Parages 01 | CLAUDINE GALEA ET MARIE-CHRISTINE SOMA

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PAROLES DEÂ PARAGES CLAUDINE GALEA ET MARIE-CHRISTINE SOMA

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Lumières Claudine Galea et Marie-Christine Soma rencontre Éclairagiste depuis 1985, Marie-Christine Soma a travaillé notamment pour Éric Lacascade, Arthur Nauzyciel, Catherine Diverrès, Thomas Ostermeier. À partir de 2002, avec Daniel Jeanneteau, elle co-signe entre autres les créations de Feux (August Stramm), Ciseaux, papier, cailloux (Daniel Keene) et Trafic (Yoann Thommerel). Elle adapte et met en scène Les Vagues de Virginia Woolf. Elle intervient à l’École nationale supérieure des arts décoratifs dans le département « scénographie » et à l’ENSATT à Lyon.


Parages se veut être un endroit singulier de rencontres. Claudine Galea et Marie-Christine Soma ne s’étaient jamais parlé. C’est chose faite. L’auteure de Au bord a souhaité inviter l’incontournable créatrice lumière de la scène théâtrale française. Elles nous livrent un échange original où chacune expose son parcours biographique, artistique et littéraire, ainsi que son rapport à la pédagogie.

Ces images portant sur la traversée de l'obscurité comportent un message immémorial : « N'ayez pas peur “de ne pas savoir” ». Clarissa Pinkola Estés Raconter le Monde [...]. Montrer sur le théâtre la force exacte qui nous saisit parfois [...]. Dire aux autres, s'avancer dans la lumière et redire aux autres, une fois encore [...]. Jean-Luc Lagarce Rappelle-toi la lumière et crois la lumière. Rien n'a davantage d'importance. Sarah Kane

COMMENT ÇA COMMENCE ? Marseille, fin des années 1970. Livres, rêves, partir. Claudine Galea Je croise Marie-Christine Soma au lycée Thiers, elle est en khâgne, moi en hypokhâgne. Je me souviens d'elle, elle de moi à cette époque, nous ne savons pas pourquoi. Marie-Christine Soma Une forme de solitude peut-être… Je me souviens de ces années-là comme si j’étais tapie dans un coin, à observer… L'école c'était facile pour moi. Je devais être l'ascenseur social de la famille. J'étais programmée pour ça. Deux années affreuses, dominées par la compétition.


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Claudine Galea Je pourrais dire la même chose. Nous n'intégrons Normale Sup ni l'une ni l'autre. Je lâche tout pour partir à l'autre bout de la France, avec le secret espoir de faire du théâtre. Elle a commencé à traîner du côté du Théâtre Massalia. Marie-Christine Soma J'allais souvent dans le même théâtre, le Massalia, jusqu'à ce que quelqu'un me remarque, se demande qui est cette gamine bizarre et finisse par poser la question : « Ça t'intéresse, tu voudrais nous aider à quelque chose ? »

POURQUOI LE THÉÂTRE ? Nous avons la même réponse : à cause des livres et à cause du corps. Marie-Christine Soma Enfant, j'étais malade, j'allais très peu à l'école. À cette époque, les livres et la télévision m'ont sauvé la vie, il y avait des histoires, beaucoup d'histoires pour échapper à l’espace confiné de l’appartement, à toute cette anxiété qui m’environnait. Plus tard, adolescente, j'étais incapable de m'intégrer, j'étais un peu comme une autiste, en fait. Je cherchais un endroit où je pourrais être acceptée. Il m'a semblé qu'au théâtre on pouvait coexister de manière fraternelle sans qu'on me demande d'être autre chose que ce que j'étais, à partir du moment où je pouvais proposer quelque chose de bien, d'utile. Le théâtre, un endroit où on pouvait faire des choses à plusieurs. Un endroit où les corps sont vivants. Moi, je n'avais pas de corps, juste une tête posée sur rien. Le théâtre était un endroit où je pouvais être en vie. Claudine Galea Je sors d'une anorexie presque mortelle. Seuls les livres m'aiment, et je le leur rends. J'ai commencé à faire un peu de théâtre au lycée. Je ne le formule pas, mais je veux retrouver un corps. Passer par le corps d'une autre pour en obtenir un, fiable, aimable. Je me sentais comme Marthe dans L'Échange, ou Camille dans On ne badine pas avec l'amour. Secrètement, je me voyais être Marthe, et je me disais que je cesserais de me sentir invisible.


