saison 15-16 |
Répétition
La vie entre toujours avec force dans les salles de théâtre. − Audrey Bonnet −
T NS
Répétition
TNS Théâtre National de Strasbourg
Saison 15-16
Audrey Bonnet entretien
Un des points communs entre Clôture de l’amour et Répétition est que Pascal Rambert a utilisé vos vrais prénoms. J’imagine qu’on t’a souvent demandé comment tu ressens cela sur le plateau ? Oui, les spectateurs nous posent souvent la question de savoir ce que ça produit d’entendre et dire Audrey, Emmanuelle, Denis, Stan. Chacun de nous le perçoit de façon différente. Pour moi, cette interpellation renvoie à quelque chose de biologique pour ainsi dire, c’est notre histoire intime, notre mémoire depuis notre naissance qui est convoquée sur le plateau. C’est une porte ouverte vers l’inconscient…
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Au théâtre, que l’on joue Juliette, Marthe ou Ophélie, on fait toujours en sorte de se sentir interpellée soi-même, intimement. Mais entendre son propre prénom fait crépiter quelque chose du réel, comme si on se sentait davantage « à nu ». Je le ressens aussi dans le rapport à l’autre : dire Stan, Emmanuelle ou Denis, c’est un appui qui permet d’être d’emblée connectée à eux, au présent. Certains soirs, il peut m’arriver de prononcer les noms sans qu’ils soient vraiment « pleins » ; je le perçois alors immédiatement et j’essaie de me ressaisir de l’instant. Cette adresse-là, quand elle est entière, produit une vibration palpable dans l’air. Je pense que si les gens nous en parlent autant, c’est parce que ça crée un trouble auprès d’eux également, l’idée que nous parlons « en nos noms ». Bien sûr, il ne s’agit pas de nous tels que nous sommes dans la vie, mais de ce que Pascal [Rambert] souhaite mettre en travail à travers nous. Pascal écrit pour nous, nos voix, nos phrasés, nos corps. Il compose avec ce que nous sommes. En utilisant nos prénoms, il pousse la chose à son comble. Pascal nous convoque à l’endroit du présent, du rendez-vous avec la vie. Nous entrons sur le plateau avec nos corps tels quels, il y a un côté « brut », il n’y a ni maquillage, ni coiffure, ni costumes au
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sens où on l’entend traditionnellement : ce sont des choses assemblées ça et là au fil des répétitions… On ne cherche pas à « enrober » les choses, à raconter un personnage… On doit faire avec ce qu’on est, dans l’instant. La seule constante, ce qui nous guide, c’est le texte. Il est la colonne vertébrale. Les mots se remplissent de nos vies, en fonction de ce que l’on traverse, on ne les dit pas de la même manière. En ce moment, avec ce qui s’est passé [l’entretien a eu lieu le 16 janvier 2015, soit peu de temps après l’attentat du 7 janvier à Charlie Hebdo] les mots s’entendent complètement autrement… Ça a modifié les représentations ? Oui, ça a profondément changé la perception, le rapport à ce qui est dit et la nature de l’écoute. La vie entre toujours avec force dans les salles de théâtre… Il peut nous arriver de perdre un proche et de devoir faire face : on doit aller jouer et on se retrouve dans une salle où personne n’est au courant de ce que l’on vit. Mais dans le cas présent, il y a une conscience collective des événements. Tout le monde est en relation avec ce même sujet, ce traumatisme, et ça transforme tout ce qu’on ressent, sur le plateau et dans la salle, tout ce qui se partage. Ce qui a été touché, c’est notre perception du monde, notre construction même, quelque chose
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de notre inconscient collectif. Nous avons tous subi un tel choc… Le jour où c’est arrivé, nous n’avons pas pu jouer. C’était impossible. Nous sommes constitués de mots, nous avons besoin de parler, nous sommes partout et constamment entourés de mots, qu’on lit, qu’on entend, dans les journaux, à la radio, les mots cheminent partout. Et en tant que comédiens, on vient au théâtre chaque soir pour faire entendre une parole… Mais là, c’est comme si on ne savait plus dire. Et quand nous sommes retournés au théâtre le lendemain, sur le plateau c’était une déflagration. Et c’est toujours le cas. On entend partout dire qu’il y a « un avant et un après ». C’est une formule, mais qui est juste. Quand on s’est fait renverser, on ne peut pas continuer à avancer de la même manière… Ce qui est palpable aussi, c’est la façon dont chacun se bat avec ça ; il y a une forme de combat qui se fait à vue, celui de continuer, de dire « on continue ». C’est si troublant d’entendre le texte de Répétition : parler des morts, s’adresser aux gens, leur dire de se lever, parler de flaques de sang… La fiction est soudain dépassée par la réalité. Je pense que beaucoup d’auteurs ont un rapport intuitif à leur époque. Ils sentent les choses qui sont
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« Il faut que la chose soit dite entièrement, et l’écouter en entier pour y répondre. »
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en train d’arriver. C’est comme si tout était déjà là, à l’état latent, et que l’auteur mettait des mots sur ce qui va devenir notre présent. L’autre point commun entre Clôture de l’amour et Répétition est le fait que chacun de vous a un vrai temps pour déployer la parole sans interruption. Ce n’est pas si fréquent au théâtre, comment est-ce que tu le ressens ? C’est rare au théâtre mais ça l’est presque encore plus dans la vie. Au théâtre, ce temps donné est déterminé par une chose visible : les pages remplies, leur nombre. C’est un temps sur papier. On le voit. Dans la vie, on ne peut pas d’avance le mesurer. On perd la notion du temps quand on parle. On ne sait plus où on est et celui qui entend non plus. Il écoute ce qui doit se dire. Il faut que la chose soit dite entièrement, et l’écouter en entier pour y répondre. Le long temps de parole permet d’être soi. Et c’est peut-être pour ça que je fais du théâtre. Quand on est adolescent, on rêve de s’exprimer. D’avoir du temps pour dire ce que l’on a à dire. Voire le découvrir en parlant. Déployer la parole nous fait réaliser ce que nous ressentons et voulons exprimer : ça sort et ça devient clair devant soi.
