Blanche
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Ce matin
je note dans mon calepin : « fleuve : calmos », « ciel : mélo ». Dans 20 minutes je dois partir au travail mais, avant de me précipiter, je prends mon temps. Je bois mon café et je regarde les nuages noirs dehors. Une aube bleu fluo déchire le ciel par endroits. Je fixe le regard sur le nom de la barge qui passe de gauche à droite, et qui fait trembler le cadre de la fenêtre. C’est un nom de femme : « B l a n c h e 1 9 6 3 ». Je l’ai déjà vu passer celle-ci, je les connais toutes ! Dépuis des années je les observe. Un petit monde bien matinal s’agite déjà sur le bord : un homme se penche sur le cordage, une femme étend du linge, un chat s’étire sur une voiture attachée sur le pont du navire. Tout cela glisse le long de ma fenêtre, et disparaît, me laissant une sensation de bien-être, rassuré d’être bien amarré à quai. C’est justement sur un quai que je travaille, un quai de métro. Moi et Redon, mon pitt, nous sommes agents de sécurité à la Gare du Nord. J’habite dans une île sur le fleuve, au Nord de Paris. Quand je longe le quai en direction du pont, je retiens mon souffle, je m’entraine. Avant de traverser je gonfle mes poumons à fond. Je me prépare pour l’apnée prolongée que représente partir pour la journée, attraper le train de banlieue, me noyer dans l’agitation de Paris et finir échoué, avec Redon, sur un quai de métro.
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J’enfile mon blouson de Sécurité, je remonte la glissière et me sens un peu serré. Je me penche sur Redon pour lui fixer sa muselière et ma tête par ailleurs. J’essaie d’imaginer ce que peut être une vie sur le fleuve, une vie qui s’écoule doucement. Je ne me lasse pas d’écouter les histoires de mes voisins d’en bas, les bateliers à la retraite. Quand ils m’appellent pour un petit verre de blanc et une conversation, même s’ils radotent de temps en temps je ne me fais pas prier. Malgré l’illusion de placidité que donne une barge qui glisse, leur vie à bord à été assez rude. L’âge venant ils ont dû se résoudre à accoster définitivement. Et ils se sont installés dans cet immeuble devant lequel leur barge passait régulièrement. Ils ont, comme moi, un balcon qui surplombe la Seine. Comme eux j’aime ce fleuve et je ne pourrais pas concevoir ma vie ailleurs. Pas besoin de le répeter, j’adôre mon Ile. C’est un village paisible. Enfin, ça l’a été, jusqu’à il y a quelques mois…
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Le chaos, qu’on sentait grouiller dans l’autre rive, mainte-
nant a remonté par le pont et envahi tout par ici. Ces jours-ci, quand je marche, je regarde le sol. Si vous me voyez vous penserez que j’ai perdu quelque chose. Ma sérénité peut-être, ma patience sûrement…j’ai les yeux fatigués. Le spectacle des immeubles démolis qu’est venu perturber la paix de mon île a fini par m’atteindre. Le chemin est jonché d’obstacles sur les quels je risque de me prendre les pieds tous les deux mètres : des pans de chaussée casées, ou un bout de béton oublié sur le trottoir, un panneau de déviation renversé. Partout la chaussée est éventrée laissant les tripes de la ville à l’air : tubes rouges et bleus, monceaux de tarmac. On nous « fibre », on nous « tramme », on nous « relie ». Moi, qui n’avais aucune envie ni besoin de tout cela, je suis, agacé, ces travaux qui avancent trop lentement. Mon unique soulagement : des nouveaux terrains vagues remplacent peu à peu les taudis pourris que je pensais éternels. Cela est une bonne nouvelle ! Sur-tout pour la végétation qui reprend ses droits avec vigueur. Des petites jungles instantanés poussent pendant la nuit, ici et là derrière les grillages. Le matin je le découvre, tous prêts, avec leur lot complet d’arbustes, graminées, ronces et fleurs, d’abeilles et de papillons. Je déniche aussi des clefs et des marceaux de miroirs, entre les débris urbains.
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Je profite aussi pour consulter le fleuve : surface, couleur, formes des ondes sont des signes qui prédisent la qualité de ma journée à venir. Redon aussi sait lire dans le fleuve. Nous avons un petit catalogue personnel de signes : fleuve vert et piqué, redoubler d’attention aux pickpockets, le fleuve lisse et bleu, pas trop de soucis en vue. Parfois le fleuve est plat et mystérieusement muet, alors mon chien se plaint et me jette un regard désabusé… Plus loin je passe par l’endroit ou poussait le saule pleureur, à coté de l’entrée de la Gare. Ce vaillant saule avait été cassé net durant la grande tempête de 1999. Héroïque, il avait survécu et dix ans après il était redevenu solide et bien branchu, me donnant une leçon qui valait mieux que mille paroles. Il était un sort d’ami pour moi. Le chagrin m’a étranglé quand je l’ai découvert un matin coupé en rondelles par la scie d’un agent BTP. Une vilaine chaussée est venu transformer ce lieu, plein de magie, en un arrêt de bus. Même Rédon refuse de s’arrêter pour laisser sa trace sur ce lieu sans âme. Traversant le fleuve, le matin, je pense à ce genre de choses. Je pense aussi à ma voisine. C’est sur le pont, justement, que je l’ai vue la première fois.
