Parages 04 | VALÉRIE DRÉVILLE ET JEAN-RENÉ LEMOINE

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PAROLES DE PARAGES VALÉRIE DRÉVILLE ET JEAN-RENÉ LEMOINE

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Le Désir et l’Effroi Médée(s)

Valérie Dréville et Jean-René Lemoine rencontre


La rencontre est un axe essentiel dans Parages. Valérie Dréville et Jean-René Lemoine : un face-à-face. Avec, au centre, le personnage antique et mythique de Médée. Médée-Matériau de Heiner Müller pour Valérie Dréville, sous la direction d’Anatoli Vassiliev ; Médée poème enragé, écrit, mis en scène et joué par Jean-René Lemoine lui-même. Deux expériences, un croisement, des témoignages : le corps, le texte, la peur. FRÉDÉRIC VOSSIER

Jean-René Lemoine J’avais vu il y a douze ans à Nanterre la première version de Médée-Matériau  1 dans la mise en scène d'Anatoli Vassiliev, et je m’étais dit que je ne pourrais jamais aborder une réécriture de ce mythe après ce spectacle-là. Il y avait dans cette proposition un tel équilibre dans la violence, dans le rapport masculin-féminin, dans la dimension archaïque, dans la simplicité du dispositif. Cela fermait le champ, la possibilité pour moi de revisiter le personnage de Médée. Et pourtant, dix ans après, ce même spectacle qui s’était en quelque sorte éloigné dans ma mémoire… Valérie Dréville A ouvert… Jean-René Lemoine … a ouvert un possible. J’ai donc écrit Médée poème enragé  2. Et tout en allant dans une direction esthétique très différente, j’ai reparcouru les mêmes thèmes − qui sont naturellement les thèmes du mythe originel, mais qui sont surtout, intimement, ceux qui ont été appréhendés, creusés par Heiner Müller, par Anatoli Vassiliev et par toi… Et puis, tout récemment, j’ai revu M ­ édée-Matériau, que vous avez recréé au TNS. Et je dois t’avouer qu’au début de la représentation, j’ai eu à nouveau un choc. Pendant les premiers instants où je te regardais, j’ai eu le sentiment que ma version de Médée n’était qu’anecdotique, figée dans sa recherche esthétique. J’avais devant les yeux une puissance brute qui remettait en question mon propre travail. Après quelques minutes, cette sensation a disparu et j’ai pu plonger dans la représentation... … Mais la première chose dont je voulais parler avec toi, c’est de la peur. Tu m’as dit que la toute première fois que tu as joué ce spectacle, tu as eu l’impression que ton cœur allait lâcher. On parle rarement de cela dans les entretiens qu’on fait autour des créations.

1.  Heiner Müller, Médée-Matériau (1982), trad. J. Jourdheuil et H. Schwarzinger, in Germania Mort à Berlin et autres textes, Paris, Minuit, 1985. 2.  Jean-René Lemoine, Médée poème enragé / Atlantides, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2013.


Valérie Dréville La question n’est même jamais posée. Jean-René Lemoine J’avais envie de commencer par ça : la toute première fois que tu as joué Médée-Matériau, si tu arrives à me décrire le sentiment que tu as éprouvé juste avant d’entrer en scène. Valérie Dréville C’est la peur que tu as si tu dois te jeter dans le vide, avec de l’eau dessous… C’est une peur panique… C’est le sentiment que tu ne sais pas faire. Tu arrives là, vide, et tu ne sais pas si tu vas faire ce que tu es censé faire, parce que c’est un endroit où tu t’es déplacé et ce sentiment te perturbe. Jean-René Lemoine Mais est-ce que ce sentiment de peur était plus vaste que d’habitude, que pour d’autres ­spectacles, d’autres projets ? Valérie Dréville Oui, beaucoup plus. Ça n’a rien à voir. Ce n’est pas du trac, c’est vraiment de la peur, de la peur animale. Même lors de la reprise du spectacle, je me réveillais le matin, ou même la nuit, avec la peur. Jean-René Lemoine Cette peur panique t’a-t-elle accompagnée pendant toutes les représentations, ou était-elle là seulement le jour de la première ? Valérie Dréville Tout le temps… Tout le temps. Et quand je n’avais pas peur, je m’inquiétais de ne pas avoir cette peur. Elle est constitutive de mon travail. Et c’est très lié à l’existence… C’est quelque chose que j’ai compris récemment, lors d’une répétition d’un autre spectacle de Vassiliev… Je galérais énormément sur l’intonation affirmative  3. Est-ce que je galérais

3.  « Vassiliev considère que, sur les scènes européennes, en général, on peut observer deux intonations principales qui sont l’intonation exclamative et l’intonation narrative. L’exclamation est liée au genre noble et à la tragédie, et la narration est utilisée pour le récit, les histoires, etc. Mais pour transmettre le contenu des textes qui l’intéressent lui, et qui sont plus liés à la philosophie, à la métaphysique ou à la spiritualité, ces deux intonations ne conviennent pas puisqu’elles recèlent un contenu psychologique. Ainsi, Vassiliev cherche une troisième intonation qui est l’intonation affirmative, une affirmation qui descend vers le bas. Il y a toute une série de training et d’exercices qui nous entraînent à trouver cette intonation difficile, car nos muscles n’y sont pas formés. Il nous faut éduquer notre appareil vocal. » Entretien avec Valérie Dréville par Joëlle Gayot, 2002, Théâtre-contemporain.net, www.theatre-contemporain.net/ spectacles/medee-materiau-1108/ensavoirplus/idcontent/9399. On peut également se reporter à l’ouvrage de Bruno Tackels Anatoli Vassiliev, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, coll. « Du Désavantage du vent », 2006.