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Ensuite, ça ne demande qu’à se contredire ou se modifier. Mais une chose a été énoncée, qui était là, qui était enfouie et qui a été mise à jour. Le métier de comédien − au travers de certaines partitions − permet de développer ce rapport au temps et à la parole chaque soir, le travailler. Et c’est une découverte de soi : j’entends parfois sortir de moi une voix monstrueuse ; on est toujours un peu des monstres au théâtre. On découvre des sons qui étaient là en nous et qui sortent : un timbre, une respiration… parce que l’air se met à circuler autrement. Quand il n’y a plus rien qui coince dans la colonne d’air, des choses se libèrent… Dans Clôture de l’amour, tu répondais, ta prise de parole était chargée de l’écoute. Dans Répétition, c’est toi qui prends la parole en premier. Qu’est-ce que ça change, d’être le déclencheur ? Pascal m’a cité un moment précis de Clôture de l’amour et il m’a dit : « tes premiers mots dans Répétition vont commencer avec la même intensité ». Ça m’a énormément troublée. Pour moi, cet instant auquel il faisait référence était un point qui naissait d’un chemin dans ma réponse à Stan. Prendre cette énergie-là comme point de départ, je ne le comprenais pas. C’était concret pour lui, mais moi je ne voyais pas comment y arriver… En fait,
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ça s’est débloqué quand j’ai arrêté de me focaliser sur cette idée. Je l’ai laissée de côté, j’ai essayé de me dire que ça allait se passer différemment pour moi, ce début. Et en m’en libérant, en y travaillant, j’ai compris que je ne pouvais pas commencer autrement. Être celle qui parle en premier était loin d’être évident pour moi. Ma position naturelle, organique, se situe du côté de la « réponse ». C’est peut-être pour cela que Pascal m’avait placée à cet endroit dans Clôture de l’amour. A priori, dans la vie, je me positionne d’abord dans l’écoute. Quelque chose se formule dans le silence, qui va sortir à un moment donné. En cela, Clôture de l’amour était une surexposition de moi-même. Et tous les soirs, j’admirais Stanislas [Nordey] de commencer, de trouver l’énergie du début. Je me disais que ça me serait impossible. Quand je me suis retrouvée dans cette situation dans Répétition, je ne m’en sentais pas capable. Au fur et à mesure, en m’y jetant, en travaillant, c’est devenu possible. C’est ce qui est incroyable avec Pascal, c’est sa manière de nous faire travailler : il nous fait des cadeaux pour nous faire déployer des choses de nous-mêmes que l’on ne connaît pas… et que lui a sûrement perçues − du moins c’est la sensation que j’ai en ce qui me concerne.
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Tu commences par la fin, la rupture, la fermeture et c’est comme si, au fur et à mesure, quelque chose se rouvrait dans l’écoute. Hier, durant la représentation, tu avais, vers la fin, un grand sourire alors que tu regardais les spectateurs. Est-ce constant dans ton parcours ? Non, c’était propre à hier. Comme rien n’est fixé ni dans l’espace ni dans ce qu’on appelle au théâtre les « intentions de jeu », tout peut être très différent chaque soir. Ce qui est prédéfini, ce sont nos places au tout début, le niveau de haute tension sur les quelques premiers mots et l’image de fin où nos places sont à nouveau définies pour que la gymnaste puisse avoir son espace. Le reste du temps, entre le début et la fin, on circule en fonction de ce qu’on ressent. Nous sommes libres de nos déplacements dans l’espace et de notre cheminement intérieur. Tout en respectant cette idée que nous avons une trajectoire à insuffler ensemble, tous les quatre. Hier, ce sourire dont tu parles, je l’ai attrapé chez quelqu’un dans la salle. Ensuite, je l’ai renvoyé à tous. Cela s’est fait sur le moment, ce n’était pas une chose recherchée, volontaire. Pascal laisse cet espace ouvert : pendant qu’une parole se déploie, on est traversés par des choses et on peut les laisser
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« j’entends parfois sortir de moi une voix monstrueuse »
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voir, les faire passer. Le spectateur fait son chemin, il est lui aussi libre de faire son propre montage des choses. Nous, acteurs, sommes des espaces de projections. La pièce évoque une « génération à terre », politiquement, théâtralement, voire humainement. Toi qui es la plus jeune de la distribution, qu’est-ce que ça t’évoque ? Je le vis sûrement différemment des autres. Entendre parler de cette génération, ça questionne la mienne, qui est toute proche. Mais l’évocation d’une génération à terre, je ne l’entends pas comme une idée absolue, une certitude. Je l’entends comme une question en suspens, des événements ou des manquements qui ont créé un espace chagrin chez celui qui écrit, en l’occurrence Pascal. C’est comme une photo d’un instant qui a pris de l’ampleur, qui s’est répandu au cœur de l’écriture. J’ai l’impression que chacun de nous s’en saisit à un endroit différent. On ne le déploie pas dans une seule direction. Ce n’est pas une idée arrêtée. C’est aussi l’histoire d’une génération qui a vécu l’effritement de la décentralisation, des grandes aventures théâtrales des années 70-80, il est question de l’utopie du théâtre capable de changer le monde, d’une forme d’échec…
