Françoise de Graffigny

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Françoise de Graffigny rentre à Lunéville

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Françoise de Graffigny rentre à Lunéville donation

pierre mouriau de meulenacker



Françoise de Graffigny rentre à Lunéville donation

pierre mouriau de meulenacker

musée du château de lunéville / conseil général de meurthe-et-moselle triptyque bruxelles graphic design


préface Madame de Graffigny est née à Nancy et a vécu la majeure partie de son existence au cœur du siècle des lumières. Une époque étonnante, particulièrement pour le Duché de Lorraine, terre d’accueil des idées neuves, des inventions et de la libération des expressions. Une époque où déjà l’on s’ interrogeait sur les inégalités, les injustices notamment à l’ égard des femmes. Pierre Mouriau de Meulenacker a rassemblé plus de 135 éditions différentes des Lettres d’une Péruvienne, Zilia, cette jeune Péruvienne promise à un prince Inca, enlevée le jour de ses noces par des espagnols. Cet immense travail méticuleux et combien précieux va maintenant, grâce à la détermination de Monsieur de Meulenacker, être offert à l’admiration du public. Au nom du Conseil général de Meurthe et Moselle, je tiens à l’en remercier chaleureusement.

Le Château de Lunéville qui abrita la cour de Stanislas à l’ heure des folies du 18 siècle constitue l’ écrin idéal pour exposer ces ouvrages superbes dont on ne peut soupçonner les regards qui les ont parcourus au fil des années.

ème

Une exposition présentera donc cette collection au Musée du château de Lunéville à partir de début octobre 2012. Monsieur Mouriau de Meulenacker en sera le commissaire. Non seulement il fait don de cette collection exceptionnelle, mais il a assuré la rédaction du présent catalogue en réunissant les grands noms des spécialistes de cette période.

L’ensemble sera intégré aux collections du musée du château, dont le statut musée de France garantit l’ inaliénabilité et l’ incessibilité des œuvres inscrites à l’ inventaire.

Cette initiative contribue à notre devoir de préservation et de transmission du patrimoine aux générations à venir, mais elle s’ inscrit pleinement dans notre actualité tant le talent et les idées de Madame de Graffigny conservent une totale pertinence en ce 21ème siècle dit de modernité.

Michel Dinet, Président du Conseil général de Meurthe-et-Moselle

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avant-propos Le retour des œuvres de Françoise de Graffigny dans sa ville et dans le château qu’elle a certainement bien connu et fréquenté ne fut possible que grâce à l’amitié et à de nombreuses collaborations. Avant toute chose, je remercie Marianne Delvaulx-Diercxsens de m’avoir soutenu, conseillé et aidé pendant mes douze années de quête bibliophilique particulièrement ciblée. Je remercie pour ses encouragements le Président du Conseil général de Meurthe-et-Moselle, Monsieur Michel Dinet qui a permis à l’écrin du château de s’ouvrir pour accueillir cette collection en un lieu de conservation exceptionnel. Au Château de Lunéville, je remercie particulièrement Madame Annette Laumon, Conservateur départemental du patrimoine, toujours à l’écoute, Monsieur Alain Philippot et Monsieur Thierry Franz qui ont suivi depuis ses prémices et accompagné pas à pas cette donation. Le professeur David Smith de l’université de Toronto dont l’amitié et la connaissance encyclopédique de l’œuvre de Françoise de Graffigny et dont les conseils précis et généreux me furent dès le début absolument indispensables. Au moment de préparer cet ouvrage, David Smith m’a conseillé de demander la collaboration de plusieurs spécialistes qui ont tous sans exception, accepté de collaborer et d’écrire chacun un chapitre de cette présentation : ce sont Marianne Delvaulx pour l’histoire des débuts de la collection ; English Showalter, de la Rutgers University, pour la biographie de Françoise de Graffigny ; David Smith pour la bibliographie des ouvrages de la donation ; Charlotte Simonin pour l’œuvre théâtrale de Madame de Graffigny et Christina Ionescu de l’université de Mount Allison au Canada pour l’iconographie dans l’œuvre de Françoise de Graffigny. Jonathan Mallinson du Trinity College d’Oxford se chargea d’étudier les traductions des œuvres aux XVIIIe et XIX e siècles. La mise en page et le graphisme de cet ouvrage sont réalisés par Sébastien Van de Walle de l’équipe Triptyque sous l’œil aiguisé de Marianne Delvaulx. La plupart des photographies sont réalisées par Luc Schrobilten que je remercie également. Je sais que j’oublie de mentionner et de remercier plusieurs personnes de Lunéville, de Nancy, du Canada et de Bruxelles dont l’aide fut des plus utiles. Qu’ils veuillent bien me pardonner . Enfin, cet ensemble d’ouvrages, glanés parfois au bout du monde, rentre à Lunéville. J’espère que ma collection intéressera de nombreux Lorrains et fera sortir de l’ombre le souvenir de cette enfant du pays. Ces ouvrages aideront aussi à la recherche et à l’analyse de son œuvre. Mais soyez certains que je ne regrette rien de mes douze années de quête et suis heureux de leur aboutissement dans ce château de rêve et de l’heureuse jeunesse de la chère Françoise. Pierre Mouriau de Meulenacker

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Histoire d’une rencontre inattendue

Marianne Delvaulx-Diercxsens

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assant par Dijon au dernier quart d’heure d’ouverture des librairies, Pierre est attiré par un ou deux petits volumes d’une certaine Madame de Graffigny qu’il ignore parfaitement. Ces petits « bouquins » ont du charme, l’auteure vivait au

XVIII siècle, cela me suffit, j’achète. Le texte e

est amusant, lui plait, et par pure curiosité - ou préscience ?- il en acquiert deux autres. Ils se ressemblent tous en taille, texte et illustrations. Mais qu’importe : éternel curieux, il « cueille » ce qu’il trouve. Jusqu’en juillet 2001 où apparait dans sa vie « Le grand Tentateur », le professeur David Smith de l’Université de Toronto : il demande à Pierre des renseignements sur un ouvrage de Madame de Graffigny sis dans la bibliothèque des Princes de Ligne à Beloeil… Où réside précisément Pierre qui connait parfaitement cette bibliothèque. Ah, que le hasard fait bien les choses ! Pierre est séduit par le professeur, par les livres, et par l’auteure. Les exemplaires se multiplient rapidement dans sa collection : Pierre est piégé par la Dame et il n’en sortira plus.

toute l’Europe et même plus loin, de trouvailles, de batailles, de malchances, de joies et de bonheur comme les rencontres du « fan club Graffigny » à Paris : Autres délices aussi, et gastronomiques cette fois, lors de déjeuners-Graffigny à « La Closerie des Lilas » avec le collectionneur de Lunéville, Christophe Cebal de Lazo et le professeur David Smith : iI n’y était plus question que de Françoise… C’est notre visite au château de Lunéville en 2007 qui déclencha la suite de la saga. La conservatrice Madame Annette Laumont nous conta les derniers malheurs de ce haut lieu historique de Lorraine et nous fit voir les dégâts du récent incendie – il ne restait plus aucun livre – propos qui touchèrent beaucoup les bibliophiles que nous sommes. Emu, c’est peu de temps après que Pierre eut l’idée généreuse de faire don de sa collection Graffigny à la bibliothèque du château sinistré et que la chère Françoise de Graffigny, un peu tombée dans l’oubli au cours des derniers siècles, rentra au pays dans toute sa gloire retrouvée.

Suivent des années de recherches journalières sur internet, de contacts permanents avec les libraires et leurs catalogues, de fouine dans

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Françoise de Graffigny par Clavareau © Musée du Château de Lunéville

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Vie de Madame de Graffigny

English Showalter

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ntre 1750 et 1758 Madame de Graffigny était la femme écrivain la plus célèbre du monde. Elle doit cette renommée à deux œuvres principalement : un roman, Lettres d’une Péruvienne en 1747, qui jouit d’un succès international, et une pièce de théâtre, Cénie, représentée à la Comédie-Française le 25 juin 1750 où elle remporte un triomphe instantané. Après un demi-siècle de gloire, l’œuvre de Françoise de Graffigny est tombée dans l’oubli. Cependant à la fin du XX e siècle on a redécouvert le roman, et retrouvé sa correspondance inédite, ce qui lui fait maintenant un troisième titre de gloire.

Françoise d’Happoncourt, future dame de Graffigny, naquit à Nancy le 11 février 1695 et fut baptisée deux jours plus tard en l’église de Saint-Epvre. Sa mère, Marguerite Callot, descendait d’une vieille famille lorraine : elle était la nièce du grand graveur Jacques Callot. Elle épouse le 7 janvier 1693 François-Henri d’Issembourg Du Buisson d’Happoncourt, officier de cavalerie. À ce moment-là Marguerite Callot était déjà veuve d’un premier mari et possédait une fortune modique. Mlle d’Happoncourt arrive au monde à un moment propice. Le traité de Ryswick de 1697 met fin aux guerres de Louis XIV qui avaient dévasté la Lorraine. Le duc de Lorraine, Léopold 1er reprend son duché

dont la France reconnaît l’indépendance. Pour confirmer l’accord, Léopold épouse Élisabeth-Charlotte d’Orléans, cousine du roi de France. Léopold règne sagement, et consacre ses efforts à rétablir le commerce et l’industrie de la région. Il fait construire un nouveau palais à Lunéville, où il installe sa cour et patronne les arts. En 1695 François-Henri d’Happoncourt sert dans l’armée française, mais il entre bientôt dans les gardes du corps du duc de Lorraine. En 1699, il a le rang d’exempt dans la compagnie de Beauvau ; en janvier 1702, il est en garnison à Saint-Nicolas-de-Port, où il est sous-lieutenant des chevau-légers et lieutenant des gardes du corps, major de la gendarmerie et commandant en chef à Saint-Nicolas. Sa famille y habite avec lui, et c’est là que grandit sa fille Françoise. Elle y demeure encore en 1712, lorsqu’on la marie à François Huguet de Graffigny. Le couple paraît bien assorti. Le père du marié, Jean Huguet, est maire de Neufchâteau, issu d’une famille distinguée et fort riche. Selon le contrat de mariage, les Huguet donnent à leur fils 60 000 livres de Lorraine, une maison à Neufchâteau et une ferme à Thiaucourt. Les d’Happoncourt promettent à leur fille 17 000 livres, une propriété à Villers-lès-Nancy, et plusieurs autres propriétés qui apportent de

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bons revenus. La maison de Villers, qui avait appartenu à Jacques Callot devient la résidence principale des nouveaux mariés. Et pour conclure, Jean Huguet accorde à son fils la terre et seigneurie de Graffigny, qui dès lors devient leur nom que Françoise va un jour illustrer. Au début, tout semble aller bien. Ils ont une fille, Charlotte-Antoinette, baptisée en juin 1713 à Saint-Nicolas-de-Port. Au cours de l’automne de cette année, ils s’installent à Villers, et des documents notariaux montrent que M. de Graffigny s’occupe à embellir et étendre sa propriété qui comprend un jardin entouré d’un mur, un pressoir à vin et deux remises, un verger, une ferme et des terres cultivées, des prés, des champs de chanvre, des jardins, et plusieurs vignobles. En mars 1715, Mme de Graffigny met au monde un fils, Jean-Jacques, et en 1716, une seconde fille, Marie-Thérèse. En réalité tout ne va pas bien. Les documents notariaux montrent aussi que dès 1714 le nouveau ménage commence à contracter des dettes. Le mari perd beaucoup au jeu ; d’ailleurs, il s’enivre souvent et maltraite sa femme. Averti par des amis de la famille, le duc envoie Monsieur de Graffigny en Allemagne pour l’encourager à changer de conduite : il en revient plus brutal que jamais. Une autre fois il est mis en prison à Nancy. Madame de Graffigny se réfugie dans un couvent, mais quand son époux tombe gravement malade elle se prête à une réconciliation, faiblesse dont elle se repent bientôt. Son mari la bat et la menace du pire. En 1718, les Graffigny ne peuvent plus payer leurs dettes. Encore une fois, on éloigne le mari, qui part pour Paris, laissant son épouse chargée de vendre ce qui reste de leurs

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biens. Les enfants sont tous trois déjà morts et Madame de Graffigny se retire chez ses parents. En 1723 elle obtient une séparation judiciaire dont le procès-verbal rapporte des témoignages sur la violence du mari. Celui-ci meurt en 1725, dans des circonstances mystérieuses. Soupçonné de vol à main armée, il est innocenté par la victime, mais il voyageait sous un faux nom avec de faux papiers. Par ailleurs, il est si faible et si malade qu’il expire bientôt après être sorti de prison. Le souvenir pénible de ce mariage hantera sa veuve le restant de sa vie. Françoise souffre encore de la perte de sa mère en 1727, mais elle entre dans une époque heureuse. Son père se remarie bientôt, et part prendre le poste de gouverneur de Boulay. Son départ laisse sa fille maîtresse d’elle-même à Lunéville où fleurit la cour ducale. Le duc s’efforce d’y attirer des artistes, des littérateurs et des hommes de science. Françoise de Graffigny s’y fait admirer pour sa beauté et pour son charme. Elle se lie d’amitié avec des familles puissantes, comme les Beauvau-Craon et les Stainville-Choiseul, relations qu’elle conservera jusqu’à sa mort. Lorsque le duc Léopold meurt subitement en 1729, elle resserre encore davantage ses liens avec la duchesse qui gouverne en régente à la place de son fils aîné, François-Étienne qui préfère rester à Vienne. Pendant une dizaine d’années, Madame de Graffigny se trouve au centre d’un cercle de jeunes, qui partagent son goût pour la littérature et la conversation. Elle tient en effet un salon dans un appartement modeste situé place Neuve-des-Capucins à Lunéville. On y voit surtout deux hommes destinés à jouer un grand rôle dans sa vie : Léopold Desmarest, officier de cavalerie et fils du chef de musique du duc, et François-Antoine Devaux, avocat et


fils d’un médecin au service du duc. Le premier a treize ans de moins que Françoise, dont il est l’amant depuis 1727 jusqu’en 1743. Le second, surnommé « Panpan » a dix-sept ans de moins qu’elle, et il est son confident et son correspondant fidèle de 1733 jusqu’en 1758, à quelques interruptions près. En général, on appelle Mme de Graffigny « la Grosse » sobriquet affectueux et admiratif, quoi qu’il en semble, mais Panpan se sert d’un surnom particulier « Abelle ».

Le voyage se fait en trois étapes. D’abord, le 11 septembre 1738, un ami lui prête sa chaise et un autre ami la conduit à Commercy, où elle passe près d’un mois, et fait des adieux mélancoliques à la duchesse douairière et aux derniers membres de l’ancienne cour. Ensuite la marquise de Stainville l’emmène à son château de Demange-aux-Eaux, où elle croit mourir d’ennui. Le 4 décembre elle emprunte la chaise d’une autre amie pour continuer sa route jusqu’à Cirey-sur-Blaise, où Émilie Du Châtelet et

Hélas, l’idylle lorraine ne dure pas indéfiniment. À Vienne, le duc François III arrange

Voltaire lui avaient proposé de faire un séjour.

son mariage avec Marie-Thérèse d’Autriche, fille de l’Empereur. Pour obtenir le consentement de la France, il doit lui céder son duché et il devient grand-duc de Toscane. Sa mère régente en Lorraine, doit transporter sa cour à Commercy, érigée en principauté viagère. Le roi déposé de Pologne, Stanislas Leszczynski, beau-père de Louis XV, est nommé roi-duc de Lorraine ; il est stipulé qu’à sa mort, le duché se rattachera à la France, et que de son vivant la province sera gouvernée par un intendant désigné par la France. Le traité qui scelle ces accords est signé en 1736. Un an plus tard l’ancienne cour se disperse vers Commercy, vers Florence, ou vers Vienne.

La visite de Mme de Graffigny à Cirey fut longtemps la seule raison pour laquelle son nom fût connu. Elle écrit de longues lettres à Panpan, dépeignant dans le détail et avec de vives couleurs la vie quotidienne du grand écrivain et de sa maîtresse. Au commencement, elle se croit au paradis terrestre. On lui donne des livres, et Voltaire lui confie même des manuscrits encore inédits. La conversation est brillante, celle d’Émilie autant que celle de Voltaire. On l’accueille avec la cordialité la plus chaleureuse. Un soir on lui fait raconter l’histoire de ses malheurs et tout le monde pleure.

Madame de Graffigny reste à Lunéville, sans ressources. Même la petite pension qu’elle reçoit du duc de Lorraine ne semble plus sûre. Pendant plus d’un an, elle vit dans l’incertitude, se tirant d’affaire grâce à des amis qui l’hébergent et lui prêtent de l’argent. Enfin elle trouve une solution plus durable : la duchesse de Richelieu l’invite à entrer dans sa maison comme dame de compagnie. Françoise n’a qu’à trouver le moyen de faire le voyage de Lunéville à Paris, où les Richelieu ont leur hôtel sur la place Royale, aujourd’hui place des Vosges.