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Marie-Christine Soma Moi je n’ai jamais eu envie de jouer, j’avais envie de regarder, d’écouter, de décrypter quelque chose qui ne m’était pas autorisé. J'avais travaillé avec Mohamed Adi sur Moha le fou, Moha le sage de Tahar Ben Jelloun, fait les costumes et les décors. L’éclairagiste, Michel Pouteau, ne pouvait pas partir en tournée. Alors, c'est moi qui les ai accompagnés. Et ça m'a plu : j'étais dans le noir et, à la différence des costumes et des décors, c'était abstrait. Quelque chose de sensible mais abstrait. Travailler à cette intersection, ça m'allait. Comme lorsque je faisais de la philosophie et des lettres, je ne voulais pas choisir. Claudine Galea Mais il faut déjà un corps pour exister sur un plateau. Tandis que montrer quelque chose avec les mots, c'était possible. J'écrivais des sortes de poèmes. C'était ma lumière à moi, secrète. On écrit à l'écart. Une forme d'obscurité et, contrairement au théâtre, de solitude. Écrire c'était mettre des mots dans mon noir. J'avais un livre qui ne me quittait pas, j'avais tapé des phrases sur ma machine à écrire et je les avais scotchées sur le mur en face de la table où j'écrivais. L'une d'elles disait : « Normalement, rien n'est possible. Mais l'artiste crée des possibles là où il n'y en a presque pas. » C'est un peintre qui disait ça, Bram Van Velde. J'aurais pu continuer longtemps sans montrer. Pierrette Monticelli, Haïm Menahem et Ivan Romeuf au Théâtre de la Minoterie à Marseille m'ont demandé de les aider pour un spectacle. Alors j'ai écrit, et j'ai continué longtemps uniquement pour le théâtre, parce que c'était pour les autres. Ce sont cette destination et cette adresse qui m'ont autorisée à écrire, car je ne me sentais pas légitime. J’ai mis des années avant de me nommer « écrivain ». Marie-Christine Soma « L'œil est le toucher des choses lointaines », c'est une phrase de Novarina que je cite toujours aux étudiants. Fabriquer quelque chose qui va toucher les gens sans qu'ils sachent d’où ça vient, mais aussi effleurer, envelopper les acteurs, les magnifier, cela a été immédiatement un endroit de bonheur, de liberté aussi. Comme si j’avais découvert un lieu de partage possible, dans le silence et l’effacement. Après j'ai appris, partout, tout le temps, avec une soif absolue. Sur le tas !


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ANNÉES 1980 La province. Une histoire différente d'aujourd'hui, mais qui dit toujours quelque chose de vrai. Marie-Christine Soma Il y avait très peu d'écoles, à part les conservatoires. Marseille semblait loin de tout, et on ne savait pas exactement ce qui existait ailleurs. À la fin des années 1970, les compagnies ont commencé à exister, et elles étaient mues par un désir très fort, sans se poser trop de questions, sinon des questions politiques : « On a envie de faire ça, on le fait. » On était dans l'artisanat le plus complet. Claudine Galea Oui, on était un peu plus libres peut-être, un peu moins compétitifs, moins dans la comparaison. Un peu plus ignorants aussi. Marie-Christine Soma J'ai souvent envie de rappeler aux jeunes metteurs en scène, ou aux jeunes compagnies qui aujourd’hui affrontent une immense précarité et ont l’impression d’arriver à la fin d’un âge d’or qui aurait existé de toute éternité, que cette impression n’est pas tout à fait juste. À la fin des années 1970, au tout début des années 1980, on faisait du théâtre avec très peu, nous n’avions pas accès aux quelques institutions, il y avait infiniment moins de lieux pour montrer son travail, on rachetait un bout de chapiteau, trois gradins, et on se débrouillait. Je dis cela sans aucune nostalgie, c’était parfois très dur, mais l’époque permettait une certaine légèreté. Et puis, après 1981, peu à peu l'argent est entré dans la culture, et les conditions de travail se sont améliorées, c'était formidable pour la création. Mais tout n'est pas dû. Il faut toujours s'en souvenir. Nous sommes dans une période où, à nouveau, la situation est fragile, incertaine, difficile, il faut être vigilant et vif. Rappeler qu'il y a un moment où on n'avait rien, c'est vivifiant pour contrer la tendance à la plainte et à la désespérance. Il vaut mieux être ensemble que tout seul, c'était notre maxime.

ÉCRIRE, ÉCLAIRER, METTRE EN SCÈNE Milieu des années 1980 − années 1990. Nos chemins respectifs divergent, mais quelque chose à nouveau nous relie : mettre en scène. Je le fais très tôt puis j'arrête. Elle le fait plus tard, arrête puis y revient désormais régulièrement.