plus parce qu’aujourd’hui, à l’endroit où je suis de ma vie, il m’est plus difficile d’affirmer qu’à l’époque ? Va savoir. J’ai craqué à une répétition. Il y a eu une crise… Vassiliev ne te dit jamais rien. D’abord, il ne sait pas, il n’a pas la science infuse, et puis ce n’est pas sa méthode. Il te pose des questions de la même manière que tu as de lui poser des questions. Tout marche par questions. Il me demande alors de lui dire où j’en suis dans mon travail, quelles sont mes difficultés. J’ai commencé à énumérer : « Je n’arrive pas à comprendre les structures de jeu, je n’arrive pas à entrer dans le texte, je ne comprends pas le dialogue à ce moment-là… » Il écoute et puis il me dit : « Non, je crois que ce n’est rien de tout ça. Tu comprends très bien le dialogue et en général tu n’as pas de problème avec l’intonation affirmative, tu peux le faire. Le problème, c’est la confiance que tu as en toi-même pour le faire. C’est la relation que tu as toi-même à cette existence, cette autre existence de toi-même. Est-ce que tu as foi en cette existence ou est-ce que tu n’as pas foi en cette existence ? » Cette répétition-là m’a ouvert un truc énorme sur la position que tu as à l’égard du travail, vis-à-vis de ce que tu es en train de faire, sur la manière dont tu te considères dans ce travail, sur ce que tu te crois capable ou incapable de faire. Ça existe toujours dans un travail théâtral, en tant que metteur en scène aussi, j’imagine. Sauf que là, cette question a été posée de façon brûlante. La foi. La foi dans le fait que tu peux faire quelque chose qui te semble très différent de toi, très éloigné de toi. Quelque chose qui te met ailleurs. En effet, quand j’arrivais à le faire pendant plus de trois minutes et qu’il me demandait : « Quel sentiment tu as maintenant ? », je lui disais : « Oui, c’est une autre existence. » Et il disait : « C’est une autre existence de quoi ? Du son ou de toi ? » Et je répondais : « Les deux. » Mais ensuite, quand tu es face à la représentation, tu as très peur, parce que tu ne sais pas qui tu es là-dedans. Tu l’as fait un certain nombre de fois en répétition, tu as fait plusieurs filages, tu sais que tu peux le refaire, mais malgré tout il y a une espèce d’angoisse de… Je ne sais pas… Alors que quelque chose de plus profond que toi le sait, qui est de l’ordre du corps, je pense. C’est le corps qui sait. Toi tu ne sais pas. Et au bout d’un moment, tu comprends que tu ne sais pas mais que le corps sait et qu’il va le faire. Jean-René Lemoine C’est le vertige de devoir faire confiance à ça ? Valérie Dréville Peut-être le vertige de devoir faire confiance à quelque chose dont tu n’as absolument pas l’habitude, quelque chose qui te surprend toi-même. Dans ce travail-là, rien de ce que tu veux faire n’a lieu. C’est ce qui arrive qui a lieu. Le processus de jeu de l’acteur est à l’envers. C’est quand tu ne veux pas, que ça se passe. Comment faire en sorte que je ne veuille pas, alors que je veux ? Que je veux faire la représentation… Tu te dis : « Je ne peux pas, je n’y arriverai pas. C’est trop. » C’est une espèce d’angoisse. Et puis, l’étape avant d’entrer en scène, c’est : « Tant pis. J’y vais. On verra bien ! » Et là, c’est l’expérience. Là, ça change. Et je crois que


c’est nécessaire. Cette peur, c’est mesurer le précipice, l’écart, le lointain, l’inaccessible, l’impossible. C’est une compréhension physique de cette chose-là. Si tu ne l’as pas, alors tout devient « possible » : « Je sais comment le faire. » Et ça devient plus ordinaire. Jean-René Lemoine Pour moi la peur allait de pair avec la solitude. En jouant Médée poème enragé, j’ai ressenti une immense solitude. Personne ne peut t’aider à endiguer cette peur, c’est ça la solitude. Il y a un gué qu’il va falloir traverser seul et dont l’immensité est le temps de la représentation. Valérie Dréville Je l’ai aussi ressenti très fort. Je me souviens, à l’époque, lors de la première version de ­Médée-Matériau, on me posait souvent la question de la difficulté d’être seule, sans partenaire. Je disais : « Non, je ne le ressens pas. Il y a mon texte. Il y a Jason. » Et là, pas du tout. Cette fois-ci, j’ai ressenti la solitude. Très difficilement. J’ai souffert de la solitude. Et en même temps, c’était le passage obligé. Il fallait traverser cela. Vassiliev me disait souvent en répétition : « Tu n’es pas seule : il y a toi et il y a l’existence du son. » Je ne regrette pas cette expérience de la solitude sur le plateau… Il faut dire aussi que le spectacle était très clivant, des gens partaient. Je me suis sentie seule par moments pendant la représentation et à d’autres moments, pas du tout. En fait, je traversais des extrêmes. Jean-René Lemoine Tu m’as dit qu’à plus de dix ans d’intervalle entre les deux versions de Médée-Matériau, les réactions du public n’étaient pas du tout les mêmes. Valérie Dréville Et pourtant j’ai parlé avec Hortense Archambault qui m’a dit : « Souviens-toi, à la création à Avignon, il y avait des réactions très violentes, il y avait des gens qui sortaient. » Jean-René Lemoine La mémoire est sélective. Valérie Dréville C’est ça. J’ai dû embellir. Enjoliver. Jean-René Lemoine Je reviens encore à ce que tu m’as dit : tu avais l’impression que ton cœur allait lâcher. Ces mots m’ont énormément aidé, ils ont été pour moi comme un mantra poétique. Ils m’ont fait comprendre ce que je ressentais. Tu as mis le doigt sur ce que j’avais moi aussi traversé mais que je n’avais pas vraiment osé me formuler… En fait, je n’ai jamais montré ma peur à l’équipe qui m’accompagnait, ni la rage que mon propre texte pouvait provoquer en moi, ni les difficultés dans le travail, parce que je ne m’autorise rien, parce que je dois avoir en moi un désir de sainteté, ou de perfection, en tout cas une crainte farouche de déranger. Mais à force de tout intérioriser on devient comme une bombe… Pendant les