Le beau rêve tourne au cauchemar le soir du 29 décembre. Mme Du Châtelet accuse son invitée d’avoir copié un chant de La Pucelle, poème de Voltaire satirique et interdit, et de l’avoir envoyé à Devaux. L’accusation est fausse, mais l’inculpée ne peut pas calmer la furieuse Émilie, qu’elle appelle désormais « le Monstre » ou « la Chimère ». La rancune entre les deux dames durera jusqu’à la mort d’Émilie en 1749. Voltaire semble s’adoucir, mais l’atmosphère est pourrie. Mme de Graffigny devient vraiment prisonnière en attendant que son amant Desmarest l’emmène à Paris. Ils quittent Cirey le 10 février 1739, et entrent dans Paris le 14 du même mois.

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La duchesse de Richelieu reçoit sa nouvelle dame de compagnie avec beaucoup de gentillesse et l’introduit dans la haute société. C’est contre le gré de la timide Lorraine, qui souffre de mal du pays, et se sent meurtrie par les bouleversements qu’elle a subis. Elle fait néanmoins la connaissance de bon nombre de littérateurs, d’académiciens, d’administrateurs, et de courtisans parisiens. En août, Voltaire et le « Monstre » viennent à Paris et s’installent à l’hôtel de Richelieu. Les premiers jours, la mésaventure de Cirey semble oubliée, et Françoise les accompagne dans leurs promenades et visites. Pourtant le conflit ne tarde pas à se ranimer et aboutit à un nouvel esclandre. En novembre 1739, le duc de Richelieu doit partir pour le Languedoc dont il est le gouverneur. Madame de Graffigny est censée y aller aussi pour accompagner la duchesse, mais Madame Du Châtelet la fait exclure du voyage. Ainsi la fonction sur laquelle Mme de Graffigny avait compté lui est ôtée. La pauvre Abelle passe l’hiver seule à Paris, se désolant dans ses lettres à Panpan, car elle n’a plus ni ressources ni projets. La duchesse de Richelieu lui permet de rester attachée à son service à Paris comme gouvernante de son fils, mais c’est seulement un pis-aller pour sauver les apparences. Puis la situation désespérée empire encore. Au mois d’avril 1740, on apprend que la duchesse est gravement malade. On la ramène à Paris, où elle arrive le 24 mai. Malgré les soins des médecins les plus réputés, sa santé périclite rapidement, et elle meurt le 2 août. Mme de Graffigny perd ainsi sa protectrice principale. Elle se débrouille en acceptant de devenir la dame de compagnie d’une amie de la défunte duchesse, la princesse de Ligne-

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Mouy, pensionnaire au couvent des Filles de Sainte-Élisabeth. Après quelques mois cependant, la princesse quitte le couvent : Madame de Graffigny ne s’entend pas bien avec la dame qui lui succède. Vers juillet 1741, Mme de Graffigny entre comme pensionnaire dans le couvent des Bernardines du Précieux-Sang, où elle a un appartement à elle seule : cependant elle a l’imprudence d’arranger le mariage d’une co-pensionnaire, ce qui déplaît aux religieuses, et elle est expulsée du couvent en mai 1742. Heureusement Marie-Anne de Lévis-Charlus, cousine germaine de la princesse de Ligne, l’accueille chez elle. Mais la Grosse se lasse de vivre en « maison tierce » comme elle l’appelle, et elle loue une maison située rue Saint-Hyacinthe où elle s’installe le 27 novembre 1742. Elle y habitera jusqu’en 1751, et c’est là qu’elle compose ses premières œuvres littéraires, dont le roman et la pièce qui la rendront célèbre. On peut dire que cette date marque l’heureux tournant de sa fortune. Pendant cette lutte pour survivre à Paris les liens avec son passé se détachent. Elle se querelle avec un jeune ami lorrain, Nicolas Liébault, au sujet de la maîtresse de celui-ci, l’actrice Clairon Lebrun. Devaux donne raison à Liébault, et provoque ainsi une longue interruption de sa correspondance avec Abelle. Elle continue à voir Desmarest assez souvent à Paris, mais leurs rapports sont incommodés par le fait que Françoise habite dans des couvents ou chez des amies. D’ailleurs Desmarest, en tant qu’officier de cavalerie, doit rejoindre son régiment en 1741 lorsqu’éclate la guerre de la Succession d’Autriche. Il est enfermé avec l’armée française dans Prague pendant le siège de 1742, et quand il revient à Paris en mars


1743, il ne pense qu’à obtenir une promotion et à réparer les pertes qu’il a subies à la guerre. Tout en sentant qu’elle n’est plus aimée, Mme de Graffigny a la faiblesse de donner de l’argent à son amant pour s’équiper ; il le prend, part pour son régiment en août 1743, et ne la revoit plus jamais. Elle s’affflige, non seulement de sentir la fin d’un amour de quinze ans, mais aussi de savoir qu’elle a été lâchement trompée. La maison de Mme de Graffigny comprend un appartement qu’elle sous-loue. Peu après la trahison de Desmarest, elle accepte un nouveau locataire, un jeune avocat nommé Pierre Valleré. Dans les pires heures de douleur, Valleré entend les plaintes de Françoise avec sympathie, et ils finissent par avoir une brève liaison amoureuse. La passion s’éteint assez vite mais Valleré reste le locataire de Françoise de Graffigny, la suivra même dans sa nouvelle maison en 1751, et s’occupera du règlement de sa succession. À cause de l’interruption de sa correspondance avec Panpan, nous connaissons moins bien la vie quotidienne d’Abelle en 1741 et 1742. Il est cependant clair qu’elle développe son amitié avec la comédienne retraitée Jeanne Quinault que le public appelait Quinault la Cadette, mais que Mme de Graffigny surnomme Nicole. Celle-ci ouvre un salon connu plus tard sous le nom de Bout-du-Banc. C’est une réunion hebdomadaire de gens de lettres et de beaux esprits, sans faste et sans cérémonie. Le comte de Caylus y préside aux côtés de Nicole, et Mme de Graffigny se met à fréquenter le Bout-duBanc à cette époque. Au cours des années 1740, elle y fait la connaissance de presque tous les écrivains français, dont plusieurs deviennent des amis et conseillers, notamment Duclos, Claude Crébillon et Helvétius.

Mme de Graffigny débute dans la littérature pour répondre aux instances de Caylus et des convives du Bout-du-Banc. En fait, elle avait fait une sorte d’apprentissage en Lorraine avec Panpan : lors d’un voyage à Paris en 1733 celui-ci avait tenté de faire publier un conte de son amie intitulé « Le Sylphe ». De temps en temps ils mentionnent d’autres œuvres dans leur correspondance, mais Mme de Graffigny, une fois initiée au goût parisien, les juge indignes d’être montrées. En janvier 1744, Caylus annonce un nouveau projet de facéties, auquel tous les fidèles du Bout-du-Banc, y compris Mme de Graffigny, sont sommés de contribuer. Le résultat est la « Nouvelle espagnole » qui paraît dans le Recueil de ces Messieurs en mars 1745. Le recueil est plutôt mal reçu, mais on loue la contribution de Mme de Graffigny. D’ailleurs Caylus et Nicole lui demandent de composer un conte de fées sur un plan fourni par Caylus. Son second essai devient « La Princesse Azerolle, ou l'Excès de la constance », conte qui figure dans Cinq Contes de fées, volume publié aussi en 1745. Le conte fait moins de bruit que la nouvelle, et ne sera attribué à son auteur que lors de la redécouverte de sa correspondance. À la même époque, Françoise croit avoir résolu ses difficultés pécuniaires. Grâce à l’appui de l’abbé de La Galaizière, commis du contrôleur général et frère du chancelier de Lorraine, elle obtient une part dans les fermes de Poissy et de Sceaux - c’est-à-dire la société de financiers qui prélevaient les impôts sur les foires de ces lieux. Elle signe un contrat avec un financier nommé Pascal qui doit fournir les fonds, payer un intérêt trimestriel à Mme de Graffigny et lui remettre un capital significatif au bout de dix ans. Malheureusement, Pascal a lui-même emprunté son argent et l’affaire ne

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produit pas le revenu escompté. En attendant, Françoise se permet des achats à crédit, et assiste souvent aux spectacles des théâtres. En moins de deux ans elle se trouve plus endettée que jamais. Au début, comptant avoir de quoi vivre confortablement, elle se souvient de sa nièce à la mode de Bretagne, Anne-Catherine de Ligniville, appelée Minette. Elle était la fille de Jean-Jacques, comte de Ligniville d’Autricourt, et de son épouse ÉlisabethCharlotte de Soreau, cousine germaine de Mme de Graffigny. Les Ligniville font partie de la haute noblesse lorraine, mais cette branche n’a pas d’argent et le couple met au monde une vingtaine d’enfants, le nombre exact n’est pas sûr. Minette, née en 1722, est la filleule de Mme de Graffigny qui l’a élevée jusqu’à l’âge de 12 ans. La jeune fille entre alors comme pensionnaire dans un couvent, et elle se trouve encore en 1744 dans celui de la Congrégation de Notre-Dame-de-Ligny. Sa marraine ne songe d’abord qu’à la nommer sa légataire universelle, mais les deux femmes commencent à s’écrire, et forment un projet pour que Minette vienne à Paris. Elle descend chez Mme de Graffigny, après bien des retards, le 24 septembre 1746. La détresse financière sévit déjà dans le ménage, mais Mlle de Ligniville apporte une petite pension, et sa présence remédie un peu à la solitude où vit alors Mme de Graffigny. Obligée par la pénurie de rester la plupart du temps chez elle, Mme de Graffigny travaille aux deux grandes œuvres qui établiront sa renommée : les Lettres d’une Péruvienne et Cénie. D’abord elle avait conçu un plan de pièce, intitulée provisoirement « La Gouvernante », mais elle l’abandonne pour le roman dont

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l’idée germe en mai 1743 quand elle voit jouer Alzire et s’en enthousiasme. Le lendemain elle se met à lire l’Histoire des Incas de Garcilaso de La Vega, qui l’émerveille. Elle écrit lentement, et avec peine, dit-elle à Panpan, à qui elle ne révèle le sujet de ses travaux qu’en 1745. Elle lui envoie alors une partie du manuscrit, mais elle hésite encore sur l’intrigue. La composition avance petit à petit au cours de l’année 1746 et des premiers mois de 1747. En été 1747, ses amis Caylus et l’abbé Pérau vendent le manuscrit des « Lettres d’une Péruvienne » à la veuve Pissot, qui le met en vente à la fin de l’année. Le succès suit rapidement. C’est l’histoire d’une princesse inca, Zilia, enlevée le jour de ses noces par des conquistadors espagnols et ensuite par un galant capitaine de vaisseau français, Déterville. L’héroïne raconte ce qui lui arrive dans des lettres adressées à son fiancé, Aza. La romancière réussit à tisser ensemble trois genres de fiction épistolaire : le voyage imaginaire, la critique sociale et le roman d’amour. Le public aime ses analyses des institutions et des coutumes françaises, faites d’un point de vue neuf, celui d’une femme. La sensibilité amoureuse de Zilia n’est pas originale, mais le public trouve son style frais et sa voix unique. L’héroïne, quoique princesse exotique, représente à bien des égards la situation des femmes européennes, réduites à l’état de prisonnières. Le seul aspect du livre généralement critiqué est en réalité un coup de génie : Zilia ne résout pas son dilemme moral et sentimental en épousant l’un des deux hommes, l’infidèle Aza ou le galant Déterville. La romancière la laisse en état de choisir son propre destin, et elle choisit de rester seule et libre. De nombreuses continuations et adaptations paraîtront pour ramener ce dénouement féministe dans les bornes de la convention.


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D’ordinaire, les écrivains du XVIIIe siècle ne gagnaient pas beaucoup à la vente de leurs livres. Exceptionnellement, par l’intervention du ministre Malesherbes chargé de la librairie, Mme de Graffigny revend son œuvre à un autre éditeur qui publie en 1752 une nouvelle édition, revue et augmentée. Mais le profit réel qu’elle en tire en 1748, c’est une réputation. Sa correspondance se peuple tout d’un coup de personnages jusqu’alors inconnus. Jules-Nicolas Du Vaucel, trésorier des offrandes, aumônes et bonnes œuvres du roi et fils d’un fermier général, s’intéresse à la femme auteur et à Minette ; il met celle-ci sur la liste des pensions et il paie une partie des dettes de celle-là. MarieLouise Brebier, veuve de François Turmenies de Montigny, seigneur de Nointel et premier maître d’hôtel du duc d’Orléans, devient une amie, et avec un tact exquis fait des cadeaux aux deux nécessiteuses. Le comte de Clermont, prince du sang et amateur de théâtre, protège Mme de Graffigny et utilise son prestige pour faire jouer sa nouvelle œuvre, Cénie. Et surtout, ses anciens amis de la cour de Lorraine reprennent contact avec elle. Le duc François-Étienne est devenu empereur ; son frère le prince Charles-Alexandre, après avoir servi comme général dans les armées autrichiennes pendant la guerre, est sur le point d’être nommé gouverneur des PaysBas et leur sœur Anne-Charlotte joue un rôle important à la cour à Vienne. Anne-Charlotte, qu’Abelle et Panpan appellent « la Belle des Belles », écrit à Mme de Graffigny pour lui demander d’acheter des cadeaux d’étrennes pour la cour impériale. Elle obtient ensuite une commission d’écrire de petites pièces destinées aux enfants de l’empereur. La première de ces pièces, « Ziman et Zenise »,

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conçue en juillet 1747, est jouée à Schönbrunn aux applaudissements de toute la cour en octobre 1749, et Mme de Graffigny enverra une nouvelle pièce tous les ans jusqu’en 1753. La Belle des Belles envoie à l’auteur une gratification de 600 livres et lui annonce une augmentation de sa pension : l’ancienne pension de Lorraine passera de 500 livres à 1500, et sera payée en livres tournois d’une valeur plus grande que la livre de Lorraine. Fin 1749, Mme de Graffigny n’est pas riche, mais ses dettes les plus pressantes sont payées, elle a des revenus suffisants pour vivre, et elle ne craint plus d’être forcée de quitter Paris pour se réfugier dans un couvent. L’auteure se ressouvient alors de son projet dramatique « La Gouvernante ». Elle est obligée de transformer l’œuvre de trois actes en cinq. Elle refait entièrement l’intrigue, fondée primitivement sur une servante méchante, pour mettre au centre une jeune fille qu’on croyait orpheline, mais dont la gouvernante est sa mère devenue domestique pour rester auprès de sa fille. Françoise montre son manuscrit à ses amis qui l’inondent de conseils, mais de tous ces lecteurs, le plus marquant est le comte de Clermont. Il envoie demander le manuscrit par son secrétaire, Jean Dromgoole, et celuici devient un visiteur assidu. Madame de Graffigny apprécie les critiques de Clermont et de Dromgoole qu’elle trouve fines et utiles. Une fois le travail de composition terminé, Clermont accepte de présenter lui-même la pièce aux comédiens, sans nommer le véritable auteur qui insiste pour garder l’anonymat. Le 14 mars 1750, la troupe entend la lecture du manuscrit et l’approuve avec acclamations. Tout le printemps 1750 se passe en préparatifs pour la première représentation plusieurs fois retardée, mais qui a lieu enfin


le 25 juin. Il faut d’abord faire des révisions et des corrections qui continuent jusqu’à la dernière répétition. Mme de Graffigny assiste à plusieurs répétitions, et se lamente de la bêtise des acteurs tout en s’amusant de leurs disputes. Elle doit faire copier le manuscrit, obtenir l’approbation du censeur, le grand dramaturge Prosper Crébillon, qui la lui donne promptement en y ajoutant de bons conseils : faire des cadeaux aux comédiens, arranger la musique, distribuer des billets et mille autres besognes. Ses efforts l’épuisent tellement qu’elle prétend être indifférente au sort de la pièce, et elle n’ose assister à la première représentation.

exemple parfait du genre de la comédie larmoyante. La situation de l’héroïne Cénie est certes digne de pitié, mais les circonstances qui l’ont mise en péril sont peu crédibles. Les invraisemblances s’accumulent jusqu’au dénouement pour permettre un grand coup de théâtre à la fin : la vérité sur la naissance de l’orpheline est révélée, le traître est démasqué, les vertueux sont récompensés par un mariage d’amour et les méchants punis se repentent et on leur pardonne. Les spectateurs, hommes tant que femmes pleurent à chaudes larmes, et l’auteure considère l’absence de larmes comme un signe de corruption morale.

