Au fond, pourquoi rentre-t-on en scène ? Pas pour les choses qu’on sait, mais pour celles qu’on ne sait pas. Et qu’on va – peut-être – approcher. − Valérie Dréville −
La Mouette
TNS Théâtre National de Strasbourg
Saison 15-16
Valérie Dréville entretien
En 2013, Thomas Ostermeier a mis en scène Les Revenants d’Ibsen. Il travaillait pour la première fois avec des acteurs français, dont vous, Jean-Pierre Gos, François Loriquet, Matthieu Sampeur et Mélodie Richard. Vous jouez tous également dans La Mouette, entourés d’autres comédiens. C’est ce premier spectacle qui a donné naissance au second ? Oui, cela s’est fait très naturellement. Les Revenants s’était passé de façon très heureuse pour tout le monde et nous avons exprimé le désir de continuer à travailler ensemble. À Berlin, Thomas travaille avec une troupe [celle de la Schaubühne, dont il est directeur depuis 1999]. Il aime les parcours avec des acteurs, retrouver des gens qui se connaissent entre eux, qui connaissent son travail. 2
Ensuite, pour trouver le reste de la distribution − en plus de nous qui avions joué dans Les Revenants − il a fait des auditions auxquelles nous avons participé ; c’était formidable que nous puissions y assister. Il vous a parlé de sa vision de La Mouette ? Durant les auditions, il a cité cette phrase de Tchekhov : « Dans cette pièce, il y a 78 kg d’amour ». Il dit qu’il n’est question que d’amour, tout le temps... Thomas n’est pas quelqu’un qui nous assène de grands discours dramaturgiques et un point de vue sur la pièce. Tout se construit dans le présent du travail. C’est ce que j’aime avec lui : il arrive presque comme s’il ne savait rien − mais ce n’est pas vrai, il a beaucoup travaillé. Et tout part du travail avec les acteurs. Il s’inscrit, notamment, dans la tradition de l’école russe : Stanislavski, Meyerhold, la biomécanique. C’est sa base. Ça ne m’étonne pas qu’il ait eu envie de monter La Mouette, parce que c’est concomitant : l’écriture de Tchekhov et la « méthode Stanislavski » sont vraiment contemporaines. On peut presque dire que l’une a été créée pour l’autre. Et Thomas a beaucoup voyagé à travers Ibsen, qu’il connaît très bien ; d’Ibsen à Tchekhov, il n’y a qu’un pas − même si c’est un théâtre très différent.
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Comment se passent les répétitions avec Thomas Ostermeier ? Quel est le processus de travail ? Nous répétons d’abord quinze jours au mois d’août. Puis nous faisons une « pause » de six mois − il nous laisse réfléchir, rêver et apprendre le texte. Quand nous nous retrouvons en janvier, le texte est su et nous sommes sur le plateau, dans la scénographie. Tout se construit conjointement pendant les deux mois de répétitions : les costumes, la lumière, le son, le jeu, la mise en scène… Pendant les quinze premiers jours, en août, c’est vraiment un work in progress avec des exercices, des improvisations, des analyses. Avant de prononcer les mots de la pièce, il s’agit de comprendre les s ituations, et pas uniquement intellectuellement : les comprendre physiquement, organiquement, émotionnellement, à l’aide d’exercices, d’improvisations, sur nos propres biographies, sur les thèmes de la pièce… Ce travail se fait « à la table » ? Pas uniquement. Nous commençons par réfléchir autour de la table : quelle est la situation ? Que veulent les personnages ? Quels sont les événements de la scène ? Il s’agit d’une analyse active, qui donne le feu nécessaire aux acteurs pour aller sur scène, improviser, voir si nous avons bien saisi la situation. Puis nous revenons à la table, et ainsi de suite.
