Dans la pièce, il y a un
− Mathieu Bauer
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donnez-moi une raison de vous croire
Saison 22-23
Au départ, je souhaitais mettre en scène avec eux Welfare de Frederick Wiseman [film documentaire réalisé à New York dans un bureau d’aide sociale, sorti en 1975] et Marion Stenton devait être dramaturge sur ce projet. Welfare était une matière difficile, avec la force du réalisme, la violence de cette réalité des gens qui sont dans une grande pauvreté, un grand besoin. Il fallait trouver comment faire du théâtre à partir de cette matière : comment on met en forme, comment on parle, comment cela s’incarne sur un plateau… Nous avions eu un tout premier rendez-vous de travail avec le Groupe, mais pour des raisons de non-obtention des droits d’exploitation, le projet n’a pas pu se faire − ce dont je n’ai aucun regret aujourd’hui.
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Entretien avec Mathieu Bauer
Tu crées, avec les élèves du Groupe 46 de l’École du TNS, leur spectacle d’entrée dans la vie professionnelle : donnez-moi une raison de vous croire de Marion Stenton [élève en section Mise en scène / Dramaturgie]. Peux-tu parler de la naissance de ce projet ?
Après cet « accident », je voulais continuer à explorer ces thématiques : les mécanismes de solidarité, la bureaucratie liée aux aides d’État, aux demandes de toutes sortes, etc. J’ai recueilli des sources à partir desquelles bâtir un spectacle : des fictions comme L’Amérique de Kafka, L’Importance d’être d’accord de Brecht, les films Miracle à Milan [de Vittorio De Sica et Cesare Zavattini, 1951] et Récits d’Ellis Island [réalisé par Robert Bober, d’après le texte de Georges Perec, 1980] − Ellis Island étant le lieu où débarquaient tous les candidats à l’immigration à la fin du XIXe siècle, une sorte de « centre de tri » qui a fonctionné jusqu’au milieu du XXe siècle. Il y avait aussi des écrits d’Alain Supiot [universitaire et juriste, professeur au Collège de France, titulaire de la chaire « État social et mondialisation : analyse juridique des solidarités »] et de David Graeber sur la bureaucratie [anthropologue et militant anarchiste américain, né en 1961, mort en 2020, figure de proue du mouvement Occupy Wall Street, qui a écrit notamment Bureaucratie, l’utopie des règles, publié par Actes Sud en 2017]… J’avais parlé à Marion, en tant que dramaturge, de toutes ces orientations − nous avions eu des échanges téléphoniques − et à la rentrée, un jour, discrètement, elle m’a donné 40 pages de texte
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Le point de départ de donnez-moi une raison de vous croire s’inspire de la fin de L’Amérique de Kafka. Dans ce roman, resté inachevé, on suit le personnage de Karl qui vit l’exil et va de déboires en accidents. À la fin, une annonce de recrutement du Grand Théâtre d’Oklahoma sonne pour Karl comme un nouveau départ et il va saisir cette opportunité… Marion est partie de cette annonce de recrutement comme une invitation à tous ceux qui sont laissés de côté, à la marge. Elle situe donc sa pièce dans ce Grand Théâtre d’Oklahoma, où des gens de tous horizons se sont rassemblés dans l’espoir de trouver une « place ».
Peux-tu parler du sujet de la pièce ?
qu’elle avait écrites pendant l’été en songeant à tous ces matériaux. Elle s’était emparée de cette nourriture et de nos discussions pour commencer à écrire. Elle est arrivée, forte de toutes ces références, avec un certain nombre de situations. Avec Sylvain Cartigny, mon complice musicien et qui m'accompagne depuis toujours, nous avons commencé à lire les textes de Marion et avons été séduits, très enthousiastes. J’ai été convaincu qu’il fallait travailler avec elle en tant qu’autrice. C’était une chose nouvelle pour moi, une perspective excitante.
«
Il y a une dimension politique : la réalité d’une casse dans un monde qui a tendance à broyer les plus faibles. L’homme est-il une aide pour l’homme ? Cela reste une question. »
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Ce qui est beau et inattendu avec ce projet, c’est que nous ne sommes plus cantonnés à des figures réalistes comme avec Welfare. Marion a suggéré des situations qui sont beaucoup plus grotesques, burlesques, étranges, pas du tout ancrées dans le réalisme de cette misère du monde qui vient taper à la porte. Nous pouvons nous éloigner du réalisme du documentaire, prendre de la distance et, du point de vue de l’imaginaire, des choses peuvent surgir qui sont plus chatoyantes. Il y a, dans la pièce, de l’absurde, de l’humour, du non-sens… Le point commun est que ce sont aussi des solitudes, des gens qui ont vraiment besoin de quelque chose, qui sont en recherche. Certains ont peut-être déjà été broyés par l’administration, la bureaucratie, par un monde qui les assujettit à un nom, un matricule, un formulaire, une adresse qu’ils n’ont pas forcément − c’est le fameux : « donnez-moi une raison de vous croire » qu’ils peuvent s’entendre rétorquer, je pense notamment aux demandeurs d’asile.
Il y a beaucoup d’attente. Qu’attendent-ils ? Des figures se dessinent, avec des trajectoires, avec des accidents de parcours aussi. Il y a une dimension politique : la réalité d’une casse dans un monde qui a tendance à broyer les plus faibles. L’homme est-il une aide pour l’homme ? Cela reste une question. Et nous tournons autour de cette thématique. Il y a
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La première journée est celle de l’accueil, les demandeurs arrivent, on les découvre eux et les gens en place, il y a l’exposition des uns et des autres − avec des choses absurdes qui affleurent déjà. Des silhouettes émergent.
Le texte est structuré en trois journées, que raconte chacune d’elles ?
