PARAGES 08 | RÉMY BARCHÉ ET PAULINE PEYRADE

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PAROLES DE PARAGES RÉMY BARCHÉ ET PAULINE PEYRADE

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Martin Crimp Focus


Martin Crimp est un auteur dramatique majeur de la scène européenne actuelle. En France, ses textes sont publiés aux éditions de L’Arche et ont été créés par de nombreux metteurs en scène depuis 2000 (notamment Rémy Barché, Hubert Colas, Daniel Jeanneteau, Stanislas Nordey, Christophe Rauck). Il a su explorer et imposer des formes d’écriture, traversées par des nœuds intimes et politiques, qui ont renouvelé les territoires mouvants de la dramaturgie contemporaine. Crimp invente des situations et des collisions à partir desquelles il questionne autant les violences qui rongent et dévastent l’homme d’aujourd’hui que les systèmes perceptifs de ces violences. À ce propos, le chercheur en études théâtrales Sylvain Diaz inscrit cet auteur dans la tradition d’un théâtre clinique, et non pas critique. On le renvoie souvent à Pinter, comme une sorte d’héritier singulier. Quoi qu’il en soit, du drame bourgeois à la réécriture des mythes antiques, en passant par la pièce-paysage (on pense au vertigineux Atteintes à sa vie  1), il façonne une poétique impitoyable pour la scène, d’une autonomie irréductible. Parages est le lieu où se pratique un mouvement d’abordage. Aborder Crimp, c’est par exemple décider de publier l’incipit d’un texte en cours d’écriture. Ce dernier nous livre généreusement le tout début d’un long et vaste projet d’écriture dramatique et choral, composé d’une multitude de voix, intitulé Not one of these people, commencé en mai durant le confinement et proposé pour la réouverture, post-confinement, du Royal Court Theatre de Londres. Il est traduit par deux auteurs : Christophe Pellet et Guillaume Poix. C’est ensuite inventer des mouvements singuliers et pluriels d’approche de l’œuvre. À nouveau, Christophe Pellet, traducteur de certains textes, racontant la complicité épisodique de son histoire croisée avec l’auteur anglais ; une autrice, Pauline Peyrade, et un metteur en scène, Rémy Barché, qui inventent de concert une fiction sur un couple d’artistes qui réfléchissent et échangent sur les constructions dramaturgiques d’une œuvre tentaculaire ; un photographe, Jean-Louis Fernandez, qui saisit, dans les bureaux des éditions de L’Arche, la rue ou au restaurant, l’instantané d’un temps présent partagé entre Martin Crimp lui-même et Claire Stavaux, son éditrice en France ; une romancière, Alice Zeniter, avouant sa frayeur devant le sort réservé aux enfants dans les pièces et redessinant méticuleusement le paysage dramatique de cette enfance malmenée ; enfin, une comédienne, Dominique Reymond, dont on peut suivre au jour le jour, dans son carnet, les étapes d’un travail de répétition où le corps et l’esprit sont immergés dans un texte. FRÉDÉRIC VOSSIER

1.  Martin Crimp, Atteintes à sa vie (1997), trad. C. Pellet et M. Pellet, Paris, L’Arche Éditeur, 2009.


Atteintes à son œuvre de Rémy Barché et Pauline Peyrade


1. LE PLUS IMPORTANT − Il dit que le plus important, c’est le Doo ba-doo. − Le quoi ? − Le Doo ba-doo. − Tu as éteint le frigo en partant ? − Un petit air de boogie-woogie que les narrateurs fredonnent avec désinvolture à la fin de cette pièce qui raconte quand même comment un terroriste pénètre un établissement scolaire et exécute méthodiquement une série d’enfants en leur logeant chacun une balle dans la tête. − Ça risque de moisir. − Difficile d’écrire un texte qui parle de son œuvre quand / de son côté − Qu’est-ce que tu veux qu’il dise ? « Le plus important pour moi, c’est le vide dans les yeux du tueur. Le plus important pour moi, c’est l’innocence dans le regard de l’enfant » ? − Ce serait beau. − « Le plus important, c’est le mal qui ronge les bords du monde, c’est la violence dont la terre entière se fout, ce sont les enfants qui crèvent aux portes des centres commerciaux, c’est du sang sans blessure, les balles à blanc du capitalisme qui enfantent des monstres qui engendrent des monstres, et tout cet Occident qui s’effondre et se reforme sur ses débris de plastique » ? La question est conne. − Je dis juste que ce serait beau d’essayer d’y répondre. − Je pense qu’il restait des yaourts. − Ça va empester.

