Furci e duvernois, émergences du «nous» dans l’écriture de driss chraïbi

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Émergences du «nous» dans l’écriture de Driss Chraïbi : Le cas des Boucs Guido Furci et Marion Duvernois

Est-il possible de raconter une histoire au nom de plusieurs ? Qu’est-ce qu’un tel choix est susceptible d’ entraîner sur le plan de la diégèse ? Lorsque l’émetteur s’exprime au moyen d’un «nous » fondamentalement dialogique, voire communautaire, de quelle manière est -il perçu ou interprété par l’auditoire auquel il s’adresse ? Bien que sous-jacentes, ces questions hantent la plupart des proses de l’ écrivain marocain Driss Chraïbi. Si dans certains cas elles affleurent discrètement dans des textes qui, en dépit de leur inventivité formel le ou linguistique, demeurent somme toute assez traditionnels – nous pensons par exemple à La Mère du Printemps, L’homme du livre et Le Monde à côté, parus respectivement en 1982, 1995 et 2001 –, dans d’autres cas elles sont au cœur d’une réflexion à laquelle la fiction prête sa voix dans le but, semble-t-il, d’en évaluer la portée. C’est ce qui se passe avec Les Boucs, où l’adoption de la première personne du pluriel est à

la fois preuve et remise en cause

de

l’identification de l’auteur avec son alter -ego 1 romanesque, dont la trajectoire tend à se confondre sans cesse avec celle s d’individus aux prises avec un questionnement identitaire aussi violent qu’indispensable. Rédigé dans un français soutenu, par moment même difficile d’accès, Les Boucs a suscité autant d’enthousiasme que de polémiques lors de sa publication chez Denoël en 1955 2: de l’enthousiasme, en vertu de sa valeur documentaire et politique, assumée malgré le fait qu’il ne s’agisse pas d’une œuvre faisant de l’engagement la conditio sine qua non de son existence ; des Sa «projection», pour utiliser une catégorie chère à Adriana Cavarero et largement débattue in A. Cavarero, Relating Narratives. Storytelling and Selfhood, Routeledge, London-New York 2000, pp. VII-XXXI (nous nous référons en particulier à la préface de Paul A. Kottman, responsable de la traduction anglaise de l’essai publié originellement chez Feltrinelli en 1997). 2 Sur la réception des Boucs, voir L. Benchama, L’œuvre de Driss Chraïbi. Réception critiques des littératures maghrébines au Maroc, L’Harmattan, Paris 1994; Ch. Bonn, N. Khadda et A. Mdarhri-Alaoui (sous la dir. de), Littérature maghrébine d’expression française, EDICEF/AUPELF, Paris 1996, pp. 146 et ss. 1

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polémiques, parce qu’à une époque où la société française était encore en train de se reconstruire suite à la fin de la deuxième guerre mondiale , le livre a été qualifié par certains d’artifice rhétorique cherchant à déposer de nouveaux chefs d’accusation contre un pays davantage fragilisé par la Révolution algérienne. Organisée en trois gra ndes parties – dont le nomb re de chapitres est décroissant 3 –, l’histoire est celle d’un jeune homme, Yalann Waldik, qui décide de quitter son pays natal pour rejoindre les centaines de milliers d’immigrés nord -africains parqués en marge d’un système incapable de les intégrer avec dignité et constituant, «à raison [d’environ]

60

kilos

par

Arabe ,

[plusieurs]

tonnes

souffrance» 4

de

éparpillées au quatre coins de l’Hexagone. Scandées par une routine somme toute assez ordinaire pour un homme vivant dans sa condition, les journées de