La deuxième journée est une forme de continuité, mais les caractères se précisent. On va plus avant dans l’exploration des différents cas et des interactions entre les figures.
un travail, une approche politique, esthétique, pour voir comment, à l’intérieur de tout cela, il peut y avoir des échappées, des portes de sortie. Entrer/ sortir, sortir/entrer… c’est le propre du théâtre !
Ce qui est beau, c’est qu’ils finissent tous, d’une certaine façon, par être « engagés » − même si l’on ne sait pas toujours à quel poste. C’est un théâtre, avec des acteurs, des machinistes, des gens à l’accueil, des chanteurs, une cantatrice, un orchestre…
La troisième journée appartient davantage au Théâtre d’Oklahoma, dans le sens de la production d’un mouvement commun − j’avais vraiment à cœur de trouver cette résolution. Qu’est -ce qui lie les gens de cette communauté ?
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Il y a eu avec elle un jeu de ping-pong, ce qui est nouveau et très agréable pour moi : travailler avec une autrice avec qui on se renvoie la balle. Elle se saisit des sujets qui me portent, de ce que j’ai envie de mettre sur le plateau, tout en gardant sa patte, son écriture − qui est concise, très rythmée, ce qui
Et que vont -ils pouvoir produire ensemble ? Produire au sens très large. Une petite communauté faite d’individualités, de singularités, s’est créée. Comment va -t-elle réussir à dialoguer et faire émerger un mouvement choral ? J’ai partagé avec le Groupe Miracle à Milan, un conte sur le néolibéralisme, où des exclus, des clochards se créent un endroit d’où on veut les chasser. Dans la pièce de Marion, il y a aussi une sorte de communauté qui se forme. Il y a des demandes, des détresses, des besoins qui s’expriment. La question est : comment transformer ce besoin, cette attente, en désir ? Le désir comme moteur, pour aller vers ce qu’ils transforment, qui les transforme, qui les traverse et qui peut susciter un appétit pour le monde beaucoup plus large que simplement trouver un poste, un emploi… ou être acteur !
Comment avez-vous travaillé ensemble, Marion et toi ?
9 parle énormément à mon côté musicien : il y a du tempo et, dès qu’il est dit, le texte « sonne ». Au fil des répétitions, avec Marion, nous avons retravaillé un peu, pour peaufiner des trajectoires, trouver des récurrences, pour donner des appuis de jeu aux acteurs, qu’ils puissent construire au-delà du texte, dans les salles d’attente, des obsessions, des névroses. Il s’agit aussi d’attente au sens de désir − ce qu’ils attendent de ce Théâtre d’Oklahoma et du monde. Marion étant autrice sur le projet, c’est moi qui suis devenu un peu son dramaturge dans les échanges que nous avons eus sur la structure du texte et du spectacle ! Et, une fois la version écrite finalisée, il a fallu l’éprouver au plateau et voir ce qui se révélait. Il faut que le texte passe par le spectre de la mise en scène, des comédiens, de la musique. C’est un spectacle ambitieux en matière de circulation, d’écriture, de dramaturgie. C’est un objet qu’il fallait créer de toute pièce. En ce qui concerne la dramaturgie, il fallait trouver un fil rouge, faire exister ce Théâtre d’Oklahoma en ayant en sous-texte à la fois Welfare − qui a fait partie de notre parcours mais n’existe plus du tout sur le plateau − et surtout l’univers kafkaïen. Avec, en plus, la dimension saugrenue des demandes qui apparaissent et doivent trouver une forme de résolution. Dans la troisième partie, je tenais à une
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Oui, la musique est intégrée à la narration, sa place n’est jamais celle
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ouverture sur le présent : est-ce que les choses ont changé ? Il y a le chœur des « non » qui restent en suspens à la fin… Toutes ces choses se sont trouvées au fur et à mesure des répétitions.
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La musique est toujours centrale dans ton théâtre dans le spectacle, Sylvain Cartigny, qui est compositeur et collaborateur artistique, joue sur le plateau avec toi ; Jean-Philippe Gross fait la création sonore. Quelle place occupe-t-elle ici, est-elle intégrée à la narration ?
La musique est intimement liée à mon écriture théâtrale. Oui, la musique est intégrée à la narration, sa place n’est jamais celle de l’intermède. Elle est là pour rythmer, ponctuer, accompagner ou, au contraire, s’inscrire en contradiction. Elle fait travailler le texte comme le spectacle. La musique, ses motifs, c’est une dimension qui s’ajoute au texte, qui lui est liée. Elle fait partie intégrante de la Ici,dramaturgie.j’aieuenvie de constituer l’orchestre du Grand Théâtre d’Oklahoma, composé de Sylvain et moi ainsi que des élèves-techniciens. Il se trouve que Thomas [Cany, régie lumière] joue du trombone, Jessica [Maneveau, régie générale] joue de l’euphonium, Foucault [De Malet, création son] de la basse, Ninon [Le Chevalier, scénographie] joue
Il y a donc cet orchestre qui joue à la fois la musique composée par Sylvain et certaines reprises. En pensant à Welfare, j’avais beaucoup réécouté du blues. Il y a ce pouvoir de consolation que peut avoir la musique − sans sombrer dans le sentimentalisme. Il y a donc des morceaux que nous reprenons : Nobody Knows You When You’re Down and Out, un blues de Bessie Smith, et Run Nigger, le premier titre de l’album culte des Last Poets [groupe américain de spoken word. L’album en question, lui-même intitulé The Last Poets, est sorti en 1970], avec un texte plus urbain et revendicatif. Ces morceaux appartiennent à un univers collectif, ils sont l’émanation d’une musique populaire que j’ai toujours aimée.