2. ÉCRAN TOTAL − Il avait préféré que la rencontre publique se déroule dans un petit théâtre de recherche en banlieue, plutôt qu’au Théâtre National. C’est un homme discret. Pendant que le public s’installait dans les gradins, nous attendions ensemble dans les minuscules loges, collées aux toilettes. Il tremblait comme une feuille. Il nous avait prévenu·e·s : « Ce serait bien de ne pas dépasser une heure. » La rencontre en a duré plus de deux. Il y avait lui, le directeur du lieu, les acteur·ice·s et moi. Nous étions ensemble face aux spectateur·rice·s, les un·e·s à côté des autres, derrière une grande table sur laquelle nous avions posé plusieurs exemplaires de chacune de ses pièces. J’étais tellement fier d’être entouré de ces gens que j’admire. Nous parlions avec humour et passion, et les acteur·rice·s rebondissaient en lisant avec talent des scènes choisies à l’improviste. À cette époque, nous travaillions sur trois textes en même temps, depuis plusieurs mois. Nous avions l’impression de maîtriser parfaitement son langage. − Sa langue d’auteur ? − Je veux dire la poétique de son langage, son rythme, sa respiration. − Tu peux dire sa langue.


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− Je n’aime pas dire sa langue. Je trouve ça un peu obscène. Et puis sa langue, c’est l’anglais. Ce n’est pas ce que je veux dire. − Tu as déjà entendu parler Koltès lorsqu’il envisage le rapport à sa langue d’auteur comme celui qu’on peut avoir avec une / langue étrangère ? − Et donc nous avions l’impression de maîtriser parfaitement cette langue. Je me sentais capable de monter n’importe quelle pièce de lui, et les acteur·rice·s aussi se sentaient capables de les jouer toutes. Car il me plaît de voir chacune de ses œuvres comme une façon de prendre la température d’un monde d’auteur plus vaste, son espace mental à lui, fait d’obsessions, de motifs qui se développent de texte en texte, et qui évoluent avec le mouvement du monde extérieur, mais qui n’arrêtent pas d’être au travail une fois que le mot Fin est posé. J’ai l’impression que c’est un peu pareil pour toi, non ? − Je ne suis pas rouge dans le dos ? − Il a dit une chose qui va te plaire. Non, pas spécialement. − Tu veux bien me mettre de la crème ? − Quand une spectatrice lui a demandé quel·le·s auteur·rice·s il admirait, il a répondu : « J’aime penser que Sarah Kane regarde par-dessus mon épaule quand je suis en train d’écrire. » − Je pense aussi souvent à Sarah Kane, mais pour me demander si elle serait touchée par ce que j’écris ou si elle trouverait ça complètement bidon. Ah ! − C’est ta crème. Elle accroche. − Ce n’est pas une raison pour m’arracher la peau. − Je ne sais pas si tu connais cette interview où il parle de la télévision. De la violence qui fait irruption dans notre quotidien. − Comme la guerre crève les murs de l’hôtel dans Anéantis ? − Ça te fait le dos tout blanc. Il dit que − y en a plus ? − Il doit en rester au fond. − Ce qu’il reste de tout ça, c’est le reflet de notre visage dans l’écran alors que les images défilent. Le portrait en surimpression de notre propre effroi. Il n’est jamais question de télévision dans ses textes. Je veux dire qu’elle n’est jamais nommée. − Chez Sarah Kane, il y a une télévision dans L’Amour de Phèdre. Hippolyte la regarde quand il force Phèdre à lui faire une fellation. − C’est un geste qui revient chez toi aussi. − Tu veux dire / dans les textes. − Je veux dire dans les textes. − Oui. Pour différentes raisons. Se prendre l’agression, la violence, dans la bouche, dans la gueule, privée d’air, de cri, de voix, alors qu’on a les dents pour mordre, les mains libres pour frapper. C’est le visage qui se déforme, qui ne nous appartient plus. C’est une disparition, une défiguration. On devient un monstre à nos propres yeux. Pourtant, chez Kane comme chez lui, il n’y a pas de monstres, pas vraiment. C’est au contraire la radicale humanité des êtres, leur écrasante banalité, y compris dans leurs parts les plus sombres, qui les rend indéfendables.


