L’esthétique de L’Art brut: Six essais sur le nouveau brutalisme en architecture

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L’esthétique de L’Art brut

Six essais sur le nouveau brutalisme en architecture

Théo Toussaint

Théo Toussaint

Année 2021 - 2022

Images originales de couverture:

Photo de Pedro E. Guerrero des Mains de Frank Lloyd Wright, 1953

Mémoire de fin d’études

sous la direction de Wouter Van Acker Faculté d’Architecture La Cambre Horta Université Libre de Bruxelles

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Un grand merci à Wouter Van Acker, avec qui les échanges ont tou jours été riches, merci pour sa confiance et son dévouement.

À Vincent Brunetta et Jean-Didier Bergilez de m’avoir mis sur le chemin de la critique.

À Sophie Dars et Thierry Decuypere, sans lesquels ma réflexion en tant qu’architecte à en devenir, ne serait la même.

Et enfin merci à ceux qui était là depuis le début. Je pense à Thomas, mon acolyte de toujours, Gaston, Adilson, Felix et Yaé. Vous êtes mes fondations, sans allusion aucune.

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L’esthétique de L’Art brut

Six essais sur le nouveau brutalisme en architecture

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Table des Matiéres

L’Esthétique de l’Art Brut

Préface

Ouverture

PITTORESQUE vs CLASSIQUE

Entre division et révolution Festival of Britain (1951)

Clash générationnel

HUMAIN vs NON HUMAIN

Relation entre les sciences et l’art contemporain des années 50. Les expositions: « Parallel of Life and Art » et « Growth and Form »

BANAL vs EXCEPTIONNEL

L’emploi inhabituel d’objets ordinaires.

La présence humaine, la photographie

L’ambivalence du concept « As found »

ÉTHIQUE vs ESTHÉTIQUE

Anti-Mies

« Le romantisme du mal foutu »

École Hunstanton, Alison & Peter Smithson

ARCHAÏQUE vs TECHNOLOGIQUE

Paradigme machiniste: En jouer

Vision domestique: Upper Lawn Pavillon vs House of the Future

CONFORT vs HYPERCONFORT

A home is not a House

Espaces ancillaires

En jouer, déjouer.

L’esthétique de la machine : Bowellisme

La mégastructure : où la volonté de résoudre à grandes échelles.

Conclusion

Bibliographie

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Préface

Au départ, l’ironie semblait être la clé de compréhension de ce qu’il n’était pas possible de comprendre. Elle permettait de voir autrement que ce qu’il était possible d’apprendre du rant cinq années d’études. L’envie de trouver des réponses, de mettre en lien des éléments de langage à une certaine réalité tangible, tout cela se manifeste désormais dans une nouvelle pratique, l’écriture d’un mémoire.

Tout a commencé par des rencontres, des échanges, des pluralités de voir une même pra tique. Très vite, cette façon de voir autrement s’est manifestée dans une manière de faire et de parler espace. C’est en dernière année que des mots ont été posés pour la première fois sur ces préoccupations, notamment lors d’un séminaire de recherche en Histoire, Théorie et Critique portant sur la notion de pratique critique. Tout au long de ce séminaire d’écriture, encadré par Jean-Didier Bergilez et Vincent Brunetta, je me suis interrogé sur une forme de composition, du moins sur une forme, d’attention à dans la composition. Cette composi tion m’interpelle, je tente d’en saisir les enjeux. Bien qu’elles soient issues d’une variété de positions idéologiques (souvent incompatibles entre elles), ces pratiques se font écho, par fois se complètent, mais font partie d’une même famille.

L’article témoigne d’un intérêt particulier aux machines, à leurs aspects symboliques, à leurs autonomies sculpturales. Ils sont pour moi la possibilité d’avoir un regard critique. Parce que derrière cette autonomie, c’est une relation aux objets qui m’intéresse. L’article avait pour ambition de faire état d’une pratique tout en révélant une posture de quasiprovocation. Ce changement de regard sur les éléments d’une composition admet de nouvelles connexions, de nouveaux liens.

Il semble y avoir dans cette approche un changement de statut d’un des éléments les plus anciens de la composition architecturale, les contrôleurs d’ambiances plus communément nommés : machines. Et si ce processus était étendu entièrement au champ architectural ?

Il serait alors possible de regarder la nature des éléments selon d’autres critères : leur degré d’imprévu, ou à l’inverse, de volonté. Et ainsi, définir des éléments d’une autre forme de langage ou des formes construites, transposées d’un contexte qui était le leur, vers un autre contexte qui, ne semble pas leur correspondre à priori. Le curseur ne se situe plus dans le caractère tangible des choses, mais plutôt dans les éléments de langage et de pensée. Cette manière de définir la posture ironique en architecture montre qu’il existe bel et bien une architecture de l’ironie qui, ne se raccrochant pas à un style architectural en particulier, admettrait une exploration vers de nouvelles pratiques, mais surtout relèverait d’un engage ment des architectes.

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Ouverture

Il n’est pas de toute évidence de surmonter le traditionnel cadre historique et étymologique des mouvements et époques. Pourtant, dans le travail des architectes et artistes de la scène émergente anglaise des années 1950, au début du mouvement pop, on constate une provo cation récurrente témoignant d’une rupture avec ce que l’on appelait anciennement, l’his toire des arts. Ce mélange entre un univers d’affiches commerciales et d’une génération de théoriciens, architectes et artistes a mené le cadre de cette recherche sur les traces de la première vague du Pop art anglais et plus particulièrement, la ville de Londres après la Seconde Guerre. Elle me démontrait en quoi, et comment, se débarrasser avec ironie de tout besoin d’excentricité peut s’avérer plus intéressant que de chercher à exprimer l’extraordinaire. Il semble y avoir, dans leurs philosophies, un mélange subtil de provocation et de changement de paradigme. Cette philosophie, que seuls les Anglais avaient convoquée à cette époque, se voulait loin des modèles historiques, tout en étant dans la quête d’un nouvel univers gra phique.

À l’instar de ce processus, il semble y avoir une nouvelle relation dialectique – si la référence n’est pas l’ordre historique alors quelle est l’image la plus révélatrice, les espaces les plus appréciés, les endroits les plus prisés ? Entre l’apparition d’un nouvel univers graphique comme puissance propre et la cadence immodérée du monde réel, une relation changeante apparait dans laquelle ce qui est beau et juste dans un contexte peut paraitre douteux dans un autre, où ce qui est intemporel dans un contexte donné est susceptible d’être détruit par le temps dans un autre contexte. Poursuivre cette réflexion sur l’instabilité temporelle des choses, c’est une façon d’admettre que l’identité du geste créateur est, elle aussi de passage, tout comme le regard critique tout au long de ce mémoire.

Dans une Angleterre affaiblis par la Seconde Guerre, des historiens de l’architecture et de l’art comme Lawrence Alloway et Reyner Banham définissent leur propre manière de juger ce rapport entre l’espace-temps et l’architecture à cette période. En effet, en 1955, la revue The Architectural Review publie un article (1) contenant un texte de Reyner Banham, sur le concept qu’il baptisa lui-même « New Brutalism » 1, où il s’interroge sur la relation entre esthétique et éthique qu’il reprendra dans son manifeste (2) sous le titre évocateur : The New Brutalism : Ethic or Aesthetic ? 2. Quant à Alloway, c’est à lui que l’on doit en premier l’idée du Pop Art comme mouvement provenant du peuple, de sa culture et ainsi à avoir un re gard critique sur l’imagerie populaire. En s’intéressant à la scène londonienne d’après 1945, par leurs théories, leurs expositions et leurs œuvres, elle semble être ce lieu où les considérations se sont croisées, les questions se sont posées et les arts se sont mélangés.

Lawrence Alloway et Peter Reyner Banham sont également les théoriciens qui ont vu naitre, un des collectifs d’artistes et architectes les plus emblématiques de cette période : The Independent Group. Ils en seront même les mentors, les chefs de file, ceux par qui leurs revendications sont entendues. Ce groupe qui a pour habitude de se réunir et de participer à des expositions collectives à l’Institute of Contemporary Arts de Londres. En plus de deux théoriciens anglais, on retrouve des artistes tels que Richard Hamilton, Eduardo Paolozzi,

1 Reyner Banham, « The New Brutalism » dans The Architectural Review, n°708, 1955.

2 Reyner Banham, The New Brutalism, Ethic or Aesthetic ?, 1966, Le Brutalisme en Architecture, éthique ou esthétique ?, trad. de l’anglais par A. Walbaum et P.-F. Walbaum, Paris, Dunod, 1970.

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(1) The New Brutalism, Reyner Banham, dans The Architectural Review, n°708, 1955. (2) Reyner Banham,The New Brutalism: Ethic or Aesthetic ? (New York : Reinhold, 1996)
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John McHale, Nigel Henderson, ainsi que des architectes comme le couple Peter et Alison Smithson. À la limite entre une posture critique et une filiation complice du mouvement moderne, les positions des artistes, architectes n’occupent pas le centre des réflexions. Il s’agit également d’une approche pluridisciplinaire vers des domaines de recherches tels que l’anthropologie (« Parallel of Life and Art », 1953), la biologie («  Growth and Form », 1951), ou la technologie (« Man Machine and Motion », 1955). En partant d’un cadre spa tio-temporel : la vague anglaise d’après-guerre, d’un univers iconographique : le Pop Art, les machines, les technologies et la matière, la recherche porte sur les liens (manquant) avec, ce que Reyner Banham appelait : éthique et esthétique, partiellement saisie pendant les années 1950, mais qui n’en demeure pas moins une question contemporaine.

La relation entre éthique et esthétique, entre architecture d’après-guerre anglaise (pour ne pas dire brutaliste) et art du mouvement moderne ( art brut selon les termes de Jean Dubuffet et sa Société de l’Art Brut3 ) a été peu considérée, exploitée et remise dans un contexte critique contemporain. Pourtant, Le Corbusier avait introduit le terme dès 1923, en défi nissant l’architecture dans Vers une Architecture4 comme la transformation de « matériaux bruts » en « rapports émouvants». Dans la presse architecturale britannique, le terme semble avoir été introduit pour la première fois par Alison Smithson en décembre 1953. Dans un bref article sur une proposition de conception dans Architectural Design5, elle l’a utilisée pour décrire la finition brute initialement prévue pour les logements en terrasses à Soho, lançant ainsi un débat qui devait être formateur en Grande-Bretagne pendant une bonne partie des années 1960 ou du moins jusqu’à la publication de la monographie de Reyner Banham, The New Brutalism: Ethic or Aesthetic?6

Pourtant, malgré, ou peut-être précisément en raison, du grand nombre de définitions du « nouveau brutalisme » portées à l’attention du public dans des versions toujours différentes par ses protagonistes, critiques d’architecture ou lecteurs, il reste difficile de lire clairement et d’identifier une approche systématique qui pourrait sous-tendre cette rupture radicale de la théorie affirmée par Theo Crosby7. Pour ouvrir le discours et mesurer les différents changements, le mémoire qui suit aborde le concept d’image, identifié par Reyner Banham comme l’un des concepts clés du « nouveau brutalisme », en relation avec les différentes dé clarations faites par les nombreux acteurs anglais dont figurent les Smithson.

À partir de ces références explicites au Nouveau Brutalisme, plusieurs questionnements ap paraissent :

Dès lors, comment expliciter cette ambivalence entre un enthousiasme pour le progrès et une remise en cause des effets secondaires que proposent les architectes de cette jeune gé nération britannique ? S’agit-il bien d’une rupture de la pensée moderniste sous-entendant

3 Jean Dubuffet, dans L’Art Brut préféré aux arts culturels, Paris, Galerie René Drouin, 1949.

4 Le Corbusier, Vers une Architecture, Flammarion, 2008.

5 Alison Smithson, « House in Soho », Architectural Design, 23, 12, 1953, p. 342.

6 Reyner Banham, The New Brutalism, Ethic or Aesthetic ?, 1966, Le Brutalisme en Architecture, éthique ou esthétique ?, trad. de l’anglais par A. Walbaum et P.-F. Walbaum, Paris, Dunod, 1970.

7 « In 1954 a new and long overdue explosion took place in architectural theory », Théo Crosby dans « The New Brutalism », Architectural Design, 25, 1, 1955, p. 1.

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donc les prémisses d’une pensée contemporaine ? Parlons-nous d’architecture « image » ou est-elle le moyen de comprendre une pensée plastique contemporaine ?

Afin d’explorer la nature de cette pensée, ce mémoire tentera d’examiner cette vieille rela tion réciproque qu’entretient une pensée avec son paysage architectural et ce qui fait que toutes deux semblent relever d’une forme d’ironie. Entreprendre ce voyage en terre iro nique, c’est avant tout pour me donner l’illusion d’alléger des choses sérieuses, et de rendre peut-être moins prétentieuse l’image de l’auteur du support mis en question. Ce champ de recherches requiert un champ lexical particulier. C’est pourquoi cette recherche se situe entre essais théoriques et un atlas et, sous-entend donc une organisation différente. En effet, cette aspiration à une structure de l’ordre de la mise en opposition illustrée rhétoriquement, mais également de manière iconographique, s’inspire du titre de l’ouvrage de Stefania Ken ley : Du Fictif au réel. En plus des positions théoriques qui ont alimenté ce mémoire, un grand intérêt a été donné à l’image provenant de différents champs : artistique, biologique, technologique, anthropologique. De l’association d’images et d’idéologies est né l’hypo thèse que ces références pourraient, alimenter un débat qui se révèle être contemporain. De nombreux architectes post-modernes dont nous parlerons semblent se saisir de ces enjeux et adapter la notion d’éthique aux dépens de l’esthétisme et vice-versa.

Durant les six essais du mémoire ci-dessous, il sera abordé des sujets controversés couvrant un large corpus de disciplines, allant des sciences en passant par les arts : sculpture, pein ture, photographie, architecture jusqu’à l’anthropologie. Bien que ces mises en relation ne soient pas toujours évidentes, l’intérêt se porte sur leur relation dialectique. Au travers de ces essais, des procédés seront mis en tension-opposition à travers des notions clés, révélant parfois un changement de critères esthétiques – l’archaïque, le banal, le fragment, l’éthique, le brut ou l’objet trouvé. Ce nouveau vocabulaire fonctionne comme la négation des critères, d’unité, d’exceptionnel, de technologique ou de confort. Ce mémoire témoigne d’un intérêt tout particulier la mise en opposition, le débat, la pluralité des idéaux : à les comparer, à repérer leur origine et acteur.

Chaque chapitre est composé de deux à trois sous parties, la première se compose d’un do cument d’archives, d’un extrait de revue d’architecture, d’un témoignage, suivi d’une ana lyse des productions et des réflexions étant à l’origine des thèmes abordés. Et dans une dernière sous partie, il sera analysé une œuvre traitant directement des notions traitées quelques lignes au-dessus. Ce voyage sur les traces d’un courant idéologique tend en quelque sorte à démystifier l’oxymore qui résidait en Angleterre dès la fin des années 50. L’approfondis sement de ce sujet de recherche semble d’autant plus pertinent puisque nombreuses de ces valeurs (les six oppositions), d’un point de vue compositionnel et anthropologique, sont des sujets que des architectes, artistes s’emparent dans le cadre de leurs œuvres, sans pour autant s’en référer ouvertement.

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CONTEXTE : PITTORESQUE VS CLASSIQUE

L’architecture moderne est-elle pittoresque ? Est-elle classique ?

Ce débat, qui semblait paraitre aujourd’hui révolu, occupa pendant près d’une vingtaine d’années la scène architecturale anglo-saxonne et assistera à la naissance et la diffusion de ce renouveau de l’architecture moderne qui se nommant lui-même « nouveau brutalisme ».

Initié après-guerre le débat scinda le camp des modernes jusqu’ici unis derrière les membres du Ciam (congrès international d’architecture moderne). Sigrfried Giedion, l’un des fondateurs en 1928, et secrétaire jusqu’en 1956, a publié en 1941 Space, Time and Ar chitecture8, un essai théorique historique dont, Walter Gropius soulignait dans la préface, le « thème fondamental […] est l’évolution de la prise de conscience d’une nouvelle conception de l’espace en architecture ». La « conception Espace-Temps en architecture » de Giedion se vou lait être une rupture avec les influences pittoresques et classiques de l’architecture moderne. Pour lui, la révolution intellectuelle opérée par Einstein et le contexte du basculement scientifique, et artistique, dont attestent le futurisme et le cubisme, allaient enfin libérer l’architecture de toutes conventions stylistiques. Tel est le propos central d’un livre se dérou lant selon un enchainement d’évènements ayant pour but de rendre compte de la montée évidente de ce changement de paradigme et, finalement, a attesté le programme radical des Ciam. The Growth of a New Tradition, sous-titre de l’édition original, supprimé par la suite, attestait à l’époque de l’ampleur de cette rupture historique. Néanmoins, quelques décennies plus tôt, la rupture ne semblait pas aussi nette dans les rangs du Ciam. Il n’y a qu’à relire la manière dont Le Corbusier contestait, dans Vers une architecture (1923), à l’académisme le double héritage du classicisme et du pittoresque. Ou bien encore les écrits de Gieidon lui-même en 1928, qui faisait également allusion à cette double filiation.

Cependant, l’après-guerre était synonyme d’un monde nouveau, pacifiste, reconstruit et social. En 1945, l’espoir d’une révolution esthétique ou d’une tabula rasa était en ac cord avec les grandes réformes sociales à venir, sans parler des reconstructions de villes et quartiers ravagés par les bombardements. C’est dans ce contexte d’agitation intellectuelle avant-gardiste qu’au Royaume-Uni, chez les Modernes, la croyance en un universalisme, en un Homme nouveau, ou encore l’ambition du style international firent face à une critique véhémente.

Une première rupture se préparer durant les années de guerre. Il faut remonter en 1941, date à laquelle deux grands historiens tels que Nikolaus Pevsner (1902-1983), historien d’art réputé et James Maude Richards (1907-92), critique et historien, ont rejoint la ligne éditoriale de la revue d’architecture londonienne : The Architectural Review. Les éditeurs par tageaient la même philosophie, la même envie de s’échanger de nouvelles idées, de montrer ce dont chacun est capable, d’apporter sa propre connaissance : J.M. Richards affectait plus particulièrement les théories de l’architecture contemporaine, N. Pevsner se penchait davan tage sur l’histoire des arts. De plus, le comité éditorial faisait appel à des éditeurs associés, dans des domaines autres tels que l’art et la littérature. Ainsi Reyner Banham (1922-1988),

8 Trad. fr. Espace, temps, architecture. La naissance d’une nouvelle tradition, Bruxelles, La Connais sance, 1968, puis en collection de poche : Denoël-Gonthier, coll. « Meditations », 1978 (3 vol.) ; enfin Denoël, 1990 (1 vol.)

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fut éditeur assistant de 1959 à 1964. La présence de Banham à la tête de la Review représen tait un réel enjeu pour la ligne éditoriale, car celui-ci, au même titre que la jeune génération d’architecte, était en désaccord avec la philosophie néopittoresque soutenue dans les co lonnes de la Review. Depuis les années 1930, et plus particulièrement à partir de la seconde moitié des années 1940, la revue britannique défendait les théories esthétiques du Pitto resque telles qu’elles ont été définies aux XVIIIe et XXe siècles en Grande-Bretagne, afin de réconcilier la tradition pittoresque britannique aux idéaux modernistes. Ces dernières, « dont le rationalisme et l’universalisme étaient battus en brèche, et qui étaient critiquées pour le peu de place qu’elles accordaient aux diversités nationales et jugées difficilement partageables par le plus grand nombre »9, se devaient être un concept sensé unir et non diviser. Le fond patrio tique qui colorait l’esthétique néopittoresque n’était pas pour plaire à la jeune génération d’architectes britanniques d’après-guerre, dont Reyner Banham faisait partie10. D’après les éditeurs de la Review, la culture de l’esthétique pittoresque ne correspondait pas à un Revi val. Pour eux, c’était une occasion de faire évoluer, de faire bouger les codes stylistiques de la période et d’annoncer les prémisses des problèmes contemporains.

Dans un article manifeste éponyme pour le Townscape11 en 1949, c’est-à-dire l’applica tion à échelle urbaine du renouveau du pittoresque, Hubert De Cronin Hastings (19021986), sous le nom caché d’Ivor Wolfe, propose une version théorique du townscape, en convoquant des références issues de la philosophie politique et de l’esthétique. En signant le titre, Ivor (Hubert) fait quelque peu preuve de patriotisme: « Townscape : a plea for an English Visual Philosophy Founded on the True Rock of Sir Uvedale Price »12. Il tente de lier une philosophie politique anglaise à une esthétique pittoresque telle qu’elle fut formulée, par Uvedale Price et Richard Payne Knight en 1790, lors d’un désaccord sur les notions de beauté et de pittoresque faisant même de leurs différenciations sa raison d’être. Hubert de Cronin Hastings cherchait alors à établir les bases d’une approche contemporaine permet tant de « voir le monde » par le biais des thèses paysagères anglaises, qu’il nommait : radical, paraphrasant ainsi les termes politiques. En se fondant sur les principes du common law, le droit anglais lui fournissait un exemple de lois et principes sans cesse ajustés aux cas particu liers. De la même façon, H. de Cronin Hastings établit une philosophie dans lequel chaque projet d’aménagement présente des particularités géographiques et historiques différentes. Le townscaper devait alors se référer à cet atlas de situations spatiales exceptionnelles, qu’il dénomma casebook. Ce fut sans aucun doute une attaque envers les dogmes universels de la Charte d’Athènes. La philosophie qu’adopta The Architectural review laisse penser que, cam pagne après campagne, la revue préparait avec méthodes des armes contre la direction des Ciam. Ces débats n’échappèrent évidemment pas à Giedion qui, dans les dernières éditions de Space, Time, Architecture faisait le constat laconique de cette division : « Deux attitudes se firent jour. Le groupe Mars, dirigé par James M. Richards, prit comme critère le point de vue de l’homme de la rue, alors que Hans Arp et moi-même mettions l’accent sur les problèmes de

9 Frédéric Poussin, « Du Townscape au paysage urbain, circulation, circulation d’un modèle mobilisa teur », Strates, 2007.

10 Voir R.Banham, « Revenge of the Picturesque: English Architectural Polemics, 1945-1965 », dans John Summerson (ed.), Concerning Architecture. Essays on architectural Writers and Writings Presented to Niko laus Pevsner, Londres, Allen Lane, 1968, p.268-273.

11 Ivor Wolfe (Hubert de Cronin Hastings), « Townscape », The Architectural Review, n°636, vol. 106, 1949, p.354-362.

12 « Le Townscape, un plaidoyer pour une philosophie visuelle anglaise fondée sur le roc solide de Sir Uvedale Price ».

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la collaboration entre les architectes, les peintres et les sculpteurs .13 » Un profond désaccord s’accumulait ainsi dans le dos du Townscape avant même qu’elle ne devienne le motif de la discorde.

