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TENDANCE
Les compagnies maritimes investissent les bénéfices ‘covid’ dans la logistique
Ces dernières années ont été fastes pour les grandes compagnies maritimes. Des tarifs en forte hausse pour le transport de conteneurs ont alimenté le ‘trésor de guerre’ des grands acteurs. Ceux-ci investissent de plus en plus dans la logistique et l’expédition. Même si la question est de savoir dans quelle mesure ce glissement est durable.
Michiel Leen 190 milliards $. C’est, selon le bureau d’expertise maritime Drewry, le montant des bénéfices générés par les grandes compagnies maritimes de conteneurs en 2021. Alors que ces dernières étaient encore en difficulté dans la période précédant la crise sanitaire avec une concurrence qui maintenait les tarifs (et donc les marges bénéficiaires) à un niveau très bas, la perturbation liée à la pandémie a provoqué un revirement. Il n’était pas rare de voir les tarifs multipliés par dix sur certaines routes, les chargeurs étant prêts à expédier leurs marchandises à tout prix. Cela a amené Klaus Michael Kühne, grand industriel allemand, à considérer que les bénéfices importants de la compagnie maritime Hapag Lloyd (estimés
à 18 milliards €) le mettaient « mal à l'aise ». Nota bene : Kühne est lui-même actionnaire majeur de Hapag Lloyd. Forts des profits réalisés, les grands groupes maritimes cherchent à s’imposer ailleurs dans la chaîne logistique. Cette dynamique n’est pas nouvelle, mais elle a le vent en poupe depuis quelques années dès lors qu’il y a à nouveau de l’argent à gagner dans ce secteur. Exemple type : le rachat de Ceva Logistics par le Français CMA-CGM. Celui-ci avait déjà pris une participation d’un quart du capital de Ceva en 2018 et a continué d’accroître sa part. L’an passé, le logisticien automobile Gefco et le spécialiste du dernier km Colis Privé ont également été absorbés. La stratégie de CMA-CGM est de développer de plus en plus de solutions d’expédition et de logistique endto-end afin de se profiler comme un résolveur de problèmes logistiques pour les clients. Le groupe a en outre créé une division de fret aérien en 2021.
Les armateurs sortent de la crise du Covid avec un trésor de guerre bien garni.
LES COMPAGNIES MARITIMES S’ENVOLENT
Le fret aérien peut attirer d’autres titans maritimes. Maersk a repris l’opérateur de fret aérien Senator en juin et MSC lance également sa propre division de fret aérien. Les acteurs maritimes mondiaux pointent du doigt le glissement de certains clients s’éloignant de la congestion dans le transport régulier de conteneurs et optant pour le fret aérien comme alternative au transport de biens de grande valeur. Maersk a donné le ton il y a quelques années en absorbant le transitaire Damco.
« Les armateurs veulent aussi se faire une place ailleurs dans la chaîne logistique. »
La fête va-t-elle durer ?
Combien de temps cette évolution va-t-elle durer ? Les tarifs du transport maritime de conteneurs ont dépassé leur pic et ont déjà commencé à baisser fortement ces derniers mois. En chiffres absolus, ils étaient encore deux fois plus élevés, début octobre, qu’avant la pandémie : environ 3.500 $ pour expédier un conteneur, mais c’est moins de la moitié des 11.000 $ demandés en septembre 2021, au plus fort de la crise sanitaire dans la chaîne maritime.
Et la tendance est à la baisse, car les consommateurs commencent à se désengager par crainte d’une inflation galopante. Le cabinet d’études Transport Intelligence s’attend à ce que les tarifs retrouvent les niveaux d’avant la crise d’ici 2023. Il est à craindre que les investissements de ces dernières années dans des capacités supplémentaires à hauteur de 2,6 millions de TEU se concrétisent à un moment où la demande recule. Bonne nouvelle pour ceux qui ont une cargaison de conteneurs à transporter : il y a plus d’espace - et bon marché - à bord, un goût amer de déjà-vu pour le secteur du transport maritime à forte intensité de capital.
