Exotic ? Regarder l'ailleurs en Suisse au siècle des Lumières - extrait du numéro 97 de Tribal Art

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MUSÉE à la Une

E XOTIC ?

R E G A R D E R L’ A I L L E U R S EN SUISSE AU SIÈCLE DES LUMIÈRES

FIG. 1 (À GAUCHE) : Poignard kriss berluk. Java, Indonésie. Collecté entre 1659 et 1668. Bois, métal. 42 x 8 cm. Collection Herport, don de 1698. Bernisches Historisches Museum, inv. E/1697.252.0001. © Bernisches Historisches Museum, Bern. Photographe : Stefan Rebsamen. Ce kriss a été donné en 1697 à la bibliothèque des Bourgeois de Berne par Albert Herport (1641-1730) avec un ensemble d’objets et de spécimens naturels provenant des Indes orientales. Herport séjourne dans différents comptoirs indiens entre 1659 et 1668 alors qu’il est engagé en tant que soldat dans la Compagnie néerlandaise des Indes orientales. Couramment apportés en Europe par les employés des grandes compagnies marchandes hollandaise, anglaise et danoise dès le début du XVIIe siècle, les poignards kriss étaient proposés à la vente dans de nombreuses boutiques d’objets « exotiques » des grandes villes, comme à Amsterdam, tels que décrits par Herport dans son journal de voyage. Aux yeux des aventuriers, une partie de la puissance de ces armes étrangères provenait du poison qui leur était appliqué originairement. Ce type d’objet, très répandu, témoigne des attentes relativement standardisées en matière d’artefacts extra-européens qui prévalent dès le XVIIIe siècle.

FIG. 2 (CI-DESSOUS) : Cabinet laqué. Japon. XVIIe - XVIIIe siècle. Bois, laque. 80 x 96 x 51 cm (portes ouvertes). Don de Guillaume François Franconis en 1707. Musée d’Ethnographie de Genève, inv. ETHAS 021380. © Musée d’Ethnographie de Genève. Le cabinet a été offert à la bibliothèque publique de Genève en 1707 par un riche marchand, Guillaume François Franconis (1646-1722). Il est connu pour avoir eu des liens avec les Compagnies néerlandaises des Indes orientales et occidentales (GWC). Constitué de bois laqué noir, orné de paysages en léger relief doré et de parties métalliques finement gravées, ce cabinet est identifié comme un objet fabriqué au Japon vers 1680. Il est caractéristique de la production destinée à l’exportation, conçue pour des usages occidentaux : on y conservait les collections de curiosités, de coquilles ou de monnaies, courantes à l’époque. D’abord destiné à servir de médailler, mais s’avérant en fin de compte trop fragile pour le poids des médailles, ce cabinet servira à y ranger de petits objets. Les visiteurs qui pouvaient accéder à la bibliothèque de Genève ont eu l’occasion de l’observer tout au long du XVIIIe siècle. L’objet

Propos recueillis par Elena Martínez-Jacquet Commentaires d’œuvres par Noémie Étienne, Claire Brizon et Étienne Wismer

Les somptueuses salles d’expositions temporaires du palais de Rumine de Lausanne – bâtiment du XIXe siècle de style florentin abritant aujourd’hui trois musées d’histoire et de sciences et une bibliothèque – proposeront au public, du 24 septembre 2020 au 28 février 2021, une exposition interdisciplinaire interrogeant la notion d’« exotique » tout comme la place de la Suisse dans l’histoire et dans le monde. Alors que la production d’Exotic ? Regarder l’ailleurs en Suisse au Siècle des Lumières entrait dans sa phase finale, nous avons eu l’opportunité de nous entretenir avec sa conceptrice et l’une de ses trois commissaires, Noémie Étienne, et de découvrir l’ouverture au monde que révèle l’histoire des collections helvétiques anciennes. Tribal Art magazine : Comment vous est venue l’idée d’une telle exposition ? Noémie Étienne : Le projet est né en 2015, alors que j’étais boursière au Getty Research Institut de Los Angeles. J’ai été frappée par le nombre de laques japonais conservés dans les collections, notamment intégrés dans des meubles fabriqués en France au XVIIIe siècle. Je me suis demandé comment ces laques étaient arrivés là, comment ils avaient dû être regardés à l’époque pour avoir été transformés en commodes, tables… Avec admiration, mépris, curiosité ? Peut-on parler d’« exotisme », d’ « orientalisme » ? Le fait que la majorité des pays européens développent des techniques pour imiter la laque m’a aussi intriguée. J’ai pensé qu’il serait intéressant de continuer à explorer la manière dont les objets extra-européens avaient transformé les univers tactiles, sensoriels et visuels en Europe.