répétitions, j’ai réussi à tenir la peur éloignée, je travaillais comme un danseur, comme un musicien, je refaisais sans cesse les séquences, dans un souci de maîtrise technique. Ensuite, arrivé aux filages, je disais en riant à l’équipe avant de commencer le voyage : « C’est une répétition, je ne chanterai pas à pleine voix. » Et cette phrase conjurait la peur. Je m’autorisais à faire une répétition qui allait être encore un peu technique, un peu artisanale. Je laissais en quelque sorte la répétition venir comme elle voulait et − à ma grande surprise − chaque fois, j’étais happé, aspiré. Et de fait, le filage était toujours « à pleine voix ». Et ce, jusqu’au jour de la première. Ce jour-là, dans le silence de la loge, je me suis vu comme un imposteur. Comment pouvais-je penser que ma pièce allait intéresser les gens ? Et en plus, j’allais moi-même en être l’interprète, le passeur. J’étais sur le point de jouer Médée, une femme tellement pleine du masculin, une héroïne comme il en existe peu dans la tragédie antique car elle échappe au schéma habituel de la femme qui attend. Elle n’est ni déportée ni réduite en esclavage. Elle n’attend pas − dans la haine ou dans l’amour − le retour de son prince parti faire la guerre. Médée agit comme agissent les hommes, comme un héros. Elle s’en va de son plein gré, elle ne se sacrifie pas. C’est elle qui guide, qui domine l’action. C’est cette épopée « fabuleuse » que j’avais choisi de montrer au public. Et en même temps, le texte que j’avais écrit était traversé par l’intime. Il fallait donc faire ce double voyage : raconter la fable, dire le grand récit et dire aussi le trou sans fond de l’intime. En commençant la représentation, j’ai été pris d’une obscure panique, le sentiment que je n’aurais pas assez de force pour aller jusqu’au bout de ce que je percevais comme un marathon émotionnel. Et dans le même temps, je m’apercevais − au cœur de mon épuisement − que l’énergie se régénérait dans le mouvement même de la représentation, dans la puissance de l’écoute du public. J’avais, tout au long des répétitions, travaillé avec le plus de rigueur, de précision possible, et je sentais désormais, à l’intérieur du jeu, qu’il fallait faire confiance à cela, ne rien fabriquer, ne pas essayer d’agripper l’émotion, il fallait juste attendre que cela advienne. C’était comme se tenir un peu en retrait et attendre d’être frappé par quelque chose. Et cette sensation n’a pas changé au fil des représentations. On ne s’aguerrit pas, on ne devient pas plus solide face à ce vacillement… Tu sais, je me suis souvent plaint de ne pas assez jouer ce spectacle. Je me plaignais de la frilosité des programmateurs. Mais je dois avouer que, dans mon for intérieur, cela ne me dérangeait pas… (Rires.) Valérie Dréville Oui, je comprends ça ! Moi aussi j’ai ça. Moi aussi je me plains de ne pas jouer assez Médée-Matériau et en même temps, c’est presque un soulagement. Jean-René Lemoine … et faire des petites séries me convenait tout à fait, et me convient toujours. Valérie Dréville Oui, parce que jouer cela, c’est de l’ordre de l’épreuve. Jean-René Lemoine Oui. Presque comme une épreuve sportive…


Valérie Dréville, mai 2017 © Jean-Louis Fernandez

Valérie Dréville J’ai vraiment découvert à quel point le corps était premier. Et ça, c’est une découverte immense. Jean-René Lemoine Et cela t’est apparu plus fortement à la reprise du spectacle ? Valérie Dréville La première fois, c’était plus intuitif. On a travaillé plus sur le contenu. Plus d’une manière que, d’une certaine façon, je connaissais. Pas dans l’analyse, parce que Vassiliev a toujours une analyse inhabituelle ; mais dans le processus du travail, c’était quelque chose de plus connu… Là, dans cette deuxième version, on est vraiment passés à travers le son. Et c’était plus ardu, plus physique. C’était comme un trek. Une montée. Avec tous les découragements que cela entraîne… … Mais j’ai à mon tour une question à te poser. Je reviens un peu en arrière. Tu m’as raconté que la première fois que tu as vu ma version de Médée, pendant un certain temps tu as pensé que tu ne pourrais pas aborder ce mythe… Qu’est-ce qui a précédé à l’écriture ? Quel a été ton processus ? Pourquoi Médée ? Pourquoi ce mythe ? Pourquoi ce monologue ? La différence entre nous, c’est que je n’ai pas écrit, ce n’est pas quelque chose qu’on partage.


