Les vacances
« Francesco, guarda di là »,
dit le homme à un de ses deux enfants. Le bateau où l’on voit flotter le drapeau sarde rentre au port et amène Gabrielle, la petite cousine française. Son oncle et ses deux cousins l’attendent. Ils s’assoient sur le sable et regardent la mer. C’est l’instant magique où la soirée commence à tomber avant de sombrer dans l’obscurité. La mer s’éclaircit et devient comme une plaque argentée, mais un frétillement soudain perturbe par endroits la surface lisse. «Ce sont sûrement les sardines», dit le père. Comme Gabrielle, chaque année les sardines reviennent passer l’été autour des côtes tranquilles de la Sardaigne. «Il Giro in alto mare», le périple annuel de la sardine s’achève et celles qui sont passées entre les dents affamés des dauphins vont prendre leurs vacances au large de leur île. Camouflé dans les reflets métalliques de l’eau, le banc de sardines remonte en tourbillon vers une eau plus tiède et parfumée que l’eau froide sous les vingt mètres. Des milliers de petits poissons identiques avancent comme un nuage aussi compact qu’évanescent. En sphère ou en parallélépipède il change soudain d’axe, s’étire, s’écrase, devient cylindre, se scinde en deux pour se reformer quelques mètres plus loin. La danse est d’une harmonie admirable : L’Harmonie Mystérieuse de la sardine.
Le banc se redessine, fluide, en fonction du danger qui se présente. Les distances entre chacune sont recalculées chaque instant et dans toutes les directions. Suivant une stricte règle mathématique «La Discipline de la Sardine» a comme but autant la grâce que la survie. Obéissantes, toute la journée elles se sont prêtées à cette chorégraphie magnétique. Maintenant que la lumière du jour baisse, c’est la liberté !
« Rompez ! » , crie devant, la chargée Tête de Troupe. « On relâche tout !».
On relâche tout ? Hum… C’est-à-dire ? On s’écarte un peu ? On s’accorde un peu d’aisance...quelques centimètres d’espace en plus. « Mais restons groupées, pas une sardine qui dépasse; une mouette gourmande n’est jamais trop loin», c’est la Prudence de la Sardine qui vous parle... Toutefois la prudence n’est pas le fort de toute sardine, comme vous allez voir : au milieu de ce nuage poissonneux, il y en a deux qui semblent faire plus de bulles que les autres… « Snif… », se plaint l’une. “Sono così banale, com’é triste “. La deuxième l’écoute; regarde le ciel et en baille d’ennui… La première sardine continue en tournant sur elle-même tout en se faisant caresser par les remous : «Mi piacerebbe essere più bella, più dotata, più notevole». «J’aimerais être plus belle, plus douée, plus remarquable» La deuxième regarde le ciel et soupire…
Les vacances Un autre petit poisson les suit sans comprendre grand-chose à ce qui l’entoure ni sachant comment il s’est retrouvé là. Il se baladait sûrement un peu trop loin de chez lui quand il a s’est fait avaler par le Banc. Depuis il est obligé d’avancer, balloté à droite et à gauche, au milieu de ce nuage de poissons.
« Attenzione !»
Crie la sardine, à sa droite, irritée de se faire frôler par le maladroit, ce qui chez les sardines est d’une grande rudesse. « Oh, excusez-moi, je suis désolée! », lui répond-il s’écartant un peu brusquement et se cognant, naturellement, contre la sardine de gauche, qui se met à pester à son tour. « Euh, pardon, je suis confus ! ». Comme il ralentit, la sardine juste derrière lui rentre dedans.
« Stupida »
« Aie !», « Pardon, pardon ! ». C’est décidément embêtant ! Il finit par tomber sur nos deux sardines songeuses et attirer leur attention. Elles le trouvent joli, il parle drôlement et sent bon la mer de Collioure. Elles l’aiment bien. Cela change un peu !
Les vacances
A l’horizon
le soleil ressemble à une boule de feu…
L’eau dorée encourage nos trois amies à remonter à la surface. sans attendre les autres. Les inconscientes... Elles ne pensent qu’aux jolis effets qu’auront les derniers rayons solaires sur leurs écailles. Se mettant le ventre vers le ciel elles brillent comme des rubis. Le soleil couchant les enflamme. « Sono un bel gioiello « (Quel joli bijou), « Si direbbe una granata” « Ah ! On dirait une grenade », se susurrent les deux flamboyantes, en se regardant du coin de l’œil, cherchant leur propre reflet dans l’écaille de l’autre. La troisième, plutôt « littéraire », enflammée aussi à sa façon laisse échapper quelques vers...
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[Citation] Que le soleil est beau quand tout frais il se lève, Comme une explosion nous lançant son bonjour ! — Bienheureux celui-là qui peut avec amour Saluer son coucher plus glorieux qu’un rêve ! Je me souviens !... J’ai vu tout, fleur, source, sillon, Se pâmer sous son œil comme un cœur qui palpite... — Courons vers l’horizon, il est tard, courons vite, Pour attraper au moins un oblique rayon ! Mais je poursuis en vain le Dieu qui se retire ; L’irrésistible Nuit établit son empire, Noire, humide, funeste et pleine de frissons ; Une odeur de tombeau dans les ténèbres nage, Et mon pied peureux froisse, au bord du marécage, Des crapauds imprévus et de froids limaçons. Baudelaire - «Le Coucher du Soleil romantique» - Les Épaves
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Entre les vers et les éclats...
Les trois, bien occupées à s’admirer et à se flatter, n’aperçoivent pas les quelques boules rouges du filet de pêche qui flottent pas trop loin. Le soleil n’est dejà plus qu’un souvenir de l’océan et une lune timide commence à se montrer dans le ciel. C’est l’heure à laquelle les pecheurs rammassent leur filets. Les petites sardines scintillent comme des petits diamants dans une eau de plus en plus noire et font «les élégantes» sous une voûte céleste remplie de petites lumières qui se découvrent sur leur tête. « Ah, comme c’est beau » soupirent nos insouciantes, qui, ne pouvant rester insensibles au spectacle, se laissent volontiers envelopper dans leurs nouveaux manteaux en maille et par le collier des perles rouges.
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Sans transition...
ÂŤFrancesco... Gilo... Gabrielle... venite ! A tavola ! Âť crie la tante aux enfants qui sont au fond du jardin.
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La table est posée sous le vieux figuier du jardin.
Les assiettes et les couverts, l’eau et la fougasse, des patates et des tomates… Le déjeuner attend les 3 enfants. La tante pose sur la table un bocal avec des sardines préparées dans l’huile d’olive, et demande aux enfants de se servir tout seuls. Il y a quelque chose de très amusant dans l’assiette de Gabie: « Mamma vieni a vedere », crie un des garcons. La tante se penche sur les assiettes : Trois petits poissons au grand sourire et aux écailles colorées comme des grains de grenade. Ce ne sont pourtant pas des rougets... ce sont bien des sardines ! Mais attendez ! Il y en a une un peu bizarre… «Si, avete raggione… non é una sardina questa… è une acciugha.» Gabrielle demande la traduction à sa tante : « C’est un anchois, Gabrielle. T’as de la chance ! Celui qui a l’anchois peut faire un vœux.» Gabrielle sourit et dit à ses cousins : je veux revenir l’année prochaine !
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