La luciole

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La luciole


La luciole qui brillait en plein jour


Une petite boule brune, sans aucun signe particulier :

six pattes, deux antennes, deux paires d’ailes. Ce petit être sans histoire c’était moi. Ni douée ni très jolie, mais tout compte fait assez heureuse. Ma vie se déroulait paisiblement, quand un événement de nature électrique me bouleversa et me sortit périlleusement de mon insouciance. Un jour de printemps, je me baladais au ras des herbes, rêveuse, frôlant les pâquerettes qui tapissaient le gazon tout nouveau. Les yeux mi-clos à cause du soleil brillant, je me réchauffais les ailes. Ce jour de mai, je disais… Moi, qui ne perds jamais de vue l’horizon, qui suis si prévoyante et si prudente, je n’ai pas soupçonné un instant l’aventure qui m’attendait un peu plus loin dans ce champ de trèfles.


La luciole qui brillait en plein jour



La luciole qui brillait en plein jour

Un criquet à lunettes rondes s’avançait vers moi, faisant

de grands bonds et chantant à tue-tête. Curieuse, je me suis approchée pour mieux voir le joyeux lascar. Il s’arrêta et pencha vers moi ses longues pattes pliées. Je reculais de 4 coups d’ailes. Il m’inspecta d’un air amusé à travers ses verres. Sans s’arrêter de chanter, il baissa la voix, m’invitant à m’approcher pour l’écouter. J’étais tout près, il chuchotait maintenant. J’étais si près, que nos antennes se frôlèrent… Et ZWOOP! Une étincelle et un petit éclair me propulsèrent brusquement en arrière. Je fis un vol plané et je finis, assommée, sur une feuille de dent-de-lion qui par chance amortit ma chute. En me relevant, je ressentis une démangeaison sur tout le corps. J’ai cru, tout d’abord, que c’était les orties que je voyais autour. Mais non ! Je commençais à devenir cramoisie, comme brûlée par le soleil. Une drôle de chaleur m’envahit et soudainement une petite lumière blanche jaillit du milieu de ma poitrine.



La luciole qui brillait en plein jour

Le Criquet étonné, s’exclama en souriant :

«Comme tu es belle ! Petite luciole, tu sais que tu brilles en plein jour ?» Et puis il s’approcha et me dit tout bas : «Fais attention ! Tu vas faire rager le soleil de jalousie.» Je dois reconnaître, par mes deux antennes, que ces mots flatteurs me firent rougir et briller davantage. Voilà mon histoire. Ce jour-là je découvris ma vraie nature. J’étais une lampe vivante! Magique !



La luciole qui brillait en plein jour


Le

soir, mon halo avait encore grandi. Il s’étendait alors jusqu’aux quatre coins du jardin. Cette ambiance féérique mit les habitants du jardin d’humeur festif… Il y eut un banquet! On étendit sur le sol une grande nappe décorée de fleurs de lin et de perles de rosée scintillantes. Une compagnie de fourmis cuistots apportèrent l’entrée: de la terrine de menthe sauvage et des grains de pollen rose; et la boisson : du nectar de clochette. Les abeilles, disciplinées, s’occupèrent du dessert: des délicieux fondants de coeurs de pâquerettes en sirop de gelée royale arrivèrent par les airs. Et bien sûr, il y eut de la musique! Le criquet n’eut aucun mal à rassembler un groupe de cordes et de vents, n’ayant que l’embarras du choix parmi les insectes qui sont des musiciens émérites, et à faire danser ensemble même les mille-pattes et les cloportes, les faucheux et les papillons.

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A l’aube les convives fatigués dormaient un peu partout entre les feuilles ou cachés derrière les écorces d’arbre décrochées. J’attendais le jour pour me reposer. Mais à ma grande surprise, j’ai constaté que je ne pouvais pas m’éteindre. Ni me rouler dans la rosée, ni secouer très fort mes ailes et mes antennes, pas plus qu’avaler le jus de trois clochettes d’affilée eurent le moindre effet. Je continuais à briller, et de plus en plus fort.

Le soir venu, la fête reprit. Le spectacle joyeux me fit oublier toute préoccupation. J’étais heureuse de voir le jardin s’animer autour de moi. Cette nouvelle fantastique se dispersa comme un feu d’artifice, bien au-delà du jardin. Des fêtards curieux arrivèrent de tous les coins de la contrée: des scarabées noctambules, des petites grenouilles soprano, des renards désireux de voir ce soleil de nuit, des taupes et quelques chauve-souris mélomanes. Les insectes, émerveillés de voir leur petit coin de jardin ainsi illuminé, voulaient me remercier. Je fus couverte de cadeaux.