sera par la suite intégré au fonds du musée d’Ethnographie de cette ville, tandis que d’autres artefacts du cabinet seront déposés ailleurs (notamment au musée des Beaux-Arts), ou encore conservés à la bibliothèque.

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FIG. 3a et b (À DROITE) : Globe terrestre et globe céleste, « Globe dressé sur les observations de l’Académie royale des sciences et autres mémoires à son altesse royale le Duc de Chartres par son très humble et très obéissant serviteur G. de L’Isle, Géographe ». Suisse. XVIIIe siècle. Collection Louis de Treytorrens, Bibliothèque cantonale et universitaire, Lausanne. © Bibliothèque cantonale et universitaire, Lausanne. Ces deux globes ont été légués en 1794 au cabinet de la bibliothèque de l’Académie de Lausanne par Louis de Treytorrens (1726-1794) professeur à l’Académie, avec l’ensemble des biens de son cabinet. Les globes terrestres et célestes sont des éléments incontournables des cabinets. Même s’il existe très peu d’images représentant l’intérieur des cabinets des villes de la Confédération et des Républiques alliées, deux images connues montrent des globes. Ces objets étaient utilisés pour cartographier le monde et transmettre un savoir géopolitique : ils sont à la fois des artefacts de prestige et des outils pour représenter, comprendre et dominer le monde.

Par la suite, j’ai obtenu un financement du Fonds national suisse pour la recherche scientifique qui m’a permis de monter une équipe composée de Claire Brizon, Chonja Lee, Sara Petrella et Étienne Wismer, basée au département d’histoire de l’art de l’université de Berne. Le développement du projet a pris plusieurs années. Nous avons notamment visité des dizaines de réserves muséales, d’archives et de bibliothèques dans toute la Suisse, desquelles nous avons fait émerger des objets provenant d’Asie, d’Océanie ou encore d’Amérique, ainsi que des images nées de mains suisses et évoquant ces régions. Nous avons souhaité ensuite partager le résultat de nos recherches académiques avec un large public par le biais d’une exposition. Claire Brizon, Chonja Lee et moi-même en sommes les commissaires. T. A. M. : La dispersion des collections dans le tissu institutionnel suisse que vous évoquiez a dû supposer un grand défi pour l’aboutissement de votre projet d’exposition. Quels ont été vos principaux partenaires ? N. E. : Effectivement, il nous a fallu concerter beaucoup d’acteurs différents, mais nous sommes heureux du soutien obtenu. Nos trois principaux partenaires sont le musée cantonal d’Archéologie et d’Histoire, le musée cantonal de Zoologie et le musée cantonal de Géologie, siégeant tous dans le palais de Rumine, à Lausanne, où se tiendra l’exposition. Nous comptons également sur la collaboration de la bibliothèque cantonale et universitaire de

FIG. 4 (CI-DESSOUS) : Frank Christian, Coupe nautile, Augsbourg, Allemagne. Vers 1680. Coquille de nautile ajourée et gravée, vermeil (monture), argent polychromé (figure du serviteur maure). H. : 30 cm. Ville de Genève, Musées d’art et d’histoire, don d’Anne-Catherine Trembley à la Bibliothèque publique de Genève, 1730. © Musées d’art et d’histoire, Ville de Genève, photo : Bettina Jacot-Descombes.

