Le chemin

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Des

rangées des cerisiers qui remplissaient ce lieu autrefois il ne reste que quelques arbres. Aujourd’hui le dojo semble absent au milieu de ces quelques hectares de terres entourées de forêt. Les sapins se mélangent aux potagers. Au centre, dans une grande clairière, des baraquements en bois modestes gardent encore le souvenir de l’esprit y qui régnait, une sorte de grâce austère y demeure, mais dans un état de délabrement qui confirme que tout ceci vient d’une autre époque. Un vent taquin s’engouffre dans les cuisines des petites maisons aux portes coulissantes et remplit de feuilles, encore et encore, la cours en graviers blancs. Entre les arbres, un peu par tout, des fils à tendre le linge chargé du coton blanc qui s’envole. Le vent en tourbillons défait les tas de feuilles balayées, avant qu’elles aient eu le temps d’être ramassées, devant les yeux résignés de celui qui tient la pelle. Car les gens qui habitent ici encore acceptent avec patience les histoires de feuilles et du vent, et des saisons et de la nature qui se semble se moquer d’eux.


Pendant le jour, cette ferme fourmille de paysans assez

rustres. Ils s’agitent dans tous les sens, dans un travail sans fin. Ils retournent les cailloux et ramassent les feuilles, ils taillent les troncs et balayent la poussière en silence. Seule résonne une voix qui lance des ordres. C’est le maître qui crie et les gens courent obéissants: il faut remettre la forêt qui entoure le temple dans un état impeccable. La cérémonie est dans à peine quelques jours. Mais après la journée… Dans le secret et protégé par la nuit qui tombe, l’endroit se transforme. Ils ressurgissent tous alors dans des habits d’un blanc éclatant. Des amples jupes noires dissimulent leurs pas, ils glissent sur le sol. Ils se croisent et se saluent. Ils se retrouveront dans une grande pièce pour se mesurer, dans un rituel répété chaque nuit à l’heure exacte. Ici on célèbre les histoires de guerre comme en témoignent les brefs poèmes gravés sur les troncs des arbres un peu partout. Mais surtout ici s’étudie un art qui enseigne à dompter la violence et montre le chemin de retour vers la paix.


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Dans

cet endroit interdit aux yeux profanes, entrent seulement des êtres d’exception. Et entre eux, un, petit et trapu semble le plus modeste de tous. Son aspect dissimule parfaitement sa vraie nature car à la tombée de la nuit, il est le maître incontesté. Lui seul entre par la grande porte et allume les bougies de l’autel. C’est lui qui déclare avec une prière de remerciement l’ouverture de la séance de travail. À son arrivée, tous les autres baissent le regard. Chaque nuit, il retrouve vingt sages et vingt apprentis rangés en quatre lignes et inclinés en signe de respect, jusqu’à ce qu’il donne l’ordre de relever la tête. Sa présence remplit la salle, il semble capable d’écraser les novices contre les murs. Les novices attendent le signal. L’énergie vibre, l’espace se tend, comme élastique tendu à craquer…Les travaux commencent… Sans dire un seul mot chaque novice court saluer un gradé qui cette nuit l’acceptera pour l’initier dans son art. Des gestes qui sembleraient être une espèce de « pas de deux » tantôt doux tantôt brusque. Pendant ce travail les secrets se transmettent avec parcimonie, pour être entendus et compris par ceux qui ont acquis le droit d’apprendre. Cela se passe comme ça, parfois dans le calme, parfois avec brutalité. Quoi qu’il en soit, personne ne sort de là sans marque.



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Quant

à moi et ce que je fais ici…on pourrait dire que cela n’a rien a voir avec le précedent mais oui… Je suis une petite termite et c’est à peu prés tout ce que je sais sur ma nature. Ce n’est pas si mal déjà , j’en conviens ! Mais… Je suis une termite sans « définition ». Cela arriva le jour où l’on devait nous changer de couveuse, comme on fait avec tous les bébés termites. En générale ces choses là fonctionnent comme du papier à musique. A la 653 ème heure de vie du poupon, il faut le passer de la chambre couveuse n° 3 à la n°4, pour l’étape de « différentiation ». Les « nourrices » chargées de gérer les procéss de l’enfance sont choisies par leur méticulosité pour mener à bout ces gestes pointus qui nécessitent la plus grande exactitude. Mais voilà ma chance ! Les deux « nourrices » qui transportaient les paniers remplis de poupons, ce sont percutées et je suis tombé d’un de paniers, mais le quel ? Toute confuses, elles ont cherché partout ma bague d’affectation mais elles ne l’ont pas trouvé. C’est comme ça ! on n’ai jamais su si j’étais tombé du panier des petites larves soldats ou des petites larves ouvrières. Je suis, ainsi, devenue un être en attente de sa « définition ». être fixé, je dois patienter.


Pour en être fixé, je dois patienter. « On verra quel genre d’ailes te pousseront sur le dos ou quelle taille auront tes antennes à l’age adulte » me disaient les aînées pour me consoler. Mais entre temps je suis ballottée d’un quartier à l’autre, zone militaire ou zone domestique, nulle part vraiment à ma place, toujours une étrangère. J’ai grandi donc avec la certitude d’être quelqu’un à part. Pas ceci - pas cela, pas ici - pas là bas. Nulle part vraiment à ma place. « Où alors ? » la question me brûlait comme une flamme puissante. L’indéfinition me remplissait d’une colère triste. Je devenais impatiente et agressive. Je décidais de m’en aller chercher seule ma réponse, trouver enfin mon chemin. C’est un endroit qui ne figure sur aucune carte. Peu de gens le connaissent. J’ai cherché longtemps. Le vent froid le protège et vous emporte ailleurs. J’étais presque à bout de force quand je suis arrivé devant la porte. J’ai salué et dit mon envie sincère d’apprendre. Après m’avoir regardé et mesuré attentivement les mains, on m’a laissée rentrer.