Tant

d’honneurs alimentèrent encore ma flamme. Comme je commençais a avoir franchement chaud, une libellule m’offrit de l’eau de la rivière qu’elle fit voler en nuage de gouttelettes d’un battement de ses ailes. Les petites gouttes dansèrent dans la lumière en milliers de prismes. Je fus alors baignée d’une pluie rafraîchissante qui apaisa ma fièvre un moment. J’étais enchantée avec ces évènements et je m’abandonnais volontiers, et sans réserve, à ce feu qui me brûlait. Et ce fut ainsi pendant quinze jours et quinze nuits! Je me tenais là, sur un lit de mousse au milieu de la clairière, baignée d’une lumière orange, belle et désirée mais épuisée. Plus de force pour manger ni boire, ni pour dormir. Je commençais à me demander si ça allait durer encore longtemps… Ce que vous ne savez pas c’est que mon histoire n’est pas extraordinaire comme je l’appris de la vieille luciole qui vint me sauver d’une destinée brûlante.

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Imaginez

une petite bestiole brune et fripée, six pattes, deux antennes, deux paires d’ailes comme moi, une cape foncée cachant son visage et sa poitrine. Elle me parla d’une voix douce : «Tu as l’air bien fatiguée… De tant briller, tu risques de te consumer comme une bougie. Ah, les lucioles! Petites têtes brûlées. J’ai du travail à cette époque de l’année avec les lucioles ensorcelées.» Je ne pouvais plus ouvrir les yeux d’épuisement, mais je l’écoutais avec toute mon attention. J’essayais de me redresser. Elle posa sa main sur mon front. «Je sais! Dit-elle. Ton coeur est rempli de joie.» Et dans un soupir elle ajouta: « Mais tu ne dors ni ne manges plus. Tu vas tout droit vers ta perte…»


Elle

sortit de dessous sa cape une règle en cristal bleu: «Un luciomètre, m’annonçait-elle.» Elle fronça les sourcils: «Voyons ...15 dégrés ... hum ... La couleur de ton halo indique que ça fait 361 heures que tu brilles sans répit.» Au lieu de m’inquiéter ces mesures m’amusaient. Je me redressais péniblement: «C’est vrai, je vois bien que je brûle. Mais tu sais, j’ai enfin la sensation d’exister. Je voudrais briller pour toujours.» Et j’ajoutais, avec un peu de tristesse, en soupçonnant d’avance ce qu’elle allait me dire: «Tu veux me sauver mais faudra-t-il pour cela m’éteindre?» Même enfiévrée je n’avais pas perdu ma capacité de réfléchir, et je me rendais compte de ma situation.

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Mais

j’avais tellement peur! Peur qu’en laissant partir ce feu qui me réchauffait, on me retrouverait le lendemain, tel un petit bout de bois mort, dans un coin du jardin. Ne valait-il pas mieux finir en petite bûche et brûler jusqu’au bout? La vieille luciole lisait dans mes pensées. Elle chercha de nouveau dans sa cape et sortit une fiole en verre remplie d’un liquide mauve portant une étiquette: «remède de secours». «Bois !», dit-elle. Je fis une moue de dégoût devant cet étrange breuvage et je demandai ce que c’était. «Ce sont les larmes des lucioles, des amoureuses éperdues qui, comme toi, ont brillé trop fort et sans repos. Bois, ça calmera ta soif! Tu oublieras le goût amer et tu te sentiras mieux.»

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Elle ajouta en réponse à mon regard inquiet :

«T’éteindre semble effrayant, petite luciole? Aie confiance et laisse partir ce feu qui te consume!» Elle s’approcha encore et dit en secret : «Pas besoin de rendre le soleil jaloux.» Et tout doucement elle ouvrit sa cape brune et me laissa voir… Mes yeux grillés de tant de manque de sommeil ne croyaient pas ce qu’ils voyaient… A travers sa peau un peu fripée, une galaxie de petits points colorés illuminés de l’intérieur tournaient lentement, se rassemblant en un point, puis s’éparpillant dans sa poitrine de façon rythmée, tic-tac, tic-tac.


Je

sentis une brise se lever... cela me rafraîchit le corps. Je lui dis tout bas: «Comme tu es belle !» L’aube ne tarda pas à arriver. La lueur qui se dégageait de mon corps s’adoucissait au fur et à mesure que le jour se levait. Le matin, délivrée et calme, je cherchais un endroit tranquille pour dormir. Croyez-moi, j’avais drôlement de sommeil en retard! De petites boules brunes, six pattes, deux antennes et deux paires d’ailes, pas très intéressantes a priori, quoique maintenant tu connaisses leur histoire... En été, quand le soir tombe regarde de plus près dans le jardin. Entre les clochettes, tu découvriras peut-être de petits lampions vivants pleins de magie, des lucioles amoureuses, des merveilles! Et si tu tends l’oreille, un peu plus loin tu pourras distinguer la douce mélodie des cordes et des vents et les cantatrices. Criquets et grenouilles… en concert.

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Solange Tredinick Š 2009 www.tredinick.com


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