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Blanche C’était en août dernier, la nuit du lancement des «travaux ». La ville faisait la fête sur le pont. D’un côté du pont deux musiciens jouaient quelques notes d’accordéon, et à l’autre bout, le Maire et ses Techniciens tentaient de rassurer les inquiets sur le sujet brûlant : la fermeture du pont, prévue dès le lendemain. Les curieux s’agglutinaient devant les panneaux de renseignement cherchant un peu d’information sur ces travaux et leur durée. Des familles attendaient ensemble que le soleil se couche. Dans les conversations, avec une émotion partagée, on essayait d’imaginer ce que serait notre vie sans pont. A l’écart de ce bruit, une femme blonde était accoudée à la rambarde. La nuit tombait enfin et quelques rayons étaient restés attrapés dans ses cheveux qui clignotaient d’une lumière phosphorescente comme une grosse luciole. Cela ne paraissait surprendre personne, juste moi. Elle regardait l’eau en bas fixement…il y avait quelque chose d’étouffé, de muet, autour d’elle. Curieux de voir ce qui pouvait bien la captiver autant je regardais aussi par-dessus la rambarde. L’eau était lisse, parsemée de tâches parme et orange, reflets de petits nuages de fin de journée estivale. Quelques bulles d’air remontaient à la surface ici et là, dessinant de paisibles ondes.
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Blanche Les mouettes «de ville» rasaient l’eau cherchant à attraper un de ces pauvres poissons parisiens qui buvaient la tasse, à moitié asphyxiés, dans l’eau tiède de La Seine. Médusé par le halo emmêlé dans les cheveux blonds, j’espionnais du coin de l’œil les moindres mouvements de la femme qui ne bougeait pas ; une vraie statue. Trois enfants l’appelaient un peu plus loin : « Maman, maman ». Elle ne répondait pas. Vers 23 H, le speech du Maire, un peu épuisé, nous donnait rendez vous dans deux ans. Deux ans !!! Un « Oh ! » général s’échappa de la foule… et alla se perdre dans le noir… comme la musique. Les parents fatigués ramassèrent leurs enfants, les musiciens leurs instruments et, le Maire, ses Techniciens et ses panneaux. Pas mal de personnes restaient à bavarder encore et la fête sur le fleuve se dissolvait, mollement. J’ai vu la femme blonde se faire envelopper et emporter par un petit groupe de gens, que j’ai suivi jusqu’à ce qu’ils rentrent dans ma cité. Depuis ce soir là je guette ma voisine. Je suis intrigué. J’invente des tas de raisons pas croyables pour m’expliquer qu’est ce qu’elle peut bien faire par ici. J’ai demandé discrètement son
nom aux voisins d’en bas… Chaque fois que je sors je la croise. A tel point que, en passant le portail de mon immeuble, je pense en haute voix : « Voyons…où est Blanche ? ». Comme dans le livre illustré de mon petit frère où le bonhomme au pull rayé se trouve caché dans chaque page… je souris, amusé, dès que je la trouve dans le paysage. Elle détone dans cette banlieue délabrée. Des fleurs beiges estampillées sur sa robe de coton, s’envole un parfum. Comme Redon, j’oriente mon nez pour mieux sentir. Redon s’en fout, moi je rêve. Je consigne l’odeur fleuri dans ma tête, je l’étiquette : fleur, pivoine. J’ai envie de lui dire : « Excuse-moi, madame. Il s’apelle comment ton parfum ? » Mais non… je sais que ça ne se fait pas…
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se promène souvent avec ses deux garçons et sa fille. Ils la suivent sagement sur l’étroite bande d’herbe du bord du fleuve. Les garçons se chamaillent et jettent des cailloux dans l’eau. J’ai un peu peur, ils pourraient facilement tomber dans l’eau. Leur mère ne semble pas s’en préoccuper. Elle prend la main de la fillette qui lui ressemble beaucoup. Petit visage entouré de deux nattes blondes et parsemé de tâches de rousseur de chaque côté de son nez… mais il a quelque chose d’autre. Il y a un trait ou deux sur ce visage que je ne comprends pas tout de suite. Ce samedi en revenant de mon jogging, je les ai encore croisées. Tout en m’efforçant d’être discret, je me suis attardé sur la fillette avec un peu plus que de la simple sympathie. Elle me sourit sans me prêter plus d‘attention. Mais sa mère leva les yeux et me traversa d’un regard … insondable. La honte retomba sur moi comme une pluie, j’ai remonté ma capuche, j’aurais voulu disparaître dessous, j’aurais voulu lui dire : « Pardonne-moi, madame ». Mais de quoi ?
