PAROLES DE PARAGES FANNY MENTRÉ
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L’Idole de Fanny Mentré
Fanny Mentré a écrit pour le théâtre une forme brève, drôle, tendue et grave. Texte hantologique, pour reprendre la fameuse formule de Derrida, où se trouve être traversée et discutée la question de notre rapport aux morts. Serrée et précise, la parole est force d’affrontement comme de libération.
Pavillon de province. Sur le plateau, une table de cuisine. LA FILLE entre, un sachet en papier à la main. Elle se dirige vers la table et déverse le contenu du sachet. Des haricots verts. Elle commence à les équeuter. LA MÈRE arrive. Elle s’installe sur la chaise vide à côté de la fille. Temps. LA FILLE : C’est des haricots verts extra-fins du marché Je sais ce que tu penses Tu te demandes pourquoi je fais des haricots verts alors que j’ai toujours dit que j’aimais pas les haricots verts Mais tu vois, j’ai pris conscience Chez toi, j’ai toujours mangé des frites, toujours des frites Parce que tu sais que j’aime ça, moi, les frites, j’adore Mais toi ton légume préféré, ça a toujours été les haricots verts, les extra-fins, du marché Mais t’en as jamais fait, chez toi, des haricots verts, avec moi Chez toi on a toujours mangé que des frites Pour faire plaisir, tu faisais des frites C’est toi qui as raison : faut faire plaisir, c’est important J’ai pris conscience, tu vois Y a des choses on croit que c’est pas important Ben si, c’est important C’est pas des détails, tout ça Temps. La fille et la mère sourient, complices. On est con, des fois. Je m’en remets pas, tu sais… Temps. La fille équeute les haricots.
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C’est toujours le même geste, hein ? Pour un peu on sentirait presque l’odeur du poulet grillé, le dimanche, dans la cuisine de Mémère, quand j’étais petite… Tu veux pas m’aider ? La mère regarde ses mains, hausse les épaules. Ouais, je sais, tu peux pas. Ça fait chier, hein ? La mère hausse les épaules. L’odeur du poulet grillé Toi tu avais des mains qui marchaient bien, hein ? T’équeutais quinze haricots, tchac tchac, moi j’en avais à peine fait deux. Toi toujours silencieuse, hein, l’esprit dans le présent, dans tes mains, tchac tchac les haricots, et moi qui parlais, je parlais, je parlais, j’arrêtais pas de parler. Et puis au bout d’un moment tu me disais : « Mais tais-toi, Mirjiam, tu me saoules ! » Et là je me taisais, et puis j’avais encore envie de parler, alors ça te faisait sourire de voir que je me retenais, et alors de te voir sourire ça me faisait rire aussi, et alors on riait, on riait, qu’est-ce qu’on a pu rire, hein ? C’est con. C’est vrai, c’est con, mais qu’est-ce qu’on a pu rire, hein ? Et d’ailleurs, tiens : rebelote, ça y est, je te saoule encore, hein ? J’ai pas changé, c’est ça ? Ben oui, je parle trop Tu veux qu’on se mette de la musique ? La mère hausse les épaules. On peut chanter, sinon Une que t’aimes bien La fille chante. « Les gens m’appellent l’idole des jeunes Il en est même qui m’envient Mais ils ne savent pas dans la vie Que parfois je m’ennuie Je cherche celle qui serait mienne Mais comment faire pour la trouver ? Le temps s’en va, le temps m’entraîne Je ne fais que passer » Elle se prend la tête dans les mains. Fait chier Elle se remet à équeuter les haricots.
