d e h o r s
devant la porte
Directrice de la publication Julie Brochen Réalisation du programme Olivier Ortolani et Tania Giemza avec la collaboration de Lorédane Besnier, Fabienne Meyer et Lorraine Wiss Crédits Photos des spectacles : Pierre Grosbois Illustrations : p.5 Jean-Julien Lemordant L'homme blessé • p.7 Yahya Batat Man alone painting • p.11 Fernand Khnopff A crisis • p.12 Piotr Bogdan La solitude Graphisme Tania Giemza Édité par le Théâtre National de Strasbourg Kehler Druck/Kehl – Février 2012 Abonnements / Location 03 88 24 88 24 1, avenue de la Marseillaise BP 40184 F-67005 Strasbourg CÉdex Téléphone : 03 88 24 88 00 Télécopie : 03 88 37 37 71 tns@tns.fr www.tns.fr
Côté public 2
Séance spéciale • Audiodescription Jeudi 16 février Rencontre • Théâtre en pensées avec Jacques Osinski, rencontre animée par Emmanuel Behague (département d’études allemandes de l’Université de Strasbourg) Lundi 13 février à 20h - Salle Gignoux - Inscription au 03 88 24 88 00 • Bord de plateau à l’issue de la représentation Jeudi 16 février
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SAison 11-12
b l o www.tns.fr/blog
dehors devant la porte Texte de Wolfgang Borchert Mise en scène Jacques Osinski Traduction de l’allemand Pierre Deshusses
Dramaturgie Marie Potonet • Scénographie et costumes Christophe Ouvrard • Lumières Catherine Verheyde • Collaboration artistique Alexandre Plank Avec, par ordre alphabétique Véronique Alain L’Elbe, La femme du colonel, Madame Kramer Vincent Berger Beckmann Frédéric Cherboeuf L’autre Jean-Claude Frissung Le colonel, Dieu Alice Le Strat La jeune femme, La fille du colonel Baptiste Roussillon L’entrepreneur des pompes funèbres, Le directeur de cabaret Stanislas Sauphanor L’unijambiste, Le gendre du colonel Et la voix de Arnaud Simon Équipes techniques du Centre dramatique national des Alpes-Grenoble Régie générale Karim Youkana • Régie son Sébastien Riou • Régie plateau David Dupont du TNS Régie générale Bruno Bléger • Régie plateau Alain Meilhac • Machiniste Pascal Lose • Régie lumière Patrick Descac • Électricien Franck Charpentier • Régie son Sébastien Lefèvre • Lingère Charlotte Pinard-Bertelletto
Du mardi 14 au samedi 18 février 2012 Horaires : du mardi au samedi à 20h Salle Bernard-Marie Koltès Durée : 1h50 Production Centre dramatique national des Alpes – Grenoble En coréalisation avec la MC2 : Grenoble Avec la participation du Jeune Théâtre National > Spectacle créé au Centre dramatique national des Alpes-MC2 : Grenoble le 6 octobre 2009 > La traduction française de Draußen vor der Tür (Dehors devant la porte) par Pierre Deshusses est publiée par les éditions Jacqueline Chambon, 1997.