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« Avant de prononcer les mots de la pièce, il s’agit de comprendre les situations, et pas uniquement intellectuellement : les comprendre physiquement, organiquement, émotionnellement... » 5
Après cette première période, l’arrêt de six mois instille des choses. Nous apprenons le texte avec le souvenir du travail ; ça donne de la nourriture, éveille le désir. Thomas est vraiment quelqu’un qui éveille le désir des acteurs. Un acteur a besoin de trouver son désir, sinon, le fardeau du devoir est trop lourd : « Je dois jouer. Je dois jouer bien ». Pour échapper à ce devoir, il faut d’abord se débarrasser de la peur. Et il n’y a que le metteur en scène qui peut aider l’acteur à le faire. Ce n’est pas si évident, parce que, parfois, lui aussi a peur. Cela demande une très grande confiance. C’est quelque chose de rare. Les deux personnes que j’ai rencontrées qui ont cette capacité, ce talent − je dirais que c’est vraiment un talent − c’est Antoine Vitez et Thomas. On ne fait jamais la même scène deux fois de la même façon, le travail se bâtit à partir d’improvisations, des tentatives, comme des esquisses. Ensuite, nous en parlons et si on refait la scène, c’est différent. Donc il ne fatigue jamais les acteurs. Il est toujours infiniment à l’écoute, de ce qui leur manque, de ce qui les entrave. Il est toujours prêt à apporter des solutions si nous sommes dans l’impasse, y compris en partant sur une autre idée d’interprétation, un autre chemin que celui envisagé. Non seulement il fait confiance aux acteurs pour être heureux sur scène mais il
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croit − c’est aussi très stanislavskien − que seuls les acteurs peuvent construire leur rôle. Et que lui est là pour apporter des éléments pour que ça puisse se faire. Il ne se pense pas comme un maître d’œuvre, il dit qu’il se moque de « la mise en scène ». Alors que tout est toujours extrêmement pensé dans son travail, il nous dit : « ce qui compte, c’est vous ». Et il veut absolument que les acteurs jouent ensemble. C’est une dimension capitale de son travail, qu’il pousse à l’extrême. Chez lui, c’est vraiment un jeu, comme un sport, l’idée de se renvoyer la balle − d’ailleurs nous faisons des italiennes en jouant au badminton ! Il s’agit d’être dans l’attention constante de ce que propose le partenaire, dans l’action/réaction. Et ça ne peut jamais être préparé à l’avance. C’est toujours dans le présent. C’est ce qui rend le jeu si excitant. Est-ce que cette liberté perdure pendant le temps des représentations ? Dans l’idéal, il faut que ça dure, y compris pendant les représentations. Plus on a la compréhension des situations et la ligne transversale des rôles − chacun le sien − plus on peut se permettre de jouer et de s’amuser. Parce qu’on sait exactement ce qu’on raconte. Thomas aide l’acteur à se construire intérieurement
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« Un acteur a besoin de trouver son désir, sinon, le fardeau du devoir est trop lourd : "Je dois jouer. Je dois jouer bien". »