Jean-René Lemoine Le déclencheur a été la mort de mon père. Après, je ne me souviens pas comment les choses se sont cristallisées, mais tout est allé très vite. Il était urgent pour moi d’interroger − dans la fiction − le rapport au père. Et la figure de Médée s’est ainsi imposée. Elle a envahi mon univers. Il fallait commencer par un zoom arrière, un plan très large, qui embrasserait les origines du personnage de Médée, son rapport viscéral à l’archaïque, son rapport conflictuel au « nouveau monde » qu’elle aborde. Puis il me fallait étrangler l’histoire dans l’entonnoir de l’intime pour qu’elle se termine par le face-à-face avec le père. Car pour moi, Médée c’était d’abord ce désir irrépressible de partir, de quitter la mère patrie ou le père patrie pour ne pas être étouffée, anéantie. La passion immédiate et brutale pour Jason n’est que le moyen du départ. Jason, finalement, n’est que le phallus qui permet à Médée de mettre en œuvre ce départ. Ce phallus n’est rien d’autre que l’objet qui ouvre la barrière du vertige absolu de cette libération. Il n’y a plus de décélération possible à partir du moment où elle quitte sa terre natale car la libération s’est accomplie dans le meurtre : celui − symbolique − du père et celui − réel − d’Apsyrte, le frère. Et en tuant Apsyrte, c’est son père qu’elle tue, qu’elle ampute, qu’elle paralyse. Tout est parti de là. Des origines. De la nécessité de fuir une famille vécue comme toxique. C’est comme ça que Médée s’est imposée à moi. J’avais besoin de passer par la poésie, par la beauté excessive, maximaliste de la mythologie pour pouvoir aborder cet intime… Parce que le « document de soi » ne m’intéresse pas. L’autofiction ne m’intéresse pas. Valérie Dréville Je comprends très bien… Jean-René Lemoine Il fallait donc que cet intime que j’allais accepter de livrer puisse entrer en résonance avec ce que les spectateurs peuvent eux-mêmes vivre, avoir vécu, ou avoir tout simplement fantasmé. Raconter seulement ma propre histoire, cela aurait été monstrueux. Il fallait la raconter en la travestissant, c’est en la travestissant que je pouvais approcher la rugosité de la sincérité. Je ne crois pas qu’en racontant juste les faits, la chronique des faits, on soit forcément proche de la… Valérie Dréville … de la réalité. Jean-René Lemoine … Oui. En tout cas de la substance incendiaire de la réalité. Avec le mythe on peut tout traverser. Tout est dit déjà dans le mythe. C’est comme entrer dans une chambre obscure où l’on sait que tous les objets sont là. Il faut juste faire confiance. On peut pleurer beaucoup dans cette obscurité, mais il faut juste attendre… Le filtre de la mythologie me permettait de questionner le rapport au père sans jugement, je pouvais redécouvrir le père, le laisser apparaître de lui-même, en liberté. Médée m’a permis aussi de dire des choses sur la condition de l’étranger, sur la dimension


« exotique » dans laquelle il est très souvent enfermé, qui le réifie. Le mythe dit la complexité de cela. Il permet de dire l’innommable, l’indicible car il donne une forme poétique à la violence. Il provoque un choc chez le spectateur. Mais, n’assenant pas de vérité, il lui laisse aussi sa liberté. C’est ça aussi qui m’a frappé en voyant Médée-Matériau. L’infinité de strates du récit. On repart frappé par ce qu’on a entendu, vu. On peut le laisser (ou ne pas le laisser) pénétrer en soi pendant les jours qui suivent. La tragédie n’est jamais morale. Elle peint les êtres. Et les personnages qui se consument sous nos yeux nous permettent de voir une partie de notre glaise, ce dont nous sommes constitués. Valérie Dréville Ce n’est pas tellement différent de ce que dit Heiner Müller sur la genèse de la création quand il travaille sur le mythe. C’est à travers le mythe qu’il arrive à parler de sa situation d’artiste en Allemagne de l’Est. Ce sentiment qu’il a de n’être ni de l’Est ni de l’Ouest, d’être étranger dans son propre pays. Et d’une position politique qui est la sienne. Il dit la même chose que toi. Jean-René Lemoine Dans Médée poème enragé, j’interroge le féminin. Toi, tu interroges le masculin dans Médée‑Matériau. Heiner Müller dit d’ailleurs : « Ni homme ni femme  4 ». Valérie Dréville « Ni homme ni femme, au milieu  5 ». Jean-René Lemoine Est-ce que cette question a été au centre de ton travail ? Valérie Dréville Ça n’a jamais été nommé comme ça : le masculin ou le féminin. Mais je peux dire que l’expérience que j’en ai remonte à plus loin que celle de Médée. Elle vient de mes voyages en Russie, chez Vassiliev. Petit à petit, en travaillant avec lui dans ce laboratoire, en voyant les acteurs, j’ai commencé à appréhender qu’être actrice, présenter le féminin sur une scène, pouvait avoir une autre signification que celle qu’on en avait parfois ici, en tout cas celle véhiculée par le cliché. Et ça, c’était une libération. J’ai pu le sentir aussi avec Vitez, mais j’étais beaucoup plus jeune et ça se passait autrement. Évidemment ça s’est augmenté avec Médée-Matériau, mais comme un prolongement de ce sentiment-là : que le féminin pouvait être tout à fait autre. Donc je ne sais pas si c’est le masculin que j’interroge, mais c’est un autre féminin. Ça c’est sûr. Et cette question du milieu − ni homme ni femme, ni