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Claudine Galea En 1986, je mets en scène un spectacle autour du Fou d'Elsa d'Aragon, avec un comédien (Patrick Blin). J'ai fait des assistanats à la mise en scène, des dramaturgies (Claudel, Lorca), je n'ai pas 30 ans, j'ai envie de partager de grands textes, de les faire entendre. Le Fou d'Elsa est un grand texte. Une sorte d'épopée. C'est surtout une langue, immense, où l'amour croise le politique. Je ne me dis pas que ce n'est pas un texte pour le théâtre, c'est un texte qui emporte, je le lis à haute voix, ça parle du chaos, de la guerre, du pouvoir, un « texte-monde », un cycle de poèmes sertis dans un récit, une narration très libre qui raconte à travers l'amour de Majnoun et Leïla la chute de la ville de Grenade, alors au faîte de la civilisation islamique, et la violence de la chrétienté colonisatrice. Il serait d'ailleurs incroyablement « d'actualité ». Avec le comédien qui est aussi régisseur, on pense les choses ensemble, la scéno, la lumière. On n'a pas d'argent, ce sont la lumière et un très beau manteau créé par Geneviève Sevin-Doering (elle fut costumière pour Vilar, Wilson) qui sculptent le mouvement et l'espace du petit plateau du Point-Virgule à Paris. J'ai approché deux, trois choses, je tente après coup une définition : mettre en scène, ce serait rendre visible l'espace imaginaire du texte, du rêve que le texte dépose en nous, à partir des corps, des voix, du mouvement, de l'espace, de la lumière. Marie-Christine Soma Moi, c'est en 1992. Deux comédiennes que je connais (Catherine Salvini et Marie Mainardis) me proposent de faire un spectacle autour de Danielle Collobert, plus précisément de son journal. Ce texte me bouleversait depuis longtemps, mais je n’aurais jamais imaginé en faire un spectacle, leur demande a été une sorte d’autorisation. C'est parti de leur désir. J’avais seulement la conviction de savoir exactement de quoi Danielle Collobert parlait, et que donc je serais capable de guider ces deux actrices. Je pourrais dire la même chose pour Les Vagues de Virginia Woolf que j’ai adapté et mis en scène en 2011, et maintenant pour ce projet que j'ai autour de Clarice Lispector. De temps en temps, une intime conviction s’impose… C'est la seule force sur laquelle je peux m’appuyer. Un texte vient vers moi, j’ai l’impression de comprendre, au-delà de ce qui est écrit, le mouvement à l'origine de cette écriture. Je peux ressentir l'endroit où ça a surgi, avant tout jugement, avant de me demander si c'est beau, par exemple, je sais soudain pourquoi ça a pris ce chemin-là. Un fil me relie à ce moment-là. Et à l’auteur. C’est très subjectif…




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Par exemple, quand j'ai lu ton texte Au bord, c'est comme si j'avais tout senti, quelque chose venait de très loin, et tout se mettait en place, toute une trajectoire pour arriver à un texte court, mais qui cristallise le parcours, comme si l'écriture réalisait, embrassait dans un seul geste ce que tu es en tant que personne et le monde tel qu'il est. Le plus intime et le plus universel réunis…

DEPUIS VINGT ANS Comment se lient l'écriture, la lumière, la mise en scène. Dans le creux du sens. Nous avançons « comme des taupes », dit Marie-Christine. Nous avons des valeurs, des convictions et des doutes, des questions. Le moteur demeure le désir, une forme de foi, la confiance, la curiosité, l'envie de transmettre. Claudine Galea Lorsque j'ai vu mon premier spectacle de Claude Régy, en 1991, Chutes de Gregory Motton − c'était tard, mais à l'époque on ne voyait pas Régy à Marseille, ni Pina Bausch d'ailleurs. J'ai été bouleversée par le rapport direct qui s'instituait entre la lumière et la parole. L'acteur était une sorte de filtre. Mais entre la lumière et la parole, quelque chose se touchait directement, comme deux corps conducteurs. C'est Régy qui m'a révélé le pouvoir de la lumière. Je pense que c'était Dominique Bruguière à la lumière et Daniel Jeanneteau à la scénographie. Il y a un chemin qui conduit directement du texte à la lumière, et de la lumière au plateau, à la mise en scène. Marie-Christine Soma J’ai eu ce même sentiment, cette même rencontre fulgurante lorsque j’ai vu Le Criminel de Leslie Kaplan, mis en scène par Claude Régy et éclairé par Dominique Bruguière. C’est un moment fondateur. L'immatérialité du travail de lumière… Une circulation d'émotions et d'affects, de mystère. Peu de gens peuvent imaginer le lien direct qui existe entre les yeux, le cerveau, les doigts qui tapent sur un ordinateur, lorsque l’on crée la lumière. C'est une sorte de transe, la lumière, un état second. Proche de l’improvisation d’un acteur ou d’un musicien. Tu peux improviser sans savoir exactement ce que tu fais et comment tu le fais. C’est un échange silencieux avec ce que proposent les acteurs, un dialogue avec les corps, les voix, l’espace.


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Je ne fais jamais de la lumière pour qu’elle signifie quelque chose. Il n'y a pas de sens mais, en revanche, je me dis toujours : « Si je suis au bon endroit, si j'ai bien ressenti le texte, si j'ai bien compris le metteur en scène, je vais trouver le chemin juste… » Cela s’apparente à une forme d’écriture, souterraine, structurante, silencieuse… Claudine Galea L'endroit de l'imaginaire, de l'intuition, de l'intériorité, de l'inconscient, du merveilleux. Un hors-champ au sens. Marie-Christine Soma Quand la lumière veut souligner ce qui est dans le texte, ça ne marche pas. Ce n'est pas dans le sens, c'est dans le creux du sens. C'est là que ça a un profond rapport avec l'inconscient. Depuis que nous sommes au monde, nous vivons dans la lumière, nous existons sous le soleil, avec la nuit, nous vivons avec les saisons, nous sommes imbibés de processus lumineux. Notre mémoire et notre inconscient accumulent toutes ces impressions, les relient à des souvenirs, des émotions : nous avons tous des émotions lumineuses en partage. C’est le trésor inépuisable des éclairagistes… Dans la création, avant ce moment où l’on est dans l’hypersensibilité et l’ouverture, il y a une autre phase, abstraite, géométrique, mathématique, où l’on travaille seul face aux plans de la scénographie. La lumière, c’est avant tout de la géométrie dans l'espace, un espace en trois dimensions dans lequel des corps en trois dimensions viennent s'inscrire. Il s'agit toujours de trouver dans une scénographie donnée, dans un théâtre donné, quelle va être la meilleure manière pour la lumière d'investir l'espace, de le pénétrer, de le magnifier, d’y circuler. C'est à la fois rébarbatif et incontournable. Passer par la rigueur et la contrainte. La lumière « passe » ou « ne passe pas », ce pourrait être un terme de psychanalyse ! C’est grâce à cette phase de recherche géométrique que nous pouvons ensuite tenter de réactiver sur le plateau la masse de données sensibles que nous avons en partage. La lumière, lorsqu’elle est réussie, est à ce carrefour, entre abstraction et sensible. Claudine Galea Comme la morphologie pour les peintres ? La maîtrise de la morphologie permet de révéler l'en-dessous de la technique, de faire circuler le mouvement, elle donne la vie au dessin.