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et à trouver une vérité, une authenticité des situations, des relations et, en même temps, il éveille cette conscience du jeu pour le jeu, du théâtre. C’est un équilibre constant entre le travail sur le personnage et la conscience d’être des personnes, qui jouons ensemble. Je trouve cela passionnant. Les répétitions sont vraiment des aventures. On y apprend beaucoup, sur le théâtre et sur la vie. C’est un grand observateur. Il nous donne la sensation que nous lui apprenons des choses sur la pièce ou sur les personnages auxquelles il n’avait pas pensé. Il est avide de ça. Jamais il ne nous explique les personnages, il ne nous remplit pas le crâne avec des définitions, des adjectifs et des histoires… Vous voulez dire qu’il ne fait pas de « psychologie » ? Si, il en fait justement. En France, le mot psychologie pose toujours un problème. C’est un terme fourre-tout où l’on dépose tout ce qu’il y a de négatif dans le jeu. À l’occasion d’un colloque sur son travail au Goethe-Institut, des gens l’ont interrogé sur cette notion de psychologie. Thomas disait : « quand je vais au théâtre, qu’est-ce que je n’aime pas voir ? Un jeu qui montre tout, un acteur qui montre ses émotions, qui les force. On peut appeler cela un
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jeu "psychologique". Mais imaginez-vous que vous êtes en train de danser avec votre amoureux. Ce qui se passe entre vous, cette énergie-là, c’est cela que je cherche. Et ça s’appelle aussi de la psychologie. Mais ce n’est pas la même ». Alors les répétitions prennent leur vrai sens « d’aventure », celle avec le partenaire. C’est une chose qui m’importe énormément, parce que j’ai eu la chance de connaître des partenaires dont la rencontre sur scène m’a profondément marquée. Et c’est un type de relation qui est difficilement cernable. Ça ne s’appelle pas de l’amitié, ça ne s’appelle pas de l’amour non plus, mais ce sont de vraies rencontres. Ce qu’on partage est extraordinaire. Si on joue ensemble. Si on ne joue pas ensemble, on peut chacun vivre une expérience intéressante, mais il y manque une dimension. Encore faut-il travailler avec des metteurs en scène qui en ont conscience, qui savent dire : « là, vous n’êtes pas en relation » et pourquoi, dire ce qu’il faut faire pour que ça ait lieu… En fin de compte, ce sont des processus de travail assez objectifs pour des gens qui ont cette capacité. Je vois Thomas comme quelqu’un qui cherche. Bien sûr, il a une maîtrise formidable de la mise en scène, de l’espace, du temps − les espaces sont
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toujours superbes − mais s’il n’y avait pas le cœur du travail, ça ne semblerait pas aussi beau. Cette volonté absolue de faire que les acteurs soient en permanence connectés les uns aux autres, c’est une position qui me touche beaucoup. Ce dont on s’occupe, ce qui importe, ce n’est pas seulement soi, c’est ce qui naît de la rencontre, c’est l’énergie qui en résulte. Ce n’est pas pour dire « on est tous gentils », non, on se confronte, ça peut être violent, ça peut être un combat. Mais c’est une aventure avec le partenaire. Dans une société qui est toujours plus individualiste, je trouve que c’est un très beau geste théâtral. C’est comme une alternative. Dire non, on n’est pas seul dans son coin. J’aime le sentiment de faire partie d’une troupe, d’un ensemble. Toute l’équipe est présente pendant les répétitions, Nina Wetzel, qui crée les costumes, est là tous les jours ; le matin, elle nous propose des choses : « tiens, essaie ça » … Tout le monde cherche en même temps, personne n’arrive avec un résultat prédéfini. Nous avançons ensemble. Chacun sa place, chacun ses responsabilités, mais tout le monde participe au processus de l’autre, en est témoin. Et Thomas fédère ça avec beaucoup d’attention, de précaution. Par exemple, j’apprécie qu’il ne tolère pas un bruit en répétitions. Il y a une grande écoute.