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À mon sens, il n’y a pas d’échec. L’art peut agir sur chacun d’entre nous. Ce qui agit sur un individu en particulier peut s’étendre au-delà de lui-même. L’art ouvre des champs de perception. On est toujours dans ces questionnements : vers quoi allons-nous ? Est-ce qu’on y va ensemble ? Est-ce qu’on se sépare pour suivre chacun une route différente ou est-ce qu’on a une chose à faire en commun ? Laquelle ? On interroge toujours cette notion de « l’ensemble ». En ce moment, c’est très beau ce qui se passe dans les collectifs, les groupes, les petites structures de théâtre qui se forment et se développent un peu partout. Je ne fais pas partie d’un collectif, mais je m’inscris dans une démarche avec un auteur, une fidélité envers les gens avec qui j’ai commencé. Nous continuons à nous réunir, nous retrouver dans le travail, avancer ensemble. Mon attention se porte aussi sur le choix des paroles, ce qui est dit et le moment où on le dit. C’est une autre forme de structure. Ce sont des retrouvailles, des cycles de vie. Chaque génération trimballe ses utopies, ses exaltations, sa nostalgie… Dans Répétition, le texte avance de l’intime vers le vaste. Au fur et à mesure que chacun nomme l’endroit où il se situe dans cette « structure » − comment il perçoit les autres, où en est son
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amour de la structure et de chacun de ceux qui la composent − la vision s’élargit… Tout part d’un regard saisi, d’un choc intime… et ça s’ouvre sur une vision du monde de chacun. Des questions. C’est ce qui est troublant : ce qui se passe dans la pièce rejoint ce qui se passe en ce moment. Les gens, partout, sont en état de choc et commencent à vouloir formuler où ils se situent par rapport au monde. Qu’est-ce qui est le plus important ? Vers quoi allons-nous ? Et ce sont des questions qui arrivent, pas des réponses. Évidemment. C’est une chose forte dans l’écriture de Pascal : il questionne l’être humain. Et il ose se contredire luimême. C’est une chance inouïe de travailler avec un auteur vivant. Quelqu’un qui interroge le monde d’aujourd’hui, et qui nous invite à partager son regard, ses visions, aiguise avec nous ses contradictions. Comment se sont passées les répétitions ? Est-ce que vous avez fait du travail à la table, sur le texte ? Non. Pascal nous avait donné le texte bien longtemps avant. Nous nous sommes retrouvés un mois avant la première. Chacun a eu environ deux séances de travail avec Pascal pour défricher le texte, poser toutes sortes de questions. Lui aussi nous parlait de ce qu’il voulait mais il ne s’agissait
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« Nous, acteurs, sommes des espaces de projection. »
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pas du tout d’indications de jeu, il n’y avait pas de « passages obligés ». Dès le départ, nous avons travaillé sur le plateau. Nous faisions des tentatives. Dans le texte, à la fin de chaque prise de parole, il y a cette chose écrite dans les didascalies : Il − ou elle − se couche au sol. Au début, nous l’avions tous lu dans le même sens : une fois que l’on a parlé, on est à terre, on ne s’en remettra pas − on ne s’en relèvera pas. Au début, c’est une chose que nous pensions devoir suivre à la lettre. Pendant les répétitions, nous avons éprouvé le besoin de nous relever et Pascal nous a dit alors : « si vous ressentez cela, faites-le ». Nous avons donc été rapidement libres de vivre les choses selon l’instant. C’était ce qu’il souhaitait. C’est pareil pour les entrées et les sorties : nous pouvons parfois quitter le plateau. Chacun gère à sa manière cette liberté, qui implique d’être aussi attentif aux autres qu’à soi. Pascal n’intervient jamais pendant que vous êtes sur le plateau ? Jamais. Ou pour nous adresser des « oui » d’encouragement. Un peu comme en sport, quand on voit, par exemple, du patinage artistique et qu’on entend la voix de l’entraineur qui dit « oui, allez ! ». Ou on entend parfois sa respiration, son enthousiasme. Ça veut dire qu’il est là, qu’il est avec, qu’il entend
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ce qu’il cherche. Mais il n’interrompt jamais. Et quand il en parle après, ce n’est jamais pour dire : « Ne fais pas ça, fais ça ». Il nous parle de respiration, de tempo. Ce n’est pas de la psychologie. On l’écoute parler, lui, sur ce qu’il a écrit et ça devient tout de suite évident, l’énergie qu’il y a à déployer pour dire tel passage, telle chose. Pascal, c’est aussi quelqu’un qui « s’y colle », c’està-dire qu’il va au plateau. Il va relayer Stanislas sur Clôture de l’amour ; dans Memento Mori il va se mettre nu sur le plateau pour remplacer un danseur… Il est proche de nous, et nous transmet son audace. Que ce soit sur Clôture de l’amour ou sur Répétition, ce que je ressens est que Pascal nous place à un endroit de perception suraiguë de l’autre, du travail de l’autre. C’est évident au théâtre, mais le percevoir à ce point pendant que les choses se font, ressentir aussi profondément le travail d’Emmanuelle, Denis, Stanislas… c’est chaque soir une émotion forte. Qu’est-ce qui fait que vous regardez le public ou pas ? Il y a une pièce dans la pièce : celle que le personnage de Denis − l'auteur − a écrite, que le personnage de Stan met en scène, et que les quatre sont venus répéter. Nous la jouons face
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public. C’est un « code » que nous posons dès le début. Ensuite, on peut voyager dedans librement, s’en détacher une fois que c’est inscrit. L’essentiel est que ce soit lisible. Puis il y a deux passages qui s’adressent clairement à la salle : celui où Denis dit « levez-vous, enfants » et la fin du texte de Stan. Les autres moments face public sont à la discrétion de chacun. Hier par exemple, j’étais souvent orientée vers la salle. Je n’étais pas complètement connectée aux autres sur le plateau. En sortant, Emmanuelle m’a dit « tu semblais être dans une grande solitude ». Là encore, ce n’est pas un jugement, ce sont des choses qu’on échange entre nous pour aiguiser notre perception du travail. Parfois, on part à l’inverse de ce qu’on avait proposé la veille. Tout est possible. La seule chose à éviter est que le spectacle dure quatre heures au lieu de deux heures et demie ! Vous en parlez entre vous systématiquement après la représentation ? Parfois en quelques mots, parfois plus longuement. Moi j’aime savoir le chrono. Par exemple, entre hier et la veille, il y avait dix minutes d’écart. Dix minutes de plus. Il peut nous arriver parfois de sauter du texte, d’être troublés, de ralentir énormément les choses parce qu’on est en train de