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3. DROIT Elle apparaît, vêtue d’un paréo léger, un panier au bras, chaussures à semelles compensées, lunettes noires sur les yeux. Ses cheveux brillent étrangement, ils sont trop bien coiffés par rapport au reste de son apparence. − Alors ? − C’est − droit. − Droit ? − Je veux dire, elle a coupé droit. − Il. − Il a coupé droit. La coupe (Il tranche l’air avec sa main au niveau de ses oreilles, on dirait qu’il mime une décapitation) − droite. − Tu aimes ? − Ça change.

4. CORROSION (MONOLOGUE 1) − C’est LA pièce qui m’a appris à lire. Je l’ai découverte l’été où je sortais de mon école de théâtre. À l’époque, j’étais déjà plus intéressé par les contemporains que par les classiques. Ce texte-là m’a fait comprendre pourquoi. Bien sûr, il y avait cette façon de parler du couple, qui réveillait quelque chose de ma passion pour Bergman. Ça allait même au-delà, parce que, chez lui, les personnages sont traversés par le monde extérieur. On est dans un huis clos (mental en fait), mais la crise que traverse le couple se fait chambre d’écho de la perte de sens que vit plus largement la civilisation occidentale. Il y avait cette problématique surtout, posée à travers le voyage intérieur de cette femme traductrice qui décide de se mettre à écrire avec ses propres mots : est-ce qu’il est possible de raconter des histoires qui ont un début et une fin dans un réel que l’on ne saisit que par fragments ? Mettre le monde en récit, c’est lui donner une cohérence. Comment faire quand les évènements de notre vie nous semblent s’enchaîner de façon arbitraire, sans relation de cause à effet, sans qu’on arrive à faire de lien entre eux ? Pour cette pièce, il s’est inspiré entre autres d’un livre de Richard Sennett, grand sociologue américain, qui s’appelle The Corrosion of Character et qui étudie l’influence des règles du nouveau capitalisme sur la construction de notre identité. Comment veux-tu arriver à tirer un fil dans ton existence quand tu dois te plier aux injonctions de la flexibilité ? Quelles valeurs stables veux-tu transmettre à tes enfants quand tu dois accepter de déménager souvent pour ton travail, quand les rapports hiérarchiques sont flous, quand tes objectifs de mission sont en permanence redéfinis, quand tu as peur d’être renvoyé du jour au


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lendemain dès qu’un plan de restructuration se trame à l’autre extrémité du globe ? Dans ce monde-là, tu ne peux plus écrire les personnages de la même façon.

5. 10 SEPTEMBRE 2001 (MONOLOGUE 2) − Je crois que ce qui nous parvient véritablement d’un texte, en tant que lecteur·rice·s, ce qui nous percute et nous bouleverse, c’est son impérieuse nécessité à être écrit. Parce qu’il déchire la toile du réel et vient nous inquiéter, parce qu’il fait vibrer l’air d’une intranquillité, ou d’une colère, ou d’un élan d’espoir. C’est de l’ordre de l’évidence, du coup de foudre, c’est impossible à mettre en mots. C’est sans doute aussi de l’ordre de cet impossible, quand les mots ne sont plus évidents, qu’on n’y a plus accès immédiatement, qu’ils échouent temporairement à exprimer un réel ou un ressenti, qu’est faite, pour l’auteur·rice, la nécessité de l’écriture. Se cogner à l’innommable, à l’irreprésentable, l’approcher, l’effleurer, et, parce qu’on n’y arrive pas, que ce qu’on tente ne suffit pas, recommencer. Au milieu du XXe siècle s’est posée la question de la possibilité même de la littérature. Comment écrire après Auschwitz, après Hiroshima ? Quels mots poser sur le monde après la catastrophe ? Est-il encore légitime, voire utile, de tenter de le faire ? La question qui se pose désormais est : à quoi bon écrire quand on sait que la catastrophe est pour bientôt ? La catastrophe, c’est-à-dire la fin du sens, l’effondrement des représentations. L’obsolescence programmée de la littérature. Il a écrit ce texte le 10 septembre 2001, la veille de la fin de notre monde. Lui qui ne commente jamais, qui déteste répondre aux questions, il n’a pas pu résister, il a apposé la date, à la fin, pour conclure, sans doute parce que c’était impossible de taire une coïncidence pareille. Ça donne presque une dimension prophétique au texte, c’est le réel qui nous percute comme il l’a percuté, une balle en pleine tête, la pensée qui s’émiette.