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Il intervient pendant que vous êtes sur le plateau ou il vous laisse aller au bout des propositions et vous en parle ensuite ? Ça dépend. Il sait quand l’acteur est en train de trouver quelque chose et qu’il faut le laisser faire. Parfois, il vient sur le plateau, il nous montre comment jouer. Ça ne me dérange pas, au contraire, parce que quelquefois, ça ne peut pas passer seulement par le discours. Quand il montre, c’est une autre façon d’expliquer. Il ne s’agit pas de l’imiter, mais on comprend ce qu’il veut dire. En revanche, quand on fait des improvisations, il ne nous interrompt pas… Il sait très bien mener le rythme des répétitions, comment et quand il faut qu’il intervienne. Et ses analyses des situations sont toujours d’une grande finesse, il déjoue les clichés, sans arrêt. Il cherche toujours en quoi la pièce − quelle que soit l’époque à laquelle elle a été écrite − parle de ce qu’on est, maintenant, de notre époque. Il est question de nous, d’essayer de comprendre ce qu’est la société dans laquelle on vit, et comment on peut y vivre. En résumé, il aime les acteurs. Et forcément, quand on est aimé, on est prêt à donner beaucoup. Il n’a pas besoin de créer de « pression » pour nous amener au– delà de ce qu’on pourrait imaginer faire. C’est aussi
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« Cette volonté absolue de faire que les acteurs soient en permanence connectés les uns aux autres, c’est une position qui me touche beaucoup. » 13
évident que rare. Très peu de gens comprennent que la confiance, ça ouvre et ça donne des ailes. Parmi les metteurs en scène ? Les metteurs en scène comme les êtres… dans la vie, est-ce qu’il y a tant de gens qui donnent cette confiance, est-ce qu’on en rencontre si souvent ? C’est ce qui fait qu’un sentiment de légèreté se dégage des répétitions, alors que Thomas a une grande exigence. C’est Olivier Cadiot qui a traduit le texte des Revenants et celui de La Mouette. Est-il présent durant les répétitions ? Il est avec nous pendant les premières répétitions. Pour Les Revenants, nous les avons beaucoup interrogés, Thomas et lui, sur leurs choix, parce que c’était plus qu’une traduction, il s’agissait d’une adaptation. C’est très courant, en Allemagne, de faire des traductions/adaptations. Il y a un geste de mise en scène qui s’inscrit d’emblée dans ce travail sur le texte. Vous connaissez bien La Mouette, pour avoir, notamment, joué Nina dans la mise en scène d’Alain Françon... C’est vrai, j’ai déjà joué cette pièce, je l’ai travaillée
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en Russie, je suis presque capable de lire le texte en russe… Pour autant, je ne sais pas si je la connais si bien. Au fond, pourquoi rentre-t-on en scène ? Pas pour les choses qu’on sait, mais pour celles qu’on ne sait pas. Et qu’on va − peut-être − approcher. L’énigme, le mystère. C’est ce qui m’intéresse. Ce qu’on peut savoir, c’est tellement petit… ce n’est pas suffisant ! Le personnage, lui, entre dans l’inconnu. Il ne sait pas. Ou très peu. C’est son désir de savoir qui est plus important que ce qu’il sait. Donc la pièce, je ne la connais pas. Ou pas bien. Je l’ai jouée il y a vingt ans. Elle va m’apparaître sans doute très différente. À l’époque je jouais Nina, aujourd’hui je vais jouer Arkadina. C’est tout autre chose… Mais j’ai, bien sûr, des souvenirs du travail avec Alain Françon et du travail en Russie… C’est une histoire avec La Mouette qui se prolonge, et je m’en réjouis. En France, nous sommes dans un système où il n’y a pas d’alternance, pas de répertoire, on ne peut pas rejouer les spectacles sur de longues périodes. Ce serait mon rêve : revenir à des pièces que j’ai tellement aimé jouer. Parce qu’à chaque fois ce serait nouveau, il y aurait d’autres choses, en plus de ce qu’on a déjà vécu. C’est comme des couches de sédiments qui se déposent, et ça donne une
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vraie force. La seule pièce que j’ai jouée pendant longtemps, pendant cinq ans, c’est Médée-Matériau créé par Anatoli Vassiliev [pièce d’Heiner Müller créée au Festival d’Avignon 2002]. Et je rêve de la reprendre. Plus nous la rejouions, plus il y avait du travail, plus les choses semblaient immenses. Parce qu’à chaque fois, ça ouvre d’autres espaces, puis d’autres… C’est colossal ! On pourrait y passer sa vie. Alors qu’en règle générale, en France, nous répétons deux mois, nous faisons cinquante représentations grand maximum − surtout aujourd’hui − et c’est fini, on passe à autre chose… C’est comme si on faisait des petits trous partout, jamais vraiment un puits. C’est la culture d’ici, les gens ont cette habitude de passer d’une chose à l’autre… Cela peut aussi avoir ses vertus, mais ce n’est pas toujours un choix. Beaucoup d’acteurs disent que ne pas pouvoir aller plus loin leur manque. C’est peut-être parce que j’ai aussi vécu ailleurs qu’en France que je suis sensible à cela. J’ai vu d’autres formes, d’autres façons de faire et ça m'a influencée. Qu’est-ce qui vous fait dire « oui » à un projet ? L’écriture, le metteur en scène, le personnage ? C’est un tout − mais je crois que je ne dirais jamais oui uniquement pour un personnage. C’est l’aventure. Le degré aventureux de l’entreprise. Quand je sens