Festival of Britain, 1951

En 1950-1951, en plus des nombreux débats idéologiques, vient s’ajouter une exposition que parrainait la Couronne sur les berges de la Tamise, vouées à célébrer le centenaire de l’Exposition universelle de 1851. De même que la première exposition universelle l’avait fait dans l’ouvrage du Crystal Palace de Joseph Paxton, le Festival of Britain était l’occasion d’exposer les plus récentes découvertes scientifiques, d’expérimenter architecturalement et artistique ou bien de lancer les dernières innovations industrielles. Le festival se voulait of frir un cadre de démonstration des possibilités architecturale, comme la construction avec des matériaux et des technologies dites modernes. Les efforts se sont portés sur l’ensemble des pavillons construits sur la rive sud de la Tamise – le South Bank de Londres. La richesse spatiale était obtenue, non par la régularité, l’axialité ou la symétrie habituelle, mais plutôt par la suite de surprises visuelles et non hiérarchisées de la vingtaine de pavillons et infrastructures. C’est sans doute parce que James Maude Richards en était un des commis sionnaires et que Hugh Casson, lui aussi membre de la Review, était en charge du plan, que l’Exposition sembla être l’adoption grandeur nature du Townscape. Ayant pour titre « The Exhibition as Landscape »14 traduit par : l’exposition en tant que paysage, le numéro d’aout 1951 de la Review (3) semble approuver l’origine pittoresque de ce plan, avant d’ajouter dans ces lignes : « comme dans un plan de ville réussi, l’Exposition préserve son espace disponible en n’en laissant pas découvrir l’ensemble au premier coup d’œil. En décomposant l’espace en une série de séquences closes ses concepteurs ont considérablement accru sa taille apparente. »

Dénué de composition classique, le plan rompait avec la traditionnelle symétrie, l’axialité ou la régularité, et plutôt générer par la non-hiérarchie de ces pavillons expérimentaux. Cette exposition était décomposée en deux thèmes, le peuple britannique et le territoire, tous deux rythmées par une promenade partant de Waterloo Station ou de la Tamise. Une émergence verticale suspendue à 15 mètres au-dessus de la terre et tenue par neuf câbles représentait le symbole du Festival du South Bank. Le Skylon détonait par son élan cement, sa mise en œuvre technique, et son illumination intérieure par des tubes en tungs tène. Perçant le ciel telle une aiguille, de nuits comme de jours, cette structure faisait office de marqueur urbanistique pour l’ensemble du festival.

Au centre du Festival du South Bank trônait une structure métallique, le Dôme of Disco very de Ralph Tubbs. Soutenu par une structure en acier, le dôme en aluminium de 111 mètres de diamètre fut, au même titre que le Skylon, un emblème de l’exposition de 1951. Une icône qui démontrait la rapidité des techniques d’assemblage des ossatures métalliques. Cette vitesse d’assemblage était reprise également dans la construction des autres pavillons. Le numéro 656 de The Architectural Review, distingués par ailleurs divers critères stylistiques de ces pavillons : la tradition fonctionnaliste / le style nautique / les complexités du modernisme / les motifs projeté sur le ciel / les écrans filtrant la vue / l’utilisation des lois du

13 Sigfried Giedion, Espace, Temps, architecture, op.cit., 1990, p.394.

14 « The Exhibition as Landscape » dans The Architectural Review, aout 1951.

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(3) The Exhibition as LANDSCAPE, dans The Architectural Review, n°656, aout 1951.

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hasard / exploiter la troisième dimension, etc.15 Ces différents qualificatifs entretenaient les idéaux modernistes en Europe ou bien encore le Style international aux États-Unis. De l’ensemble de ces infrastructures et pavillons construits en 1951 sur le South Bank de la Tamise, il ne reste aujourd’hui que le projet de Hugh Casson, Leslie Martin et Peter Moro : le Royal Festival Hall. Le festival a eu le mérite d’établir des liens, jusqu’ici manquant, avec différents domaines artistiques tels l’architecture, le design, les sciences. Ces mêmes liens perdurent aujourd’hui dans la curation ouverte à de nombreux champs disciplinaires à l’ICA (Institute of Contemporary Arts).

Clash générationnel

Face à cet engouement pour le Festival of Britain et son organisation, la jeune génération d’architectes de cette époque eut le sentiment d’être méprisée par leurs ainés, politiciens et architectes qui noient les questions primordiales de l’architecture moderne dans un déploie ment de force comme a pu l’être cette exposition.

Dans les premiers chapitres de The New Brutalism : Ethic or Aesthetic ?, Reyner Banham nous fait part de cette frustration, au point même qu’« en 1951 déjà, au XVIIIe congrès des Ciam (de Hoddesdon), ils envahirent les locaux pour aller s’asseoir au pied des “grands maitres” dont ils respectaient les idées plutôt que d’écouter leurs ainés britanniques qu’ils méprisaient ».16

De cette manière commença une querelle idéologique, qui rapidement prit la forme d’un conflit générationnel. Les partis pris furent nets et précis, les opposants inébranlables, il y eut des infidélités et des trahisons. Incluant théorie et pratique, les différends engagèrent un grand nombre d’acteurs : des architectes, des historiens, des critiques, des étudiants avec comme terrain d’affrontements les colonnes de The Architectural Review. Un premier inci dent se produit janvier 1954 lors d’une série de trois émissions radio de la BBC 3 où Basil Taylor, un historien d’art alors en vogue, dénonça à la Review de maintenir dans ses écrits les idées du Picturesque revival. Ce à quoi Pevsner, au nom de la revue britannique accusée, répliqua d’abord sur les ondes (4), puis par la rédaction d’un article « C20 Pictruesque »17.

On pouvait y lire avec surprise que « la révolution moderne du début du XXe siècle et la révolution pittoresque d’un siècle auparavant d’un siècle auparavant avaient tous leurs fonda mentaux en commun ». Intentionnellement provocant, Pevsner cita de nombreux bâtiments emblématiques du mouvement moderne tel que, le bâtiment du Bauhaus à Dessau de Gropius, le projet Centrosoyouz à Moscou de Le Corbusier, sont de style « pittoresque ». Il n’y relire le sous-titre de son best-seller : « De William Morris à Walter Gropius », pour comprendre la filiation directe que tenta d’établir Nikolaus Pevsner.

Sans plus attendre, un jeune architecte et historien, Alan Colquhoun, forma une réplique

15 Cf. J.M. Richards, « The Exhibition Buildings », The Architectural Review, aout 1951 vol.110, n°656, loc. cit. p.110; « The Exhibition as a Town Builder’s pattern Book / The Functional tradition / Nautical style / Intricacy comes to modern architecture / Sky pattern (Edward Mills) / Skylon (Powell and Moya) / The inter rupted view / The use of Hazard / Exploiting the third dimension, etc ».

16 Reyner Banham, Le Brutalisme en architecture, Paris, Dunod, 1970, p.14.

17 Nikolaus Pevsner, « C20 Pictruesque. An answer to Basil Taylor’s Broadcast », The Architectural Review, n°688, avril 1954, pp.226-229

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(4) Nikolaus Pevsner au micro de la BBC.
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pour les lecteurs du numéro de juillet 1954 de The Architectural Review18, affirmant que le « Dr Pevsner avait probablement été dépassé par sa pensée en affirmant que la révolution moderne du début du XXe siècle et la révolution pittoresque d’un siècle auparavant avaient tous leurs fondamentaux en commun ». À la suite de ces échanges, aucun de ces articles ne juge les bienfaits ou dommages du Townscape comme manière d’envisager un territoire. De ces échanges, nous retiendrons uniquement l’héritage d’un courant historique esthétique in fluente, dont il pouvait se vanter d’en incarné l’héritier contemporain : « Voilà la fonction fonctionnelle du pittoresque qui au, XXe siècle, signifie-le varié, le Complexe, l’autonome », écrit finalement Nikolaus Pevsner. En réalité, la querelle porte bien plus sur la place de l’histoire comme médium de compréhension de la pratique en train de se faire plutôt que les nom breuses critiques, dont celle de Taylor, sur l’engagement de la Review pour le Townscape.

Au milieu des années 1950, la division semble claire : d’un côté la revue britannique, sou tenue par des personnalités de renom comme Pevsner, font en sorte de soutenir sous diffé rents noms (« Townscape », « New Empirism », « New Humanism »), l’héritage pittoresque, de l’autre la jeune génération d’architectes anglais, prônant les valeurs d’un classicisme mo derne avec comme chef de file Colin Rowe, fervent défendeur des théories palladiennes. Son article bientôt incontournable parut dans la Review en 1947 : The Mathematics of the Ideal Villa19, comparant les villas palladiennes et la villa Stein à Garches de Le Corbusier, faisait état de cet historicisme. Dans une posture délicate, Reyner Banham se retrouvait au milieu de ces idéaux. Inquiet d’appartenir à quelconque camp, Banham fait le choix de croire en la technologie et le progrès scientifique en surveillant l’apparition de ce qu’il nommait « une architecture autre ».

Dès 1955, toujours dans les colonnes de la Review, Banham révéla le changement de positions idéologiques des jeunes architectes britanniques, en renonçant à l’héritage palla dien, ils signent la rupture avec les thèses de Colin Rowe. Un divorce visible à l’occasion d’une présentation à l’Architectural Association des Smithson qui affirmaient en introduc tion : « Nous n’allons pas nous mettre à parler de proportions et de symétrie 20»

Malgré que cette déclaration ait été faite par les mentors de cette jeune génération, elle ne suffisait pas pour éclaircir, à elle seule, les prises de position que Banham théorisait pour l’architecture moderne, son « architecture autre ». En parcourant de plus près l’article « The New Brutalism », on peut s’apercevoir que l’école d’Hunstanton des Smithson l’incarnera pour la première fois.

Encore sous l’influence classique à Hunstanton, cette architecture aurait atteint son climax avec le projet de la Golden Lane, « indifférent à la régularité » [aformal] des influences encore palladiennes de l’école. On pouvait également découvrir sa théorie des « images », comme moyen de comprendre la distance qui sépare le premier projet de Golden Lane. La théorie s’appuie sur l’apparition d’un nouveau mode de compréhension formel basé, sur une lecture topologique et non plus typologique des éléments. De telles théories permettent d’avancer un certain succès du pittoresque et d’ouvrir les perspectives à une interprétation contemporaine de celles-ci, assez forte, cette fois-ci pour évoluer et perdurer dans le temps et, d’autre part,

18 The Architectural Review, juillet 1954, n°691, p.2.

19 Colin Rowe, Mathématiques de la villa idéale et autres essais, Paris, Hazan, 2000, pp.7-36.

20 Déclaration de Peter Smithson lors d’une présentation à l’AA en 1957.

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donner naissance à un nouveau brutalisme naissant.

Douze années plus tard, avec « Revenge of the Picturesque »21 Reyner Banham en est quasiment convaincu. Cet article révéla comment, en dix ans, les camps se séparèrent et les principaux acteurs du brutalisme adhérèrent tous, finalement, au pittoresque. En somme, Reyner Banham insiste, « La revanche du pittoresque » n’a pas été la victoire du clan des pittoresques, mais, bel et bien, une mise à distance des modernes anglais envers le classi cisme. Bien que le charme visuel du pittoresque ne les ait pas séduits, c’est davantage l’enthousiaste pour les techniques les plus avancées de la construction et de la flexibilité, qui les guida, vers une reconquête de l’inachevé, de l’irrégulier, de l’accidentel et de l’architecto nique.

En conclusion, ce ne sont pas les qualités visuelles du pittoresque qui l’ont emporté, ni même sa capacité à générer des émotions. L’enthousiasme de la jeune génération pour la technique n’étant pas suffisant non plus. « La revanche du pittoresque », car « le parti des clas siques était une cause perdue, non par défaut d’intelligence ou d’érudition, ou en raison d’une attaque décisive venue de Pevsner ou de The Architectural Review », elle se justifia par la fragilité des grands systèmes clos et de « l’architecture basée sur la géométrie élémentaire ». Un véritable bouleversement dont Banham comprenait les effets, car « bien des membres de la coalition anti-pittoresque […] commençaient à parler de topologie plutôt que de géométrie… »

Les classiques, focalisés sur l’historicisme, sont passés à côté de de la création d’une réelle révolution esthétique et spatiale. Une révolution non pas résultant d’une théorie des maitres de la composition, mais de la faillite quasi idéologique des codes stylistiques, du régulier, de la symétrie, de la hiérarchie…en somme, après deux décennies de querelles, ce n’est ni plus ni moins le caractère anachronique qui, selon Banham, a joué en la défaveur de l’historicisme classique.

Ce qui nous intéresse surtout avec ces notions de classique et de pittoresque, c’est la capacité de cette génération anglaise à se saisir de thématiques aussi dogmatiques pour en rejouer les codes, aussi bien théoriquement que spatialement. En effet, la faculté à remettre en question les ordres établis est centrale chez les New Brutalists. Leur fascination pour les arts et autres champs de recherche les amène également à produire des espaces et de la plasticité pour ce qu’elles génèrent. Ils exprimeront toutes sortes d’en thousiasme ou d’obsessions et dans cette lignée, aborderont les thèmes suivants : relation entre les sciences et l’art, explorer de nouvelle relation avec les technologies, l’emploi inhabi tuel d’objets ordinaires, esthétique de la machine et un nouvel univers graphique.

21 Reyner Banham, « The Revenge of the Picturesque: English Architectural Polemics  1945-1965», dans John Summerson (dir.), Concerning Architecture. Essays on Architectural Writers and Writing Presented to Nikolaus Pevsner, Londres, Allen Lane, 1968, pp. 265-273. Traduit de l’anglais par Jean Taricat dans, Marnes.
21

HUMAIN vs NON HUMAIN

Relation entre les sciences et l’art contemporain des années 60.

Après l’exploration des querelles et de l’engouement qu’ont suscité les prises de position idéologiques de la nouvelle génération d’artistes et d’architectes d’après la période de guerre et surtout des actes qui en découlent, tentons maintenant de comprendre ce que la remise en question de ces idéaux implique chez les jeunes architectes des années soixante. L’hypothèse que cette génération ne se limite pas à de simples références architecturales, mais qu’ils parviennent à intégrer et à appliquer dans leur pratique certains domaines de recherches différentes évoquées plus haut démontrent l’esprit novateur dont ils ont fait preuve.

En effet, plusieurs cas semblent confirmer cette hypothèse. Richard Hamilton dans ses expositions à l’ICA dans les années cinquante, tisse des liens avec une nouvelle iconographie ou selon les thermes de Banham expérimente « un art autre ». L’exemple le plus révélateur de ces nouveaux liens est l’exposition de Richard Hamilton à l’Institute of Contemporary Arts (ICA) de Londres pour accompagner le Festival of Britain de 1951, ayant pour thème la relation entre croissance et forme22. Il s’agissait d’une installation à grande échelle, qui fut d’ailleurs reconstituée en 2014 à la Tate Modern de Londres, et au Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofia à Madrid. Le titre de l’exposition renvoie à celui du livre du biologiste et mathématicien D’Arcy Wentworth Thompson paru en 1917, On Growth and Form (5). Ayant comme prémisse que « les idées émergées de l’étude scientifique des formes naturelles sont devenues importantes pour toutes les branches de la pensée contemporaine – pour l’artiste aussi bien que pour le biologiste.23 », l’exposition fait référence au contenu des dessins extraits de l’ouvrage, présentant des patterns de croissance biologique. C’est à Nigel Henderson, ar tiste et photographe, membre de The Independent Group que le mérite de cette exposition revient. Après avoir présenté le livre de D’arcy Thompson à Hamilton, celui-ci décida de transposer ces dessins en une exposition immersive tridimensionnelle. Hamilton et ses amis encore étudiants, ont recouvert les murs de photographies au microscope et aux rayons X et ont créés des maquettes à grandes échelles des illustrations du livre de D’Arcy. Ces patterns sont interprétés comme des formes possibles pour envisager une architecture intégrant des possibilités d’évolution sans changement de nature. L’objectif des curateurs, tel qu’il fut écrit dans le programme édité initialement en 1949, était de créer un univers visuel et d’amener à regarder différemment les éléments du vivant. « Inspiré par le livre de D’Arcy Wentworth Thomson, l’exposition devrait inclure des maquettes à grande échelle, des ciné-projections simul tanées et des photos, pour démontrer le développent des structures naturelles et la beauté du maté riel visuel scientifique. 24» Hamilton n’a jamais caché sa dette envers ses sources : écrivains et artistes.

Entre espaces animés par des maquettes sculpturales et une projection simultanée d’images

22

L’exposition “Growth and Form”, ICA. Londres, du 3 juillet au 1er septembre 1951.

23 Documents préparatoires pour l’exposition Growth and Form, Tate Gallery Archive TGA 955.1.12.26 8/86.

24 Cf. documents préparatoires de l’exposition  Growth and Form , ICA, Tate Gallery Archive TGA. 955.1.12.26 8/36.

22

(5) Couverture de l’exposition: «Growth and Form», ICA, juillet - septembre, 1951

(6) Scénographie de l’exposition: «Growth and Form», ICA, juillet - septembre, 1951

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(6), l’exposition n’avait pas un caractère exclusivement documentaire. Les clichés du pho tographe Nigel Henderson témoignent que le matériel scientifique avait été montré par l’intermédiaire d’images projetées par-dessus – ou à travers – des structures fixes de l’exposition. La scénographie était divisée en sept sections distinctes, chacune montrant les diffé rentes lois physiques de la forme établie par Thompson : « le temps en tant que dimension de la forme, les formes de cellules, les regroupements de cellules, la structure du squelette, les formes connexes, la forme et l’efficacité mécanique, la réalisation formelle des mathématiques pures. » Le curateur, Richard Hamilton voulait transposer visuellement et spatialement les principes fondamentaux du livre de D’Arcy Wentworth Thomson. L’exposition ne comportait pas de texte explicatif, contrairement aux expositions sur des thèmes semblables à la Science Exhibition of Festival of Britain, s’appuyant uniquement sur le pouvoir de l’imagerie visuelle, Hamilton supposait que l’exposition se suffirait à ellemême et serait assez explicite visuellement. Bien que l’exposition n’ait pas connu le succès qu’elle méritait, seulement 1040 visiteurs durant les deux mois, elle est considérée comme une étape importante dans le milieu artistique britannique. Avec des images lyriques faisant écho au surréalisme, « On Growth and Form » fut un succès conceptuel et esthétique. Cet intérêt pour l’univers scientifique en disait long sur la volonté qu’avait cette génération à sortir des sentiers battus, à estomper la limite, la frontière entre la science et les arts, entre le rationnel et l’irrationnel, l’humain et le non humain en somme, entre le réel et le fictif.

Les expositions: « Parallel of Life and Art » et « This is Tomorrow ».

Growth and Form a été la première et la plus emblématique exposition d’une série dont font partie des installations dont nous parlerons durant ce mémoire : Parralel of Life and Art (1953), Man, Machine & Motion (1955), House of the Future (1956). À cette époque, la curation de Richard Hamilton était très populaire en Angleterre auprès de la nouvelle génération d’architectes, elle renouvelait une approche dépassée de la pra tique de l’exposition. D’où l’intérêt de Hamilton, et plus largement de The Independent Group (un groupe de jeune avant-gardiste, dont les discussions dans les années 1952 -1956 ont suscité l’intérêt, d’architectes, peintres et écrivains), à repenser radicalement le format et les idées mêmes de la pratique curative. Cette curation pluridisciplinaire a eu un impact très important sur cette nouvelle génération d’artistes et architectes, qui avaient acquis une conscience des sciences et des technologies si importantes qu’ils réussirent à la transposer en une nouvelle esthétique.

L’esprit qui résidait au sein de l’Institute of Contemporary Arts eut un impact sur cet en thousiasme. En 1952, les dirigeants de l’ICA ont convié plusieurs jeunes artistes de diffé rentes écoles d’architecture et d’art à organiser des débats dans ses locaux et à être curateurs de certaines expositions. La première de ces réunions à l’ICA, fut sans doute la plus mémo rable, selon les mots de Colin St John Wilson, architecte et théoricien, car Eduardo Paolozzi projeta à ses confrères sa fameuse collection d’images Bunk !, qui composait la base même de ses collages. C’est à partir de ces présentations que le concept même de « l’image » s’est imposé comme le point de départ d’un véritable changement. Par la pluralité des interpré tations et des univers qu’elle portait en elle, « l’image » s’est imposée comme la signature du groupe.

À travers la notion d’image, Reyner Banham lui-même, évoque l’intérêt des nouveaux bru talistes pour la chose en elle-même, en tant qu’entité visuelle et non plus comme ce qui

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affecte les émotions.

« Le mot « image » semble désigner tout et n’importe quoi. En dernier ressort, on le dit pourtant d’une chose qui a une valeur visuelle, mais pas nécessairement selon les critères de l’esthétique classique. Car si Thomas d’Aquin estimait que la beauté était quod visum placet (« ce qui plait lorsqu’on le voit », l’image peut aussi être définie comme quod visum perturbante (« ce qui, lorsqu’on le voit, affecte les émotions »). Une telle situation n’exclut pas le plaisir causé par la beauté, mais elle n’en fait pas une règle : l’intérêt des nouveaux brutalistes pour l’image est géné ralement considéré – par beaucoup d’entre eux ainsi que par leurs critiques – comme de l’antiart, ou en tout cas de l’anti-beauté au sens que l’esthétique classique donnait à ce mot. Mais aussi important que le genre de la réaction est la nature de ce qui la cause. Ce qui plaisait à Saint Thomas était une qualité abstraite : la beauté. Ce qui émeut le nouveau brutaliste, c’est la chose en elle-même, dans sa totalité, et dans toutes ses connotations ou implications pour l’homme.25»

C’est probablement lors de la présentation de l’exposition Parallel of Life and Art, devant de nombreux étudiants de l’Architectural Association, que Peter Smithson évoqua ce nouvel univers visuel, un univers d’images. La déclaration « Nous ne parlerons pas de proportion ni de symétrie. 26», porte en elle la rupture idéologique avec un académisme classique. Ainsi, entre autres, les Smithsons proposent aux nouveaux brutalistes de définir leur relation à l’imagerie et au monde visuel autrement que par le biais des critères classiques de la géométrie, de la symétrie et de la régularité.

Les nouveaux brutalistes parlent avant tout d’architecture à travers cette rupture des mo dèles classiques. Plusieurs textes attestent ce rejet des conventions stylistiques classiques et mettent en avant d’autres univers graphiques correspondant davantage aux idéaux des nou veaux brutalistes.

À ce propos, on peut citer la nuance dont Reyner Bahnam fait preuve dans son article ma nifeste : The New Brutalism paru en 1955 dans la revue The Architectural Review, en parlant de topologie plus que de géométrie :

« En tant que discipline de l’architecture la topologie a toujours été présente de façon subordon née et implicite : les notions de pénétration, de circulation, d’intérieur et d’extérieur ont toujours été importantes, mais la géométrie platonicienne élémentaire restait la discipline maitresse. Avec le projet des Smithson pour Sheffield, les rôles sont renversés : la topologie devient la discipline dominante et la géométrie lui est subordonnée. À l’extérieur, la « connectivité » des voies de cir culation est théâtralisée, et rien n’est fait pour donner une forme géométrique à l’ensemble. De grandes masses d’espaces topologiques semblables se dressent sur le site, avec la même présence disgracieuse que des chevalets de mine ou des tours Martello. Parce qu’une telle prédominance de la topologie – dont les classifications attribuent à une brique la même « forme » qu’une boule de billard (solide non pénétré), et à une tasse de thé la même « forme » qu’un disque (surface conti nue percée d’un trou) – est analogue au remplacement de la « beauté » thomiste par l’ « image » brutaliste, Sheffield demeure le point le plus avancé et le plus cohérent atteint par les brutalistes

25 Reyner Banham, « The New Brutalism », The Architectural Review, n°708, décembre 1955, pp. 354361. Traduit de l’anglais par Jean Taricat.

26 Déclaration de Peter Smithson lors d’une présentation à l’AA en 1957.

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dans leur quête d’une Architecture autre. Et bien que ce projet ne risque pas, dans les discussions sur l’architecture, de détrôner Hunstanton comme référence fondatrice du nouveau brutalisme, il est néanmoins le seul à répondre pleinement aux menaces et aux promesses de Parallel of Life and Art.27»

Ce sera donc par le biais de leur exposions, de la scénographie que les nouveaux brutalistes exposeront pour la première fois ce nouveau langage plastique. Par exemple, lorsque les Smithson – en collaboration avec le photographe Nigel Henderson et le sculpteur Edouar do Paolozzi – rassemblent 122 photographies pour l’exposition de 1953, ou lorsque Théo Crosby partagea l’espace de la Whitechapel Art Gallery avec les nombreuses équipes, toutes constituées alors d’un architecte, d’un peintre et d’un sculpteur, pour l’exposition organisée du 9 aout au 9 septembre 1956.

Le titre de la première exposition de 1953, Parrallel of Life and Art renvoie à certaines expo sitions collectives comme « Wonder and Horror of the Human Head : An Anthology 28» tenues à l’ICA du 6 mars au 19 avril 1953 ou bien à la conférence de Lawrence Alloway, « The Hu man Head in Modern Art 29».