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Marie-Christine Soma Oui, on pourrait dire ça. Comme pour le dessin, il faut beaucoup regarder, regarder au sens de comprendre, de percer l’apparence. Mais comme pour un peintre, se poser la question de la lumière, c’est interroger sa propre responsabilité, au théâtre, c’est la lumière qui fait le « cadre », le point de vue. Où se place-t-on pour regarder ? Que donnons-nous à voir ? Comment ? Mettre en lumière, c'est faire de la mise en scène, ou du moins c’est un outil puissant pour la mise en scène. On ne le dit pas souvent. En distribuant le point de vue, en orientant la vision, en hiérarchisant l’image, forcément tu fais de la mise en scène, tout en étant extrêmement attentif à ce que demande le metteur en scène lui-même. Claudine Galea Après Collobert, des années se passent durant lesquelles tu travailles comme conceptrice lumière pour François Rancillac, Catherine Diverrès, Arthur Nauzyciel, Michel Cerda, Jacques Vincey… Puis tu travailles avec Daniel Jeanneteau, d’abord comme collaboratrice artistique, puis vous co-signez les mises en scène, et enfin arrive Les Vagues de Virginia Woolf en 2011. Pourquoi tant de temps avant de signer tes propres spectacles ? Marie-Christine Soma Nous sommes très lentes toi et moi ! Mais peut-être allons-nous lentement vers ce que nous avions à peine osé rêver dans la très grande jeunesse… J’ai souvent l’impression, à travers un parcours chaotique, qu’une trace se dessine, qui n’est pas totalement étrangère à ce que je cherchais obscurément au tout début… À partir du moment où j'ai fait le Collobert, je me suis dit que j'étais capable d'emmener des gens sans leur faire de mal, et de construire avec eux un objet partageable. Ça a à voir avec aimer les gens. Pour mettre en scène, il faut beaucoup, beaucoup aimer les gens. En être capable. Les acteurs d’abord, les partenaires, et le public qui vient un jour… Claudine Galea C'est très beau ce que tu dis. Mais mettre en scène c'est aussi − et c'est surtout ce qui apparaît en général − une place de pouvoir, un endroit de visibilité sociale.


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Marie-Christine Soma C'est la place que je n'ai jamais pu investir, le pouvoir ne m'intéresse absolument pas. Il a fallu la rencontre avec Daniel Jeanneteau pour que j’y sois confrontée. On proposait à Daniel de mettre en scène, on lui offrait les moyens, il hésitait, il m'en a parlé, on était amis mais on ne travaillait pas ensemble, je l'ai encouragé à y aller, et je l'ai accompagné. À deux, on est plus forts… Nous avons fait quatre spectacles, choisissant les textes, les acteurs, la scénographie ensemble, je m’occupais de la dramaturgie, Daniel parlait aux acteurs, et moi je ne parlais qu'à lui. En 2008, l’École du TNS nous a proposé de travailler avec les élèves du groupe 37, nous avons choisi de monter L'Affaire de la rue de Lourcine de Labiche et décidé d’assumer ensemble la mise en scène. Ce fut un moment particulièrement heureux ! À partir de là, on a signé à deux plusieurs spectacles dont Feux d'August Stramm, Ciseaux, papier, caillou de Daniel Keene, Trafic de Yoann Thommerel. Je dois beaucoup à Daniel, même si parfois c’était très douloureux. Ensemble, nous nous sommes confrontés à nos limites, avons tenté de les dépasser, nous nous sommes complétés, nous avons appris, nous avons porté, supporté, compensé les « boiteries » de l’autre… Nos mondes sont distincts, mais proches, nous avons conjugué une sorte d’« œuvre » bancale, disparate, singulière, jamais où on l’attendait… Mais s’est posée à chaque instant la question : Comment exister dans cette société où, parce que tu portes le titre de « metteur en scène », on te demande sans cesse de t'affirmer en tant qu’individu ? Où tu travailles à deux, mais où on ne te reconnaît pas parce que tu es une femme, mais aussi parce que tu n’aimes pas être au premier plan, tu ne veux pas être sur la photo, tu ne sais pas manier les bons éléments de langage… Les Vagues, j'y pensais depuis longtemps. On n'est pas venu me chercher, j'ai pu exprimer un désir. L’aventure durant quatre ans au Studio-Théâtre de Vitry a permis cela : douze acteurs, très peu d'argent, dans une utopie totale, et un roman qui capte l’essence même de l’existence, le temps, le passage des générations. Par le truchement de l’écriture de Virginia Woolf, j’avais envie de parler du théâtre, de mêler des comédiens chevronnés, pour lesquels j’avais une admiration immense, et les jeunes acteurs du TNS en devenir. Un passage de témoin entre le théâtre qui m’avait formée et le théâtre à venir. J'étais au milieu. J'avais 50 ans.