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On m’a donné un bâton en bois blond, un balai au man-

che en bambou, un couteau pour éplucher les légumes et un pinceau de calligraphie, les quatre instruments pour apprendre à bien faire les quatre tâches qui correspondent au dernier des apprentis. Pendant un an, j’ai balayé les graviers blancs comme on m’a montré, matin, midi et soir, de gauche à droite, en poussant les petits cailloux, et en dessinant des rangées de lignes courbes, des vagues très harmonieuses qui seraient piétinées 10 minutes plus tard pendant les pratiques d’armes. Pendant un an, j’ai épluché des légumes, dans la cuisine, midi et soir, en enlevant la couche de peau le plus finement possible, en couche translucide, d’une épaisseur qui laisse passer la lumière, comme on m’a montré. Pendant un an, j’ai dessiné des idéogrammes à l’encre noire, pour apprendre les noms des exercices, des choses et des gens. En échange de ces services, pendant un an, on m’a appris à me servir de mon arme, mon bâton de bois. Une heure par jour, à l’aube, sous le soleil ou sous la neige, répétant inlassablement les mêmes gestes, jusqu’à ce que la pensée cède et que le corps accepte.


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À

la tombée de la nuit, depuis ma cuisine, derrière une montagne de légumes à éplucher, je voyais passer les autres dans leurs habits, et je rêvais du jour où je serais prête et ils m’accepteraient dans cette salle. Pendant que je préparais le repas, j’entendais les cris puissants et je pouvais distinguer la lueur jaune du feu à travers les portes en papier de riz qui restaient toujours fermées. J’avais presque oublié la question qui me brûlait, quand… Il s’était passé en effet presque un an depuis mon arrivée. Je ne sais pas quelle raison décida le maître à m’inviter aux exercices du soir, peut-être des ailes que commençaient à se dessiner sur mon dos ? Je me suis retrouvée là, ce premier soir, figée de peur. Devant moi, un mur de muscle en jupe noir qui ne me regardait même pas. Je savais pertinemment qu’il pouvait me démembrer avec deux de ses doigts, mais la gentillesse se dégageait aussi de lui me permit de croire que je pourrais y arriver…

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Le chemin Première leçon : morote dori et arrêter de penser, écouter et regarder. Il me prit le bras avec ses deux mains, un peu mollement pour mon goût. Je craignais qu’il ne me prenne pas au sérieux à cause de mon poids trop léger et je lui demandais de me serrer plus fort. Il me regarda impassible et d’un petit geste, il pressa sur mon bras vers le bas et me força à me mettre à genoux, le nez écrasé au sol, le coude meurtri… Honteuse, je me suis relevé avec une moue de douleur. « Tu m’as demandé de serrer plus fort », me dit-il en riant. Je n’ai rien répondu. Je fus rassurée par un sourire bienveillant de sa part. Et j’ai eu par la suite droit à quelques explications muettes, auxquelles j’ai prêté toute mon attention, des secrets qui passent du maître à l’élève, dans un flux naturel, tel un ruisseau qui coule. Leçon numéro deux : kokyu ho et la spirale. Il me tendit la main droite, le poing fermé. J’ai pris son poignet, il s’est tourné vers la gauche, le bras droit derrière son dos, son bras était droit et détendu…pour me montrer comment il ne fallait pas opposer de résistance, aucune raideur. Je n’y m’attendais pas, quand, comme disloqué et sans mettre aucune force, il s’est retourné en spirale vers la droite et


son bras s’est levé sous mon cou, les mains et les doigts ouverts comme les rayons du soleil, et je fus projetée en douceur par terre. En douceur… mais le sol me parut dur. Il faut apprendre à tomber, difficile et pas naturel quand on a passé toute ça vie à se garder de tomber, de peur de se faire mal. Leçon numéro trois : shomen uchi nikkyo et la respiration A sa demande j’ai frappé de face, il détourna mon coup et me prit le bras par le coude et le poignet, et, après une brusque rotation en spirale vers l’avant, je me suis retrouvé pliée, regardant le sol le bras saisi, puis une jambe de mon adversaire avança et rentra dans moi, me fit tomber à plat ventre par terre. Il tourna autour de moi en deux pas, ma main bien prisonnière de la sienne et en un instant je sentit que mon bras était poussé vers l’avant et j’étais immobilisée. Je gémissais de douleur. Pas intérêt à bouger sous peine de me casser. Je l’entendit dire : « Tant que tu bloques ta respiration, tu as mal. Laisse partir l’air de tes poumons, souffle… et tape le sol quand ça devient inconfortable. » Obéissante, j’expirais, je laissais partir ma raideur, ma peur, ma douleur, mes blessures, et je tapais sur le sol quand ça devenait inconfortable. Il me lâcha gentiment.

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Chaque nuit à partir de là j’ai eu droit à de nouvelles lumières, petites et grandes, qui malgré les bleus au corps, illuminèrent l’obscurité de mon âme et mon cœur de joie, et balisèrent ce chemin qui n’a pas de fin mais ou chaque pas est un pas donné dans le bon sens. J’apprends ici à me battre, certes, mais je ne cherche pas à me mesurer contre un adversaire ni contre des « monstres trois fois ma taille ». Mon pire ennemi, je le connais désormais, je n’ai pas intérêt à le vaincre.

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Solange Tredinick Š 2009 www.tredinick.com


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