PAROLES DEÂ PARAGES JEAN-PIERRE THIBAUDAT
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L’Éditeur-bâtisseur Focus Les Solitaires Intempestifs
En 1992, Jean-Luc Lagarce et François Berreur fondent Les Solitaires Intempestifs au sein de la compagnie le Théâtre de la Roulotte. La décision est prise devant le fait désespérant que les textes d’Olivier Py ne trouvent pas d’éditeur. L’auteur du Pays lointain 1 disparaît en 1995, la compagnie est mise en liquidation judiciaire et la maison d’édition renaît en 1998 sous la forme d’une SARL qui rachète les six titres déjà édités 2. À partir de ce jour, comme l’écrit justement Pierre Banos dans sa thèse de 2008 consacrée à l’édition théâtrale française, « le travail et l’image des Solitaires dépend[ront] complètement de la personnalité de François Berreur et de la figure fondatrice de Jean-Luc Lagarce ». Celui-là a vaillamment bâti une belle et solide maison dont la ligne éditoriale assume depuis toujours l’exigence d’une écriture tournée vers un théâtre de création, audacieuse et innovante. C’est enfin l’heure de saluer ce long mouvement d’édification, réalisé avec conviction et acharnement, mouvement qui a, d’une part, édité en théâtre complet les textes dramatiques de Lagarce et, d’autre part, rassemblé, dans la fameuse collection que l’on appelle « Bleue », des auteur·rice·s emblématiques, tel·le·s que Ronan Chéneau, Rodrigo García, Jean-René Lemoine, Angélica Liddell, Pascal Rambert, Pauline Sales, Jean-Pierre Siméon, Ivan Viripaev. Plus récemment, Mohamed El Khatib, Lazare et Pauline Peyrade. Il faut compter aussi sur une pluralité de collections, et pas des moindres, comme « Du désavantage du vent », avec des ouvrages d’une grande tenue intellectuelle (Anne-Françoise Benhamou, Bruno Tackels), ou encore « Classiques contemporains », qui comprend notamment le texte mythique, mais non moins fondamental, de Jean-Paul Wenzel, Loin d’Hagondange 3. Parages a eu envie de consacrer un focus au travail éditorial de cet homme à l’esprit de bâtisseur, réputé sec, intuitif et efficace. Jean-Pierre Thibaudat brosse un portrait tendre de François Berreur en racontant les méandres de son chemin parcouru. Marie-José Sirach, responsable du service Culture de L’Humanité, dresse l’inventaire des fulgurances païennes du théâtre d’Angélica Liddell, pendant que Bérénice Hamidi-Kim, chercheuse pugnace et féministe, livre, à travers le travail théâtral de Gurshad Shaheman, une réflexion décapante sur les rapports entre la masculinité et la virilité. Ces deux auteur·rice·s-en-scène, parmi tant d’autres, étant dans le catalogue des fiertés du directeur. Fabienne Arvers, journaliste, mène un entretien croisé avec Élizabeth Mazev et Olivier Py, les deux auteur·rice·s originel·le·s de la maison. En écho à cet entretien, nous exhumons et publions le texte de Jean-Luc Lagarce adressé aux journalistes et aux libraires lors de la publication des Drôles d’Élizabeth Mazev en 1993, une des pièces qui ouvrent le catalogue. Enfin, une maison d’édition, c’est un bâtiment, une équipe au travail, des bureaux, l’intensité d’une circulation. Jean-Louis Fernandez nous offre un portfolio qui capte l’esprit affairé et vivant de cette circulation. FRÉDÉRIC VOSSIER 1. Jean-Luc Lagarce, Le Pays lointain (1995), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2005. 2. La Nuit au cirque (pour des enfants) (1992) et Les Aventures de Paco Goliard (1992) d’Olivier Py, Mon père qui fonctionnait par périodes culinaires et autres… (1993) et Les Drôles : un mille-phrases (1993) d’Élizabeth Mazev, Music - hall (1992) et Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne (1995) de Jean-Luc Lagarce. 3. Jean-Paul Wenzel, Loin d’Hagondange (1975), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, coll. « Classiques contemporains », 2012.
