PARAGES 07 | OLIVIER ASSAYAS

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PAROLES DEÂ PARAGES OLIVIER ASSAYAS

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« Dis, Pascal, sommes - nous bien loin de Montmartre ? » de Olivier Assayas


Qu’est-ce qu’une amitié artistique ? Olivier Assayas tente justement de répondre à cette question en racontant, entre l’inventaire et l’introspection, celle qu’il entretient depuis longtemps avec Pascal Rambert.

J’ai rencontré Pascal Rambert au Festival d’Avignon en 1989 quand il présentait dans le parc d’une villa de l’île de la Barthelasse l’un de ses premiers spectacles importants, Les Parisiens, auquel participait Isabelle Weingarten avec qui je vivais alors. Plusieurs membres de la troupe, dont Isabelle et Pascal, partageaient une maison à Villeneuvelès-Avignon où je les avais rejoints pour quelques jours. Je me souviens du Midi, de l’été, je me souviens avoir été visiter le musée Pierre-de-Luxembourg, et y avoir découvert Le Couronnement de la Vierge d’Enguerrand Quarton. Je me souviens surtout de la magie du spectacle de Pascal ; la mémoire s’efface, comme les contours d’œuvres lointaines s’estompent sans pour autant que faiblisse le sentiment physique, intime, qu’elles ont suscité en nous. Les gradins étaient installés face à la villa ; son parc, sa fontaine, c’était le décor sur lequel progressivement tombait la nuit. Le soleil couchant, puis l’obscurité, les ombres, les interprètes, proches, lointains, glissant de la lumière à l’ombre, tout cela réuni dans une modernité, qui était tout aussi bien intemporelle, c’était le spectacle. Et s’il persiste à résonner en moi, au-delà du temps, au-delà du sens − ce dont il s’agissait s’est perdu dans ma mémoire, il n’en demeure que des bribes −, c’est qu’il faisait écho à des questions que je me posais alors, auxquelles je n’ai pas tout de suite saisi qu’il fournissait certaines des meilleures réponses. Sans doute fallait-il qu’elles fassent leur chemin en moi pour que je puisse les accueillir. Dire que j’étais alors au plus bas est un euphémisme. Dans le prolongement du succès de mon premier film, Désordre, je m’étais lancé dans un projet vaste et ambitieux, un film générationnel racontant mes années 1980, et la façon dont s’était perdue l’aventure collective qui avait porté mes débuts, abandonnant chacun aux doutes et aux mélancolies d’un salut individuel. Le scénario n’avait pas plu. Entre-temps mon producteur avait cessé de produire. J’avais suivi, de commissions en comités, le chemin de croix des cinéastes débutants, devant à chaque étape couper et couper encore jusqu’à ce que ne reste plus qu’un maigre film d’une heure vingt, L’Enfant de l’hiver, épuré jusqu’à l’os. Il était sorti le 14 juin 1989, au rabais, dans une combinaison dérisoire de salles, le public y a été parfaitement indifférent. Deux semaines étaient passées, peut-être moins, c’était la nuit, et je regardais le spectacle de Pascal dont le langage était contemporain, alors que le langage du cinéma ne l’était plus, dont les interprètes étaient ses amis, ses proches, où était à l’œuvre une légèreté, une évidence, tout ce qui avait manqué à mon film.