6. FARNIENTE Sur l’herbe, au bord de la piscine. − J’ai lu quelque part que la question : « Avez-vous un nouveau projet ? », lui procurait la même sensation que le bruit de la fraise du dentiste qui s’approche d’une molaire abîmée. Elle ne répond pas.


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7. SANS ANESTHÉSIE − Le Théâtre National lui avait commandé un texte pour la feuille de salle de notre spectacle. Il avait accepté, et j’en avais été honoré. Et ce qu’il avait écrit tournait essentiellement autour du fait qu’il ne s’était jamais rendu à Lisbonne, mais qu’il aimerait bien y aller car des amis lui avaient assuré que c’était une ville très agréable. − Je t’ai déjà montré cette vidéo de la célèbre pianiste portugaise qui se rend compte en plein concert qu’elle a préparé le mauvais concerto de Mozart ? Le chef d’orchestre lance l’ouverture, il l’encourage à essayer de jouer quand même, et quand elle pose ses mains sur le clavier elle a l’air de quelqu’un qu’on a forcé à sauter en parachute. − Il aime beaucoup Mozart. Dans une de ses pièces radiophoniques, un dentiste qui pratique des interventions dentaires sans anesthésie utilise le Concerto pour piano en la majeur, K488 pour remplir cette fonction analgésique. − Tu es sûr qu’il aime bien Mozart ?

8. BATTUE − Je ne l’ai jamais rencontré, je ne le connais pas, qu’est-ce que tu veux que − tu les connais par cœur. Ses textes. Forcément, tu les as mis en scène, tu as passé des heures dessus. Je ne réfléchis pas comme toi, tu as dit que tu voulais le point de vue de l’autrice, l’autrice, je ne sais pas, c’est plus un regard de dramaturge qui t’intéresse, non ? J’ai une approche plus − de femme ? J’allais dire plus impressionniste. Il n’y a pas qu’une seule façon de, je ne peux rien dire dès que je te tente un truc tu me sors un extrait de telle pièce ou de telle interview qu’est-ce que tu veux que je fasse je suis battue. Je me sens nulle. Le mieux en vrai c’est que tu le fasses tout seul. Je ne comprends pas pourquoi tu as voulu qu’on le fasse ensemble. Regarde, si j’écris ça, c’est mieux ? Attends je rajoute juste un truc. En vrai c’est assez beau tu connais vraiment tous ses textes par cœur. On pourrait peut-être s’en servir, tu crois pas ? Je n’ai pas corné la page, je te le rachèterai, je ne corne jamais les pages. Ce n’est pas moi. Ce n’est pas MOI.

− Ce n’est pas un reproche. J’essaye juste de comprendre ce que tu cherches. Je l’ai rencontré − oui − plusieurs fois − et même sa femme et sa fille si tu veux savoir. Elles ont vu − et aimé − plusieurs de mes mises en scène de ses pièces. Mais on ne te demande pas de parler de lui, on te demande de parler de son œuvre. Depuis ton point de vue d’autrice − oui − et de femme − enfin d’être humain je veux dire. Un être humain avec son approche plus impressionniste si tu veux. Ce qui compte au fond, c’est l’endroit où tu te sens atteinte, et où tu sens que tu peux l’atteindre, lui, malgré la distance qui vous sépare et qui sépare vos œuvres. Ne dis pas ça. Tu n’es pas battue, personne ne cherche à te battre. Pas moi en tout cas. Tu penses que ça serait un plaisir pour moi de te battre sur ce terrain ? Je vais faire mon sport. Je lirai ta proposition plus tard. Et ne corne pas les pages s’il te plaît. Je tiens à cet exemplaire. Il l’a tenu dans ses mains. J’ai dit ne corne pas les pages de ce LIVRE.