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QUELS TEXTES DÉPLOYER AU THÉÂTRE ? Petite histoire de la lumière. Claudine Galea Tu ne montes que des textes qui ne sont pas directement écrits pour le théâtre. Évidemment, ça m'interroge. C'est un paradoxe, quand on écrit pour le théâtre, de penser que la « nature » du texte de théâtre (« nature » est un mot dont je me méfie) réduit l'imaginaire des metteurs en scène. Tu as aimé Au bord, et c'est un texte qu'au départ je ne destinais pas, je ne lui assignais pas de genre. Je l'ai écrit, c'est tout, et c'est en le lisant devant un public pendant Actoral (festival des arts et des écritures contemporaines à Marseille dirigé par Hubert Colas) que j'ai compris qu'il prenait peut-être toute sa puissance au plateau, parce qu'il adressait sa parole scandaleuse, limite, en direct à un public, un ensemble de citoyens. Je ne sais pas si c'est un texte de théâtre, mais le théâtre augmente sa capacité de « dérangement » grâce à l'assemblée des spectateurs. Cette dimension est vraiment propre au théâtre. Qu'est-ce qu'elle raconte des textes, qu'est-ce que les textes font d'elle ? Ce sont ces questions que je me pose quand j'écris un texte pour la scène. Mais en ce qui te concerne, est-ce que l'aventure avec un texte de théâtre serait moins grande ? Marie-Christine Soma Moins grande, je ne crois pas… Avec Daniel Jeanneteau, lorsqu’on cherchait des textes, je lisais beaucoup de théâtre, et j’ai souvent été à l’origine de nos choix, du moins mon enthousiasme était déclencheur. Mais comme nous étions dans un dialogue, nous avions immédiatement cette faculté d'inventer un monde à deux par rapport au texte, de bâtir une vision. Notre relation était peut-être ce qui comptait le plus : comment à nous deux nous allions résoudre les questions posées par tel ou tel texte de théâtre, et non pas le rapport privé que je pouvais avoir avec ce texte. Je pourrais dire que le texte de théâtre est plus lié au désir d’altérité, au plaisir de fabriquer ensemble, à l’invention d’un monde en commun… Mais seule, je ne trouve l’énergie, la motivation d’initier un projet, pour le moment, que dans le territoire romanesque. Mystérieusement, c'est là où « ça » travaille pour moi vraiment. Je ne peux pas en dire plus. Claudine Galea Si je me retourne la question : J'ai commencé par écrire du théâtre pendant dix ans. Alors que j'ai toujours voulu écrire des romans. Mais c'était une aventure


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tellement solitaire, il fallait que je trouve la force d'y aller. Maintenant encore, même si j'écris l'essentiel de mon théâtre seule, sans projet de mise en scène, il y a toujours l'appel du plateau qui m'accompagne − telle une servante, cette lampe qui reste allumée quand le théâtre est plongé dans le noir, qui veille. Quand je retourne au roman, j'ai la sensation d'être perdue dans une grande obscurité. Comme si je devais chaque jour écarter les bras de l'obscurité, me faire une place. Quand une centaine de pages tient debout, une lampe s'allume, mais c'est moi qui l'allume. Marie-Christine Soma C’est peut-être ce rapport à la solitude, dans l’obscurité, qui m’attire… Il y a aussi autre chose : dans un texte romanesque, du moins ceux sur lesquels j’ai travaillé, il faut enlever, alléger. La richesse − du style, de la langue, des thèmes, des personnages, des événements − est partout. Il faut ouvrir des brèches pour que les corps et les voix des acteurs puissent se frayer un chemin. Dans un texte de théâtre, c'est l'auteur qui a fait le travail d'enlever, c’est même à cela que l’on reconnaît un bon texte de théâtre, à sa faculté à laisser de la place − et il faut remplir les interstices… C’est un mouvement inverse, l’un me convient mieux que l’autre peut-être… Claudine Galea Quand je corrige un texte − c'est ce qui prend toujours le plus de temps dans le travail d'écrire, ce que j'aime le plus −, que ce soit du roman ou du théâtre, j'enlève beaucoup, je fais attention que la langue n'étouffe pas la parole, mais l'ouvre, la libère. Que des chemins courent sous la phrase, avec elle, par elle. Les mots continuent à raconter quand on les lit. J'enlève toujours plus dans le roman, mais il en reste aussi toujours plus, en effet ! Au théâtre, c'est la représentation qui rend visibles les histoires que la langue charrie. Et le temps du théâtre, pour moi, est plus bref. Est-ce que je n'ose pas la durée ? Est-ce que l'économie générale d'une production, l'économie des corps des spectateurs fatigués le soir infiltrent mon travail ? Peut-être que c'est une forme de censure. Peut-être pas. J'ai vécu de longues nuits comme spectatrice, mais il arrive presque toujours un moment où je me lasse. La grande exception fut Le Soulier de satin, mis en scène par Antoine Vitez. Au théâtre, mon corps est contraint. Je peux lire des heures durant, assise, allongée, en marchant, je reste libre de mes mouvements. Il me semble que le théâtre capte et tient davantage captif que la littérature. Et que son éclat