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les déployer à un endroit nouveau. Parfois ça peut s’accélérer soudain… Pour Pascal, il est nécessaire qu’il y ait une trajectoire, que ça avance ; on n’a pas lieu de marquer de longues pauses. Un auteur n’a pas envie que l’on s’arrête à chaque mot pour le faire entendre. Et il a raison. Il faut aussi être dépassé par ce qu’on dit. Ne pas chercher à tout comprendre et faire comprendre dans l’instant. Ne pas s’appesantir. Pascal écrit une parole qui avance comme la pensée. Ça passe de l’intime profond à une vision très large. Je la relie à cet état d’enfance sublime qu’on ne devrait jamais perdre, mais qu’on perd un peu en route tout de même. Être capable de dire : « c’est quoi la mort, maman ? » puis « et si on retirait la chaise de papa pour qu’il tombe quand il revient ? » puis « je peux manger ce gâteau, là ? » puis « tu sais, hier, untel m’a fait ça à l’école et ça m’a fait de la peine ». En à peine une minute, il y a eu la mort, la blague de la chaise, le désir de manger, le chagrin de la veille… Et ce n’est pas un effet de style. C’est la vie. La pensée, le réel, la mémoire mêlés. La façon dont on rebondit d’une chose à l’autre. C’est ce que j’appelle « être au cœur ». Et je trouve que Pascal est à cet endroit. C’est une forme de sagesse, réussir à porter cet état des choses de l’enfance où tout est possible, où tout se questionne et travaille en simultané. Dans
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« Il faut aussi être dépassé par ce qu'on dit. Ne pas chercher à tout comprendre et faire comprendre dans l’instant. »
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un même temps on voit, on entend, on perçoit, on se souvient, on a envie… Le présent, le passé, l’avenir, tout est concentré. Ce n’est pas pour rien que Denis, l'auteur dans la pièce, dit « Enfants ! Enfants ! ». Il s’adresse à tout le monde. Où sont les enfants en nous ? Il dit aussi « J’ai vraiment cru qu’on pouvait changer le monde ». C’est évident : l’enfant y croit pleinement, qu’il peut changer le monde. Il pense que le monde est fait pour lui. Et qu’il peut agir dessus. Tout nous incite chaque jour à penser le contraire. Mais c’est une force, continuer à croire que le monde est fait pour nous et qu’on est fait pour lui, donc qu’il faut y faire attention. Comment a commencé ton parcours de théâtre ? Qu’est-ce qui t’a donné envie d’être actrice ? Des textes ? Des acteurs ? J’ai longtemps cru − et peut-être qu’il y a encore de ça − que c’était parce que j’ai été beaucoup seule chez moi. J’habitais en banlieue, je n’avais pas envie de descendre jouer sur la dalle, c’était compliqué… Du coup, j’étais beaucoup dans ma chambre, avec mes livres. Mon grand-père était un grand lecteur, il était insomniaque et lisait énormément durant les nuits. Je partageais avec lui un écrin de littérature depuis toute petite. Peut-être que ma passion pour la lecture vient du sentiment que ça
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faisait bouger les murs autour de moi, que ça ouvrait à tous les voyages possibles… Peut-être que je me suis dit que mon repère au monde était là et que j’avais envie de partager cela… Mais c’est bien plus tard que je suis allée au théâtre, avec le collège, à la Maison de la Culture [MC93]. Je me souviens aussi d’une comédienne qui était venue à la bibliothèque de Bobigny lire un texte, seule, devant les élèves. Je ne comprenais pas pourquoi j’étais tellement bouleversée le peu de fois où je me retrouvais dans une salle de théâtre ou devant quelqu’un prenant la parole. À Bobigny, il y a aussi le tribunal. Nous y étions allés dans le cadre des cours d’instruction civique. Par la suite, j’ai continué à m’y rendre seule, assister à des procès, justement pour entendre des vrais temps de parole. Les avocats, les juges, les témoins, les accusés, les victimes… J’éprouvais le même bouleversement au tribunal qu’au théâtre. De même quand j’entendais des artistes s’exprimer haut et fort à la télévision. J’étais fascinée par ce qu’était développer une parole, l’engagement humain... Du moins, c’est ce que je dis maintenant : sur le coup, j’étais juste traversée d’émotion, je sentais que j’avais une chose très vivante en moi en rapport avec « ça », mais ce que c’était au juste, j’étais incapable de le formuler…
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J’ai eu tous les rapports possibles à l'enseignement. J’ai tenté la filière économique, pour essayer de « brasser large »… Il n’y avait que les cours de philosophie ou d’art plastique où j’étais motivée. Je me suis retrouvée dans une classe de musiciens. Ça m’a donné à réfléchir… Ma classe de terminale était composée pour moitié d’élèves qui faisaient de la philosophie et pour l’autre de musiciens − moi je faisais philo. Me retrouver en classe avec des musiciens, les voir travailler à longueur de journée, ça m’a fait me dire : « Tu as le droit. Cesse de brasser large et de te dire que tu vas englober toutes les matières pour arriver à quelque chose. Ce n’est pas pour toi. Ce dont il s’agit pour toi, c’est des mots. » J’ai eu la chance de rencontrer des textes. Hamlet a été un choc. Les textes de Tchekhov aussi. Après le Bac, j’ai décidé de prendre des cours de théâtre. Je m’étais inscrite à la Fac en même temps qu’au cours Florent. J’étais avec François-Xavier Hoffmann en deuxième année quand il m’a dit de me présenter au concours du Conservatoire, juste pour voir comment ça se passait [Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris]. L’idée de le passer « pour voir », ça détend ! Il m’a offert cette détente et, du coup, j’ai réussi le concours.