En 1730, Anne-Catherine Trembley (1666-1739), épouse de Marc-Conrad, ancien syndic et l’un des directeurs de la Bibliothèque publique de Genève, donne à celle-ci « une Coupe ou Gobelet fait d’une Coquille de mer, avec sa garniture de vermeil et soutenu par un More d’argent. Cette pièce avoit été destinée pour le bufet de l’Empereur, mais une petite défectuosité l’a empêché de suivre sa première destination ». Rares et onéreuses, les coquilles de nautile, mollusque des océans Indien et Pacifique, sont recherchées pour orner les cabinets de curiosités. Associées à une monture d’orfèvrerie luxueuse, elles représentent la synthèse de l’Art et de la Nature. Elles servent aussi de vaisselle d’exception. Les montures adoptent souvent une iconographie maritime ou exotique. Le pied représente un indigène africain ou, selon le terme en usage, un « Maure », dont les bras sont censés soutenir la coquille. Or sur cette coupe, l’illusion est imparfaite et le personnage est désaxé par rapport à la coquille. Cette imperfection est apparue comme un défaut suffisant pour motiver un rejet excluant cette dernière de collections impériales, telles que celles aujourd’hui conservées au Kunsthistorisches Museum de Vienne.

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MUSÉE À LA UNE

Lausanne, le musée et les jardins botaniques cantonaux de Lausanne, ainsi que des musées partout en Suisse tels le musée d’Art et d’Histoire et le musée d’Ethnographie de Genève, ou encore le musée d’Ethnographie de Neuchâtel et le Musée national de Zurich. La diversité de ces institutions reflète la multiplicité des typologies d’objets exposés. En effet, nous avons souhaité montrer des livres, des tableaux, des objets dits « ethnographiques », tout comme des spécimens d’histoire naturelle, car l’histoire que nous souhaitions raconter exigeait une multiplicité de supports. T. A. M. : Justement, quelle est cette histoire que découvriront les visiteurs d’Exotic ? N. E. : L’exposition propose une réflexion sur l’histoire globale de la Suisse au Siècle des Lumières. Nous proposons deux thèses essentielles : d’une part, que les objets rapportés lors des voyages dits « d’exploration » en Océanie, en Amérique ou en Asie ont transformé l’univers visuel mais aussi économique de la Suisse. D’autre part, nous soulignons le fait que, au moment où la Suisse émerge comme un territoire unifié à la fin du XVIIIe siècle et promeut une image de paradis isolé, les ressortissants de la Confédération et des Républiques alliées (comme Genève) mènent paradoxalement des activités très diverses en Amérique du Sud, dans les Caraïbes, etc. Ils voyagent, collectent des objets, mais aussi participent au commerce quadrangulaire et aux projets impériaux et coloniaux menés par les nations européennes à cette époque. En plus de l’évocation de cette histoire peu connue de la Suisse, il était important pour nous de questionner l’idée d’« exotique » au Siècle des Lumières, qu’il convient de comprendre – du moins telle est la conclusion à laquelle nous avons abouti – comme renvoyant à ce qui est étranger, lointain, mais aussi ce qui peut être imité et exploité au profit des nations européennes. T. A. M. : Comment avez-vous articulé le propos ? N. E. : Servie par une scénographie élégante et épurée conçue par le designer zurichois Frédéric Dedelley et ses collaboratrices Jocelyne Fracheboud et Regula Büchel, l’exposition est construite en sept grands moments. Dans l’entrée du musée, une installation de l’artiste contemporain Uriel Orlow questionne la notion d’exotique à travers le prisme

de la botanique et l’utilisation de géraniums : une fleur iconique du paysage suisse, dont l’origine est pourtant sud-africaine. La première salle de l’exposition étend la question aux objets des musées cantonaux du palais de Rumine. D’où viennent-ils ? Qui les a rapportés ? Sont-ils légitimes en Suisse ? La deuxième salle concentre le cœur scientifique du propos et présente les résultats de notre recherche. Nous parlons des voyageurs partis de Suisse, comme le commerçant François Aimé Louis

