Parages 04 | LAZARE

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PAROLES DEÂ PARAGES LAZARE

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Appel de Lazare inĂŠdit (extrait)


L’appel est une invocation. L’élan décisif avant le saut. Comme on invoque les esprits, Ismaël, personnage de la pièce que j’écris actuellement pour ma prochaine création, appelle ceux qu’il aime, les vivants et les disparus, les poètes qu’il affectionne, pour qu’ils l’entourent. Ismaël interpelle Claude, le dramaturge, pour ne pas se perdre dans les fissures du temps. Il n’y a rien de plus nécessaire que l’affection et la confiance de l’amitié pour accueillir les profondeurs de l’invention et les orages de l’imaginaire. LAZARE

ISMAËL : Allô Claude ! C’est Ismaël ! Oui oui, c’est moi ! Oui c’est bien moi ! En ce moment je me demande si moi c’est bien moi. C’est possible que je sois plusieurs personnes en même temps ? C’est le cas de tout le monde ? Maeterlinck il dit qu’on est multiple et même Pessoa aussi dit ça. Non ? T’entends pas le son du… T’as monté le téléphone là ? T’as monté le son. Parce que tu m’entends mal ? Tu n’as pas mis tes appareils… Pourquoi toi ton âge… Je ne sais même pas quel âge tu as… Quatre-vingt-treize ans ? C’est tout jeune ! C’est tout jeune. C’est tout jeune dans la poésie quatre-vingt-treize ans… Tu sais j’écris des poèmes en ce moment notamment sur Gérard de Nerval…


T’as entendu parler ? Gérard de Nerval, il s’est fait évincer par… Victor Hugo ! Et ça me fait souffrir cette idée qu’il s’est fait évincer par Victor Hugo. J’ai envie de revenir à Nerval pour trouver le grain de peau de l’autre dans ma nourriture parce que des fois je me sens comme un chien endormi sur le palier de la vie… Oui ! Je me sens un chien toléré par la direction. Juste toléré par la direction. Et qui essaie de faire sa vie dans un monde qui est quand même franchement dégueulasse. Et je vois toutes ces femmes avec des robes et j’ai envie de leur courir après. Je pense beaucoup à ça ! Je pense beaucoup que je suis un chien qui court après des robes de femmes et qui voudrait devenir un cheval mais je reste un chien. Je sais plus si je veux être un cheval ou un chien. Tout se mélange dans mon crâne, Claude. Oui ça fait un bout de temps que les choses se mélangent, c’est des affolements. Faut pas que je me laisse abattre par les affolements. Tu connais ou pas l’histoire de Gérard de Nerval ? Parce que je crois que c’est sacrément triste… Dans sa vie, il était amoureux d’une chanteuse Cléopâtre qui chantait à l’opéra qui montrait sa chatte et tout, tout le temps, et… Ça l’a fait souffrir oui de voir tout le temps cette femme nue en face de lui tout le temps en train de chanter alors qu’il est extrêmement timide ! Extrêmement timide ! Face à une femme qui lui montre ses jambes


et lui il souffre de ça, tout de même ! Il n’a pas un casque de chevalier comme tous les Perceval pour se protéger on ne le salue pas dans la rue comme un Perceval comme un capitaine ! Ou un général ! Non, il est poète, il n’a pas de place dans la société ! Il ne sait pas où se mettre ! Il est comme un chien toléré par la direction. Parce qu’il est inoffensif ! Il est inoffensif ! Voilà, le problème. Alors qu’il devrait être du diamant qui coupe ! J’ai un peu froid à part ça je vais bien. À part que je suis plusieurs personnes, je vais bien. Oui, elles vibrent autour de moi mes personnes. Elles se permettent de toucher mes parfums elles fouillent dans mes vêtements elles lisent mes poèmes elles m’insultent elles se lavent avec mon savon. Non, je ne m’ennuie pas en attendant je n’ai toujours pas trouvé une femme avec qui faire ma vie. J’en ai eu déjà mais après elles finissent toutes dans des rêves plutôt que dans la réalité… La réalité est trop violente pour moi. Gérard de Nerval tu sais qu’il a vécu à Montmartre ? Dans un château… Le château des Brumes ! Peut-être que c’est lui mon frère ? Et en plus il a écrit une histoire sur Jésus. Le Jésus aux Oliviers, tu as entendu parler de cette histoire ? Il dit : « Je suis le soleil noir de la mélancolie. »