Waldik

semblent

ne

pouvoir

être

restituées

sinon

de

façon

métonymique: par des bribes de conversations (avec sa compagne Simone ou son ami et confident Raus), au travers de la chronique désenchantée qui en est faite dans un manu scrit rédigé en prison et soumis à un éditeur encourageant mais ambigu (Mac O’Mac, dont le nom est à l’image de la relation

qu’il

entretient

avec

ses

auteurs 5),

par

les

innombrables

confrontations avec un fils qui, loin d’incarner un espoir, une possible rédemption, n’a de cesse de rappeler par sa santé précaire les conséquences irréversibles du «déterminisme social ». Évoqué à maintes reprises 6, ce dernier concept occupe une place prépondérante dans la narration principale; il est également mentionné dans les pages que Waldik retravaille sans arrêt lors de sa période de détention, ainsi que lorsqu’il rentre chez lui après avoir purgé sa peine. Inutile d’établir l’enchaînement logique des évènements : l’écriture de Chraïbi est tellement hallucinatoire que toute tentative d’en dénouer l’intrigue au moyen de suppositions plausibles – autrement dit aisément «argumentables» – serait vouée à l’échec. Mieux vaut s’en tenir aux données Comme pour souligner que l’auteur travaille «par soustraction» et qu’il évite le plus possible, une fois posé le décor, d’enjoliver la trame par l’ajout de séquences narratives superflues. 4 D. Chraïbi, Les Boucs, Denoël, Paris 1955, p. 71. 5 Mac O’Mac renvoie, au moyen d’une paronomase (ou alors d’une quasi homophonie), au substantif «maquereau», «proxénète» en langage familier. 6 Et parfois associé à une «vague épidémique», comme le signale l’adage tiré de La Peste de Camus au début du troisième chapitre. 3

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objectives, éventuellement matérielles, plutôt que de se perdre dans un dédale de conjectures qui, au fond, enrichiraient peu la caractérisation psychologique des personnages, les motifs qui en orientent les gestes et les faits dont ils sont tour à tour protagonistes ou victimes. L’épisode de l’incarcération est parlant à cet égard : peu importe nt les explications qui se cachent derrière ce qui arrive à Waldik, ce qui compte est de s’attarder sur ce que l’expérience de l’enfermement produit, d’une part à un niveau strictement émotionnel, d’autre part dans un cadre discursif. En effet, sans exprimer un quelconque jugement de valeur, Chraïbi s’efforce de partager avec son lectorat une analyse presque scientifique 7 des situations qu’il décrit afin d’en explorer le fonctionnement, sans pour autant réduire les liens qu’elles entretiennent à de simples rapports de cause à effet. À l’instar des scènes représentées, l’hypothèse d’une primauté des interactions sociales sur les comportements individuels n’est ni formulée de manière schématique, ni illustrée de façon approfondie . Par moments, elle émerge dans les échange s entre Waldik et son entourage ; plus souvent, elle se révèle par le biais d’une prise de parole groupée, provoquant des interférences sur lesquelles il serait regrettable de ne pas se pencher. Ainsi, bien que nous ayons affaire dès le premier chapitre à un «je » qui se raconte dans ce passé simple qui avait servi de titre au premier roman de Chraïbi 8, l’on s’aperçoit très vite que les basculements vers le «nous» permettent au sujet de dire son altérité, tout comme celle du milieu auquel il appartient et dont il s’avère difficile de se détacher. Certes, les glissements pronominaux impliquent des glissements sémantiques ; ceci étant, les transitions semblent s’effectuer de façon très naturelle, au point qu’il suffit d’un saut de paragraphe, d’un alinéa, d’un retrait, pour en informer le lecteur sans courir le risque de le désorienter. Si une telle impression de «fluidité » peut avoir cours, c’est parce que Waldik est introduit dès les toutes premières pages comme le représentant d’une minorité dont il vise à prendre en

L’influence de ses études en chimie a été relevée plusieurs fois in: S. Delayre, Driss Chraïbi, une écriture de traverse, Presses Universitaires de Bordeaux, Pessac 2006; et, bien que de manière moins manifeste, in: A.-M. Gans-Guinoune, Driss Chraïbi: de l’impuissance de l’enfance à la revanche de l’écriture, L’Harmattan, Paris 2005. 8 D. Chraïbi, Le Passé simple, Gallimard, Paris 1954. Dans ce livre, tout comme dans Les Boucs, l’alternance entre passé simple et présent historique contribue à théâtraliser l’action. 7

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charge le récit dans une perspective par moments polyphonique 9, et que sa voix est automatiquement perçue sinon comme la voix du peuple, du moins comme la voix d’un peuple aux prises avec les incongruités de son «pays d’accueil» – aussi oxymorique que l’expression puisse paraître. «Le vent nous balayait tous », lance Waldik ap rès avoir énuméré un nombre important de scènes du quotidien, domestique s en particulier. Ce à quoi il ajoute, avec un ton qui penche davantage vers le lyrisme : Nous n’avions que nos ataxies pour vivr e. Notre commerce avec [le monde] s’exprimait sous forme d’injures, ou de vols, ou de coups de poing, nous mangions dormions marchions voyions écoutions vivions… avec révolte et haine – et ce n’était pas autrement que j’aimais Simone, même mon s perme giclait haineux 10.

