Parages 02 | CLAUDINE GALEA

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PAROLES DEÂ PARAGES CLAUDINE GALEA

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Faire l'expĂŠrience de Claudine Galea


Claudine Galea, c’est la mise à jour de l’inavouable. C’est le pari que la littérature, quels que soient la forme ou le genre, est un engagement troublant et fructueux dans ce que l’expérience a d’impossible à vivre et à raconter. Vivre et raconter. Elle me cite, un jour, cette phrase d’Annie Ernaux, tirée d’un entretien avec Michelle Porte : « Il y a dans le vécu quelque chose d’immense, qui demande à être questionné sans cesse. […] Il faut essayer de comprendre, de connaître ce qui, en somme, vous est donné par l’expérience. » Expérience, peut-être, au double sens : ce que l’on vit, ce qui nous traverse ; faire ou tenter une expérience. Expérience que le raisonnement ne peut anticiper ou construire, le plus souvent non dite, cachée, laissée tapie dans l’ombre, parfois inconsciente ou oubliée. Littérature amorale des tabous, de l’incorrection, littérature de l’intime, noué au plus profond de l’expérience. Dénouer, révéler, affronter l’obscène. Retrouver le fil dramatique, voire théâtral d’une expérience vécue ou tentée, lointaine, celle de l’adolescence, expérience que l’on fait remonter, comme un « trésor » à exhumer, les « trésors » inavouables et perdus de l’adolescence. Faire l’expérience expose cela, sans concession. Claudine Galea a découvert en ligne le travail photographique d’Isabelle Vaillant sur les adolescents, qui avait fait un livre (Les Photos du dimanche, Filigranes, 2006) avec une auteure dont elle aime le travail pour la jeunesse, Nathalie Papin. Isabelle Vaillant a répondu très vite à la proposition de Claudine Galea d’accompagner son texte par des photos de corps, de fragments de corps, des mains et des jambes, ce qui touche et ce qui bouge. FRÉDÉRIC VOSSIER



Des adolescents Š Isabelle Vaillant


Salle polyvalente d'un lycée. Séance de cinéma. Une fille. Une garçon. Autour d'eux, noir.

Du film, elle ne se souvient pas. Fiction ou documentaire, elle ne se souvient pas. Emmenés par la prof d'histoire, elle ne se souvient pas. Pourtant, elle est attentive à tout ce qui se passe au lycée. Ultra-attentive. Tout ce qui se passe au lycée la ravit. Le lycée c'est simple, c'est sa vie. Toute sa vie. C'est là qu'elle fait de la danse sportive, c'est là qu'elle lit tous les livres qu'elle ne peut pas lire à la villa, c'est là qu'elle écrit ses premiers poèmes, c'est là qu'elle refait le monde avec ses camarades, c'est là qu'elle trouve l'étude, l'attention, l'amitié, l'amour, l'intelligence, la culture. C'est là qu'elle pense, réfléchit, imagine, cherche, trouve, questionne, rêve, crée, invente. C'est là que son esprit et son corps vivent à 100 %. Et même 200 %. Une séance de cinéma, elle ne risque pas d'oublier. L'année précédente, ils ont vu Nuit et Brouillard en cours d'histoire. Ça s'était passé dans la classe, elle s'en souvient très bien. Le choc. Le silence, dans la classe, pendant et après la projection. Cette fois, ils vont dans la salle polyvalente, où il y a de vrais sièges qui se rabattent, comme au cinéma. Voilà, elle se souvient des sièges. Rouges. Des sièges rouges et le reste noir. Tout le reste est noir. Tout le reste est obscurité. Ce n'est pas possible. Fais un effort. Vous êtes entrés dans la lumière, l'écran géant s'est allumé. Il y avait tes copines. Vous avez vu un film. Ensuite vous avez débattu, les projections sont toujours suivies d'un échange à des fins pédagogiques. Et pour finir, vous vous êtes levés, avez quitté la salle de projection pour rejoindre votre classe, récupérer vos affaires avant que la cloche ne retentisse. Non. C'est le noir absolu. À côté de qui étais-tu assise ? Ta copine Odile ? Me souviens pas. Elle était absente ce jour-là ? Une autre fille ? La petite Truong que tu aimais bien par exemple ? Non. Non, tu ne te souviens pas de l'élève assis ou assise à ta gauche. À gauche, c'est noir. Tu te souviens de ta droite. Du garçon à ta droite. Le garçon assis sur le siège à ta droite a rendu tout le reste de la rangée noir. Et la rangée devant, noire. Et la rangée derrière, noire. Et la salle entière. Tout est noir. Il a éclipsé tout le monde ?