Ayant comme thème principal, la présence de la figure humaine, ces travaux continuent de tisser des liens, jusqu’ici manquants, entre les arts et l’anthropologie. Il faut citer égale ment les rencontres proposées par Reyner Banham en 1954, intitulées, « Books and Modern Movement 30» où il était proposé que des architectes commentent des livres incontournables du mouvement moderne. En décembre, trois conférences ont alors été organisées sur des commentaires de livres d’architecture et de design : le classique, « Vers une Architecture » de Le Corbusier a été présenté par Toni del Rezio puis, « Pionner of the Modern Movement from William Morris to Walter Gropius » (Londres, Faber & Faber, 1936), de Nikolaus Pevsner a été commenté par Robert Furneaux Jordan et le troisième, « Vision and Design » (Londres, Chatto & Windus, 1920) de Roger Fry a été analysé par Reyner Banham.

Le choix de Banham en dit long sur l’intérêt qu’avaient les idées du peintre et critique d’art Roger Fry, au sein même des membres de l’Independent Group. Le livre de Roger Fry commence par le chapitre « Art and Life » où son auteur propose des mises en parallèle, des oppositions à partir de nouvelles données, telles que les émotions. Il est intéressant de se demander si le nom de l’exposition Parrallel of Life and Art (7), organisée à l’ICA en 1953, n’est finalement pas l’illustration tridimensionnelle des études comparatives d’images de Roger Fry.

Souvent sous « une certaine dose d’humour noir »31, les nouveaux brutalistes développeront des méthodes permettant de créer un nouveau genre d’esthétisme « dans le but d’intensi fier l’impression produite par l’objet, se moquait des conceptions humanitaires de la beauté afin d’en mieux accuser la violence, la défiguration, l’obscurité… ». Cet art autre déjà évoqué dans

27 Reyner Banham, « The New Brutalism », The Architectural Review, n°708, décembre 1955, pp. 354361. Traduit de l’anglais par Jean Taricat.

28 Wonder and Horror of the Human Head : An Anthology, Tate Gallery Archive TGA. 955.1.12.46

29 Lawrence Alloway, The Human Head in Modern Art, conference à l’ICA, le 26 mars 1953

30 Books and Modern Movement, repris in Graham Whitham, « Chronology », The Independent Group : Postwar Britain and the Aesthetics of Plenty, op. cit. ; p. 26-27.

31 Reyner Banham, Le Brutalisme en architecture, Paris, Dunod, 1970 ; p. 61-62.

26
(7) Scénographie de l’exposition: «Parallel of Life and Art», ICA, 1953
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l’ouvrage, du même nom, de Michel Tapié publié en 1952, appelle à une forme « d’esthé tique anti-académique » envisageable uniquement par une démarche surréaliste. L’image et sa représentation sont modifiées à travers différents procédés. La photographie et sa beauté inhérente tant estimées par les fonctionnalistes du mouvement moderne ne sont plus la référence. L’image photographique standard et produite en masse est déformée. Banham écrit : « Bien que “parrallel” représente un pas décisif vers l’abolition de la suprématie spirituelle de l’art abstrait en Angleterre, il faut noter que cette exposition agréa cependant une certaine forme d’abstraction : celle de la reproduction photographique à deux dimensions. On donnait une grande importance au grain et aux effets de clair-obscur obtenus par d’énormes agrandisse ments sur papier mat. »32

Contrairement aux modernes qui considèrent que le caractère d’un objet, d’une photogra phie réside dans la beauté, la symétrie, la régularité, les nouveaux brutalistes considèrent l’image comme un moyen de voir autrement, d’accéder à une interprétation différente, de l’ordre de l’inconscient.

Les 122 documents sélectionnés par une équipe composée des artistes, Nigel Henderson, photographe expérimental, Eduardo Paolozzi, les architectes Alison & Peter Smithson et l’ingénieur Ronald Jenkins, pour l’exposition Parallel of Life and Art en 1953, se devaient de stimuler des émotions, d’ouvrir le champ visuel à un nouvel univers. Reyner Banham, dans le chapitre « Art brut », « non-art » et « un art autre » de son manifeste du « Nouveau Brutalisme », décrit ce choix curatif « Dans toutes les sections de l’exposition prédominaient des images bizarres ou anti-esthétiques, choisies dans des journaux, des revues, des ouvrages scienti fiques ou anthropologiques, ainsi que des modes de vision extrêmes, comme des radiographies et des micrographies, tous avaient été consciemment choisis par le pouvoir émotif direct (et souvent inexplicable) qu’ils leur auraient trouvé, et l’effet produit sur les visiteurs fut souvent le même. 33»

Dans la section « architecture » de l’exposition, par exemple, figurait une planche d’anato mie végétale, un masque mexicain et de nombreux objets bizarres, considérait normalement comme outils scientifiques, ou du moins des structures trop élémentaires pour être exposé en tant qu’objets « d’architecture ». Ainsi, les objets sont détournés de leurs usages initiaux et acquièrent une nouvelle identité dans laquelle les interprétations sont multiples. Les surréalistes se sont intéressés aux relations dialectiques qu’entretiennent les objets, leurs images et leurs significations. Lawrence Alloway, par exemple, organisa en 1954, toujours au sein de l’ICA, une exposition intitulée « Collage & Objects 34». On pouvait y voir des collages des jeunes artistes britanniques, membres de The Independent Group, aux côtés des grands noms du surréalisme, tels que Picasso, Magritte et Ernst. Dans Psychological Atlas, œuvre présente durant cette exposition, Eduardo Paolozzi a compilé comme il le dit des « reliques du mouvement dada et surréaliste d’avant-guerre 35». Ce livre de collage, peu séduisant d’appa rences, est un véritable hommage aux travaux des surréalistes. Paolozzi fait usage d’une ima gerie populaire : des animaux, des machines, des personnalités, des paysages, des industries,

32 Ibid.

33 Ibid.

34 Collage & Objects, exposition organisée à l’ICA du 13 octobre au 20 novembre 1984 ; Tate Gallery Archive TGA. 955.1.12.61

35 OCTOBER 136, printemps 2011, pp. 51-62. 2011 October Magazine, Ltd. And Massachusetts Institute of Technology

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(8) Photographie de gymnastes en 1910 présentée lors de l’exposition: «Parallel of Life and Art», ICA, 1953
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que l’on trouve généralement dans des journaux illustrés, qu’il colle avec des personnages découpés créant ainsi des scènes de vie contemporaine. Une photographie d’une scène où des gymnastes posent en 1910 était présentée sur les murs de l’ICA (8). En plus de l’impro babilité de ce moment, cette image en étant exposée comme une surface ayant subi de nombreuses retouches est devenue une entité en soit, une œuvre d’art à part entière. Hors-mis une photographie de Jackson Pollock dans son atelier - tel un « saint » dira Banham, l’expo sition ne faisait que guère allusion à l’art, dans le sens classique du terme. On y trouvait plu tôt d’étranges images, « anti-esthétiques » qui, pour la majeure partie provenaient de revues, journaux, d’articles, ouvrages scientifiques ou sociologiques, mais également des fragments d’imageries inhabituels, comme des vues aux rayons X au microscope. Les curateurs : les Smithson, Lawrence Alloway, Nigel Henderson, Eduardo Paolozzi, et l’ingénieur Ronald Jenkins, choisirent ces images consciemment pour la capacité qu’elles avaient à générer des émotions.

Un tel univers graphique n’était pas si novateur. En effet, en 1951 un membre de The Inde pendent Group, Richard Hamilton, avait déjà employé ces méthodes de curation à l’exposi tion Growth and Form à Londres.

Ces stratégies que l’on qualifiera de surréalistes, dans le sens où l’acte artistique amène à voir différemment la chose en question – ici l’image – ont pour but de crée un nouvel univers, de brouiller les pistes entre l’humain et le non humain, le petit et le grand, entre la réalité et le fiction : « Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement 36». Les mots d’André Breton permettent de définir ce que la démarche surréaliste tente de renouer. Par la mise en opposition, la contradiction, les protagonistes de cette vision cherchent l’existence d’une nouvelle manière d’agir avec le réel : le surréel. Un univers où le réel et le fictif seraient complémentaires, un univers dans lequel l’inconscient de l’homme primerait sur ce que lui offre la réalité.

Mais cet « art autre » ne se justifie pas seulement par la réaction ou le rejet d’un esthétisme académique. Anthony Vilder cite à ce propos : « Disons plutôt que l’inspiration émanant du surréalisme, c’était l’inquiétante étrangeté de l’Autre qui, pour le surréalisme, incarnait le “réel”l’étrange sentiment que le normal n’était rien d’autre que le refoulé du modernisme, c’est-à-dire une normalité apparente qui masquait en fait une pathologie réelle.»

Il reprend ainsi le champ lexical dont Michel Tapié puis, Reyner Banham par la suite, ont fait usage. Le mot « Autre » est employé ici, pour exprimer ces choses : objets et images, qui n’ont jamais été considérés par les modernes. De cette façon, les nouveaux brutalistes nous amènent à voir autrement des images et des objets ordinaires.

Ce qui nous intéresse à travers cette manière de voir et de considérer « autrement » les images et objets, c’est la capacité des nouveaux brutalistes à convoquer différents univers graphiques. Au même titre que les ouvrages de Sigfried Giedon : « Mechanization Takes Command, Vision in Motion » ou bien, Les Fondements de l’art moderne d’Amédée Ozen fant. Lawrence Alloway, le critique d’art du groupe, nous rappela à quel point les membres de l’IG (Independent Group) portaient attention à la richesse des images scientifiques et technologiques de ces livres. Livres dont ils regardaient uniquement les images, car les textes

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36 André Breton. Manifestes du Surréalisme, pp.73

(9) Collage du groupe 2: «Just what is it that makes today’s homes so different, so appealing ?» présenté lors de l’exposition: «This is Tomorrow», WhiteChapel gallery, 1956.

(10) Proposition du groupe 6: «Patio & Pavilion» présenté lors de l’exposition: «This is Tomorrow», WhiteChapel gallery, 1956.

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étaient selon eux, trop engagés envers l’« esprit moderne » et l’« intégration des arts »37. Cependant cette fascination à « collectionner »38, comme dirait les Smithson, des images pro venant de différentes disciplines, se voit confronter à ses propres limites lors de l’exposition de l’IG (Independent Group), This is Tomorrow, de 1956.

Il n’y a qu’à regarder les propositions de deux des membres du groupe, pour comprendre des positions quasi a contrario, et ainsi, apercevoir les prémisses d’un paradoxe naissant. Alors que Richard Hamilton présente un espace intérieur « pop art », en faisant une dé monstration tridimensionnelle de sa collection d’articles, de publicités, de bandes dessinées en tout genre. Il crée un environnement surchargé d’images et de références familières au groupe.

La proposition du « groupe 2 », La Fun House, dont Hamilton et l’artiste John McHale étaient les principaux membres, fut annoncée par le biais d’un collage intitulé : Just what is it that makes today’s homes so different, so appealing ? (9) On pouvait y voir une mise en scène de Irvin « Zabo » Koszewski, un bodybuilder ayant gagné Mr Los Angeles, posant dans un environnement contemporain composé d’affiches (cinématographique, publici taire), de nombreux appareils domestiques en vogue (aspirateur, téléviseur, magnétophone à bandes…), et d’un plafond dit « dépressionnaire »39.

Les Smithson, en collaboration avec le sculpteur Eduardo Paolozzi et le photographe Nigel Henderson, ont quant à eux, formulé une proposition bien loin des standards « pop art ». Par le biais des archétypes du patio et du pavillon (10), le groupe 6 propose un habitat « symbolique » réduit à deux typologies architecturales. Peter Smithson expliquera par la suite qu’il s’agissait d’une « maison abandonnée par les propriétaires pendant le repas du soir, ou d’une cabane de mineur ruinée par un désastre imminent et jamais rouverte »40. Les trois murs qui compose l’espace primaire de l’installation sont accompagnés d’objets ordinaires, « utiles à l’homme » : une vue zénithale au travers d’une toiture bon marché en plastique ondulé, sur laquelle est entreposée sans hiérarchie aucune, une roue de vélo, une horloge sans aiguilles et un instrument de musique abimé (11). Les trois murs de ce pavillon se dressaient sur un « morceau de sol », visant à créer un soi-disant sentiment d’espace privé. La nécessité de « s’étendre, contrôle et bouger »41 était les maitres mots.

Alison Smithson exprimait déjà ces besoins au travers des croquis Small Pleasure of Life (12). Avec cette installation l’équipe des Smithson expliquera, qu’ils cherchaient davantage le process, plutôt que l’œuvre « pop art » en elle-même : « Ce n’était pas le pop art comme mouvement artistique qui était ici au travail, mais l’idée plus abstraite du process, de l’ « œuvre ouverte 42».

37 Lawrence Alloway, Le développement du pop art anglais, dans Lucy R. Lippard, Pop Art, op. cit., p.32-33, et Dominique Rouillard, La planète interdite, dans Archigram, Centre G. Pompidou, Paris, 1994, p.20-29.

38 Alison & Peter Smithson, « But today we collects Ads », Ark, n°18, novembre 1956. Réedité dans This is Tomorrow Today, pp. 52 – 55.

39 Dominique Rouillard, Superarchitecture, Le future de l’architecture 1950 – 1970, éditions de la Vi lette, Paris, 2004, pp.37.

40 Peter Smithson, « Phenomenon in Parallel : Eames House and Patio », dans Places 7-3, 1991. Réédi té dans Changing the Art of Inhabitation, Artemis, London, 1994, p. 98-99.

41 Alison & Peter Smithson, Patio & Pavillon, dans This is Tomorrow Exhibition, Whitechapel Art Gallery, Londres, 1956. Reproduit dans Alison & Peter Smithson, Changing the Art of Inhabitation, p.109.

42 Dominique Rouillard, Superarchitecture, Le future de l’architecture 1950 – 1970, éditions de la Vi

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(11) Installation du groupe 6: «Patio & Pavilion» présenté lors de l’exposition: «This is Tomorrow», WhiteChapel gallery, 1956. (12) Dessins de Alison Smithson: «Small pleasure of life» présenté dans le livre: «Changing the Art of Inhabition», Alison & Peter Smithson, Londres,1933.
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Dès lors, le présent projet des Smithson ne se justifie plus uniquement par l’univers gra phique qu’ils manient, et dont ils semblent ne plus faire allusion. C’est désormais par le biais d’une approche plus ancrée dans le réel, qu’Alison & Peter Smithson prolongent leur réflexion sur l’art populaire. La photographie s’impose alors comme un médium, car elle est pour eux un « moyen pour évoquer la trame du réel ». Parallel of Life and Art, abordait déjà avec succès l’étendue des possibles qu’avait à offrir les clichés du réel. Une déclaration com mune des curateurs de l’exposition d’abord intitulée : Sources puis Parallel of Life and Art, rend hommage à ce que la photographie a à nous offrir : « Les inventions techniques qui ont rendu possible le zoom avant et arrière, les prises de vues aériennes ou l’obturation ultrarapide de l’objectif photographique, ont rendu possible l’expansion du champ visuel au-delà des limites des générations précédentes. 43»

Reyner Banham mentionnera d’ailleurs la différence que les photographies des Smithsons portaient en elles : « Parallelism of Life and Art montrait presque exclusivement des photogra phies de caractère anthropologique et technique qui exposées dans une galerie d’art (Institute of Contemporary Arts), étaient non seulement un affront à la conception conventionnelle de la “beauté”, mais aussi à l’idée que l’on se faisait généralement d’une “bonne photographie”. Beau coup d’entre elles montraient des scènes de violence et de destruction, des vues déformées, ou anti-esthétiques du corps humain.44»

Tel le « Musée imaginaire » d’André Malraux – sans doute une des nombreuses références de l’exposition qui en en « étalant » son matériel iconographique à ses pieds (13) –, les cura teurs nous amènent à voir une nouvelle forme d’exposition, non selon une présentation sur un mur blanc, mais davantage comme une expérience spatiale. À la différence avec l’écrivain et ministre de la Culture française, les ambitions du jeune groupe britannique étaient autres. Si Malraux présentait sa sélection uniquement sous la forme d’un catalogue d’art, les Bri tanniques eux, se tournaient également vers des situations du réel, de l’humain. Banham écrit d’ailleurs à ce sujet : « Une telle documentation du lointain et de l’improbable est un des plus grands services que l’appareil photographique ait rendus à l’homme et à l’artiste occidental, non seulement en enregistrant les œuvres de l’art et de l’architecture, argument d’André Malraux dans son Musée Imaginaire, mais aussi en enregistrant des situations qui se sont passées dans des gymnases, des cérémonies, et en explorant le monde au-delà de nos perceptions visuelles comme dans la microscopie ou l’astronomie .»45

Ce qui nous intéresse particulièrement, c’est la capacité des nouveaux brutalistes à considé rer la présence humaine, les scènes du réel, en somme à « explorer » ces nouveaux liens. Leur fascination pour ces deux thématiques, humaine et non humaine, les amène à inaugurer des pratiques : une nouvelle considération pour les objets ordinaires, un intérêt pour élé ments du réel et le « déjà là ». lette, Paris, 2004, pp.38.

43 Déclaration commune de Nigel Henderson, Eduardo Paolozzi, Alison & Peter Smithson, et Ronald Jenkins, Memorandum, 27 Mars 1953, TGA 201011/4 ; « Technical inventions such as photographic enlarger, aerial photography, and the high speed flash have given us new tools with wich to expand our field of vision beyond the limits imposed on previous generations. »

44 Reyner Banham, Le Brutalisme en architecture, Paris, Dunod, 1970 ; p. 41.

45 Reyner Banham, Parallel of Life and Art, dans The Architectural Review, n°114, octobre 1953, p.260.

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(13) Photographie de André Malraux dans son bureau étalant son «Musée Imaginaire», 1947, Paris
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BANAL vs EXCEPTIONNEL

L’emploi inhabituel d’images ordinaires.

Peter Reyner Banham, dans son article « Parallel of Life and Art », nous met en garde sur les conséquences que peut avoir la « juxtaposition d’une façon aléatoire des aspects inédits de la réalité. 46»

Par exemple, l’« image » des gymnastes (voir figure 8) était exposée au même titre qu’une photographie du couronnement de la reine d’Angleterre, Élisabeth II, dans les rues londoniennes un 2 juin 1953.

« L’objectif fixe de l’appareil photographique, incapable d’embarras ou de jubilation, perpétuait une anthologie de poses aussi incroyables que les cadres de Pollaiuolo et aussi rigides que les poses de Piero della Francesca. Mais en perpétuant ce qui peut n’avoir été qu’un instant ridicule et inconfortable, et en nous le présentant avec une surface et une texture, qui après de nombreuses reproductions et re-reproductions deviennent une entité en soi, cette photographie fonctionne presque comme un symbole, une image, une véritable œuvre d’art.47»

Une « image » qui simplement par les modifications qu’elle aurait subies pouvait se voir attribuer le titre « d’œuvre d’art ». Dans la dernière partie de l’article, Banham revient sur ses positions en se contredisant lui-même dans sa rhétorique : « L’appareil photographique, avec ses revendications à forte teneur morale de vérité et d’objectivité, vieilles maintenant de plus d’un siècle, a instauré sa façon de voir comme la monnaie courante visuelle de notre temps, et nous en venons à penser l’expérience photographique comme un équivalent au regard personnel. Mais nous devons nous demander qui est véritablement le plus riche – celui qui possède les photogra phies de tous les bâtiments de l’Antiquité, ou Sir John Soane, qui a mesuré toutes les pierres du Colisée et qui peut citer les mesures de ses colonnades même à un âge respectable. 48» À travers cette question rhétorique, le théoricien britannique nous avertit sur les limites de la photographie, mais aussi également sur les stratégies qui en découlent : manipulation, reproduction à grande échelle, qui ont le pouvoir de transformer des fragments d’un réel banal en des « images » exceptionnelles.

Nigel Henderson, autre membre de The Independent Group, avait bien intégré dans sa pratique, certaine stratégie de reproduction et modification graphique. Dans ses Hendo grams, Henderson utilise la méthode que Man Ray quelques trente années auparavant avec ses Rayogrammes. En partant de clichés d’objets ordinaires, tels que des bouteilles de laits ramassés sur des friches bombardées, il expérimente le développement en chambre noire. Eduardo Paolozzi donna en 1948 un agrandisseur, une machine permettant à Henderson de développer au ralenti ses pellicules afin de transformer une réalité banale en un tirage abstrait digne d’être montré dans une exposition. Nigel Henderson, fasciné par cette décou

46 Stefania Kenley, Du Fictif au réel : Dix essais sur le Pop art Anglais et le Nouveau Brutalisme en archi tecture, Les presses du Réel, 2016. p. 101.

47 Reyner Banham, Parallel of Life and Art, dans The Architectural Review, n°114, octobre 1953; op. cit., p.260

48 Ibid. p.261.

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(14) Stressed Photograph, Nigel Henderson, 1950, Londres. (15) Stressed Photograph, Nigel Henderson, 1950, Londres.
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verte, qu’il décrit comme suit : « En dépit de l’exactitude de la reproduction, qui est l’empreinte même de l’objet reproduit, le résultat est impondérable et abstrait. « J’étais vraiment fasciné, disait-il, par le phénomène de photosensibilité […] J’avais en main une méthode de dessin et une technique pour analyser toutes sortes de traits et énergies de ligne, de forme et de texture.49»

L’expérimentation d’Henderson continua dans une seconde série qu’il nomme, Stressed Photographs (14, 15). Cette fois-ci, c’est par une déformation du papier durant l’impres sion qu’il obtiendra un effet de mouvement : « ralenti ou accéléré ». En observant de près ces scènes de l’ordinaire, Henderson rend visible une nouvelle réalité, celle des de gens de Bethnal Green ou de différentes rues d’une capitale londonienne éteinte par la Seconde Guerre.

La présence humaine, la photographie

En 1953, lors du CIAM 9 à Aix-en-Provence, les photographies de la société de Nigel Henderson figurent pour la première fois dans un projet d’architecture. En détournant la grille imposée, Alison et Peter Smithson proposent une série de clichés qui ont une portée d’enquête quasi « sociale », dans laquelle figurent des enfants jouent en riant. Une propo sition bien à l’encontre de ce que les autres membres du congrès international proposent. Le couple en profite pour réintroduire également certaines notions oubliées de la doctrine moderniste, comme « la maison », « la rue » ou « le quartier » et « la ville », à l’instar des no tions de la ville moderne telles que « travailler », « se loger », « circuler », « se divertir ».

La grille de re-identification urbaine (16) est divisée en deux parties : le côté droit de la grille est plus commun à ce que les autres participants avaient produit, on y voit des documents d’architecture d’un concours de logements, qu’ont perdus les Smithsons en 1952 : le Golden Lane.

Les portraits d’enfants jouant dans les rues de Bethnal Green – alors l’un des quartiers les plus pauvres de la capitale londonienne – par Nigel Henderson, artiste membre de The Independent Group (1917-1985), figurent sur la partie gauche. On peut y voir des enfants faisant du roller, du vélo, en train de jouer à la marelle, sautant à la corde… Enfin, tout un tas de raisons de considérer ces endroits, ces moments de vie.

L’attention que porte Alison et Peter Smithson aux éléments du réel est symptomatique de mouvement des jeunes architectes des derniers congrès des CIAM, le team 1050. En té moigne la proposition d’Aldo Van Eyck, un des membres du Team X, pour le CIAM 10. Il présenta son projet Lost Identity, principalement à partir de clichés d’enfants jouant sur ses installations dans les rues d’Amsterdam. Les Smithsons, en 1967, font à nouveau preuve d’un intérêt pour la figure de l’enfant en mettant en première page de leur ouvrage Urban Structuring l’enfant immortalisé dans les rues de Bethnal Green. L’individu, défini et déter

49 Manuscrit de Nigel Henderson cité par Victoria Walsh, Nigel Henderson, Parallel of Life and Art, Londres, Thames & Hudson Ltd, 2001, p.21.