FIG. 5 (À GAUCHE) : Hache dite ostensoir gi okono ou n’bouet. Nouvelle-Calédonie. XVIIIe siècle. Bois, tapa, fibre végétale, poils de roussette. 57 × 25 x 10 cm, Probablement collectée durant l’expédition dirigée par Antoine Bruny d’Entrecasteaux, collection Delessert, don de 1824. Musée cantonal d’Archéologie et d’Histoire, Lausanne, inv. MCAH 04547. © Yves André. Cette hache a été donnée au musée cantonal de Lausanne en 1824 par Jules Paul Benjamin Delessert (1773-1847), banquier parisien d’origine genevoise. Ce don est constitué d’un ensemble d’objets et de graines provenant essentiellement d’Océanie. L’appellation commune de « Hache ostensoir » que les Européens donnèrent à ce type d’objet l’identifie à tort comme un objet potentiellement tranchant et le compare à un artefact appartenant au rite liturgique catholique. À l’origine, par sa présence symbolique lors de cérémonies importantes (intronisation d’un chef, discours généalogique, alliance prestigieuse), cet artefact distinguait l’orateur, imposant une dimension scénique à la prise de parole des élites kanaks. Ces phénomènes de traduction sont caractéristiques du discours exotisant analysé dans notre exposition.

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EXOTIC ?

FIG. 6 (PAGE DE GAUCHE, EN HAUT) : Grenouille. Chine. Collectée au XVIIIe siècle. Jade. 7 x 6 cm. Collection Charles-Aloyse Fontaine, MHNF (Musée d’histoire naturelle de Fribourg). © Francesco Ragusa. Cette représentation zoomorphe provenant probablement de Chine est sculptée dans un jade selon la description qui l’accompagne et qui la décrit de la manière suivante : « vert olivâtre translucide à l’épaisseur de plusieurs lignes, de la Chine. NB. Il paraît que ce morceau était une idole ». Cette inscription semble être de la main du propriétaire fribourgeois de la pièce, le Chanoine Charles-Aloyse Fontaine (1754-1834). Cette sculpture est l’un des rares objets non-européens provenant de son cabinet encore identifiable aujourd’hui. Le musée d’histoire naturelle de la ville de Fribourg conserve aussi « une plaque qui servait d’ornement aux Indiens », ainsi que plusieurs échantillons de roche et des planches d’herbier. Ce cabinet, ainsi que la bibliothèque du chanoine, étaient connus à l’époque et renommés à Fribourg, notamment pour ses dessins d’après des toiles de grands peintres. Dans ce contexte, les objets non-européens n’ont laissé que peu de traces. De plus, l’étude des inscriptions qui les accompagnent montre que l’intérêt était porté à leur matière plus qu’à leur usage décrit de manière anecdotique. Le jade est une pierre appréciée par les Européens, dont les cabinets princiers et les collections royales comptent de nombreux objets sculptés dans cette pierre, dès le XVIIe siècle. Le chanoine était très impliqué dans l’enseignement, notamment en tant qu’administrateur de l’école publique selon la méthode de l’enseignement mutuel ouverte à Fribourg par son cousin le Père Girard. En outre, il est l’auteur de plusieurs manuscrits, aujourd’hui conservés à la bibliothèque cantonale et universitaire à Fribourg, sur l’enseignement et la pédagogie. Ainsi, il est possible qu’il ait pensé son cabinet et sa bibliothèque comme des éléments essentiels de la pédagogie qu’il aurait souhaitée.