François Berreur : de l’acteur à l’éditeur de Jean-Pierre Thibaudat
Il rêvait d’être acteur, il le fut, il ne l’est plus. Il ne savait pas qu’il deviendrait éditeur, il l’est plus que jamais. Il ne faut jurer de rien. Pas même de son physique : à dix ans, François Berreur était petit et rond, « tu ne marches pas, tu roules 1 », lui disait son père. Dix ans plus tard, son corps s’est affûté, il est devenu le « beau jeune homme » dont va tomber amoureux Jean-Luc Lagarce. Il ne deviendra pas son amant, mais son acteur, son collaborateur, son ami le plus proche et, pour finir, son héritier littéraire. Outre le théâtre, passion commune, une ville les réunit : Besançon. C’est dans cette ville de Franche-Comté, où le temps a son musée et coule le Doubs au pied d’une forteresse, que naît François Berreur en 1959, deux ans après Jean-Luc Lagarce, né à Héricourt, avant d’habiter une maison au bout d’un chemin à Valentigney. Les deux enfants ne risquaient pas de se rencontrer. La mère du petit François meurt quand il a cinq ans, le père, négociant en vin, répartit dans la famille les quatre frères et sœurs, François se retrouve chez sa grand-mère dans la vallée de la Loue à Ornans, « en face du musée Courbet », se souvient-il. C’est là qu’il lit ses premiers livres et − prémonition ? − se passionne pour Rémi, le héros de Sans famille, le roman d’Hector Malot, dont la vie bascule quand il rencontre un saltimbanque. Deux ans plus tard, le voici en banlieue parisienne chez une tante à Villiers-le-Bel, dans un logis dépourvu de livres. Le père finit par retrouver ses quatre enfants. Retour en Franche-Comté. François passe le bac ric-rac (10,02) à Besançon, section technique en micromécanique option « appareillage ». Boursier, animateur de colonies de vacances l’été et maître d’internat (comme Lagarce) durant l’année scolaire, François quitte tôt le foyer familial. Il est étudiant en fac de psychologie mais, nous y voilà, songe à faire du théâtre. Il s’inscrit au conservatoire de Besançon (quelques heures de cours un jour par semaine) que Jean-Luc (Lagarce) et sa copine Mireille (Herbstmeyer) viennent de quitter. Nous y sommes presque. Les deux compères repèrent le jeune homme dans un spectacle amateur de Jacques Vingler (l’une des figures de la vie théâtrale franc-comtoise), puis, lors des présentations publiques à la fin de la première année du conservatoire, le voient irradier un poème de Charles Baudelaire. Est-ce la beauté du poème conjuguée à celle du jeune homme (souvent mentionnée par Lagarce dans son Journal 2), toujours est-il que Jean-Luc et Mireille proposent à François de participer avec eux à un stage durant l’été. Il ne peut pas : il a signé 1. Pour la préparation de ce portrait, François Berreur et Jean-Pierre Thibaudat se sont entretenus dans un café parisien le 20 février 2020. 2. Jean-Luc Lagarce, Journal (1977-1990) et Journal (1990-1995), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2007 et 2008.