Dans ce passage – l’un des premiers où les a llers-retours entre «je» et «nous» s’opèrent de manière manifeste –, il apparaît que le tiret intervient également pour marquer un changement de point de vue. Ailleurs, ce choix typographique signale les répliques d’un dialogue, un aparté, ou encore le début et la fin d’une incise , de l’une des digressions qui scandent l’avancée de l’histoire; ici, il fait office de trait d’union, de «pont» entre deux entités par lesquelles l’on essaie en même temps de s’autodéfinir et de localiser son point d’ancrage dans le paysage environnant. Celui-ci est souvent présenté comme bidimensionnel , mais acquiert du relief grâce à la variété (et à la «quantité») de regards qui sont posés sur lui. En admettant avec Barthes que «la Forme est la première et la dernière instance de la responsabilité littéraire » 11, nous pourrions avancer que par un agencement de propositions dont la succession dépend de leur degré de compatibilité – c’est-à-dire de ce principe de non contradiction sous-jacent à leur assemblage et toujours respecté en dépit des mutations de registre – Chraïbi fait d’un constat de dérivation structuraliste l’assise grâce à laquelle parvenir, malgré tout, à une figuration kaléidoscopique du réel. Il va de soi qu’une telle démarche ne met pas en danger la tenue de la narration dans son ensemble ; bien au contraire, elle renforc e la cohérence Au sens plus étymologique que bakhtinien du terme. D. Chraïbi, Les Boucs, cit., p. 20. 11 R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, in Œuvres complètes, t. I, Seuil, Paris 1993, p. 183. 9

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interne du roman, sans tomber dans le piège du «roman à thèse » – qui, il faut le dire, a fréquemment suscité l’intérêt des théoriciens plus que celui des lecteurs 12. Dans la lignée de Francine Kaufmann, Fleur Kuhn observe que la plupart des Célébrations d’Élie Wiesel 13 sont caractérisées par le fait que «la fluctuation entre le “je” du témoin et le “il” du conteur, auxquels s’associe un “nous” qui peut recouvrir des référents variables, cristallise [une] tension entre deux positions éthiques et narratives [distinctes mais complémentaires]: la neutralité du passeur, qui transmet un matériau qui le traverse, et l’engagement du témoin, personnellement marqué et transformé par ce qu’il raconte ». Or, si – comme Fleur Kuhn le laisse entendre – «témoigner d’une tradition, c’est certes dire un héritage partagé par le groupe – et qui se voudrait déshistorisé – mais c’est aussi énoncer la manière dont le passeur a lui -même fait l’expérience de cet héritage [et, par là, retracer une trajectoire ] qui est [à la fois] celle d’un individu et de sa génération», alors une telle considération peut valoir aussi pour l’œuvre de Chraïbi, qui, sans entretenir de rapports de filiation avec la culture juive, en fournit une sorte de contrechamp privilégié, où l’intervention de la troisième personne du singulier au fur et à mesure que l’on avance dans le texte se configure elle aussi comme une fonction impartiale apte, de par sa nature, à faire en sorte que «la parole atemporelle de la tradition et celle, enracinée, du témoin -narrateur, ne cessent de s’entrelacer et de se mesurer l’une à l’autre » 14. À bien y regarder, c ’est ce que l’auteur des Boucs suggère de manière allusive et néanmoins perceptible en raison du «montage » opéré entre les différentes séquences dont le roman se compose; c’est aussi ce qu’il insinue au moyen des épigraphes qui font écho , rétrospectivement, à