FIG. 7 (À DROITE) : Tapa dit « chasuble tiputa ». Tahiti. XVIIIe siècle. Liber interne battu, pigments naturels. 154 × 87 cm. Probablement collecté entre 1791 et 1794 durant l’expédition française dirigée par Antoine Bruny d’Entrecasteaux, collection Delessert, don de 1824. Musée cantonal d’Archéologie et d’Histoire, Lausanne, inv. MCAH 04616. © Nadine Jacquet. Ce tapa tiputa a été donné comme la hache (fig. 5) par Jules Paul Benjamin Delessert. Elle a été nommée par les Européens « chasuble », en raison de sa ressemblance avec le vêtement à double pan que revêt le prêtre pour la messe. Comme pour la hache, une comparaison formelle liée au catholicisme sert de point de référence pour décrire un objet qui n’appartient pas à cet univers, et dont les nouveaux propriétaires peinent à identifier la fonction. Le décor de fougère permet de dater la pièce de la première période de contact avec les Occidentaux. En effet, les Anglais arrivent en Polynésie dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, avec toutes leurs commodités matérielles, parmi lesquelles des toiles indiennes. Il y aurait donc un effet d’appropriation d’une iconographie indienne, puis d’intégration au répertoire traditionnel tahitien.

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MUSÉE À LA UNE

Dumoulin, originaire de Vevey, enrôlé dans les troupes militaires britanniques et devenu peintre. Il y est question aussi des objets qui ont été rapportés, de la manière dont ceux-ci ont été exposés à travers le temps et de comment ils ont participé à la richesse de la Suisse. Une installation de l’artiste contemporaine Susan Hefuna, ainsi que des œuvres en céramique commandées au plasticien Fabien Clerc mettent aussi l’accent sur les absences : tout ce que notre travail en archives et en réserves n’a pas réussi à faire émerger, notamment sur les femmes, les enfants et les personnes en servitude, dont l’histoire n’a pas gardé la trace. La salle suivante renverse la perspective et propose de montrer que la Suisse est, elle aussi, perçue comme exotique au XVIIIe siècle, notamment ses populations et ses paysages ruraux et alpins. Une installation de l’artiste Senam Okudzeto complète cette salle. Finalement, le dernier espace est dédié à la médiation de l’exposition : une bibliothèque créée par l’artiste Marie van Berchem réunit des ouvrages fournissant des informations supplémentaires sur les aspects problématiques de notre propos, comme la participation des Suisses au commerce d’esclaves. T. A. M. : Comment s’explique cette ouverture et soif d’ailleurs en Suisse ? N. E. : L’idée d’une Suisse tournée vers le monde peut surprendre si l’on s’en tient à l’image promue depuis le XIXe siècle d’un pays neutre, isolé et protégé par ses montagnes. Pourtant, nos recherches et d’autres travaux antérieurs – dont ceux de Patricia Purtschert – ont permis de déceler la présence de Suisses dans tous les grands projets d’exploration, de colonisation et d’exploitation des territoires. La présence du peintre John Webber, d’origine bernoise, sur le bateau du capitaine Cook, en témoigne ! La différence avec les autres pays d’Europe tient en revanche à la manière dont ces entreprises ont été menées. Elles n’ont pas été le fruit d’une politique nationale ou impériale. Le système politique de l’époque est fragmenté en cantons et la Suisse n’existe pas encore dans ses frontières actuelles. Des individus partent néanmoins pour leur compte, ou celui des grandes compagnies commerciales étrangères comme la Compagnie des Indes néerlandaises, par exemple. Ils sont enfin soutenus par des réseaux religieux ou bancaires qui dépassent les frontières du territoire national.