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La douleur de l’Allemagne « Un homme rentre d’Allemagne. Il a été longtemps absent, cet homme. Très longtemps. Trop longtemps peut-être. Et il revient tout différent de ce qu’il était en partant. Extérieurement, il ressemble à ces silhouettes que l’on voit dans les champs, plantées là pour effrayer les oiseaux (et parfois les hommes, au crépuscule). Intérieurement – aussi. Mille jours durant, il a attendu dans le froid. Et pour rentrer, il a dû payer d’une rotule. Et après avoir attendu mille nuits dans le froid, il peut enfin rentrer chez lui. »
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Mais l’ancien soldat Beckmann n’a plus de chez lui… Personne n’est là pour l’accueillir. Sa femme l’a remplacé. Ses parents ont disparu. Le pays est dévasté. Tout le monde veut oublier ce qui s’est passé. Mais le soldat porte en lui les traces de la guerre. Mémoire vivante de l’horreur, il erre, étranger, dans un monde qui fut autrefois le sien, un monde qui refuse de le reconnaître et que lui-même ne reconnaît plus… Il frappe aux portes, à toutes les portes. Cellesci refusent de s’ouvrir : « Nous sommes tous dehors. Même Dieu est dehors, et il n’y a plus personne pour lui ouvrir une porte. Il n’y a finalement plus que la mort qui a encore une porte pour nous. » Écrite au sortir de la Seconde Guerre mondiale, Dehors devant la porte dresse un implacable état des lieux de la situation en Allemagne. Wolfgang Borchert revient du terrible front russe où ses convictions antinazies l’avaient fait envoyer. Il souffre de tuberculose (il en mourra à la veille de voir sa pièce jouée, en novembre 1947) : il écrit en connaissance de cause, avec l’urgence de la nécessité. La force de Dehors devant la porte réside dans cette urgence de dire, dans sa simplicité aussi : Borchert ne dénonce pas. Il constate. Ce soldat qui erre est la douleur de l’Allemagne. Porteur de la réalité de la guerre, de l’effrayante horreur de la condition humaine, Beckmann cherche un regard et ne le trouve pas. Il veut dire, tout dire. Mais ce qu’il a à dire est si insoutenable qu’on ne l’entend pas. La catastrophe, anticipée dix ans auparavant par Horváth dans Un fils de notre temps a eu lieu. La pièce est comme un rêve concret. On chemine à l’intérieur de la conscience de Beckmann. On rêve. Mais ce rêve est réel. Ce rêve, c’est la réalité, c’est la vie. On croise des figures allégoriques (l’Elbe, le Vieil Homme « en qui plus personne ne croit » – autrement dit : Dieu –) comme des personnages de chair et les figures semblent bien plus remplies d’humanité que les humains. Borchert décrit l’effroyable solitude d’un homme confronté à des pantins qui semblent ne pas avoir d’âme. Le soldat s’interroge. Les autres se contentent de vivre. Dehors devant la porte est un constat de douleur mêlé d’humour noir, un humour glacé qui est comme une échappatoire à la terrible condition humaine. La pièce eut un incroyable retentissement lorsqu’elle fut jouée en 1947. Du jour au lendemain, le poète inconnu devint l’écrivain le plus célèbre d’Allemagne. Sans doute ce succès est-il dû à cette capacité de la pièce à transcender la douleur tout en disant le monde tel qu’il est. Sans doute est-ce pour
cela qu’elle résonne toujours avec force aujourd’hui. Dehors devant la porte parle de la nature humaine dans ce qu’elle a de plus bas mais aussi dans ce qu’elle a de plus beau. Monter Dehors devant la porte après Woyzeck est comme une évidence. Écrites à plus de cent ans de distance, par deux auteurs morts très jeunes (23 ans pour Büchner, 26 pour Borchert), les deux pièces se répondent comme en miroir : au centre de chacune d’elles, il y a un soldat qui erre. Il y a la solitude, la solitude de celui qui a connu l’horreur. Il y a la difficulté d’être au monde et de communiquer. Ancrées dans la réalité, elles sont l’une et l’autre le miroir de notre (in)humanité. Elles creusent au plus profond de l’humain. Voilà pourquoi la scénographie de Dehors devant la porte répondra comme en écho à celle de Woyzeck. Voilà pourquoi les comédiens qui jouent Woyzeck joueront aussi Dehors devant la porte (et notamment Vincent Berger qui sera Woyzeck et Beckmann). Ce miroir qu’elles tendent l’une à l’autre, je veux le tendre à notre époque. L’humanité est toujours la même, triste et violente, pleine d’espoir et d’amour aussi. Il reste toujours au poète de la dire et, par là même, de la sauver. Jacques Osinski
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Jeu de quilles Nous sommes les joueurs. Et nous sommes nous-mêmes les boules. Mais nous sommes aussi les quilles qui vacillent. La piste, où le tonnerre roule, est notre cœur. Deux hommes avaient fait un trou dans la terre. Il était assez spacieux et presque confortable. Comme une tombe. On s’en accommodait. Devant eux, ils avaient une arme. Quelqu’un l’avait inventée afin que l’on puisse tirer avec sur les gens. La plupart du temps, on ne connaissait absolument pas ces gens. On ne comprenait même pas leur langue. Et ils n’avaient rien fait à personne. Mais on devait tirer sur eux avec l’arme. Quelqu’un en avait donné l’ordre. Et pour qu’on puisse tuer une bonne quantité d’entre eux, quelqu’un avait inventé l’arme qui tirait plus de soixante coups à la minute. Il avait été récompensé pour cela. Un peu plus loin, il y avait un autre trou. Là pointait une tête qui appartenait à un être humain. Elle avait un nez qui pouvait humer les parfums. Des yeux, qui pouvaient voir une ville ou une fleur. Elle avait une bouche avec laquelle elle pouvait manger du pain et dire Inge ou Maman. Cette tête, les deux hommes, à qui l’arme avait été donnée, la regardaient. Tire, dit le premier. Il tira.