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« C’est une pièce sur l’art : comment vit-on dans l’art et qu’est-ce qu’être un artiste ? Comment y arrive-t-on et comment continuer, sans compromission ? Qu’est-ce qui nous tient ? » 17
qu’il y a du risque, qu’il y a là quelque chose que je n’ai pas rencontré jusqu’à présent, que ça va « me déplacer », me poser problème, me dépayser. Est-ce que le fait de travailler avec des metteurs en scène dont le français n’est pas la langue maternelle change quelque chose, selon vous ? J’ai adoré travailler avec Vassiliev. Au début nous travaillions avec des traducteurs, puis j’ai commencé à apprendre le russe − et Anatoli avait décidé que ça suffisait, qu’il fallait que je me débrouille toute seule ! C’était fantastique, parce que je rentrais dans la géologie de la langue. Même si je ne comprenais pas tous les mots, j’arrivais à comprendre des choses qui étaient intraduisibles. Des concepts qui n’appartiennent qu’à cette langue. Je me « déplaçais » vraiment. Hors de ma langue. Hors de ma logique. Hors de la compréhension habituelle, celle qu’on développe dans son pays avec des gens qui ont reçu la même éducation à travers la langue. C’est très enrichissant. Thomas Ostermeier, lui, vous parle uniquement en français ? Thomas parle très bien français, couramment. La plupart du temps, c’est la langue qu’il utilise avec nous en répétitions. Mais quelquefois, quand il
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nous dirige et qu’il parle de choses plus complexes, il a aussi besoin de l’allemand. C’est son terrain à lui, l’endroit où il peut savoir ce qu’il pense : dans sa langue. J’aime cette « marge » que crée le fait de parler différentes langues, on sent qu’on a plus de territoire. Poétique, de pensée, de façon de voir le monde. Qu’est-ce qui vous touche le plus dans le théâtre de Tchekhov ? Tout me touche. J’ai un amour très grand pour l’œuvre de Tchekhov. Pas seulement les pièces, mais aussi les nouvelles − je crois que je les ai toutes lues −, la correspondance. Tout. J’aime la façon qu’il a de décrire les gens… J’ai l’impression que ce sont vraiment des « gens », comme nous. Arkadina, je vais la découvrir, mais ça pourrait être moi ou vous − quelqu’un. Alors comment l’aborder ? Quel rapport avoir avec un tel personnage ? Souvent, on cherche à se rapprocher du personnage, à se mettre à sa place. Mais il y a un effet de distance. Krystian Lupa [metteur en scène polonais] dit : « Le personnage que tu joues est beaucoup plus libre que toi ». Et comme il est plus libre que nous, au fur et à mesure qu’on s’en approche, il s’éloigne… Et, de temps en temps, on le frôle. Avec Médée, j’avais l’impression d’avoir
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« Finalement, c’est le parcours de tout artiste : on commence toujours avec l’amour. L’amour du théâtre ; l’amour de quelqu’un d’autre dans le théâtre ; le théâtre pour dire à quelqu’un qu’on l’aime… » 20
une grande force à mes côtés ; pendant toutes ces années, elle était là, qui me faisait me tenir la tête droite. Je crois réellement à l’existence du personnage − comme Jouvet. Je sais que ce n’est pas du tout à la mode actuellement, mais j’y crois beaucoup. Je crois que si on fait exister une personne, elle existe vraiment. Avec Tchekhov, c’est très différent, ce sont des personnages vraiment comme nous. Il y a forcément aussi une distance, mais quelle estelle ? Je ne sais pas… Ça, c’est vraiment intéressant. À propos de La Mouette, il y a une chose qui m’a marquée. Juste après avoir joué Nina, j’étais allée à Moscou, assister à un travail de Vassiliev avec des acteurs russes. Et il se trouve qu’ils travaillaient sur la scène finale entre Treplev et Nina. Et ce que disait Vassiliev, ce qui se dégageait de l’analyse − la façon dont je l’ai perçue − je ne l’ai jamais oublié. C’est une pièce sur l’art : comment vit-on dans l’art et qu’est-ce qu’être un artiste ? Comment y arrivet-on et comment continuer, sans compromission ? Qu’est-ce qui nous tient ? Est-ce que c’est le succès, ou autre chose ? Etc. C’est donc une œuvre qui nous interroge profondément sur ce qu’on fait, sur nous. À propos de cette dernière rencontre, Vassiliev disait que Treplev est, dès le début de la pièce, fou amoureux de Nina. Elle, l'a quitté parce qu'elle a été
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attirée par un monde « de lumière » − disons cela pour ne pas être trop péjoratif −, elle est partie avec Trigorine. Treplev a du mal à écrire sans elle, parce que Nina était sa muse. Quand ils se retrouvent à l’acte IV, il exprime cela, qu’elle peut le sauver, lui redonner le goût d’écrire, l’inspiration… De son côté, elle a été vers cette « lumière », la célébrité, sous le feu des projecteurs, et elle s’y est brûlée. Elle a eu un destin très malheureux : un enfant est mort ; Trigorine est reparti avec Arkadina. Elle s’est retrouvée seule, n’arrivait pas à jouer, s’insupportait sur scène… Elle revient dans cette propriété − comme par hasard au moment où Trigorine s’y trouve aussi. Elle est allée voir le petit théâtre où elle a joué le texte de Treplev quelques années auparavant. Et là, en retrouvant « l’enfance de l’art » en quelque sorte − les premières inspirations et combien c’était merveilleux de commencer à aimer le théâtre −, elle se met à pleurer, dans le petit théâtre battu par les vents, à moitié détruit… Ensuite, elle va voir Treplev − pas Trigorine, Treplev. Et elle lui dit « je suis une mouette », c’est-à-dire quelqu’un de détruit, mais elle a compris que ce qui compte, ce n’est pas la célébrité ni l’éclat, tout ce vers quoi elle a été, mais la patience et la foi. Cela veut dire : « aie la foi et travaille ». Et Vassiliev disait qu’il y a là deux visions différentes de concevoir sa vie dans l’art : il y a Treplev qui ne peut pas écrire