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Au fond, je n’ai jamais vraiment été attiré par le théâtre, que je me suis contenté d’admirer de loin, comme si sa grâce éphémère n’arrivait pas à répondre à ce qui dans l’art m’avait toujours attiré, c’est-à-dire une forme de pérennité. Ainsi, lorsque je feuillette les dessins que je faisais à dix-huit ou bien vingt ans, je suis face à celui que j’étais alors, enfin, je suis à la même place ; par l’art, le temps s’arrête, passé et présent s’imprègnent l’un de l’autre et s’éclairent mutuellement. Dans Les Parisiens, il y avait toute l’ambition que j’avais mise dans la version originale de L’Enfant de l’hiver, mais transcendée par un grain de folie − Dominique Frot se jetant tout habillée dans la fontaine −, par la poésie élégiaque d’une nuit d’été, par la complicité juvénile de débutants − Olivier Py faisait partie de la distribution −, par un plaisir enfantin du jeu, à l’opposé des lourdeurs du cinéma. J’aimerais pouvoir dire que j’ai profité de ces intuitions et qu’elles ont fait leur chemin dans mes films à venir, mais c’est faux ; la jeunesse, l’énergie et l’innocence poétique de Pascal Rambert auraient pu me ramener aux racines de mon art, à la liberté impressionniste de la Nouvelle Vague, mais hélas ce n’est pas le cas. Il m’aura fallu attendre cinq ans avant de me réconcilier enfin avec moi-même en tournant L’Eau froide, c’était en 1994, en m’immergeant dans le rêve d’une nuit d’hiver, dont je sais seulement dire à présent, avec la perspective du temps, qu’il rimait peut-être, depuis les ruines du monde passé où il se déployait et le brasier où se consume la jeunesse, avec l’utopie artistique des nuits d’Avignon inventées par Pascal. En abordant ce texte, je ne pensais pas m’attarder comme je l’ai fait sur les souvenirs lointains d’un été enfui depuis trente ans, j’aurais pu commencer ailleurs, par exemple à Tokyo où j’ai dîné la semaine dernière avec Pascal dans un restaurant de Shinjuku. Il était là pour rencontrer des acteurs qui participeront à un spectacle qui verra le jour en 2021. Quant à moi, j’accompagnais une rétrospective de mon travail, j’accomplissais mes devoirs de promotion de mon film Doubles Vies. Enfin, je me substituais à Hou Hsiao-hsien, souffrant, pour présenter son film Les Fleurs de Shanghaï dans sa version restaurée, ainsi que mon propre film HHH que je lui avais consacré en 1997, également restauré. J’aurais pu parler de la façon dont en art le temps bouge et ne bouge pas, comment depuis notre rencontre le dialogue avec Pascal ne s’est jamais interrompu, combien nous sommes les mêmes, et simultanément le temps a fait autre chose de nous. J’aurais aussi pu parler de cet étrange court-circuit où mes racines inventées, fantasmées, au sein du Nouveau Cinéma taïwanais des années 1980, rencontraient, au Japon, un artiste français de ma génération, marqué, comme je le fus, par le langage artistique de l’Asie, ancienne et moderne. J’aurais pu lui demander, comme le faisait Blaise Cendrars : « Dis, Pascal, sommes-nous bien loin de Montmartre ?  1 » 1.  En référence à « Dis, Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre ? », Blaise Cendrars, « Prose du Transsibérien et de la petite Jeanne de France » (1913), in Œuvres romanesques, t. I, précédé de Poésies complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2017, p. 22.