50 Groupe de jeunes architectes européens qui se sont rencontrés durant les CIAM et qui ont tentés de fonder un groupe afin de proposer une alternative aux idées modernistes dominés par la figure de Le Corbu sier.

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(16) Urban re-identification grid, Alison & Peter Smithson, CIAM 9, 1953, Aix-en-provence.
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miné, et non pas un personnage schématisé selon des proportions divines51, est considéré dans son environnement réel. Au schéma de Le Corbusier, les Smithsons substituent, dans leurs premiers documents de concours des collages de réels individus, ils iront même jusqu’à coller des clichés d’une rue, depuis le « point de vue » de l’habitant, afin d’exposer au mieux leur concept de « rue en l’air » pour le projet Robin Hood Gardens, 1966-1972.

L’intérêt pour l’ordinaire, pour les individus, pour le réel, revient à considérer le déjà là comme une opportunité de faire de l’architecture spécifique à ces conditions. Mais à l’in verse des modernistes, qui voient à ce contexte, une occasion d’écrire une nouvelle vision, le fameux : tabula rasa. Les Smithson préfèrent composer avec les qualités propres d’un site et de ces individus. L’existant prime sur le nouveau. Afin d’expliciter cette attitude, ils intro duiront le concept de « as found »

« Ainsi, l’“as found” étais une nouvelle manière de voir l’ordinaire, une ouverture vers la ma nière dont les “choses” prosaïques pouvaient redynamiser notre activité inventive. Une reconnais sance polémique de ce que le monde d’Après-guerre était vraiment. Dans une société qui n’avait rien. Vous avez atteint ce qu’il y avait auparavant d’impensable. En retour vous étiez, de force, contraint […] de voir comment le nouveau pouvait réénergiser le tissu existant. 52»

Paradigme de As found

Le concept anglais, introduit par Peter Reyner Banham en 1955 dans son article manifeste « The New Brutalism » paru dans Architectural Review, est défini comme « la mise en valeur des matériaux pour leurs qualités propres, montrées “telles quelles” [as found] 53». Une trentaine d’années après, les Smithson parviennent à formuler une définition avec, « The ‘As found’ and the ‘Found’ », du même concept. « Nous étions intéressés par l’apparence du matériau pour ce qu’il était […] 54»

C’était donc une question de matière dans un premier temps, avec pour référence première l’Unité d’Habitation de Marseille, conçu et réalisé par Le Corbusier de 1945 à 1952. Banham la prend même pour exemple pour expliciter les trois caractéristiques du mouvement Brutaliste. « Il est intéressant de noter que ces qualités pourraient servir à décrire l’Unité d’habi tation de Marseille… ».

L’auteur de celle-ci était lui-même surpris de cette filiation au mouvement anglais :

« Le béton brut est né de l’Unité d’Habitation de Marseille où il y avait quatre-vingts entre preneurs et un tel massacre de béton qu’il ne fallait pas rêver de faire des raccords utiles par les enduits. J’avais décidé : laissons tout cela brut. J’appelais cela du béton brut. Les Anglais m’ont immédiatement sauté sur le morceau et m’ont traité de brutal. En fin de compte, la brute c’est

51 Reference au modulor de Le Corbusier.

52 Alison & Peter Smithson, The “as found” and the found, dans The Independent Group – Postwar Bri tain and the Aesthetics of Plenty, Mit Press, Londres, 1990. p. 201.

53 Reyner Banham, « The New Brutalism », The Architectural Review, n°708, décembre 1955. Traduit de l’anglais par Jean Taricat, dans Marne n°1, 2011; p. 58.

54 Alison & Peter Smithson, The “as found” and the found, dans The Independent Group – Postwar Bri tain and the Aesthetics of Plenty, op. cit; p. 20.

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Corbu. Ils ont appelé cela le New Brutalism. Mes amis et admirateurs me tiennent pour la brute du béton brutal 55 »

La brutalité devient alors un critère pour une œuvre architecturale, à l’instar des dernières réalisations de l’époque – présentant un « excès de « suaviter in modo » (délicatement dans la matière) – l’Unité corbuséenne se caractérise par « brutalité, son “je-m’en-foutisme”, son côté buté 56». Avec cette première version d’As Found : tel quel, nous avons à faire à un critère de l’ordre de l’esthétique, c’est-à-dire de considérer un élément dans son état d’origine, avec ses caractéristiques.

Dans une traduction nuancée, Alison et Peter Smithson perçoivent plutôt ce concept comme la capacité de « recueillir, de restituer, de faire avec »57, et comme un process pour sé lectionner l’essence d’un lieu ou d’un projet. « Faire avec », comme processus, correspond davantage à « faire attention au monde extérieur 58», approche que l’on qualifierait de nos jours par « in situ ». Sans prétention, les Smithson veulent davantage composer avec le réel, en mettant de côté le « design 59», jusqu’au moment où ce dernier s’impose par lui-même. Cette notion signifie d’entreprendre une démarche avec le réel, sans avoir d’idées pré conçues de ce à quoi pourrait ressembler la finalité, tout en établissant une nouvelle manière de fonctionner.

Si l’on se fie à cette approche, l’arbre constitue donc un élémet du réel. De cette manière, l’arbre qui divise le plan du pavillon Wayland Young à Bayswater (17) est un élément de composition du projet. « Deux cabines bien équipées et un seul arbre mature structurent le plan de ce pavillon … Une disposition qui s’est adaptée avec succès à trois générations d’utilisateurs.

60 » Lors du discours inaugural de l’exposition rétrospective de Nigel Henderson à l’Archi tectural Association, de Londres, Peter Smithson termine son discours, pour ce qui sera sa dernière apparition publique, par une réflexion sur les arbres que les étudiants voient depuis leurs bureaux : « Regardez ces grands arbres quand vous êtes pris par vos projets dans ces pièces ridicules.61»

Les Smithson ont apporté une nouvelle couche de compréhension à la notion d’As Found. Eux-mêmes pensaient avoir saisi la notion de Banham, lorsqu’en introduction de leur article en 1990, ils donnent une définition semblable. Cependant, leur vision du concept évolua, c’est à ce même Nigel Henderson que les Smithson doivent l’élargissement du terme vers un regard « autre » sur le réel.

55 Dans une lettre à Jean Luis Sert dans François Haslin, Un Corbusier, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2015; p.15.

56 Reyner Banham, « The New Brutalism », The Architectural Review, n°708, décembre 1955. Traduit de l’anglais par Jean Taricat, dans Marne n°1, 2011; p. 60.

57

Alison & Peter Smithson, The “as found” and the found, dans The Independent Group – Postwar Bri tain and the Aesthetics of Plenty, op. cit; p. 201.

58 Peter Smithson, dans Claude Lichtenstein, Thomas Schregenberger, As found, The Discovery of the Ordinary, Switzerland, Llars Müller Publishers and the Zurich Museum fur Gelstaltung, 2001; p. 198

59 Alison & Peter Smithson, The “as found” and the found, dans The Independent Group – Postwar Britain and the Aesthetics of Plenty, Mit Press, Londres, 1990. p. 201.

60 Ibid p. 224.

61

Discours inaugural lors du vernissage de l’exposition rétrospective de Nigel Henderson le 25 avril 2002, traduit par Stefania Kenley dans, Du Ficitf au Réel, op. cit; p.173.

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«

En architecture. l’esthétique “as found” est quelque chose que nous pensons avoir défini au début des années 1950 lorsque nous rencontrâmes pour la première fois Nigel Henderson et que nous vîmes dans ses photographies une reconnaissance perspicace de la réalité autour de sa maison à Bethnal Green : dessins tracés sur le trottoir par les enfants pour jouer, portes recyclées en palis sade, détritus sur les sites bombardés, tels des vieilles chaussures, des tas de clous, des fragments de sac, de grillage, etc. Nous fixant pour tâche de repenser l’architecture au début des années 1950, nous voulions dire par l’“as found” non seulement les édifices adjacents, mais toutes ces marques qui constituent les souvenirs d’un lieu et que nous devons lire pour découvrir comment le tissu bâti existant est ce qu’il est devenu… 62»

Il faut donc distinguer deux types d’interprétations qui nous permettent de saisir plei nement la nature de ce concept. Banham voit en cette notion, une des trois « qualités de l’objet » brutaliste qui lui sert à définir son corpus d’œuvres architecturales. Pour le couple Smithson, cela correspond plus à une démarche, un processus, une méthode qui serait ca pable de générer et concevoir des projets d’architecture. Cela correspond donc à une action, que de nombreux thèmes des projets des Smithson intégreront : du cluster aux charged void en passant par la street in the air.

Cette polysémie du terme autorise une certaine souplesse dans le choix du corpus archi tectural lui correspondant. Malgré la nuance apportée par les deux protagonistes anglais, le concept semble avoir en commun, une attention portée à l’existant, tant matériel qu’immatériel, aux restes palpables et/ou aux symboles, au genius logi, autrement dit à l’objet trouvé dans toutes les définitions qu’il peut endosser.

Bruno Kruker écrira d’ailleurs, pour justifier a posteriori, la posture du couple britannique dans leur pratique : « […] (les Smithson) ont tiré leur technique de “select and arrange” de Ray et Charles Eames et l’ont utilisés dans leurs projets. Un objet crée selon le principe “select and arrange” se distingue par le caractère reconnaissable de simples éléments rappelant leur origine et enraciné dans le familier. […] Leur principe atteint une signification encore plus élevée grâce à d’autres allusions comme les “objets trouvés” de Le Corbusier et les “ready-mades” de Marcel Du champ 63»

Ouvrage dont le titre évocateur : Complex Ordinariness, renvoie au concept d’une ancienne élève de Peter Smithson, à l’Architecture Association School de Londres. Denise Scott Brown, retiendra en effet de l’enseignement de Peter Smithson, cette façon de considérer les éléments de l’ordinaire, elle apportera cette vision à la théorie de l’ordinariness de Robert Venturi.

L’action de « sélectionner » des fragments du réel pour les élever au rang d’« objets trouvés » - les Smithsons nous en rappellent par ailleurs la définition : « ce sont des objets “découverts” et transformés en objets d’art 64» - a été le terrain de jeu des dadaïstes.

62 Alison & Peter Smithson, The “as found” and the found, dans The Independent Group – Postwar Bri tain and the Aesthetics of Plenty, op. cit; p. 201.

63 Bruno Krucker, Complex ordinariness: The upper lawn pavillon by Alison and Peter Smithson, op. cit. p.18

64 Alison & Peter Smithson, The “as found” and the found, dans The Independent Group – Postwar Bri tain and the Aesthetics of Plenty, op. cit; p. 202.

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Ainsi, des artistes comme Kurt Schwitters, nous invitent à considérer les fragments de l’ordinaire sous un nouvel angle. Sa Cathédrale de la misère érotique (1922-1923), faite d’objets du quotidien amassait, trouvait et enfin réassemblait dans sa propre maison en Alle magne, exprime cette transposition de la matière dans un nouveau contexte. Cette approche est à différencier des ready-mades de Marchel Duchamp, où là, les objets sont conservés dans leurs états initiaux, mais simplement transposés dans un espace d’exposition, comme une galerie d’art ou un musée.

Alison et Peter Smithson se montrent contradictoires à cet égard. Selon la nature des projets, ils observent le site, l’immortalisent, afin d’en restituer l’âme dans leur projet. D’autres fois, as found s’avérait être davantage un processus, comme pouvait l’être le travail de Jack son Pollock, référence ultime des nouveaux brutalistes. De cette ambivalence, le fait d’avoir intégré l’arbre dans les murs du pavillon de Wayland Young à Bayswater semble être bien loin de la stratégie de la Cluster City. Dans le premier exemple, as found, correspond à l’at tention portée à l’existant, dans le second, il semble que la formalisation d’une nouvelle typologie territoriale soit maitrisée par la recherche d’une « nouvelle forme de communauté »65 issue d’un constat du déclin social des villes.

Pour les Smithsons, « l’art de piocher, de retourner, de faire avec ... » 66, est fondamentalement la résultante d’un processus d’analyse et d’adaptation du réel par la transformation de l’ordi naire dans ce qu’il a à nous offrir, tant matériel qu’immatériel. Avec Peter Reyner Banham, ils ont fixé les fondamentaux du mouvement Nouveau Brutalisme et ont établi un nouvel esthétisme en marge de l’ordinaire, où la matière brute avoisine avec une certaine éthique des domaines artistiques.

65 Alison & Peter Smithson, Cluster City, Architectural Design (AD), novembre 1957. 66 Ibid; p.201.

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ESTHÉTIQUE VS ÉTHIQUE

La relation éthique/esthétique figure en sous-titre du livre manifeste de l’historien et cri tique d’architecture Peter Reyner Banham : « The New Brutalism, Ethic or Aesthetic ? ». Les réflexions de Banham sont accompagnées d’un corpus artistique, l’art brut de Jean Dubuffet, Jackson Pollock, Karel Appel, les œuvres brossées de Burri ou encore des Britan niques, Nigel Henderson, Eduardo Paolozzi ou Magda Cordell. Commençant par men tionner un corpus architectural paradigmatique des années 1950, l’auteur britannique nous informe sur la provenance suédoise du terme « brutaliste ». La notion n’était pas promue à un avenir brillant à cette époque et ne laissait pas présager à un nouveau cap pour les mo dernistes.

Un premier article, ayant pour même titre, précédé l’ouvrage: « The New Brutalism 67» où l’auteur annoncé déjà les fondamentaux d’un véritable bouleversement. Le mouvement naissant était à la croisée de différent cadre spatio-temporel. Il était à la fois lié au contexte britannique d’après-guerre (voir chapitre d’introduction : PITTORESQUE VS CLAS SIQUE ), aux fascinations tectoniques françaises, en particulier la mise en œuvre du bé ton brut de Le Corbusier et enfin aux visions des artistes cités ci-dessus. Reyner les citait d’ailleurs comme une nouvelle façon de voir la modernité qui se rapprochait davantage du futurisme ou du cubisme tout en conservant leurs singularités. Il ouvrait ainsi la porte à une nouvelle page de l’histoire de l’art, où le nouveau Brutalisme s’imposa comme une alter native au mouvement moderne, souvent considérée « comme forme institutionnelle, dénuée de sa force d’origine. 68 » Il définit ce passage, comme étant au croisement de la reconquête des principes géométriques humanistes, incarnés par l’historien Rudolf Wittkower, et une nouvelle considération spatiale, que Banham nomme topologique, le tout régit par un re gain pour la prédominance graphique de l’image. Sa philosophie a d’abord été caractérisée par trois principes : « régularité visible [formal legibility], Exhibition claire de la structure et Mise en valeur des matériaux pour leurs qualités propres, montrées “telles quelles” [as found]. 69» Alison et Peter Smithson se sont vus attribués par l’auteur des théories du New Brutalism, le rôle de chef de file du mouvement vis-à-vis des maitres modernistes. Ainsi, l’exemple de l’École de Hunstanton fait figure de prétexte pour interpréter et propager l’esthétique du New Brutalism

Paradig-Mies

Dans leurs articles parus dans The Architectural Review, Reyner Banham comme Philip Johnson, fait allusion aux références profondément Miesienne du premier bâtiment New Brutalist. Johnson, fervent « adepte » de Mies Van der Rohe, situe l’ouvrage des Smithson dans la lignée du maitre moderniste, le décrivant comme « non seulement une application radicale, mais judicieuse de Mies 70». La filiation à Mies, s’opère dans un premier lieu, par le

67 Reyner Banham, « The New Brutalism » dans The Architectural Review, n°708, décembre 1955, pp. 355-361.

68 Kenley, Stefania. Du Fictif au réel : Dix essais sur le Pop art Anglais et le Nouveau Brutalisme en archi tecture, op. cit; p.152

69 Reyner Banham, « The New Brutalism » dans The Architectural Review, n°708, décembre 1955, traduit par Jean Taricat dans Marnes n°1, p.58

70 Philip Johnson, School at Hunstanton : Comment by Philip Johnson as an American Follower of Mies van der Rohe, The Architectural Review, n°116, 1954, pp. 148-152.

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(18) House in Soho, Alison & Peter Smithson, Architectural Design, vol. 23, décembre 1953.
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biais des matériaux utilisés dans ce projet d’acier et de verre, renforcé par des briques. Selon Johnson, « Mies […] a codifié (pour nous autres) la grammaire architecturale de la grille en acier apparent remplie de verre et de briques71.»

Une comparaison que les architectes approuveront, mentionnant même que l’impact Mie sien est bien antérieur à ce projet. La proposition pour un nouveau musée Fitzwilliam à Cambridge dessinée par Peter Smithson, en 1948, durant ses études à la Royal Academy School, portait déjà cet héritage. L’architecte anglais dira à propos de son projet étudiant :

« En regardant encore […] mon projet pour le musée Fitzwilliam développé à la Royal Academy, la recherche des détails en acier a certainement permis de livrer ceux pour Hunstanton dans les délais imposés par le concours, et la disposition de volume principal de l’école – trois cours, dont une couverte, entourée de petites salles – a également été définie avec le Fitzwilliam72. » Pour la petite histoire, Peter Smithson avait déjà sur sa table de chevet la monographie de l’œuvre de Mies Van der Rohe, éditée par Philip Johnson73. À la même période, Alison Smithson lui fait parvenir par courrier des extraits du Architect’ Journal, sur lequel Peter trouvera des dé tails architecturaux du Minerals and Metals Research Building par Mies en 1942-1943 sur le campus de l’Illinois Institute of Technology de Chicago. Au travers de cette documentation, l’influence Miesienne s’est imposée au projet de Peter Smithson, plus particulièrement, le Minerals and Metals Research Building, dont il disposait des documents.

« Je dois tant à Mies qu’il m’est difficile de reconnaitre mes propres pensées », avoue Peter Smith son dans un hommage à l’architecte allemand, paru en 1966. Hommage qui perdura, puisqu’en 1994, le couple cette fois-ci souligna dans un essai théorique : « Mies pieces 74», ou bien encore lorsqu’ils qualifient avec un brin d’auto-ironie le collège de Hunstanton comme « l’anglicisation de Mies […] 75»

L’hommage de Alison et Peter Smithson, aux ouvrages de Mies atteste de l’importance de l’architecte allemand sur la scène architecturale d’après-guerre, cependant comme souvent avec cette génération d’architectes, les philosophies évoluent et les Smithsons n’hésitent pas à s’opposer aux dogmes modernistes. Il n’y a qu’à se remémorer les réactions qu’a en gendrées le discours d’inauguration de leur exposition « Parallel of Life and Art » devant un parterre d’étudiants à l’Architectural Association de Londres : « Nous ne parlerons pas de pro portion ni de symétrie ! »76.

L’article « Letter to America 77» atteste du rejet opéré par la jeune génération des codes du « classique », Peter Smithson évoque même plus généralement un « rejet » du mouvement moderne en général, de la symétrie, des « angles droits ». Cette nouvelle vision qui est selon

71 Ibid

72 Claire Zimmerman, Photographic Images from Chicago to Hunstanton , in eadem et Mark Crin son (éd), Neoavant-garde and Postmodern Postwar Architecture in Britain and Beyond, op. cit., p. 41

73 Peter Smithson, Reflections on Hunstanton, Arq : architectural research quarterly, n°4, 1997, p. 34.

74 Alison & Peter Smithson, Mies pieces, dans Changing the Art of Inhabitation, Londres, Artemis, 1994.

75 Alison & Peter Smithson, The Charged Void: Architecture, op. cit; p.55

76 Reyner Banham, « The New Brutalism » dans The Architectural Review, n°708, décembre 1955, traduit par Jean Taricat dans Marnes n°1, p.67

77 Peter Smithson, Letter to America, Architectural Design, n°3, 1958, pp. 93-102.

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lui : « pragmatique […] plutôt que rationnelle selon le vieux style (c’est-à-dire schématique aux angles droits). Concernant son image la magie du rectangle n’opère plus, elle est beaucoup plus libre dans son emploi de la forme, plus rude et prompte, mais aussi complète et classique. 78»

Cette rupture avec les canons du passé, ainsi que d’autres notions sensibles, les Smithsons l’ont théorisé dans un ouvrage : The Shift79 . L’ouvrage des Smithson, décrit rétrospective ment les ruptures esthétiques et théoriques qui ont eu lieu durant les premières années de leur pratique. Commençant dans les années 1950, allant jusqu’à la date de parution de l’ouvrage en 1982, le couple d’architectes anglais explique certaines de leurs positions, entre autres, par l’intermédiaire d’objets et des expositions, ou bien d’autres productions telles que des affiches d’expositions, cartes de Noël… « Les prémices de ce Shift, les premiers indices de son déroulement […] se manifestent dans la partie éphémère de notre travail. 80», mentionnentils.

Le romantisme du mal foutu

La première prise de position radicale des Smithson, parue dans les colonnes de l’Architec tural Design en décembre 1953. La publication (18), de ce qui aurait dû être leur résidence principale, était décrite ainsi : « On a décidé de ne pas avoir de finitions, la maison se situant entre abri et environnement […] En fait, si cette petite maison avait été construite, elle aurait été le premier exemple du Nouveau Brutalisme en Angleterre, comme le montre le préambule du cahier des charges : « Notre intention était d’exposer entièrement la structure sans finitions intérieures, là où on peut le faire. L’entrepreneur doit assurer une bonne qualité de la structure, comme dans un petit entrepôt. 81»

La critique fut véhémente envers cette prise de position, le projet a été reçu avec ironie par les périodiques londoniens durant l’été 1954. En parallèle, ce fut la première publication de l’expression : New Brutalism.

Cette modeste maison, que les architectes avaient imagée pour eux, sera donc le point de départ d’un mouvement dont la controverse et la provocation seront récurrentes. Les ar chitectes voyaient un cette expression, une attitude permettant d’adresser directement un message par l’intermédiaire de leur production. Ce n’était pas le cas pour tous, d’où une certaine controverse inhérente à cette période : « L’expression “nouveau brutalisme” a en fait été inventée pendant que nous écrivions ce texte pour le Maison Soho. Nous ne l’avions jamais entendu auparavant. Brutaliste pour nous signifiait “direct” ; pour d’autres, il s’agissait d’un synonyme de rugueux, brut surdimensionné et utilisant des poutres trois fois plus épaisses que nécessaire. 82 »

De cette idée du « New Brutalism », semble émerger une « esthétique de hangar » appliquer à la domesticité, une esthétique qui appartient à la matière, au « respect pour les matériaux, aux

78 Ibid

79 Alison & Peter Smithson, The Shift, Academy Editions, Londres, 1982, p.9

80 « The preparation for this shift and the first evidence of it happening […] can be found in the ephemera of our work », Alison & Peter Smithson, The Shift, op. cit; p.9

81 Alison & Peter Smithson, House in Soho, London, Architectural Design, décembre 1953, vol. 23, p.342; repris dans Reyner Banham, The New Brutalism.

82 Arena. The Architectural Association Journal, vol. 81, nr. 899, fevrier 1966, traduit par l’auteur.

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liens d’affinité entre la construction et l’homme. 83 » Au-delà, de la relation qu’entretient la matière avec l’homme, c’est une relation avec un contexte, tant matériel qu’immatériel, que les Smithson entretiennent avec ce projet. En se confrontant avec la réalité quotidienne d’une Angleterre bombardée, le couple d’architectes a décidé de traiter avec le contexte donné, celui d’une « société qui n’avait rien ». Cette position impliquait d’agir dans un tissu urbain tel qu’il est, sans en faire des modifications, et d’utiliser des matériaux de construction dans ce qu’ils ont à nous offrir, dans leur bana lité, aujourd’hui nous parlons de « vérité constructive ». Le concept As found est donc aussi perçue comme telle, comme une réalité de nouveau considérée et célébrée telle qu’elle est.

La maison Soho – non construite – est donc la première proposition représentative, la premier projet représenté avec les outils de l’architecte, de ces idéaux. Un petit bâtiment de quatre étages traversé par une cage d’escalier fait en béton « brut », en briques et en bois. Trois matériaux qui, à première vue, n’ont pas eu pour habitude d’être associés dans l’his toire de l’architecture.