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sans amour et il y a Nina qui comprend ce qu’est croire − et quand je dis croire, il n’est pas question du tout de religion, vous l’aurez compris. Finalement, c’est le parcours de tout artiste : on commence toujours avec l’amour. L’amour du théâtre ; l’amour de quelqu’un d’autre dans le théâtre ; le théâtre pour dire à quelqu’un qu’on l’aime ; l’amour de soi dans le théâtre ; l’amour des autres vers soi dans le théâtre… tout ça c’est l’amour. On tombe amoureux du théâtre − ou de la musique, de la peinture, etc. C’est souvent comme ça, ce n’est pas un choix raisonné − « je vais faire du théâtre parce que ça va m’amener à tel endroit » − c’est une passion, c’est une vocation, c’est un très grand désir. C’est l’amour. Et puis on continue, dans cet amour, dans ce désir, on continue. Puis, à un moment donné, il faut que ça se transforme. Parce que ça peut se tarir, parce qu’il y a des expériences douloureuses, comme dans la vie, comme il peut y en avoir dans une histoire d’amour entre deux personnes. À un moment, il faut que l’artiste renaisse. Et il renaît grâce à la foi. Grâce au fait qu’il y croit. Même si le désir semble s’être tari, enlisé dans les difficultés, dans l’incompréhension, dans des moments de chute où il n’est plus reconnu, n’est plus soutenu…
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Cette faculté de renaître à soi-même, c’est ce dont Nina parle à l’acte IV. Ça m’avait bouleversée, parce qu’on la présente toujours comme étant folle, complètement perdue, désespérée − Treplev et Nina sont deux êtres désespérés − mais en fait, lui l’est bien davantage. Nina va partir, comme elle le dit, jouer tout l’hiver à Elets, une ville minuscule et glaciale, ce sera très dur certainement… mais elle a une perspective. Alors que lui, il la perd, et se tue. Sans elle, il ne peut pas écrire. C’est ce qui m’a le plus touchée dans La Mouette, l’idée que la foi en son art, en sa place dans son art, ramène l’amour, le désir. Alors on peut continuer, sans se soucier outre mesure du regard des autres. J’y pense souvent ; c’est un exemple. Avant, je savais bien qu’il est nécessaire de trouver en soi une flamme qui fait que le désir ne se tarit pas. Mais là, Tchekhov donne une représentation poétique, vivante, de cette idée-là. « Incarnée » est le mot juste. Tchekhov n’était pas du tout un homme religieux, mais l’idée de foi est très présente, comme dans la fin d’Oncle Vania où Sonia dit « il faut vivre ! » et, tout de suite après, parle de la mort et d’entendre les anges… Dans Les Trois Sœurs aussi, Irina dit qu’il faut vivre et travailler…
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« On joue. On oublie que c’est difficile, que ça fait peur, qu’on ne sait pas le faire.»
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Oui, à la fin des pièces de Tchekhov, il est souvent question de l’espoir qu’un monde meilleur va naître… Exactement. Et en même temps, dans La Mouette, juste après, il y a un coup de fusil, donc c’est contrebalancé par un sérieux désespoir… Il y a les deux extrêmes. Je suis allée à Melikhovo, près de Moscou, dans la maison de campagne de Tchekhov. Il écrivait dans une toute petite datcha située dans la propriété, où on peut lire, sur une plaque « Ma maison, où j’ai écrit La Mouette ». Il y a un lac, comme dans la pièce. C’est un paysage comme on peut en voir dans les peintures de Levitan, qui était un ami de Tchekhov. C’est à la fois très beau et très mélancolique. Vous parliez du sentiment de non reconnaissance que peut éprouver un artiste, celui de Treplev vient aussi du rapport avec sa mère, Arkadina… La non reconnaissance est réciproque, parce que Treplev non plus ne la considère pas en tant qu’artiste. Il y a une forme de jalousie… Et quand il existe de la jalousie professionnelle dans des relations intimes, mère/fils ou amant/amante… c’est une chose terrible ! C’est très fort dans la pièce. Leur rapport est terrifiant − ce « couple » fait
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d’ailleurs penser à Gertrude et Hamlet, c’est d’une incroyable violence. Thomas arrive à faire travailler très profondément sur des choses dures et désespérées sans jamais rajouter du drame. Au contraire, en cherchant toujours comment les personnages essaient d’échapper au malheur, se battent pour vivre… Et dans une ambiance de répétitions très joyeuse. On joue. On oublie que c’est difficile, que ça fait peur, qu’on ne sait pas le faire.