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Tu te souviens, à Noël, comme on a chanté ? Et puis on dansait aussi, hein ? On a bien fait nos fofolles, hein ? Et Jean-Patiste qui disait que t’allais être trop fatiguée… Il fait chier, Jean-Patiste, des fois On parie combien qu’il va débarquer, Jean-Patiste ? Je te jure, j’en suis sûre, il va débarquer T’as bien vu depuis que tu es là, il débarque tous les jours Fait chier Ben oui, fait chier Et toi là, regarde-toi. C’est à cause de lui que t’es fringuée comme ça. Comme une vieille. Franchement, on dirait une gravure du siècle dernier, me dis pas que tu te sens à l’aise là-dedans. On dirait une vielle qui sort de la messe. C’est de sa faute, la faute à Jean-Patiste tout ça Fait chier C’est pas des détails, tout ça Quoi, tu me donnes tort ? Il fait pas chier Jean-Patiste, franchement ? Allez, ça va, je sais, je sais ce que tu vas me dire, tu vas me dire que t’as rien dit Remarque c’est vrai, t’as rien dit Fais chier, moi, à m’énerver toute seule comme ça Je devrais l’envoyer chier Les questions de Jean-Patiste, c’est ça qui me tape sur les nerfs On parie combien qu’il va débarquer, il va me demander : « Pourquoi tu fais des haricots verts ? », et ça va m’énerver Fait chier, j’ai pas envie de m’énerver Et puis fais chier, moi, à dire tout le temps « fait chier » comme ça, je le dis beaucoup, non ? C’est mon frère C’est pas un détail ça, hein ? Temps. La fille sourit à la mère. Jean-Patiste entre et s’arrête deux pas après le seuil. La fille lève la tête et s’aperçoit de sa présence. Temps. LE FRÈRE : Tu fais des haricots verts ? LA FILLE : Tu ne dis plus bonjour ? LE FRÈRE : Bonjour Temps.
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Tu fais des haricots verts ? LA FILLE : Oui LE FRÈRE : T’aimes pas ça, les haricots verts LA FILLE : Ça me rappelle l’odeur du poulet grillé LE FRÈRE : Si c’est ça que tu veux, pourquoi tu fais pas griller un poulet ? Temps. C’est des extra-fins ? LA FILLE : Oui LE FRÈRE : Et tu vas en manger ? LA FILLE : Oui Temps. LE FRÈRE : Mirjiam ? Pourquoi t’as pas fait des frites ? Temps. Mirjiam, pourquoi tu as acheté des haricots verts ? Temps. Il la rejoint près de la table. Je peux rester manger ? LA FILLE : Non. De toute façon, y aura pas assez LE FRÈRE : Y en a beaucoup. T’en fais pour combien ? LA FILLE : Ça réduit, les haricots verts, Jean-Patiste Tu sais ça, Jean-Patiste ? LE FRÈRE : Non LA FILLE : Tu sais pas tout Alors fais pas chier Temps.
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LE FRÈRE : Pourquoi t’es agressive ? LA FILLE : Parce que tu fais chier Temps. LE FRÈRE : Sinon, ça va ? LA FILLE : Ça va LE FRÈRE : Quoi de neuf ? LA FILLE : Rien LE FRÈRE (marmonne, comme pour lui) : Si y avait vraiment rien… t’aurais fait des frites… pas des haricots verts… Temps. Sinon, ça va ? LA FILLE : T’es fou ou quoi ? Tu m’as posé la question y a une seconde Je vais bien, très bien même, je profite, je m’occupe… LE FRÈRE : Je ne suis pas fou, Mirjiam Me prends pas pour un con De qui ? Temps. Tu profites de qui ? Tu t’occupes de qui ? LA FILLE : Tu fais chier, Jean-Patiste LE FRÈRE (calmement) : Tu me prends pour un con Elle ne répond pas. Mirjiam. Tu es ma sœur LA FILLE : Jean-Patiste. Tu es mon frère Temps. LE FRÈRE : Ce matin, je suis allé à l’hôpital
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LA FILLE (inquiète) : Encore tes problèmes d’estomac ? C’est ça ? LE FRÈRE : Non. Je vais bien LA FILLE : Jean-Patiste, je suis ta sœur LE FRÈRE : Je vais bien, Mirjiam Temps. Je vais bien Et tu as raison, je suis un con LA FILLE : J’ai jamais dit que tu étais un con, Jean-Patiste LE FRÈRE: Tu es ma sœur Je t’aime Ça ne peut pas durer, Mirjiam Tu te rends compte de ce que tu fais ? Tu vas au marché, Mirjiam Tu achètes des haricots verts, Mirjiam Je crois que tu ne te rends pas compte Mais… C’est dingue, tout ça Tu… Mirjiam Tu ne vas plus travailler Tu ne vis plus dans le réel Mirjiam Je crois que tu deviens folle Temps. La fille regarde la mère, qui hausse les épaules. LA FILLE : C’est ça que tu penses de moi, Jean-Patiste ? Temps. C’est drôle Moi aussi je pense que tu deviens fou LE FRÈRE : C’est pas drôle, non Et c’est pas moi qui fais des haricots verts, Mirjiam Le frère explose soudain.