La structure se devait donc d’être complètement exposée, à l’intérieur comme sur la façade. Les espaces intérieurs étaient voués à être conservés sans finition interne, tel un « petit entrepôt ». Plomberie et machineries en tout genre subirent le même traitement, tout devait être exposé au grand jour. Ils ne cachaient rien.

La structure se voulait on ne peut plus simple, deux murs porteurs en béton reliés par un plancher en béton au premier étage et par des poutres en béton sur les étages supérieurs.

Les pans de toiture sont inclinés vers un drain central duquel une gouttière conduit l’eau de pluie vers un tuyau se trouvant à l’intérieur de la maison près du mur porteur.

C’est donc dans l’exigence de la mise en œuvre des détails architecturaux dessinée par Ali son & Peter Smithson, que la brutalité de la matière se voit être allégée.

Une maison qui d’apparences ressemble à n’importe quelle autre maison suburbaine de Londres, des briques apparentes, des fenêtres qui laissent sous-entendre l’usage qu’il y en a derrière, le tout entouré d’un gazon fraichement tondu. Le caractère « ordinaire » est ce pendant en phase avec son contexte spatio-temporel. Cette position, où l’éthique prime sur une esthétique de matériaux pauvres conservés dans leurs états bruts, ouvrit le champ à de nombreuses œuvres architecturales, dont la Sugden House (1955-1956) du couple anglais fera partie ou bien encore la Maison Jaoul (1951-1957) de Le Corbusier, dans laquelle nous retrouvons en façade, la stratification horizontale des planchers en béton, une composition brutaliste.

Le Corbusier, dont il est impossible de ne pas citer lorsque l’on convoque de telles notions – bien qu’il ne se soit jamais autoproclamé brutaliste – a produit certaines des œuvres les plus pertinentes pour expliciter ce mouvement. De même qu’il n’a jamais théorisé quoi que ce soit à propos de son architecture, il nous offre seulement ces quelques mots : « Depuis la guerre où j’ai eu certaines commandes … j’ai eu l’occasion de faire, d’employer enfin le béton. Par la pauvreté des budgets que j’avais, je n’avais pas un sou et c’est aux Indes surtout que j’ai fait ces premières expériences. J’ai fait du béton brut à Marseille je l’avais fait également de 47 à 52 … ça a révolutionné les gens et j’ai fait naitre un romantisme nouveau, c’est le romantisme du mal

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83 Alison Smithson dans Architectural Design, Janvier 1955

foutu. 84 »

Béton brut et Romantisme, voilà ici deux termes qui font écho au troisième point caracté risant le Nouveau Brutalisme pour Reyner Banham. En remplaçant « la lisibilité formelle du plan » par « l’image mémorable qui affecte les émotions », il ne faisait que remémorer la défini tion de Le Corbusier en introduction de son article « La leçon de Rome ». Ainsi, « L’architec ture, c’est, avec des matières brutes, établir des rapports émouvants 85 »

Il serait réducteur, de considérer les idéaux du mouvement uniquement par le biais de la matière et de ses rapports. Comme l’écrive certains disciples de la discipline : « Toute discus sion sur le Brutalisme manquera son but si elle ne tient pas compte de la tentative du Brutalisme d’être objectif à l’égard de la réalité. […] Le Brutalisme essaie de faire face à une société de pro duction de masse et d’arracher une poésie rude des forces confuses et puissantes qui sont en jeu.86 » C’est en cela que Banham prit en figure d’exemple, l’Unité d’Habitation de Marseille, érigée entre 1945 et 1952, englobant à la fois les objectifs sociaux et culturels (auquel un bâtiment de cette époque se devait de faire face) et la « poésie architecturale ». Ainsi Peter Smithson, définissait les idéaux du mouvement comme tels : « l’effort de voir la réalité d’une manière objective – les objectifs culturels de la société, ses impulsions, ses méthodes, etc.87 »

École Hunstanton, Alison & Peter Smithson

« Le premier bâtiment au monde à avoir été appelé New Brutalist par ses auteurs fut l’école de Hunstanton, dans le Norfolk, conçue avant même que Hans Asplund ait prononcé ce mot pour la première fois, puisqu’il s’agissait d’un projet ayant gagné un concours en 1949.88 »

Dans son article manifeste, Reyner Banham cite le campus de l’Illinois Institute of Techno logy, de Mies à Chicago comme modèle du collège de Hunstanton. L’influence du maitre architecte allemand a été remarquée par Philip Johnson, dans un article, mais également par le couple architecte, comme nous l’avons vu précédemment.

Au-delà des influences formelles, qui sont discutables, la filiation se situe dans l’emploi d’une structure métallique industrielle pensé par l’ingénieur, Ronald Jenkins. À la différence des autres matériaux, bétons et briques, l’acier est un matériau industrialisé, standardisé. Il peut donc être considéré comme le lien de parenté avec l’œuvre de Mies Van der Rohe, mais il y a tout de même des différends de tailles qui distinguent Hunstanton du campus de l’IIT. D’apparence Miesienne, les façades (19) ne peuvent pas être considérées ici comme « infi nies », selon les termes de Llewelyn-Davies. « Les angles sont ici nets et clairs, au détriment de la clarté intellectuelle de Mies van der Rohe … » mentionne Banham.

La double symétrie du plan de l’école de Hunstanton, conçu en 1954 par Alison et Peter Smithson, est trompeuse. D’apparence classique, elle n’est pas un clin d’œil à la « géométrie

84 Le Corbusier, Entretiens avec Georges Charensol et Robert Mallet, Vincennes, Frémeaux et associés, 2007.

85  Le Corbusier-Saugnier, « Esthétique de l’ingénieur, architecture », l’Esprit nouveau, n°1, 1920, loc. cit. ; repris dans Le Corbusier, Vers une Architecture, Paris, Flammarion, 1955, Argument, p. XIX.

86 Charles Jencks, Mouvements moderne en architecture, Liège, Mardaga, 1977, p.304.

87 Reyner Banham, Le Brutalisme en architecture, Paris, Dunod, 1970 ; op. cit ; p.67.

88 Ibid. p.19.

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des grands maitres de la Renaissance », malgré le fait que les architectes avaient une maitrise totale de l’histoire de l’architecture. Peter, avait en effet commenté le livre de Rudolf Witt kower, « Architectural Principles in the Age of Humanism 89» dans le RIBA Journal en 195290. La perspective extérieure des Peter Smithson pour le concours atteste de ce rejet de la symétrie. En désaxant le point de fuite classique, les bâtiments semblent se prolonger en dehors du simple cadre du calque. Ainsi, les perspectives pour les concours de Coventry et Sheffield nous amènent à voir autrement la perspective, là où le regard peut interpréter un autre scé nario que celui qui lui est imposé.

Mais les principes de cette école font appel à bien d’autres aspects que celui d’une mauvaise interprétation des idéaux moderniste. L’attention est portée sur la tectonique du bâtiment, de ce dont il est fait, sur ce qu’il a à nous dire …

« Ici pas de mystère, pas de romantisme, pas d’obscurité dans la fonction ou la circulation.91 »

En effet, les matériaux du bâtiment ne sont plus cachés, leurs modes d’assemblage sont visibles. Les finitions sont inexistantes et les flux, machines sont mis en avant. Ici, il est pos sible de vivre le bâtiment, de voir d’où viennent les choses. L’eau arrivent par des tuyaux, que l’on perçoit, que l’on entend et l’électricité parvient à ses fins par des câbles apparents et laissés comme tels. Les planchers et la dalle de toiture sont faits de panneaux préfabri qués en béton armé, laissés tels quels en sous-face. Les murs maçonnés sont faits de briques, identiques à l’intérieur comme à l’extérieur. Aucun des matériaux n’est revêtis d’un parement, aucun enduit, ni même peinture (20). Les flux, tuyaux et gaines, sont traités avec la même philosophie.

En somme, rien n’a été fait pour sublimer ou « dramatiser », pour paraphraser Banham, les éléments de composition du bâtiment. À l’inverse de Mies, qui utilise des éléments sur-me sure et riche formellement, ici les éléments métalliques sont standardisés et assemblés en toute modestie. Une posture ouverte critiquée, par un panel d’architectes et historien ob servant impuissamment le déclin du modernisme. « Car si Hunstanton est resté en travers de la gorge du public, c’est parce qu’il est pratiquement le seul bâtiment moderne à être fait de ce dont il a l’air d’être fait. Quoiqu’on ait pu dire de la franchise des matériaux, la plupart des édifices modernes semblent faits de chaux ou de vitrage, lors même qu’ils dont en béton ou en acier. Hunstanton semble fait de verre, de brique, d’acier et de béton, et est effectivement fait de verre, de brique, d’acier et de béton.92 »

Depuis cette définition, il serait donc possible d’établir un panel de critères duquel d’autres œuvres pourraient appartenir : d’une honnêteté structurelle ardemment exposée jusqu’à une lecture formelle du plan en passant par la mise en œuvre des matériaux tels qu’ils sont

Selon le théoricien anglais, à l’origine de ces critères, « un seul autre bâtiment manifeste ces

89 Rudolf Wittkower, Architectural Principles in the Age of Humanism, Londres, Academy Editions, 1988.

90 Peter Smithson, lettre défendant le livre de Wittkower, Architectural Principles in the Age of Huma nism, RIBA Journal, mars 1942.

91 Reyner Banham, Le Brutalisme en architecture, Paris, Dunod, 1970 ; op. cit ; p.19.

92 Reyner Banham, « The New Brutalism » dans The Architectural Review, n°708, décembre 1955, traduit par Jean Taricat dans Marnes n°1, p.58.

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(19) Perspective pour le concours de l’ecole de Hunstanton, Alison & Peter Smith son, 1949.

(20) Hunstanton School, Alison & Peter Smithson, photographie de Burgh Galwey, 1954, RIBA.
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qualités à la manière de Hunstanton», et c’est une œuvre de l’architecte américain Louis Kahn : le Yale Art Center. « Voilà un bâtiment d’une franchise sans compromis quant aux matériaux, et impensable sans sa structure, hardiment exposée – une grille tridimensionnelle de béton aussi révolutionnaire et peu conventionnel, en son genre, que l’est l’usage de la théorie de la plasticité pour la mise en tension des portiques en H à Hunstanton. De plus, son plan, très régulier [formal] dans la disposition des principaux éléments, obéit à une sorte de symétrie par rapport à deux axes perpendiculaires nettement définis.93 » Or, l’auteur de The New Brutalism – article manifeste dans lequel est citée la filiation du mouvement au projet de Louis Kahnmentionne une différence, faisant du projet de l’architecte américain pas totalement parti des idéaux du New Brutalism

Car malgré sa régularité dans sa composition, malgré l’honnêteté de sa matière et sa lisibi lité spatiale, Hunstanton se caractérise également par ses finitions, ses détails. Ses éléments et leurs positionnements en eux-mêmes témoignent de leurs aspects, je-m’en-foutistes ou sous-dessinés [under-designing] pour reprendre les termes de Banham. Ainsi, dans les toi lettes de l’école d’Hunstanton sont placés des lavabos cotes à côtes, tels des ready-mades. Les tuyaux d’évacuation d’eau sont transposés dans un système presque archaïque, où chaque lavabo a son propre tuyau visible et rejette les eaux usées dans une rigole au sol (21). Encore une fois, rien n’est caché et on comprend comme le bâtiment vit et fonctionne. Tout cela produit une architecture sans rhétorique si ce n’est la sienne, sans prétention, mais surtout d’une harmonie absolue, tant au niveau des matériaux que des éléments comme les escaliers et autres balustrades. C’est aussi, un moyen de laisser place à la spatialité dans la hiérarchie d’un projet.

À l’inverse, les détails de l’architecte américain opteront d’avantages pour des finitions dessi nées et soigneusement mises en œuvre. Ainsi les éléments du projet entrent en collision avec la lecture spatiale de l’œuvre de Kahn, mettant à mal la vision d’un bâtiment image, dans le sens de Banham, c’est-à-dire de « contribuer à la perception et à la cohérence du bâtiment en tant qu’entité visuelle, de contribuer à produire du bâtiment “une image” 94 » Anthony Vilder parlera même d’« image-théorie95 » pour qualifier ce nouvel esthétisme, fait de géométrie Miesienne et d’une rhétorique de l’ordinaire.

Depuis ces descriptions, il serait possible d’envisager les deux projets des Smithsons, Soho House et Hunstanton, comme premières références pour le mouvement du nouveau bruta lisme. Pris dans leurs ensembles et lu dans leur contexte, au-delà des critiques qui leur ont été faites, ces édifices semblent appartenir à un même langage. Tous deux sont composés selon un plan régulier et axial, biaxial dans le cas de l’école, et cette composition est aussitôt visible depuis l’extérieur. Tous deux font preuve d’honnêteté dans leur corps, la structure y est clairement exhibée et enfin ils mettent en valeur leurs peaux, en affichant leurs matériaux tels qu’ils sont.

Ceci induit les projets dans un paradoxe de taille, car ils sont à la fois des ouvrages auto nomes, comme mise en œuvre standard, et comme ouvrage profondément ancré dans l’his

93 Ibid ; p.60.

94 Ibid ; p.62.

95 Cf. Anthony Vilder, Histories of the Immediate Present, Inventing Architectural Modernism, Cam bridge MA, The MIT Press, 2008, p.136.

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(21) Hunstanton School, Alison & Peter Smithson, photographie de Burgh Galwey, 1954, RIBA.
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toire, dans les « règles traditionnelles de la psychologique Britannique en architecture.96 » Cela expliquerait à la fois les cohérences et les difficultés de les ranger dans les catégories tant formelles qu’idéologiques dont ils découlent.

L’ambiguïté qui réside dans la lecture de l’histoire par les Smithson n’est pas sans impor tance pour saisir les enjeux de leur pratique. Andrew Leach, s’est intéressé à ces notions, lorsqu’il mentionne rétrospectivement la pratique du couple anglais : «  [ils] voient l’histoire comme un champ complexe, hétérogène du présent, un degré zéro sur lequel le projet architectural est construit. [Ils] appellent ça [leur manière de procéder] “typological criticism” ; ces architectes voient l’histoire comme une taxinomie des types qui fait prévaloir la réception de l’histoire sur sa production. C’est une critique du présent, et ils trouvent explicitement dans ce présent (dont l’histoire fait partie) la justification du projet plutôt que dans une interprétation déformée du passé.

Une telle pratique ne se revendiquerait pas comme une connaissance inopérative du passé, mais leur critique manifeste dans le projet, traite l’histoire comme reçue dans le présent, et pas comme produite pour leurs fins propres.97 »

Si en théorie, le rôle de l’histoire qu’ont les Smithson dans leur pratique requiert une atten tion particulière aux éléments du réel, à sa critique et à ses oubliés, c’est pour en ouvrir le champ et en changer les perspectives. Ainsi ce qui fut auparavant considéré comme beau, défini comme vecteur de plaisir, se veut remplacer par la notion d’image, qui selon Bahnam, peut être caractérisée par ce qui peut nous troubler. 98 Les critères architecturaux s’ouvrent donc à des notions du monde réel, comme la figure de « l’entrepôt » ou le «under-design», qui étaient jusque-là absents du champ lexical esthète d’une œuvre.

Ainsi l’intangibilité de la structure et de la matière sont tout autant de points communs que partagent des architectes tels que Jean Philippe Vassal & Anne Lacaton pour qui : « … c’est une façon totalement directe de mettre en œuvre les choses, d’assumer les matériaux, d’assumer les assemblages : cette performance, devient aussi une qualité esthétique.99 »

Ou bien encore cette nouvelle école du brutalisme qui nait en Europe avec les architectes français BAST, Bruther, les Belges, De Vylder Vinck Taillieu, etc. Ainsi plus de place à la théorie, les projets se justifient par eux-mêmes, ils parlent d’eux-mêmes.

96 Reyner Banham, Le Brutalisme en architecture, Paris, Dunod, 1970 ; op. cit., p.19

97 Andrew Leach, Criticality and operativity, dans Rendell, J, Hill, J et al. Critical Architecture. Lon don, Taylor & Francis, 2007, p.17.

98 Reyner Banham, « The New Brutalism » dans The Architectural Review, n°708, décembre 1955, traduit par Jean Taricat dans Marnes n°1, p.62.

99 Conversation avec Anne Lacaton, Paris, 2 juin 2004, dans Éric Lapierre, Inquiétant ready-made, Ma tières, n°7, 2005, p.21.

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ARCHAÏQUE VS TECHNOLOGIE

Le langage architectural, ayant acquis un nouveau vocabulaire, se voyait pour la première fois ouvrir le champ à des thématiques du monde réel, telles que des sites abandonnés, des infrastructures industrielles, routières ou encore portuaires, des équipements de loisir, de sports ou bien des espaces publics. Il ne s’agissait pas seulement d’ouvrir le champ à de nou veaux canons esthétiques, mais d’élaborer des nouvelles notions, comme les théories sur la matière « As Found », pouvant se traduire par tel quel ou bien déjà là, ou le «under-design», une attitude vis-à-vis des finitions d’un bâtiment. Cette considération des éléments du réel n’est là que pour être contredite. Dirk van den Heuvel observait ce phénomène dans la pra tique des Smithson.

« Le paradoxe apparent de la double allégeance à une modernité fulgurante et à une approche existentialiste de l’architecture.100 »

La période se voulait être au croisement de nombreuses considérations, tant par l’approche pluridisciplinaire des sciences et des arts que le contexte du « réel », c’est-à-dire, une société au lendemain d’une guerre mondiale où les repères sont bousculés et les villes détruites. Trouver un cap dans ces circonstances ne fut pas chose simple. Par-là, s’expliquerait sure ment les nombreux paradoxes dont ont faits preuve les architectes de cette génération.

Du paradigme esthétique

Il n’est pas de toute évidence de saisir aujourd’hui ce que les Smithson ont retenu des col lections d’images présentées durant les réunions de l’Independent Group (IG) au début des années cinquante, faisant de Londres le berceau du pop art.101 Les historiens de l’archi tecture ne manquèrent pas de rappeler la présence de ces architectes lors de ces débats sur la culture populaire, rappelant par-là, une certaine liaison intime avec ces idéaux. Pour approfondir le lien que certains ont pu faire, en l’occurrence Philip Johnson, entre les Smithson et les œuvres de l’architecte allemand Ludwig Mies van der Rohe, il est possible de voir en la position du couple britannique comme celle qu’a pu avoir Mies au sein du groupe Novembergruppe, qui décrivait l’architecture comme « l’art le plus social ». Bien qu’il soit possible de voir dans le registre formel de Mies, certaines influences des artistes expressionnistes de son entourage, afin d’en faire de l’architecture, il est plus difficile de voir au sein du travail de Alison & Peter Smithson un quelconque lien. Dominique Rouil lard se questionne sur ces liens dans son ouvrage, Superarchitecture : « Comment les projets des Smithsons ont-ils pu rester si “sobres” (on dira bientôt tristes et ennuyeux), apparemment insensibles aux archives multicolores que se constituait Eduardo Paolozzi dès la fin des années quarante, collectionnant des couvertures de BD, de magazines de science-fiction, des images d’en gins spatiaux, des photos de Spoutnik ? »102

Lawrence Alloway, membre clés de l’Independent Group nous rappelait au combien, la di

100 Dirk van den Heuvel, « Une dynamique générative », Architecture d’Aujourd’hui, n°344, janvier-fé vrier 2003, p.33.

101 Voir Lucy R. Lippard, Pop Art (1966), trad. Hazan, Paris, 1969.

102 Dominique Rouillard, Superarchitecture, Le future de l’architecture 1950 – 1970, éditions de la Vi lette, Paris, 2004, p.35.

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versité des univers graphiques était importante dans leur approche, de concevoir et de parler d’architecture. Des livres, que nous avons mentionnés ci-dessus, ont occupé un rôle fonda teur, certains ont même fait l’objet d’exposition, Vision in Motion de Laszlo Moholy-Nagy ou bien On Growth & Form de D’arcy Thompson. Ou sont alors passés les annonces publicitaires que les Smithsons se disent « collectionner »103, images qu’ils présentés durant leurs présentations au group (IG) pendant l’hiver 1954-1955 ?

De l’impossibilité des modernistes à transposer la métaphore de la « machine à habiter » en une architecture, les Smithsons eurent du mal à inclure l’univers d’imageries commerciales en tant que telles, en espace. Il est possible d’observer cette difficulté, pour cette génération d’architectes, à puiser sans complexe l’univers graphique des objets et images du monde qui les entoure, lors de l’exposition de l’Independent Group « This is Tomorrow » de 1956. Alors que Richard Hamilton, proposait un environnement composé seulement d’images issues de la consommation de masse, mettant en espace son atlas de BD, annonces publici taires en tout genre et en disposant des machines domestiques les plus en vogue (aspirateur, mégaphone, télévision). Le groupe des Smithson, dont font partie le photographe Nigel Henderson et le sculpteur Eduardo Paolozzi, propose une vision archaïque de la domestici té, des préoccupations opposées aux intérêts pour l’imagerie de Hamilton. La philosophie des Smithson face aux idéaux de l’IG se situe ailleurs que dans l’univers graphique qu’ils manient, et dont ils ne semblent pas faire usage. Comme nous l’avons vu précédemment, ces architectes utiliseront davantage la photographie pour participer au débat sur l’art popu laire. « La photographie a pour les Smithson la même valeur documentaire que les affiches publicitaires. Elle joue dans leur travail un rôle symbolique similaire leur permettant d’échapper aux utopies inconscientes des architectes décollées de la société réelle.104 »

La photographie et l’imagerie commerciale représentent cependant deux façons d’évoquer le réel : les clichés sont une manière d’humaniser l’habitant perdu dans les vestiges d’une architecture fonctionnaliste et d’un urbanisme diagrammatique tandis que les affiches et les publicités sont le reflet d’un affect pour le « rêve américain », tous deux partagée par un peuple britannique pauvre de l’après-guerre. Le pays devient alors un lieu d’exportation de produits de « sous culture » américaine.

Reyner Banham et Lawrence Alloway parleront de cet engouement pour l’industrie des produits récréatifs avec laquelle toute une génération d’après-guerre grandira. De cette so ciété du « jetable », que Banham nommera « expendability », du « consommable » composé d’affiches publicitaires, de bandes dessinées, de film de Charlie Chaplin vu et revu assis sur la banquette arrière de la voiture familiale. Un intérêt pour la culture « américaine, car il n’y avait rien d’autre.105 »

L’interprétation du « pop » comme art populaire que livrent les membres de l’Independent

103 Alison & Peter Smithson, « But today we collects Ads », Ark, n°18, novembre 1956. Réédité dans This is Tomorrow Today, pp. 52 – 55.

104 Dominique Rouillard, Superarchitecture, Le future de l’architecture 1950 – 1970, éditions de la Vi lette, Paris, 2004, p.41.

105 Reyner Banham, The Atavism of the Short-Distant Mini Cyclist, 1964, reproduit dans Reyner Ban ham, Design by Choice, Academy Editions, Londres, 1981, p.84-89 et Lawrence Alloway, Le dèveloppement du pop art anglaise, art.cit., p. 31.

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Group (IG) durant les années d’après-guerre n’a rien d’une vision artistique à première vue. Les œuvres des peintres, sculpteurs et architectes de cette période sont, pour la plupart des représentations de la « réalité de la culture urbaine de masse démocratique.106 » Donc, l’atlas d’images publicitaires, de science-fiction issue de la consommation de masse et les clichés du « réel » ne sont pas opposés dans ce qu’il représente.