Pas « éclipsé ». Il n'a rien éclipsé du tout. Il est assis à ta droite et vous vous trouvez tous les deux sur des sièges éjectables en suspension dans un espace vide et noir. Un trou noir comme le Big Bang de l'univers ? Si tu veux. Un trou noir. Il était beau ce garçon. Beau ? Il devait être très beau pour que tu ne te souviennes que de lui. Est-ce que je me souviens de lui ? Est-ce qu'il était beau ? Comment décrire le garçon ? Des cheveux très noirs et lisses, un peu longs sur le devant, il avait une mèche qui tombait quand il penchait la tête. Le teint mat. Très mat. C'était un garçon de ta classe ? Ce n'était pas un garçon de ma classe. Ils avaient dû réunir deux classes de troisième pour la projection. Tu l'avais déjà vu ? Je ne sais pas. Sensation que, oui, je l'avais déjà vu. Mais peut-être est-ce faux. Sensation d'après-coup. Ce garçon, ensuite, je l'aurai toujours déjà vu. Tu te trouves par hasard à côté de lui ? Par hasard. Les élèves qui chahutent parce qu'il y a un programme spécial, excités par le film. Les uns et les autres qui courent pour avoir les meilleures places. Les classes qui se mélangent. Tu as perdu tes repères. Tes camarades de classe. Peut-être. Tu es entourée d'élèves d'une autre classe. Non, je ne crois pas. Ça ne me semble pas possible. Maintenant, je me souviens de la précipitation, les garçons qui veulent squatter les places au milieu des rangées. Ils bousculent les filles, ils sautent par-dessus les sièges. Il est arrivé par la droite, moi par la gauche, et nous nous retrouvons à côté. À ta gauche alors, il y a qui ? Trou noir. Une fille, je crois. Une fille de ma classe sans doute, mais laquelle, je ne me souviens pas. Alors ça peut être ta copine habituelle qui s'assied toujours à côté de toi en classe. Ça peut être ta copine Odile. Ça peut même être Odile. Ça ne change rien ?


Ça ne change rien. Décris-le encore. C'est un garçon mince avec des yeux très noirs. Je me souviens de ses yeux. Tout ce que tu dis de lui en fait un beau garçon. Je ne sais pas. Je ne le trouve pas beau. Je ne suis pas attirée. Je ne me dis pas, il est super beau ce garçon. C'est quelque chose que tu t'es déjà dit à propos d'un garçon ? Oui, il me semble. Tu penses beaucoup aux garçons ? Non, je ne pense pas aux garçons. Mais je crois que c'est à cause de son regard. Qu'est-ce qu'il a son regard ? Je n'aime pas son regard. La première fois que mon regard croise son regard, je n'aime pas du tout. Qu'est-ce qui te frappe ? Son regard est noir. Oui, tu l'as dit, il a les yeux très noirs. Ce n'est pas la couleur. C'est comment il regarde. Il regarde noir. Tu as peur ? Non, je ne crois pas. Je ne me souviens pas avoir eu peur. Mais ça me met mal à l'aise. Son regard te met mal à l'aise ? Oui. Il me regarde de haut en bas. Il me jauge. Mais sur le coup, je ne comprends pas, je suis juste mal à l'aise. Là, maintenant, tu revois son regard ? Oui. Et je comprends qu'il me jauge, il m'évalue. Comme. Un animal. Ça me dégoûte. Maintenant, ou alors ? Alors, et maintenant. Maintenant, je retrouve la sensation de dégoût. Mais je ne sais pas si le dégoût vient du regard ou de ce qui a lieu après. Le film commence ? Oui, le film commence. Tu ne te souviens pas du générique ? Non. Tu es absorbée par le garçon. Ah non pas du tout. Je ne le regarde pas. Je regarde l'écran.