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C’est fou ! Je deviens fou ! C’est vraiment pas facile pour moi ! Pas facile pour moi ! LA FILLE (durant les échanges suivants, ses mots chevauchent ceux du frère) : Tu devrais partir, partir, partir LE FRÈRE : Ne me prends pas pour un con, Mirjiam ! Arrête de me prendre pour un con ! C’est vraiment pas facile pour moi ! Pas facile pour moi ! LA FILLE : Tu fais chier, chier Jean-Patiste ! Pour toi ? C’est pas facile pour toi ? LE FRÈRE : Ne me prends pas pour un con, Mirjiam ! C’est vraiment pas facile pour moi ! LA FILLE : C’est pas facile pour toi ? Pour toi ? (désignant la mère) Et pour elle, c’est facile ? Et pour moi ? C’est facile pour moi ? C’est facile ? C’est facile ? LE FRÈRE (il a saisi les mots) : Pour elle ? Temps. La rage semble disparaître. LA FILLE : Tu fais chier, Jean-Patiste Temps. T’as raison, j’aurais dû faire des frites Pourquoi j’ai pas fait des frites ? Fait chier C’est pas des détails, tout ça Tu es mon frère, Jean-Patiste C’est pas un détail Tu es mon frère, je suis ta sœur On est frère et sœur toi et moi Tu vas rester manger On pourrait mettre de la musique, non ? Ou alors, je peux chanter On va chanter
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LE FRÈRE : Mirjiam ? Elle se met à chanter. LA FILLE : « Les gens m’appellent l’idole des jeunes Il en est même qui m’envient Mais ils ne savent pas dans la vie Que parfois je m’ennuie » LE FRÈRE : Mirjiam ? Elle chante toujours. LA FILLE : « Je cherche celle qui serait mienne Mais comment faire pour la trouver Le temps m’emporte, le temps m’entraîne » LE FRÈRE (sur le chant) : Mirjiam, maman est morte. Depuis un mois déjà LA FILLE (elle chante) : « Je ne fais que passer » LE FRÈRE : Maman est morte, Mirjiam. Morte Temps. La fille regarde son frère. Puis elle regarde la mère. La mère hausse les épaules. La fille reprend l’équeutage. LA FILLE : Je sais Temps. LE FRÈRE : Pas facile. Pardon LA FILLE : Fait chier LE FRÈRE : Je sais LA FILLE : Fait chier, Jean-Patiste LE FRÈRE : Fait chier moi aussi, je sais LA FILLE : Moi j’étais pas d’accord du tout avec toi, je le savais que ce tailleur pourri ça lui irait pas à maman, pourquoi tu crois qu’elle le mettait jamais ce tailleur pourri ? T’as déjà vu maman le mettre, toi ? Moi jamais. Et tu sais ce que j’ai dit, ce que je pensais, je te l’ai dit ce que je pensais, moi : tu sais pourquoi elle le mettait jamais maman, ce tailleur pourri ? Parce qu’elle a l’air d’une vieille dedans
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LE FRÈRE : Elle est morte, Mirjiam LA FILLE : Et alors ? C’est pas une raison pour la saper comme une vieille C’est pas des détails, tout ça LE FRÈRE : Mirjiam, tu dois voir quelqu’un La fille se tourne vers la mère. LE FRÈRE : Tu dois voir un médecin LA FILLE : Je suis pas malade, Jean-Patiste LE FRÈRE : Mirjiam, c’est pas normal de voir des choses qui n’existent pas LA FILLE : Maman n’est pas une chose LE FRÈRE : Maman est morte LA FILLE : Et tu t’es empressé de la saper comme une vieille. Pour qu’elle te ressemble LE FRÈRE : Qu’est-ce que ça veut dire, ça, Mirjiam ? LA FILLE : Rien. Excuse-moi, c’est méchant Je ne veux pas être méchante Tu es mon frère C’est pas un détail, ça Temps. LE FRÈRE : Toi Toi tu Toi, tu la vois, elle C’est ça ? LA FILLE : Oui Elle échange un regard avec la mère. Temps. LE FRÈRE : Depuis quand ? LA FILLE : La nuit d’après les cendres LE FRÈRE : Mirjiam. Ma sœur LA FILLE : Je me suis levée, et je suis venue dans la cuisine. Elle était là