FIG. 8 (À DROITE) : Flûte à encoche. Surinam. Collectée entre 1753 et 1780. Os de fémur humain. 4,5 x 34,5 x 8,5 cm. Collection Ami Butini, don de 1759, Musée d’Ethnographie de la ville de Genève, inv. ETHMU K000134. © Musée d’Ethnographie de la ville de Genève. Cette flûte a été donnée en 1759 au cabinet de la bibliothèque publique de Genève par Ami Butini (1718-1780), ancien étudiant en théologie, avec d’autres objets et spécimens naturels provenant du Surinam. Il s’agit d’une flûte à trois trous de jeu, dont l’embouchure est une simple encoche rectangulaire découpée à l’extrémité ouverte du tuyau. Elle provient des environs de Paramaribo, située dans l’aire géoculturelle des Kali’na, rattachés à la famille linguistique arawak. Les flûtes de ce type se trouvent fréquemment en Amérique du Sud et sont généralement faites dans des os d’animaux. Cependant, l’indication selon laquelle elle serait faite « dans un fémur de femme indienne », confirmée par plusieurs experts, laisse penser que nous pourrions être ici en présence d’un exemplaire rare. La spécificité de ce matériau pourrait avoir accru l’intérêt de Butini pour cet objet, et pose aujourd’hui plus largement la question de la conservation et de l’exposition des restes humains dans les collections publiques.

FIG. 9 (À DROITE) : Manuscrit ôle. Sri Lanka, langue pali ? XVIIIe siècle ou avant. Feuille de palmier gravée. 25 x 4 cm. Bibliothèque cantonale et universitaire, Lausanne, inv. G 180. © Bibliothèque cantonale et universitaire, Lausanne. Ce manuscrit a probablement appartenu au Lausannois Antoine Henri Louis Polier (1741-1795), qui l’aurait acquis alors qu’il était en Inde, d’abord engagé auprès de la Compagnie britannique des Indes, puis auprès de cours locales indiennes, entre 1758 et 1788. Ce type de manuscrits sur feuille de palmier gravée dits ôle (du tamoul olai) est un support traditionnel d’écriture en Inde pour les archives, les comptes et la correspondance. Écrits dans des langues différentes (tamoul, malay, pali, birman, mon, ou kannala, entre autres), ils comportent des sujets variés : littérature, médecine, livre de compte ou religion. Outre ce type de manuscrits, Polier a constitué aussi des ensembles de peintures miniatures indiennes, notamment en finançant un atelier d’artistes. Aujourd’hui, les collections patrimoniales lausannoises ne conservent plus que ce manuscrit ainsi qu’un autre sur feuille de palmier gravée, un Coran illustré et un recueil commenté de titres de manuscrits. Cet ensemble aurait été vendu à la bibliothèque de l’Académie de Lausanne par Elisabeth Marianne Polier, cousine de Polier, un an après le décès de ce dernier. Dite la chanoinesse, Elisabeth Marianne aide Polier à son retour d’Inde à rédiger la manuscrit Mythologies des Indous, publié à titre posthume. La chanoinesse est ainsi un exemple qui permet de souligner l’importance des relais féminins dans l’histoire des collections.

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T. A. M. : Qui ont été ces voyageurs ? N. E. : Des peintres, des marchands, des scientifiques, des religieux, parfois accompagnés de leur femme et de leurs enfants. Beaucoup d’entre eux se sont installés à Constantinople, où de nombreux Genevois s’étaient établis pour y fabriquer des montres. D’autres ont préféré les Caraïbes. Souvent, ces aventuriers et aventurières développent une pratique du dessin. L’exposition en témoigne, avec des portraits à l’huile du peintre genevois Jean-Étienne Liotard mais aussi des dessins de Jenny Larguier des Bancels représentant le chargement et le déchargement de marchandises sur la rade de Port-Louis à l’île Maurice.

T. A. M. : Quel a été le rapport aux objets de ces voyageurs ? N. E. : Les circonstances de collecte sont extrêmement diverses et pas toujours faciles à retracer ! Certains objets semblent donnés aux visiteurs, d’autres sont achetés, échangés, collectés, ou encore très certainement volés. La question de la provenance des œuvres est donc omniprésente dans l’exposition, même si cela n’est pas notre thème principal. En outre, nous soulignons que les objets sont toujours réinventés une fois transportés dans leur nouveau lieu : ils sont nommés, décrits, dépeints, souvent dans une perspective qui n’a rien à voir avec leur contexte d’origine. Tel est le cas de la hache n’bouet, par exemple, qui est dite « hache ostensoir », même si l’objet n’est ni une hache ni un ostensoir (FIG. 5). Pour mettre en lumière ces différents niveaux de lecture, nous collaborons actuellement avec le poète Denis Pourawa qui livre sa propre interprétation de cet artefact dans l’audioguide de l’exposition dans une poésie sonore.