C’est un succès instantané et exceptionnel. Les spectateurs applaudissent sans fin. Tout le monde pleure, et tous ses amis accourent chez elle pour célébrer le triomphe. Pour le public du XVIIIe siècle, la pièce faisait plus d’effet que

Comme après son roman, Mme de Graffigny attire auprès d’elle une foule de nouveaux admirateurs dont quelques-uns deviennent des amis. C’est à la suite du succès de Cénie qu’elle fait la connaissance du jeune Turgot, futur contrôleur général, de Palissot, futur ennemi des encyclopédistes et d’Antoine Bret jeune écrivain mineur qui courtise Mme de Graffigny avec ardeur.

le roman. Avant les Lettres d’une Péruvienne, il existait plusieurs romancières célèbres, mais très peu de femmes dramaturges, et aucune n’avait réussi comme Mme de Graffigny avec Cénie. Si l’on compare le nombre de représentations, le nombre de spectateurs et la recette, Cénie se range parmi les dix nouvelles pièces les plus courues du siècle. En outre, une œuvre dramatique atteint un public tout de suite, alors qu’un roman exige un laps de temps pour qu’on obtienne le livre, qu’on le lise, et que les lecteurs diffusent leur jugement favorable. En quelques heures, le succès de Cénie fait de Mme de Graffigny la femme écrivain la plus célèbre de France, et en quelques jours la plus célèbre du monde. La pièce n’a pas connu de renaissance comparable à celle des Lettres d’une Péruvienne de nos jours, mais on peut en dire autant de presque tout le théâtre du XVIIIe siècle, à part Marivaux et Beaumarchais. Cénie est un

L’année suivante, 1751, apporte deux changements capitaux dans la vie de Françoise. D’une part, elle déménage et s’installe dans une maison donnant sur les jardins du Luxembourg, de l’autre, elle réalise le mariage d’AnneCatherine de Ligniville avec Helvétius, projet qu’elle poursuit depuis cinq ans. Quoi qu’elle en dise, la nouvelle maison semble un peu vide après le départ de Minette, malgré l’afflux de visiteurs. On parle aujourd’hui du « salon » de Mme de Graffigny : le terme n’est peut-être pas exact, mais il est vrai qu’elle reçoit presque tous les hommes de lettres français, beaucoup d’hommes politiques et d’administrateurs, de vieilles connaissances lorraines et des voyageurs d’Angleterre, d’Italie et d’Allemagne.

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En 1752, Mme de Graffigny est au sommet de sa gloire. La Comédie-Française remet Cénie à l’affiche. Le libraire Duchesne publie la nouvelle version des Lettres d’une Péruvienne. On reconnaît « la mère de Cénie » partout dans Paris, et on pleure sur ses œuvres dans les cours de Vienne, de Lunéville, et d’ailleurs. Elle continue aussi à écrire, avec des résultats inégaux, il faut l’avouer. Elle compose un discours pour un concours de l’Académie française : son travail ne remporte pas le prix, mais Duclos lui dit qu’elle aurait dû le gagner. La petite pièce qu’elle envoie à Vienne, Les Saturnales, quoiqu’elle lui coûte beaucoup à écrire, semble être bien accueillie. Le prince de Clermont propose de présenter sur son théâtre privé Phaza, féerie en un acte qu’elle avait composée en 1747 : la représentation n’aura lieu qu’en mars 1753, et l’auteur jugera l’œuvre médiocre. Aidée par Charles Collé, elle compose une comédie intitulée La Baguette pour la troupe italienne qui la refuse en 1752. Après des révisions la pièce sera représentée en juin 1753 et échouera lamentablement. Le projet qui occupe le plus Mme de Graffigny en 1752 regarde Devaux. Leur amitié est restée solide depuis vingt ans malgré quelques querelles. Pendant l’hiver 1747-1748, il était venu à Paris où il avait partagé avec elle le triomphe des Lettres d’une Péruvienne. Cependant depuis son retour en Lorraine, autant les choses vont bien pour Abelle, autant elles vont mal pour Panpan. Sa maîtresse meurt après une longue maladie en décembre 1749. Son père et sa mère vieillissent -ils mourront respectivement en 1753 et en 1754- et Panpan s’inquiète de son avenir. Il occupe depuis dix ans un poste de receveur des finances de Lorraine, procuré avec l’appui de Mme de Graffigny. Mais il déteste le travail, le fait mal,

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et perd de l’argent dans une situation qui en enrichit bien d’autres. En 1752, le roi Stanislas fonde une académie à Nancy. Tout le monde dit que Devaux doit en être membre, mais sa candidature est refusée en mai 1752. Il en tombe malade, se rendant compte qu’il a la réputation d’être homme de lettres sans avoir rien publié. Il avait tout misé sur une pièce en un acte et en prose intitulée Les Portraits qu’il croyait acceptée par la Comédie-Française dès 1738, mais qui n’a pas été représentée malgré plusieurs révisions. Au cours de l’été 1752, ses protecteurs à la cour de Lorraine, surtout la marquise de Boufflers et le comte de Lucé, font renverser le vote d’exclusion de mai. Pour sa part, Mme de Graffigny use de son influence auprès des comédiens pour faire jouer la pièce de Devaux au moment même où il prononce son discours de réception à l’Académie de Nancy en octobre 1752. Abelle imaginait son geste comme le dénouement d’une comédie larmoyante. C’était une surprise pour son ami ; elle ne lui en avait rien dit avant la première représentation, et elle avait ré-intitulé la pièce Les Engagements indiscrets afin qu’il ne la reconnaisse pas. Mais il s’agit de la réalité, non d’une comédie, et le malheur la guette. La principale actrice fait une culbute sur la scène lors de la première représentation, et un ami perfide écrit à Devaux que sa pièce est tombée. Il se met en fureur contre son amie, l’accusant de l’avoir humilié en dirigeant si mal la production de son œuvre. Cette dispute ne mène pas tout de suite à une rupture, mais les rapports entre les deux amis se détériorent lentement à partir de ce moment : c’est pourquoi les dernières années de la vie de Mme de Graffigny sont moins bien documentées que les précédentes. Elle cesse d’écrire à Devaux pendant de longs mois de bouderie, et


par ailleurs il vient plus d’une fois à Paris dans l’entourage de la marquise de Boufflers, ce qui rend la correspondance superflue. Au cours des années 1750, Mme de Graffigny travaille laborieusement à une nouvelle pièce pour la Comédie-Française. Le plan original subit d’énormes transformations : trois actes deviennent cinq, le lieu passe de l’époque contemporaine à la Grèce antique, le titre La Fille d’Aristide remplace « Les Effets de la prévention », le ton qui devait être comique se mue en larmoyant. Théonise, l’héroïne, jeune femme vertueuse et injustement soupçonnée, se vend en esclavage pour payer l’amende de son protecteur, mais son amant revient de la guerre en héros. La vérité se découvre et tout finit bien. L’auteure consulte beaucoup d’amis à chaque étape, et ne cesse de réviser son manuscrit. Représentée enfin en avril 1758, La Fille d’Aristide est un four. Mme de Graffigny la retire bientôt et s’efforce de s’en consoler.

Il faudra dix ans pour régler sa succession, tâche dont se chargent Valleré et un cousin nommé Desvoys. La défunte laisse des biens, mais aussi des dettes. En fin de compte, on trouve de quoi payer tous ses créanciers et la plus grande partie de ses legs. Son testament laisse ses papiers et ses manuscrits à Devaux qui, bien entendu, possède déjà les lettres de son amie. Paresseux et irrésolu jusqu’à la fin, Panpan n’a jamais édité ni leur correspondance, ni les œuvres inédites de son amie, mais il a gardé intacte la collection. Ses héritiers l’ont vendue pour la plupart au grand bibliophile anglais Sir Thomas Phillipps. Lors d’une vente de Sotheby’s en 1965, le libraire H. P. Kraus en a acheté la plus grande partie, qu’il a ensuite donnée à la Bibliothèque Beinecke de Yale University (USA). Cette donation a beaucoup contribué à l’essor des études sur Françoise de Graffigny et à sa redécouverte actuelle.

Elle a d’autres raisons plus graves de s’inquiéter. Sa santé chancèle. La guerre contre l’Angleterre a éclaté, elle a des amis des deux côtés dont plusieurs officiers en service actif. Son protecteur influent le comte de Maillebois est disgracié et emprisonné en province. Ses amis les frères Nicolas et Popol Liébault sont accusés d’un crime : celui-ci est arrêté et celui-là s’enfuit. Helvétius publie De l’esprit et provoque un scandale ; il est disgracié et échappe de peu à une punition plus sérieuse. En automne Mme de Graffigny souffre de plus en plus souvent de palpitations et de syncopes. Le 11 décembre 1758, au cours d’une soirée passée avec des amis de longue date, elle est frappée d’une attaque soudaine qui la laisse incapable de parler ; elle tombe bientôt inconsciente, et meurt dans son lit le lendemain.

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Fig. 1 - Recueil de ces Messieurs (1745).

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Deux siècles d'éditions

David Smith

L'

œuvre de Mme de Graffigny est enfin sortie de l'obscurité dans laquelle elle languissait depuis tant d'années.

Au XIX e siècle, Sainte-Beuve sonne le glas de sa réputation en qualifiant les Lettres d'une Péruvienne et Cénie de « ces ouvrages plus ou moins agréables à leur moment, et aujourd'hui tout à fait passés1 ». Dans son livre sur la comédie larmoyante, Gustave Lanson traite Cénie de faible imitation de La Gouvernante de La Chaussée2. Même en 1989, la cote de Mme de Graffigny est ainsi résumée par Pierre Hartmann : « Les Lettres d'une Péruvienne ne figurent plus, depuis longtemps, au mémento du lecteur moderne, fût-il féru de littérature. Le patronyme de leur auteur ne lui évoque rien ; à peine est-il connu de l'érudit3 ». Cependant, à partir des années 1960, ce purgatoire est suivi d'une résurrection. L'édition critique de la Péruvienne due à Gianni Nicoletti (Bari, 1967), l'édition Garnier-Flammarion préparée par Bernard Bray et Isabelle Landy-Houillon (1983), le travail pionnier d'English Showalter, la publication de la Correspondance de Madame de Graffigny, le mouvement féministe et le foisonnement des études de la femme, surtout outre-Atlantique, ont contribué à extraire Mme de Graffigny du cimetière littéraire. Aujourd'hui la Péruvienne figure dans nombre de programmes universitaires et de nombreuses éditions modernes sont disponibles en français,

en anglais et en allemand, la Correspondance a atteint son quatorzième et avant-dernier volume, des thèses ont été consacrées à son roman, à son théâtre, et même à sa santé, l’auteur et son œuvre ont fait l’objet de deux colloques (Yale, 1999, et Oxford, 2002) et un troisième est prévu (Lunéville, 2013), enfin trois collections privées de ses œuvres ont été réunies, dont celle de Pierre Mouriau de Meulenacker forme la meilleure du monde. Étant donné la piètre estime dont jouissait l'œuvre de Mme de Graffigny entre 1850 et les années 1960, ce fut une agréable surprise de découvrir que, à en juger par le nombre d'éditions, elle était extrêmement populaire pendant la période allant de 1747 à 1835. La Péruvienne (1747) fut un bestseller immédiat et resta populaire pendant presque un siècle, période qui voit paraître environ 130 éditions, y compris les traductions. La Péruvienne fut révisée par Mme de Graffigny et republiée en 1752 avec trois lettres nouvelles. Entre-temps, plusieurs Suites virent le jour, mais aucune du cru de Mme de Graffigny : au XVIIIe siècle il parut douze éditions séparées de ces continuations. Le succès de sa pièce Cénie (1750) fut moins durable : 27 éditions jusqu'en 1768, 35 jusqu'en 1830. En outre, six éditions de ses Œuvres parurent pendant la même période. Nous allons examiner la composition

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la Société du Bout-du-Banc. Ce cercle littéraire gravitait autour du comte de Caylus, archéologue distingué, et de Jeanne Quinault, actrice retirée de la Comédie-Française, et comptait parmi ses membres Cahusac, Claude Crébillon, Duclos, Helvétius, La Chaussée, Moncrif, Piron et Voisenon4. Le second conte, Azerolle, paraît quelque huit mois plus tard, vers le 21 novembre 1745, dans un ouvrage assez rare intitulé Cinq Contes de fées. Les deux contes sont plus faciles à trouver dans les Œuvres badines de Caylus (1788), (Fig. 2) – la Nouvelle espagnole (Fig. 3) dans le sixième volume et Azerolle (Fig. 4) dans le neuvième. Le nom de Graffigny, de même que ceux des autres membres du Bout-du-Banc, n'est mentionné ni dans le Recueil ni dans les Cinq

Fig. 2 - Œuvres badines de Caylus (1788).

et la publication des éditions originales de ces ouvrages, et en guise de conclusion, tracer rapidement la fortune éditoriale ultérieure de ses œuvres, dont certains aspects sont traités ailleurs dans le présent ouvrage.

Les Contes L’apprentissage littéraire de Mme de Graffigny prend la forme de deux contes intitulés Nouvelle espagnole ; le mauvais exemple produit autant de vertus que de vices et La Princesse Azerolle, ou l'Excès de la constance. Le premier paraît vers le 11 mars 1745 dans le Recueil de ces Messieurs (Fig. 1), recueil composé surtout de contes et rédigé par les membres de Fig. 3 - Nouvelle espagnole.

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Contes. Cependant, dans les Œuvres badines de Caylus, on peut lire une note figurant au bas de la première page de la Nouvelle : « On prétend que cette Nouvelle a été fournie à la Société de ces Messieurs par Madame de Graffigny ». La source de ce renseignement est probablement une « Vie de Madame de Graffigny », publiée dans une édition des Lettres d'une Péruvienne datée de 1760. Mais ce n'est qu'en 1977 qu'on a attribué à Mme de Graffigny la maternité d'Azerolle. Que les deux contes soient dus à sa plume est pourtant amplement prouvé par les lettres qu'elle a écrites presque quotidiennement, en 1744 et 1745, à son ami lorrain, François-Antoine Devaux. En lisant ces contes, on ne manque pas de relever les traits qui les différencient. La Nouvelle progresse lentement et lourdement, l'intrigue est mal agencée, et les personnages nous laissent indifférents à leur sort. L'humour y est presque absent, si ce n'est à travers la conduite assez bizarre d'un personnage mineur, Isabelle. Azerolle, quoique légèrement plus long, semble plus court parce que plus rapide. L'intrigue est mieux organisée et les personnages sont moins banals. Le conte est amusant d'un bout à l'autre, d'un humour sardonique et détaché. Rien n'y est pris au sérieux, même pas le conte. Si les deux contes regorgent de maximes, celles-ci sont sérieuses et sans malice dans la Nouvelle, comiques et désabusées dans Azerolle, se moquant des valeurs établies. Signalons d'emblée que l'auteur bénéficie de l'aide et des conseils de plusieurs membres du Bout-du-Banc. Au départ, Caylus lui fournit un « canevas » ou un « plan » de la Nouvelle. Elle soumet le brouillon de son texte à Mlle Quinault et le 20 septembre 1744 fait à Devaux

Fig. 4 - La Princesse Azerolle.

le rapport suivant sur ses propres motivations et la réaction de la comédienne : « Ce n'est point du tout pour la gloire que je me crève à travailler. [...] C'est uniquement pour remplir la tâche que l'on m'a donnée et pour ne pas paraître si bête que je le suis en effet. [...] Nicole [surnom de Mlle Quinault] me l’a renvoyé avec les louanges les plus flatteuses5 ». Elle décide alors de mettre sa nouvelle de côté pendant un certain temps, pour mieux en voir ultérieurement les défauts et parce qu'elle perd le peu de confiance qui lui reste en son propre talent : « Mon Dieu, qu'elle me pue, que je la trouve vilaine ! » (V, 524). Même après avoir fait les modifications demandées par Caylus, elle constate le 9 février 1745 que sa Nouvelle est « beaucoup moins bonne que jamais » (VI, 183).