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pour une colo. Il les rejoint à la rentrée, participe aux différents stages organisés par Jacques Fornier (autre figure importante de la ville, Fornier avait été, par ailleurs, à l’origine du Théâtre de Bourgogne qui devient centre dramatique national en 1960) pour que la troupe amateure de La Roulotte devienne professionnelle. Yoshi Oïda, le Roy Hart Theatre, Andreas Voutsinas, l’enseignement de Jacques Lecoq en la personne de Sandra Mladenovitch, le danseur japonais Isu Miura, etc. Excusez du peu. C’est un moment de césure et de bascule dans l’histoire de la compagnie déjà forte de plusieurs spectacles dont un Beckett (Va-et-vient, Pas et Pas moi 3) qui a fait un bide mais comblé Fornier. Le premier spectacle de La Roulotte que François voit, c’est Elles disent… l’Odyssée 4, une adaptation très libre de L’Odyssée écrite par Jean-Luc. Le premier spectacle de La Roulotte dans lequel il joue au printemps 1981, c’est Ici ou ailleurs 5, une pièce de Lagarce. Cinq personnages portés par trois actrices (dont Mireille qui interprète le rôle de l’actrice) et deux acteurs, le noyau dur de La Roulotte, ceux qui sont restés après les différents stages. Jean-Luc joue le rôle de l’acteur-auteur et François, celui du fils (personnage récurrent du théâtre lagarcien) tendance rock. La mise en scène est signée Ghislaine Lenoir. Le spectacle est créé au Théâtre du Casino à Besançon. Quelques aventures, ruptures, éloignements et brouilles plus tard, La Roulotte se résume à un trio : Jean-Luc (l’auteur s’affine et s’affirme comme metteur en scène), Mireille (l’actrice) et François (le « beau jeune homme » devenu acteur). « Peu à peu, constitution d’une troupe secrète entre Mireille, François et moi », écrit Lagarce dans son Journal (novembre 1982 6). Profitons du Journal pour dissiper on-dit & rumeurs : Jean-Luc et François n’ont jamais été amants bien que le premier l’eût ardemment souhaité. Le sommet de leur relation physique remonte à la nuit du 6 au 7 décembre 1981, comme le relate Jean-Luc : « Besançon. François et moi. Nous nous sommes retrouvés avec notre désespoir devant la situation de la compagnie. (…) Nous avons dormi ensemble, sans faire l’amour parce que nous ne voulions pas dormir seuls, parce que nous avions froid et parce que nous étions tristes. (…) Nous n’arriverons pas à être amis, parce que j’attends de lui des choses qu’il ne peut me donner… 7 » La passion de 3. Samuel Beckett, Va-et-vient, in Comédie et actes divers, Paris, Minuit, 1966 ; Samuel Beckett, Pas (1974) / Quatre esquisses, Paris, Minuit, 1978 ; Samuel Beckett, Oh les beaux jours (1962) / Pas moi (1972), Paris, Minuit, 1975. 4. Jean-Luc Lagarce, Elles disent… l’Odyssée (1978), avant-propos J.-P. Thibaudat et A. Moreira da Silva, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2019. 5. Jean-Luc Lagarce, Ici ou ailleurs (1981), in Théâtre complet I, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2011. 6. Jean-Luc Lagarce, Journal (1977-1990), op. cit., p. 73. 7. Ibid., p. 64.
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Jean-Luc pour François se dissipera au fil des années, laissant place à une amitié parfois tourmentée, mais tenace et belle, jusqu’au bout. François Berreur vient à Paris tenter le concours du Conservatoire national supérieur d’art dramatique. Il passe le premier tour, échoue au second. Retour à Besançon. En janvier 1982, Denis Llorca est nommé à la tête du Centre dramatique national de Besançon Franche-Comté. François (tout comme Mireille) va jouer dans plusieurs spectacles, il lui arrive d’avoir pour mère Maria Casarès et comme père Alain Cuny. Quand Jean-Luc Lagarce écrit et met en scène Hollywood 8, il joue au plus près de Daniel Emilfork. C’est là une des rares « grosses » productions de la compagnie, sinon la seule. Le plus souvent, le trio concocte des petites merveilles : Jean Luc adapte et met en scène (Les Égarements du cœur et de l’esprit de Crébillon fils 9, Instructions aux domestiques de Swift, Chroniques maritales de Marcel Jouhandeau), Mireille et François jouent. Il écrit aussi pour eux (et lui) Histoire d’amour (repérages) 10, pièce dans laquelle certains croiront voir un fort soubassement biographique, serpent de mer des études lagarciennes. « Jean-Luc se nourrissait de nous, mais n’écrivait pas pour nous, je n’oserais dire cela », commente aujourd’hui François Berreur. Entre la création des Égarements