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J’aurais aussi pu commencer par une image, une photo en noir et blanc prise par Isabelle Weingarten au début des années 1990. Il y a Pascal et moi, nous sommes à la campagne, assis à chaque bout d’une table mise pour le déjeuner, il porte la barbe, la nappe et les couverts sont d’un autre temps, il y a une miche de pain, une bouteille de champagne entamée, on ne sait pas si c’est le XIXe ou le XXe  siècle, on est partout et nulle part, nous sommes déjà nous-mêmes, jeunes et vieux à la fois, hors du temps, là où nous avons décidé de demeurer, une bonne fois pour toutes. L’essentiel de notre œuvre est encore en nous, tout reste à faire, et pourtant il y a une gravité, celle de l’évidence, tout est déjà vécu. À travers les années, j’ai connu Pascal sous diverses incarnations, comme il m’a connu à travers mes propres métamorphoses. Sachant l’un et l’autre que même si le monde changeait autour de nous, et aussi parce que le temps faisait son travail, que les amitiés et les amours naissaient et mouraient autour de nous, c’était à travers nos œuvres, indissociables de nos vies, que se jouait quelque chose d’essentiel, et qui avait à voir avec une seule et même question : l’adéquation entre l’existence et la poésie, la liberté de circulation entre nos œuvres et la réalité qui les inspirait. Le théâtre et le cinéma sont deux arts différents que Pascal et moi voyons selon des perspectives inversées ; pour Pascal, le théâtre est le lieu de l’enfance, du jeu, quand le cinéma serait une affaire d’adultes. Pour ma part, je vois, et je pratique, le cinéma comme un lieu d’expérimentation, de liberté juvénile, constamment en quête de légèreté, alors que le théâtre m’intimide ; j’ai rarement eu d’autres préoccupations que celle d’éliminer de mon travail la pesanteur logistique, économique, et même souvent dramaturgique, qui au sens le plus littéral plombe le cinéma. Ses solutions, Pascal est allé les chercher dans le langage, il est devenu l’un des grands poètes de son temps, sans doute celui auquel je suis le plus sensible ; et aussi dans les arts plastiques, épurant à chaque spectacle un dispositif qui paradoxalement en devient d’autant plus virtuose qu’il va toujours au but, au cœur de sa cible, avec des moyens qui sont ceux de l’immédiateté. Sa démarche, en ce sens, a toujours légitimé mes propres aspirations, ma propre quête, et ce sur un registre plus intime, plus profond, que ne pouvait le faire le cinéma de mon temps. En fait, la question est celle de la liberté. Pascal l’a toujours pratiquée, dans tous les contextes, lorsque son travail était reconnu comme il le mérite et quand il ne l’était pas. J’entends par là qu’il n’a jamais suivi les injonctions de la mode, ou celles des éphémères lubies de la critique. Il s’est consacré à poursuivre son propre chemin, selon ses propres valeurs et selon ses propres convictions, avançant pas à pas jusqu’à imposer au monde sa lecture de celui-ci, refusant toujours de se laisser dicter un langage conventionnel qu’il n’a jamais pratiqué. Pourquoi a-t-on parfois besoin de sortir des frontières de sa propre culture, d’aller chercher dans le monde entier, dans le dialogue avec les autres continents, les autres civilisations, l’esprit même de son œuvre, et, en particulier, sa propre capacité à se réinventer ? Précisément pour ne pas être


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otage des limites, du cadre, ou, encore pire, des grilles (de lecture) qui déterminent le champ du possible dans notre propre territoire et cherchent à le régenter, alors même que la véritable inspiration tient à ce qui nous échappe, à ce que nous serions bien en mal d’expliciter au-delà de la nécessité impérieuse de le comprendre quoi que cela puisse nous en coûter. J’ai vécu la même histoire, et j’en suis venu, comme Pascal, à la conviction que les nouveaux chemins, les nouvelles routes des arts contemporains, celles qui accélèrent la circulation des œuvres et des idées, nous imposent de les parcourir, de les explorer, et pas seulement pour éviter de nous répéter, d’être prisonniers de nous-mêmes, mais aussi parce que nous avons besoin pour la pratique de nos arts de nous transformer nous-mêmes, au contact des autres, pour pouvoir transformer nos œuvres. J’en suis à la fois heureux et je le déplore, car, lancés sur nos orbites respectives, nous en sommes venus à correspondre surtout par SMS depuis les quatre coins du monde. Hello je suis à Bangkok, et toi ? Moi, je suis à Mexico, ou bien à Los Angeles, ou encore à Vienne. Et toi ? Moi, je suis au Caire, je serai à Madrid demain, et le mois prochain je crée un opéra à Saint-Pétersbourg. Et toi ? Moi, je suis en Toscane où j’essaye de retomber sur mes pieds parce qu’à force d’être partout je voudrais savoir où j’en suis moi et où tu en es toi. Parce qu’autant j’ai eu le sentiment de me laisser porter par les flux de mon époque, par les énigmes de mon inspiration, ses contradictions et ses paradoxes, autant j’ai toujours eu besoin de faire le point, de comprendre, en général a posteriori, là où j’en étais et comment j’en étais arrivé là. Et pour cela, savoir observer, simultanément, comme on le ferait avec un sextant, où en était Claire Denis, où en était Pascal, et quelques autres − ils se comptent sur les doigts d’une main. La fois où géographiquement et artistiquement nous nous sommes trouvés les plus proches, c’est lors d’une des incarnations les plus imprévisibles pour moi de Pascal, lorsqu’il est devenu ce que je n’aurais pas pu imaginer, là où je n’aurais jamais pu le suivre, directeur d’un théâtre à Gennevilliers, où il a pu recréer à l’échelle d’un centre dramatique national cette utopie de ses débuts, celle de l’invention, au-delà de la troupe, au-delà de spectacles ouverts sur le monde, d’un espace d’absolue liberté où, toutes disciplines confondues et sans frontières, théâtre, arts plastiques, musique, danse et cinéma pouvaient ne pas seulement collaborer, mais se fondre les uns dans les autres ; comme si durant ces années du T2G, Pascal avait voulu mettre à l’épreuve du réel − à la résistance du réel, à la validation du réel − tout ce qu’il avait appris, tout ce qu’il avait imaginé, comme s’il s’était lancé dans l’aventure folle, démesurée, de faire de son théâtre une œuvre. Il y a mis toutes ses forces comme s’il y avait eu urgence à se dépasser. Je dois dire mon admiration devant cet accomplissement, cette réussite unique en son genre où une exigence jamais prise en défaut a également su rencontrer son public, sans illusion, sans malentendu, sans démagogie.