Vision domestique: Upper Lawn Pavilion vs House of the Future

Par la coexistence de ces manières d’aborder le réel, sa nature est remise en question. Qu’il soit témoin d’un lieu et d’une époque, ou un moyen de comprendre une pensée globale, le réel nous apporte des indices sur ceux avec qui il interagit. Ainsi il n’y a pas de contradiction apparente entre la vision de la domesticité de l’Upper Lawn Solar Pavilion Folly (1959) et le « premier modèle expérimental d’architecture pop 107», l’un mettant en œuvre symboliquement une caractéristique « As Found » d’un lieu : une ruine, témoin d’un amour quasi nostalgique du paysage, et l’autre, une vision de la domesticité hyperfonctionnelle de la société consumériste. Comme pensait le croire Kenneth Frampton dans son observation de 1988108, il n’y a pas de fracture entre ces deux projets. Frampton reproduit la même faute (que Denise Scott Brown déclarée vingt ans plus tôt), en confondant le pop art (compris comme un style et art élitiste) et la culture populaire. Si House of the Future est une œuvre d’architec ture pop, c’est avant tout par sa qualité d’objet manufacturé, à une échelle de production comparable au modèle fordiste : l’habitant du cette maison du futur est comparable au consommateur de voiture.

Imaginée pour l’exposition annuelle The Daily Mail Ideal Home, que soutenait le périodique du même nom, la Maison du Futur (22) s’imposait comme un futur modèle d’habitat domestique suburbain. Le texte introductif de l’exposition parlait de la Maison du Futur comme « centre d’intérêt dans le cadre du village d’aujourd’hui et de demain. Ce village, constitué de maisons modernes entièrement meublées et représentant les idées les plus récentes, a été construit à l’intérieur.109 » La proposition du couple britannique prévoyait une maison pour l’année 1981, soit vingt-cinq années après l’exposition de 1956 au Kensington Olym pia Hall du West Londres. Le pavillon exprime alors, une manière d’habiter régis par un contexte changeant, fait de machines domestiques et de nouvelles technologies.

Le rectangle de 9 x 15 mètres accueillaient de nombreux usages autour d’un patio de forme irrégulière, pour ne pas dire organique. Bien que chacune de ces pièces a sa propre forme et dimension, l’espace est fluide et continu, et « où tout communique » comme pouvait le crier la protagoniste du film manifeste, sorti la même année que l’exposition : Mon Oncle de Jacques Tati. Cette continuité est également causée par la faute des organisateurs de l’ex po qui avaient imaginé un programme pour deux personnes, bien que le contexte familial

106 Ibid.

107 Reyner Banham, Le Brutalisme en architecture, Paris, Dunod, 1970 ; op. cit., p.19.

108 Kenneth Frampton, « New Brutalism and the Welfare State: 1949-1959 », dans Modern Dreams, The Rise and Fall and Rise of Pop, MIT Press, Cambridge, 1988, p.46.

109 The Daily Mail, Londres, le 7 mars 1956, p.3 ; «  The House of the Future is the focal point of the Vil lage of Today and Tomorrow. A village of fully furnished modern houses has been built indoors, embodying all very latest ideas

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».
(22) House of the Future Alison & Peter Smithson, axonométrie, 1956, CCA.
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d’après-guerre soit plus favorable aux familles nombreuses. Lors d’un entretien en 2002 avec Peter Smithson, l’un des deux architectes du Pavillon, Beatriz Colomina rapporta que la réussite et la « la cohérence formelle des dessins de la Maison du Futur » était « extraordinaires »110, et qu’ils sont la propriété de sa femme, Alison. En prévoyant un espace dans le quel il était possible de tout découvrir, de circuler d’un bout à l’autre, Alison prévoyait que « chaque partie a une taille différente – différentes superficies et hauteurs – et des formes totale ment différenciées, adaptées à leur usage. 111 »

La composition du plan (23) révèle une distribution où les fonctions se superposent. Ainsi, la salle à manger, la cuisine, la salle de bains, le dressing et la chambre forment un même es pace où seul le mobilier fait usage de seuil. Par exemple, la baignoire sur mesure se retrouve à la limite entre l’espace intérieur et le patio central, qui est connecté avec le reste du pavillon. Les Smithson prévoyaient également une cuisine ouverte, réaction spatiale d’une société de consommation du micro-onde, de la nourriture préemballée. Seconde conséquence de cette production de masse, la matérialité. Le plastique, initialement prévu, a rendu possible cette composition aux allures sculpturales, où la forme n’est rendue possible que par les ca ractéristiques de sa matière. Reyner Banham mentionnait d’ailleurs, dans son article « Things to come, The Smithson’s House of the Future », que la majeure partie des choix formels – de la forme du patio jusqu’aux angles arrondis du mobilier – sont rendus possibles par la techno logie et le travail de la matière plastique. Cependant, l’article nous relève que la matérialité des murs et plafonds arrondis est en réalité du bois (24), le plastique fait seulement office de finition. La réalité est alors un peu moins utopique que la vision des architectes. Les photographies du montage de l’exposition attestent de cette distance qu’il peut y a voir entre un dessin d’architecture et le réel. Initialement conçues avec une date de fin de vie, les maisons du futur en plastique étaient construites selon un prototype remplaçable, comme pouvaient l’être les voitures, mais sans pouvoir en changer les pièces individuellement. Ce modèle de production était de plus longtemps inscrit dans les industries de transport : carrosseries de voitures, avions, etc., tout cela était à l’opposé des idéaux de préfabrication des bâtiments. Beatriz Colomina fait état de cette posture lors de sa conversation avec Peter Smithson : « Contrairement à la fabrication en série des maisons américaines de cette période [la Maison du Futur] étaient semblables à une voiture dans le sens où toute la chose était produite en série et non en différentes parties. […] Cela est plus compliqué et plus couteux que de se débarrasser d’une voiture et d’en acheter une nouvelle.112 » Peter Smithson, ajoute lui-même lors de cet entretien : « Oui, la Maison du Futur était comme une voiture ou un avion. […] C’était étrange, car nous avons en réalité le cas contraire : la maison est aussi la maison de la famille, et ça ne changera pas […] Il ne peut être question de jeter la maison de la famille.113 »

En faisant cette déclaration, Peter Smithson comble le fossé qu’il pouvait y avoir entre une manière de considérer la maison comme un produit consommable et la maison comme témoin affectif d’un lieu et du temps. De cette vision de la domesticité, « les Smithson se si

110 Beatriz Colomina, « Friends of the Future: A conversation with Peter Smithson », October, numéro special, The Independent Group, n°94, automne 2000, Cambridge MA, MIT Press, p.17.

111 Alison & Peter Smithson, The Charged Void, op. cit, p.164.

112 Beatriz Colomina, « Friends of the Future: A conversation with Peter Smithson », op. cit; p.18.

113 Ibid.

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(23) House of the Future Alison & Peter Smithson, plan, 1956, CCA.

(24) House of the Future Alison & Peter Smithson, photo intérieure, 1956, CCA.
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tuent entre “le sort du plus grand nombre” et l’avènement de la société de consommation. »114 Quelques années plus tard, en 1959, Alison & Peter Smithson ont produit et construit une version bien plus archaïque d’une maison suburbaine. L’Upper Lawn Solar Pavilion Folly (25,29) était la maison de week-end du couple anglais, dans le Wiltshire, une campagne au sud-ouest de la capitale londonienne. Le projet constitue un moment important dans leur pratique, dans la recherche d’une réponse alternative aux maisons de banlieue, sur la mise en application de la théorie As Found.

D’aspects aussi ordinaires que son programme, rien ne laisse présager de cette maison une telle complexité et subtilité dans les références qu’elle convoque. Elle est à la fois, le témoin d’un lieu, d’une mémoire collective, d’une histoire, tout en étant une nouvelle page, une nouvelle manière de faire vivre un espace « déjà là ». La composition symétrique du plan semble renvoyer au corpus des architectes, on peut y voir des similitudes avec leur premier projet d’école à Hunstanton évoqué précédemment, aussi bien dans la logique composi tionnelle que dans le choix des matériaux utilisés115. Aux prémices du projet se trouvait un ancien « farm cottage »(26)datant du XVe siècle sur les terres du domaine de Fonthill : une vieille bâtisse britannique traditionnelle que le temps n’avait pas épargnée. Ayant que peu d’intérêt architecturalement parlant, si ce n’est une valeur émotionnelle, seule l’implanta tion de la vielle ferme, quelques murs toujours debout malgré les années et un foyer seront conservés. Inscrit dans son territoire, le pavillon (re) naitra de ces ruines, de ces empreintes et de ces souvenirs.

Malgré les origines pittoresques et traditionnelles, malgré son ancrage au site, ce qui de viendra la résidence des Smithsons, est un projet d’architecture moderne. Le volume or thogonal atteste déjà de la filiation au mouvement et de la transition compositionnelle des influences gothique de la région, où les volumes sont articulés entre eux, à une homogénéité du programme sous un seul et même volume. À l’inverse, ce tout semble être fait de dif férentes parties ayant toutes leurs individualités, la façade témoigne de ce double rapport. Elle porte en elle différentes narrations : d’un côté elle prend appui sur le mur existant en pierre de taille, des trois autres elle semble parler un autre langage faisant écho à l’histoire de l’architecture. Alors que la composition des châssis du rez-de-chaussée est dépendante de l’utilisation que l’on en fait, c’est-à-dire des ports fenêtres en bois, semble appartenir à un langage classique, d’ordre et de régularité, l’étage, prolonge le même discours, avec cette fois des châssis fixes plus fins. Comment ne pas voir en cette subtilité l’admiration, que Philip Johnson remarqua dans un papier116, pour Mies ?

Jouer aux sept erreurs serait cependant une grande faute de lecture critique, tellement la dimension symbolique du bâtiment parait impossible à ne pas considérer. La composition du plan ainsi que l’implantation du pavillon ou bien que les ouvertures des fenêtres dans le mur de pierre, sont tout autant d’indices, repris plus ou moins à l’identique, de l’héritage de

114

Dominique Rouillard, Superarchitecture, Le future de l’architecture 1950 – 1970, éditions de la Vi lette, Paris, 2004, p.42.

115 Claude Lichtenstein, Thomas Schregenberger, As Found: The Discovery of the Ordinary, Oslo, Llars Müller, 2001, p.217.

116 Philip Johnson, « School at Hunstanton : Comment by Philip Johnson as an American Follower of Mies van der Rohe », The Architectural Review, n°116, 1954, pp. 148

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(26) Upper Lawn Cottage, Alison & Peter Smithson,1959. (25) Upper Lawn Solar Pavilion, Alison & Peter Smithson,1959.
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l’ancien cottage. Mais c’est peut-être à l’intérieur que nous retrouvons le mieux l’importance du lieu pour les architectes : les alliances de matériaux, pierre et bois, l’ossature en bois apparente, le mobilier rustique, l’inclinaison de l’escalier – mi-échelle, mi-escalier (27) ; un tout faisant appel à une vision archaïque, vers un retour aux bases de l’architecture, à la tradition.

Les grandes ouvertures en façade et la fluidité du plan rendue possible par le ré utilisation des vestiges du mur reliant les deux espaces du niveau inférieur (28) à de cela en commun avec la manière de vivre moderne, déjà présenté dans la House of the Future. Une des carac téristiques permettant aux historiens et critiques d’architecture de positionner le pavillon dans les rangs des théories de Frampton dans les années 80, le régionalisme critique117. À cette époque, c’est davantage la filiation avec les expérimentations curatives des Smithson avec les membres de The Independent Group quelques années auparavant, que le lien se fait. En effet, lors de l’exposition This Is Tomorrow (1956), la proposition des jeunes architectes britanniques : Patio and Pavilion, porter déjà en elle les fondamentaux théoriques de ce qui deviendra leur maison. On y retrouve, une attention aux éléments du réel, à l’existant, aussi bien matériel qu’immatériel, en somme au genius logi. Comme nous l’avons déjà mention né, les Smithson feront même de ces éléments, une théorie, qu’ils appelleront malgré eux : As Found, certains parleront d’objets trouvés comme une tendance de l’architecture contem poraine, qui plane encore aujourd’hui dans les colonnes des revues les plus en vogue ou en core dans les biennales et triennales en tout genre.

En considérant les vestiges de l’ancien corps de ferme, la cheminée et l’ancien mur d’en ceinte en pierre comme des objets trouvés, ils deviennent les éléments principaux de compo sition dans la conception du bâtiment, les espaces entourent la cheminée, comme les fonc tions entourées le patio dans la maison du futur en 1956. Mais ces traces peuvent-elles être considérées comme As Found si elles sont juxtaposées à une nouvelle condition, une nou velle manière de considérer l’objet ? Alison & Peter Smithson font alors preuve d’optimisme sur une réalité prosaïque tout en imposant une idéologie moderniste. Cette coexistence du « neuf » et de « l’ancien », de la relation qu’ils entretiennent, semble omettre une nouvelle dialectique, d’une modernité qui ne rase plus, mais qui amplifie les caractéristiques d’un lieu. Une modernité qui ne ré invente pas un Nouveau Monde, mais qui transforme le réel en une vision quelque peu similaire et différente, un lieu entre déconstruction et construc tion.

De cette image de la ruine décorée, duquel semble appartenir tout un corpus architectural, le Solar Pavillon semble davantage faire preuve de subtilité en comparaison à ce qu’ont pu faire d’autres architectes.

Dans l’Antivilla (2014), les architectes allemands Arno Brandlhuber et son associé Markus Emde ont redoublé d’efforts, matériels majoritairement, pour obtenir cette dimension de ruine architectonique. Ici, l’objet trouvé était une ancienne usine de lingerie féminine de l’ex RDA, laissée pour tel, sur laquelle vient s’apposer une nouvelle couche narrative : nouvelle coque de béton projeté, dalles de béton précontraint pour décloisonner l’espace

117 Kenneth Frampton, Towards a Critical Regionalism: Six Points for an Architecture of Resistance, 1983.
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(26) Escalier de l’Upper Lawn Pavilion, Alison & Peter Smith son,1959. (27) Mur intérieur de l’Upper Lawn Pavilion, Alison & Peter Smithson,1959.
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intérieur et ouvertures en façades défoncées à la Themroc (1973), film expérimental de Claude Faraldo. Les architectes engagent également un nouveau dialogue avec l’environne ment, au sens d’environnement comme espace vécu et contrôlé, tel que Reyner Banham l’a théorisé dans son livre L’architecture de l’environnement bien tempéré118. Ainsi la résidence de l’architecte lui-même, admet une dimension environnementale dans le sens où le bâtiment interagit avec celui-ci. L’hiver, les espaces sont divisés par de longs rideaux isolant en PVC, conférant aux espaces des climats différents. Le seul espace chauffé est le noyau central, contenant l’ensemble des machines domestiques : une cuisine, une salle de bain, un espace pour un sauna et un foyer au deuxième étage, d’où les activités anthropiques s’adaptent en fonction du confort climatique des espaces. L’architecte lui-même cite les théories fon datrices de Banham: « Ainsi, les systèmes structurels et de chauffage de l’Antivilla repensent le concept de Reyner Banham de L’architecture de l’environnement bien tempéré (1969), combinant ses deux principes distincts de génération d’espace : l’aspect constructif et l’aspect énergétique

. »

Depuis cette filiation, il serait donc possible de lire l’Antivilla (29)de Brandlhuber comme étant profondément archaïque dans le sens des Smithson, c’était à dire renvoyant à une certaine conception du vernaculaire, de l’inachevé, de l’accidentel et du matériau brut. À l’inverse, la ruine des architectes berlinois semble être d’une trop grande sophistication pour combler la comparaison moderniste que ces lignes tentent d’établir. Cependant, il est inté ressant de voir l’intérêt des architectes britanniques et berlinois, pour le confort, pour un environnement contrôlé. Postulat, que nous trouvions déjà dans le prototype en plastique des Smithson, où afin de veiller à un environnement contrôlé, les architectes ont imaginé différents seuils thermiques. Par exemple, lorsque les visiteurs entrent dans le pavillon, ils subissent un processus de décontamination, puis ils sont invités à parcourir un collecteur de poussière électrostatique. Là où Brandlhuber réinterprété le schéma spatial du foyer de Banham, c’est-à-dire un espace domestique qui se vit au gré des variations climatiques. Pour cela, les architectes ont opté pour un système de rideaux thermiques permettant de définir un environnement contrôlé autour de la source de chaleur, ces espaces sont voués à se ré duire et à s’agrandir selon les variations thermiques intérieures.

Au fond, cette rencontre inattendue entre l’archaïque et le technologique est symptoma tique d’une architecture qu’un fameux théoricien britannique nomma New Brutalism, il y a de cela un demi-siècle. Pour autant, ces notions font écho à des pratiques profondément contemporaines, dans leurs mises en œuvre, mais aussi dans leurs provocations.

118 Reyner Banham, L’architecture de l’environnement bien tempéré, 1984
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(28) Façade extérieure l’Upper Lawn Pavilion, Alison & Peter Smithson,1959. (29) Façade extérieure l’Antivilla, Brandlhuber+Emde, 2014.
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CONFORT VS HYPERCONFORT

Par la manipulation de ces langages, de l’archaïsme et de la technologie, les œuvres s’ouvrent à de nouveaux champs. L’architecture se voit être résumée à des variations climatiques – températures et sensations – dans les espaces intérieurs, permettant aux humains qui l’occupent de jouir d’un confort, le transformant en une figure sédentaire. Le bien-être anthropique est en réalité fourni par des équipements techniques, qui font depuis toujours partie de la composition architecturale. Cependant, l’histoire de l’architecture est faite de paradoxe quand il s’agit d’évoquer le contrôle de ces flux (air, sanitaires, circulations), ils cherchent à se cacher, tout en étant des éléments d’une puissance formelle non négligeable. Il n’existe pas d’œuvres architecturaux sans son arsenal de machines et de normes qui se doit d’être respecté tout en se voulant invisible.

De ce discours s’accompagne une longue histoire, presque anthropologique, de l’homme avec son environnement. En tout temps, l’homme a su maitriser son environnement : se protéger de la pluie, générer de la chaleur ou de la fraicheur quand il en ressentait le besoin, se protéger du regard et de l’écoute des autres, se créer un espace pour subvenir à ces besoins matériels et établir des relations sociales. À ces besoins, la technique a su apporter des solutions, qui juxtaposés à des espaces, des bâtiments, permettent d’y subvenir. L’effort déployé pour ga rantir ce bien-être possède une puissance formelle qui, au même titre que le corps humain, est rendue invisible. Cet arsenal (tuyaux, câblages, climatisation, appareils domestiques) est donc contenu entre peau et corps. Il arrive que cette logique soit inversée ou révélée, en fai sant de ces entrailles une enveloppe ou même encore l’environnement en lui-même.

A Home is Not a House

En avril 1965, lorsque François Dallegret réalise six dessins « architecturaux » à l’encre in dienne sur un film translucide pour l’article du théoricien britannique Reyner Banham (1922 - 1988), ils émettent une critique de la domesticité américaine. Il le fait dans l’article « A Home Is Not a House » sur un ton ironique et provocateur, reprochant alors aux Améri cains de vivre dans des « hollow shed » qui ne les protège pas du froid et de la chaleur, ce qui les amène à « consommer plus de chaleur, de lumière et d’énergie que les autres peuples ». Il s’agit d’un constat de cette dérive américain dont il est fasciné –fascination qu’il partagera d’ailleurs avec toute la scène architecturale londonienne de la fin des années 50 (Alexander Pike, Archigram et l’Independent Group)–, là où un rapport non conflictuel entre la technique et la nature est envisageable. De cette vision de la vie en marge de la société, si chers aux pro tagonistes de la contre-culture dont Buckminster Fuller incarne le héros, Banham propose de développer une « machinerie environnementale ». Cette « a-maison » est une habitation sans mur, sans porte ni fenêtre : simplement une toile abritant un noyau technique complexe avec la capacité de réguler une atmosphère confortable. Il commence ainsi :

« When your house contains such a complex of piping, flues, ducts, wires, lights, inlets, outlets, ovens, sinks, refuse disposers, hi-fi reverberators, antennae, conduits, freezers, heaters – when it contains so many services that the hardware could stand up by itself without any assistance from the house, why have a house to hold it up? 119 »

119 Reyner Banham, « A home is not a house», Art in America, volume 2, NY : 70, avril 1965.

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(30) ANATOMY OF A DWELLING, François Dallegret, Reyner Banham, A home is not a house , Art in America, volume 2, NY : p.71, avril 1965
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Dans son dessin Anatomy of a Dwelling (30) François Dallegret, montre une vision de la domesticité réduite à un ensemble de câbles, tuyaux, climatiseurs, machines en tout genre qui s’accumulent entre ciel (une antenne télévision) et terre (une fosse septique). Banham accompagne ce dessin avec pour légende : « With very little exaggeration, this baroque ensem ble of domestic gadgetry epitomizes the intestinal complexity of gracious living – in other words, this is the junk that keeps the pad swinging. The house itself has been omitted from the drawing, but if mechanical services continue to accumulate at this rate it may be possible to omit the house in fact.

120 »

L’attitude de Reyner Banham a quelque chose d’une interprétation critique de l’environ nement domestique. Non sans rappeler l’Abbé Laugier et sa vision de la domesticité, cela semble d’ailleurs tenir d’une conviction à imaginer une histoire ou un avenir alternatif de l’architecture vue à travers le prisme de la maitrise de l’environnement. Bien qu’ils ne convoquent jamais explicitement la référence à cette vision historique de la hutte primitive, le texte et les dessins regorgent d’allusions au feu de camp et à la nature de la relation tech nique-environnement.

Ce que Reyner Banham conçoit lorsqu’il nous parle d’environnement, c’est avant tout un milieu donné. C’est peut-être d’abord une tentative de l’habiter, de le faire sien : le tempé rer. Avec ses quinze années qui séparent ses deux éditions, L’architecture de l’environnement bien tempéré 121 incarne la vision la plus explicite de ce rapport de l’homme à son milieu incluant naturellement la technique et, par là même, la meilleure définition de nos environnements contemporains. De la vision commune d’un environnement à un environnement bien tempéré, il y a encore une différence : la place des « contrôleurs environnementaux » –machines– au sein de l’architecture. C’est notamment le cas dans le dessin « Un-house, Transportable standard-of-living package » (31) de François Dallegret qui propose une « bulle environnementale » transportable ainsi qu’un « standard-of-living-package »122 fait de machines domestiques : un téléviseur, un réfrigérateur … Reyner Banham et François Dalle gret sont représentés nus (31,32)(bien que Banham ne voulait poser nu, c’est simplement le collage de sa tête sur le corps du dessinateur français)123 autour de ce noyau technologique, ils semblent défendre une architecture domestique qui n’existe uniquement par la présence de ces machines. Or, la nudité engageait également un rapport un dialogue avec l’espace vécu, elle symbolise tant « l’affranchissement des contraintes – le dépouillement absolu de l’in dividu – que l’avènement d’une technologie performante qui fera le home sans l’encombrement de la “maison” ; autrement dit réalisera un milieu, des ambiances, par un conditionnement d’air “bien tempéré”. 124 »

Ainsi, ce que représente Dallegret c’est la disparition d’un élément physique, l’enveloppe architecturale au profit d’une technologie permettant à l’environnement d’être « the junk that keeps the pad swinging »125.Le rôle de l’architecte français dépasse le simple travail de

120 Ibid. p.71,

121 Reyner Banham, L’architecture de l’environnement bien tempéré, 1984.

122 Buckminster Fuller, Standard of Living Package, Institute of Design of Chicago, 1948.

123 Entretien de François Dallegret, Inderbir S. Riar, Roberto Zancan, Domusweb, 4 novembre 2011

124 Dominique Rouillard, Superarchitecture, Le future de l’architecture 1950 – 1970, éditions de la Vi lette, Paris, 2004, p.144.

125 Reyner Banham, « A home is not a house » , Art in America, volume 2, NY : 71, avril 1965

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(31) ‘UN-HOUSE, TRANSPORTABLE STANDARD-OF-LIVING PACKAGE’ , François Dallegret, Reyner Banham, A home is not a house , Art in America, volume 2, NY : p.74, 75, avril 1965

(32) Photo de François Dallegret nu pour le collage en 1965, extrait tirée de la vidéo: François Dallegret Spring Cleaning, 2008.