Et il y a ce que j’appelle le « paysage sonore », créé par Jean-Philippe Gross, qui vient plutôt de la musique électro-acoustique, de la musique contemporaine − avec ses composantes plus abstraites, mouvantes. Donc, ces deux couleurs − d’une part musique originale de Sylvain et reprises, d’autre part
du saxophone alto et Antoine Hespel [assistanat à la mise en scène] des claviers… Margault [Willkomm] joue de l’accordéon mais c’était compliqué de lui faire quitter la régie son ! Je trouve beau de les faire jouer ensemble.
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Comment as-tu travaillé l’esthétique du spectacle avec les élèves de la section Scénographie Costumes ?
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création sonore de Jean-Philippe Gross − sont présentes dans le spectacle. Et il y a aussi les parties chantées, chorales.
Toujours dans l’esthétique de la patinoire, j’aimais l’idée d’un lieu circulaire avec des balustrades. Nous avons inventé un grand guichet en forme de cercle incomplet, qui crée une séparation physique
Pour la scénographie, j’ai essentiellement travaillé avec Clara [Hubert]. Ninon [Le Chevalier] était, au départ, sur un autre projet et a rejoint Clara sur l’espace puis la création des nombreux accessoires par exemple, c’est elle qui a réalisé les bandages sur les mains de Sefa [Yeboah], avec les yeux et les jets de larmes. En ce qui concerne le sol, je voulais un terrain glissant − les personnages sont toujours à deux doigts de la chute fatale. J’avais le souvenir enfant, quand j’étais à Strasbourg, de la patinoire du Wacken. Au fil de nos conversations, nous avons aussi évoqué les grands espaces comme les gymnases, qui peuvent servir de lieu d’accueil en cas de catastrophe ou pour les réfugiés. C’est comme cela que nous avons eu l’idée d’un sol en lino, en grande partie blanc, à l’allure glissante.
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entre les demandeurs et les gens qui les reçoivent. Il y aussi un plexiglas − comme il y en a toujours derrière les balustrades de hockey sur glace, pour éviter que les gens autour reçoivent le palet et comme il y en a aussi dans les administrations. Le plexiglas fait donc la séparation entre les demandeurs et les employés et on s’en sert aussi comme d’un cadre de cinéma, derrière lequel on peut jouer.
Donc il s’agit d’une « patinoire salle d’attente », avec des sièges et un grand guichet. Ce dispositif vient structurer l’espace central. Ensuite, à jardin, il y a une structure en hauteur, avec un escalier. C’est à la fois l’endroit de l’orchestre, situé sur une estrade, avec un escalier pour accéder aux étages supérieurs, aux bureaux. Il y a donc plusieurs niveaux, plusieurs espaces en un. Dans la pièce de Marion comme chez Kafka, il y a un caractère labyrinthique, on n’est jamais sûr d’être au bon endroit, on ne sait jamais à quelle porte aller frapper. Je pensais au générique de « Cinéma, cinémas » [magazine télévisé diffusé de 1982 à 1991] que j’aime tant : derrière chaque porte ouverte, il y a une nouvelle fiction. Dans la pièce, il y a des bureaux partout. Il y a un chef du personnel une cheffe en l’occurrence − dont le bureau est situé en hauteur, qui surplombe l’ensemble. Il y a un escalier
Comment as-tu travaillé sur le son, la lumière ?
Foucault crée le son et Margault fait la régie. Il a fallu d’abord sonoriser la musique. Je voulais aussi qu’on puisse sonoriser une partie des voix − en échappant aux micros HF, ce qui implique des micros à la main, d’une part, et d’autre part des
Oui, nous avons décidé de nous inspirer globalement des années 60/70, aux États-Unis.
Pour l’orchestre, j’avais envie d’une esthétique qui s’inspire de l’Armée du salut mais aussi des groupes de rock des années 60/70, où les musiciens étaient très bien habillés − c’est à la fois strict et chatoyant. Ensuite, il s’agissait de créer, pour chaque personnage, une silhouette très identifiable.
15 pour accéder à l’étage. On peut imaginer que cela monte sans cesse avec, tout en haut, les hypersupérieurs, ceux qu’on ne voit jamais. Et beaucoup rêvent de gravir les étages… Quels choix Dimitri Lenin et toi avez-vous fait pour les costumes ? Sont-ils inspirés d’une époque particulière ?
C’est L’Amérique de Kafka, c’est aussi Welfare, c’est la société produite par le libéralisme et la bureaucratie qu’il a engendrée − un monde de paperasses toujours plus présentes.
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micros cachés à certains endroits pour, parfois, amplifier certains passages…
Il y a aussi la création d’une bande-son pour les ambiances de bureau − je pense, notamment, aux bruits de machines à écrire ? Non, tout cela est joué en direct ! Le son des machines à écrire dont tu parles fait partie de la partition. La plupart des sons sont pris en charge au plateau. Seules les ambiances sonores de Jean -Philippe Gross sont diffusées depuis la régie.
Quant à la lumière, créée par Zoë [Robert] avec Thomas à la régie, cela s’est passé en plusieurs étapes. Il y a certes l’aspect choral et la présence de l’ensemble des acteurs en permanence, mais je voulais aussi que l’on puisse créer des cadrages par moments, faire des gros plans. Avec un décor blanc, ce n’est pas simple − il y a des reflets. Mais il fallait pouvoir distinguer les quatre zones de l’espace pour jouer sur les arrière-plans, les premiers plans, etc.