Tu regardes l'écran et tu ne te souviens pas de ce que tu vois ? Non. C'est effacé par le reste. La suite. Ça dure longtemps avant qu'il se passe quelque chose ? Au moins une demi-heure, je pense. Tu oublies le garçon pendant ce temps. Non, je ne l'oublie pas. Je sens qu'il est là. J'attends. Tu attends ? Oui, je sais que quelque chose va se passer. Et qu'est-ce qui se passe au bout d'une demi-heure ? Je sens quelque chose. Tu sens quelque chose ? Oui. Il se colle contre moi. J'ai chaud. Je me pousse. Il vient plus près. Je lui décoche un regard noir. Enfin, je voudrais que mon regard le soit, noir. C'est-à-dire ? Je le défie. J'entre en contact avec lui. Je ne m'en rends pas compte. Mais mon regard compte, je le sais maintenant. Que fait-il ? Il me décoche son regard noir et il sourit. Il sourit ? Oui, c'est ça, soudain je me souviens, il sourit. Un sourire idiot. Un sourire de garçon de quatorze ans. Les garçons ont des sourires idiots ? Oui. Ils ne savent pas sourire. Ils ne savent pas pourquoi ils sourient. Ils se croient obligés de sourire. Ils fanfaronnent. Il te sourit et ensuite ? Il se colle contre moi. Je m'agite sur mon siège. Il s'agite sur son siège. Je décide de l'ignorer. Il est collé contre toi et tu décides de l'ignorer. Oui, je le traite par le mépris. Comme une fille de quatorze ans traite un garçon. D'accord. Il y a des accoudoirs entre les sièges ? Oui. Et il met son bras contre le mien. Alors j'enlève mon bras. Sa cuisse gauche est collée contre ma cuisse droite. Et là je sens. Quoi ? Il prend ma main.


C'est-à-dire ? De sa main gauche, il prend ma main droite. Tu le laisses faire ? C'est ça. Tu l'ignores ou tu le laisses faire ? Je veux croire que je l'ignore, mais je le laisse faire. Pourquoi ? Je ne me souviens pas. Je suis curieuse ou gênée ou indécise. Choisis. Gênée, je pense. Précise. Gênée, c'est-à-dire embarrassée et indécise, flattée et agacée, consentante et réticente, molle et raide. Molle et raide ? Oui, je laisse faire et je me raidis en même temps. Et ensuite ? Il pose ma main sur son entrejambe. Tu peux détailler ? Il met ma main sur son pantalon qui fait une bosse entre ses cuisses et il pose sa main sur la mienne fermement. Fermement ? Il me maintient. Tu peux te lever, crier, le gifler. Je ne le fais pas. Pourquoi ? Je me demande ce qui va se passer ensuite. Bon. D'accord. Et qu'est-ce qui se passe ? Il me regarde à la dérobée. Donc tu le regardes. Non, je regarde l'écran. Mais je sens son regard sur moi. Ma joue droite brûle. Ta joue brûle. Et quoi d'autre ? Sous ma main droite, ça gonfle, ça tend le pantalon. C'est un pantalon en toile, un jean ? Je ne me souviens pas. Un jean peut-être. Mais ce n'est pas sûr. C'est noir.