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dessinateur, Dallegret nous donne ici une expression visuelle de la pensée environnementale de Banham. À eux deux, ils livrent une version visuelle et verbale de la pensée critique du milieu des années 1960 : l’environnement, une forme alternative de l’habitation, la contreculture. En ce sens, les dessins de Dallegret ne sont pas des illustrations ; ils engagent plutôt un discours sur une pratique. L’article est en réalité une réponse à la question que posa en 1944, un des confrères de Reyner Banham , John McHale. « What is a House ? », est donc accompagné d’un collage, dans lequel figure tout un engrenage de machines domestiques mises en lien les unes avec les autres, tel un système nerveux et sanguin.

Au-delà des considérations environnementales que Banham et Dallegret engagent dans ces six dessins, la question du contexte morphologique peut faciliter le repositionnement de ce travail. En dessinant le « W » par lequel commence l’article sous la forme d’un conduit de climatiseur, Dallegret nous amène sur le terrain de la forme. Il y a dans cette posture, une part indéniable de provocation, admettre qu’un tuyau ou qu’un climatiseur ont une puissance formelle qui leur est propre interroge. Ce changement de regard sur les éléments d’une composition admet de nouvelles connexions, de nouveaux liens.

Ensuite, il y a la « bulle environnementale » (31), non s’en rappeler les considérations du pionnier Buckminster Fuller avec son Manhattan Dome de 1960, le Suitaloon de Michael Webb de 1967 ou le Mobile Office de Hans Hollein de 1969. La bulle séduit par sa capacité même à s’adapter à une multitude de contextes et de conditions. Banham attribue à Bucky un deuxième terme dans son argumentation, le « standard-of-living-package » (33). Ce « package » constituait en un ensemble de meubles et d’appareils portables pour une famille de six personnes qui vive sous un dôme géodésique. Dans la vision de Dallegret et Banham, l’assemblage d’objets discrets de Fuller se transforme en un système de machines environne mentales (34) dont la puissance formelle génère une spatialité ; une sorte de cadavre exquis mécanique autour duquel on vient se réfugier tel un feu de camp.

« But a properly set-up standard-of-living package, breathing out warm air along the ground (instead of sucking in cold along the ground like a campfire), radiating soft light and Dionne Warwick in heart-warming stereo, with well-aged protein turning in an infrared glow in the rotisserie, and the ice maker discretely coughing cubes into glasses on the swing-out bar – this could do something for a woodland glade or creek-side rock that Playboy could never do for its penthouse.

126 »

« The provision of fit environnements for human activities »: Ce genre d’holisme rationnel qui caractérise la vision de l’architecture de Banham, mais également la rhétorique employée dans ses nombreux articles (en tout, quelque 750), semble être une attaque à ceux pour qui l’architecture serait une sublimation de ce qui, sans cela, ne serait qu’une simple « construc tion » L’Architecture de l’environnement bien tempéré relève d’ailleurs de cette rencontre, par les moyens de la forme et de la structure, à « rendre la technique visuellement acceptable. 127 »

126 Ibid p.75.

127 Reyner Banham, L’architecture de l’environnement bien tempéré, p.266, 1984

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(33) Buckminster Fuller et son ‘standard-of-living-package’ (34) ‘standard-of-living-package’ de François Dallegret, A home is not a house, 1965
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Espaces ancillaires

Lorsqu’un corps franchit une porte, dès qu’un intérieur est vécu, c’est un environne ment qui est maitrisé pour procurer du confort et du bien-être. Tout est mis en place pour que nos sens ne soient pas altérés, les efforts physiques sont réduits à leurs minimums, notre sécurité est assurée. Notre corps ne subit plus les variations climatiques, lumineuses et acoustiques de son milieu. Cette normalisation de l’hyper confort en dit long sur l’espace contemporain, un environnement fait de seuil, de sas où sans bien même que nous nous en rendons compte, nous passons notre temps à franchir des espaces soumis à un contrôle.

Le contrôle de ces flux (air, circulations, sanitaires) est finalement la première composition à laquelle les architectes font face. Le paradoxe réside dans l’existence de machines pour main tenir le contrôle tout en voulant le plus souvent les rendre invisibles. Il n’existe pas de pro jets architecturaux sans son armée de machines et de normes qui doivent y être imposées.

Il ne s’agira pas d’analyser un atlas de readymades, mais bel et bien d’une analyse d’un procédé de composition architecturale contemporain, sur les machines, la machinerie invisible avec laquelle les architectes doivent composer. 128 Dès lors, on peut se demander si, ces contrôleurs d’ambiances peuvent sortir de leurs simples puissances fonctionnelles pour devenir des créateurs d’ambiances, Beaubourg en est l’une des premières réponses. De contrôleur d’ambiances à créateur d’ambiances ?

« L’architecture des équipements environnementaux apparents dut respecter l’évolution des gouts esthétiques au moins autant qu’elle fut la conséquence des difficultés de plus en plus grandes à trouver la place nécessaire pour cacher la tuyauterie et des installations mécaniques, à mesure que celles-ci devenaient de plus volumineuses et complexes.129 »

Dès lors, comment ne pas succomber au charme de l’apparence extérieur, à son image ? Pour cela, il s’agirait d’avantage d’établir lien l’image à la puissance à la matière, à sa forme. La figure permet cet accès au symbolisme de la forme, elle est porteuse de valeurs. Cette approche Duchampienne relève d’un intérêt pour l’objet en soi, pour sa dimension architec tonique à créer de l’espace. Ces objets qui obtiennent le statut d’élément de composition, devenant des cadavres exquis mécaniques.

Afin de présenter son projet de l’église de Rochester, Louis Kahn dessina à ses collaborateurs un schéma montrant les principes de son sanctuaire (35). On y voit un carré parfait entouré d’un cercle, le déambulatoire. Louis Kahn expliqua qu’il s’agissait selon lui non pas du plan à en devenir de son projet, mais plutôt de son principe, qu’il nomme principe formel

« Le principe formel comprend une harmonie de systèmes, un sens de l’Ordre et ce qui différencie une existence d’un autre. Le principe formel, c’est le quoi, le projet, c’est le comment. Le projet est personnel et appartient à l’architecte.130 »

128 Bruther, Confort ou conformisme ?, Dixit 01 - Hyperconfort, 2020, éditions Cosa Mentale.

129 Reyner Banham, L’architecture de l’environnement bien tempéré, 1984, p.246

130 Louis Kahn, Silence et lumiére, choix de conférences et d’entretiens 1955-1974, 1996, Éditions du Linteau, Paris, p.192.

74

(35) Louis Kahn, Dessin à ses collaborateurs pour l’Eglise Rochester

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En 1971, lors de l’exposition « Architecture comes form the making of a Room » au Phila delphia Museum of Art, Louis Kahn (1901-1974) dessine le fameux schéma d’un espace habité, the Room (36), où nous pouvons lire des phrases manuscrites évoquant sa vision de l’architecture :

« Architecture comes from the Making of a Room »

« The plan – A society of rooms is a place good to live work learn »

« The Room is the place of the mind (…) » 5

Surement l’un de ses dessins les plus célèbres, non pas à cause de sa simplicité, mais à cause de son contenu, de sa signification. Tout est dit dans ce croquis, l’idée que l’architecture dé coule de la construction d’une pièce autour de laquelle tout un bâtiment se compose d’une collection de pièces en lien à cette Room. Une vision aussi novatrice qu’ancienne dans l’his toire de l’architecture. Il est impossible de comprendre l’architecture de Louis Kahn sans en maitriser les éléments techniques de ses compositions, les équipements de gestion environ nementale, plus communément appeler : machines.

« Je n’aime pas les canalisations, je n’aime pas les tuyaux. En vérité, je les déteste cordialement, mais pour cette raison même, j’ai le sentiment qu’il faut leur donner une place. Si je me conten tais de les détester sans m’en occuper, je crois qu’ils envahiraient le bâtiment le détruire tout en tier.

131

»

Au-delà de la puissance de cette figure, il est intéressant de regarder le processus composi tionnel que cela induit. De la flexibilité spatiale de cet espace de Room à l’autonomie quasi sculpturale des éléments qui en sont en sa périphérie.

Le plan du Centre de recherches médicales Newton-Richards (37), conçu en 1961 par Louis Kahn a quelque chose d’autant clair, honnête qu’ambigu. Là, les équipements de ges tion environnementale donnent à l’élévation et au plan une silhouette lisible et compréhen sible. Kahn propose une solution à un problème d’en plus en plus important pour les ar chitectes : la place des équipements techniques dans la composition spatiale. Le programme auquel il fait face, une Faculté de Médecine, les bâtiments du Département de Zoologie et les Jardins botaniques de l’Université de Pennsylvanie, requiert une place importante à ces machines. En résulte un plan de tours serrées les unes aux autres, cette solution peut pa raitre simple et universelle.

Il parait étranger à la première lecture de ce projet de se dire que Louis Kahn détestait cor dialement les tuyaux et les canalisations. Afin d’éviter ce rejet, que ces tuyaux et canalisations ne viennent altérer l’image de son œuvre, il leur attribua une place propre à l’extérieur des volumes qui semble être le bâtiment.

« No doubt about it, a great deal of the attention captured by those labs derives from Kahn’s at tempt to put the drama of mechanical services on show – and if, in the end, it fails to do that convincingly, the psychological importance of the gesture remains, at least in the eyes of his fellow architects.

132 »

131 Cité dans J. Donat (Ed.), World Architecture I, Studio Vista, Londres, 1964, p.35

132 Reyner Banham, « A home is not a house », Art in America, volume 2, NY : 70, avril 1965

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(36) Louis I. Kahn, Dessin pour City/2 Exhibition: Architecture Comes from the Making of a Room, 1971 (Phidelphia, PA, Museum of ART)

(37) Louis I. Kahn, Plan du Centre de recherches médicales Newton-Richards, 1961

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Les plans carrés de 13,50m des Laboratoires sont divisés en 7 étages, des tours trapues viennent se greffer en périphérie de ces plateaux. La ventilation naturelle est la raison d’être des quatre tours s’élevant à l’arrière de la tour centrale. L’air ventilé pénètre dans ces quatre conduits d’aération jusqu’à une salle d’équipements située en haut du bâtiment. De là, l’air conditionné redescend pour se retrouver dans deux systèmes de distribution situés dans le cœur de la tour centrale et enfin, dans les espaces de travail eux-mêmes. L’air vicié et les pol luants sont eux extraits par des tourelles en briques sans ouvertures et situées au centre des façades en verres des laboratoires.

Toutes les tourelles ancillaires ne renferment pas des machines, au moins l’une des quatre tourelles contient un escalier de secours. Cependant la lecture formelle est la même, ma chines et escaliers sont compris dans le même volume de briques à la différence seulement d’une ouverture ou non en leur somment. Dans les premières versions du projet, les cir culations verticales étaient des tours cylindriques dont la formalisation contrastait avec les tours de services, carrées et nervurées ; mais durant la conception, escaliers et équipements prennent place dans des volumes identiques : des tourelles carrées (38).

L’aspect est très simple pour ne pas dire simpliste, on à faire à des tours de services aveugles greffés à des tours vitrées qu’elles distribuent, non s’en rappeler le classicisme académique des Beaux-Arts. Il est d’ailleurs, intéressant de relever que c’est pour ce bâtiment que la re vue L’Architettura en inventa même l’expression d’Arcaismo Technologico133

Louis Kahn a réussi à composer les Laboratoires avec tous les équipements –qu’il déteste–qu’ils laissent en dehors du plan du bâtiment de sorte qu’on les oublie une fois l’espace vécu. Le design de Louis Kahn nous donne à voir un système compréhensible, audible par tous –familier d’une certaine façon– à une préoccupation de plus en plus grande : la place des équipements techniques dans les espaces utilisés.

Le Centre de recherches Newton-Richards inaugure cette question de la place des équipe ments techniques sur le volume extérieur et le plan. Malgré ses ratages conceptuels (« Bien entendu, ce sont les laboratoires qui auraient dû être pourvus de murs de briques sans fe nêtres, tandis que les tours de service auraient dû être construites en verre pour être faciles d’accès et d’entretien », dixit Arthur Drexler), le complexe offre à lire une solution instantanée –parce que construite– à un problème.

« Les espaces ancillaires seront-ils la nouvelle forme d’ornementation architecturale ? 134 »

Comme le craignait Colin St John Wilson, une trop grande part de la méthode employée dans les Laboratoires de Philadelphie demeure, purement ornementale, si ce n’est totale ment vide au sens morphologique du terme. Les « espaces ancillaires », dont la volumétrie orne les façades des projets de concours ou des projets étudiants ne sont rien d’autre que des présences formelles, aux mieux bien proportionnées et intéressantes graphiquement, au pire rien d’autre que des murs extérieurs. Peu d’architectes se sont emparés du projet de Kahn pour le disséquer de près et voir s’il était possible ou non de lui endosser la fonction d’un laboratoire. À lui ressemblez fortement, le projet d’Ulrich Frantzen pour un labora toire d’agronomie à l’Université de Cornell, doit beaucoup à Louis Khan dans sa composi

133 Colin St John Wilson dans le revue, L’Architettura, octobre 1960, p.410. 134 Ibid.

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(39) Ulrich Franzen, Vue aérienne du laboratoire d’agronomie à l’Université de Cornell, 1968 (38) Louis I. Kahn, Photo du Centre de recherches médicales Newton-Richards, 1961
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tion. On y retrouve les mêmes ingrédients, une petite tour en briques de plan carré bordées de machines et circulations verticales (ascenseurs, escaliers de secours). Les surfaces sont uniformes, simplement des volumes « monolithiques » dans une matérialité : ici la brique. L’absence de fenêtres, à l’exception du dernier étage a ça de plus en commun avec le projet pionner de l’architecte américain, Louis Khan.

Ayant établir les critères compositionnels de cette approche, il est désormais facile d’y voir un corpus contemporain. Dès lors, dans la conception de la tour de l’école hôtelière (2011), Xaveer De Geyter montre toute sa maitrise dans la construction de tour en verre. Un volume carré vitré de 12 mètres à sa base sur 14 étages quasi identiques. Le milieu de la tour, au huitième étage, est réservé aux équipements ‘environnementaux’, ici des machines per mettant de renouveler l’air des classes de cuisines situées aux dessus et en dessous. L’organi sation de la tour elle-même est en grande partie motivée par les distributions et les systèmes de ventilation des cuisines. Le long des trois façades de la tour viennent se greffer des blocs fonctionnels. Du côté faisant face au campus, un volume perforé noir comporte une issue de secours. Un escalier et des toilettes prennent place dans un volume trapézoïdal en béton gris coté nord-ouest. Vers le ring, un filtre composé de quatre volumes blancs comprenant les équipements techniques du bâtiment, dont le système de ventilations des huit cuisines ainsi qu’un ascenseur de service, fait office de ‘brise soleil’.

Le bâtiment lui-même est un renversement de la composition classique d’une tour. Il s’agit d’un empilement de salles de classe : des cuisines, d’un bar et un restaurant en son dernier étage. L’empilement commence par les zones de réception et de livraison au rez-de-chaussée.

En remontant, on trouve d’abord trois niveaux de rangements et de vestiaires, puis huit ni veaux de salles de cuisine, par leur totale transparence, l’acte de cuisine à quelque chose de l’ordre du théâtre à ciel ouvert. La configuration habituelle d’un noyau central contenant toutes les fonctions et assurant la stabilité ne convient pas ici. L’incohérence entre le programme (des cuisines) et sa mise en forme a amené à proposer un schéma ‘Khanien’ dans son principe. Les salles de classe au centre, les fonctions autour (40).

Là où, Reyner Banham reprochait à Louis Khan de ne pas avoir su faire usage de ses volumes périphériques comme structure de ses laboratoires. La série de six noyaux mis en place chez De Geyter porte les dalles centrales de douze mètres sur douze. Un espace libre, ‘flexible’ diront nous en école, dépourvu de tout élément structurel nous amène à voir une vue panoramique sur Bruxelles.

Cette forme de composition trouve un écho particulier dans le travail de Stéphanie Bru et Alexandre Theriot. Dans la Maison de la recherche et de l’imagination (2015) à Caen signée Bruther, trames variées de verre, polycarbonate, tôle métallique ondulée et colonnes en bé ton viennent se mêler à la manière d’un patchwork. Ils ont de cela, cette habilité à créer des ‘hybridations’135, à relever par la matérialité de nouvelles potentialités. Le projet est conçu comme une superposition d’espaces, d’ambiances et de climats, en bref d’environnements. Par la mise en place d’une structure capable de superposer les trois pla teaux d’une surface de 520m2 et de six mètres de haut, les architectes sont parvenus à offrir des ‘plans libres’ (41) et ‘flexibles’. L’auditorium qui flotte est relié au sol par un ascenseur qui distribue les trois plateaux. Les espaces servants : escaliers, ascenseurs, locaux techniques

A conversation with Stéphanie Bru & Alexandre Theriot, OASE 109, Modernities, p.113.
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135
2021

(40) Xaveer De Geyter Architects (XDGA), Plans de la Tour de Cuisines, Bruxelles, 2009

(41) Bruther, Plans de la Maison de la recherche et de l’ima gination (MRI), Caen, 2015

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…) sont encore une fois installées en périphérie des façades vitrées libérant ainsi complète ment l’espace. En plus de donner à voir les équipements aux usagers du bâtiment, sorte de démonstration de force, ces ‘espaces ancillaires’ constituent aussi la structure de l’édifice ; ré alisés en béton, ils jouent le rôle d’appui aux planchers métalliques des volumes habitables. Cette forme de composition qui caractérise la pratique de Bruther et De Geyter ramène (encore une fois) sur les traces Khanienne. A ces dessins pochés de châteaux écossais (44,45) par lequel il a élaboré une distinction entre les espaces ‘servants’ et ‘servis’.

‘with a great central living halls and auxiliary spaces nestled into think outside walls’

La notion d’espaces ‘servants’ telle qu’interprétée par Louis Kahn dans ces redessins sont situées dans le négatif de la ‘room’, autour. Les ‘espaces ancillaires’ offrent alors la possibilité au positif : la ‘room’ d’être plus explicite. Cette vision yin-yang des espaces avait ce mérite d’offrir une lecture graphique claire, bien qu’un peu maniériste. Le plan à ce pouvoir de rendre image de l’élévation.

« Le château écossais. Des murs très épais. De petites ouvertures vers l’ennemi. Replié sur les occu pants. Un endroit pour la lecture, un endroit pour la couture (…)Des endroits pour le lit, pour l’escalier. La lumière du soleil. Conte de fées. 136»

Là encore, la prémisse est que les équipements indispensables aux environnements (les cir culations et les espaces de services dans le cadre des châteaux écossais, machines environne mentales et circulations chez Bruther et De Geyter), sont situés à l’extérieur afin de maximiser l’espace intérieur. Il semble qu’il y ait en cela quelque chose de profondément Kahnien dans une pratique contemporaine.

Au-delà de cette disposition en plan, il semble y avoir dans ce principe formel quelque d’une réponse de l’ordre de la ‘vérité constructive’, une sorte de posture voyeuriste. Stéphanie Bru et Alexandre Theriot évoquent cela dans un entretien avec Tom Avermaete et Véro nique Patteuw pour le dernier numéro de OASE Journal for Architecture.

« we choose to show everything ! We look for the truth of assembly and the essence of the technolo gy: showing the forces that pass through the building, defining the right thickness of materia.137 »

En jouer, déjouer

Avec pour titre : Modernities, le numéro 109 de OASE interroge des architectes sur le rapport qu’ils entretiennent avec une certaine vision de la modernité dans une pratique contemporaine européenne. Il est évoqué dans la première question aux architectes pari siens, l’idée selon laquelle le mouvement moderne n’offre plus un ‘horizon’ mais plutôt des principes typologiques, une approche compositionnelle et matérielle. En outre une autre approche de la modernité est en train d’émerger. L’idée que la technologie soit l’un des plus anciens éléments de composition moderne, mais qu’ils ont avant tout ouvert le champ à une nouvelle spatialité (le plan libre) mais également à une nouvelle plasticité. Le Corbu sier s’empare de la question, il ne contribuera pas directement à l’architecture de ces équi pements environnementaux, du moins méritants à ce qu’on le cite dans un pareil article. Cependant, en jouant avec la plasticité et la matière il contribua à élever à un rang plus libre

136 Louis I. Kahn, Silence et lumière, p.86, 1970

137 A conversation with Stéphanie Bru & Alexandre Theriot, OASE 109, Modernities, p.115. 2021

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(45) Plan de châteaux écossais par Louis Kahn, Louis I. Kahn: In the Realm of Architecture. 1961, 68.

(44) Plan du château de Trim, par Louis Kahn.

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le champ formel de ces éléments, là où l’expérimentation formelle était bien souvent impo sée par les équipements mécaniques. Rendons ici louange aux cheminées d’air vicié quasi statues que Le Corbusier dispose sur le toit de « l’unité d’habitation verticale » à Marseille (44), n’y-a-t-il pas dans ces totems de béton le signe explicite d’un intérêt naissant à la légitimation de ces équipements au sein de la composition d’un bâtiment. L’influence de cette démarche n’eut que guère de succès à son époque. En revanche, il m’est possible de voir en cette stratégie compositionnelle conférant un nouveau regard sur ces objets, un lien avec une pratique contemporaine.

Cette monumentalisation de la technologie peut alors être perçue selon deux points de vue. Il y a une part de transposition symbolique de l’objet – de cheminées à sculptures – un élargissement du champ d’interprétations architecturales. Une manière d’engager un dia logue avec le caractère public du bâtiment de manière inconditionnelle. Clin d’œil ironique aux idéologies anglaises des années 60 ? Notamment dans l’usage expressif d’éléments tech niques pour les rendre visuellement acceptables : de Crystal Palace à Beaubourg en passant par l’Independent Group et Archigram. Mais n’y a-t-il pas aussi une part de conscientisation que l’on qualifiera de durable, d’autres utiliseront le terme ‘écologique’. Révéler les flux est le premier geste d’une approche écologique. Comme tous les changements de regards, ce lui-ci nous donne à voir de nouvelles connexions entre le perceptible et le caché.

Dans la première réponse Stéphanie Bru et Alexandre Theriot, nous rappelle que la tech nologie’ ne partage plus les idées machinistes de la période moderne. La pratique est autre aujourd’hui. Il s’agit de faire naitre par la ‘technologie’ des ‘hybridations’, d’établir de nouveaux contrastes : d’usages, de formes, de matières. Bruther nous rappelle également le risque de celle-ci.

« For us it’s the pharmakon of architecture, both the remedy and the poison. An indispensable but ambiguous means.138 »

Cette personnification de l’innovation ayant servi à la pratique de Bruther est symptoma tique de la pratique contemporaine. D’après Bernard Stiegler, écrivain et philosophe fran çais, accepter en quelque sorte les logiques induites par le technique permet la perversion de celles-ci. La technique, entendue dans cette définition qu’en fait Stiegler, est une entité duquel on doit jouer. Essentiel dans son raisonnement, la ‘bifurcation’ appliquer à un champ architectural admets une forme d’improvisation dictée par la matière, par ce qu’elle a à nous offrir. Depuis cette idée, il serait possible de lire certains éléments architecturaux du langage de Bruther sous un autre angle. Cela conduirait à une forme d’oxymore, c’est-à-dire une association d’éléments –ici des formes et de la matière– qui d’apparence semble antino miques. Dès lors, la structure oblique dans le centre culturel et sportif à Saint-Blaise (2014) (43) fait sens, ou alors l’airbag qui constitue la façade dans le projet évoquer ci-dessus à Caen, mais aussi pour les performances thermiques de ces solutions. En préconisant une telle position, le champ des possibles semble s’agrandir au profit de solutions qui, a priori, n’étaient pas envisagées. On y trouve quelque part une nouvelle définition de la notion de ‘bifurcation’ en architecture. Plutôt qu’une ‘bifurcation’ selon une improvisation, héritée des miracles de la vie et dépendant exclusivement d’un système, le nouveau paradigme propose d’élargir le champ à la matière, domaine dans lequel les architectes n’ont a priori qu’une ex périence extrêmement limitée.