Peux-tu parler du travail de répétitions avec les actrices et acteurs ? J’adore ce genre de projets : il y a beaucoup de comédiens, des jeunes gens. J’ai toujours prêché pour l’autonomie de l’acteur. Il est le propre maître
Le texte va dans ce sens : on n’est pas dans une forme de « théâtre psychologique » et il s’agit davantage de figures que de personnages… Oui, ce sont des silhouettes, des figures. Effectivement, il n’y a pas de personnage à proprement parler avec ce que l’on appelle la « psychologie » au théâtre, mais il y a des moteurs psychologiques, oui, évidemment. Il faut donner aux acteurs des points d’ancrage qui leur permettent et qui me permettent aussi de construire sur la durée, que chacun puisse traverser la pièce avec des choses précises.
de ce qu’il propose. Il faut ouvrir des espaces pour que, dans ce dialogue que j’instaure avec les comédiens, avec Marion − et avec la musique, le plateau, les images − chaque personne soit force de proposition. Même si je peux aussi les diriger énormément par moments. J’aime que le nombre d’acteurs puisse permettre un travail choral. Dans mon théâtre, on n’incarne pas trop − il y a toujours un peu de distance, de pudeur ; je n’aime pas qu’on tartine du sentiment. Il ne s’agit pas de chercher à avoir un jeu d’acteur éblouissant, mais de se mettre au service du texte, d’une situation, d’un projet.
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Il y a eu aussi le travail avec Sylvain sur la musique − notamment la mise en place de certains morceaux chantés. Structurer un texte sur une musique s’apprend : savoir entendre et saisir les moments de départ, les rendez-vous, les changements. C’est un travail de précision.
En 2016, tu avais déjà mis en scène un spectacle avec des élèves de l'École du TNS, Groupe 42 :
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Comment le chorégraphe Thierry Thieû Niang est-il intervenu dans le travail ?
C’était formidable qu’il puisse nous accompagner. Il a travaillé avec les interprètes sur les positions d’attente, les gestes de dépit, etc. − tout ce qui vit autour de certaines situations, puisque les acteurs sont tous sur le plateau en permanence. Thierry a un œil, une acuité, il sait vraiment travailler avec les corps des acteurs. Il s’agit de trouver un langage corporel qui accompagne l’ensemble du spectacle. Il n’y a pas de partie dansée, mais il y a parfois ce que j’appelle des « carrousels » : des mouvements des acteurs et actrices pour passer d’une situation à une autre. Il y a des attitudes, des démarches, la possibilité parfois de faire un « gros plan » sur un mouvement − toute une iconographie des corps qui est un vrai langage.
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Shock Corridor, adapté du film de Samuel Fuller. Le geste de transmission est-il important pour toi ? Quels en sont les enjeux ?
C’est génial d’avoir un plateau avec douze acteurs j’adore ça. Et d’avoir toute une équipe de techniciens, de créateurs. Il faut être attentif au fait d’établir un dialogue avec chacun, ce qui n’est pas évident. Il faut démultiplier l’énergie, trouver les modalités de travail, etc. Parfois, je n’en ai pas le temps, cela dépend des étapes. Il faut trouver un équilibre sur la durée.
Ici, la particularité et la grande nouveauté pour moi est le travail avec Marion. Je pense que les élèves sont aussi très heureux d’être réunis autour d’un texte écrit par elle. Et les thématiques traversées rejoignent, d’une certaine manière, ce qu’ils ont vécu ensemble : la question de l’occupation
Je n’ai pas de grand discours à faire sur le « travail de transmission ». Je travaille avec eux, je les embarque, le but est qu’ils soient avec le projet et qu’on comprenne tous ce qu’on est en train de fabriquer, en s’interrogeant ensemble. Je ne suis pas persuadé d’être un « pédagogue » à proprement parler. Par contre, j’aime les aventures, j’aime inventer un langage qui finit par nous être commun − dans lequel je leur demande à un moment de se plonger.
Dans cette création, j’ai tenu à donner à chaque élève une partition à défendre. C’était une de mes préoccupations : qu’on les voit tous. En ce sens, c’était compliqué de couper et je n’ai pas voulu succomber aux sirènes de l’efficacité. J’aurais pu faire davantage de coupes, mais j’avais envie qu’ils puissent défendre ce travail à la fois
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d’un lieu, notamment [en mars et avril 2021, les élèves ont occupé le TNS, alors fermé au public. Beaucoup d’occupations ont eu lieu en France pour réclamer la réouverture des lieux de culture et pour, notamment, interroger le sens politique du terme « essentiel »]. Ils ont beaucoup parlé du modèle de société dans lequel nous vivons, de la nécessité de trouver des alternatives… Il y a de nombreuses résonnances avec les sujets abordés dans le spectacle.
La fiction écrite par Marion ouvre le champ des possibles, y compris dans la lecture symbolique que l’on peut avoir de ce projet, avec de jeunes artistes : au fond, il s’agit, là aussi, d’une « entrée dans la vie professionnelle ». C’est, pour eux comme pour les personnages, une façon d’entrer dans le théâtre et d’interroger ce qu’ils en attendent. C’est un questionnement à la Bertolt Brecht : Vous êtes venus faire du théâtre, maintenant, demandez -vous pourquoi !
J’adore faire ça. C’est être à la baguette ! Je plaisante, c’est être aussi au soutien, avec eux. Sylvain et moi sommes deux vieux complices de plateau. Je joue dans les spectacles que je crée, cela a toujours été une évidence. Il y a quelques rares projets où j’étais uniquement metteur en scène mais, en général, j’ai besoin de m’impliquer davantage, d’être avec l’équipe. C’est aussi une façon de prolonger le dialogue avec eux tous les soirs.
individuellement et collectivement. C’était d’autant plus important que le Groupe a subi de plein fouet le Covid, avec toutes les impossibilités que cela a généré. Il était essentiel de retrouver l’énergie de groupe, le plaisir du plateau, la joie de jouer ensemble. Je les ai vus s’emparer du spectacle avec une énergie et une gourmandise superbes. Il nous faut maintenant avoir le temps d’apprendre à le jouer − rendez-vous est pris à Strasbourg en septembre !
Pour finir, peux-tu parler de ton choix d’être sur le plateau avec le Groupe, en tant que musicien, comme c’était le cas aussi dans Shock Corridor ?