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Alors la tête fut bousillée. Elle ne pourrait plus humer de parfums, plus voir de ville, ni dire Inge. Plus jamais. Les deux hommes étaient dans le trou depuis de nombreux mois. Ils bousillaient bon nombre de têtes. Elles appartenaient toujours à des gens qu’ils ne connaissaient absolument pas. Qui ne leur avaient rien fait et qu’ils ne comprenaient même pas. Mais quelqu’un avait inventé l’arme qui tirait plus de soixante coups à la minute. Et quelqu’un en avait donné l’ordre. Petit à petit, les deux hommes avaient bousillé tant de têtes, qu’on pouvait faire tout un monticule. Et quand les deux hommes dormaient, les têtes commençaient à rouler. Comme dans un jeu de quilles. Avec un léger bruit de tonnerre. Ce qui réveillait les deux hommes. C’est qu’on nous en a donné l’ordre, murmura le premier. Et nous l’avons exécuté, cria l’autre. Mais c’était horrible, gémit le premier. Mais parfois ç’a été aussi amusant, dit l’autre en riant. Non, cria celui qui murmurait. Si, murmura l’autre, parfois ç’a été amusant. C’est bien vrai. Une franche rigolade. Depuis des heures ils étaient assis dans la nuit. Ne dormaient pas. Alors le premier dit : Mais Dieu nous a faits ainsi. Mais Dieu a une excuse, dit l’autre, il n’existe pas. Il n’existe pas ? demanda le premier.
C’est sa seule excuse, répondit le deuxième. Mais nous – nous existons, murmura le premier. Oui, nous existons, murmura l’autre. Les deux hommes, à qui on avait ordonné de bousiller de nombreuses têtes, dans la nuit ne dormaient pas. Car les têtes faisaient un léger bruit de tonnerre. Alors le premier dit : Et maintenant cela repose sur nos épaules. Oui, dit l’autre, maintenant cela repose sur nos épaules. Puis l’un des deux s’écria : Préparons-nous. Cela recommence. Les deux hommes se mirent debout et prirent leur arme. Et chaque fois qu’ils voyaient un être humain, ils tiraient sur lui. Et chaque fois c’était un être humain qu’ils ne connaissaient absolument pas. Et qui ne leur avait rien fait. Mais ils tiraient sur lui. Quelqu’un avait inventé l’arme à cet effet. Il avait été récompensé pour cela. Et quelqu’un – quelqu’un en avait donné l’ordre.