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C’était, en quelque sorte, ma première « structure » de théâtre, pour employer le terme utilisé dans Répétition. J’aime ce mot, car c’est vrai que c’est structurant. Pouvoir exprimer quelque chose au travers des textes et s’exprimer soi, sans se mentir. Le théâtre contemporain, je n’en avais pas lu avant de prendre des cours de théâtre. J’ai eu la chance, au Conservatoire, de rencontrer Hédi Tillette de Clermont-Tonnerre qui écrit, et qui proposait régulièrement au groupe des sortes de « happening »… Nous étions à ses côtés, embarqués dès le début dans ses écritures. Il nous demandait de faire l’expérience de le dire, de chercher avec lui… J’avais toujours fréquenté des auteurs morts. L’auteur vivant, là, à côté de soi, avec soi, ça ouvre à d’autres dimensions. J’étais dans l’imaginaire plus que dans la réalité, je crois. Travailler avec un auteur vivant, ça injecte du réel. C’est en 2000, alors que je sortais du Conservatoire, que j’ai rencontré Pascal à l’occasion d’un workshop au JTN [Jeune Théâtre National, structure qui accompagne pendant trois ans les élèves issus du Conservatoire et du TNS]. Ce fut une rencontre évidente. Mais pendant longtemps, nous ne sommes pas parvenus à nous retrouver
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« Travailler avec un auteur vivant, ça injecte du réel. »
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dans le travail, autrement que lors de workshops. J’étais engagée sur un autre spectacle quand il m’a proposé de faire Asservissement sexuel volontaire. Alors que nous devions faire ensemble Paradis, à La Colline, j’ai reçu un appel de Marcel Bozonnet, administrateur de la Comédie-Française, qui me proposait d’intégrer la troupe. Pascal m’a dit : « vas-y, nous aurons d’autres occasions de travailler ensemble ». Peu de temps après, le même Marcel Bozonnet l’invitait à mettre en scène une de ses pièces à la Comédie-Française. Nous y avons créé, en janvier 2005, Le Début de l’A.
Audrey Bonnet Entretien avec Fanny Mentré le 16 janvier 2015 à Paris
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Feuille de travail d'Audrey Bonnet sur Répétition
Questions à Yves Godin Fanny Mentré : Comment avez-vous rencontré Pascal Rambert ? Aviez-vous vu ses spectacles avant de travailler avec lui ? Yves Godin : Je vois assez peu de spectacles de théâtre, je suis beaucoup plus spectateur de danse ou d'art plastique. Ma rencontre avec Pascal s'est faite par le biais du chorégraphe Rachid Ouramdane, je travaillais avec lui depuis des années au moment où il conçut un solo dansé pour Pascal (Un garçon debout en 2006), celui-ci travaillait au même moment sa pièce After/Before, que j'ai vue ensuite à Avignon. J'ai compris qu'il y avait une proximité dans la manière de convoquer les media, le corps, le temps, l'espace, entre son travail et celui que je pouvais défendre. Pascal a assisté à de nombreux spectacles sur lesquels j'intervenais, notamment Enfant de Boris Charmatz. C'est à la suite de ce spectacle qu'il m'a proposé de travailler avec lui à la conception de Memento Mori. Dans Répétition, la lumière semble être un acteur dont le trajet est aussi libre que celui des comé-
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diens sur le plateau ; Comment avez vous travaillé à cela avec Pascal Rambert, avec le scénographe Daniel Jeanneteau et avec les acteurs ? Qu'est-ce qui détermine les trajets de la lumière dans le spectacle ? Est ce que ça varie beaucoup d'une représentation à l'autre ? Nous défendons l'idée d'un théâtre qui soit une surface de projection. Pour Memento Mori, une forme que Pascal définissait comme sans sujet, nous avions radicalisé cette position en affirmant produire des visions plutôt que des images. Portés par cette première expérience commune et par la nature même du texte, nous avons eu le désir que la lumière dans Répétition agisse au-delà des mots comme un partenaire de jeu complexe et indépendant. Le travail de Pascal paradoxalement se prête plutôt à ce que la lumière opère comme un bloc solide immobile, une donnée de départ qui, avec la scénographie, constitue un environnement sculpté par les corps, le temps et les mots. Avec Pascal et Daniel nous avons défini des axes de travail qui cherchent à produire des distorsions, plus que de la fusion, entre les éléments. Il s'agissait d'éviter tout naturalisme, toute psychologie, tout moralisme. L'espace, s'il semble très réaliste, est traité à la manière d'une ébauche, simplifié, abstrait. La lumière s'inscrit dans et hors de cet espace et