Entretien réalisé par Fanny Mentré, collaboratrice littéraire et artistique au TNS, le 27 avril 2022, au TNS et actualisé le 23 juin 2022
Mathieu Bauer
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Dans l'entretien que j'ai eu avec Mathieu Bauer, il dit que tu t'es saisie des sources qu'il a citées tout en y mettant ta « patte ». Peux-tu dire ce qui t'a inspirée dans l'esprit des œuvres ou dans les thématiques qu'il souhaitait traiter et comment tu as tracé ton chemin d'écriture à partir de cela ?
Questions22 à Marion Stenton
L’été 2021, en imaginant le spectacle à venir, nous avions parlé avec Mathieu de montage de textes. Nous ne savions pas encore où nous allions ; nous avions quelques questions en tête, quelques obsessions à faire résonner ; et Mathieu m’avait cité quelques livres, quelques films qui pouvaient nous servir d’inspiration pour fabriquer ce spectacle que nous imaginions alors en pièces détachées. Ça allait être une pièce de troupe, un joyeux rassemblement de textes dans lequel nous laisserions les coutures apparentes, une grande rhapsodie mêlant textes théoriques et littéraires. Mathieu m’avait en particulier fait part d’une grande envie pour Kafka. En plus de L’Amérique,
23 il m’a parlé avec passion du Château, et j’ai d’abord commencé à lire ce roman avec le cerveau de l’enquêtrice, en cherchant, en tirant par tous les coins, en soulevant tous les plis pour trouver comment adapter cette matière au théâtre et en faire une pièce pour le Groupe 46. Mais très vite, j’ai été dépassée par les multiples rouages de la fiction dans ce roman. Je me suis passionnée pour ses mécanismes, et cela m’a poussée dans un sens quasi-contraire à l’adaptation : je ne voyais pas comment en faire un montage, et frustrée, plantée, coincée devant mon écran et mes dossiers de bouts de texte, je rechignais un peu à ourler ces matières et à y tailler des costumes au Groupe 46. Bref, je me sentais bien mauvaise couturière. Par contre, la lecture vivifiante de Kafka me donnait bien plus envie de faire du coupé-sur-mesure. Cet univers clos d’êtres rodeurs et interchangeables autour du château, cette collection de personnages mystérieux, apparaissant et disparaissant, mais surtout la langue de Kafka, ont fonctionné sur moi comme un éperon : en le lisant avec la pensée, dans l’arrière-boutique du crâne, du spectacle qui attendait d’être trouvé, j’avais des scènes qui me venaient, des figures qui apparaissaient. Les personnages de Kafka ne parlent pas beaucoup, ne dialoguent pas beaucoup − c’est plutôt une affaire de voix intérieures, de conflits type « esprit
24 de l’escalier », qui se jouent après, dans la tête du narrateur. Ce qui est un avantage pour moi : je ne me plaçais pas en concurrente, à devoir réécrire des dialogues à partir de, mais au contraire, j’avais un décor, j’avais une matière, et un « esprit ». Et je me suis mise à respirer dedans, c’est-à-dire à écrire. J’ai commencé par quelques scènes, sans trop savoir où j’allais, ou pourquoi, ou pour quoi j’écrivais, avec la seule idée qu’il y avait quelque chose à prolonger de cette « morsure au monde » qu’avait initié en moi le roman. J’ai commencé à écrire des scènes de duos, des quiproquos, et puis de fil en aiguille, puisque j’avais finalement réussi à passer le fil dans l’aiguille, le territoire de l’écriture s’étendait, devenait plus tentaculaire ; d’autres histoires me sont venues, des petites histoires que j’avais en tête, encore des choses en arrière-boutique, des microfictions, des figures qui venaient réclamer leur mise en existence, toquer à la porte. Et Kafka restait présent, puisque j’écrivais en essayant de me tenir sur ses épaules, en équilibre, en imitant sa respiration. J’en lisais deux ou trois pages, puis « ça parlait ».
Ma manière d’écrire a changé depuis que je suis au théâtre, et je crois qu’elle a été plus particulièrement influencée par mes expériences comme dramaturge sur des écritures de plateau.
Avant et pendant les répétitions, j’allais chercher des articles, des bouts d’interviews, j’allais fouiner dans les recoins, des passages de films, tout ce qui pouvait se rapporter au projet, je le mettais dans mon panier à fiction pour les acteur·rice·s, je leur donnais le soir pour la répétition du lendemain. Et je me rends compte maintenant que ça s’est mis à agir sur ma manière d’écrire : je lis, je fouine, je chasse, je cueille, j’accumule, je stocke une matière, je construis la galaxie de l’écriture, je collecte tout ce qui va graviter, orbiter autour. Là, c’était Kafka, mais aussi des articles, c’était aussi La Vie au guichet, de Vincent Dubois [éditions Économica, 2003, réédité par le Seuil, collections Points, 2015], 3 euros par jour, de Nelly Zin [Albin Michel, 2011], Où va l’argent des pauvres de Denis Colombi [Payot & Rivages, 2020]. C’était à peu près tout ce qu’a pu écrire David Graeber [anthropologue et militant anarchiste américain, né en 1961, mort en 2020, figure de proue du mouvement Occupy Wall Street]. C’était Alain Supiot [universitaire et juriste, professeur au Collège de France, titulaire de la chaire « État social et mondialisation : analyse juridique des solidarités »], Elias Canetti [écrivain, 1905-1994, prix Nobel de littérature en 1981], des études de sociologie, d’anthropologie, des émissions de radio, des documentaires, c’était relire l’arrivée à New York de Bardamu
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Je voulais aussi enquêter sur l’Amérique, alors je suis aussi allée faire mon marché moi-même, et je suis allée écouter ce qui pouvait résonner dans les poèmes d’Allen Ginsberg, je me suis mis en tête de relire tout Bukowski, que j’ai retraversé en riant et en pleurant. Là-dedans, j’ai retrouvé des chapitres et des articles de Toni Morrisson [écrivaine américaine, 1931-2019], des essais de Zadie Smith [écrivaine britannique née en 1975], et quelques fictions de Dorothy Allison [écrivaine américaine née en 1949]. Il fallait trouver un certain état de parole, il y avait une forme de détresse, une forme
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dans Le Voyage au bout de la nuit [de LouisFerdinand Céline, édité pour la première fois par Denoël et Steele en 1932], c’était en particulier Brecht et un recueil de poèmes sur lequel je suis tombée par hasard et qui ne m’a plus quittée, Manuel pour habitants des villes [poèmes écrits entre 1916 et 1956, publiés en France par L’Arche Éditeur, 2007], c’étaient les films de Ken Loach [réalisateur britannique né en 1936], les courtes pièces en impasses philosophiques existentialistes et humaines d’Edward Bond [auteur et metteur en scène britannique, né en 1934], l’humour mordant et acerbe de Pinter [Harold Pinter, auteur et metteur en scène britannique, 1930-2008, prix Nobel de littérature en 2005], son cynisme, sa lucidité.