4.  Heiner Müller, Médée-Matériau, op. cit., p. 16. 5.  Ibid.


mort ni vivant, ni au ciel ni sur la terre, ni au Sud ni au Nord, ni à l’Ouest ni à l’Est − est, je crois, une question extrêmement contemporaine. Où est-ce qu’on est ? Ça peut être un espace de liberté, un chemin de traverse. Parce qu’on est tellement assignés à des places, quelles qu’elles soient − riches, pauvres… Évidemment ce « ni homme ni femme », c’est un peu une phrase mystère. On ne sait pas trop ce que ça veut dire. Mais en tout cas, c’est un endroit d’échappatoire, c’est-à-dire que ça arrive au moment du deuxième rituel, au moment où Médée tue ses enfants et donc, là, elle accomplit quelque chose qui la fait − on pourrait dire − sortir de son propre mythe. Elle agit profondément sur elle-même, elle s’échappe, elle part, elle s’en va. Dans le mythe tel qu’il est raconté, elle s’en va vraiment puisqu’elle part sur le char du Soleil. Elle retourne chez son père originel, Hélios. Chez Müller il y a ça, mais il y a la métaphore de ça, c’est-à-dire ce « ni là ni là » : ni à Corinthe ni en Colchide. C’est une place qu’elle choisit qui est le chemin de traverse de là où elle est assignée, c’est-à-dire l’exil. C’est enfin une place où elle choisit d’être, mais qui est « entre ». C’est la place du médium. C’est la place métaphysique par excellence. Ça existe dans la réalité mais ça existe aussi comme métaphore. Par exemple, je pensais beaucoup à la fin de Théorème de Pasolini, quand le père se déshabille dans la gare et qu’il part. On le voit marcher dans le désert, nu. Et puis il y a ce cri. Pour moi c’est quelque chose qui a à voir avec ça. C’est l’endroit de la rencontre. Vassiliev parle beaucoup de ça. Dans le rapport avec la figure ou le personnage, il dit que l’acteur entre en scène pour la rencontre avec… C’est quelque chose qu’on ne peut même pas nommer, c’est quelque chose qui est l’événement principal, qui arrive, qui est un événement comme une naissance, un événement qui n’arrive qu’une seule fois, ou comme un crime ; Duras a beaucoup parlé de ça. L’acteur entre en scène pour cette expérience, qu’est-ce que c’est que de passer à travers cela, de passer une limite, une frontière ? Jean-René Lemoine Quand j’ai vu la représentation de Médée-Matériau au TNS, j’ai ressenti la résistance d’une partie du public, comme une douleur à pouvoir accepter cette proposition-là, à savoir celle d’une femme, d’une féminité qui n’est pas là où l’on voudrait qu’elle soit. Valérie Dréville Oui, ça c’est sûr. Jean-René Lemoine Et cette résistance, ce combat, je les ai trouvés magnifiques, parce qu’il s’agit bien d’un combat. Les spectateurs luttent. Je n’ai pas eu ce sentiment à la représentation que j’avais vue à Nanterre, il y a douze ans. Peut-être parce qu’alors j’avais l’impression d’être seul avec toi. Mais j’ai en tout cas le souvenir d’une représentation plus… Valérie Dréville … calme.


Jean-René Lemoine La représentation que j’ai vue récemment au TNS (c’était ta dernière) était calme également mais… Valérie Dréville C’était la plus calme des représentations qu’on ait faites à Strasbourg et ensuite à Paris. Jean-René Lemoine … en même temps je sentais dans le public, derrière moi, une résistance, une résistance silencieuse, une difficulté à accepter. C’était comme si tu leur tendais la main en leur disant : « Je vous emmène vers l’inconnu. Je vous propose une autre vision du féminin. » Cela provoquait un effroi. Et cet effroi n’était pas le même pour les femmes que pour les hommes. Valérie Dréville Oui, c’est sûr. Jean-René Lemoine Chez les hommes il y avait une terreur − comme une panique de castration − à accepter soudain d’être dans la position passive, c’est-à-dire, dans le plus beau sens du terme, la position de celui à qui on délivre, à qui on enseigne quelque chose de radicalement différent. Et j’avais le sentiment que pour les femmes, c’était une autre terreur, qu’elles auraient pu mourir de se dire : « Je ne me suis jamais permis cela. » Valérie Dréville Oui, tout à fait. Mais, tu sais, je pense que c’est la même terreur que celle que j’ai pu ressentir moi, finalement, la même résistance, le même manque de foi : « Non, je ne peux pas, moi je suis une femme, je ne suis pas ça. » Faire ce chemin-là vers cette puissance, cette assurance. Se dire : « C’est ça, ce n’est pas autre chose. » Jean-René Lemoine Il y a une question qui me taraude. Pourquoi est-ce que finalement, maintenant, aujourd’hui, on accepte plus facilement que ce soit l’homme qui échappe à la définition, qui ne soit « ni homme ni femme » ? Valérie Dréville Oui… Et moi aussi, je voudrais te retourner la question… Parce que toi aussi tu provoques un trouble. Jean-René Lemoine Oui, je provoque un trouble. Mais je crois que le trouble est beaucoup plus accepté pour moi que pour toi.