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9. SLALOM − Ça se joue comme un skieur qui dévale une piste de slalom. Tu ne peux jamais t’installer dans une ligne droite. Le travail de répétition consiste à repérer toutes les portes qu’il faut prendre avant de franchir la ligne d’arrivée. Il faut faire et refaire, tomber beaucoup. Travailler la qualité de ses virages, oser défier les lois de son centre de gravité, comme le corps des skieurs qui s’inscrit naturellement dans la courbe. Être léger, avec les skis qui accrochent la neige le moins possible. − Mmm. − Ce qui est intéressant, c’est l’endroit où le corps de l’acteur·rice − je parle aussi de son cerveau − résiste à la pression créée par le virage pour ne pas se laisser éjecter et essayer de signer la trace parfaite. La difficulté vient de l’enchaînement de ces virages. Dans ses pièces, il y en a énormément. Comme dans un slalom géant, il y a des variations de relief. Les ruptures de pente modifient en permanence la vitesse, avec des pointes qui peuvent être extrêmement rapides. Autant de facteurs qui nécessitent une maîtrise technique parfaite, mélange de puissance et de souplesse. − Mmm. − Au début, c’est l’enfer, et tu penses que tu n’y arriveras jamais. Mais une fois que tu as suffisamment pratiqué le parcours, que tu peux te lancer dans la pente sans cogiter, et si la qualité de la neige sur laquelle tu glisses − l’écoute du public − est bonne, tu peux trouver des sensations incroyables. − Mmm. − Et du coup, il faut accepter de toujours essayer de jouer la même chose. S’acharner à prendre les mêmes portes. − Mmm. − Si à un moment, tu te rends compte que tu arrives à toutes les choper plusieurs fois d’affilée, améliore ton chrono. Tu verras que plus les représentations progressent, plus elles deviennent courtes. Ce qui compte par-dessus tout, c’est de ne pas anticiper ton virage, d’oser le déclencher le plus tard possible. De préférence au dernier moment.

10. SNIPER − C’est la sensation d’être tenu·e en joue, c’est à ça que tu le reconnais. Il pose un code, une ligne, il te fait croire qu’il y a une règle du jeu et que tu vas la comprendre et que tu pourras jouer avec lui. C’est toi, le jeu, c’est lui, le seul joueur. Il t’observe de très loin, comme un hamster dans sa cage, il change le décor à chaque fois, rien dans les signes autour de toi qui puisse trahir de quoi il est vraiment question, cette fois. Ou presque. Suffisamment pour que tu t’accroches, pas assez pour que tu le doubles, il a des kilomètres d’avance, et il te regarde courir et sauter et t’affoler dans la roue de plastique. Ses parcours sont implacables, il sait par quoi il veut te faire passer. C’est une hyper


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rigueur du temps, une super précision des mots et du langage, ses personnages ne parlent pas, ils actent le langage. La langue est une dentelle d’acier, elle coupe, elle vibre, mais elle ne se tord pas. Si tu la manies mal, tu la fends. Il est souvent question d’emprise et de séquestration dans ses textes, tu es pris·e en otage, tu es l’enfant de l’autre côté de la vitre, la fenêtre sur le point d’éclater en mille morceaux, la balle en apesanteur entre tes deux yeux. Qu’ont les enfants dans les histoires de si effrayant ? Est-ce parce qu’ils ne sauront pas se défendre, est-ce parce qu’il serait insupportable de voir leur corps ? Un enfant apparaît, on craint pour son corps, on en veut à son corps. Ses enfants n’ont pas de nom, ce sont les réceptacles de ce qui reste impulsif en nous, nos violences non construites, sauvages, inexplicables. C’est tout ce que nous n’avons pas pardonné. Notre cruauté est sa matière première. Et son rire qui griffe le ciel, haut, très haut, au-dessus de nous. − Je ne comprends pas ce que tu dis. − Qu’est-ce que tu ne comprends pas ? − Je ne crois pas en la vengeance, ça ne stimule rien chez moi. − Je n’ai pas parlé de vengeance. J’ai parlé de vengeance ?

11. PRESENT Sur la table de la terrasse, un paquet encore emballé. − Je ne peux pas m’empêcher de penser à toutes les scènes de cadeau qu’il a écrites. − Les scènes de cadeau ? − C’est Noël, ou un anniversaire − comme aujourd’hui −, une situation où les personnages se sentent coincés dans une atmosphère de bonheur artificiel. Tu es très belle. − Merci. − Ce qui se trouve dans la boîte − un couteau ou une merde de chien − introduit toujours un élément qui menace de griffer les sourires de circonstance. − Coincés dans un bonheur artificiel. − Tu n’ouvres pas ?

12. VICTIMES Sur la table de la terrasse, deux ordinateurs. − Ce serait bien de tenter une grosse scène dialoguée sur le statut de victime des personnages féminins dans ses pièces. Ça ferait le lien avec ton travail. − Toutes les occasions sont bonnes pour les hommes hétérosexuels de faire leur profession de foi féministe.