27 de colère, mais il y avait le flegme aussi, il y avait la fatigue, l’humour, et la poésie. Et puis il y avait tout ce que Mathieu me racontait de vive voix, de mémoire, que ce soit des anecdotes personnelles, des conférences de Georges Didi-Huberman [philosophe et historien de l’art, né en 1953] qu’il me rejouait avec grand enthousiasme, ou un film de Godard qui lui faisait briller les yeux − Les Carabiniers [sorti en 1963]. En réalité, ces moments où Mathieu me racontait les œuvres, à l’inverse de quand j’allais à leur rencontre de moi-même, étaient d’une aussi grande richesse, voire même plus féconds pour mon imaginaire. Il me disait, « il faut absolument que tu voies ce film ! » Et puis je n’avais pas le temps, ou je n’avais pas le bon mot de passe pour accéder au site de LaCinetek, et il me demandait tous les jours, « alors, tu l’as vu ? », et comme je répondais toujours « non, pas encore », et que ça le faisait peut-être un peu enrager, pour me donner envie, il me racontait les scènes. « Tu verras, dans telle scène, il se passe ceci/cela, et c’est magnifique ». C’était un cadeau pour moi : en réalité, ce qu’il me racontait des œuvres était tout aussi actif pour l’écriture que si je m’étais installée deux heures devant mon écran pour les voir. Parce qu’à travers son récit, je fantasmais des branches tentaculaires d’écriture, j’étais libre d’imaginer ce que je voulais. Et de ne pas imiter, tout en étant
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au plus proche des obsessions que nous voulions faire résonner.
Y a-t-il eu un enjeu particulier à écrire en sachant que la pièce serait jouée par le Groupe 46 dont tu fais partie ? Pensais-tu, en écrivant, à des actrices ou acteurs pour tel ou tel rôle ou as-tu voulu, au contraire, ne rien imaginer du plateau ? Au début, je n’ai pas du tout pensé à eux, ni au plateau. J’écrivais sans dessein et sans dessin sans trop savoir si cette matière accumulée de scénettes allait s’inscrire ou non dans le spectacle. C’était une proposition que je voulais faire à Mathieu, mais lui ne savait pas du tout que j’écrivais, et il était tout à fait possible qu’il trouvât un autre texte à monter entretemps, ou qu’il ne rebondisse pas sur la proposition d’écriture. J’écrivais quand même avec les projections que Mathieu avait pu me donner à voir sur le travail qu’il voulait faire avec le Groupe. J’avais commencé à entrouvrir la porte de son univers, et j’avançais à pas timides là-dedans, en essayant des scènes. C’était une période d’écriture « risquée », mais très libre. Plus tard, quand, après avoir donné les ébauches de texte à Mathieu et Sylvain, la possibilité d’écrire a été effectivement « validée » par Mathieu, et que j’ai pu me mettre à écrire avec le sentiment d’une plus grande forme
Bien sûr, il y a une forme de jubilation dans l’écriture, par moments, de savoir que cela va être joué. D’un seul coup, alors qu’on écrit, que c’est un processus lent et minutieux, l’esprit saute en avant comme s’il voulait déjà être sur scène, on court aux devants, on jubile, et on écrit des pages et des pages, pris dans l’ivresse. Mais j’ai essayé de freiner ça le plus possible. Finalement, ce bond en avant, si agréable, si euphorisant qu’il soit, c’est comme courir dans une bulle, c’est enfermant, car d’un coup, à trop penser au plateau, on se dit « ah
29 de − j’utilise ce mot faute d’un meilleur − légitimité, le processus a un peu changé. Je savais désormais que j’écrivais effectivement pour elles et eux. Mais cela m’apparaissait justement comme quelque chose dont il fallait que je me méfie un peu tendrement : j’avais peur que cela « pré-écrive » en quelque sorte le spectacle, puisque, les connaissant très bien, cela allait automatiquement « prescrire » les scènes possibles. Alors, en manière de pare-feu, et pour laisser l’imagination libre, tant la mienne que celle des lecteur·ice·s, j’ai voulu faire sauter toutes les assignations qu’on peut donner parfois en écrivant : pas de personnages, seulement des tirets et des voix, tout écrit de manière non-genrée, (les scènes s’intitulaient « celui/celle qui… a perdu ses papiers/a un pantalon trop petit…)
Je ne connaissais pas bien − pour tout dire, à peine − le travail de Mathieu quand j’ai commencé à écrire. J’avais vaguement conscience que la musique allait se balader dans les interstices − alors qu’en fait, c’est plutôt l’inverse, c’est le théâtre qui se balade dans les interstices de la musique. Mais si j’en avais si peu conscience, je crois que c’est
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mais non, ils ne pourront pas faire ça » ou « ils ne voudront pas » ou « il y aura tel empêchement technique ». Il m’arrivait de me dire : « ça ne va pas leur plaire, ça va leur poser problème… ». Mais en fait, on ne peut pas préjuger de ça, et quand on le fait, on se trompe 99 % du temps. Certaines scènes ont été coupées, d’autres gardées, je n’aurais jamais pu dire à l’avance lesquelles. Certaines scènes, j’étais certaine qu’elles resteraient, mais elles sont assez rapidement et naturellement passées au second plan, et parfois une scène qui me paraissait tout à fait anecdotique est devenue essentielle, comme si elle avait mordu à un endroit, qu’on ne pourrait pas la décrocher. Le plateau est comme un gros système digestif pour le texte. Il trie, il broie, il transforme. C’est vivant. C’est imprévisible.