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cherche à créer un environnement atmosphérique, quasi météorologique, totalement décalé de ce que pourrait être une lumière de gymnase. Se croisent des objets lumineux détournés de leur usage, des plafonniers mobiles agissant à la manière de nuages balayant l'espace, et des événements extérieurs, en transformations permanentes par la couleur, l'énergie, plus ou moins subliminaux et nommant un hors-champ du lieu, vivant aléatoire et tendu. Pour les acteurs, la lumière et ses déplacements, ses changements de direction ou de coloration, ses macros ou micros transformations, ne constituent pas des balises dramaturgiques mais plutôt une variable supplémentaire pour investir le plateau. Je ne propose jamais de lumière qui soit une contrainte pour l’interprète, il a toujours le choix d'en tenir compte ou pas, il n'y a jamais d'incitation à jouer dans un espace plutôt qu'un autre, jamais de point à respecter ou une image à servir. Je travaille essentiellement sur des masses lumineuses mouvantes dans lesquelles peuvent s’immiscer d'autres événements graphiques ou énergétiques, le comédien n'est pas toujours en mesure d'en percevoir la présence et si c'est le cas, libre à lui de l'intégrer. Si elle est un partenaire de jeu c'est d'abord par sa dimension environnementale instable qui infuse
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la perception du corps, de l'espace, du temps, le rapport aux partenaires (eux-mêmes interprétant du point de vue des déplacements une partition libre) et aux spectateurs, la sensibilité à ces phénomènes est propre à chacun et n'impose aucune lecture prédéfinie. La façon dont Pascal met en scène nécessite que tous les éléments du spectacle soient là dès le premier jour de répétition, le temps de travail n'est pas très long mais dès le début les comédiens sont en situation de s’approprier et de se laisser traverser par la lumière en train de se construire. Nous faisons assez peu de retours précis après un filage, qui est le mode privilégié du travail, nous cherchons plutôt à nommer des règles de jeu qui créent des lignes de force et échappent au systématisme, et à concevoir un dispositif dont la tension naît de la mise en réseau d'éléments hétérogènes. Le travail avec la lumière, le son, le texte, se construit donc par l'expérience à être ensemble, dans une durée et dans un lieu précis, s'apprivoiser mais accepter la surprise, l'inattendu, la liberté des uns à prendre un chemin plutôt qu'un autre. Le texte en lui-même ne sert pas de support à la lumière, si ce n'est dans l'évitement d'évidence de sens. Les événements lumineux, dans leur déroulement, n'ont pas été pensé directement
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en prenant en compte la succession des quatre monologues. Elle s'active selon une logique qui lui est propre, sur des principes concrets essentiellement plastiques et sensoriels, qui font se dialoguer des questions de direction, d'intensité, de diffusion, de vitesse, de coloration, de vibration, de présence et d'absence, dans une porosité, à double sens, avec le jeu des comédiens. La lumière comme le jeu des acteurs se construit, se reconstruit en direct chaque soir, élément éminemment vivant elle s'éprouve en cherchant à éviter la reproduction, l'identique, même lorsqu'une rencontre avec le texte, le son, l'espace nous a semblé un soir particulièrement opérante. Les temporalités, l'énergie d'un texte, d'un corps, d'une lumière ou d'un son, sont spécifiques, il y a une artificialité à vouloir à tout moment les faire se rencontrer. Il me semble beaucoup plus pertinent d'établir des écarts, des ruptures ou des anachronismes. Il s'agit de laisser aux éléments du jeu la capacité d'articuler librement leurs relations et que des espaces de projection singuliers se créent pour le spectateur. La mise en jeu d'outils permettant une véritable expérience, autant pour les comédiens, les régisseurs et les spectateurs est constitutive de mon travail. En
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utilisant des technologies diverses, nouvelles ou archaïques, très contrôlées ou prenant le risque de l'aléatoire, manuelles ou enregistrées, je cherche avant tout à ce que l'acte de faire de la lumière, après les différentes phases de conceptualisation et de réalisation, mette en jeu le corps, à la manière d'un interprète instrumentiste. Ainsi la partition s'établit selon une triple articulation où se croisent de l'écrit, de l'improvisé et de l'aléatoire. Les variations d'un soir à l'autre sont, de ce point de vue, du même ordre que celles propres aux comédiens. Une variation autour d'un même thème, tantôt en indépendance ou connecté aux autres qui eux-mêmes naviguent sereinement ou dans l'insécurité. C'est d'abord un rapport au plateau et à la salle qui soutient cette attitude de jeu à chaque instant renouvelé. Pascal Rambert dit qu'il « déteste les lumières de théâtre », comment comprenez vous cela ? C'est une formule évidemment qui parle d'un certain théâtre et d'un certain rapport à la lumière, disons qu'il s'agit d'une détestation d'une conception pyramidale du théâtre en opposition à celle en réseau dont je parlais plus haut. Détestation de l’univoque, où tout confère à un asservissement qui ferme le sens plutôt que de l'ouvrir, où l'incertitude fait place