Et ce au moins depuis la parution de S. Rubin Suleiman, Le Roman à thèse ou l’autorité fictive, Puf, Paris 1983. Quelque peu daté, ce texte continue de constituer un point de départ important pour (re)définir des notions qui, elles, restent sans doute d’actualité. 13 D’inspiration biblique principalement, les Célébrations de Wiesel scandent sa production littéraire et revisitent un genre issu de l’Antiquité classique. Cf. à titre d’exemple: E. Wiesel, Célébration hassidique, Seuil, Paris 1972; E. Wiesel, Contre la mélancolie (Célébration hassidique II), Seuil, Paris 1981; E. Wiesel, Célébrations talmudiques, Seuil, Paris 1991. 14 Cette citation et les précédentes sont tirées de: F. Kuhn, Expressions du collectif, p. 5 [texte inédit, diffusé à l’occasion de l’annonce du colloque « Expressions du collectif: les formes du dialogue dans les écritures juives d’Europe centrale et orientale » (INALCO/Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle, Paris 5-6 juin 2015)]. 12

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la préface ajoutée en 1989 – soit plus de trente ans après la date de la première parution du livre . Situées par définition in limine, dans les alentours du récit proprement dit, les épigraphes introduisent et questionnent les c ontenus qu’elles sont censées «encadrer ». De par leur brièveté, elles suggèrent que certains liens ne peuvent être qu’esquissés. Prenons à titre d’exemple la citation de Ward C. Halstead 15, située en ouverture du premier chapitre : tout en évoquant un renversement de paradigme s qui relève du domaine de la psychiatrie et des sciences cognitives au sens large du te rme, elle prépare le lecteur à aborder, par le biais d’une étude de cas aussi singulière qu’emblématique, les tourments d’une conscience confrontée au doute. Ou encore, prenons les mots de David Rousset 16, par lesquels l’on plonge graduellement d ans un univers qui, sans être «concentrationnaire » dans son acception la plus «technique » (et attendue), demeure possiblement meurtri er ou capable d’être perçu en tant que tel par les hommes, les femmes et les enfants qui l’habitent (et qu’il habite) . Ces deux fragments – étrangers aux propos qui nous sont directement adressés – contaminent, complètent et prolongent la narration afin d’encourager les analogies ; ils poussent à aller chercher «ailleurs» les justifications du processus artistique et documentaire que Chraïbi élabore, thématisant et problématisant cette idée de «mémoire multidirectionnelle » qui, très franchement, ne nécessite plus d’amples développements depuis les travaux critiques que Michael Rothberg lui a consacrés. 17

Si

les

considérations

de

Halstead

sur

le

caractère

irréductiblement pluriel du vécu renvoient non seulement à Waldik, mais aussi et surtout au traitement que le roman réserve à ce personnage, celles «In recent years psychiatry has moved more and more in the direction of a conception of ego failure as the basis of mental disorder, and herein lies real hope for scientific advance» (W.C. Halstead, Brain and Intelligence, University of Chicago Press, Chicago 1947). 16 «Des hommes sans conviction, hâves et violents; des hommes porteurs de croyances détruites, de dignités défaites; tout un peuple nu, intérieurement nu, dévêtu de toute culture, de toute civilisation, armé de pelles et de pioches, de pics et de marteaux, enchaîné aux Loren rouillé, perceur de sel, déblayeur de neige, faiseur de béton; un peuple mordu de coups, obsédé de paradis, de nourritures oubliées, morsure intime des déchéances – tout ce peuple le long du temps» (D. Rousset, L’Univers concentrationnaire, Éditions du Pavois, Paris 1946). 17 Nous pensons in primis à: M. Rothberg, Multidirectional Memory. Remembering the Holocaust in the Age of Decolonization, Stanford University Press, Stanford 2009. Ce texte marque l’aboutissement d’un parcours entamé au début des années 1990 avec un nombre conséquent d’articles consacrés à la relation centrepériphérie ainsi qu’avec des essais désormais fondateurs sur la définition de «mondialisation». Pour une bibliographie orientative, nous renvoyons à l’adresse internet suivante: http://www.english.illinois.edu/people/mpr. 15