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− C’était plutôt une façon de chercher à mettre en valeur ton travail, et la belle complexité avec laquelle tu penses la question. Mais peut-être que ni ton travail ni ta belle complexité n’ont besoin que je les mette en valeur. − Pourquoi tu parles de victimes ? − Je parle de victimes car, dans ses pièces et dans les tiennes, il y a une récurrence des situations dans lesquelles des femmes se rendent complices de leur oppression par un homme. − Complices ? − Un homme qui exerce sur elles son pouvoir de domination / physique et psychologique. − Complice implique en partie responsable de la situation donc libre de l’interrompre. − Je veux dire que cette ambiguïté de comportement est une caractéristique difficile à traiter dans une époque qui ne voudrait voir apparaître que des personnages de femmes fortes et rebelles. − C’est une interprétation − je veux dire, c’est la tienne. − Bon. − Peut-être qu’elles sont victimes dans le sens où elles subissent. Quand on a vaincu, dépassé une situation, on va dire qu’on est victorieuse. Quand on la combat, on est dans un entre-deux. − Certaines femmes − dans ses pièces − agissent, mais elles continuent d’avoir de l’affection pour leur agresseur. − Ce que je veux dire, c’est que tu ne peux pas extraire ou penser un personnage en dehors du contexte dans lequel il évolue. J’essaie avant tout de saisir l’intensité de la lutte, intime et politique, intérieure et extérieure, sans nécessairement connaître ni donner de réponse sur l’issue du combat. Chez lui, c’est ainsi que je le comprends en tout cas, c’est mon interprétation, voilà, les femmes sont mises en échec par la société dans laquelle / elles vivent. − Tu as tout à fait le droit d’avoir ton interprétation. − J’ai beaucoup plus de mal − merci −, j’ai beaucoup plus de mal, tu vois, avec des personnages figés, posés là, la femme qui a écrasé le patriarcat, et qui n’a pas d’autre histoire. Les archétypes sont des carcasses mortes. Remplace un emploi par un autre, tu continues à les figer, à les emprisonner. − Ne dis pas « tu ». − Tu continues à les regarder du même endroit. Rendre aux femmes un espace d’existence, d’expression, tu vois, c’est avant tout, je crois, rendre compte d’une complexité. − Ne dis pas « tu ».

13. ATTEINTE À SON ŒUVRE Ils regardent la piscine. − C’est toi qui as fait ça ? − Moi ?


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− − − − − − − − −

Tu es complètement tarée. Il faut te faire soigner. C’est vraiment ce que tu penses ? Va te faire soigner. Moi ? Pourquoi tu as jeté ces livres dans la putain de piscine ? Je n’ai jeté aucun putain de livre. Oh ? NON ! Qui, alors ?

Un temps. Il passe une main autour de sa taille. Elle ne réagit pas. − Bon. − Oui. − Tu veux ouvrir ton cadeau ?

Rémy Barché, ancien élève de l’École du TNS section « Mise en scène », est le directeur artistique de la compagnie Moon Palace. Il a été artiste associé à la Comédie de Reims (direction Ludovic Lagarde). Sa démarche artistique porte le plus souvent sur des créations de textes d’auteur·rice·s contemporain·e·s, tel·le·s que Werner Schwab, Harold Pinter, Caryl Churchill, debbie tucker green et Martin Crimp. Il poursuit un long compagnonnage avec l’auteur Baptiste Amann.

Pauline Peyrade a publié aux Solitaires Intempestifs (Besançon) Ctrl-X / Bois impériaux (2016), Poings (2017), Portrait d’une sirène (2019) et À la carabine / Cheveux d’été (2020). Pauline Peyrade est autrice dramatique. Ses textes sont publiés aux Solitaires Intempestifs (Besançon) et créés notamment par Cyril Teste, Das Plateau, Morgane (anciennement #CiE), Anne Théron, Matthieu Cruciani. Elle est autrice associée aux Quinconces L’Espal − scène nationale du Mans (depuis 2019), à la Comédie de Colmar (2021-2022). Elle est co-responsable du département « Écrivain·e-dramaturge » de l’ENSATT. Elle est lauréate avec Poings du prix des lycéens Bernard-Marie Koltès (3e édition, 2019) initié par le TNS.


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