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au connu, à l'évidence, et où les modifications des états de plateau, par la lumière ou le son, sont une suite d'effets attendus et conventionnels, et souvent ridicules. Dans l'article de Libération consacré à la lumière « Spots de haut niveau » paru le 11 juin 2015, il semblerait que les chorégraphes soient plus ouverts à l'idée d'une « création » à part entière que les metteurs en scène de théâtre. Selon vous, pourquoi ? Le champ de la danse, plus que le théâtre, a permis que se développe une réflexion aiguë sur la lumière et ses enjeux. De nombreuses créations ont donné une place prépondérante au travail plastique, couvrant un espace allant d'un grand minimalisme, où la lumière se fait à juste titre discrète, et à l'opposé une hyper présence qui peut porter la globalité d'un projet. Les raisons à cela sont multiples et s'inscrivent probablement dans l'histoire même de la chorégraphie qui a vu très tôt collaborer chorégraphes, compositeurs, plasticiens. La danse a très vite embrassé l'art de son époque, le cubisme, le futurisme, l'abstraction, l'art conceptuel, l'art contemporain... Les modes de collaboration même s'en sont trouvés déplacés, le créateur lumière est partenaire dès la conception, plutôt que mercenaire arrivant à la finalisation des projets ; les conditions de production
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et d'exploitation, restreintes pour la danse par rapport au théâtre, font que certains créateurs lumière en danse sont beaucoup plus associés au travail sur toute la durée de la vie d'un spectacle et au même titre que la chorégraphie, continuent à faire évoluer leur travail dans une forme de recherche permanente. C'est aussi dans cet esprit qu'il faut alors entendre le mot « création ». Pour autant, aujourd'hui les passerelles entre chorégraphie et mise en scène sont ouvertes, le risque serait d'être réducteur et simpliste envers le théâtre ou la danse, de nombreuses réalisations théâtrales depuis des années, celles de Bob Wilson, de Claude Régy, de Romeo Castellucci, pour ne citer que les plus emblématiques, ont placé le travail de la lumière à un endroit dans lequel peu de chorégraphes se sont aventurés. Les influences se font dans les deux sens. Travailler avec plutôt que pour : avec la danse, avec un metteur en scène, un texte, une chorégraphie, un espace, un temps, une couleur, un danseur, un comédien..., est une attitude que la proximité avec des chorégraphes comme Boris Charmatz, Vincent Dupont, Olivia Grandville ou Pierre Droulers m'a amené à défendre et que je reconnais en travaillant avec Pascal. Ce n'est alors ni une question de théâtre, de danse ni même de lumière... quoique.
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Voix off Denis Podalydès Voix d’Éric Elmosnino La voix est la même en scène et dans la vie. Le timbre ne subit pas la modification, presque toujours inéluctable, que le passage de la vie à la scène suscite dans la voix des acteurs, altérant, diminuant, gauchissant ce que la personne a de plus rare, de plus retiré, le grain, l’inflexion secrète. La découpe légère, fluide, allègre, du texte, des syllabes, l’intelligence immédiate du passé, l’articulation impeccable et sans effort, la clarté et la vivacité du sens créent l’illusion naturelle du parfait naturel. D’un naturel qui subjugue même les contempteurs du naturel. D’un naturel insituable, insaisissable, pas du tout naturel. Bref, la vie. […] Dans ta voix, rien n’est figé, volontaire, identifié une fois pour toutes. Rien d’intimidant au départ, de bizarre, de joué d’avance. L’intention, le sentiment, la couleur ne contraignent ni ne domestiquent l’extrême mobilité de l’interprétation. Tu fais advenir les choses au lieu de les désigner, de les placer, dans le jeu, dans la voix. Rien qui ne soit
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en mouvement, en progression, en posture de s’inverser radicalement, de se retourner en son envers, comique ou tragique. Est-ce parce que tu empruntes aux personnes les plus dangereuses cette qualité funeste : en répandant l’effroi, savoir garder son calme, jusqu’à préserver, bien au fond de soi-même, l’innocence, la gaieté d’autrefois ? Sans doute, depuis le Conservatoire, je te tiens − la plupart d’entre nous te tiennent alors − pour un modèle. En 1985, me frappe cette évidence, te regardant jouer : tu as ce que je n’ai pas, dont je manque, qu’il me faut avoir. Comment faire ? Je t’imite. Malgré mon don certain, je n’y parviens pas avec toi. L’aisance, la facilité, le naturel élégant, l’humour aussi clair et vif sur la scène et dans la vie, dont tu fais preuve sans trop t’en apercevoir, comment les gagnerai-je par l’imitation ? Je t’observe. Par imprégnation, identification, dédoublement inconscient, j’imagine pouvoir te fondre, te résoudre, en partie, en moi. Pendant une longue scène de vingt minutes, je joue en pensant