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de David Rousset 18 offrent la possibilité d’établir une équivalence entre des formes de

souffrances qui mériteraient d’être

envisagées

dans une

dynamique comparatiste, leur rapprochement permettant d’accueillir les antinomies sans forcément prétendre les résoudre. En ce qui concerne la préface , elle rebondit sur cet aspect ; il en va de même pour l’hommage qui l’accompagne: «ce livre est dédié aux immigré s, aux étrangers dans leur propre pays : les Palestiniens de l’Intifada ». Notons que dans une telle proposition l’emploi des deux points n’est pas anodin. Tout d’abord, il détermine une relation de «conséquentialité » 19 entre les syntagmes par lesquels la période se clôt; ensuite, il traduit la présence d’un type d’épanorthose récurrent à l’oral; enfin, il exacerbe la valeur allégorique de la situation au Moyen Orient qui, dès lors, semble devenir l’un des prismes au travers desquels lire ou redécouvrir l’œ uvre dans son intégralité. Rédigées peu de temps après la fin de la «guerre des pierres » 20, ces quelques lignes revendiquent une prise de position non seulement politique, mais aussi et surtout déontologique. A posteriori mais sans équivoque, elles confèren t à la narration qui suit la puissance d’un reportage, sans pour autant l’alourdir ou détourner ses intentions les plus manifestement «littéraires ». Une chose est certaine , celles-ci orientent l’avancée d’un discours qui aurait pu, malgré tout, se faire monologue si seulement il n’avait pas succombé à l’attrait de la choralité – ce que l’extrait suivant montre bien: J’allumais, hachais des mots, éteignais . Cela dura jusqu’à l’aube. J’allumais – au-dessus de ma tête, la lampe br ûlait ses lumens, jaunes, fixes, sardoniques , comme l’œil d’un cyclope. Éteinte – au-dessus de ma tête, elle attendait patiemment que je l’allume de nouveau, plus sardonique encore. Qui facilitent le parallèle entre les Boucs (les «Bicots», par aphérèse de «Arbicot», diminutif d’«Arabe») et les «boucs émissaires». 19 Le terme est emprunté à Gertrude Elizabeth Margaret Anscombe. Philosophe et théologienne anglaise, élève de Wittgenstein, elle y fait recours dans de nombreuses contributions consacrées à la «philosophie morale moderne» qui ont suscité un certain engouement en France dans les années 1950. Extrêmement controversé sur le plan idéologique, le travail d’Anscombe demeure pourtant une source inépuisable d’outils classificatoires dont elle n’avait sans doute pas mesuré l’importance. 20 Par cette expression, nous nous référons au soulèvement spontané de la population palestinienne contre les forces militaires israéliennes qui a débuté en décembre 1987 et pris fin en 1993 avec la signature des accords d’Oslo. 18

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Quelque part, peut -êtr e dans la chambre (mais le vent avait sans doute repris) il y avait un vol lou rd de bourdons – et ce devait êtr e ma voix. 21

Si pour Wiesel il est question de désacraliser la composante liturgique du religieux, pour Chraïbi il s’agit plutôt de sacraliser l’ordinaire en attribuant aux gestes les plus banals une valeur presque rituelle. C’est ce à quoi vise le procédé d’anthropomorphisation des objets qui entourent le protagoniste des Boucs et avec lesquels celui -ci établit un dialogue plurivalent; de plus, c’est ce que la présence d’une voix étrangère à elle même donne à entend re tout au long du récit et davantage lorsque cette voix subit un dédoublement, ne serait -ce qu’aux yeux de celui auquel elle appartient. Toujours prétexte à une forme quelconque d’autoanalyse, un tel dédoublement peu t être multiple et quelque peu synesthé sique. Le «vol de bourdons» l’annonce, ce qui suit le confirme : Le vis age de Mac O’M ac est somme toute une buée. À tr avers laquelle je regarde. Je regarde avec mes yeux de petit cireur. Une légion de mouches les tapissent mais je n’ai pas encore appris à les considér er comme un problème sociologique. Et je vois un Européen en br as de chemis e qui sue, parle et gesticul e. Je n’aime pas cette agitation. Je me demande même en quoi ce Bicot nommé Waldik l’affecte. Il peut le pousser dehors et essuyer sa sueur. Mais plus tard, j’appr endrai que sa dignité de spécialiste des problèmes nord- africains en eût souffert. Et encor e je ne comprendrai pas. Puisque c’est ma propr e histoir e et qu’elle ne me touche pas. 22