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La composition d'Azerolle commence de la même façon : Caylus lui en fournit un canevas à la mi-décembre 1744 : « Sans pouvoir m'en défendre, ce vilain Blaise [surnom de Caylus] m'a forcée de décrotter un de ses contes. [...] J'ai travaillé si bel et si bien hier que je fis dans mon après-dîner dix-huit pages de mon conte ». (VI, 101 et 104). Mais cette fois-ci elle travaille très vite et sans consulter les autres : « Personne n'y a mis la patte que moi » (VI, 222). Les révisions sont faites en janvier 1745 et elle est parfaitement satisfaite de son travail. Le 7 février elle annonce : « Enfin le grand œuvre est fini. [...] J'étais presque aussi aise qu'après être accouchée. Mon écritoire me puait ». (VI, 177). Azerolle est un conte parodique, genre dont Hamilton était le passé-maître. Certains personnages ont des noms ridicules (le nom du roi est Doudou, un soupirant noble s'appelle Turlupin), l'intrigue est assez grotesque, on abuse du thème de couples contrastants (le beau et le laid, le stupide et l'intelligent), le style n'est rien moins qu'exubérant. Il y a surtout une complicité entre le narrateur et le lecteur, lesquels s'accordent pour dénigrer le conte de fées et tous ses tours, alors que le conte se déroule de façon traditionnelle. Citons en exemple le quatrième paragraphe : [La fée] Babonette ravie de faire valoir son autorité, ne fut pas plus tôt déclarée régente, qu'elle se mit à quereller les mies du petit prince ; elle chassa la nourrice, parce qu'elle ne savait pas un seul conte de revenants, et la reprit, après l'avoir fait jurer qu'elle retiendrait par cœur tous ceux qu'elle lui conterait. Le nom du roi fut changé en celui de Doudou, plus expressif, disait-elle, et plus propre à lui gagner le cœur de son peuple.

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Doudou était l'un des surnoms employés par Mme de Graffigny pour désigner son locataire, Pierre Valleré, et le conte est parsemé de ces allusions ésotériques et ludiques relatives aux membres de son entourage, y compris son chat. Par contre, la Nouvelle n'est pas un conte de fées mais une histoire d'amour où le bonheur des amoureux dépend toujours de la faveur du roi. L'auteur se croit obligée de maintenir un ton sérieux et digne, ce qui exclut l'irrévérence, l'incongruité, l'exubérance, l'ironie et l'humour qui rendent Azerolle si agréable à lire. Mme de Graffigny se rend parfaitement compte des progrès qu'elle fait au cours de son apprentissage : « S'il [Azerolle] est mieux que la Nouvelle, c'est que la Nouvelle est la première, et celle-ci la seconde, et qu'une troisième sera peut-être encore mieux » (VI, 222). Cette « troisième » sera les Lettres d'une Péruvienne. On ne fait pas appel au même libraire pour les deux ouvrages. Le Recueil est publié par la veuve Oudot (VI, 245), la dernière d'une longue dynastie de libraires établis à Troyes. Elle se sert de l'adresse de Westein d'Amsterdam. Aucun libraire de ce nom n'existait à Amsterdam, mais il y avait toute une dynastie de Wetstein ! Sur le plan matériel, c'est une très mauvaise édition, comme l’atteste l’auteur : « J'ai encore pris sur moi de lire quelques pages de l'Espagnole sur ma chaise percée. Il y a autant de fautes que de mots ». (VI, 248). Quant aux Cinq Contes, on en charge la veuve Pissot, libraire depuis 1728, qui publiera l'édition originale de la Péruvienne en 1747 et celle du premier Discours de Rousseau en 1750. Matériellement, le résultat est tout aussi mauvais. La page de titre de cette édition ne porte ni le lieu de publication ni le nom de l'éditeur.


La réaction du public à ces recueils est inconnue. Dans ses Jugements sur quelques écrits de ce temps, l'abbé Desfontaines se plaint d' « un déluge de contes de fées » qu'il traite de « puérilités » mais n'en fait pas de comptes rendus. Devaux chante les louanges d'Azerolle, la « nièce » de Mme de Graffigny, Anne-Catherine de Ligniville, future Mme Helvétius, reconnaît la main de sa tante dans les deux contes, et les relations de l'auteur font des commentaires flatteurs. Leurs encouragements la persuadent de continuer sa carrière d’auteur.

L'édition originale des Lettres d'une Péruvienne et celles portant l'adresse « a peine » 6

Pour ses Lettres d'une Péruvienne Mme de Graffigny s'inspire probablement de l'Histoire des Incas de Garcilaso de La Vega, qu’elle lit en mai 1743 (IV, 265 et 283). Elle écrit le roman entre l'hiver de 1745, époque où elle termine ses contes, et l'été de 1747, alors qu'elle prépare le brouillon de sa pièce Cénie. Elle en envoie à son ami lorrain, François-Antoine Devaux, trois manuscrits différents, dont aucun n'a survécu dans les Graffigny Papers, conservés à l'université de Yale. Dans son premier résumé de l'intrigue, Aza ne vient pas en Espagne, mais à Paris où il finit par épouser Zilia, malgré l'amour de Déterville pour Zilia et celui de la mère de Déterville pour Aza (VI, 547-548). La suggestion de Devaux qu'Aza ne reste pas fidèle à Zilia est acceptée volontiers par Mme de Graffigny, dont l'amant, Desmarets, l'avait récemment abandonnée. Devaux lui signale également les anachronismes du roman, mais l'auteur y est indifférente : « Je m'étais imaginée que cette transposition de temps ne faisait rien dans un roman » (VII, 2).

Devant la critique de cet aspect du roman que feront Fréron et l'abbé de La Porte, elle restera impénitente. Le 10 janvier 1747, elle annonce : « Enfin je n'ai plus qu'une lettre de Zilie à faire » (VIII, 200). Jusqu'à cette date le texte a été montré seulement à Devaux, à leur amie commune, l'actrice lorraine Clairon Lebrun, et à Denis Ponchon, étudiant en médecine qui lui sert de copiste, mais il est désormais montré ou lu à d'autres personnes : Benoît-Étienne Berthier (habitué du Bout-du-Banc), Charlotte Camasse (actrice lorraine dont la sœur deviendra l'épouse morganatique du duc de Deux-Ponts), le comte de Caylus, Armand-Charles Du May (officier de cavalerie retraité), Anne-Catherine de Ligniville, l'abbé Pérau (qui l'aide en corrigeant sa grammaire et sa ponctuation), Alexis Piron, Mlle Quinault et Pierre Valleré. Tous sont très émus – Devaux a versé des larmes, Ponchon « a pleuré comme un veau » (VII, 381) et Du May « pleura mais si bien pleuré que le mouchoir allait à tout moment »; quant à Mlle Camasse, « il est tout simple qu'elle pleure, car elle ne fait autre chose, et de s'évanouir » (VIII, 303). Elle suit parfois les conseils qu'on lui offre. Le 16 mai 1747, elle annonce : « J'ai enfin mis, je crois, la dernière main à l'ouvrage de Pénélope. [...] J'aurai cette épine hors du pied ». (VIII, 354). Vers la fin du même mois, « le petit Brachet », neveu de son locataire, est chargé de recopier le manuscrit en vue de le publier. Le 9 juin, elle annonce : « Je l'envoie demain au marché » (VIII, 378). Le comte de Caylus et l'abbé Pérau s'occupent des négociations avec les libraires. Caylus avait effetivement offert son aide dix mois auparavant : Antoine [Caylus] m'a fort pressée hier de finir mon ouvrage, et il m'a tiré une grosse épine du pied en me proposant,

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tout à la franquette [...] de me le vendre et de faire toute mon affaire sans que je m'en mêlasse. Je ne savais comment lui parler de vendre, lui qui donne tout, et je sentais cependant que lui seul pouvait faire mon affaire. (VIII, 38). L'auteur demande 400 livres à la veuve Pissot, mais le 18 juillet elle doit se résigner à accepter moins : « Il n'y a pas moyen d'en avoir plus de trois cents » (VIII, 431). Elle reçoit son paiement avant la fin du mois et doit recevoir douze exemplaires au moment de la parution du livre. La publication des romans étant interdite, elle n'obtient ni privilège ni permission : « Pour ma Zilie, néant, car il n'y a point de grâce pour les romans » (VIII, 240). Par conséquent, Mme Pissot cache son identité derrière l'adresse fausse et facétieuse « a peine », et elle n'est pas à même de poursuivre en justice les pirates qui contreferont son édition. La date exacte de la mise en vente n'est pas connue ; pendant l'hiver de 1747-1748, les lettres de Mme de Graffigny à Devaux, son correspondant principal, sont interrompues, car il est en visite chez elle. Les catalogues l'assignent le plus souvent à décembre 1747. Il existe au moins treize éditions portant l'adresse « a peine » (Fig. 5 à 17), dont onze ne sont pas datées et deux autres, les soi-disant « seconde édition » et « troisième édition », portent respectivement les dates de 1748 et de 1760. La veuve Pissot de Paris, à qui est due l'édition originale, publie également une seconde édition modelée là-dessus mais avec une orthographe qui se conforme aux usages de l'époque. Mme de Graffigny, qui n'avait pas été consultée là-dessus, s'en indigne : « Ah, tu demandes où en est la seconde édition? Le voici. Mme Pissot, qui a trouvé que le rôle de friponne lui réussissait, le continue. Elle vient

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de donner une seconde édition furtive ». (IX, p. 67). Les deux comportent viii + 337 pages, mais la signature C3 en bas de la page 29 est absente dans l'originale. À une exception près (BnF: Z 15579), on peut également les distinguer par la vignette de leurs pages de titre. Les deux autres éditions portant la même pagination sont l'une normande ou percheronne (le papier porte le filigrane d'un papetier d'Alençon) et l'autre anglaise (on emploie la signature B, et non A, pour le premier cahier du texte). Si au début les contrefacteurs ont tendance à suivre les caractéristiques de l'édition originale pour laquelle ils cherchent à faire passer leur édition, avec le passage du temps, ils tendent à économiser du papier qui, relativement au coût de la main-d'œuvre, revient plus cher au XVIIIe siècle qu'aujourd'hui, et à produire ainsi des éditions comportant moins de pages. Le nombre de pages dans les neuf autres éditions varient donc entre 336 et 243 pages. Elles sont publiées en province (une par Delaroche, de Lyon, dont les ornements sont très reconnaissables ; deux autres dans le Midi, en raison du lieu indiqué dans le filigrane ; le papier de la « seconde » et de la « troisième » édition est limousin), et à l'étranger (l'édition anglaise déjà mentionnée ; une édition belge dont les ornements permettent de l'attribuer à Éverard Kints, de Liège). Plusieurs de ces éditions comportent la première Suite, qui est absente des premières éditions. À l'exception de celle publiée à Liège, les treize éditions avec l'adresse « a peine » figurent dans la collection de Pierre Mouriau de Meulenacker. Le roman jouit d'un très grand succès, comme l'attestent le nombre d'éditions, les comptes-rendus favorables7 et les deux suites apocryphes (voir plus bas).


Fig. 5 - Lettres d'une PĂŠruvienne. ĂŠdition originale (1747).

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Fig. 6 - Deuxième édition de la Veuve Pissot.

Fig. 7

Fig. 8

Fig. 9 - édition Delaroche, de Lyon.

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Fig. 13 - édition Kints à Liège.

Fig. 14

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Fig. 17

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La maîtresse de Devaux à Lunéville, Barbe Lemire, née Patinot, lui écrit le 10 février 1748 : « Je vais te dire à présent tout le bien qu'on a dit des Lettres péruviennes. Voltaire les a trouvées charmantes. [...] Ne manque pas de bien dire à Madame de Graffigny que tout le monde qui l'ont lu [son livre] l'ont trouvé charmant8 ».

Les deux premières Suites des Lettres d’une Péruvienne Peu après la parution de l'édition originale, deux Suites apocryphes voient le jour. Elles seront généralement incluses dans les éditions ultérieures de la Péruvienne.

Fig. 18 - Suite des Lettres d'une Péruvienne.

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Alors que dans l'édition originale Zilia adresse les 33 premières lettres à Aza et les cinq dernières à Déterville, la première Suite consiste en sept lettres échangées par Déterville, sa sœur Céline et Zilia. Polyphonique, elle n'avance pas l'intrigue, mais confirme et explicite le dénouement. Le 16 septembre 1748, Mme de Graffigny annonce à Devaux la parution de cette édition : « Tu verras une Suite aux Lettres d'une Péruvienne. J'ai été cet après-midi chez M. Berryer. [...] Il m'a montré une petite brochure, la moitié moins que la mienne, qui a bien pour titre Suite des Lettres d'une Péruvienne (Fig. 18 et 19). Je n'ai osé le lui emprunter, mais je le fais chercher par terre et par mer ». (IX, 258). Avant le 21 septembre, elle se la procure, son locataire, Pierre Valleré, la lui lit, et elle prétend reconnaître le style de l'auteur : « Ah,

Fig. 19 - Suite des Lettres d'une Péruvienne.


pauvre chevalier de Mouhy, vous n'êtes pas assez déguisé ! On ne vous prendra pas pour moi ». (IX, 260). Le lendemain, elle exprime de manière sarcastique l'espoir que Devaux appréciera la modestie de la préface et l'intérêt des lettres (IX, 262). Quoique l'« Avis de l'éditeur » affirme que « l'auteur [...] marque une tendre prédilection pour cette Suite », Devaux ne s'en enthousiasme pas : « J'ai lu la Suite de la Péruvienne qui est bien détestable. Quoique de Mouhy ait emprunté votre nom, il n'y gagnera pas. Personne n'en sera dupe9 ». La seconde Suite, intitulée Lettres d'Aza ou d'un Péruvien (Fig. 20), est portée à l'attention de Mme de Graffigny dès le 9 avril 1748 : « Il faut que j'aie oublié de te dire que M. de Mairan m'a dit qu'un jeune homme lui avait communiqué les réponses d'Aza, qui étaient écrites avec esprit, et qu'il n'avait pas cru que cela me fît de la peine de lui conseiller de les imprimer. Tout le monde le sait à présent. Elles vont paraître, mais on dit déjà que c'est de moi ». (IX, 40). Ce n'est que huit mois plus tard qu'elle s'en procure un exemplaire : « Croiraistu que j'ai eu l'indifférence d'avoir les Lettres d'Aza depuis hier à midi et de ne les avoir fait lire que ce matin pendant ma médecine. Dis encore que je suis auteur. J'aurais envie de ne t'en rien dire que tu ne les aies lues, mais si fait, je crois que celui qui les a fait est un sot qui a de l'esprit. Le livre est mal fait quant au fond. Il a trop servilement imité mes phrases. Cependant je le trouve assez bien pour le sentiment, fort sot pour les critiques des mœurs et très faible imitateur ». (IX, 364 et 367). Quoique cette seconde suite porte la date de 1749, elle a donc dû paraître au début de décembre 1748. Elle comporte presque autant de lettres que le roman (35 contre 38), et malgré

Fig. 20 - Lettres d'Aza ou d'un Péruvien.

son sous-titre Conclusion des Lettres d'une Péruvienne, son intrigue est en fait parallèle à celle de Mme de Graffigny, sans pourtant respecter ni la chronologie ni les événements de son modèle. Tout est envisagé du point de vue d'Aza, qui s'avère parfaitement fidèle à Zilia et prévoit leur retour au Pérou pour se marier. Le contenu idéologique, soit la satire des mœurs espagnoles et françaises, est fourni en segments isolés qui interrompent la narration. L'auteur ne résiste pas à la tentation de profiter du dénouement « ouvert » du roman, qui avait déplu à ses critiques, pour y ajouter la perspective d'un « happy ending ». Elle est attribuée à Ignace Hugary de LamarcheCourmont (1728-1768).

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raffinée probité, je les ferai proposer à la Pissot, quoiqu'ayant épuisé les éditions, n'ayant point de privilège, le livre est autant à moi qu'à elle. [...] Si elle refuse, peut-être je ferai imprimer à mes frais, ou je la laisserai à Duchesne, qui n'est pas éloigné des mille écus. J'ai déjà commandé l'estampe, les vignettes et fleurons, qui seront bien jolis ». (XI, 132). Ces arguments de Mme de Graffigny sont juridiquement très douteux.

Fig. 21 - Lettres d’une Péruvienne (Paris, Duchesne, 1752).

L'édition des Lettres d’une Péruvienne révisée et augmentée par l'auteur (Duchesne, 1752). Étant donné le succès commercial des premières éditions, Mme de Graffigny tient à en profiter en publiant une édition révisée et augmentée de son roman (Fig. 21). Le 30 août 1750, elle en informe Devaux : « Il faut que je [...] travaille à la Péruvienne, et beaucoup, car je voudrais l'augmenter de deux lettres » (XI, 117). Le 7 septembre 1750, elle explique qu'elle croit détenir le copyright de son nouveau texte, même si elle avait vendu le manuscrit original à la veuve Pissot : « Pour l'acquit de la plus

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C'est Malesherbes, directeur de la Librairie depuis 1750, qui résout ces difficultés. Le 20 février 1751, il lui rend visite : « C'est une politesse bien singulière, car c'est à moi à aller postuler à sa porte le privilège de la Péruvienne. Enfin il a voulu venir. Si la reine avait fait un livre, il ne pourrait pas faire plus pour elle. Il est jeune, beau, de l'esprit, autant d'aisance que de politesse, enfin il est charmant. [...] Il donnera des privilèges à tous les romans honnêtes ». (XI, 410). En mars, Mme Pissot menace de lui intenter un procès et Duclos, à la fois son ami intime, son conseiller et son intermédiaire, essaie avec Malesherbes de trouver une solution : « Il [Duclos] me conta l'expédient qu'il a projeté avec M. de Malesherbes pour me délivrer des persécutions de la Pissot qui veut avoir un procès [...], si je fais faire ma seconde édition par d'autres, et ce procès, tu penses bien que je n'en veux point. Il a imaginé que je lui rendrais les cent écus dont elle a acheté le manuscrit, et M. de Malesherbes lui imposera silence sur toutes sortes de droits et de poursuites. Je trouve cela très bon pour mon honneur et pour mon profit, mais quand la ferai-je, cette édition ? » (XI, 441-442). En fin de compte, Malesherbes accorde deux privilèges à Mme Pissot en retour de son silence, et Graffigny conserve ses 300 livres.