Le fret aérien est une nouvelle activité convoitée par les compagnies maritimes.
Cette dynamique de ‘suppression de l’intermédiaire’ dure depuis plusieurs années. Fin 2021, Hamburg Süd a mis hors-jeu les expéditeurs avec des conditions spécifiques : la filiale de Maersk n’accepterait plus que les chargements provenant directement des chargeurs. Dans le contexte de pénurie historique sur les lignes de conteneurs, il était clair que les armateurs allaient fixer les règles. Les exploitants de terminaux ne sont pas non plus insensibles à la valeur ajoutée réalisable ailleurs dans la chaîne logistique. Ce n’est pas un hasard si, par ex., le richissime opérateur de terminaux singapourien PSA (actif dans plusieurs grands terminaux du port d’Anvers) a récemment incorporé l’expéditeur américain BDP.
LE CONSOMMATEUR DICTE LA VOIE À SUIVRE
Cet élargissement du champ d’action des armateurs est-il durable ? L’économiste des transports Thierry Vanelslander (Université d’Anvers) émet des réserves. « Après plusieurs années de vaches maigres, les grands armateurs disposent maintenant des fonds pour faire des acquisitions. Ils veulent mieux contrôler le reste de la chaîne logistique et visent l’intégration. Mais l’expédition est une matière complexe avec sa propre expertise. Les grandes compagnies maritimes sont des généralistes, alors que l’expédition nécessite parfois des connaissances très pointues. » Vanelslander place les reprises des armateurs dans un contexte plus large, qui est - c’est à noter - axé sur les consommateurs. « Les consommateurs veulent commander en un seul clic. L'internet physique prend également forme. Le modèle d’Amazon - une entreprise englobe tous les processus logistiques - fait école. Les armateurs sont en concurrence avec les principaux acteurs 3PL et 4PL. » Et bien que l’an passé, les rachats logistiques par les compagnies maritimes aient été intenses, le phénomène n’est pas tout à fait nouveau. « Il y a un mouvement de balancier », dit Vanelslander. « Les économies d’échelle ne compensent pas toujours la hausse des frais généraux et de la bureaucratie. La ‘découverte’ par les compagnies maritimes du fret aérien comme nouvelle branche lucrative n’est pas neuve non plus. Maersk a déjà eu un service de fret aérien, mais l’a ensuite cédé. »
« La congestion a poussé les clients vers d’autres formes de transport ; les transporteurs maritimes de conteneurs semblent suivre le mouvement. »
Olivier Schoenmaeckers (Forward Belgium)
« L’expéditeur offre toujours une valeur ajoutée »
Quand les armateurs s’aventurent dans la logistique, cela préoccupe les expéditeurs traditionnels qui fonctionnent traditionnellement comme une ‘agence de voyage’ qui trace l’itinéraire de votre cargaison. Olivier Schoenmaeckers, directeur de l’association des expéditeurs Forward Belgium, suit de près cette tendance. « Que les compagnies maritimes développent des activités d’expéditeur ou de représentant en douane n’est pas nouveau, mais la tendance s’est renforcée ces dernières années. En raison de leurs bénéfices importants, certaines disposent d’un ‘trésor de guerre’ pour financer les reprises. Fini le temps où les marchandises étaient traitées par des opérateurs strictement séparés : armateurs, arrimeurs, expéditeurs, transporteurs, etc. Nous ne sommes pas forcément contre cette évolution, car nous continuons à croire en la valeur ajoutée qu’offre le savoir-faire de l’expéditeur. Le secteur l’a également prouvé durant les années ‘Covid’ difficiles. Un expéditeur sans actifs recherche de manière indépendante les meilleures solutions. Quelles possibilités un expéditeur lié à une compagnie maritime a-t-il ? Nous faisons pression pour que les règles du jeu soient équitables au niveau de la Commission européenne. L’exemption de certaines règles de concurrence dont bénéficient les grandes alliances maritimes est une épine dans notre pied. »