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LE FRÈRE : Mirjiam. Ma petite sœur LA FILLE : Tu rêves, Mirjiam, je me disais J’y croyais pas Je savais que je ne rêvais pas LE FRÈRE : Il fallait m’appeler Tu aurais dû m’appeler Mirjiam, je suis ton frère LA FILLE : Je ne voulais pas te réveiller… Non, c’est pas vrai J’avais peur de bouger et de me réveiller… Non, c’est pas vrai. Je savais que je ne dormais pas J’avais peur que tu ne la voies pas et que du coup elle disparaisse… Non, c’est pas vrai. Ça, c’est après Cette nuit-là, j’avais peur que… Non, c’est pas vrai Je n’avais pas peur, en fait. Juste envie d’en profiter. Égoïstement. Juste elle et moi Je n’ai pas du tout pensé à toi LE FRÈRE : C’est grave, ça, Mirjiam LA FILLE : Excuse-moi LE FRÈRE : Non, c’est grave ce qui t’arrive, à toi Voir maman Maman est morte LA FILLE : Je sais, Jean-Patiste, je sais LE FRÈRE : Alors pourquoi tu dis que LA FILLE : Que je la vois ? Parce que je la vois LE FRÈRE : C’est pas normal LA FILLE : Je sais que ce n’est pas normal, Jean-Patiste Temps. LE FRÈRE : Et pourquoi est-ce que je ne la vois pas, moi ? Pourquoi est-ce que je ne la vois pas, moi ? LA FILLE : Je sais pas
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Temps. LE FRÈRE : Mirjiam, j’ai pris rendez-vous à l’hôpital. J’ai vu un médecin. Je lui ai parlé de toi, Mirjiam. Il veut te voir. Tu vas venir avec moi à l’hôpital, Mirjiam LA FILLE : Non LE FRÈRE : Je suis ton frère, Mirjiam LA FILLE : Je suis ta sœur Jean-Patiste et je te dis que je ne veux pas aller à l’hôpital LE FRÈRE : Mirjiam, ne m’oblige pas à LA FILLE : À quoi, Jean-Patiste ? À QUOI ? Tu n’es pas violent, Jean-Patiste, tu n’es pas violent, tu n’as jamais été violent LE FRÈRE : Je ne suis pas violent, non, je ne l’ai jamais été LA FILLE : Alors ne le sois pas Jean-Patiste ne sois pas violent. Je ne veux pas voir de médecin. Je-neveux-pas-voir-de-mé-de-cin Jean-Patiste sais-tu pourquoi on voit un médecin ? Pour se soigner Dans l’espoir Jean-Patiste de guérir Moi je-ne-veux-pas guérir Jean-Patiste sais-tu pourquoi je ne veux pas guérir parce que moi je ne suis pas malade sais-tu qui sont les malades Jean-Patiste les malades sont tous ceux qui croient à la guérison qui pensent qu’on peut guérir de la mort comme si la mort de quelqu’un qu’on aime c’était la grippe ou même le cancer comme s’il y avait des chances de guérir se réveiller un matin et dire « je suis guérie » maman est morte Jean-Patiste je la vois je la vois mais je sais qu’elle est morte si j’étais folle je me dirais en la voyant qu’elle est vivante mais non je sais maman est morte ça me fait mal Jean-Patiste tu as mal aussi et tant mieux c’est bien le minimum avoir mal il faut avoir mal mal très mal plus je la vois plus j’ai mal parce que je suis vivante Jean-Patiste cette douleur-là c’est ma façon à moi d’être vivante je veux l’être Jean-Patiste je ne veux pas crever je ne veux pas guérir Voilà je suis ta sœur je suis comme ça tu es mon frère et si tu veux des frites je peux en faire mais tu auras mal au ventre encore parce que tu ne digères pas l’amidon tu es mon frère tu es comme ça LE FRÈRE : Mirjiam, tu dois absolument voir un médecin LA FILLE : Jean-Patiste c’est toi qui as des crises de nerfs et d’angoisse et qui vois un médecin pour ça toi qui vomis tout le temps toi qui as toujours mal à l’estomac inguérissable tu l’es aussi depuis sa mort et bien avant, je suis ta sœur je sais ton incapacité à t’endormir ta peur de ne pas te réveiller je sais aussi que chaque matin tu craches du sang et que le soir en rentrant du travail qui ne sert à rien qu’à te tuer tu pleures en te tordant le ventre de douleur tu vomis je t’ai vu vomir comme un enfant tu sais comment vomissent les enfants Jean-Patiste avec une telle force qu’ils ont l’impression que l’intérieur de leur corps tout entier jaillit de leur bouche je sais