Jean-René Lemoine, novembre 2016 © Jean-Louis Fernandez

Valérie Dréville Oui, c’est vrai. Jean-René Lemoine Ce qu’ils ont du mal à accepter, c’est que toi tu prennes une position dominante. Et précisons-le, elle n’est pas dominante dans le sens où tu prétendrais détenir la vérité. Tu dis juste : « Vous ne savez pas ce que je suis. Je ne le sais peut-être pas moi-même. Mais vous allez devoir m’écouter telle que je suis. » Et cela semble insupportable, en tout cas à bon nombre de gens. Alors que de mon côté, il y a une séduction qui s’opère, un va-et-vient permanent entre séduction et effroi. J’amène les spectateurs vers la séduction, ils me suivent et ensuite, ils se glacent. Valérie Dréville Ils sont pris. Tu les as déjà pris. Tu es comme une araignée. Tu tisses ta toile, ils sont pris et après ils ne peuvent plus bouger. Moi j’ai senti ça, très fort, quand tu as joué Médée poème enragé à Strasbourg. Très vite. Il y a une espèce de fascination. Une attirance.


Jean-René Lemoine Moi j’érotise. Toi non. Ou s’il y a une érotisation dans Médée-Matériau, elle est âpre. Valérie Dréville Oui. D’abord toi tu t’adresses véritablement au public. Le public est un chœur. Jean-René Lemoine Un chœur de femmes. Valérie Dréville De femmes. Donc il y a une intimité, il y a une adresse, il y a une relation directe et ça provoque quelque chose. Il y a une relation entre toi et le public, très vite. Moi, il n’y a aucune relation, ça passe à travers eux. C’est : « Qui m’aime me suive. Mais si vous ne me suivez pas, moi je continuerai. » Une fois j’ai posé la question à Vassiliev. Parce que c’était quand même très différent de faire ça en répétition et puis de faire ça devant des gens, tu vois. Il m’a dit : « Non, tu n’as pas besoin du public. C’est exactement comme un prêtre qui fait son rituel. Il y a des gens qui sont là, dans le temple, dans l’église, dans n’importe quel lieu de culte. Ils sont là, ils sont là. Ils partent, ils partent. Et le rituel se fait. » Jean-René Lemoine Et toi, tu parviens à le faire, quoi qu’il arrive ? Valérie Dréville Non, justement, je n’y arrive pas mais c’est… Jean-René Lemoine … l’objectif. Valérie Dréville … la tentative. Bien sûr que je n’y arrive pas. Ou j’y arrive à un moment. Et après je n’y arrive plus. Mais en tout cas, ça doit être comme ça, je sais que ça doit être comme ça. Jean-René Lemoine Ce que tu dis est passionnant… On nous a toujours appris que lorsqu’on joue on doit − d’une certaine manière − plaire, être aimé. On doit être des Circé. Valérie Dréville Mais c’est dangereux ça. Grotowski parle de ça très bien en disant qu’il y a un type de théâtre ou un type d’acteur qui se vend au public, qui devient comme une prostituée. Krystian Lupa parle beaucoup de ça aussi. Donc c’est vrai, mais dans quelle mesure ? Quelle est la limite de ça ? Comment est-ce que l’acteur se garde d’être entièrement l’objet du public, l’objet du désir du public, l’objet de répulsion du public, ou d’amour ? Ça pose, en fait, ces questions-là.