Wolfgang Borchert
Jeu de Quilles, dans Chère nuit gris-bleu, Trad. J.-P. Vallotton, Éd Chambon/Le Rouergue, 2006, pp. 45- 48
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SLADEK. Mon nom est Sladek. Il faut penser par soi-même. Je pense beaucoup, moi. Toute la journée, je pense. Hier j’ai pensé que si j’avais fait des études, j’aurais pu devenir quelqu’un. Car je suis doué pour la politique. Je suis ce qu’on appelle un homme en retrait. Je ne parle qu’aux gens qui sont capables de penser par eux-mêmes. Je suis content de pouvoir parler avec toi… Tu es seul toi aussi, je m’en suis aperçu pendant le débat. Nous sommes proches. J’ai réfléchi très précisément à tout ça, l’État, la guerre, la paix, toute cette injustice. Il faut déchiffrer tout ça, ça tient à une loi très précise. Toujours la même. Un plan très précis, c’est évident, sinon tout serait absurde. C’est le grand secret de l’univers. FRANZ. À savoir ? SLADEK. Dans la nature, ça tue, ça ne changera pas. Voilà le sens de la vie, la grande loi. Il n’y a pas de réconciliation. L’amour est malin. L’amour, voilà la grande supercherie. Je n’ai pas peur de la vérité, puisque je ne suis pas un lâche. FRANZ. Moi non plus. SLADEK. Je sais. Mais tu fais une erreur de raisonnement. Ne te moque pas de moi. FRANZ. Je ne me moque pas. SLADEK. Tu penses toujours à rendre heureux le genre humain tout entier. Ça n’existera jamais parce qu’en fin de compte, il n’y a que moi qui sois là. Il n’existe que moi. Moi, Sladek. Le genre humain n’aime pas Sladek. Et les peuples sont traités comme Sladek. Actuellement, personne ne nous aime. L’amour n’existe pas non plus. Nous sommes haïs. Seuls. Ödön von Horváth
Sladek, soldat de l’Armée noire, dans Théâtre complet, 2, Trad. A. Gunthert, Éd. L’Arche 1994, p.93
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À l’automne 1946, les feuilles d’automne tombèrent pour la troisième fois depuis le célèbre discours de Churchill sur l’imminence de la chute des feuilles. C’était un automne triste, humide et froid, avec des crises de la faim dans la Ruhr et de la faim sans crise dans le reste de l’ancien Troisième Reich. Pendant tout l’automne des trains arrivèrent, amenant dans les zones occidentales des réfugiés venant de l’Est. Affamés, déguenillés, regardés de travers, ils se bousculaient dans les abris sombres et fétides des gares ou bien dans les immenses blockhaus sans fenêtre, semblables à des gazomètres carrés, qui se dressent comme d’imposants monuments élevés en l’honneur de la défaite dans les villes rasées de l’Allemagne. Malgré leur mutisme et leur soumission passive, ces hommes sans importance, d’un certain point de vue, donnaient à cet automne allemand un caractère sombre et amer. Ils prenaient de l’importance par le simple fait qu’ils arrivaient, qu’ils ne cessaient d’arriver et qu’ils arrivaient en foule. Ils prenaient peut-être de l’importance non pas malgré leur mutisme mais à cause de celui-ci, car rien de ce qui est exprimé ne peut paraître aussi chargé de menace que ce qui ne l’est pas. Leur présence était à la fois exécrée et bienvenue : exécrée parce que ces nouveaux arrivants n’apportaient rien d’autre que leur faim et leur soif, bienvenue parce qu’ils alimentaient des soupçons que l’on ne demandait pas mieux que de nourrir, une méfiance que l’on ne demandait pas mieux que d’éprouver et un désespoir auquel on ne demandait pas mieux que d’être en proie.
Stig Dagerman
Automne allemand, Trad. P. Bouquet, Éd. Actes Sud/Babel, 1980, p.15
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Axel Munthe leva la tête : une ombre brusque était descendue sur son front. Il me dit qu’il ne pouvait dormir, qu’il passait ses nuits dans une veille angoissante à écouter le cri du vent dans les arbres et la voix lointaine de la mer. – J’espère que vous n’êtes pas venu me parler de la guerre, me dit-il. – Je ne vous parlerai pas de la guerre, lui répondis-je. – Merci, dit Munthe. Puis tout à coup, il me demanda s’il était vrai que les Allemands fussent si terriblement cruels. – Leur cruauté est faite de peur, répondis-je. Ils sont malades de peur. C’est un peuple malade, un Krankenvolk. – Oui, un Krankenvolk, dit Munthe en tapant le carrelage du bout de sa canne. Et après un long silence, il me demanda s’il était vrai que les Allemands fussent tellement assoiffés de sang et de destruction. – Ils ont peur, répondis-je. Ils ont peur de tout et de tous. Ils tuent et ils détruisent par peur. Non pas qu’ils craignent la