Valérie Dréville Entretien avec Fanny Mentré le 23 mars 2015 à Paris, avant le début des répétitions
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Questions à Thomas Ostermeier
Fanny Mentré : En quoi consiste l’adaptation de La Mouette que vous avez réalisée avec Olivier Cadiot ? Qu’avez-vous souhaité mettre en avant, qui vous intéresse particulièrement ? Thomas Ostermeier : Nous avons principalement recentré l’action autour de ce qui me semble être les deux thèmes principaux de la pièce, l’art et l’amour. Par ailleurs, entre la version d’Amsterdam [Thomas Ostermeier avait adapté la pièce en 2013 pour la créer avec des comédiens néerlandais, c'est cette adaptation qui a servi de base à la traduction française] et celle d’aujourd’hui, j’ai pris davantage en compte la biographie de Tchekhov et son influence sur son théâtre, comme arrière-plan. Finalement, La Mouette porte à mes yeux en partie 28
sur le conflit entre les générations, notamment entre artistes. Je tente de traiter ce thème davantage d’un point de vue social : en observant les tensions entre les arrivistes, les débutants, les révolutionnaires, les établis et les conventionnels... En ce qui concerne la traduction, pour mettre en scène un texte dans une autre langue que l’allemand, j’ai besoin de travailler avec quelqu’un en qui j’ai une totale confiance dans son rapport au langage. D’une part Olivier Cadiot est un écrivain qui connaît mon travail, et nous partageons le même intérêt pour le langage quotidien, la langue que l’on parle tous les jours. D’autre part, il est poète autant qu’auteur, et j’ai également besoin d’une langue élaborée, bien pensée, qui nourrisse et structure le jeu. C’est le cas avec sa traduction. Une partie de la distribution a déjà travaillé avec vous sur Les Revenants. Est-ce que le fait de connaître les acteurs influence votre conception de la pièce ? Naturellement, parce que je connais déjà une partie de la troupe, et parce que ces acteurs me connaissent et connaissent mon travail, il est plus simple de travailler ensemble. Cependant, c’est le travail commun en répétition avec l’ensemble de la distribution qui est davantage déterminant qu’une
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« Nous avons principalement recentré l’action autour de ce qui me semble être les deux thèmes principaux de la pièce, l’art et l’amour. » 30
conception, qui présente le danger de préfigurer un résultat. À travers différentes méthodes de travail, dont celle que j’appelle le story-telling, je cherche à amener les comédiens à devenir eux-mêmes les créateurs de leur personnage. Par cette méthode, nous tentons de comprendre les liens entre les situations des personnages dans la pièce et leur propre vie ; et d’explorer comment chacun d’eux aurait réagi dans la même situation. L’avantage, pour les comédiens comme pour le metteur en scène est que, lorsque le comédien parvient à esquisser pour lui-même les contours d’une scène, il ne se trouve plus devant la situation comme face à un étranger, extérieur à la scène. Il est alors en mesure de s’y projeter et d’en maîtriser les enjeux pour lui-même. Cela vaut pour les comédiens qui faisaient partie de la distribution des Revenants autant que pour les autres. Auriez-vous travaillé différemment avec des acteurs allemands ? Il faut d’abord dire qu’il y a de grands acteurs partout dans le monde et qu’il n’y a pas une culture théâtrale meilleure qu’une autre. Au Théâtre de Vidy, Lausanne [où le spectacle a été créé le 26 février 2016], je retrouve un véritable esprit de compagnie, ce qui est lié notamment à la situation
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de la production : tous les acteurs du projet sont ici loin de chez eux. La famille, en fin de journée, c’est la troupe et comme il n’y a pas de représentation le soir, à la différence d’un ensemble dans un théâtre allemand, tout le monde est concentré sur le projet. Cela crée une attention et une confiance particulières, davantage déterminantes que la nationalité. À propos de la langue, il faut savoir qu’en répétitions j’évite autant que possible de commenter les intonations, la façon dont il faudrait prononcer telle ou telle phrase. J’essaie de travailler à partir des situations. Lorsque la situation est claire pour l’acteur, lorsqu’il conçoit clairement d’où il vient et ce qu’il cherche dans une scène, j’ai l’impression que prononciations et intonations se déterminent d’elles-mêmes. Le langage est pour moi un outil pour agir sur la situation de chacun, pour faire évoluer les relations entre les uns et les autres. Si je partage avec les comédiens un langage théâtral commun, la langue parlée perd son importance. Selon vous, en quoi La Mouette peut-elle nous parler de notre époque ? Comme je le disais plus haut, je me suis plongé dans la biographie de Tchekhov, afin de créer un cadre pour la pièce qui clarifierait justement son
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« À travers différentes méthodes de travail, dont celle que j’appelle le story-telling, je cherche à amener les comédiens à devenir eux-mêmes les créateurs de leur personnage. » 33
rapport à notre époque contemporaine. Tchekhov était ce qu’on appellerait aujourd’hui un human rights activist, ou quelqu’un qui travaillerait pour une O.N.G. Il était très engagé socialement, il a soigné des milliers de personnes précaires sans être payé, a fondé des écoles et des librairies. Il a envoyé des livres aux détenus du bagne de l’île de Sakhaline après l’avoir visité comme médecin volontaire et avoir entrepris là-bas une sorte d’enquête sociologique pour témoigner des conditions de vie atroce qui y régnaient. Plus tard, il a écrit que toutes ses œuvres avaient été marquées par cette expérience fondatrice − et cela a beaucoup influencé ma compréhension de son œuvre. Pourtant il écrit une pièce qui parle peu de questions sociales ou politiques. Au contraire, il décrit la bourgeoisie, les nantis de son époque, obsédés continuellement par leurs petits problèmes de carrière et de renommée ou leurs histoires d’amour malheureuses, sans aucune référence à d’autres problématiques. Mais, en arrière-plan, sourd une crise humaine fondamentale, une crise sociale et politique qui malmène des êtres torturés, malades ou livrés à eux-mêmes. Je vois dans cette opposition entre ses engagements et ses descriptions un écho à la situation d’aujourd’hui en Europe, et pas seulement celle des artistes et des intellectuels. Le contraste entre le contexte dans
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lequel nous sommes et les événements sociopolitiques actuels, notre façon de continuer à vivre sans être mis en question par eux, comme protégés de leur influence, est une piste dramaturgique intéressante pour mettre en scène La Mouette. Il est en effet surprenant de constater combien les personnages nous sont proches, alors même que cette pièce a plus de cent ans.