et la fin de la tournée six ans plus tard, François est devenu père. Camille est née de son union avec Christine Rouillaux, une avocate qui deviendra proche de Jean-Luc et auprès de laquelle il rédigera son testament. Quand Lagarce apprend qu’il est séropositif le 23 juillet 1988, le rôle de Berreur à ses côtés s’infléchit : de moins en moins acteur (des petits rôles), de plus en plus collaborateur, assistant metteur en scène. Il est aussi le premier lecteur des nouvelles pièces. « François acharné à me maintenir debout, à me faire travailler, manger, bouger » (Journal, 5 avril 1992 11). Il est « "L’Homme de ma Vie" » (Journal, 2 mai 1992 12). Sachant ses jours comptés (ouvrant un nouveau cahier où il rédige son journal, il pense toujours que ce sera le dernier), vivant désormais à Paris, Jean-Luc écrit quelques-unes de ses plus belles pièces et met en scène avec grand succès des textes du répertoire comme Le Malade imaginaire ou La Cantatrice chauve (François interprète le rôle du pompier). À Besançon, François et Pascale 8. Jean-Luc Lagarce, Hollywood (1983), in Théâtre complet II, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2014. 9. Crébillon fils, Les Égarements du cœur et de l’esprit (1736), adaptation J.-L. Lagarce, coll. « Adaptations théâtrales », Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2007. 10. Jean-Luc Lagarce, Histoire d’amour (repérages) (1983), in Théâtre complet II, op. cit. 11. Jean-Luc Lagarce, Journal (1990-1995), op. cit., p. 126. 12. Ibid., p. 130.
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Vurpillot 13 (amie d’enfance de Lagarce) font tourner la boutique. Les tournées se multiplient, qu’il joue ou pas, Berreur veille sur elles. Le 22 novembre 1993, François, en tournée à Stockholm avec la troupe du Malade imaginaire (il interprète Monsieur Purgon), envoie à Jean-Luc une cassette vidéo montrant la ville, les acteurs au restaurant, dans l’avion… Jean-Luc note dans son Journal : « Je suis la personne avec laquelle il est le plus au Monde, il est l’homme avec qui je suis le plus au Monde. Nous sommes un couple d’hommes. Sans aucune sexualité, jamais. Un couple d’hommes qui se téléphone tous les jours, plusieurs fois par jour, qu’on soit très loin ou tout près, un couple qui dîne ensemble, qui va au spectacle ensemble, un couple donc qui s’envoie des cassettes vidéo d’un pays lointain 14. » L’année d’avant, en 1992, faute de voir Lagarce nommé à la tête d’un centre dramatique national (plusieurs fois recalé), avec le pécule de la longue tournée de La Cantatrice chauve, Jean-Luc et François fondent ensemble une maison d’édition pour publier des auteurs aimés qui ne trouvent pas d’éditeurs. Les deux premiers titres des éditions Les Solitaires Intempestifs sont signés Olivier Py et Élizabeth Mazev. Suivront deux pièces de Lagarce : Music-hall 15 et Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne 16, qui, mises en scène par Lagarce, sont publiées sur l’insistance de Berreur. Le nom de la maison d’édition est emprunté à Peter Handke. Il provient d’un montage de textes effectué par Lagarce quelques années auparavant, 1957-1987 (soit les trente ans de Jean-Luc), où figurait cet extrait de Par les villages : « Vous n’êtes pas des barbares, et aucun de vous n’est coupable ; dans vos crises de désespoir vous avez peut-être constaté que vous n’êtes pas du tout désespérés. Désespérés, vous seriez morts. On ne peut pas renoncer ; ne jouez donc pas les solitaires intempestifs : car si vous continuez à avoir de l’inclination pour vous-mêmes, ne voyez-vous pas dans l’abandon où vous êtes une lueur des dieux 17 ? » Face à des problèmes de droits, le projet de créer ce montage avait été abandonné. Repris, transformé, il est joué sous le titre Les Solitaires intempestifs en 1992. Quant au logo figurant sur chaque couverture − quatre personnes en ombre chinoise portant des valises −, il est 13. Pascale Vurpillot a été administratrice de la compagnie La Roulotte. Elle administre aujourd’hui la maison d’édition. 14. Jean-Luc Lagarce, Journal (1990-1995), op. cit., p. 258. 15. Jean-Luc Lagarce, Music-hall (1988), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2001. 16. Jean-Luc Lagarce, Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne (1994), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2000. 17. Peter Handke, Par les villages (1981), trad. G.-A. Goldschmidt, Paris, Gallimard, coll. « Le Manteau d’Arlequin », 1983, p. 83.
