Le rendez-vous
Le rendez-vous
15H55. Samia sort dans la rue et traverse le square sur sa diagonale. L’air glacé la saisit. Elle marche vite car elle doit être chez Mr Barthe à 16h30 pour l’aider à préparer son diner. Mr Barthe est un de ses quatre clients. C’est un vieil homme qui souffre de la maladie de Parkinson et qui est très handicapé. Mais là, elle sort de chez Armel à qui elle a donné un bain et préparé une tasse de thé au lait et un gouter. Armel est aussi une vieille cliente qui perd pas mal la tête. Samia se dit que cela semble empirer et se dépêche. Il faut vite traverser le square Geyter pour arriver au pont de l’ile Saint Denis. Au printemps le square est assez joli. Samia aime passer sous les deux marronniers géants qui se tiennent de chaque côté de la porte en ferronnerie de l’entrée. Ils ont été élagués si court, elle se dit, que les bourgeons semblent sortir en pleurant tant cette coupe parait cruelle. Mais ça ne doit pas être le cas car en été les deux arbres littéralement explosent de vert et leurs branches s’étendent jusqu’à se toucher. Ils dessinent une jolie voute verte ou niche une tribu de perruches qui font un bruit d’enfer. Elle regarde les perruches vert jaune et se demande où elles peuvent bien vivre le reste de l’année car en hiver dans ce
square, seul le gris du bois nu reste ainsi que le silence. Samia fait ce même parcours depuis bien des années. Ses clients l’attendent à des heures précises. Ils ont besoin de son assistance et comptent sur elle pour faire leurs courses, cuisiner leurs repas, les aider à se laver, à se lever ou se mettre au lit. C’est un travail assez lourd. Elle peut vous le dire si vous le lui demandez. Elle vous dira aussi qu’elle est fatiguée et qu’elle prend de l’âge. Mais toujours avec un sourire sur le visage et un éclat dans les yeux qui vous invite à échanger deux trois mots gentils. Comme chaque jour Samia traverse ce square pour aller de chez Armel à chez Mr Barthe, puis vers chez Charles, et puis elle marche encore plus loin jusqu’à chez Mme Deborah. Ensuite elle fait le chemin en sens inverse pour un second tour de visite. A 16h exactement elle rentre dans le square ajustant son écharpe que le vent vient d’enlever. Un vent d’hiver taquin qui souffle sur les arbres et décroche quelques feuilles noires qui restent encore sur les branches. Emportées par le vent les feuilles s’envolent et se mettent à tourner. Samia sait pertinemment ce qu’il va se passer alors...
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Ca commence toujours pareil...
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Ca commence toujours pareil un bourdon dans son oreille fait du bruit comme un tambour, fait des allers-retours. Il échauffe ses osselets, et finit par lui faire mal, elle déteste cet animal. Puis le bruit se multiplie, par deux par quatre par quinze, sa tête se remplit des voix qui se mêlent à la transe, d’abord gentils et puis violents, ils s’emparent de sa science. Rien dehors et rien dedans; toile, voile, poil, rien de rien, tut tut tut, hier, demain, tut tut tut, tais-toi-écoute, TAIS TOI et marche, nulle rive, rien arrive, nulle sortie, rien que dérive.
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Ils s’accrochent à son écharpe. « Tut-tut-tut», ces mots-tatou. « Tut-tut-tut», ces mots qui marquent. Ces mots qui picorent son crâne, parlent, parlent, ça trépane. Elle ne comprend pas ce qu’ils disent ni l’obscur de leur emprise, ni pourquoi elle autorise cette journalière méprise. Mais elle sait qu’ils parlent d’elle, et tous les jours le même malheur martyrise sa cervelle, ça dure un petit quart d’heure.
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Elle accélère vers la sortie du square.
Soudain il se passe quelque chose : les mots décident de partir. Ils essaient désespérément de se détacher, ils se battent, ils tirent sur le foulard qui se noue autour de son cou. Samia ralentit un peu … elle se donne un peu de temps pour retrouver son souffle. Puis elle reprend sa marche rapide. Elle doit traverser le pont pour aller de l’autre côté de la Seine, Mr Barthe l’attend pour son diner. Ce soir il aura des saucisses. C’est vendredi et aujourd’hui il y avait marché à Saint Denis. Samia y est allée rien que pour lui. Elle sait que Mr Barthe adore les saucisses.
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16h15 Le vent sur le pont finit de la libérer des ses derniers oiseaux noirs. Soulagée elle s’arrête un instant. Elle se penche pour regarder l’eau en bas, des mouettes jouent à « glisse et plonge », un bateau mouche déjà disparu a laissé un ensemble de vagues qui se mêlent à celles laissées par les mouettes, les courbes se mêlangent. Ou s’additionnent-elles ? Tout cela lui évoque quelque drôle mystère mathématique. Elle sourit. Elle aime les mathématiques. Elle aimait les mathématiques à l’université il y a longtemps, en 1975. Elle suivait des cours à la faculté d’Alger. Elle n’avait pas pu finir son diplôme. On l’avait forcée à se marier avec un homme qu’elle ne connaissait même pas. Il l’avait emmenée en France et lui avait pris son passeport ainsi que son destin. Quelques années après, il lui avait rendu son passeport et sa liberté. Elle avait trouvé ce travail d’Aide de vie et ce travail l’avait aidée à reconstruire sa vie à elle. Aujourd’hui elle est autonome, elle a son appartement et elle ne se considère pas malheureuse. C’est juste que chaque jour, entre 16h et 16h15, elle a un rendez-vous avec des oiseaux noirs…
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