Les révisions avancent lentement – l'auteur est occupée à envoyer des exemplaires d'hommage de Cénie, à changer de maison et à marier sa nièce au philosophe Helvétius. C'est avec peine qu'elle s'y remet à la mi-novembre 1750 (XII, 237) et ce ne sera qu'à la fin de mars 1751 qu'elle envoie deux nouvelles lettres à Devaux (XII, 459). Elle reçoit les conseils de Devaux, de Duclos, de La Font de Saint-Yenne, du père Martel et de Turgot, mais grosso modo ne les accepte pas. Elle refuse, par exemple, de changer la conclusion du roman : « Zilia ne sera pas mariée ; je ne suis pas assez bête pour cela. Je n'ajouterai même rien à sa personne ni à ses sentiments, mais seulement je lui ferai remarquer des ridicules qui lui étaient échappé ». (XI, 132). En avril 1751, son travail est terminé (XI, 483) : le nombre de lettres est augmenté de 38 à 41. La lettre 28 est agrandie, puis divisée en deux, devenant les lettres 28 et 30, lesquelles évoquent la superficialité des Français. Deux nouvelles lettres sont ajoutées ; elles sont numérotées 29 et 34 et concernent respectivement les distinctions de classe et l'éducation des femmes. Ces changements augmentent de huit à onze lettres la durée du voyage d'Aza entre Madrid et Paris. Les autres révisions sont relativement mineures, mais elles ont tendance à réduire l'amour de Zilia pour Aza afin de rendre plus crédible sa revendication d’indépendance à la fin du roman, et à développer le caractère attractif de la société française pour contrebalancer les critiques qu'elle en fait dans les nouvelles lettres. Enfin, une nouvelle « Introduction historique », dont l'auteur est Antoine Bret, est ajoutée (Fig. 22).

d'argent que pour l'originale. L'impression commence le 8 juillet : « On commence demain à les imprimer. Elles seront en deux petits volumes bien jolis, une estampe à chaque, belle, bien faite, et de mon imagination. La première sera le moment où elle change d'habit à Marseille, la seconde quand elle vide les coffres de ses trésors du Pérou. Tous ces joursci j'ai été enœuvrée de tout cela, encore hier au Luxembourg où le graveur vint me trouver ». (XII, 28). La nouvelle édition inclut Cénie, dont le texte comporte quelques nouvelles précisions dans la didascalie de la dernière scène. L’interdiction des romans étant levée par Malesherbes, la Péruvienne reçoit une approbation signée par Bernard Joseph Saurin et datée du 8 mai 1751, ainsi qu’un privilège, signé par

Entre-temps elle continue à négocier avec Duchesne. À la mi-juillet, elle annonce : « Duchesne m'en donne deux mille livres en comptant et mille vers janvier » (XII, 41). Elle obtient donc pour cette édition dix fois plus Fig. 22.

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Edmé Sainson et daté du 20 décembre 1751. Le privilège, accordé au nom de Mme de Graffigny elle-même, a une durée de dix ans, et s'applique à Cénie aussi bien qu'à la Péruvienne. L'approbation de la pièce est signée par le censeur François Antoine Jolly et est datée du 1er octobre 1750.

Une de ses remarques sur cette édition de 1752 est d'un grand intérêt bibliographique et

textuel. Le 24 janvier 1752, elle déclare : « Je vais faire faire un errata que l'on collera aux exemplaires. Il n'y en a pas encore beaucoup de débités. Les imprimeurs sont odieux. Il y a eu trois épreuves, mes amis et moi ont tout corrigé, et malgré cela tu vois ce qui est arrivé : ils corrigent ce qu'on a corrigé et font des fautes nouvelles ». (XII, 246). Ses amis Antoine Bret et le docteur François Thiery l'aident à préparer cet errata. Puisqu'il n'est imprimé que deux semaines après la parution de l'édition, il est absent dans la plupart des exemplaires recensés ; on le trouve pourtant dans les exemplaires des universités de Toronto et de Yale, ainsi que dans la présente collection. Il est très important pour établir le texte authentique du roman. Des vingt erreurs qu'il contient, dixhuit sont corrigées dans l'édition Duchesne de 1760. Avant l'excellente édition critique de Jonathan Mallinson (2002), aucun des éditeurs modernes de la Péruvienne n’a tenu compte de cet important errata (Fig. 23 et 24).

Fig. 23

Fig. 24

Mme de Graffigny ne mentionne pas à Devaux les différentes étapes de l'impression de cette édition. Le 12 janvier 1752, elle l'informe : « Tu n'auras pas encore la Péruvienne cet ordinaire » (XII, 235), ce qui semble indiquer qu'elle attend les premiers exemplaires d'un moment à l'autre. Parmi ceux auxquels elle en envoie des exemplaires figurent la margrave de Bayreuth, la marquise de Boufflers, Devaux, Durival, Clairon Lebrun, le comte de Lucé et Mme Rouot.

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Toutes les éditions modernes suivent le texte de 1752. Il faut pourtant noter que les éditeurs du XVIIIe siècle ont préféré suivre le texte de l'édition originale, accompagné des deux premières Suites. Le texte de 1752 représente certes les dernières volontés de l'auteur, mais on pourrait soutenir qu'il est le fruit d'un second acte de création datant de cinq ans après le premier, et que les nouvelles lettres et les ajustements nécessaires pour les insérer ne respectent pas l'intégrité esthétique de la conception originale. Comme le dit Mme de Graffigny le 13 novembre 1750, alors qu’elle se met à réviser le texte de 1747 : « J'en ai perdu les idées et j'en ai pris d'autres qui n'y vont point10 ».

Cénie Entre janvier 1743 et juin 1744, Mme de Graffigny se met à écrire Cénie qu'elle appelle d'abord La Gouvernante. Le 29 juillet 1745, elle annonce que le premier acte est « fort avancé d'être versifié », mais Mlle Quinault la persuade de tout refaire en prose (VI, 505). En janvier 1747, elle apprend que son intrigue dramatique ressemble à celle d'une nouvelle comédie larmoyante de Nivelle de La Chaussée, également intitulée La Gouvernante : « C'est une mère qui est gouvernante de sa fille sans le savoir. C'est précisément mon intrigue ». (VIII, 210). Elle est à la fois déçue et furieuse : « Je n'ai qu'à jeter ma pièce au feu » (VIII, 215). Elle est pourtant convaincue de pouvoir rendre sa pièce « bien autrement touchante que celles de La Chaussée, et bien plus neuve » (VIII, 267). Elle attend plus de deux ans avant de s'y remettre. Encouragée par Louis de BourbonCondé, prince de Clermont, elle termine le 31 mai 1749 une version en trois actes, dont il existe quelques brouillons manuscrits. Entre

juin et décembre 1749, elle convertit la pièce en cinq actes. Elle continue à demander l'aide de ses amis : Cahusac, Devaux, Dromgold, Duclos, Liébault, le comte de Mareil, Mlle Quinault et Vaucanson, mais ne suit pas toujours leurs conseils. Enfin, le 28 novembre 1749 elle reconnaît que le résultat lui plaît : « J'ai encore un peu retouché La Gouvernante ce matin, et tout en corrigeant les phrases, j'ai pleuré moi-même. Cela m'en donne bonne idée pour cette fois, ce que je n'avais jamais trop eu. Dieu veuille que les autres en pensent de même ». (X, 279). Au début elle envisage de ne pas la faire jouer, puis décide de la faire présenter aux acteurs par son protecteur, le comte de Clermont, « qui fera tout, qui dira que l'auteur ignore le tour qu'il lui joue » (X, 348). Le 11 février 1750, voulant « garder [s]on ton de modestie » (X, 188), elle fait proposer la pièce aux Comédiens-Français par Clermont (X, 371372), qui l’envoie peu après à Mlle Gaussin (X, 394). Le 15 mars, la pièce est acceptée avec « la chaleur et les acclamations qu'elle mérite » (X, 427) et sous le nouveau titre de Cénie. Le 26 du même mois, les rôles sont distribués : Mlle Gaussin (Cénie), Grandval (Clerval), Rosely (Méricourt), Sarrazin (Dorimond), Mlle Dumesnil (Orphise), La Noue (Dorsainville) et Mlle Dangeville (Lisette), mais cette dernière finit par décliner le rôle et est remplacée par Mlle Gauthier. Au début de juin 1750, la pièce est répétée par les comédiens, qui pleurent tous sans exception (X, 541). Le 17 juin, ils exigent le retranchement de « quatre grandes pages » (X, 558), que Mme de Graffigny conservera lors de la publication. Elle assiste quatre fois aux répétitions : elle offre ses conseils sur l'interprétation des rôles, les déplacements des acteurs et le choix des costumes.

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Avant la mise en scène, le manuscrit de la pièce doit être approuvé par le censeur du théâtre, Prosper Crébillon, lui-même dramaturge reconnu : « Il y avait trois exemplaires à corriger : un pour la police, un pour le théâtre, et un pour moi. On les a portés hier au bonhomme Crébillon qui les a reçus avec toutes les grâces imaginables et m'a si bien expédiée contre sa coutume qu'on vient de me les rapporter ». (X, 558). La première représentation a lieu le 25 juin. En dépit de la chaleur caniculaire, Cénie est jouée quatorze fois, la dernière représentation étant du 25 juillet. Elle fait salle comble trois fois par semaine. Mme de Graffigny n'assiste pas à la première, mais elle y envoie son laquais avec l'ordre de revenir après le second acte. « Voilà mon laquais revenu, annonce-telle. Il est resté jusqu'après le trois. Il dit que les applaudissements […] ont été à chaque mot, à chaque moment, que dans le parterre on disait : “Ah, que cela est beau ! ” ». (X, 574). Le lendemain, ses amis viennent lui exprimer leur enthousiasme : Toutes mes connaissances et amis coururent hier en foule ici, mon ami. Ils étaient si transportés qu'ils me refroidirent. Ils étaient fous. Il n'y avait pas de quoi s'asseoir. On se poussait, on se baisait, on criait. Ah, quel cahot [=chaos ?] ! Tu comprends par là que le succès est complet, On a battu des mains sans discontinuation entre le quatre et le cinq, et à l'annonce cela a duré un quart d'heure. (X, 574). Mme de Graffigny assiste à la seconde représentation : « Quel tumulte ! quel succès ! [...] C'est un cri général, c'est de la folie, c'est

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de l'enthousiasme ». (X, 577 et 578). En outre, Cénie est jouée une fois à Fontainebleau le 27 octobre : « Les beaux et vilains yeux de la cour, les mâles et les femelles, tous ont fondu en larmes » (XI, 207). Elle est reprise onze fois à Paris entre le 18 novembre et le 12 décembre. Un duel entre deux acteurs, dans lequel Ribou tue Rosely, qui joue le rôle de Méricourt, interrompt alors les représentations. La pièce est jouée en Lorraine au moins trois fois en 1751 par les comédiens du roi Stanislas. Elle est reprise douze fois à Paris en 1754 et encore vingt-huit fois entre 1755 et 1762. C'est l'un des plus grands succès du siècle. Voici ce qu'en dit La Beaumelle : Mme de Graffigny [...] a mis sur le théâtre un dramatique qui n'y avait pas encore paru ; elle a réussi à ce que l'on n'avait osé tenter ; ce n'est point du tragique, ce n'est point du comique, ce n'est pas du comique larmoyant ; c'est plutôt du tragique bourgeois. [...] Le sentiment y est manié avec délicatesse ; les caractères y sont bien nuancés, bien soutenus ; l'intérêt croît de scène en scène ; c'est un pathétique où l'on se retrouve, des maximes de vertu tournées en sentiments, une variété de situations frappantes qui ravit, un feu, une chaleur d'un bout à l'autre qu'une femme seule est capable de conserver à une intrigue11. Duclos lui recommande de la publier aussitôt que possible : « [Duclos] était venu dimanche me mettre le couteau sur la gorge pour la faire imprimer tout à l'heure » (X, 581). Il cherche sans doute à éviter la possibilité que paraissent des éditions non autorisées, car Mme de Graffigny avait eu l'imprudence de donner des manuscrits de sa pièce à ses amis.


Vers la fin de juin, elle est ainsi chagrinée de découvrir que Devaux avait montré à ses amis lunévillois une version antérieure de la pièce, et que le roi Stanislas et la chancelière de La Galaizière avaient pu la lire. Devaux lui-même en avait monté au moins quatre lectures et pense même à la faire représenter. Après de nombreuses protestations de son amie, il finit par brûler sa copie le 8 juillet. À la mi-juillet, Alliot, conseiller aulique de Stanislas, lui demande une copie du manuscrit au nom du roi, mais elle refuse poliment (XI, 37-38). Ce qui l'inquiète surtout, c'est qu'il existe à Paris au moins un manuscrit non autorisé, car en juillet on remarque qu'une femme est en train de lire pendant une représentation « un ramassis de la pièce fait au parterre » (XI, 49). Par contre, les acteurs ne sont pas pressés de voir imprimer la pièce, car ils craignent que la publication ne réduise à la fois le nombre de spectateurs, le montant des recettes, le nombre de représentations pendant l'été et la possibilité de la remonter pendant l'hiver. Le 30 juin, elle décrit l'entente conclue entre les acteurs et Duclos : « Je rencontrai Grandval sur le PontNeuf qui monta dans mon carrosse et qui était transporté de joie de ce qu'il avait converti [Duclos] sur l'impression de la pièce. [...] On ne la donnera que dix fois, on la retirera pour la remettre après Fontainebleau, et à la sixième représentation, on la vendra. Voilà l'arrangement ». (X, 581). Ce plan lui laisse beaucoup de temps pour négocier la publication de sa pièce. Elle ne manque pas de candidats parmi les libraires. Le 10 juillet 1750, deux semaines après la première, elle écrit à Devaux : « Des imprimeurs? J'en ai par centaines. On me tourmente et on m'en offre déjà deux mille livres. On prétend que j'en aurai cent louis [2400

livres] ». (XI, 23). Avant le 24 juillet, Pierre Valleré, son locataire et son avocat, conclut un accord avec le libraire Nicolas Bonaventure Duchesne : elle doit recevoir «deux mille livres, cent exemplaires, et pour deux louis de livres à choisir » (XI, 11). Le contrat avec Duchesne qu'elle signe le lendemain a survécu12. Le 18 août, sans savoir la date à laquelle la pièce sera représentée de nouveau, elle déclare : « On n'imprimera qu'au mois d'octobre » (XI, 98). Mais le 30 du même mois, elle se ravise et annonce une nouvelle date limite pour la soumission du manuscrit : « Songe que d'ici au premier de novembre il faut que je fasse des corrections à Cénie, [...] que je fasse l'épître dédicatoire qui est le pis de tout » (XI, 117). Duclos et Mlle Quinault l'aident à compléter ces corvées, mais la dédicace à son « prince protecteur », le comte de Clermont, se révèle particulièrement ardue. Entre-temps, le 1er octobre, le censeur Jolly, qui approuvera également l’édition révisée de la Péruvienne, signe l'approbation nécessaire pour obtenir un privilège, mais celui-ci ne sera disponible que le 5 novembre. Signé par Sainson, il s’applique à Cénie, comédie et à deux autres pièces, La Feinte supposée de Chicaneau de Neuville et Les Fausses Inconstances de Marivaux. L'impression commence probablement le 1er novembre comme prévue, sans attendre que la dédicace et le privilège soient prêts. Elle mentionne deux fois la correction des épreuves. Le 16 novembre, date à laquelle environ la moitié du texte est imprimée, elle déclare : « J'ai tant eu à faire ce matin pour des corrections des feuilles de Cénie, qui va mal selon moi, que je ne sais plus rien » (XI, 241). Elle ne corrige pourtant pas les épreuves