Jean-René Lemoine Mais est-ce que ce n’est pas ça l’endroit de la confiance ? De ne pas s’interdire d’être l’objet d’amour du public et en même temps de ne pas en faire quelque chose de central, d’essentiel ? Valérie Dréville Oui, tout à fait. C’est un équilibre. Si tu arrives à tenir, à conduire ton action en dehors du fait d’être aimé ou non. Parce qu’évidemment, si tu es aimé, ça te donne des ailes, comme dans tout rapport amoureux. Mais il faut pouvoir conduire ton cheval, quoi qu’il arrive. Jean-René Lemoine Moi j’ai toujours un moment de frayeur au début de la représentation, quand j’entame le récit de l’inceste − inventé − entre Médée et son frère Apsyrte. Je sens que le public se pétrifie et chaque fois je me dis qu’ils ne vont pas me laisser continuer… Car je leur présente cet inceste avec douceur, je convoque un érotisme, un érotisme adolescent dans lequel je dois me plonger pour dire ces mots-là. Je dois entrer en quelque sorte dans un souvenir adolescent pour restituer la dimension de pureté qui se cache au cœur de cette chose terrifiante. Et chaque fois, je ressens cette crispation du public qui m’effraie à mon tour et puis je me dis : « Je m’en fous, je plonge. » Valérie Dréville La dimension du « je m’en fous » est essentielle. C’est un équilibre entre la rigueur et une désinvolture totale. Comme s’il n’y avait pas d’enjeu pour soi-même. Comme si l’enjeu était totalement ailleurs. Moi j’arrive à avoir cette désinvolture le plus souvent quand je suis totalement désespérée. C’est-à-dire après une mauvaise représentation, quand je me suis fait engueuler. Je me dis que finalement je ne contrôle rien, je ne sais rien, donc je m’en fous, j’y vais comme ça et on verra bien. Et je sais que c’est l’attitude juste. Mais je ne peux pas le faire exprès parce que je sais que ce serait encore de la volonté. C’est un drôle de truc. Et ça, c’est lié à la représentation. Parce qu’en répétition, ça ne se passe pas comme ça. Il n’y a pas besoin de cette désinvolture. Parce que tu construis autrement. Jean-René Lemoine Le miracle advient parce qu’il n’y a pas d’enjeu. Valérie Dréville Oui, et puis ce que tu disais tout à l’heure est très intéressant : « Je ne vais pas jouer à pleine voix. Je fais comme ça, pour essayer. » Ça, c’est très précieux, parce que si tu arrives à faire ça en représentation, tu arrives à jouer comme tu répètes, il y a un potentiel merveilleux. Ça veut dire que tu ne donnes pas tout, que tu en as encore « sous le coude », et c’est ça qui est très beau. Jean-René Lemoine Quand tu donnes tout, en fait, tu ne t’y attendais pas.


Valérie Dréville Tu ne sais pas que tu vas tout donner, tu ne t’es pas préparé à ça. Ça ne peut pas se passer comme ça, juste parce que tu l’as décidé. C’est quelque chose qui te traverse finalement, qui est lié aussi à beaucoup de choses difficiles à appréhender : l’énergie du public, le temps qu’il fait dehors, ce que tu as fait avant, ce qui s’est passé dans la loge, dans la coulisse, mille et un détails. Jean-René Lemoine Le plus violent, c’est, quand la représentation approche, le sentiment de ne pas avoir envie d’y aller. Valérie Dréville Oui, c’est comme quelque chose qui se creuse. Tu ressens une espèce de vide, un sentiment d’illégitimité, voire un dégoût du théâtre. Moi je ressens ça parfois. Jean-René Lemoine Pour moi, c’est aussi l’appréhension de la longue traversée que je vais devoir faire. J’ai presque la sensation de devoir traverser la mort, la douleur ou… Valérie Dréville Oui, parce que l’idée que tu as du temps de la représentation quand tu n’y es pas encore, ce n’est pas la même que lorsque tu es en représentation. Le temps change. Jean-René Lemoine Le temps change. Et même l’idée que j’ai de la représentation au début de la représentation… Valérie Dréville … n’est pas la même qu’après. Jean-René Lemoine … ou qu’au milieu, ou au moment où ça prend sa vitesse de croisière. Valérie Dréville Là tu entres dans un autre espace. Tu es pris par quelque chose. Vraiment. Tu es dans quelque chose. Ce n’est plus toi qui fais. Tu es joué par la représentation, par ce qui arrive… ... Mais j’ai une autre question à te poser, une question en deux parties : puisque tu ne te définis pas comme un acteur, en tout cas pas seulement comme un acteur, qu’est-ce que l’expérience de Médée te donne comme pensée de l’acteur ? C’est-à-dire, à travers Médée, qu’est-ce qu’un acteur ? Jean-René Lemoine À la première répétition, j’arrivais déjà avec une dramaturgie. Bien sûr, j’allais être l’acteur, mais secrètement, je savais ce qu’allait être le spectacle et j’ai ensuite suivi le droit fil de cette intuition. Donc il m’est difficile de faire la part de l’acteur et celle du metteur en scène. C’est difficile pour


moi de définir l’acteur que je suis. De l’isoler. Avec Médée, je joue ma vie, dans tous les sens du terme, je suis une sorte de performeur, mais en même temps je ne laisse pas beaucoup de champ à l’aléatoire. Je suis un performeur qui utilise l’outil de l’acteur. Je convoque à nouveau les bribes d’acteur que j’ai été, le danseur que j’ai un instant rêvé d’être, la discipline de la danse, dont j’ai fait l’apprentissage… Un jour, j’avais vingt ans, je vivais à cette époque à Bruxelles, je venais d’être renvoyé de Mudra, l’école de danse créée par Maurice Béjart, je suis entré dans un cabaret, pour demander s’ils n’avaient pas besoin d’un danseur, et, à ma grande surprise, quelques jours après je me suis retrouvé à descendre tous les soirs le grand escalier, habillé en femme. Valérie Dréville Ah oui ?! Et tu l’as fait longtemps, ça ? Jean-René Lemoine Je l’ai fait plusieurs mois. Valérie Dréville Ah oui, donc ça s’est inscrit en toi. Jean-René Lemoine Mais je le faisais en me disant que je ne le faisais pas. Valérie Dréville (Rires) Oui, c’était comme ça. Pour essayer, comme ça. Jean-René Lemoine C’était m’arracher à tout ce qui avait été mon éducation avant. Et en te parlant, je me rends compte que tous ces accidents de vie se réconcilient dans l'écriture de Médée. Moi j’ai toujours été seul, je n’ai pas rencontré un maître, comme toi tu as pu le faire. Après Mudra, l’école où j’avais rêvé pouvoir apprendre, j’ai travaillé une année avec Lindsay Kemp, un metteur en scène anglais qui faisait un théâtre total, baroque, excessif. J’ai passé un an dans sa compagnie. Là j’ai beaucoup appris, mais sans méthode. Nous voyagions de ville en ville et ce nomadisme me convenait. Et puis, une fois que j’ai quitté la compagnie, j’ai continué l’errance, mais plus douloureusement, avec en filigrane le sentiment sourd de l’échec, la peur de devenir un dilettante. Quand j’ai commencé Médée, c’est comme si toutes ces expériences s’étaient transformées en matériau de travail. J’étais à ma place… J’étais à ma place. Voilà… Valérie Dréville Tu t’es inventé ta place d’acteur. Jean-René Lemoine Peut-être que c’est avec le travail sur Médée que je me suis posé, que je me suis inventé une terre, un matériau.