C’est un fait, «c hacun a une façon singulière d’user de sa langue, sans savoir comment il en a hérité, dans quelles circonstances ». Comme Marc Crépon l’explique avec précaution , «alors que nous imaginons ne devoir qu’à nous-mêmes les phrases que nous adressons aux autres, nous sommes tributaires de plus d’un héritage et nous nous plions à plus d’une loi que nous n’avons pas choisie ». D’une certaine man ière, «rien ne nous singularise [plu s] que notre rapport au langage »; cependant, «rien ne témoigne autant du risque que nous courons en permane nce d’un [cloisonnement] dans une langue qui n’est pas la nôtre ». Il nous semble que c’est en ces termes que Chra ïbi s’efforce de décrire la nature de cette violence 21 22

inscrite

dans

notre

rapport

D. Chraïbi, Les Boucs, cit., p. 80. Ivi, p. 90.

8

au

Verbe :

«si

sa

première


manifestation,

comprise

comme

récrimination,

blâme

et

jugement,

s’identifie à une menace extérieure et néanmoins familière, qui retourne la sécurité du cercle familial […] – celle que, dit -on, garantit la langue maternelle – en insécurité, la seconde, entendue comme habitation, invasion et hantise de la langue [du plus grand nombre] , possède chacun de l’intérieur» 23. D’abord, nous sommes assaillis par une langue qui se distingue soudainement par son aptitude à détruire la c onfiance dont nous avons besoin; puis, nous sommes exposés au risque de «faire face» – au sens littéral – à un véritable «trouble de la personne». Sans cesse reformulé au moyen d’une prose qui se veut seule réponse possible à un monde qui n’offre que des motifs d’humiliation , ce trouble s’amplifie lorsque le sentiment que notre propre histoire ne nous émeut pas fait surface. «Je me souviens maintenant », commente Waldik suite à la description de cette prise de con science, puis, se justifiant, « mais c’est tout ce que je peux faire» 24. De quoi se souvient -il précisément ? Non seulement du choc d’avoir su se regarder avec les yeux d’un autre, d’avoir pu se reconnaître en tant qu’image de l’autre, mais aussi et surto ut de la surprise qui le prend, après l’énième entrevue avec Mac O’Mac – symbole d’un Occident aussi coupable que pervers –, quand il réalise que d’autres masques peuplent son cerveau, et qu’ils représentent cette fois les visages des s iens: Annihilant Mac O’Mac, je les r egarde, ne les analys e pas, ne les assimile pas. Tout au plus sais -je que j’ai été ainsi. Et bien plus tard, à Tizi Ouzou, place du Marché, je me vois assis en conteur public et, pour l’édification des blédards et des bourricots, contant ma propre histoir e. 25

Comme l’observerait Emmanuel Bouju, «le retour à la perspective du temps présent depuis l’arrière -plan de [l’Histoire] s’effectue [dans ce s quelques phrases] à travers le prisme de la mémoire ». À bien y regarder, celle-ci est «la catégorie subjective nécessaire par laquelle le récit écrit [l’Histoire], même s’il lui faut pour cela e mprunter à autrui ses souvenirs Pour cette citation et les précédentes, cf. M. Crépon, La Vocation de l’écriture. La littérature et la philosophie à l’épreuve de la violence, Odile Jacob, Paris 2014, p. 10. 24 D. Chraïbi, Les Boucs, cit., p. 90. 25 Ivi, p. 91. 23