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éblouit davantage à la façon d'une fulgurance. Toujours la sensation qu'au théâtre les choses nous sont montrées et que dans les livres il faut aller les chercher. Chercher est pour moi concomitant à l'acte de lire, au théâtre ça se passe après, je reviens sur ce que j'ai vu, et si ça fait trace en moi, alors il y a quelque chose que je vais chercher. Écrire c'est chercher, et mettre en scène c'est encore chercher. Je viens de voir La Princesse de Clèves, mis en scène dans son intégralité par Magali Montoya. J'étais comme une enfant qui avait envie qu'on lui raconte la suite. Je ne me suis pas sentie captive, c'est rare. Cela tient, je crois, à la forme du « théâtre-récit ». Montrer, c'était faire entendre avec un minimum d'effets, toujours simples et justes. La langue de Madame de Lafayette est le moteur de la représentation, or la langue ne montre pas, elle invite à venir voir, à aller chercher. Marie-Christine Soma Nous avons intégré au fil des décennies un grand nombre d’interdits sous-jacents, ce qui se fait, ce qui ne se fait pas, ce qui se vend, ce qui ne se vend pas… Il nous est tant demandé d’être « réalistes » ! Il y a une forme de bonheur pour moi à travailler sur l’adaptation d’un texte pendant des mois, un an, deux ans s’il le faut. C’est un plaisir hors cadre, hors économie, juste cette cohabitation très intime avec un énorme texte qui doit petit à petit trouver sa forme pour aller sur scène. Dans cette tâche non raisonnable, je vois toujours le fantôme de la gamine obligée de rester enfermée dans sa chambre, qui trouve à la fois la liberté, l’émulation, la capacité de se projeter, dans la fréquentation des livres. Empêchée et trouvant néanmoins le moyen de s’affranchir… Tu vois, cela a à voir bien davantage avec l'écriture qu'avec le rôle social du metteur en scène. J'ai lu Le Bâtisseur de ruines de Clarice Lispector, il y a deux ou trois ans. Immédiatement, j’ai pensé qu’on pourrait en faire quelque chose pour le théâtre. C'est un huis clos, très tendu, très sensuel, trois personnages dans une ferme perdue dans la nature, un homme en fuite et deux femmes, une situation de western, une méditation sur l’appartenance à l’espèce humaine, sur la capacité à relancer l’élan vital… Une géométrie dans l'espace s’est dessinée : des forces agissantes que je peux imaginer tout de suite sur une scène, les trajectoires des corps, le type de rapports, les regards, comment les êtres se constituent dans la relation à l'autre. Je citerai encore une fois Valère Novarina : « Le théâtre est la passion de la pensée dans l’espace. » Parfois en lisant, soudain l’espace prend corps…


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Claudine Galea Je me pose régulièrement la question de mettre en scène mes textes. En général, j'ai vécu toute l'aventure dans l'écriture, je n'aurais plus envie de vivre avec eux au plateau, mon désir est qu'acteurs et metteurs en scène m'offrent une aventure que je ne vois pas. Mais il y en a un ou deux que j'aimerais tenter. Tenter de déplier des temporalités, des gestes, des échos, que l'écriture signale mais retient. Comme si, dans ces textes, j'avais constitué une matière à la théâtralité différente. Comme si la page gardait des choses dans l'obscurité, que seule la scène pourrait faire apparaître. Écrivant cette phrase, je suis très troublée parce que cela devrait être vrai de chaque texte pour le théâtre ? Bon, je ne sais pas, c'est ainsi que ces textes m'apparaissent, les metteurs en scène n'auraient peut-être pas la même sensation. Mais ça a à voir avec la vision plus qu'avec la parole, et je sais que ce dont j'aurais besoin pour travailler, c'est de la lumière et du mouvement. Marie-Christine Soma Je me dis souvent : « Tu vois quelque chose. » Oui, je vois quelque chose. C'est une taupe qui voit. À force, la taupe voit ! Claudine Galea Il y a quelque chose que je voudrais encore aborder avec toi. C'est la question de la transmission. Je vais beaucoup dans les écoles, les collèges. Je travaille davantage autour de la langue elle-même qu'autour des histoires. J’essaie de leur montrer les richesses d'un mot, de l'agencement d'une phrase. Je sais qu'ils lisent peu, ils n'ont pas conscience de ce qu'offre la littérature, en dehors de la consommation d'histoires vues sous l'angle de « l'intrigue ». Je vois s'allumer de petites lumières dans leurs yeux quand ils découvrent la plurivocité des mots, les jeux de langage, la jouissance qu'il y a à raconter le monde, je vois aussi leurs hésitations quand la complexité de cette place leur apparaît : raconter c'est une immense responsabilité en même temps qu'une liberté sans limites. C'est un engagement. Et toi ? Comment passes-tu la lumière ? Le métier d'éclairagiste a beaucoup changé en trente ans, peut-être peux-tu nous raconter un peu cette évolution ? Marie-Christine Soma Au théâtre, aujourd'hui on voit, mais souvent il n'y a pas de lumière, au sens où je l’entends. La lumière a de moins en moins d'importance. À cela, il y a deux raisons essentielles.