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inspiré du film de Theo Angelopoulos, Le Voyage des comédiens. On peut y voir les quatre personnes clefs de l’aventure : Jean-Luc, Mireille, François et Pascale. « C’est l’époque où apparaissent les premiers Mac, j’ai fait la maquette de la couverture avec un ordinateur », se souvient Berreur. Jean-Luc Lagarce meurt le 30 septembre 1995, peu de jours après avoir achevé Le Pays lointain 18. Berreur finit à sa place la mise en scène de Lulu d’après Frank Wedekind au Théâtre de l’Athénée à Paris. Comme stipulé dans le court testament, il devient l’exécuteur testamentaire, le seul a exercé le droit moral sur l’œuvre de Jean-Luc Lagarce, et se retrouve à poursuivre avec Pascale Vurpillot l’aventure de la maison d’édition. En 1998, le Théâtre de la Roulotte est mis en liquidation judiciaire et une nouvelle structure (SARL), Les Solitaires Intempestifs, rachète les six titres des éditions du même nom. Dès lors, Berreur, homme organisé, va travailler sur trois fronts : la maison d’édition, la promotion des auteurs contemporains et la mise en scène. Il travaille à promouvoir l’œuvre de Lagarce en éditant des inédits, comme Le Voyage à La Haye 19, ou en rassemblant des articles et des éditos sous le titre de l’un d’entre eux, Du luxe et de l’impuissance 20 ; il œuvre à la montée en puissance de la maison d’édition vouée aux auteurs contemporains et met en scène les pièces de Lagarce. Berreur, devenu metteur en scène « presque par accident », va monter plusieurs textes de Jean-Luc Lagarce, à commencer par Le Voyage à La Haye (avec Hervé Pierre), texte retrouvé dans ses papiers, puis une nouvelle mise en scène des Règles du savoir-vivre (avec Mireille Herbstmeyer), mais encore un triptyque, intitulé Le Rêve de la veille, composé de Music-hall, Le Bain, Le Voyage à La Haye au Festival d’Avignon 2001. En 2007, cela sera Ébauche d’un portrait 21 (avec Laurent Poitrenaux), d’après les deux volumes du Journal qui paraissent conjointement, et enfin, il met en scène cette année-là Juste la fin du monde 22. 2007, c’est l’année où Jean-Luc Lagarce aurait eu cinquante ans. Il confie à Jacques Peigné 23 le soin 18. Jean-Luc Lagarce, Le Pays lointain (1995), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2005. 19. Jean-Luc Lagarce, Trois Récits (L’Apprentissage (1993) / Le Bain (1993) / Le Voyage à La Haye (1994)), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, coll. « Fiction », 2001. 20. Jean-Luc Lagarce, Du luxe et de l’impuissance (1994), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, coll. « Du désavantage du vent », 2008 (1995). 21. Jean-Luc Lagarce, Ébauche d’un portrait, adaptation François Berreur, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, coll. « Adaptations théâtrales », 2008. 22. Jean-Luc Lagarce, Juste la fin du monde (1990), Besançon, Les Solitaires Intempestifs, coll. « Classiques contemporains », 2020 (2000 et 2012). 23. Il est aujourd’hui directeur délégué de la Comédie de Caen (direction Martial di Fonzo Bo).