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[nous n’avons pas affaire ici à un texte authentiquement autobiographique], ou simplement souffrir de leur absence ». Bien évidemment, la parabole que dessine Les Boucs est celle du « retour du passé, ou plus précisément de l a réversion du passé en présent »; c’est pourquoi l’écriture de Chraïb i «mime le travail archéologique de la mémoire, la découverte des fondations du présent, la reconsidération de soi, et contraint le lecteur à effe ctuer un mouvement analogue dans l’espace du texte». Ainsi, «r emémoration construite et reconnaissance permettent [aux mots] de déplacer le temps de l’histoire au plan du présent de lect ure»; ce qui permet, par conséquent, que «tout se passe comme si l’ana mnèse était consciemment conduite, neutralisée et extériorisée, pour être communiquée et éprouvée par le lecteur jusqu’à l’impératif d’une relecture, d’un retour en arrière da ns le temps romanesque lui -même» 26. C’est justement à rebours, par la réévaluation des aspects les plus complexes d’une écriture dont l’ obscurité est souvent intrinsèque à ce qu’elle raconte, que les changements de focalisation se chargent eux aussi de significations supplémentaires et que ce «nous » qui cherche à s’incruster dans le récit, entre autres pour en amplifier le champ d’action, demande à être considéré non seulement en tant qu’opérateur logique, mais aussi et surtout en tant que d ispositif apte à participer directement au processus de réception de l’œuvre. Extensif, mais au ssi «englobant», le «nous » des Boucs nous

concerne,

ce

dont

nous

sommes

obligés

de

prendre

acte

progressivement, et plus encore en relisant le texte; c’est un «nous » qui nous oblige à dire nous, réifiant le vieux constat selon lequ el la souffrance subie demande toujours à être déployée dans un milieu reconnu comme hostile, «ignorant du désastre », tout comme les stratégies discursives utilisées pour répartir les tâches d u témoin et, plus souvent, du «pris à témoin». Solliciter un tiers (en l’occurrence un lecteur) , «l’impliqu[er] dans sa cause» 27, c’est mettre en marche une série d’allocutions de taille à valider le Pour cette citation et les précédentes, cf. E. Bouju, La Transcription de l’Histoire, Presses Universitaires de Rennes, Rennes 2006, p. 64. 27 M. Bornand, Témoignage et fiction. Les récits des rescapés dans la littérature de langue française (1945-2000), Droz, Genève 2004, p. 9. 26

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matériel cognitif qui passe de l’un à l’autre; c’est chercher à constituer une chambre d’écho, un lieu -pivot de préservatio n de la mémoire où, pour qu’il y ait circulation d’idées, il faut qu’il y ait «aspiration à se comprendre» et «attente d’être compris » 28, où, pour que l’on puis se parler à raison d’entente, il faut que toute rencontre contienne l’approbation délibérée d’un ajustement. Celui-ci s’effectue – plus profondément que dans la langue – au niveau du langage. En effet, comme le suggère Janine Altounian, «traduire au monde étranger des normalement vivants le monde trop familier des [victimes] privées de parole » 29 signifie conquérir un vocabulaire approprié, assez connotatif pour dérégler toute association douteuse , donc en mesure de favoriser un débat qui ne soit pas «de circonstance ». Or, s’il est vrai que Chraïbi est peu d’actualité en ce moment, il n’en va pas de même de ses propos et, plus précisément, des modalités par lesquelles ils ont tendance à s’expliciter. Preuves en sont les innombrables polémiques suscitées dans les médias suite aux attentats parisiens de janvier 2015, mais également le dernier appel à contribution du Colloque International des Études Françaises et Francophones des XX e et XXI e siècles – bien sûr, dans un esprit complètement différent . Ne pouvant nous concentrer sur les première s (qui mériteraient un traitement à elles seules), en guise de conclusion nous nous contenterons d’évoquer ce deuxième document, accessible en ligne depuis quelques semaines. 30 Rédigé «en comité » – comme c’est souvent le cas des appels à contribution –, il invite à réfléchir autour des notions de « passage», «seuil», «porte» et «frontière » afin d’encourager toute analyse issue du postulat selon lequel l’une des fonctions les plus importantes de la lecture (donc de la littérature) serait «d’accéder [ou de faire retour] à l’univers tangible ». Tout en encourageant les éc hanges visant à redéfinir la «communauté » au sein des sociétés capitalistes les plus avancées, il privilégie des axes de B.-M. Duffé, La Sollicitation de l’altérité, in R. Dulong (sous la dir. de), L’Aveu. Histoire, sociologie, philosophie, Puf, Paris 2001, p. 262. 29 J. Altounian, De la cure à l’écriture. L’élaboration d’un héritage traumatique, Puf, Paris 2012, p. 5. Notons que les «victimes privées de parole» le sont, soit parce qu’elles ne sont pas physiquement en mesure de s’exprimer en public, soit parce qu’elles ne disposent pas des moyens intellectuels leur permettant de verbaliser leur expérience. 30 http://www.fabula.org/actualites/passages-seuils-portes-colloque-international-des-etudes-francaises-etfrancophones-des-xxeme-et_66856.php. 28