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138 Ibid p.117.
(43) Bruther, Collage structurel de la MRI, Caen, 2015 (42) Le Corbusier, Cheminée sur le toit de l’unité d’habitation, Marseille, 1952
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Bowellisme

En 1958, deux étudiants de quatrième année de l’école polytechnique et d’architecture de Regent Street de Londres sont « invités », selon les mots de leur professeur James Stirling, à présenter un projet pour le siège d’une usine d’un fabricant meuble (46,47). John Davidson et son camarade sont intrigués à la fois par l’utilisation du béton chez Pier Luigi Nervi et dans le projet conceptuel de Frederick Kiesler, la Endless House. Le Ferro cimento de Nervi est une technique de fabrication de béton extrêmement solide sans coffrage. Dans ce pro cessus, un treillis d’acier est mis en place, selon la forme souhaitée, sur lequel on applique le mortier de ciment. Enfin, le mortier est taloché pour lui procurer un aspect lisse et ho mogène. Keisler a expérimenté une méthode similaire pour la réalisation de ses nombreuses maquettes dont une fut exposée pour l’exposition « Visionary Architects » au Museum of Modern Art de New York en 1960 (49). Ce processus de matière fut d’ailleurs l’influence qui a déterminé la forme à cette invitation à faire projet. Les premières propositions formulées par John Davidson imitaient les formes libres du projet de Kiesler, tandis que Michael s’appuyait sur une composition plus conventionnelle, comme ce que Kahn avait fait pour les Laboratoires Richards cités en première partie. De sorte, à ce que les services (toilettes, ascenseurs, escaliers et espaces de rangement), qui étaient autrefois cachés dans le noyau du bâtiment soient désormais affirmés pour que tous puissent les voir depuis l’extérieur. Une réponse suffisante pour éveiller les critiques d’archi tecture de leurs époques.

Dans une conférence au Royal Institute of British Architects en 1959 et diffusée plus tard par la BBC, Nikolaus Pevsner, célèbre historien allemand britannique, alors interroger sur l’état de l’architecture moderne en Grande-Bretagne dans le cadre d’une série de conférences BBC Reith , fait une déclaration : « Within the schools there are disturbing trends ; I saw the other day a design for a building that looked like a series of stomachs sitting on a plate. Or bowels, connected with bits of gristle. 139 »

C’est peut-être ce que Pevsner a dit, mais les mots n’apparaissent pas dans les textes de re transcriptions publiés dans The Listener le 16 février 1961.

« The controls [imposed by] function as established in the first third of this century are now re laxed; how fatally relaxed you can see in the exhibitions of student work from the most go-ahead schools. Abstract sculpture of a doughy, rooty [sic] or gristly kind; not the functionally best kind, nor [an] economically justifiable solution, nor acceptable in terms of townscape.140 »

Pas une seule fois le professeur Robin Middleton ne mentionne le terme à l’origine de ce mouvement : Bowels, à moins que le texte ait subi une « de bowelisation » comme en doute Michael Webb. James Stirling, alors professeur de ces deux étudiants parle du projet en ces mots : « Like some prehistoric monster in the process of shuffling off its vestigial skeleton 141 »

Les critiques qui décrivaient de telles formes comme des « bowels » ou de « skeleton » ont dû être effrayés lorsqu’une quinzaine d’années plus tard, Richards Rogers, Renzo Piano et Pietro Franchini exhibent en couleurs sur toute la façade faisant face à la rue du Renard les

139 Nikolaus Pevsner, conference au Royal Institute of British Architects, 1959.

140 Robin Middleton, The Listener, Février 1961.

141 James Stirling lors du Jury de Michael Webb, Londres 1958.

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(47) Michael Webb, John Davidson, Elevation finale, Graphite sur papier calque 30x45cm, 1958 (46) Michael Webb, John Davidson, Elevation latérale, Graphite sur papier calque 60x45cm, 1958
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équipements environnements du Centre Pompidou (1977). Malgré une certaine prudence des critiques qui ne voulaient pas rejeter l’intérêt que suscite le bâtiment auprès du grand public, l’explication semble se trouver dans la familiarisation du monde de l’architecture avec l’imagerie d’un collectif anglais du début des années 60, on constate l’usage expressif des dispositions nécessaires aux équipements techniques pour élever au rang de la critique ces éléments devenus visuellement acceptable.

Londres semblait être le bon endroit à la fin des années 50 et au début des années 60. Ce dric Price alors enseignant à la prestigieuse AA, l’Independent Group et leurs expositions This is Tomorrow (1956) ou bien encore les Smithson. Peter Cook réunit alors dans un café un groupe de jeunes architectes, au Swiss Cottage à Londres, pour parler du genre d’archi tecture qu’ils se voyaient faire. Immédiatement, toutes ces pensées ont pris la forme d’une publication. Ainsi, en couverture du premier numéro de cette publication figure le projet étudiant de John et Michael, sur lequel Peter a écrit à la main des mots grossiers tels que : « Skin », « Movement », « Tubism » ou le fameux « Bowellisme », les mots étaient disposés tout autour du dessin du bâtiment comme étant partie intégrante du projet au même titre que les formes (48). Il y a sans aucun doute un art dans la gestion de ce collectif à jouer de l’image, Reyner Banham, faussement jaloux de Peter Cook et ses amis, évoque avec mépris leur appartenance au « business de l’image ».

« Archigram ne peut pas vous dire avec certitude si l’on peut faire marcher Plug-In-City, mais il peut vous montrer ce à quoi elle pourrait ressembler 142 »

Les dessins d’Archigram n’ont alors jamais été faits pour être compris comme des visions à travers lesquelles l’avenir pourrait être vu, mais plutôt comme des réactions à un contexte d’après-guerre plutôt rigide et dogmatique. D’une certaine manière, le « Furniture Buil ding » de ces deux étudiants nous entraine finalement à reconnaitre, ou du moins à consta ter qu’il existe dans cette pratique quelque chose de contemporain qui appartiendrait au registre, peut-être, de l’ironie ou de la moquerie.

C’est d’ailleurs par le biais de Banham que le projet de la Furniture Manufacturers Associa tion Building, s’est retrouvé sur les murs du MoMA. Le théoricien britannique était éga lement critique d’architecture à la Regent Street et c’est lui qui donna à Arthur Drexeler, curateur et directeur du département Architecture et Design du Museum of Modern Art de New York à cette époque. Drexler était alors à ce moment sur le point d’organiser l’exposition « Visionnary Architecture ». Du 29 septembre au 4 décembre 1960, les idées de Webb étaient présentées au MoMA aux côtés de Louis Kahn, Le Corbusier, Wright, Fuller ou encore Kiesler et sa endless house, à l’origine des idées formelles de Michael et John. La revue de presse du MoMa présente le projet ainsi :

« Office requirements have been separated and contained in individual, sculpturally modelled units. Wherever feasible, they would be pre-cast, lifted by crane and then inserted in a conven tional skeleton frame, like bottles in a rack. The articulation of individual spaces is carried so far as to produce separate, visible forms for horizontal corridors and ramps and vertical elevator and

142 Reyner Banham, « A clip-on Architecture », Architectural Design, novembre 1966. Trad. Fr. « Une Architecture » d’attache in Archigram, Alain Guilheux (éd.), Centre Georges Pompidou, 1994, p.200.

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(48) Couverture de Archigram 1, Peter Cook, 1961
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stair shapes. Together with the bulbous shapes of the lecture hall and office units, they suggest or ganic forms not usually associated with technology 143 »

Véritable pied de nez à une critique véhémente, l’approche de l’un des futurs collaborateurs du collectif anglais Archigram est déjà dans les archives de ce qu’il se fait de mieux dans son domaine alors même qu’il est encore étudiant.

Le centre Pompidou de Renzo Piano, Richard Rogers (50) (paix à son âme)–qui fera d’ail leurs de son œuvre l’exemple même du Bowellisme– et Gianfranco Franchini, conçu pour la ville de Paris en 1977 est peut être, de tous les projets celui qui affronte de manière directe ces préoccupations spatiales sur la place des équipements de gestion environnementale et de leurs esthétiques (au sens psychologique d’aisthesis, ou l’ensemble qui relève des sens).

La manière dont ils jouent des codes : des formes, du graphisme, des couleurs, a de cela de prolonger une vielle habitude culturelle, percevoir l’architecture comme un art purement visuel.. Ce ne fut malheureusement pas par le biais d’une analyse spatiale approfondie de cette structure, ou sur le fonctionnement qu’elles amenaient à découvrir que ces deux struc tures furent acceptées ou rejetées par la critique. En parcourant la nombreuse littérature de l’époque, on s’aperçoit que la plupart des critiques s’appuyaient sur des jugements purement visuels, immédiats et sur une ou deux citations d’un théoricien –Pevsner dans le cas de Webb– pour en tirer des conclusions. Si ce que voit nos yeux, auxquels nous accordons une grande partie de nos sens, nous offre un ressenti direct, il en est tout autant de ce que notre nez, nos oreilles, notre peau ou bien ce que nos pieds écrasent. L’architecture n’échappe pas à cette corrélation : devons-nous parler d’ignorance ou d’un manque de connaissance sur ces sujets ?, il n’en reste pas moins qu’il semble y avoir un manque de volonté, une « paresse intellectuelle » selon les termes de Reyner Banham, à établir ce lien entre ce qu’il nous ait amenés à voir dans ces tuyauteries en façade et ce que nous ressentons physiquement et mentalement dans les espaces du Centre Pompidou, ce constat est également valable pour le corpus que j’ai abordé tout au long de ce mémoire.

L’annexion des services et machines, nécessaires au bon fonctionnement des bâtiments, en gendra chez les Brutalistes, le besoin de libérer les espaces intérieurs, de les rendre flexible. Et ainsi de révéler les gaines, tuyaux, climatiseurs, auparavant masqués dans les viscères du bâtiment.

Mégastructure

L’artificialisation de ces ambiances intérieures, établie grâce aux technologies, joue un rôle important dans les développements de projets à échelle territoriale. La mégastructure des années 1960 en incarne l’archétype même : le whole human environment. Banham en écrira même l’histoire avec son ouvrage : Megastructure. Urban Futures of the Recent Past, paru en 1976. Le sous-titre nous indique déjà l’échec de cette volonté de contrôler les environne ments à la plus grande échelle.

En faisant abstraction de son contexte urbanistique, de sa géographie, elles se sont impo sées sur l’existant grâce à d’immenses structures isolées de tout climat extérieur. Dès lors, l’enveloppe architecturale rend possible cette autonomisation de l’environnement, qui n’est cependant pas pleinement hermétique – aussi bien pour les vues extérieures, que pour faire

143 Article de presse n°108, The Museum of Modern Art, 28 septembre 1960.

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(49) Vue de l’exposition ‘Visionary Architecture’ organisée par Artur Drexler, MoMa, 1960
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respirer le bâtiment, selon les mots du Corbusier – comme elle pourra l’être dans des pro jets relevant davantage de l’utopie, ignorant en toute conscience le contexte extérieur. Ces liens, si petit soit-il, avec l’extérieur : les vues, le paysage, les variations météorologiques per mettent aux mégastructure de conserver un pas dans le réel. Le post-traumatisme de la Seconde Guerre mondiale y était pour beaucoup. La menace d’une nouvelle guerre, en l’occurrence nucléaire a nourri les pensées contemporaines des années 60-70. L’idée même d’habiter dans un abri antiatomique ou en sous-sol se voit être popularisée par les arts. Ainsi, 2001 l’Odyssée de l’Espace de Stanley Kubrick sorti en 1968, annonçait déjà ce désir de tout contrôler dans nos environnements.

La mégastructure incarnera donc cet échec d’une vision – considérée comme futuriste à son époque – de la domesticité. Une philosophie pour laquelle il était possible de résoudre les problèmes environnementaux à la grande échelle, en offrant une même réponse et un même espace infini et romantique, selon Banham. Cependant, la vision des megastructuralistes semble avoir perpétué la première alliance du pittoresque et du futurisme, en utilisant les codes stylistiques du romantique. Jean Taricat appelle ça le pittoresque technologique144 :

La résurgence d’une vision romantique de la technologie moderne, écrite Banham en 1976 (opposée à la néo-classique qui prévaut) est à rapprocher d’une recrudescence de curiosité pour l’histoire architecturale de l’expressionnisme et surtout du futurisme du début du XXe siècle. Contre la vision classicisante qu’a le style international de la technologie et du machinisme, faite de solides régulier, nets, lisses et d’aspect anonyme, les plus jeunes des mégastructuralistes se représentaient la technologie comme un riche bazar, visuellement débridé, de tuyaux, de câbles, de contreventements, de coursives, de radars et d’antennes étincelants, de réservoirs additionnels et de trains d’atterrissage, le tout intégré dans une grille structurelle bien visible, façon Nasa. Beaucoup de l’arrière-plan de cette vision pittoresque d’une technologie avancée découle, directement ou non, des écrits et des projets de l’architecte futuriste Sant’Elia, en dépit de sa disparition précoce en 1916. »145

«

144 Jean Taricat, « Du Pittoresque moderne au nouveau brutalisme », dans Marnes, documents d’archi tecture, vol. 1, Sébastien Marot, 2011.

145 Reyner Banham, Megastructure, Urban of the Recent Past, Londres, Thames & Hudson, 1976.

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(50) Vue depuis la rue Beaubourg du Centre Pompidou ou Beaubourg, photo de Michel Denancé - Gianni Berengo Gardin Drexler, 1980
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CONCLusiON

L’esthétique de l’Art brut peut désormais être perçue par la lecture de ces six essais ou par les nombreux paradoxes inhérents à une période, à un mouvement qui a pris une part importante au mémoire pour le lecteur qui le lit. La majeure partie des lignes qui précé dent se sont donc concentrés sur la contribution des Britanniques au Nouveau Brutalisme, non comme une vérité absolue, mais comme une voie nous permettant d’aborder la réalité avec une certaine objectivité. Reyner Banham rappellera même que ce mouvement se devait d’« être objectif à l’égard de la réalité. 146 » Il en va de soi que cette quête demeure non résolue, mais il semble y avoir eu dans les discussions et les théories de cette période une tenta tive. L’aborder sous l’unique prisme britannique n’était faire preuve d’ignorance ni même de patriotisme pour tel pays mais bien mais bien parce que « les origines du Brutalisme, en tant que mouvement furent britanniques147 ». Et ainsi, prendre Reyner Banham comme témoin de cette pensée n’a rien avoir avec le hasard non plus, il incarne dans ses mots et dans son atti tude, une figure qui théorisa et participa aux évènements qu’il mentionnait.

Nous avons donc entamé un voyage au sein de ces évènements, une errance qui fit des aller-retour avec différentes théories architecturales. Cette expédition aura requis certains mots clés, mis en opposition, dont la sélection atteste, de près & de loin, des thématiques inhérentes à la pratique contemporaine. Tout d’abord, il nous a fallu établir le cadre spa tio-temporel même où seront appliquées ces oppositions afin d’en identifier les lacunes et les conséquences. Ensuite, ce contexte nous a informés de l’ambiance qui résidait au sein même de ce cadre. Ce n’était plus les ordres de l’académisme classique qui régnait mais bel et bien l’avènement d’un nouvel ordre esthétique, ayant son propre langage, ses propres images. Son univers graphique et son champ lexical sont analysés. Ce sont les traditions du passé qui s’estompent et les débats qui prennent place. Ce nouvel ordre esthétique se voit être enrichi de nombreux champs disciplinaires qui ne seront plus négligés depuis. Ils ouvriront le champ lexical formel, tout en apportant en plus une nouvelle couche narrative au réel. De l’ambivalence de ces univers visuels semble se justifier un rapport à la matière, à la manière dont celle-ci est perçue. Ainsi, le rapport que Banham établit entre une éthique et un esthétisme semble avoir établi les prémisses de la pensée qui perdura. En introduisant les concepts du matériau brut, de sa capacité à faire d’authenticité et de lisibilité, les Nouveaux Brutalistes ont produit ce que les Modernistes avaient voulu cacher sous les limbes des cré pis blancs. Mais ils ont surtout permis à l’histoire de l’architecture d’établir des critères qui aussi simples soient-ils, demeurent, des sujets avec lesquelles les architectes se doivent de remplir, s’ils omettent la prétention d’y appartenir.

Les théories manifestes du Nouveau Brutalisme de Reyner Banham annonçaient donc ces critères. Ainsi, il faut que l’ouvrage ait ces trois qualités : « 1. Régularité visible [formal legi bility] du plan ; 2. Exhibition claire de la structure ; 3. Mise en valeur des matériaux pour leurs qualités propres, montrées « telles quelles » [as found].148 »

Pour Auguste Perret, c’est en ces critères même que réside une bonne architecture : « C’est

146 Reyner Banham, Le Brutalisme en architecture, Paris, Dunod, 1970 ; p. 11.

147 Ibid, p.134.

148 Reyner Banham, « The New Brutalism » dans The Architectural Review, n°708, décembre 1955, traduit par Jean Taricat dans Marnes n°1, p.60.

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là, la base même de l’architecture. Si la structure n’est pas digne de rester apparente, l’architecte a mal rempli sa mission. Les matériaux de revêtement et de remplissage devront compléter l’os sature, mais sans la dissimuler, il faut que se montre une poutre, là où il y a une poutre et un poteau, là où il y a un poteau. Ces dispositions éviteront bien des surprises désagréables le jour où, par suite de dilation, retrait, tassement, les parties portantes affirmeront leur présence. L’architec ture c’est ce qui fait de belles ruines.149 »

En regardant le contexte architectural duquel ce mémoire a pris place, c’est-à-dire la scène architecturale franco-belge, nombreux sont les ouvrages qui pourraient se prétendre remplir ces trois critères.

De ces critères, Banham avait déjà émis le doute que cela ne reste qu’à l’état d’esthétique : « En dépit de toutes les belles phrases sur « Une éthique et non une esthétique », le Brutalisme n’est jamais vraiment sorti de son cadre esthétique.150 »

Cependant, il est possible de voir en l’ambition de Banham, une vision, qui ne s’arrêtant pas à ce que les yeux perçoivent, engagent d’autres champs indissociables à l’art de bâtir. Banham n’étant pas le seul à avoir revendiqué ce mouvement, se voit partager le titre avec un couple britannique. Alison et Peter Smithson ont engagé, dès le début des années cin quante, une réflexion anthropologique sur l’individu, sur la place qui l’occupe dans un tel contexte. Ils ont cherché à restaurer une relation entre les hommes et les femmes : « de la campagne à la ville, de la banque à la maison, de l’école au pub.151 » La matière architecturale se substituait peu à peu au profit de la communauté. De cette volonté de rétablir des liens à toutes les échelles, les Smithson portent un regard autre sur la réalité urbaine. En observant les rues londoniennes d’après-guerre, Nigel Henderson a fourni aux Smithson, un atlas de photos, dans lequel ils trouveront matière à considérer les espaces dans ce qu’ils ont de plus simples, de plus ordinaire. Cet ordinaire deviendra la base même de leurs projets, mais aussi une manière de considérer le lieu dans son histoire, dans ce qu’il a nous dire. En cherchant à unir ces caractéristiques, la recherche d’une authenticité architectonique, d’une lisibilité formelle et un regain d’intérêt pour l’individu, Alison et Peter Smithson ont engagé une nouvelle forme de réalité, plus narrative. N’y a-t-il dans cette vision une réponse au questionnement initial à ce mémoire ?

Dès lors, la réponse se situe dans cet entre-deux, dans cette critique d’ordre social tout en élaborant un langage audible et perceptible pour qui en connait les critères.

Mais la question dépasse les origines spatiales propres aux interprétations de la jeune géné ration britannique. La question du contexte, en tant que tel demeure et se répand hors du cadre propre au mouvement. Ainsi, la fascination des artistes et architectes de nos jours, pour l’objet trouvé, annonce une attitude contemporaine, de la part de ceux qui l’ont théo risé. En effet, l’As Found demeure en tant que fascination pour l’histoire d’un lieu, pour ses narrations, mais reste un concept visuel dans la majeure partie des cas.

Comment dépasser cet univers de l’image auquel notre génération se voit être enfermée ?

149 Auguste Perret, Le Musée moderne, 1929.

150 Reyner Banham, Le Brutalisme en architecture, Paris, Dunod, 1970 ; op. cit., p.135.

151 Alison et Peter Smithson, AD, juin 1955, in Primer, Alison Smithson (ed.), Studio Vista London, 1968, p.87.

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C’est bien là, où tout le mal dont Banham avait su nous faire part apparait. En s’efforçant de lutter contre les dogmes de l’imagerie, Banham nous invite à faire preuve de moralité :

«  L’affirmation des brutalistes qu’il est possible d’avoir une attitude morale en matière de dessin est un progrès sur l’attitude de nombreux architectes des deux ou trois générations précédentes. Je ne prétends pas ne pas avoir été séduit par l’esthétique du Brutalisme, mais la tradition toujours vivante de son point de vue éthique, la persistance de l’idée que la parenté entre les parties d’un bâtiment et les matériaux est une moralité efficace – cela, pour moi, validera toujours le Bruta lisme.152 »

Il en est de même pour ce qui est du ressort de l’immatériel. Par-là, il est possible d’entendre l’environnement vécu, dont nous parlait Banham. À l’aube du nouveau régime climatique, il va de soi de réfléchir à notre confort, bien que celui-ci ne nous est pas dû, comme nous l’avons vu ci-dessus. Jusqu’à quand nous allons pouvoir agir sur les équipements nous le procurant ? Quelle serait l’alternative à cette architecture de la conscientisation, à cette composition qui apprend à regarder ces équipements environnementaux ? Ne serait par-là, l’ombre d’un premier pas vers une conscientisation des flux nécessaires au confort anthro pique, simplement les relever, certains s’amuseront à les amplifier, les renforcer. Voilà une démarche qui sans aucun doute n’échappera pas aux architectes de l’urgence environnemen tale. Il est même légitime de penser à une annexion des espaces au profit des machines afin de procurer un environnement hyper contrôlé, à l’image des dessins de François Dallegret.

Afin d’éviter cette vision de la domesticité, qui à l’exception de quelques architecturales expérimentales (en témoigne l’exposition au CIVA : A.J. Lode Janssens – A Balloon Home en 2022), il fait bon temps de repenser une architecture qui considère les matériaux et l’énergie tout en revendiquant une nouvelle esthétique, un revival du brutalisme en quelque sort qui apparait depuis quelque temps au sein des scènes architecturales européennes ainsi que sur les médias architecturaux contemporains.

Pour conclure ce mémoire, il n’a jamais été question ici de faire l’apologie du Nouveau Brutalisme. Mais simplement de montrer que les prémices et les idéaux de ce mouvement, inhérent à la période britannique des années cinquante, partagent une logique propre à la pratique architecturale contemporaine.

Cette « logique de la différenciation culturelle va imposer, à un niveau privilégié, la négation, le désaveu de ces valeurs de poli, de verni, de soigné, au profit des valeurs de franchise, de « natu rel » ; le brut, le mat, le sauvage, le négligé. Cette « franchise » de l’objet, sanctionné par le gout, n’a cependant rien de « naturel », elle se déduit, a contrario, de la dévotion des classes inférieures à l’artificiel, à l’affectation baroque du décorum, aux valeurs morales du voilé, du revêtu, du soigné, du léché, aux valeurs morales de l’effort. L’apprêt est ici une faute culturelle. La correction (le conditionnement répressif), les bonnes manières en matière d’objets, qui furent en d’autres temps les signes culturels de la bourgeoisie, sont stigmatisées comme traits distinctifs des classes petites-bourgeoises qui s’en sont emparées. La fonction essentielle des valeurs de « sincérité », d’« authenticité », de « dépouillement », etc. – les parois de béton brut, les bois mats, les peaux « écorchées », etc. – est donc une fonction de distinction, et leur définition est sociale d’abord.153 »

152 Reyner Banham, Le Brutalisme en architecture, Paris, Dunod, 1970 ; op. cit., p.135.

153 Jean Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe, 1972

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L’Esthétique de l’Art brut, c’est donc cette « franchise » de l’objet élevé au rang d’une défini tion « sociale d’abord »

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