Le pantalon est noir ? Le pantalon, je ne sais pas, tout est noir. Sa présence est une chose noire, je ne distingue rien d'autre. OK. Et que se passe-t-il ensuite ? De sa main droite, il défait sa braguette. Boutons ou fermeture Éclair ? Fermeture Éclair. J'en suis sûre. Pourquoi ? Parce que quand il pousse ma main dedans, ça me fait froid. Ça te fait froid ? Oui, le fer de la fermeture Éclair fait froid, alors que j'ai très chaud. Tu as très chaud ? Oui, à la main, au visage, partout. Et qu'est-ce que tu fais ? Je regarde le film. Tu regardes le film. OK. Tu te souviens d'une image ? Non. C'est noir. Je regarde devant moi, je suis concentrée sur l'écran. Tu es concentrée alors que ta main. Je pense que si je reste comme ça, ce qui se passe ne se passe pas. Il ne faut surtout pas que je le regarde. Ça te plaît ? Pardon ? Ce qui se passe, ça te plaît ? Pas du tout. Alors je ne comprends pas. Pourquoi tu ne te lèves pas ? Parce qu'il ne se passe rien. Il t'a mis la main sur son sexe et il ne se passe rien ? Non. Je regarde l'écran. Je reste concentrée. Ce que fait ma main, mon regard l'ignore. Tu te dédoubles ? Pas vraiment. Et que sent… ta main ? De la chair, à la fois molle et raide. Un cylindre un peu collant qui prend de plus en plus de place dans ma main. Et les autres ?


Les autres ? Autour de toi, personne ne vous voit ? Je ne me souviens pas. Je crois que son copain à sa droite nous voit. Je crois qu'ils sont de mèche. Et ça, c'est dégoûtant. Ce garçon-là est encore plus dégoûtant. Il ricane. Il ricane ? Je ne suis pas sûre complètement mais c'est comme s'il ricanait. Ça me fait le même effet. Quel effet ? L'effet de quelqu'un qui est incapable, impuissant. Alors il ricane. Et le reste n'est pas dégoûtant ? Le reste est moche. Moche et dégoûtant. Je répète. Pourquoi tu ne te lèves pas ? Pourquoi tu ne lui en mets pas une ? Parce que c'est la première fois. Parce que, comme ça, je sais. Tu sais quoi ? Que les garçons sont dégoûtants. Tu acceptes de vivre quelque chose qui te dégoûte. Tu as honte ? Non. Je fais l'expérience. Tu fais l'expérience. Quelle expérience ? La différence entre un garçon et une fille, ce qui nous sépare. Ce qu'il peut faire, ce que je peux faire. Comment il fait, comment je fais. OK. Et l'amour ? Tu n'as jamais entendu parler de l'amour ? Non. L'amour, je ne sais pas ce que c'est. Il y a bien des filles qui sont amoureuses dans ta classe ? Oui, il y en a qui ne pensent qu'aux garçons. Et alors ? Comment tu relies leurs pensées à ce que tu appelles ton « expérience » ? Ces filles-là ne pensent qu'à se maquiller, à dessiner des cœurs sur leurs cahiers. Je ne suis pas comme elles. Je ne suis pas une fille comme ça. D'accord. Tu es une fille qui prend la bite des garçons dans sa main. Si tu veux. Comment ça, si je veux ? Oui, on peut aussi le dire comme ça. Tu peux préciser ta pensée ? Je ne dis pas de mots d'amour à ce garçon, il ne m'en dit pas. Il fait juste ce que peut faire un garçon avec une fille.