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j’ai vu tes grands yeux terrifiés à l’idée de te vider de tes organes par ta bouche Jean-Patiste ton corps submergé et spasmodique d’orphelin de quarante ans je l’ai vu Tu crois qu’elle ne me terrifie pas ta mort quotidienne Jean-Patiste je suis ta sœur que crois-tu que je pense quand je te sais à genoux devant la cuvette des toilettes à te vider de quoi cherchant à te vider de quoi je me dis moi aussi qu’il faut absolument que tu voies un médecin Tu as vu des médecins Jean-Patiste tu en as vu tu en as passé des radios et tu n’as rien Jean-Patiste c’est ce qu’ils t’ont dit rien de grave ils ont dit mais toi tu sais qu’ils ont tort tu sens que c’est grave ce qui t’arrive maman est morte je suis ta sœur je sais comme toi C’est pas des détails tout ça je suis ta sœur Jean-Patiste est-ce que je te dis moi que ce que tu ressens dans ton corps ce n’est pas réel est-ce que je te dis que tu es fou de vomir et que cette folie est dangereuse pour ta santé est-ce que j’ai pensé à te faire enfermer pour ça ? LE FRÈRE : Moi je vais mal parce que je vis dans le réel Mirjiam c’est normal d’avoir mal quand on vit dans la réalité ça fait mal mais c’est un mal normal. Toi tu as des visions c’est dangereux LA FILLE : Pour qui ? LE FRÈRE : Ce n’est pas normal LA FILLE : Je ne fais de mal à personne ni à moi ni à personne LE FRÈRE : C’est ce que tu crois LA FILLE : Oui je le crois LE FRÈRE : Le problème c’est que tu crois et tu vois ce qui n’existe pas n’est pas réel LA FILLE : Parce que tu ne crois pas et ne vois pas les mêmes choses que moi tu crois toi avoir le droit de dire que c’est impossible ce droit est abusif obscène Jean-Patiste et si c’était toi qui voyais maman LE FRÈRE : J’irais à l’hôpital LA FILLE : C’est ce que tu dis mais tu ne le penses pas Jean-Patiste tu as pris l’habitude de dire des choses que tu ne penses pas la vérité tu la vomis et tu ne la dis pas Jean-Patiste si c’était toi qui voyais maman tu te dirais que tu as de la chance un don Jean-Patiste un don tu te dirais LE FRÈRE : Je me dirais que je suis fou. J’irais à l’hôpital LA FILLE : Je sais je suis ta sœur enfant tu ne vomissais pas les mots tu as rapetissé Jean-Patiste le mot fou que tu vomis tu es jaloux tu ne crois que ce que tu vois et tu ne vois rien tu es jaloux de tout ce que tu ne vois pas LE FRÈRE : Tu es folle tu es malade tu es injuste surtout Mirjiam tu es ma sœur je t’aime
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LA FILLE : Tu es chez moi sors et ne reviens pas mentir chez moi vomir chez moi sors et ne reviens ni pour les frites ni pour le reste j’ai des haricots verts à cuire Temps. LE FRÈRE : Je vais sortir d’ici je vais appeler l’hôpital ils viendront te chercher de force te bourreront de médicaments de médicaments alors maman disparaîtra et tu en crèveras tu ne mourras pas non mais tu en crèveras comme je crèverai de culpabilité en te voyant si pâle m’accueillir dans ta chambre d’hôpital sans doute avec un sourire parce que tu es ma sœur et que je suis ton frère et que nous nous aimons LA FILLE : Tu vas sortir d’ici mais avant d’appeler l’hôpital tu vomiras d’abord et tu auras honte de vomir dans la rue tu chercheras à te cacher car ce n’est pas normal selon toi vomir en public dans la rue selon toi il faut se cacher je sais moi je sais à quoi tu penses quand tu te caches dans les toilettes quand tu fermes le verrou quand tu vomis en cachette tu rêves que tu as dix ans que tu es malade qu’alors maman va venir te prendre dans ses bras elle va t’emmener au lit et te border avec des paroles douces elle te chantera une chanson en te caressant le front et tu t’endormiras, mon frère, tu t’endors apaisé, lourdement, sans rêve ni cauchemar
Fanny Mentré écrit des romans et des pièces de théâtre. Elle a écrit une quinzaine de pièces dont Un paysage sur la tombe publiée aux éditions Actes Sud-Papiers (1996). Après avoir été artiste associée au TNS, elle en est la collaboratrice artistique et littéraire, ainsi que la responsable de son comité de lecture. En 2015, elle a publié aux éditions JC Lattès Journal d’une inconnue.