Est-ce que la présence de la musique et sa place importante − comme toujours dans les spectacles de Mathieu Bauer − a influencé ton écriture ?
Tu es entrée à l'École du TNS en tant que dramaturge. Avais-tu déjà le désir d'écrire et de partager des expériences en tant qu'autrice avec les autres élèves ?
aussi parce que le théâtre musical ne m’est ni étrange ni étranger : j’ai commencé par -là, dans une troupe de théâtre musical à Toulouse qui s’appelle Figaro and Co., et j’ai grandi dans une famille biculturelle, française-anglaise, et toute la culture cinématographique de mon enfance était imprégnée du music-hall, où la musique n’est pas séparable de la vie, ni de l’intrigue. Et penser le rythme, chanter les textes − pas forcément chanter littéralement, mais les faire chanter − a toujours fait partie de ma façon d’écrire.
Je savais que la place de dramaturge au TNS n’était pas une place d’écriture. Il y a des écoles d’écriture, comme l’ENSATT ou l’École du Nord, et j’avais bien conscience que le TNS n’en était pas une. Mais c’est peut-être justement ça qui a fait que j’ai pu petit à petit creuser mon terrier d’écriture à cet endroit, gratter pour faire mon tunnel. La place de l’écriture n’a rien d’évident, et il n’y a vraiment pas de mode d’emploi, ou de mode d’existence pour être auteur·rice. En tout cas pour moi, ça a longtemps été, et ça l’est toujours, une question
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32 permanente, avec son lot de tourments et de joies. Mais oui, j’avais très fort le désir d’écrire, et même si, en apparence, rien n’indiquait qu’elle existait, j’ai essayé de trouver la porte pour la chambre de l’auteur au TNS, de toutes les façons possibles, en écrivant mon récital (un exercice que nous commande Stanislas Nordey lors de notre entrée au TNS), en proposant à Antoine Hespel, metteur en scène de ma promotion, d’écrire le spectacle qu’on allait monter avec la moitié de la promotion, Colosse [répété au printemps 2021, pendant la fermeture des théâtres liée à la pandémie de Covid-19, et présenté en mars 2022 dans le cadre de L’autre saison]. Et en demandant à dialoguer avec un·e auteur·rice, en l’occurrence Claudine Galea, qui m’a beaucoup appris sur l’écriture. Donc je me suis très vite débarrassée de la légère frustration qui peut parfois émaner de la position de vigile encyclopédique du dramaturge. Pendant mes études, je me souviens avoir dit une fois à un professeur qui m’interrogeait sur − au sens de mettre en crise − mon désir de théâtre, que je voulais « faire du théâtre manuel », ce qui l’avait plongé dans la perplexité. Face à son air circonspect et son interrogation réitérée, je n’avais su lui répondre que « avec les mains ». J’ai toujours pensé que la·le dramaturge est bien plus qu’un·e lecteur·rice averti·e du journal du matin, ou une
33 anthologie bipède et alerte, et j’ai pu au TNS mettre en application une dramaturgie plus pratique, plus pragmatique − mais là, écrire, c’était vraiment y aller… avec les mains. Pourquoi as-tu choisi d'écrire pour le théâtre ?
Difficile de dire si c’est un « choix » à proprement parler. Si c’en est un, je ne suis pas très orientée business. Il y a quelques jours, j’étais dans une librairie, et j’ai entendu les gérants faire leurs commandes de livres et dire « on arrête de commander du théâtre, ça ne se vend pas du tout. » C’est un constat assez terrible, et heureusement qu’il y a des maisons d’éditions et des librairies pour résister à cette réalité et inventer des manières de nous faire lire autrement, lire plus, dont une qui vient de s’installer à Montreuil, et que j’admire tant pour sa collection que pour sa ligne − ses lignes − de pensée (L’Arche Éditeur, dirigée par Claire Stavaux). Pour en revenir à la question du choix d’écrire pour le théâtre, je crois que ce que j’ai écrit, quand je me suis mise à écrire, était immédiatement et irrémédiablement lié à la question des sonorités, de l’oralité. Je n’écrivais d’abord qu’en anglais. Des formes monologuées, ou disons plus du genre du poème. Je me suis mise très tard à écrire en français, et quand j’ai enfin pu, ce n’était que par
34 cet autre « jeu de détour » que pouvait représenter le théâtre, la mise en personnage de la parole. Écrire directement, en français, et pas du théâtre, ça serait revenu pour moi à sortir dans la rue toute nue. L’anglais me permettait de jouer avec mon autre moitié d’identité, et le théâtre, avec tout un tas d’identités. Par ailleurs, ce qui me rend heureuse dans l’écriture théâtrale, c’est qu’elle subsume tout. Je sais qu’on dit plutôt que c’est le roman, celui qui peut tout absorber, et que le théâtre au contraire est plein de codes et de règles et d’empêchements divers. Mais pour moi, le théâtre me permet de ne jamais rien dire de vrai, ou en tout cas, de le contredire dans la seconde qui suit, d’être au plus près des contradictions de l’humain, des erreurs, des errances – qui font toute la poésie et l’humour de nos conversations, de nos relations. C’est avec la forme théâtrale que je peux oublier toute « voix d’auteur », que je peux arrêter d’avoir peur qu’on juge ce que j’écris, qu’on l’interprète comme une parole définitive ou affirmative, puisque tout n’est que voix d’un ou d’une autre, tout n’est que point de vue sur le monde, et sera nécessairement traversé, pensé, mâché, prononcé par d’autres que moi, metteur·e en scène, créateur·rice, acteur·rice, spectateur·rice. C’est avec l’écriture théâtrale que je me plonge avec ravissement et démesure dans tout ce que le réel contient de terrifiant,
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d’instable, de pesant, de chaleur, de fatigue, de lâche, d’enrageant, de friction, de larmes, d’odeur, de goûts, de dégoûts, d’absurde, de déraisonnable, de vulnérable. Et puis quelle chance que nos textes soient transformés, changés, bouleversés par ce qui se passe au plateau. Je ne sais pas s’il y a encore beaucoup de zones de mon existence où j’arrive à surmonter cette peur, d’être changée. Mais au théâtre, j’y arrive encore. Alors je reste-là.