Valérie Dréville Ça a à voir avec la réconciliation. Jean-René Lemoine Oui… Mais ce ne sont que des hypothèses. C’est bien de rester dans les hypothèses. Valérie Dréville En fait, ça répond à la deuxième question que je voulais te poser : qu’est-ce que tu emportes avec toi de Médée, en tant que personnage, en tant que figure, en tant que mythe, qu’est-ce qu’elle te dit à toi pour ta propre vie ? Jean-René Lemoine Elle me dit qu’elle est indispensable. Par la complexité de ce qu’elle est, par sa rébellion, par son refus de toute concession. Médée ne suscite pas la compassion. Elle interdit le compassionnel. Donc, ce qui est important, c’est de faire entendre cette parole, même si elle déplaît. Médée ne permet pas l’assignation à une place. Elle semble le permettre un instant mais après elle… Valérie Dréville Elle le retourne. Jean-René Lemoine C’est la première fois que finalement je n’ai pas essayé de séduire − et là je te rejoins −, la première fois que ça m’est égal que ça plaise ou non. Au contraire, ça m’intéresse. Et j’accueille le refus quand il se présente. Et toi, qu’est-ce que tu emportes avec Médée ? Valérie Dréville (Rires.) Oh là là. Je savais très bien ce que j’emportais à la première version. Et maintenant je ne sais pas encore parce que c’est… c’est encore trop inconnu pour moi… Jean-René Lemoine J’entends… Tu sais, je ne voulais pas voir Médée-Matériau aux Bouffes du Nord, parce que je redoutais ce lieu qui, d’une certaine manière, est devenu un lieu bourgeois. Valérie Dréville Oui. D’ailleurs ça a été très violent. Plus qu’à Strasbourg. Jean-René Lemoine Oui, j’ai préféré venir te voir à Strasbourg. Et c’était très beau de te voir après la représentation. Tu étais comme ivre. Tu étais là sans être là, avec ce fantôme encore accroché… Valérie Dréville Oui, c’était la dernière. Il y avait eu toutes les répétitions, les représentations, le départ de Vassiliev, devoir faire cela toute seule. J’étais dans une tornade. Et en fait, je suis encore dans cet état, je ne


m’en défais pas. Un état un peu flottant. C’est pourquoi je suis incapable de dire ce que j’en retire. Je suis juste comme au sortir d’un tremblement de terre. Je ne sais pas quel sens ça a pour moi maintenant. Je suis très contente de ne pas avoir à répéter quelque chose d’autre tout de suite. Je préfère être dans cet état-là, indéterminé, indécis… En fait, je n’avais pas de mal à sortir chaque soir de la représentation, mais j’ai du mal à sortir de… Jean-René Lemoine … du cycle. Valérie Dréville Oui. Jean-René Lemoine Je comprends très bien. Valérie Dréville D’autant plus qu’on ne sait pas du tout si ça va pouvoir se refaire. C’est suspendu. Pour l’instant, il n’y a rien. Jean-René Lemoine Mais ton désir est de le rejouer ? (Rires.) Enfin, le désir et l’effroi. Valérie Dréville (Rires.) Oui, c’est entre le désir et l’effroi… Mais si on me disait : « Tu ne vas plus jamais le refaire », ça me paraîtrait absurde… On verra. Paris, été 2017

Formée à l’école du Théâtre National de Chaillot et au Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris, Valérie Dréville a joué, entre autres, avec Antoine Vitez, Claude Régy, Stanislas Nordey, Anatoli Vassiliev, Krystian Lupa, Thomas Ostermeier. Elle entre en 1988 à la Comédie-Française qu’elle quitte en 1993. Elle est artiste associée au Festival d’Avignon en 2018 et au Théâtre National de Strasbourg depuis 2015. Jean-René Lemoine est auteur, metteur en scène et comédien. Il a été lauréat de la Fondation Beaumarchais et de la Villa Médicis Hors les murs. Il a également obtenu le Grand Prix de la critique et le prix Émile-Augier de l’Académie française. Sa pièce Vents contraires sera créée à la MC93 à Bobigny, puis jouée au Théâtre National de Strasbourg lors de la saison 2019 / 2020. Ses textes sont publiés aux Solitaires Intempestifs.


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