mort ; aucun Allemand, homme, femme, vieillard, enfant, ne craint la mort. Ils n’ont pas non plus peur de souffrir. En un certain sens on peut dire qu’ils aiment la douleur. Mais ils ont peur de tout ce qui vit, de tout ce qui vit en dehors d’eux – et aussi de tout ce qui est différent d’eux. Le mal dont ils souffrent est mystérieux. Ils ont peur par-dessus tout des êtres faibles, des hommes désarmés, des malades, des femmes, des enfants. Ils ont peur des vieillards. Leur peur a toujours éveillé en moi une profonde pitié. Si l’Europe avait pitié d’eux, peut-être les Allemands guériraient-ils de leur horrible mal. – Alors ils sont féroces ? Alors, c’est vrai qu’ils massacrent les gens sans aucune pitié ? m’interrompit Axel Munthe en tapant impatiemment le carrelage avec sa canne. – Oui, c’est vrai répondis-je, ils tuent des gens désarmés, pendent les Juifs aux arbres sur les places des villages, les brûlent vifs dans leurs maisons comme des rats, fusillent les paysans et les ouvriers dans les cours des kolkhozes et des usines. Je les ai vus rire, manger, dormir à l’ombre des cadavres qui balançaient aux branches des arbres. – C’est un Krankenvolk, dit Munthe en ôtant ses lunettes noires pour en essuyer soigneusement les verres avec son mouchoir. Il avait baissé les paupières : je ne pouvais voir ses yeux. Puis il me demanda s’il est vrai que les Allemands tuassent les oiseaux. – Non, ce n’est pas vrai, répondis-je, ils n’ont pas le temps de s’occuper des oiseaux : c’est tout juste s’ils ont le temps de s’occuper des hommes. Ils massacrent les Juifs, les ouvriers, les paysans, ils incendient les villes et les villages avec une fureur sauvage, mais ils ne tuent pas les oiseaux. Ah ! qu’il y a de beaux oiseaux en Russie ! Peut-être plus beaux que ceux de Capri.
Curzio Malaparte
Kaputt, Trad. J. Bertrand, Éd. Denoël, 1946, pp. 20-21
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Bientôt je serai mort. Je vais mourir, bientôt. Tu l’as dit toi-même, et ce quelqu’un en toi et quelqu’un hors de toi l’a dit que ce bientôt s’accomplira. En tous cas ce bientôt sera pendant la guerre. C’est sûr, voilà au moins quelque chose de tangible. Combien de temps la guerre durera-t-elle encore ? Ça peut durer encore un an, avant que tout s’écroule à l’Est, et si les Américains à l’Ouest et les Anglais n’attaquent pas, alors il faudra deux ans pour que les Russes arrivent à l’Atlantique. Mais ils vont attaquer. Mais en tous cas ça durera au moins un an, la guerre ne sera pas terminée avant la fin 44. Tout ce système est bâti sur trop d’obéissance, sur trop de lâcheté, sur trop de courage. L’échéance se situe donc entre une seconde et un an. Combien de secondes dans un an ? Bientôt je vais mourir, pendant la guerre encore. Je ne verrai plus la paix. Plus de paix. Il n’y aura plus rien, plus de musique… plus de fleurs… plus de poésie… plus de joie humaine ; bientôt je vais mourir. Ce bientôt est comme un coup de tonnerre. Ce petit mot est l’étincelle qui enflamme l’orage, et d’un seul coup, pour un millième de seconde, le monde entier s’illumine sous ce mot. L’odeur des corps est toujours la même. L’odeur de crasse et de poussière, et de cirage. C’est curieux, partout où il y a des soldats, il y a de la crasse… Les doigts cadavériques ont trouvé la punaise. Il allume une nouvelle cigarette. Je veux me représenter l’avenir, penset-il. Peut-être est-ce une illusion, ce bientôt, je suis peut-être épuisé, surexcité et je me laisse impressionner. Il essaie d’imaginer ce qu’il va faire quand ça ne sera plus la guerre… il va… il va… mais là se dresse un mur qu’il ne peut pas dépasser, un mur tout noir. Il ne peut rien se représenter. Certes, il peut se forcer à penser la phrase jusqu’au bout : je vais étudier… j’aurai une chambre quelque part… des livres… des cigarettes… je vais étudier… musique… poésie… fleurs. Mais même lorsqu’il se force à penser la phrase jusqu’au bout, il sait que cela ne sera pas. Tout cela ne sera pas. Ce ne sont même pas des rêves, ce sont des pensées décolorées, sans poids, exsangues, sans plus de substance humaine. L’avenir n’a plus de visage, il est interrompu quelque part, et plus il y pense, plus il se rend compte à quel point il est proche de ce bientôt. Bientôt je vais mourir, c’est une certitude qui se situe entre une seconde et un an. Il n’y a plus de rêves…
Heinrich Böll
Le Train était à l’heure, Trad. C. Audry, Éd. Gallimard, 1993, pp. 19- 23
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