Le soleil noir de la mélancolie. C’est comme un rockeur qui porterait des lunettes noires. Tout va bien, ça va. Je harponne dans la réalité pour essayer de sortir des choses de l’eau… J’essaie de faire un film sur Jésus. Un Jésus qui libère les cœurs. Un Jésus qui libère les gens sexuellement qui aurait presque un truc un peu nietzschéen tu vois ? Tu vois… Joseph Nietzsche l’auteur Joseph Nietzsche tu as lu ça ? Joseph Nietzsche qu’écrit des livres. Non ce n’est pas mon père, Joseph Nietzsche ! Mais ça aurait pu être ma mère avec les cheveux qu’il a ! Dans des géométries de fleurs je le voyais Joseph Nietzsche écouter le cœur des choses et écrire avec le sang de l’existence. Avec le sang de la vie ! Faut lire seulement les gens qui écrivent avec leur sang ? Si tu écris avec ton sang les morts peuvent venir dans ta chambre non ? Si j’écris avec mon sang peut-être que Jésus va venir… Parce qu’il dit : « Ceci est mon sang » ! Ce n’est pas du tout le Jésus de la Bible ! C’est mon Jésus à moi un Jésus libérateur des souffrances de la France ! Le fait d’être arabe, des fois je le vis mal, je t’avoue. Surtout en ce moment après les attentats, je le vis assez mal d’être arabe. Peut-être que je m’accuse tout seul d’un truc que je n’ai pas fait…


Oui, je parle un peu trop vite. C’est à cause de ma conscience que je parle vite ouais il faudrait que je me libère de ma conscience et que j’accepte d’être un cheval et de ne pas vouloir vivre autre chose que mon destin de cheval. Plutôt que de vouloir absolument être un homme ou un Arabe ! Je pense que je serais plus libre en cheval. Non je n’ai pas quatre pattes, c’est bien le problème je me suis matérialisé avec cinq doigts et deux pieds c’est bien le problème ! Si j’avais quatre pattes… Là je fais avec ce que j’ai mais j’aimerais bien galoper moi aussi. Que l’on donne de l’avoine à mon sexe ! Je galope, je galope ! Je vais dans les rues à Montmartre galoper je cherche Nerval ! Avec mon équipe ! Je vais avoir une équipe on va venir on va faire un film sur Gérard de Nerval qui se transforme en Jésus sur le mont des Oliviers il dira : « Dieu est mort ! » Parce que les gens ne font que trahir depuis leur naissance la vérité du cœur ! Ils veulent ressembler à un module ! Tu vois ce que c’est un module ? Tu vois vaguement les modules ? Ce n’est pas un modèle mais c’est tout comme. En ce moment j’ai mal au genou, j’ai des douleurs… Comme Pasolini… parce que j’ai joué au foot et parce qu’il fait froid, oui, j’ai le genou qui réagit mal.


Oui. Je pense un peu trop. Je grossis ! Je grossis ! J’ai quarante et un ans j’ai passé l’âge du Christ et je deviens de plus en plus gros. Pourtant je ne fais rien je ne mange que des sandwiches et des bananes. Jésus a compris qu’il fallait mourir jeune pour rester éternel. Pour rester célèbre. Le Christ a réussi ! Mais il a souffert pour nous ! Tu ne sais pas si c’est pour nous ? Tu n’as pas trop compris ? On dit que rien ne l’ébranla même pas l’Enfer. On dit ça : Ne l’ébranla même pas l’Enfer ! Ils disent ça ils disent ça ! C’est écrit dans la Bible Rien ne l’ébranlera. Même pas l’Enfer. Le Diable est venu parler à son oreille mais il ne l’a pas écouté. Je l’ai lu ! Qu’il chevauchait des chevaux sauvages tandis que Satan le vieux Satan était sur un cheval gris et jaune et lui se sauvait sur un cheval blanc. Et que Marthe pleurait. Et que Marthe se désolait. Ça s’appelle la chevauchée de Jésus. Oui la chevauchée de Jésus !


Un cheval blanc blanc comme du lait un cheval blanc… Loin de tout péché Jésus fut pardonné sur son cheval blanc comme du lait. Marthe pleurait pleurait pleurait tandis que Satan chevauchait un cheval gris et jaune… Je veux faire les nouvelles prophéties pour ne pas que les gens s’entretuent pour qu’ils laissent leurs armes au sol. J’ai du boulot. Je suis mal parti mais j’ai du boulot. Mais je m’en vais sur la route voilà… Tu as mieux compris cette histoire de Nerval que cette histoire de Christ, non ? L’histoire que je comprends mieux, c’est l’histoire de Perceval. Perceval était puceau, un peu comme Pessoa oui il n’a jamais fait rien avec une femme ni rien ! Et Pessoa va dans la neige et il se roule dans la neige comme un cheval parce qu’il y a de la tourmente autour de lui et les nuages courent autour de lui il se jette dans l’eau il meurt le jour de Noël. Et Perceval, lui, voit dans la neige du sang. Et comme il est puceau il voit dans le rouge du sang la bouche de son aimée et il tue tous ceux qui veulent le sortir de force de sa rêverie. C’est une histoire que je suis en train d’écrire. Perceval… Oui, c’est mon chevalier un petit bonhomme. Je l’ai trouvé dans une brocante, Perceval je l’ai payé dix euros. Non, ce n’est pas cher pour un personnage qui peut changer les vies !