Propos recueillis et traduits par Elisa Leroy et Éric Vautrin, le 28 février 2016, au Théâtre de Vidy, Lausanne
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Production déléguée Théâtre de Vidy, Lausanne Coproduction Théâtre National de Strasbourg, Odéon - Théâtre de l’Europe, Teatro Stabile di Torino, La Filature - Scène nationale de Mulhouse, TAP - Théâtre Auditorium de Poitiers, Théâtre de Caen Avec le soutien de Pro Helvetia - fondation suisse pour la Culture Spectacle créé le 26 février 2016 au Théâtre de Vidy, Lausanne Tournée Lausanne du 26 février au 13 mars 2016 au Théâtre de Vidy | Quimper les 17 et 18 mars 2016 au Théâtre de Cornouaille - Scène nationale | Caen du 23 au 25 mars 2016 au Théâtre de Caen | Turin du 13 au 16 avril 2016 au Teatro Stabile Torino | Poitiers du 27 au 29 avril 2016 au TAP - Théâtre Auditorium de Poitiers | Mulhouse du 11 au 13 mai 2016 à La Filature - Scène nationale | Paris du 20 mai au 25 juin 2016 à l’Odéon - Théâtre de l'Europe Théâtre National de Strasbourg | 1 avenue de la Marseillaise | BP 40184 67005 | Strasbourg cedex | www.tns.fr | 03 88 24 88 00 Directeur de la publication : Stanislas Nordey | Entretien et questions écrites : Fanny Mentré | Réalisation du programme : Chantal Regairaz et Antoine Vieillard | Graphisme et conception : Tania Giemza, Jacques Lombard | Photographies : Jean-Louis Fernandez Licences N° : 1085252 - 1085253 - 1085254 - 1085255 | Imprimé par Kehler Druck, Kehl, mars 2016
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La Mouette 31 mars | 9 avril | Salle Koltès Texte
Anton Tchekhov Mise en scène
Thomas Ostermeier Traduction
Olivier Cadiot Adaptation
Thomas Ostermeier Avec
Bénédicte Cerutti - Macha Valérie Dréville - Irina Nikolaïevna Arkadina Cédric Eeckhout - Sémion Sémionovitch Medvedenko Jean-Pierre Gos - Piotr Nikolaïevitch Sorine François Loriquet - Boris Alexeïevitch Trigorine Sébastien Pouderoux - Evgueny Sergueïevitch Dorn
de la Comédie-Française Mélodie Richard - Nina Mikhaïlovna Zaretchnaïa Matthieu Sampeur - Konstantin Gavrilovitch Treplev et la peintre Marine Dillard Scénographie
Costumes
Jan Pappelbaum
Nina Wetzel
Dramaturgie
Création peinture
Musique
Assistanat à la mise en scène
Peter Kleinert Nils Ostendorf Lumière
Marie-Christine Soma
Katharina Ziemke Elisa Leroy Christèle Ortu
Équipe technique de la compagnie Régie générale Stéphane Sagon | Régie lumière Christophe Kehrli | Régie plateau Philippe Puglierini | Régie son Denis Hartmann | Habilleuse Celia Haller Équipe technique du TNS Régie générale Stéphane Descombes | Régie lumière Olivier Merlin | Électricien Franck Charpentier | Régie son Hubert Pichot | Régie vidéo Maxime Daumas | Régie plateau Alain Meilhac | Habilleuse/Lingère : Bénédicte Foki 48
Pendant ce temps, dans L’autre saison… Les choses comme elles sont, Féérie Carte blanche à Claudine Galea Lun 4 avr | 20h | Salle Gignoux Vies fragiles, vies invisibles Les samedis du TNS | Guillaume Leblanc Sam 23 avr | 14h | Espace Grüber Tous les enfants veulent faire comme les grands Carte blanche à Thomas Jolly | Laurent Cazanave Sam 23 avr | 20h | Salle Gignoux
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