autres signes distinctifs du genre, il serait dommage de se focaliser uniquement sur ces éléments narratifs qui ne sont, la plupart du temps, qu’une manière d’exprimer un message bien plus profond et pertinent. Et si le terme de science-fiction est un assez généraliste, les dizaines de genres et de sous-genres qu’il comporte adressent tous des sujets bien spécifiques et des problématiques très différentes. Bien au-delà du divertissement, c’est toute une expérience de pensée et des hypothèses variées quant au futur de nos sociétés et de ses tendances actuelles que nous offre la science-fiction depuis maintenant plus d’un siècle.

Ecole de Design

Établissement privé d’enseignement supérieur technique www.strate.design


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