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elle-même ; le 11 décembre, elle répond à une question de Devaux : « Qui est le philosophe qui a corrigé mes épreuves? Ma foi, je n'en sais rien. [...] Tout cela ne met point de nom ». (XI, 284). L'impression se termine le 21 novembre, car le lendemain elle annonce : « La dernière feuille n'est imprimée que d'hier au soir » (XI, 252). Dès le 11 novembre, elle s'occupe à décider à qui elle propose d'envoyer des exemplaires d'hommage et à écrire des lettres d'accompagnement : « J'ai fait hier la liste des Cénie à donner. Devine le nombre. Il y en a déjà 150, sans ce que j'ai oublié et ce qui surviendra, et en vérité il n'y en a que cinq ou six pour la Lorraine ». (XI, 235). Vingtquatre exemplaires sont reliés en maroquin, dont ceux qu'elle expédie aux membres de la famille royale, mais ceux-ci n’en accusent pas réception : « Point [de lettre] de Versailles. On y est muet comme les poissons ». (XI, 264). Parmi les Lorrains qui reçoivent un exemplaire, signalons ses amis Devaux, l'actrice Clairon Lebrun, Liébault et Saint-Lambert ; certains membres de l'ancienne dynastie lorraine, tels que la princesse Anne-Charlotte et le prince Charles-Alexandre (sœur et frère de François III qui avait épousé Marie-Thérèse d'Autriche) ; le roi Stanislas et sa reine, Catherine Opalinska ; et des personnages importants tels que Charles-Just, prince de Beauvau, son père, Marc, prince de Craon, et sa sœur, la marquise de Boufflers, aussi bien que le marquis et la marquise de Stainville, parents du futur duc de Choiseul. Parmi les destinataires résidant à Paris et à Versailles, signalons le comte de Saint-Florentin, le duc de Lauraguais et le duc d'Aumont ; des intendants comme Dodart et Pallu ; des fermiers généraux tels que La Popelinière ; des amis du Bout-du-Banc, Moncrif et Piron ; les dramaturges Destouches, La Bruère et La Motte ; les critiques le père

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Berthier et Philippe de Prétot ; le curé de son ancienne paroisse de Saint-Benoît, Jean Bruté ; et le futur peintre de son portrait, Quentin de La Tour. L’un de ces exemplaires d'hommage, conservé à la bibliothèque municipale de Nancy, porte une inscription autographe qui se lit : « A Monsieur l'abbé de Vois[e]non de la part de sa très humble et très obéissante servante l'auteur ». Mme de Graffigny n'indique pas à quelle date l'édition originale est mise en vente, mais c'est sans doute peu après l'envoi des exemplaires d'hommage. Il n'est pas exclu qu'on ait honoré l'accord avec les comédiens, et que la publication ait coïncidé avec la sixième représentation de la seconde série, soit le 30 novembre 1750. La page de titre semble contredire cette date, car elle porte celle de 1751. Toutefois, cette pratique de postdater une édition était assez courante : les livres publiés en fin d'année, comme les voitures modernes, portaient souvent la date de l'année suivante. On remarquera aussi que le nom du libraire qui figure sur la page de titre est André Cailleau, qui exerçait sa profession depuis 1708, alors que Mme de Graffigny avait signé son contrat avec Duchesne qui ne sera nommé libraire qu'à la fin de 1751. En fait, Duchesne était le gendre de Cailleau et à partir de son mariage avec Marie-Antoinette Cailleau, célébré le 28 avril 1747, il dirigeait les affaires de son beau-père qui mourra d’ailleurs le 28 janvier 1751. Le frontispice et la page de titre sont imprimés sur le même feuillet ; ils sont dessinés par Louis-Joseph Le Lorrain (1715-1759) et gravés par Étienne Fessard (1714-1777), graveur ordinaire du cabinet du roi. Trois


mois avant la publication, Mme de Graffigny avait réfléchi au frontispice : « Il y aura une estampe du dénouement, dont j'ai déjà vu le dessin » (XI, 98). Il représente la dernière scène de la pièce, la seule dans laquelle trois hommes et deux femmes paraissent ensemble sur la scène. Le 3 décembre 1750, elle la décrit en détail : Songez donc dans vos répétitions à vous placer pour le dénouement. D'abord, Orphise est à droite du théâtre, Cénie à côté d'elle, Dorimond au milieu, Clerval à sa gauche, et Dorsainville vis-à-vis de sa femme sur le bord du théâtre. Quand Clerval dit : « Ami, donnez la main à Madame Cénie, » et Dorimond et Clerval se tournent un peu en reculant comme pour s'en aller, Dorsainville traverse le théâtre pour aller donner la main à sa femme. Ils crient et s'embrassent. Cela fait retourner les autres qui se retrouvent, Clerval au bord du théâtre, Dorimond à sa droite, et Cénie à la gauche de Dorimond, un peu éloignée de Dorsainville pour qu'il ait l'espace de se retourner et de l'embrasser13.

légèrement différentes. Le 29 novembre 1750, Mme de Graffigny se lamente de la découverte d'une erreur flagrante dans le cahier A : « A propos, fais corriger à tous les exemplaires de Cénie, page 10, "malheureux"; il faut "amoureux". [...] Cela n'a été aperçu qu'après les présents donnés. J'en suis fâchée et j'en ris ». (XI, 262). L'erreur figure dans la seconde scène de la pièce dans laquelle Lisette devrait dire à Méricourt : « Vous êtes le plus faux, ou le plus amoureux des hommes ». Elle est présente dans les exemplaires expédiés le 27 décembre à la famille royale, mais sans que l'auteur s'en rende compte, elle est corrigée dans ceux envoyés le lendemain en Lorraine. Pour corriger un seul mot, on s'attendrait à l'insertion d'un carton pour remplacer

Les personnages sont donc de gauche à droite : Orphise, Dorsainville, Cénie, Dorimond et Clerval (Fig. 25). Dans l'épître dédicatoire la page iv est ainsi numérotée dans les premiers exemplaires à être imprimés, dont ceux destinés à la famille royale, puis le « i » a glissé, laissant seul le « v », enfin la correction a été faite en ajoutant un « j » pour donner « jv ». Les cahiers A et B ont été imprimés deux fois et existent donc en deux versions Fig. 25 - Frontispice de Cénie (1751).

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le feuillet (A5) ou le double feuillet (A4.5) en question. Mais ce qui est à la fois curieux et problématique, c'est que dans tous les exemplaires portant « amoureux », la feuille entière, soit les cahiers A et B, a été imprimée de nouveau. On peut distinguer facilement les deux versions. Par exemple, les titres courants de la nouvelle version, comme dans les autres cahiers de l'édition, portent CÉNIE et PIÉCE avec des accents aigus qui sont absents de la version originale. Puisque les imprimeurs, normalement très économes du papier, qui coûtait cher, ne réimprimaient pas une feuille entière pour corriger une petite erreur, la solution du mystère doit résider ailleurs. Il se peut que Duchesne, après avoir imprimé les cahiers A-B et en avoir distribué la composition (c’est-à-dire, démantelé les caractères), ait décidé que la popularité de Cénie sur la scène méritait un plus grand nombre d'exemplaires. Il aurait donc recommencé l'impression en corrigeant l'erreur en question, mais n’aurait pas détruit tous les exemplaires de la version originale qui ne constituent qu'un cinquième des exemplaires recensés. Une seconde solution au mystère est possible. Après l'impression d'un certain nombre d'exemplaires sur un papier de qualité, la composition aurait été distribuée par erreur avant l'impression des exemplaires sur papier ordinaire. Une troisième solution paraît la plus probable. Pour des raisons inconnues, Duchesne aurait changé d'imprimeur après l'impression de la première feuille. Le second imprimeur n'aurait pas basé son texte sur la première version mais l'aurait composé à partir du manuscrit, d'où les différences d'orthographe entre les deux versions. Quelle que soit la bonne explication, il est clair que les cahiers A-B n'ont pas été recomposés pour corriger une erreur mais pour une autre raison et que l'erreur a été corrigée en conséquence.

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Dans sa lettre déjà mentionnée du 29 novembre 1750, Mme de Graffigny attire l'attention de Devaux sur d'autres problèmes : « As-tu pris garde qu'il y a quatre titres à la pièce, plus ridicules l'un que l'autre, excepté le frontispice [=page de titre]? Au haut des feuilles "pièce nouvelle" ; ce sera l'almanach nouveau ! A l'approbation "tragédie". Au privilège "comédie". Quand on aurait voulu faire des épigrammes, aurait-on mieux réussi ? » (XI, 262). Le seul de ces titres qu'elle juge acceptable est « pièce ». L'adjectif « nouvelle » figure non seulement dans les titres courants, mais également dans le faux-titre, le titre de départ et même dans le contrat qu'elle avait signé. Dans l'approbation figurant dans les exemplaires d'hommage, la pièce est appelée une « tragédie », alors que dans le privilège c'est une « comédie ». Le premier terme est corrigé en « pièce » au cours d'un autre changement affectant la dernière feuille de l'édition. Dans le cahier L des exemplaires d'hommage, le catalogue du libraire est exclu comme étant trop vulgaire. Afin de créer un peu plus d'espace pour son catalogue dans les autres exemplaires, Duchesne a éliminé l'espace entre la fin du texte et le commencement de l'approbation, tout en corrigeant l'erreur en question. Les signatures en bas de page des exemplaires de Cénie comportent deux catégories d'astérisques. Les premières feuilles à être imprimées, qui étaient destinées aux exemplaires d'hommage, comportent deux astérisques à C1, E1, G1 et I1 indiquant un papier de bonne qualité. Le premier et le dernier cahier ne les comportent pas. Ces astérisques furent enlevés à temps pour l'impression des feuilles sur papier ordinaire. Un astérisque accompagnant une signature peut également indiquer un carton. La seconde version du cahier A comporte


quelquefois un astérisque à A4, mais comme l'on a déjà vu, il ne s'agit pas vraiment d'un carton, et cette pratique a dû être abandonnée. Cette édition fut republiée par Duchesne en 1756 avec une nouvelle page de titre, puis dans trois collections de pièces datées respectivement de 1752, 1755 et 1758. La première est intitulée Choix de différentes pièces, la seconde, Choix de différentes pièces nouvelles (3 vol.), et la troisième, Choix de pièces nouvelles des théâtres (6 vol.).

La Fille d'Aristide La genèse de La Fille d'Aristide, la dernière pièce de Mme de Graffigny, est assez longue14. En décembre 1749, Mlle Quinault lui donne l'esquisse d'une comédie qu’elle appelle de façon goguenarde La Brioche (X, 288). En juin 1750, l’auteur en termine le brouillon en trois actes (X, 558), et en octobre de la même année le Théâtre-Français la refuse (XI, 177). Entre septembre 1752 et avril 1753, elle la remanie pour en faire une pièce en cinq actes, située en Grèce et intitulée Les Effets de la prévention (XIII, 120). En février 1754, elle charge l'abbé Prud'homme de l'apporter à Devaux pour obtenir sa réaction, même si elle a déjà « un autre plan pour la changer totalement » (XIV, lettre 2103). En mars 1754, elle la transforme en pièce sérieuse avec le titre de Théonise, ou l'Abus de la philosophie, puis celui de La Fille d'Aristide (XIV, 2118). En mai, Mlle Quinault lui apporte la critique de Charles Alexandre Salley, attendue depuis août 1753 (XIV, 2140). Pendant les onze mois suivants les lettres de Mme de Graffigny ne mentionnent pas sa pièce, mais elle en discute sans doute avec Devaux lors du séjour qu'il fait à Paris entre

la mi-septembre 1754 et la mi-avril 1755. En mai 1755, elle en termine le plan, puis se met à le commenter et à le corriger. En juillet 1755 le marquis de Chambors la fait bénéficier de ses commentaires, peu avant d’être tué par le Dauphin dans un accident de chasse. Enfin elle rédige les dialogues, profitant à chaque étape des avis de Devaux et de Mlle Quinault. Le dernier acte est terminé à la mi-novembre. Elle est assez découragée par les critiques de Devaux, mais lors d'une lecture faite chez elle par Collé fin décembre 1755, Mlle Quinault fond en larmes et Collé en est ravi ; elle compte faire quelques dernières corrections, puis faire transcrire la pièce de nouveau afin de la « présenter à la coupelle de Duclos » (XV, 2302). En juillet 1758 elle est toujours en train de « resavater » sa pièce (XV, lettre 2430). La représentation de La Fille d’Aristide est retardée par la mauvaise santé de l’auteur, qui mourra le 12 décembre 1758, par les problèmes de ses amis (le comte de Maillebois, les frères Liébault et Helvétius), et par la difficulté qu’elle éprouve à faire accepter le texte de la dédicace à Marie-Thérèse d’Autriche. La première a enfin lieu au Théâtre-Français le 29 avril 1758 devant 1267 spectateurs ; seule Médée, avec 1301, en a plus pendant la saison de 1758-1759. Elle est jouée encore deux fois le 1er et le 3 mai devant 1044 et 628 spectateurs. Le 5 mai, Mme de Graffigny la retire. À la fin d’un long compte-rendu Grimm conclut : « On ne peut en effet rien voir de plus froid, de plus plat, de plus ridiculement intrigué, de plus mal conduit que cette pièce. Elle m’a paru fort mal écrite, remplie de sentences triviales et louches15 ». La réaction de Mme de Graffigny à cette chute est diversement rapportée. D’après Casanova, Voisenon et Voltaire, en

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général plus railleurs que fiables, elle en serait « morte de chagrin ». Mais selon Devaux, qui a assisté à la première : « Elle n’a pas nui à sa santé. Elle a pris la chose avec toute la raison imaginable16 ». Lorsqu’une épigramme déclare « que c’était bien assez d’avoir fait un poupon à 50 ans, il n’en fallait plus prétendre sept ans après », elle réagit ainsi : « Cela ne me fait que rire et ne me fâche nullement » (XV, lettre 2411). Marie-Thérèse d’Autriche essaie de la consoler : « J’espère que La Fille d’Aristide paraîtra sur notre théâtre avec tout l’éclat qu’elle mérite, à la confusion du vôtre et de tous les cabalistes17 ».

2000 livres. La pièce est imprimée par Ballard, imprimeur du roi, et publiée au début de 1759. L'approbation, signée par Crébillon, est datée du 4 novembre 1758. Le privilège n’y paraît pas, mais on indique qu’il se trouve « aux Œuvres de l’auteur ». Elle est d'abord imprimée in-8o, puis la même composition est utilisée pour produire une autre émission in-12o avec une nouvelle page de titre. L'une ou l'autre des deux émissions est republiée par la veuve Duchesne en 1765 dans le Nouveau Théâtre français et italien et en 1784 dans la Bibliothèque des théâtres.

L'impression commence peu avant la mort de l’auteur. Son ami et futur exécuteur testamentaire, Pierre Valleré, vend le manuscrit à Duchesne pour « deux cents ducats », soit

La signature B5 de l'in-8o (B1 de l'in-12o)

comporte un astérisque indiquant un carton. Le nouveau texte est beaucoup réduit et modifié. Nous avons répertorié trois éditions ultérieures en français et trois en allemand.

La Fortune éditoriale de son œuvre Après la mort de Mme de Graffigny, ses amis décident de faire paraître une édition de ses œuvres complètes, précédée d’une histoire de sa vie et accompagnée d’un choix de ses lettres. L’équipe éditoriale comprend Devaux, Dromgold, Duclos, Helvétius, La Touche, Mlle Quinault et Valleré. En tant que légataire de tous les manuscrits de son amie, Devaux est censé y jouer le principal rôle. Helvétius est préoccupé par l’affaire de L’Esprit qui bat son plein à cette époque, mais il dicte à son épouse une lettre dans laquelle elle supplie Devaux de venir tout de suite à Paris, d’y passer un an et de célébrer, dans un abrégé de la vie de son amie, « la grandeur de son âme, la sensibilité inouïe de son cœur, la pénétration et l’étendue de son esprit18 ». Mais Devaux, dont la paresse Fig. 26 - Lettre d'une Péruvienne, (Duchesne, 1760).