Ça, c'est toi qui le dis, aujourd'hui. Non. C'est exactement ce que je sens. Je sens qu'un garçon veut qu'une fille lui prenne la queue et bouge. Bouge ? Oui, il fait aller et venir ma main sur sa queue. Ça te plaît ? Non, c'est encore plus dégoûtant qu'au début. C'est toujours une expérience ? Oui, l'expérience se poursuit. Et tu en penses quoi ? Que je n'aime pas la queue. C'est gluant et je n'aime pas qu'il m'oblige. Pourquoi tu te laisses faire ? Pour sentir qu'il m'oblige. Pour sentir ce que je sens. Et tu sens quoi exactement ? Du dégoût. De la curiosité. De l'intérêt. Du détachement. De l'intérêt et du détachement ? Oui, ma main agit et ma tête pense. C'est pour ça que je ne me souviens plus du film. Je n'ai jamais fait ça, c'est nouveau, je fais très attention à ce qui se passe, je sens que c'est important, je ne veux pas en perdre une miette. Et tu n'as pas envie de crier, de pleurer, de rire, ou autre chose, je ne sais pas. Ce n'est pas triste, ce n'est pas drôle, ce n'est pas épouvantable. Je me demande juste comment ça va continuer. Comment ça va continuer ? Oui, il me parle maintenant. Qu'est-ce qu'il te dit ? Il me dit, suce, salope. « Suce, salope » ? Oui, il passe son bras gauche au-dessus de ma nuque pour me faire pencher. Et tu te penches ? Non. Ça va se voir. Ça va se voir ? Évidemment si je fais ça, ça va se voir. Et puis je n'ai pas envie. Tu n'as pas envie de quoi ?


Que ma bouche touche sa queue, déjà que ma main trouve ça répugnant. Et les mots qu'il te dit, tu prends ça comment ? J'essaie de comprendre. Suce. Salope. Je me dis, c'est ce qu'on dit quand on le fait. « Suce, salope. » Salope, je connais. C'est écrit sur les portes des chiottes. C'est toujours les garçons qui écrivent des cochonneries sur les filles. Salope, c'est une manière de s'adresser aux filles, de leur faire sentir qu'ils sont supérieurs. C'est comme de me prendre la main et de la mettre sur sa queue. De donner un ordre. Suce, par contre, c'est la première fois que je comprends. Que tu comprends quoi ? C'est écrit aussi sur les portes, mais je me demandais ce que ça voulait dire. Et là j'ai une explication. Maintenant je sais. Tu sais quoi ? Je sais ce que les garçons attendent des filles. Que c'est la première chose qu'ils écrivent, la première chose qu'ils veulent. J'en ai la preuve, maintenant je sais. Tu es contente de savoir ? Oui. J'aime savoir. Et pour savoir, il faut faire l'expérience ? Avant, c'était abstrait. Maintenant c'est vrai. Tu ne le fais pas − tu ne suces pas −, donc tu ne sais pas. C'est vrai, mais j'ai compris. Je peux voir ma bouche à la place de ma main. Tu vois ta bouche à la place de ta main pendant la projection du film. Oui. C'est pour ça que je ne vois pas le film. Je vois ce qui se passe sur mon écran intérieur. Et ? Et je me dis que je le ferai un jour. Forcément. Avec un garçon. Tu te fais à l'idée ? Non. C'est réel. C'est ce qui arrive réellement. Un jour ou l'autre. Les idées, c'est autre chose. Donc tu te fais insulter par ce garçon et tu ne dis rien ? Je ne prends pas ça comme une insulte. C'est-à-dire ? Il ne le dit pas dans ce sens. C'est-à-dire ? Il est pressé, il chuchote, et sa voix n'est pas tranquille. Sa voix n'est pas tranquille ?


Oui, son souffle s'accélère, il serre ma main sans s'en apercevoir, il la broie. Et il te dit : « Suce, salope. » Oui, il le répète. Il le répète pour lui. Pour lui ? Oui, il a besoin de dire ça pour le faire. Pour faire quoi ? Eh bien, à ce moment-là, je ne sais pas encore, mais je sens son impatience, et qu'il est tout seul. Tout seul ? Oui, il broie ma main, il souffle dans mon cou, il parle, mais il est seul. Ses mots l'excitent, lui. Pas toi ? Moi c'est son excitation qui me fait quelque chose. Ça m'intrigue. « Suce, salope », ça ne te fait rien. Ça me fait comme ma main sur sa queue. C'est dégoûtant, mais c'est réel, c'est son truc à lui. Un truc de garçon. Ça ne te concerne pas. Non. Il ne parle pas de moi. Il parle comme les garçons écrivent sur les portes des chiottes. Il ne s'agit pas de moi, il s'agit d'une fille. Mais cette fille, c'est toi ? Oui, et non. Je n'ai aucune importance pour lui. Il ne me demande pas mon nom, je ne connais pas le sien. On ne se connaît pas. Je suis juste une main et il peut me dire à l'oreille, suce, salope. Ce n'est pas personnel. OK. Et ensuite ? Ensuite, tout son corps a un hoquet et ma main est trempée, la sienne aussi, son pantalon aussi. Et ? Et il lâche ma main. Enfin. Enfin ? Oui, parce que j'ai une crampe tellement il l'a serrée. Et j'en ai marre. Tu en as marre ? C'était long et pas très amusant. Amusant ?