Texte et AvecMathieuMiseMariondramaturgieStentonenscèneBauerlesartistesissu·e·s
Cindy Vincent l’Amérindienne, celle qui aide à remplir les papiers Sefa Yeboah celui qui se gèle, celui qui a perdu l’usage de ses mains Et les SylvainmusiciensCartigny (guitare, claviers), Mathieu Bauer (batterie, trompette), Jessica Maneveau (euphonium), Antoine Hespel (claviers), Ninon Le Chevalier (saxophone alto), Thomas Cany (trombone), Foucault De Malet (basse)
du Groupe 46 de l’École du TNS *
Quentin Ehret celui qui saigne du nez, celui qui a perdu son manteau Kadir Ersoy celui qui se fait engager comme portier Gulliver Hecq celui qui savait tout jouer, l’acteur suicidaire, l’homme bon qui a tout perdu Simon Jacquard celui qui voulait bien rester debout, celui qui devient acteur, celui dont le dossier a été perdu Émilie Lehuraux la cheffe du personnel
23 sept | 1er oct Salle Gignoux
Aurore Levy − celle qui a inventé une soupe, celle qui compose de la musique électronique, la photographe Pauline Vallé celle qui accueille, celle qui rêve d’être chanteuse
donnez-moi une raison de vous croire
Carla Audebaud celle dont le frère a détruit les papiers, celle qui se fait YannengagerDelPuppo le premier employé
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ZoëLumièreRobert
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FoucaultSon De Malet
Régie ThomaslumièreCany * Régie Margaultson Willkomm * Régie JessicagénéraleManeveau * Collaboration artistique et ClaraScénographie,AntoineAssistanatThierryRegardJean-PhilippeCréationSylvaincompositionCartignysonoreGrosschorégraphiqueThieûNiangàlamiseenscèneHespel*costumesHubert*,NinonLeChevalier*,DimitriLenin *
Équipe technique du TNS : Régie générale Yann Argenté | Régie plateau Denis Schlotter | Régie lumière Vivien Berthaud | Régie son Maxime Daumas | Habilleuse Bénédicte Foki | Lingère Anne Richert
Le décor et les costumes sont réalisés par les ateliers du TNS. Toutes les équipes du théâtre et de l’École ont accompagné l’ensemble du Groupe.
Production Théâtre National de Strasbourg
Joséphine Linel-Delmas (Jeu) et Antoine Pusch (Régie-Création) ont également participé à la création du spectacle.
Spectacle créé le 14 juin 2022 au Théâtre Public de Montreuil Centre dramatique national.
Production exécutive de la tournée Compagnie tendres Bourreaux Mathieu Bauer
Directeur de la publication : Stanislas Nordey | Entretien et questions écrites : Fanny Mentré Réalisation du programme : Cédric Baudu, Suzy Boulmedais et Chantal Regairaz | Graphisme : Antoine van Waesberge | Photographies : Jean-Louis Fernandez
Licences No : L-R-21-012171 | Imprimé par Ott Imprimeurs, Wasselonne, septembre 2022
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Théâtre National de Strasbourg | 1 avenue de la Marseillaise | CS 40184 67005 Strasbourg cedex | tns.fr | 03 88 24 88 00
Avec la participation du Jeune Théâtre National
Présenté avec Musica
dans le même temps THE SILENCE CRÉATION AU TNS Falk Richter* 1er | 8 oct | Salle spectacleKoltèsà venir Iphigénie Tiago Rodrigues | Anne Théron* 13 | 22 oct | Salle Koltès l’autre saison La Taïga court SPECTACLES GRATUITS DE L'ÉCOLE DU TNS 1 TEXTE, 4 MISES EN SCÈNE Sonia Chiambretto | Antoine Hespel, Timothée Israël (Groupe 46), Ivan Màrquez, Mathilde Waeber (Groupe 47) 4 | 9 nov | Salles Gignoux et Jeanne Laurent, Espace Grüber : Hall et Studio Jean-Pierre Vincent PARAGES | 12 PARAGES | 12 est le dernier numéro de la revue du TNS, consacrée aux écritures contemporaines. Stanislas Nordey a souhaité pour ce numéro réunir tou·te·s les auteur·rice·s programmé·e·s durant ses deux mandats (2015-2023). À l’unité 15 € | À l’abonnement 40 € pour 4 numéros tns.fr/parages * Artistes associé·e·s au TNS
03 88 24 88 00 | tns.fr | #tns2223 croirevousderaisonunedonnez-moi 22-23saison|