Š Marie-Christine Soma


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La première est liée aux conditions de travail. La lumière demande énormément de travail, donc on a besoin de temps, on a besoin de techniciens, et on en a de moins en moins. Depuis la fin des années 1990, les temps de création sont de plus en plus restreints. Le passage aux 35 heures a profondément bouleversé la forme et l'esprit du travail, et l’organisation des théâtres. Les techniciens ne participent plus à tout le processus de création, ils sont devenus interchangeables, en conséquence ils sont souvent désinvestis, et en plus ils se sont paupérisés. Cela signifie aussi des connaissances techniques qui ne se transmettent pas, et donc se perdent. Comme pour de nombreux artisanats d’art… L'autre raison est liée au rejet de l'esthétisme, à la méfiance envers le « beau ». Et là nous sommes au cœur d’une « dispute » qui a toujours traversé et agité l’art… La tendance dominante n'est plus de faire de la lumière comme pouvaient la concevoir Patrice Chéreau ou Claude Régy avec leurs collaborateurs respectifs : la création d’espaces sensibles, naturalistes, ou bien mentaux, imprégnés de références picturales, cinématographiques, métaphysiques même. En résumant, la lumière a fait un grand bond en avant à la fin des années 1960 quand André Diot a commencé à travailler auprès de Chéreau, il venait du cinéma, il a apporté son expérience, notamment sur les équilibres entre lumière naturelle et lumière artificielle, et de nouveaux outils. Ensemble, ils ont « inventé » la lumière moderne, affranchie de sa vocation première − « faire voir » le comédien qui parle −, enfin créatrice d’espaces, d’ambiances, de mondes, porteuse de poésie, d’intensité, et d’une immense culture… Ça a bouleversé le regard. André Diot est un peu le père fondateur pour notre profession. Ensuite, Patrice Trottier, Joël Hourbeigt, Dominique Bruguière et d’autres ont porté au maximum cette exigence, ce savoir-faire, ce sont leurs « images » qui m’ont donné envie de faire ce métier. Puis, une « révolution » entraînant une « contre-révolution », cette quête esthétique (correspondant à la période faste de l’économie culturelle) a été rejetée, disqualifiée, étiquetée « bourgeoise », ne correspondant plus au monde tel qu’il est, aux modes de production, à l’envie d’être au présent, authentique, en contact avec le public. Quelqu'un qui commence aujourd'hui a peu de chance de voir de très belles lumières qui vont former son regard. Moins on voit de belles choses, moins on sait qu'elles existent.


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Claudine Galea Comme si le beau trahissait quelque chose du réel, du « vrai » ? Comme si violence et beauté ne pouvaient pas aller ensemble ? Les plasticiens, les peintres, les compositeurs montrent le contraire. Marie-Christine Soma Oui, c’est sans doute ce qui se passe, ce mouvement existe aussi dans la littérature, le cinéma. Comme si, alors que nous vivons selon des modes de plus en plus virtuels, l’art ne pouvait, lui, être légitimé que par le « vrai », le « réel »… Comme un contrepoids… Mais je crois aussi que c'est lié à l'esthétisation croissante du monde. Les villes sont éclairées magnifiquement, les vitrines des magasins sont sublimes, la lumière orne, décore, enjolive la moindre marchandise. Pour la Nuit blanche à Paris, la plupart des installations reposent sur la lumière, et je ne parle pas de la Fête des lumières à Lyon… Le monde capitaliste a très bien compris l’usage qu’il pouvait faire de la lumière, notre Réel se construit comme une Image, un Spectacle, y compris dans sa dimension émotionnelle. Et le théâtre d’une certaine manière, et avec raison, lutte avec ça, et rejette donc cette dimension « séductrice » de la lumière. Depuis une vingtaine d’années, ce questionnement est devenu très virulent, parfois rattrapé par des effets de mode, bien sûr. On s'est éloigné de la recherche de la beauté, je ne le déplore pas, je le constate juste ; en tant que spectatrice, j’y suis sensible car nombre de créateurs tentent ainsi de remettre l’éthique au centre du plateau… Mais en tant qu’éclairagiste, c’est parfois désespérant… L'esthétique et l'économie ont beaucoup à voir ensemble… Tu parlais de la transmission, c’est une donnée très importante pour moi, on m’a transmis un certain nombre de choses, j’en ai acquis d’autres, et j’ai toujours considéré qu’il fallait continuer la chaîne, donner ce qu’on sait. Des gens merveilleux comme Gaston Serre qui fut directeur technique de la Criée à Marseille, Michel Carrère qui dirigeait Texen, une société de matériel lumière, m’ont aidée, soutenue, lorsque je ne savais rien et avais juste mon désir pour tout viatique, Henri Alekan, Patrice Trottier, Dominique Bruguière m’ont émerveillée, et ont partagé avec moi leur savoir. N’ayant pas fait d’école, je leur dois beaucoup. Je tente de continuer. À la différence des écoles anglo-saxonnes, notre système d’enseignement a mis beaucoup de temps à envisager la « création lumière » comme une véritable discipline artistique, au même titre que la création de costumes ou la scénographie.