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recherche

qui

fonctionnent

«identité/métissage», résistance(s)»,

«espace

«espace

du

par

opposition :

public/espace soi/espace

«inclusion/exclusion»,

privé»,

collectif»,

« accélération/ flux« recueillement/”je”

collectif». Bien que l’énumération de ces pistes puisse facilement mener à des amalgames, leur choix et leur rapprochement ne sont sans doute pas hasardeux: ils relèvent aussi bien de la nécessité de s’interroger sur la place que nous occupons – y compris dans un périmètre institutionnel – que de l’incapacité de le faire sans recourir à une rhétorique aussi gênante que dangereuse. Dans un sens, c’est contre cette «rhétorique érigée en système» 31 que Chraïbi n’a cessé de se battre, refusant toute simplification par peur de tomber dans la banalisation ; c’est contre cette «centralisation des marges» (ou du discours des marges) qu’il a essayé de nous mettre en garde, dans Les Boucs plus qu’ailleurs.

Bibliographie Altounian J., De la cure à l’écriture. L’élaboration d’un héritage traumatique , Puf, Paris 2012. Barthes R., Le Degré zéro de l’écriture , in Œuvres complètes, t. I, Seuil, Paris 1993. Benchama L., L’œuvre de Driss Chraïbi. Réception critiques des littératures maghrébines au Maroc , L’Harmattan, Paris 1994 . Bonn Ch., Khadda N. et Mdarhri -Alaoui A. (sous la dir. de), Littérature maghrébine d’expression française , EDICEF/AUPELF, Paris 199. Bornand M., Témoignage et fiction. Les récits des rescapés dans la littérature de langue française (1945 -2000), Droz, Genève 2004 . Bouju E., La transcription de l’Histoire , Presses Universitaires de Rennes, Rennes 2006. Camus A., La Peste, Gallimard, Paris 1947 .

Cf. C. Michelstaedter, La persuasione e la rettorica, in Opere, Sansoni, Firenze 1958 (cette expression est reprise en plusieurs lieux du texte; nous traduisons). 31

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Cavarero A. , Relating Narratives. Storytelling and Selfhood , Routeledge, London-New York 2000. Chraïbi D., Le Passé simple, Gallimard, Paris 1954 . Chraïbi D., Les Boucs, Denoël, Paris 1955 . Crépon M., La Vocation de l’écriture. La littérature et la philosophie à l’épreuve de la violence, Odile Jacob, Paris 2014 . Delayre S., Driss Chraïbi, une écriture de traverse , Presses Universitaires de Bordeaux, Pessac 2006 . Duffé B.-M., La Sollicitation de l’altérité , in R. Dulong (sous la dir. de), L’Aveu. Histoire, sociologie, philosophie , Puf, Paris 2001 . Gans-Guinoune A.-M., Driss Chraïbi : de l’impuissance de l’enfance à la revanche de l’écriture, L’Harmattan, Paris 2005 . Halstead W. C., Brain and Intelligence , University of Chicago Press, Chicago 1947. Kuhn F., Expressions du collectif , p. 5 [texte inédit, diffusé à l’occa sion de l’annonce du colloque «Expressions du collectif : les formes du dialogue dans les écritures juives d’Europe centrale et orientale » (INALCO/Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle, Paris 5-6 juin 2015)]. Michelstaedter C., La persuasione e la rettorica , in Opere, Sansoni, Firenze 1958. Rothberg M., Multidirectional Memory, Remembering the Holocaust in the Age of Decolonization , Stanford University Press, Stanford 2009 . Rousset D., L’Univers concentrationnaire , Éditions du Pavois, Paris 1946 . Rubin Suleiman S., Le Roman à thèse ou l’autorité fictive , Puf, Paris 1983. Wiesel E., Célébration hassidique , Seuil, Paris 1972 . Wiesel E., Contre la mélancolie (Célébration hassidique II) , Seuil, Paris 1981. Wiesel E., Célébrations talmudiques , Seuil, Paris 1991 .

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