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est notoire, ne se déplace pas et ne réussit qu’à amasser quelques documents généalogiques, encore conservés dans les Graffigny Papers. En raison des dettes de la défunte, les affaires de sa succession ne seront réglées qu’en 1771, et seuls ses amis parisiens ont accès à ses papiers qui restent entre les mains de son exécuteur testamentaire, Valleré. On charge donc Dromgold, Duclos, Helvétius et La Touche de rédiger la biographie. La « Vie de Madame de Graffigny » (Fig. 26) qui en résulte, assez courte (7 pages), paraît dans la seconde édition du texte révisé de la Péruvienne (Duchesne, 1760). Rappelons enfin que Devaux a le mérite d’avoir conservé toute sa correspondance avec Mme de Graffigny ainsi que les manuscrits de son amie. Une édition des Œuvres de théâtre de Mme de Graffigny est publiée par Duchesne en 1766, mais ce n’est que le recyclage d’exemplaires invendus d’une édition de Cénie datant de 1764 et de l’édition originale de La Fille d’Aristide. La publication des Œuvres posthumes (Amsterdam et Paris, 1770) est importante, car elles comportent deux petites pièces inédites : Ziman et Zenise et Phaza ; Pierre Mouriau de Meulenacker en a fait en 2007 une nouvelle émission en miniature. En 1783, Cazin publie les Œuvres choisies de Mme de Graffigny, mais il exclut ces nouvelles pièces. Entre 1788 et 1821, cinq autres éditions de ses Œuvres voient le jour, mais aucune n’inclut Azerolle. On attend donc toujours une édition de ses œuvres vraiment complète.

pêcher l’impression de cet ouvrage que Raynal qualifie de « tas de platitudes, de contre-sens et d’expressions burlesques19 ». En 1798, Mme Morel de Vindé ajoute au roman un « happy ending » : « Zilia dans les bras de Déterville ne trouva plus dans son âme que l’ivresse du bonheur20 ». La plupart des libraires en question ne craignent pas d’indiquer leur nom sur la page de titre, mais certains emploient celui de Duchesne ou de Cailleau dont les éditions avaient été autorisées, alors que d’autres recourent à des noms énigmatiques comme le « Délaissé ». En effet, une douzaine d'éditions portant l’adresse d’« Amsterdam, Aux dépens du Délaissé » ont été répertoriées. La première est les Lettres d'Aza déjà mentionnées (Fig. 27).

Entre-temps de nombreuses éditions nouvelles d’œuvres individuelles, surtout de la Péruvienne, continuent à paraître à Paris, en province et à l’étranger. Cénie est « mise en vers » dès 1751 par un certain Montier des Longs Champs ; Mme de Graffigny essaie d’emFig. 27

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pecteur de la Librairie de Rouen y a accordé une « permission simple » afin de légitimer ces contrefaçons21. Toutes ont d'ailleurs la même pagination et ont d'autres caractéristiques en commun, mais leurs ornements sont rarement les mêmes. Deux autres éditions, l'une datée de 1760 (avec une nouvelle émission en 1768), l'autre de 1761, n'ont rien en commun ni entre elles ni avec celles qui proviennent de Rouen. L'identité de ce « Délaissé » reste mystérieuse et nous n'avons trouvé aucune autre occurrence de son nom.

Fig. 28

En plus, on trouve des éditions de la Péruvienne échelonnées entre 1751 et 1775 (Fig. 28). Leur texte est basé sur celui de 1747. Elles comportent au sous-titre l'indication « augmentées de celles du Chevalier Déterville ». En fait, ces éditions incluent les deux premières suites et n'ont donc de Déterville que les trois lettres figurant dans la première. Neuf d'entre elles sont d'origine rouennaise : le papier de celles de 1751, de 1755, de 1758, de 1760, de 1764, de 1767 et de 1770 portent le filigrane du papetier « J DUVAL » ainsi que « G[ÉNÉRALITÉ] DE ROUEN », et celui des deux éditions de 1775 porte « P BESUCHET » et « G[ÉNÉRALITÉ] DE ROUEN ». Ces deux dernières portent l'estampille « ROUEN 1777 » avec la signature « Havas » (Fig. 29), ce qui indique que l'ins-

Nous avons vu que Mme de Graffigny a organisé la préparation des gravures de l’édition révisée de la Péruvienne de 1752. Son portrait figure souvent en frontispice à partir de l’édition de ses Œuvres posthumes (1770), mais ce n’est qu’en 1772 que l’initiative de l’auteur est reprise en Angleterre, et peu après en France. Il ne s’agit souvent alors que d’un frontispice gravé ou de deux planches seulement, mais l’édition Migneret de 1797 et celle de Didot en 1798 comportent le portrait de l’auteur en frontispice et six autres belles gravures ; celles de 1797 seront réutilisées dans quatre autres éditions ultérieures22. La Péruvienne, Cénie et La Fille d’Aristide sont traduites dans plusieurs langues européennes. Alors que cette dernière n’est traduite qu’en allemand, Cénie bénéficie de traductions ou d’adaptations en anglais, en allemand, en danois, en italien, en néerlandais et en espagnol23.

Fig. 29

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Quant à la Péruvienne, elle est traduite en anglais, en italien, en russe, en allemand, en espagnol, en portugais, en suédois et en norvégien. Une des traductions anglaises a paru à Saint-Christophe, île des Petites Antilles ! Des extraits d’une traduction anglaise paraissent même en feuilleton, d’abord sous le titre « Letters from a Peruvian Princess to Her Lover Giving an Account of Her Being Taken out of the Temple of the Sun » dans The Weekly Amusement (1765-1766), puis sous celui de « Peruvian Letters 1-8 » dans The Shamrock:

ont été utilisées à des fins pédagogiques, car la page de titre indique qu’« on a accentué tous les mots, pour faciliter aux étrangers le moyen d’apprendre la prosodie » de la langue italienne. Cet objectif est particulièrement clair dans le titre de l’édition de 1783 publié par Luneau de Boisjermain : Cours de langue italienne (Fig. 30). On imprime souvent une version unilingue en français et une autre en italien à partir des mêmes compositions que l’édition bilingue. Dans la première traduction en espagnol (1792), on supprime toute critique

Fig. 30

or, Hibernian Cresses (Dublin, 1772). Le roman fait l’objet d’ailleurs d’éditions bilingues. L’unique édition bilingue en anglais et en français ne paraît qu’en 1802, mais à partir de 1759, vingt-six éditions en français et en italien voient le jour. De toute évidence, elles

de la religion catholique, on adoucit tout jugement hostile à la colonisation espagnole, et l’on ajoute une 39e lettre dans laquelle Zilia explique sa conversion au christianisme et justifie la conquête espagnole du Pérou en termes du salut de ses habitants.

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La période allant de 1745 à 1855 voit donc un pullulement d’éditions des œuvres de Mme de Graffigny. L’on peut expliquer, en termes d’évolution du goût du public, la disparition quasi-permanente de la scène et de la librairie françaises de Cénie, comme de la plupart des pièces du XVIIIe siècle. Il est pourtant plus difficile de comprendre l’éclipse de la

Péruvienne, qui est restée populaire pendant le tourbillon de la Révolution et même jusqu’en 1835 (Fig. 31). Il se peut que la vogue du roman épistolaire ait cédé le pas au goût pour le narrateur omniscient du XIX e siècle. Aujourd’hui, on s’intéresse aux techniques du roman du XVIIIe siècle et aux figures féminines, tendance dont la Péruvienne a beaucoup bénéficié.

Fig. 31

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Notes 1. Causeries du lundi, Paris, Garnier, 1850, 15 vol., II, p. 208. 2. Nivelle de La Chaussée et la comédie larmoyante, Paris, Hachette, 1903, p. 276. 3. « Les Lettres d'une Péruvienne dans l'histoire du roman épistolaire », in Vierge du Soleil / Fille des Lumières, Strasbourg, 1989, p. 93. 4. Voir David Smith, « La composition et la publication des contes de Mme de Graffigny », French Studies, L (1996), p. 275284 ; et Judith Curtis, « “Divine Thalie” : the Career of Jeanne Quinault », SVEC 2007 : 08, p. 90-110. 5. Université Yale, Graffigny Papers, XXVII, p. 198 ; Correspondance, éd. Dainard, Oxford, 1985-, 15 vol. (dont 14 ont déjà paru), V, p. 478. Toutes les lettres de Mme de Graffigny que nous citons sont conservées à l’université Yale. Nous en modernisons le texte. Dorénavant nous donnerons nos références à ces lettres en indiquant entre parenthèses dans le texte le numéro du volume et de la page où figure chaque lettre dans l’édition de la Correspondance. 6. Pour de plus amples détails sur ces éditions, voir mon article « Les éditions des Lettres d’une Péruvienne publiées “A PEINE” », Le Livre et l’estampe, LIV, 2008, p. 7-50.

16. Lettre à Mme Helvétius du 18 mai 1758 dans Correspondance générale d’Helvétius, Toronto et Oxford, 1981-2004, 5 vol., II, p. 30. 17. BnF, n.a.fr. 15593, f. 42. 18. Correspondance générale d’Helvétius, II, p. 181. 19. Correspondance littéraire, II, p. 93. 20. Paris, Didot, 1797 [=1798], lettre LVI ; cette suite figure dans l’édition critique due à Nicoletti (Bari, 1967), p. 395-437. 21. Voir R.L. Dawson, The French Booktrade and the permission simple of 1777 : copyright and public domain, Studies on Voltaire, 301 (1992). 22. Voir l’article de Christina Ionescu dans le présent ouvrage. 23. Voir David Smith et Charlotte Simonin, « La Fortune éditoriale de Cénie à l’étranger au XVIIIe siècle », Ris, Masques et tréteaux, Mélanges en hommage à David Trott, Québec, Presses de l’université Laval, 2008, p. 323-349.

7. Voir l’édition critique des Lettres d’une Péruvienne préparée par Jonathan Mallinson (Oxford, Voltaire Foundation, 2002, p. 251-306). 8. Musée historique d’État, Moscou, ms 166, dossier 18/80.5 9. 27 septembre 1748, Graffigny Papers, XLII, p. 113. 10. Correspondance, XI, p. 237. Voir à ce sujet David Smith, « Vers une édition critique des Lettres d'une Péruvienne », in Françoise de Graffigny, femme de lettres. Écriture et réception, éd. Mallinson, SVEC, 2004 : 12, p. 347-355 11. La Beaumelle, Correspondance générale, Oxford, Voltaire Foundation, 2007-, III, p. 161. 12. Bibl. du XVIe arrondissement, Paris, ms Parent de Rosan 10, Autographes III, fo 203 ; Correspondance, XI, p. 57, Remarques. 13. Correspondance, XI, p. 272 (ce frontispice est reproduit, ibid., p. 273). 14. Voir Christina Ionescu, « Sur le chantier de la création : La Brioche, un avatar de La Fille d’Aristide de Madame de Graffigny », Texte, revue de critique et de théorie littéraire, 29/30 (2001), p. 105-126. Des plans, des brouillons et des fragments de cette pièce sont conservés dans les Graffigny Papers (vol. LXXVII-LXXXI, XC et XCIII). 15. Correspondance littéraire, philosophique et critique, éd. Tourneux, 1877-1882, 16 vol., III, p. 507.

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Fig. 1 - P ortrait de Mademoiselle Gaussin attribué à G. de La Tour. © Château de Belœil

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Au verso des Lettres d'une Péruvienne, Françoise de Graffigny, une dramaturge féconde et méconnue

Charlotte Simonin

P

our beaucoup de critiques, même récents, comme par exemple le Dictionnaire des Lettres françaises (1995) ou le Dictionnaire européen des Lumières (1997), Madame de Graffigny est une romancière, n’est qu’une romancière. L’affaire serait entendue : la Nancéienne ne serait l’auteur que des Lettres d’une péruvienne, petit chef-d’œuvre épistolaire exotique. De facto, les rares spécialistes qui connaissent le nom de sa pièce Cénie, pourtant représentée vingt‑cinq fois à la Comédie‑Française en 1750, ont tendance à voir cet épisode théâtral comme une curieuse fantaisie ou une exception qui confirmerait la règle. D’ailleurs, le caractère romanesque de Cénie n’est‑il pas souvent souligné par ses contemporains ? Pour Pierre Clément, « ce n’est pourtant qu’un de ces petits romans qu’on appelle comédies », pour Charles Collé, la pièce est « un petit roman en action, divisé en cinq actes », pour Nivelle de la Chaussée « un roman fort intéressant plein de mœurs et bien exprimées » ou encore, pour Élie‑Catherine Fréron, un « roman moral et attendrissant mis en action »1. Pourtant, il n’en est rien ; Madame de Graffigny était, se voulait avant et contre tout, avant et contre tous, dramaturge. Depuis Lunéville jusqu’à Paris où elle mourut en 1758, le théâtre n’a cessé, tout au long de sa vie, de femme et d’auteure, de l’accompagner. Dans

le cadre par définition restreint de cet article, nous montrerons à quel point le théâtre fut essentiel pour Françoise de Graffigny2, en considérant d’abord, chronologiquement, ses diverses pièces, leurs intrigues et, le cas échéant, leurs représentations. Nous évoquerons ensuite les éditions rassemblées dans l’exceptionnelle collection de Pierre Mouriau. Enfin, nous conclurons en rappelant, d’une part, tous les genres théâtraux auxquels elle s’essaya ou qu’elle inventa, et d’autre part le rôle de mentor qu’elle tint auprès de nombreux autres dramaturges masculins.

L'époque lorraine Puisque Françoise de Graffigny ne commence à rédiger sa Correspondance 3, source majeure d'informations, qu'à partir de septembre 1738, date où elle quitte la Lorraine pour rejoindre d'abord Cirey, puis Paris, il paraît difficile de savoir si, du temps de Lunéville, Françoise de Graffigny écrivit du théâtre, seule ou en collaboration avec Devaux4. Néanmoins, les deux correspondants évoquent parfois leurs écrits passés que l'équipe Graffigny, grâce à son remarquable travail de dépouillement des Graffigny Papers de la bibliothèque de Yale et d'annotation de la Correspondance, permet souvent d'identifier. Il appert ainsi que lors

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de son séjour parisien, en 1733‑1734, Devaux avait emporté avec lui un bref roman de son amie, Le Sylphe, qu'il avait tenté de faire publier, mais aussi trois pièces, sans doute dans l'idée de les proposer à des troupes, comme la Comédie‑Française ou la Comédie‑Italienne : L'Honnête Homme, comédie en cinq actes et en alexandrins, La Réunion du Bon sens et de l'Esprit, comédie en un acte et en prose, et Héraclite, prétendu sage, comédie en trois actes et en vers libres. Toujours dans les années 30, Françoise de Graffigny aurait aussi écrit un ballet, dont même le titre demeure inconnu, commencé une comédie, Le Monde vrai, avec Devaux, et continué un projet dramatique de Devaux, L’Ecole des amis. Pendant ces années lorraines, Madame de Graffigny aurait donc écrit au moins trois pièces complètes, et entrepris plusieurs projets. Ainsi, contrairement à ce qu'ont pu raconter certains critiques soit hâtifs, qui paraissent confondre publier et écrire, comme Sainte‑Beuve5 et Louis Etienne 6, soit fielleux comme Gabriel Aubray7, ce n'est ni la visite à Cirey et la fréquentation de Madame du Châtelet et de Voltaire, ni l'installation dans la capitale qui ont métamorphosé la Nancéienne en auteur ; elle avait, dès avant, des ambitions, des goûts, des projets, et surtout une pratique littéraires, déjà principalement dramatiques.

Premières années à Paris Pendant ses premières années à Paris, Françoise de Graffigny, prise par des soucis divers et nombreux de cœur, et surtout d'argent, n'a donc ni le temps, ni l'envie de se consacrer à l'écriture : aucun projet d'écriture personnel8 n'est entamé de 1738 à 1744. C'est sur les instances de ses amis du groupe du Bout‑du‑Banc, autour de Mlle Quinault, l'ancienne actrice

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de la Comédie-Française, qu'elle reprend la plume ; elle commence par donner, anonymement, un récit bref, La Nouvelle Espagnole, publiée anonymement dans Le Recueil de ces Messieurs (1745), et un conte de fées parodique, La Princesse Azerolle, publiée dans le recueil des Cinq contes de fées 9. Ces deux contes ont souvent été par la suite attribués à Caylus, et republiés dans ses Œuvres Badines.