Je commençais à m'ennuyer. J'avais compris de quoi il s'agissait. OK. Et qu'est-ce que tu fais ensuite ? Je sors ma main de son pantalon et je sens l'odeur. Tu sens l'odeur ? Oui, c'est fort, acide. Je ne sais pas quoi faire de ma main. Je suis étonnée que personne ne réagisse à l'odeur. Et tu regardes toujours l'écran ? Non. Je voudrais essuyer ma main. Je l'essuie sur le bord du siège. Et puis il me tend un mouchoir en papier. Et ensuite. Ensuite je suis fatiguée. J'ai la bouche sèche. J'ai soif. J'ai envie de sortir de la salle. C'est long. Il ne se passe plus rien alors c'est long. Je suis soulagée quand le film finit. Et ensuite ? Je ne me souviens plus. Ma main colle. Si, je me souviens du moment où la salle se rallume. Je suis gênée. Gênée ? J'ai l'impression que ça se voit. Quoi ? Ce qui s'est passé. Et à ce moment-là, moi, je ne vois plus rien. Qu'est-ce que tu veux dire ? Maintenant, en moi, c'est tout noir. Tout noir ? Oui, la lumière me fait mal aux yeux. Elle me blesse. Et je suis vide. Vide ? Je n'ai plus de pensées, je ne sens plus rien. J'ai juste très soif et très envie de sortir de la salle. Je ne supporte plus d'être assise, je me sens enfermée. J'étouffe. Et aussi je me sens, ailleurs. Loin. Ailleurs, loin ? Oui, je suis partie très loin, les autres sont restés là, à regarder le film. Ils m'énervent. Ils t'énervent ? Ils sont là, amorphes, ils écoutent vaguement ce que la prof raconte. Ils font semblant de s'intéresser. Et moi je bous. Tu bous ? Tu disais que tu étais vide ?


Oui, je suis vide. Et puis je bous. Et puis je suis vide. J'ai besoin de bouger. De prendre l'air. Et le garçon ? Je ne sais pas. Je ne me souviens pas. Je l'ai oublié. Tu l'as oublié ? Oui, c'est fini. Il est redevenu banal. Banal ? Oui, un garçon, quoi. Ah et avant, il était comment ? C'était. C'était sa main sur ma main sur sa queue et sa voix essoufflée. Et maintenant, dans la salle allumée, tu le regardes ? Je ne me souviens pas. Peut-être. C'est pareil. Quoi ? Que je le regarde ou pas, il s'est fondu avec les autres. Fondu ? Oui, il disparaît dans la masse. Pour moi, il a disparu. Tu peux expliquer un peu plus ? Dans le noir, il était là. Avec la lumière, ce n'est plus le même. Le noir a tout avalé. Tout ? Ce qui a eu lieu entre nous. Entre nous. Tu dis « entre nous ». Oui. Il faut dire comment ? Et ensuite, plus tard ? Plus tard ? Tu y repenses ? Est-ce que j'y repense ? Oui, sans doute. Et qu'est-ce que tu ressens ? Quelque chose d'intense. Tu peux préciser ? Eh bien, chaque fois, le noir se fait et il y a la main, la fermeture Éclair, la chair, le brûlant, le mouillé, le souffle, la voix, les mots. Et le dégoût ? Je ne sais pas. Le dégoût est là, il fait partie de la chose, mais ça se fond dans le reste.