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à chaque seconde que je suis toi. L’écart de nature qui nous sépare m’apparait alors dans sa plus cruelle évidence. Il me suffit de te voir quelques heures plus tard, toi dans une autre scène, pour entendre un nouvel accent, que je ne te connais pas, une nouvelle rupture, dont je ne veux pas croire que je puisse à ce point en être à la fois démuni et ensorcelé. Tu en ris. « Je suis le roi de la rupture shakespearienne », dis-tu, un jour, en réponse légère au compliment qui t’embarrasse. L’art de quitter un ton, de changer le rythme, de suspendre la représentation à ton bon vouloir, est chez toi déconcertant. Nous te reconnaissons tous cette supériorité technique, ce talent pur. Cassant, net, immédiat, tu arrêtes le jeu. On croit à la panne. Tu repars, avec une voix nouvelle, si bien que tu es le plus imprévisible, le plus vivant, le plus « vrai » d’entre nous. Peut-être un peu plus que d’autres, parce que je ne cesse pas de m’inventer des compétitions, des duels, versé depuis toujours dans l’obsession, probablement, d’égaler mon frère Bruno, parce que je me taraude une excessive envie de réussir, de percer, de l’emporter sur les autres, j’en conçois une jalousie sombre et sournoise. Tout ce que je veux être, tu l’es déjà. Tu incarnes parfaitement mon désir de jouer. Si proche que je me sente de toi, j’éprouve continûment la distance qui nous
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sépare, qui s’accroît, pour la simple raison, je me la formule un jour avec un mélange de soulagement et d’amertume, que je ne suis pas toi. Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Le temps travaille nos voix, nous distingue, nous fait autres. Aujourd’hui je viens te voir au théâtre. Où en suis-je de cette rivalité ancienne, initiatrice ? Je ne passe plus mon temps à me voir à ta place, ni t’imaginer à la mienne, quand c’est moi qui occupe la scène. Nous jouons même ensemble dans Liberté-Oléron. J’y suis le père de famille que consternent ton indolence et ton manque d’égards. Intérieurement, j’exulte de bonheur, je partage avec toi un secret de comédie, j’aime jouer, je veux jouer, jouer encore avec toi. Tu es Peer Gynt. Tu es Borkine. Tu es Garrincha. Tu es Valerio. Tu es Platonov. Tu es Sganarelle. Le tranchant de ta voix découpe quantité de créations maîtresses. Dans ma voix, je t’entends aussi, je t’entends encore, mais c’est un ami qui me parle, autre, distinct, bienveillant, avec lequel je m’entretiens, avec lequel je joue, constamment. Denis Podalydès Extrait de Voix off Éditions Mercure de France, 2008 ; Folio, pp. 130-133
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Production T2G-Théâtre de Gennevilliers - Centre dramatique national de création contemporaine | Coproduction Théâtre National de Strasbourg, Festival d’Automne à Paris, Célestins Théâtre de Lyon, Théâtre Vidy-Lausanne, TAP - Théâtre Auditorium de Poitiers, La Comédie de Clermont-Ferrand - Scène nationale, Centre dramatique national Orléans/Loiret/Centre, Centre national de création et de diffusion culturelle de Châteauvallon, Le Phénix - Scène nationale Valenciennes Spectacle créé le 12 décembre 2014 au T2G-Théâtre de Gennevilliers Centre dramatique national de création contemporaine, en coréalisation avec le Festival d’Automne à Paris L'Académie française a décerné son Prix annuel 2015 de littérature et de philosophie, Prix Émile Augier, médaille de bronze, à Pascal Rambert pour Répétition Tournée Clermont-Ferrand du 13 au 15 novembre à La Comédie de Clermont-Ferrand Scène nationale | Paris du 18 au 27 novembre 2015 au Théâtre national de Chaillot | Orléans du 3 au 5 décembre 2015 au Centre dramatique national Orléans/Loiret/Centre | Ollioules du 9 au 12 décembre 2015 au Centre national de création et de diffusion culturelle de Châteauvallon | Valenciennes du 16 au 18 décembre 2015 au Phénix - Scène nationale Théâtre National de Strasbourg | 1 avenue de la Marseillaise | BP 40184 67005 Strasbourg cedex | www.tns.fr | 03 88 24 88 00 Directeur de la publication : Stanislas Nordey | Entretien et questions écrites : Fanny Mentré | Réalisation du programme : Chantal Regairaz et Antoine Vieillard | Graphisme et conception du programme : Tania Giemza Photographies : Jean-Louis Fernandez Licences N° : 1085252 - 1085253 - 1085254 - 1085255 | Imprimé par Kehler Druck, Khel, octobre 2015
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Répétition 21 oct | 7 nov Salle Koltès
Texte, mise en scène et chorégraphie
Pascal Rambert Avec
Emmanuelle Béart Audrey Bonnet Stanislas Nordey Denis Podalydès
sociétaire de la Comédie-Française
Claire Zeller
Assistant à la mise en scène
Thomas Bouvet Scénographie
Daniel Jeanneteau Musique
Alexandre Meyer Lumière
Yves Godin Costumes
Raoul Fernandez Pascal Rambert Le texte est publié aux éditions Les Solitaires Intempestifs Équipe technique de la compagnie Régie générale Martine Staerk | Régie lumière Arnaud Godest | Régie son Théo Jonval | Régie plateau Stéphane Rouaud et Guillaume Rollinde de Beaumont Équipe technique du TNS Régie générale Bruno Bléger | Régie plateau Denis Schlotter | Régie lumière Olivier Merlin | Régie audiovisuelle Sébastien Lefèvre Électricien Alexandre Rätz | Machinerie Karim Rochdi | Habilleuse Bénédicte Foki | Lingère Céline Ganzer
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Pendant ce temps, dans L’autre saison…
Ce que j’appelle oubli Spectacles autrement | Denis Podalydès Sam 24 et 31 oct | 15h | Salle Gignoux Marx, le communisme : aujourd’hui et demain Les samedis du TNS | Franck Fischbach Sam 7 nov | 14h | Salle Koltès Claudine Galea Les soirées avec les auteurs associés Lun 9 nov | 20h | Salle Koltès
03 88 24 88 00 03 88 24 88 00| www.tns.fr | www.tns.fr| #tns1516 | #tns15-16