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Les travaux
dans la ville ont repris après une petite accalmie hivernale. Le pont est barré depuis des mois. C’est vrai que c’est calme de ce côté-ci, il n’y a pas de voiture, mais sur le pont règne une sorte d’effervescence. Toute l’énergie se concentre dans ce trait qui relie une rive à l’autre. A l’heure de pointe, le soir, toute la rive droite s’agglutine à l’entrée et se met en file pour pouvoir traverser. Une fois de l’autre coté, cela s’éparpille de nouveau... A l’pproche du pont je deviens tendu. Je suis pris dans un flot dense de gens et objets qui y circulent. Plus de possibilité, comme avant, de m’atarder sur les barges qui passent au dessous, de me demander si les dunes de sable blanc, gris ou rouge, qui les remplissent amortiraient plus ou moins bien ma chute si j’atterrissais sur elles… Le pont est encombré des gravats et bâches et des hommes qui font du bruit avec des marteau-piqueurs. Le trottoir est réduit, trop étroit pour le nombre de gens, vélos et poussettes qui l’empruntent. On s’y frotte, on s’y pousse, dans toutes les langues on râle ou on s’agresse, tour à tour… On se bat pour passer…On s’est battu aussi pour défendre notre vieux pont qui n’a aucune vocation à accueillir une voie de Tram.
Les compagnies de Travaux Publics l’auraient vite fait démoli pour faire un nouveau plus large, et plus moche. Nous avons résisté, nous voulons le garder notre joli pont. Notre cause l’a emporté. On doit, maintenant, être patients. L’été approche. Cela fait trop longtemps que je n’ai pas croisé Blanche. « Où est-elle ? ».
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Je ne la voyais pas depuis des mois et aujourd’hui, je l’ai aperçu sur le bord du fleuve. Elle brillait au soleil comme un coquelicot. On aurait dit une vedette de ciné. De ses rideaux entrouverts s’échappe la musique à nouveau ! Elle chante…sa voix de mezzo flotte dans notre tour. Des œillets et des géraniums réapparaissent à ses fenêtres, le rouge a inondé sa maison… carmin éclatant de la grenadine qui afraîchit ses enfants, rubis profond du Brouilly, qui la réchauffe elle.
Ces jours-ci je croise de nouveau Blanche en promenade. Elle fait des petits pas, elle piétine un peu sur le sol gris. Sa robe rouge se gonfle avec le tourbillon du vent tiède qui se lève de la chaussée. Ses enfants la suivent comme toujours. Si la tristesse l’a fait pâlir, d’où vient alors le teint rose de ses joues ? Les regards des curieux s’attardent maintenant autant sur la figure de la fillette que sur celle de la mère.
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Le soleil
reste épinglé là-haut, dans le ciel sans nuage de fin d’été… il réchauffe la fenêtre de Blanche d’une lumière orange. Le matin, elle amène ses deux garçons au Centre aéré, d’un petit pas mal assuré, trébuchant parfois. Un orage éclate et les grosse gouttes l’obligent à se mettre à l’abri. Blanche et sa fille s’assoient au café pour un Orangina et un vodka. Septembre arrive et je vois Blanche devant la porte de l’immeuble avec sa fille et son petit sac à dos. El attend un transport scolaire de taille moyenne, avec un autocollant spéciale sur le pare-brise. Des enfants trisomiques de tous âges, font des signes par les vitres. Elle aide sa fille à grimper dedans. Le car l’emmene à sa nouvelle école. Elle fait un signe de la main et reste là jusqu’à ce que le car soit hors de vue. Les jours d’automne s’écoulent comme la pluie fine, gris et indolents, dans l’attente. Cette nouvelle solitude a du rendre Blanche encore plus triste. Elle avait laissé son travail de côté pour s’occuper de sa fille et maintenant Blanche ne trouve pas d’autre chose à faire que d’attendre qu’elle rentre. J’ai été surpris de la voir à une petite table du bar tabac en face du pont.Elle prenait un verre de boisson blanche pour passer les matins gris… ce n’était sûrement pas de l’eau.
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C’est de nouveau l’hiver. Les travaux sont terminés et ce weekend le maire va nous faire un speech. Le pont brille comme une guirlande de Noël. La ville est impatiente de voir cela. On va fêter l’ouverture du nouveau Tramway.
Blanche attend le car. Sa fille dessine des «8» sur la neige
qui est tombé toute la nuit. C’est rare à Paris. Il fait froid et elle n’a pas de bonnet. Ses cheveux blonds virevoltent au gré du vent joueur qui déroule son cache col. Elle ne semble pas s’en inquiéter. J’ai su par un voisin bavard que son mari est parti dans un long voyage, et il a emporté les garçons avec lui. Elle porte un sourire qui aurait voulu s’envoler aussi, comme un dernier pétale, mais non…
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