FIG. 10 (CI-DESSOUS) : Franz Ludwig Michel, extrait de la « Description du voyage en Amérique ». 1701-1702. Dessin aquarellé. 21 x 17,3 cm. Burgerbibliothek Bern, inv. Mss.h.h.X.152, f. 64r. © Burgerbibliothek Bern.

Ce dessin est attribué à Franz Ludwig Michel (1675-1720). Il se trouve dans un exemplaire copié de son récit du voyage en Amérique, réalisé entre 1701 et 1702. Ce Bernois d’origine part pour le compte d’une compagnie suisse, La Compagnie Rietter. Cette dernière envoie Michel en Virginie pour explorer les potentiels naturels, notamment les minerais, en vue de la création d’une colonie suisse qui sera implantée, une dizaine d’année plus tard, par Christoff von Graffenried (1661-1743), sous contrat avec la Couronne britannique, en Caroline du Nord dans la région de Potomack peuplée par les Tuscaroras. Le dessin représente au premier plan trois Amérindiens vêtus chacun d’un pagne en fibre ; l’un d’eux porte un pectoral, un autre une sorte de cape en peau de bête et deux d’entre eux portent un chapeau. De plus, ils ont comme attributs des pipes, des fusils ainsi que des paniers. Au second plan, en contrebas à droite, est représenté un habitat traditionnel. Ce carnet de voyage permet d’apporter des éléments supplémentaires pour comprendre la spécificité du projet colonial suisse : des entreprises réalisées au bénéfice de compagnies privées, parfois avec le soutien d’une couronne étrangère, tournées sur l’exploitation des ressources et l’occupation du sol au détriment de ses habitants.

T. A. M. : Enfin, que sont devenus les fruits de ces collectes en Suisse et quel intérêt ont-ils suscité au fil du temps ? N. E. : Bien que, dès la fin du XVIIIe siècle, certains spécimens naturels – pierres et insectes, par exemple – soient vendus dans des boutiques spécialisées, la plupart des objets se trouvent dans des cabinets de bibliothèques d’académies, de compagnies de pasteurs, de « Bourgeoisies », c’est-à-dire dans des lieux d’étude. Ces cabinets sont constitués grâce à des donateurs qui offrent à leur ville natale des objets pour s’assurer une certaine postérité. Ils ne sont pas, comme cela est fréquent dans les autres pays européens, le fait d’un prince ou d’un membre de la noblesse. Plus que des vecteurs de plaisir ou de prestige, ces artefacts sont au centre de la production du savoir, même s’ils sont souvent mal compris ou interprétés. Au cours du XIXe siècle, les objets en question sont souvent légués à différentes institutions muséales dont ils constituent encore aujourd’hui les fonds. En tant qu’historiennes d’art, l’essentiel pour nous a été de raconter une histoire globale de la Suisse en partant des objets : nous ne retraçons pas seulement les biographies des « grands hommes », voyageurs ou « explorateurs », mais nous suivons la trajectoire des œuvres dans le temps et l’espace. Celles-ci circulent entre les mondes. En effet, les objets sont pour nous des traces : nous mettons en avant leur vie matérielle et sociale sur la longue durée. Ces mouvements et transformations sont révélateurs d’enjeux esthétiques, économiques et politiques. De même, les différents vocabulaires utilisés pour les décrire témoignent des regards portés. La nouveauté de notre projet tient ainsi à la richesse de la culture matérielle qui est à l’origine du projet, rassemblée pour la première fois sans distinction de typologie ni de géographie. Pour plus d’informations : Noémie Étienne, Claire Brizon, Chonja Lee et Étienne Wismer (dir.), Une Suisse exotique ? Regarder l’ailleurs au siècle des Lumières, Zurich, Diaphanes, 2020.

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