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J’étais, et je l’écris sans fausse modestie, l’un des moindres dominos de cet édifice : conseiller, intermédiaire, auprès de quelques cinéastes internationaux auxquels Pascal voulait donner une place dans son projet. Ce théâtre imaginaire devait aussi être un studio de cinéma contemporain dont Justin Taurand, alors tout jeune producteur, était le véritable relais. J’aurais aimé être plus présent, réaliser un film moi-même dans ce cadre, comme je l’avais espéré, mais je crois que, lancé dans mes propres aventures, j’étais incapable, ou bien je n’étais plus capable, de m’immerger dans un projet collectif aussi ambitieux, préoccupé de me dépasser moi-même sur le terrain que je m’étais choisi. En fait, je ne savais tout simplement pas faire pour le cinéma, avec le même enthousiasme, avec la même générosité, ce que Pascal était en train de faire pour le théâtre : faire partager à ses proches, à ses amis, aux metteurs en scène du monde entier qu’il admirait, quelque chose de la liberté qu’il avait inventée, conquise. J’ai pourtant été heureux d’être là, en témoignage de mon amitié, comme parfois, souvent, j’ai été heureux de collaborer avec des acteurs que j’avais d’abord vus dans ses spectacles, Dominique Reymond, André Marcon, Audrey Bonnet, Laurent Poitrenaux, d’autres, comme un signal envoyé de très loin, mais pour dire que je restais tout proche. Que je me souvenais des soirées − alcoolisées − chez Koba, des soirées de Nouvel An passées ensemble, en bande, à Paris ou chez moi à la campagne ; les amis qui sont là, qui ne sont plus là, celles que nous avons aimées, et la façon dont nous avons chacun à notre manière saisi ces émotions, nous les avons fait revivre dans nos œuvres, comme si par une porte tournante on faisait entrer la vie dans la fiction et la fiction dans la vie jusqu’à ne plus savoir, ne plus vouloir savoir, si l’une est plus vraie que l’autre. OLIVIER ASSAYAS Paris, 12 décembre 2019

Olivier Assayas est d’abord critique aux Cahiers du cinéma avant de passer à la réalisation et l’écriture de scénarios pour le cinéma. Il a réalisé une trentaine de documentaires et de longs-métrages, dont Désordre (Prix de la critique internationale à La Mostra de Venise, 1986), Irma Vep (1996), Les Destinées sentimentales (2000), Sils Maria (prix Louis-Deluc 2014), Personal Shopper (Prix de la mise en scène au Festival de Cannes 2016) et récemment Doubles Vies et Cuban Network (2019).


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