Il m’a transformé en cheval qui galope et qui roule dans les rues de Montmartre et qui tombe. Je ne galope pas je me mets en boule et je roule devant des femmes magnifiques je fais ça. Je suis de bonne humeur oui parce qu’il y a un peu de lumière. Et toi, comment ça va ? Tu es fâché avec la lumière ? Alors… Non-éclairement à fond la caisse ! Ça nous laissera imaginer ce qu’il pourrait y avoir et qu’on ne verra pas… Toutes ces choses qu’on ne voit pas et qui sont là pourtant ! Toutes ces choses que je ne vois pas et qui vivent avec moi ! Peut-être qu’elles sont en train de me dessiner ! Ou bien c’est moi qui les imagine. Mais entre ce que j’imagine et ce qui est il y a une énorme différence. Dans ce que j’imagine, il n’y a jamais l’argent pour payer mon loyer. Je commence à vivre de ce que j’écris ? Eh bien non justement. Mon propriétaire ! Il me met une pression noire ! Il ne se rend pas compte j’ai besoin d’acheter du matériel pour faire mes films ! Tu comprends bien ! Je ne vais pas attendre je vois des trucs j’ai besoin d’être complètement libre sinon je suis un handicapé. Je me défends pas mal ? Je ne fais pas le trottoir non plus ! Si ! Tu as dit que je faisais le trottoir ! Que j’étais un travesti qui faisait le trottoir ! Dans une autre vie, dans une autre histoire j’étais un travelo.


Ça ne t’étonne pas ? Et je m’appelais Cléopâtre. Et dans une autre vie je m’appelais Jésus et dans une autre vie j’étais mort je revenais à la vie et… Tu te souviens qu’une fois j’étais venu te voir et que je pleurais et que j’avais un démon en moi qui jaillissait tu te souviens de ça ? Qui jaillit et qui demande le sang et qui demande la vengeance et qui hurle et qui refuse de voir le monde et qui m’enchaîne la nuit. Qui m’enchaîne et qui glisse sur mon corps et qui prend mon corps je t’avais dit ? Je t’avais dit ça ? Je t’avais dit ça que des fois il m’attaquait ? Non ? J’essaie toujours de m’arracher à lui mais des fois il me presse il me tracasse il me crie dessus il est plein de peste et de remords et d’empressement il croit toujours qu’on est différents des autres et du monde et il veut détruire le monde aussi cette chose. Ouais ! Il veut détruire le monde il ne veut pas être avec les autres parce que les autres l’ont rejeté. Je regarde de tous les côtés et je me retrouve sur la route tout seul et je ne vois rien venir de bien pour nous.


Et ça me fait un peu peur tout de même de ne rien voir venir de bien pour nous, Claude tu sais. Quelque chose de bien pourrait venir pour nous ! Pour toi et moi ! Je ne demande rien d’impossible je demande juste un tout petit peu de temps un peu ensemble et d’arracher des secrets au monde. Tous les deux dans un théâtre. Je te ferais lire des poèmes très courts que j’ai écrits des haïkus. Des formes japonaises ! Moi et le Japon ça va bien ensemble. (...)

Lazare est auteur et metteur en scène. En 2006, il fonde la compagnie Vita Nova et rassemble autour de lui une constellation d’acteurs et de musiciens qui vont l’accompagner dans l’aventure d’un triptyque théâtral dont les motifs principaux sont la mémoire refoulée des tragédies de la colonisation, les trous de l’histoire de France. Ses textes sont publiés aux Solitaires Intempestifs et chez Voix Navigables. Il est artiste associé au Théâtre de Gennevilliers-T2G depuis septembre 2017 (direction Daniel Jeanneteau), ainsi qu’au Théâtre National de Strasbourg depuis septembre 2015. En mars 2017, il y a présenté Sombre Rivière, sa dernière création. Olivier Leite (La Rue Ketanou), Lazare © Hélène Bozzi



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