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d’organiser cette « Année Lagarce » en coordonnant les manifestations qui se déroulent à travers le monde et crée le site lagarce.net. Dès 1998, en voyant l’arrivée d’Internet, Berreur a compris le « formidable outil » que cela pouvait être (vague souvenir de son bac technique en micromécanique option « appareillage » ?). Il finit par décrocher des subventions et crée le site theatre-contemporain.net qui chaque année bat ses records de fréquentation. Il ne joue plus, il semble avoir mis entre parenthèses sa carrière de metteur en scène, hormis de textes de Lagarce (il a récemment mis en scène J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne 24 avec des actrices haïtiennes). Il se consacre pleinement à la maison d’édition et au site theatre-contemporain.net. La maison comptait six titres en 1995, elle dépasse aujourd’hui les trois cents dans la seule collection « Bleue », la plus ancienne. Les manuscrits affluent chaque année, ils sont confiés à quelques lecteurs appointés, mais François Berreur décide seul du choix final. Et n’exige jamais un droit de suite : « Si quelqu’un veut partir, qu’il parte. » Et d’ajouter : « Il n’y a pas d’enjeu économique à éditer du théâtre. » Parmi ses fiertés : Pascal Rambert « qu[’il] publie quand personne n’en voulait » ; Claude Régy dont il réédite le premier livre devenu introuvable et lui en commande un autre, début d’une fidélité sans faille ; Angélica Liddell (dont lui parle sa traductrice Christilla Vasserot) ; Rodrigo García alors inconnu en France et que Berreur va voir à Madrid ; ou encore Tiago Rodrigues auprès duquel il insiste pour que le texte de By Heart 25 soit publié. Aujourd’hui, la maison d’édition (cinq salariés, trois collaborateurs réguliers) compte une dizaine de collections dont celle, récente, des « Classiques contemporains » inaugurée avec Juste la fin du monde. Dans l’historique collection « Bleue », la couleur propre à la maison, cohabitent, outre les sus-cités, des auteurs francophones ou traduits de l’étranger, allant de Dieudonné Niangouna à Lazare, de Lina Prosa à Pauline Peyrade, d’Ivan Viripaev à Jean-René Lemoine, de Pauline Sales à Guy Régis Junior, de Dimìtris Dimitriàdis à Ozira Hirata. La collection « Traductions du XXIe siècle » réunit des traductions récentes de Shakespeare, Ostrovski, Eschyle, Pasolini et bien d’autres. 24. Jean-Luc Lagarce, J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, coll. « Classiques contemporains », 2018 (1997). La création du spectacle a eu lieu au festival Quatre Chemins à Port-au-Prince à Haïti. 25. Tiago Rodrigues, By Heart (Apprendre par cœur), trad. T. Resendes, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, coll. « Jeunesse », 2015.
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Des pièces, mais pas seulement. La collection « Du désavantage du vent » (soixante-sept titres à ce jour) mêle biographies d’acteur·rice·s, d’auteur·rice·s, de metteur·euse·s en scène, et essais, allant de la série des « Écrivains de plateau » de Bruno Tackels aux « Écrits » de Tadeusz Kantor. Bien qu’éditeur non spécialisé en la matière, Les Solitaires Intempestifs a également une collection « Jeunesse » où écrivent volontiers des auteur·rice·s « maison ». La collection « Fiction » s’ouvre à des écritures qui débordent du champ dialogué. Tout le riche domaine étranger est désormais sous la responsabilité d’Alexandra Moreira da Silva, la traductrice de Lagarce en portugais. Longtemps après sa mort, le fondateur « continue de publier des auteurs contemporains grâce au chiffre d’affaires de la vente de ses textes », sourit François Berreur. Il est toujours là auprès de l’ex-« beau jeune homme », devenu un « éditeur brillant », exactement ce que Jean-Luc avait prédit un jour à une amie proche. JEAN-PIERRE THIBAUDAT Herry, juillet 2020
Jean-Pierre Thibaudat est écrivain et journaliste. Il a dirigé la rubrique théâtre de Libération de 1978 à 1996. Il y est, de 1996 à 2006, journaliste culture, correspondant à Moscou et grand reporter. Il a été conseiller artistique du festival Passages à Metz de 2006 à 2016. Il tient le blog « théâtre et balagan » sur le site Rue89 de 2007 à 2015 et écrit aujourd’hui sur le blog « Balagan » sur Mediapart. Il a publié notamment Le Roman de Jean-Luc Lagarce (coll. « Du désavantage du vent », 2007) et Le Festival mondial du théâtre de Nancy, une utopie théâtrale 1963-1983 (2017) aux Solitaires Intempestifs.