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On est encore prisonnier de l’idée que la lumière c’est de la technique. Bien sûr, le bagage technique est essentiel, d’autant que les technologies sont en mutation constante, mais cela ne suffit pas, il faut une pensée artistique, et aussi un goût et des dispositions particulières, je crois. Claudine Galea Alors quand tu interviens dans une école de théâtre, que fais-tu ? Marie-Christine Soma J'ai longtemps enseigné aux scénographes, c’était une sorte de défi qui m’intéressait beaucoup. Former les scénographes de demain à envisager l’espace aussi avec la lumière. Beaucoup d’entre eux aujourd’hui travaillent et font de très belles choses, Mathieu Lorry-Dupuy, Marc Lainé… En lumière, je n’avais pas très envie d’enseigner. Je préfère prendre des stagiaires, des assistants avec lesquels la « formation » est au long cours, on peut alors vraiment partager l’expérience. J’ai accepté la proposition de l’ENSATT 1 lorsque la section « lumière » s’est recentrée sur le métier de « concepteur lumière ». Je me suis dit qu'il y avait une petite place pour l'art, pour réfléchir et faire réfléchir, sortir du tropisme « technicien », faire passer l’idée que tout acte de création contient une responsabilité, un engagement. Durant les quatre jours de mon intervention, j'essaie de leur faire traverser tout le processus de création autour d’une pièce de théâtre. Nous lisons le texte à haute voix − pour certains, c’est la première fois − afin qu'ils entendent combien c'est différent quand la parole est émise par les corps en présence, puis nous passons une journée sur la dramaturgie, et enfin je leur montre la scénographie conçue pour cette pièce. Ils ont ensuite deux semaines pour préparer leur projet d’éclairage, défendre leur point de vue, leur « concept » en s’appuyant sur les études de faisabilité. Le rendu se fait ensuite en rendezvous individuel : apprendre à « dire » la lumière est la chose la plus difficile, et c’est pourtant essentiel dans la collaboration avec un metteur en scène. Claudine Galea Le terme « éclairagiste » m'a toujours gênée, seul l'aspect technique apparaît, je préfère « concepteur lumière », ou pourquoi pas « metteur en lumière », comme on dit metteur en scène. Quand j'étais journaliste, je

1. École nationale supérieure des arts et techniques du théâtre, à Lyon.


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posais la question de leur nom aux éclairagistes, mais ils ne comprenaient pas ce que je voulais dire. Marie-Christine Soma C'est une longue histoire, et il y a toujours un peu de « lutte des classes » là-dedans, et je dis ça sans ironie, avec affection même ! La lumière reste liée à la technique, donc un métier « manuel », ce n'est pas considéré comme un métier intellectuel ou artistique. Un éclairagiste n'a pas le statut d'auteur comme peut l’avoir un scénographe. Comme si on ne pensait pas quand on éclaire ! Notre statut n’est toujours pas clairement établi (même si la place de light designer apparaît maintenant sous un jour plus sexy !), il faut toujours se justifier, se démarquer, expliquer… Je me suis beaucoup battue pour cela, avec moi-même comme avec l’extérieur. Beaucoup d’éclairagistes ne sont pas de très bons techniciens au départ, mais ils ont cette capacité de regard et d’abstraction. Et pour parvenir à mener à bien leurs projets, ils ont besoin de très bons techniciens, d’autant plus aujourd’hui où la maîtrise de la technologie exige des gens très pointus. Notre société aime bien classer, séparer, hiérarchiser : il faut arriver à reconnaître les particularités de chacun de ces métiers, et leur complémentarité, sans échelle de valeurs. Beaucoup reste encore à faire, notamment dans la pédagogie et auprès des institutions. Qu’un éclairagiste passe à la mise en scène reste encore improbable et difficilement concevable ! Claudine Galea Chéreau était très féru de peinture, ça s'est beaucoup senti dans ses spectacles, notamment pour la lumière. Peut-être que les jeunes vont inventer des choses qu'on ne connaît pas, peut-être aussi qu'ils vont refaire le chemin depuis le commencement, retourner à des outils historiques pour les utiliser autrement. On peut toujours réinventer. Marie-Christine Soma Oui, je n’ai aucune envie de me dire que « c’était mieux avant », c’était juste différent. Je suis très optimiste et curieuse, il y a tant de jeunes artistes passionnants, déterminés, lucides. Capables de maîtriser tous les nouveaux outils de façon naturelle, et donc moins dans la fascination première. Forcément, l’invention de nouveaux langages lumineux ouvrira des pistes pour le théâtre, que je ne suis pas capable, pour le moment, d’imaginer. Là où il faut être vigilant, c’est sur la conscience de ce qu’on fait. Paris, décembre 2015 puis Lausanne/Paris, février-mars 2016


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