Et ses mots ? Les mots sont très clairs, très nets, j'entends le son de chaque consonne. Il y a une consonne pour une voyelle dans ces mots. Ça fait un bruit net et sec. C'est puissant. Puissant ? C'est là que je comprends. Que tu comprends quoi ? Que les mots sont puissants. Je les entends. Ils frappent. Ils sonnent. Ils se découpent dans le noir. C'est ça que tu retiens ? C'est ça que j'entends après. Tout le reste est noir et confus. Mais les mots se découpent. Je les répète. Tu les répètes ? « Suce, salope », tu les répètes. Oui, enfin, je les ai dans l'oreille. Et je me les dis aussi intérieurement. Pour bien sentir. Tu n'as pas assez senti ? Oui. Et non. C'est passé vite. Je ne veux pas oublier. Pas oublier ? Ce que ça fait. Et qu'est-ce que ça fait ? Ça agit. Tu peux préciser ? Les mots déclenchent quelque chose. Toute la scène revient, se rejoue. Je vois la scène se jouer. C'est-à-dire ? Eh bien, une fille et un garçon dans une salle obscure. La fille, c'est toi. Moi, j'ai vécu un truc. Mais maintenant, c'est un garçon et une fille. Ce n'est plus moi maintenant. Le garçon je l'ai oublié, il m'a oubliée. Dans la rue on ne se reconnaîtrait pas. Le temps a passé. Tout le monde a oublié. Ça s'est perdu. Dès qu'on a allumé la salle, dès qu'on l'a quittée, ça s'est perdu. Mais les mots continuent à faire exister les choses. Les mots viennent du noir. Tout est là dans le noir. Que veux-tu dire ?


Je laisse venir les mots, et alors tout revient, les bruits, l'obscurité, la présence, la chaleur, le dégoût, la curiosité, l'attente, la lassitude, la fatigue, tout. Tout ce qui a compté ce jour-là. Tu aimes que tout revienne ? Je crois, oui. Pourquoi ? Parce que c'est vrai. Qu'est-ce qui est vrai ? L'expérience. Les détails. Chaque micromouvement. Le souffle haché du garçon. Comment ma main descendait et remontait. Là, je tiens quelque chose. Qu'est-ce que tu tiens ? Ce qui a vraiment eu lieu. Les mots disent ce qui a vraiment eu lieu, à l'instant t, tout ce qui compte. Je ne comprends pas bien « ce qui compte », comme tu dis. Ce qui compte, c'est la façon dont les gestes et les paroles s'enchaînent, la façon dont la fille et le garçon existent l'un par rapport à l'autre. Tout ce qui se joue entre eux. La tension qui fait vibrer l'air. Qui fait exister les fauteuils rouges. Sinon, je ne me souviendrais pas des fauteuils rouges, je les aurais oubliés, comme le reste. La façon dont la scène s'ordonne, ce qui vient avant, ce qui vient après. Et aussi comment la scène est vécue par la fille. Parce que, lui, finalement, il est juste un instrument. Juste un instrument ? Oui, je ne sais rien de ce qu'il a vécu, lui, sauf qu'il est seul quand son souffle s'accélère et qu'il dit les mots. C'est sans doute le moment le plus fort chez lui. Le reste est moins important. Je ne sais rien de lui mais je sais ça, qu'il est seul. Les mots qu'il dit sont vrais. « Suce, salope. » Oui, ils disent quelque chose de vrai et de puissant. Le reste, le film, les chewing-gums collés sous les sièges, les paroles du prof, les élèves qui ont dormi, tout ça ne pèse rien. Cinq minutes après, ça n'existe déjà plus. C'est mort. Mais sa main sur ma main sur sa queue, son souffle, la chaleur, le gluant, le dégoût, suce, salope, l'expérience, c'est vivant. C'est vrai et c'est vivant.


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