Cénie Sur la lancée de ces deux contes, l'inspiration et l'envie d'écrire reviennent. En juillet‑août 1745, Madame de Graffigny travaille à la fois à Zilie, futures Lettres d'une péruvienne, et à une pièce de théâtre, lointainement inspirée de La Gouvernante d'Avisse donnée aux Italiens (représentée en 1737, publiée en 1738), déjà évoquée en juin 1744, qui deviendra Cénie. Cinq ans plus tard, pendant l'année 1749, la pièce, que Madame de Graffigny appelle toujours La Gouvernante – alors qu'a été jouée en 1747 avec succès à la Comédie‑Française une comédie larmoyante de Nivelle de la Chaussée de même titre et qui met en scène, comme le fera Cénie, une femme de condition devenue incognito gouvernante de sa propre fille10 – prend forme. Le 26 mai 1749, Madame de Graffigny termine une version en trois actes et, les 16 et 17 juin, elle fait un plan en cinq actes. Le 28 décembre, la nouvelle version de Cénie, en cinq actes et en prose, est achevée. Le 11 février 1750, le comte de Clermont la propose à la Comédie‑Française, où elle est lue et reçue le 14 mars. Les plus grands acteurs de l'époque tiennent les rôles principaux : la jolie Mlle Gaussin (Fig. 1) joue Cénie11, le séduisant Grandval son amant Clairval, le patriarche Sarrasin Dorimont, oncle de Clairval et cru le père de Cénie, et la célèbre Mlle Dumesnil Orphise, gouvernante de Cénie qui est en fait sa véri-


table mère. En dépit des manigances du traître Méricourt, Cénie reste vertueuse, retrouve ses vrais parents, et l'amour qui l'unit à Clairval, neveu de Dorimond, dont elle se croyait la fille, vainc. La comédie s'achève sur une célébration des valeurs familiales et morales. C'est un triomphe : la pièce est jouée 25 fois à la Comédie-Française en 1750, avec une première série de 14 représentations à l'été, du jeudi 25 juin au samedi 25 juillet, et une seconde série de 11 à l'hiver, du mercredi 18 novembre au samedi 12 décembre. En cette année 1750, la pièce attire au total près de 20 000 spectateurs. Cénie sera encore reprise 39 fois du 19 juin 1754 au 26 décembre 1762, à savoir vingt‑six fois du vivant de Madame de Graffigny, et treize fois ensuite. Comme l'observe John Lough12, Cénie

Aristide a confié sa fille Théonise et son affranchi Parménon à son ami le philosophe Cléomène, généreux mais velléitaire et égoïste. Phérès, fils de Cléomène, et Cratobule son frère, prennent, par préjugés, Théonise pour une intrigante et complotent pour la faire enlever puis accuser : la pièce s'intitulait initialement Théonise ou Les Effets de la prévention. Enfin, le dévouement et la pureté de Théonise, qui n'a pas hésité à se vendre comme esclave pour payer les dettes de Cléomène, sont révélés et elle est unie au vaillant guerrier Trazile, fils de Cratobule. L'intrigue, confuse, les personnages, peu crédibles, déroutent. C'est un échec. La Fille d’Aristide n'est jouée à la Comédie‑Française que trois fois les 29 avril, 1er et 3 mai 1758, puis retirée. La distribution

fait partie des pièces avec un bon succès général (« average sucessful plays of the period ») comme L'Ecole des mères de La Chaussée (1744), Alzire (1736) et Sémiramis (1748) de Voltaire ou Le Méchant de Gresset (1747). Pour Claude Alasseur13, Cénie compte parmi les 56 pièces à succès de la scène des Lumières de 1701 à 1774.

était, sans doute, la suivante : Théonise (Mlle Gaussin), Thaïs (Mlle Dangeville), Cléomène (Sarrazin), Trazile (Grandval), Cratobule (Préville), Phérès (La Noue).

La Fille d’Aristide Quelque remarquable qu'ait été ce premier essai dramatique public, la production dramatique graffignyenne sur la scène nationale ne se limite pas à Cénie. Huit ans plus tard, une deuxième comédie, également en cinq actes et en prose, La Fille d’Aristide est aussi jouée à la Comédie‑Française. L'histoire de la pièce est complexe14 : Madame de Graffigny travaille longuement cette pièce, acceptée grâce à l'aide de Collé par la Comédie‑Française en 1756, mais qui n'est finalement jouée que deux ans plus tard, pour des raisons à la fois politiques (guerre de sept ans, attentat de Damiens) et personnelles. Avant de mourir, le vertueux

Pièces viennoises Madame de Graffigny, qui a autrefois vécu à la cour de Lorraine à Lunéville, est restée très proche d'Anne‑Charlotte de Lorraine, qu'elle surnomme « La Belle des Belles », et de Charles‑Alexandre, « Charlot », dont le frère François‑Étienne est devenu empereur d'Autriche. Pour la progéniture du couple impérial, parmi lesquels figurera la future Marie‑Antoinette, Françoise de Graffigny, après avoir un temps pensé écrire des fables, a l'idée d'écrire des petites pièces mettant en scène des enfants. Ziman et Zénise, comédie en un acte et en prose, qu'elle rédige à l'été 1747 et envoie au printemps 1748, est jouée trois fois à la Cour les 9, 13 et 16 octobre 1749. La fée Bienfaisante a élevé loin du monde quatre enfants, deux petits paysans, Zirflot et Philette, et une princesse et un prince, Zénise et Ziman. À la

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suite de diverses épreuves, leur douceur et leur bonté distinguent ces derniers : naturellement, les vertus corroborent la naissance. Au printemps 1748, Madame de Graffigny travaille à une comédie intitulée Célidor ou l'Ignorant présomptueux, aussi en un acte et en prose, également envoyée à la cour impériale de Vienne mais jamais jouée, vraisemblablement parce que le sujet – un prince ignorant et fat qu'un jeune paysan ramène à la raison – déplut. Le 9 décembre 1749, Madame de Graffigny met en chantier Le Temple de la vertu, envoyé à Vienne à l'été 1750, et joué à la cour par les enfants de la famille impériale à l'hiver 1750, le jour de l'anniversaire de l'empereur, le 8 novembre. Cette comédie en un acte et en prose met en scène Nélie, élève de la fée Merline, et Alzor et Farfa, élèves de l'enchanteur Gargan. Nélie et Alzor, modestes et courageux rivalisent de bonté et de douceur, et entrent au temple de la vertu tandis que le fanfaron et arrogant Farfa ne connaît qu'un bonheur frivole. Enfin, en juillet 1752, Madame de Graffigny travaille sur un projet de Saturnales qu'elle peine à achever. Après qu'elle a tenté de se faire aider par Destouches, Voisenon et même Jean‑Jacques Rousseau, elle recourt enfin à Antoine Bret. Le 28 octobre suivant, Les Saturnales sont jouées à Vienne. Dans cette comédie en trois actes et en prose, Cornélie, confiée par son père Cinna à Caton, est courtisée par César. La demi‑sœur de Caton, Servilie, vieille fille fantasque et bruyante15, s'imagine que c'est elle que César, son ancien amant, aime à nouveau. Servilie cherche la dissipation tandis que Cornélie n'est que pondération et obéissance. César obtient la main de Cornélie et Servilie est ridiculisée. Ainsi, au moins quatre pièces – une cinquième pièce aurait été écrite en 1753, mais on ignore jusqu'à son titre, et on ne sait pas si elle fut expédiée – furent envoyées à Vienne, dont trois

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Fig. 2 - Cénie, page de titre de l'édition originale.

furent représentées. En septembre 1749, sans doute en partie grâce à ces envois théâtraux, la pension de 500 livres, héritée de son père comme marque de ses services aux ducs de Lorraine, que percevait Mme de Graffigny, passa à 1500 livres16.

Autres pièces parisiennes Le 14 avril 1753, Phaza, comédie en un acte et en prose, écrite en 1749, est jouée à Berny dans le théâtre de société du comte de Clermont. Ce sera l'unique représentation de cette originale piècette17. Phaza, élevée comme un garçon par la fée Singulière, ignore qu'elle est une fille ; tombée amoureuse d'Azor, le fils de la fée Clémentine, elle brise en s'agenouillant devant lui l'oracle fatal qui pèse sur elle. La même année, une pièce écrite par Françoise de


Graffigny et que Charles Collé a aidé à faire recevoir, de sorte que la pièce lui est parfois attribuée, est jouée de façon anonyme aux Italiens sous le titre de La Baguette les 18, 20, 23, et 24 juin 1753. Elle ne sera jamais reprise. Cette comédie en six actes et en prose avec trois divertissements présente une fée qui a perdu sa baguette, trouvée par une mortelle qui en mésuse, occasion de péripéties et lazzis successifs.

(en 1751 et en 1768), et Duchesne deux également (en 1752 et en 1764)), ce qui traduit une fidélité à la dramaturge. Ces 15 éditions en français de Cénie se divisent en 9 éditions en France, et six en Europe. Les 9 françaises se répartissent elles‑mêmes en 8 à Paris, dont une coéditée à Paris et Marseille (1776), et 1 seule en province, la dernière, à Senlis‑Tremblay (1829) : disproportion flagrante qui signe, une fois de plus, en matière d'édition comme ailleurs, le parisianocentrisme français.

éditions des pièces de théâtre

Quant aux éditions européennes, elles témoignent de la grande francophilie et francophonie de l'Europe encore au XVIIIe siècle : rappelons que le français est resté langue diplomatique très tardivement. Ces six éditions européennes se répartissent en 5 éditions dans l'empire germanique (Fig. 3) (Dresde, Gotha, Munich, Vienne par deux fois) et une aux

Cénie Si, comme nous venons de le voir, sept pièces de Madame de Graffigny furent représentées de son vivant, seules quatre furent imprimées au dix‑huitième siècle, et seule Cénie de son vivant, dès l'automne 1750, pendant la deuxième série de représentations à la Comédie‑Française. Si la page de titre porte 1751 (Fig. 2), c'est que, souvent, lorsqu'une pièce était publiée en fin d'année, la page de titre indiquait déjà l'année suivante. La pièce est publiée avec une dédicace au comte de Clermont et un charmant frontispice qui représente la reconnaissance finale entre Cénie et ses véritables parents enfin retrouvés, sa mère Orphise, son père Dorsainville, sous l'œil attendri de Dorimond et de Clerval. Dès 1751 donc, paraît l'édition parisienne originale, qui connaît quatre états, que David Smith et Jo‑Ann McEachern nous apprennent à distinguer18. Puis suivent 14 éditions jusqu'en 1829. Toutefois, ces 15 éditions au total ne correspondent pas à 15 éditeurs différents, mais à 11, ceci en comptant les deux éditions anonymes comme des éditeurs différents. De facto, trois éditeurs publient Madame de Graffigny plusieurs fois (Cailleau 3 fois donc en 1751, van Ghelen 2 fois

Fig. 3 - Cénie, édition viennoise (1753).

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Pays‑Bas (La Haye). Ces éditions à l'étranger couvrent une période de 1751 à 1768, soit 17 ans, mais 5 sont publiées de 1751 à 1755 donc encore du vivant de Madame de Graffigny et dans la pleine vague du succès de la pièce, et une seule treize ans plus tard, celle de van Ghelen qui sera d'ailleurs aussi le dernier à publier La Fille d’Aristide en 1765. En conclusion, sans accéder au destin de best‑seller des Lettres d'une Péruvienne, Cénie connaît néanmoins de nombreuses éditions, 15 (plus 6 réémissions, soit 21 publications au total) sur une période de 78 ans, de 1751 à 1829. Toutefois la plupart de ces éditions, en France ou à l'étranger, sont concentrées dans les cinq années qui suivent le triomphe de la pièce à la Comédie‑Française (1750‑1755), du vivant de Françoise de Graffigny donc, et presque toutes dans la vingtaine d'années qui suit, après quoi le prestige de la pièce paraît diminuer fortement. Plus rien ensuite pendant un siècle et demi.

La Fille d’Aristide La Fille d’Aristide, dédiée à Marie-Thérèse d'Autriche, a donc connu quatre éditions, trois sans doute à peu près simultanées en 1759 (Fig. 4), dans les mois qui suivent la mort de Madame de Graffigny, disparue le 12 décembre 1758, et une plus tardive en 1765 (Van Ghelen), six ans après sa mort. Ces quatre éditions se répartissent également en deux en France, Paris et Avignon, et deux dans l'empire germanique en Autriche, à Vienne. La pièce a perduré dans la ville de l'empereur, fidèle, plus que la France oublieuse, au souvenir de sa dramaturge de prédilection, puisque c'est aussi là qu'elle a été jouée pour la dernière fois en 1765. L'édition parisienne Duchesne de 1759 a manifestement été produite en surnombre, l'éditeur tablant

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Fig. 4 - La Fille d'Aristide, édition parisienne (1759).

sans doute, à tort, sur un succès comparable à ceux de Cénie et des Lettres d'une Péruvienne, puisqu'elle a ensuite été utilisée trois fois dans le Nouveau Théâtre français et italien en 1765, dans les œuvres de théâtre de 1766, et dans la Bibliothèque des Théâtres de 1784 : six, sept ou même vingt‑cinq ans après sa parution, le stock d'exemplaires n'avait toujours pas été épuisé. Cela est certes peu face aux nombreuses rééditions de Cénie, pour ne pas parler de celles des Lettres d'une Péruvienne, mais ce n'est pas si mal par rapport à d'autres pièces du XVIIIe siècle. Compte tenu de son insuccès à la représentation et des critiques uniformément négatives, c'est déjà beaucoup que la pièce ait été publiée, et même plusieurs fois, et si largement diffusée. Il faut donc mettre au crédit de la bonne réputation de Madame de Graffigny cette fidélité et cette présence.


Pour autant, à l'inverse de Cénie, qui connaît plus d'une douzaine de versions étrangères, et ce parfois plus de vingt ou trente ans après la parution de la pièce d'origine19, La Fille d’Aristide n'a connu qu'une traduction en allemand. Cette œuvre de moindre qualité, à l'intrigue embrouillée, peu jouée en France même (trois représentations contre plus d'une soixantaine pour Cénie), ne constituait pas un produit d’exportation bien attractif. Ceci dit, La Fille d’Aristide figure malgré tout en 1788 (Londres) et 1821 (Paris, Briand/ Lelong) dans l'édition des Œuvres complètes : l'éclipse n'est pas totale, et trente ou encore soixante‑dix ans après sa première parution, la « pauvre disgraciée », comme l'appelait Madame de Graffigny dans une lettre du 7 mai 1758, a encore droit à la presse.

Ziman et Zénise et Phaza Ces deux pièces sont parues conjointement pour la première fois de manière posthume, en 1770, soit douze ans après la mort de l’auteur. Voici l’intitulé de l’édition : « Œuvres posthumes de Madame de Graffigny, contenant Ziman et Zénise suivi [sic] de Phaza, comédie en un acte et en prose, A Amsterdam, et se trouve à Paris, chez les libraires qui vendent des nouveautés, 1770 ». Cette édition ne comporte ni gravure, du moins dans tous les exemplaires que nous avons pu observer, ni approbation ou privilège, ni péritexte autre que l’avertissement anonyme d’un mystérieux admirateur et éditeur, à ce jour toujours non identifié, qui déclare que, « ne voulant point ressembler à ces hommes qui n’aiment que les possessions exclusives, [il] se hâte de partager avec le public le petit trésor que le hasard lui a fait découvrir ». Fig. 5 - Avertissement des Œuvres posthumes (1770).

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Dans son avertissement (Fig. 5), l’éditeur n’explique pas son choix. Pourtant, l’on eût aimé savoir pourquoi il apparie ces deux pièces en particulier, et non, si tant est qu’il ait eu accès aux manuscrits viennois ou à ceux, parisiens et lorrains, qui formeront les Graffigny papers, Ziman et Zénise et Le Temple de la vertu (deux pièces jouées avec succès à Vienne), ou Ziman et Zénise et les Saturnales (pièce également été jouée à Vienne20), ou encore Phaza et les autres pièces viennoises citées. Bref, la curiosité demeure piquée devant ce duo. Le volume reparaît, rafraîchi, en 1775 ; la page de titre ainsi que le cul‑de‑lampe diffèrent, mais les bandeaux intérieurs et la pagination sont rigoureusement les mêmes : œuvres posthumes de Madame de Graffigny, contenant Ziman et Zénise suivi de Phaza, comédies en un acte et en prose, A Amsterdam, et se trouve à Paris, chez Segaud Libraire, Rue des Cordeliers 1775, 107 pages. Plutôt que d'une réédition, il s'agit donc d'une réémission visant à écouler les stocks, seule la page de titre ayant été changée. Bibliophile passionné par Françoise de Graffigny, Pierre Mouriau de Meulenacker a donné en 2007, deux cent trente‑sept ans après leur première et unique édition, une nouvelle émission de Ziman et Zénise. Pour cette ravissante édition miniature (5 x 3 cm), réalisée et reliée par le collectionneur lui‑même, en maroquin de diverses couleurs, le texte provient de l'exemplaire numérisé de la BnF. Le tirage a été de 10 exemplaires numérotés dont les 4 premiers sont nominatifs. Fig. 5

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La dorure est faite par Emmanuelle Cheney pour 5 exemplaires et par Patrick Prouteau pour 5 exemplaires. En tout cas, la parution en 1770 de ces deux pièces inédites en France, pour l’une totalement, et pour l’autre connue seulement des happy few de l’entourage du comte de Clermont chez qui, nous l’avons vu, elle a été jouée en 1753 à Berny, montre que l’intérêt pour Françoise de Graffigny dramaturge perdure, plus d’une décennie après sa mort, et deux décennies après le succès de Cénie. Toutefois, ni l’une ni l’autre de ces pièces ne figure dans les éditions d’Œuvres complètes de Françoise de Graffigny parues à la fin du XVIIIe et au XIX e siècle : les éditeurs ne les ont sans doute pas jugées suffisamment dignes d’intérêt. Par ailleurs, elles n’ont jamais été rééditées publiquement depuis 1770, ni citées dans aucune anthologie21.

« Intégrales : Œuvres de théâtre (1766) et Œuvres posthumes (1770) Les amateurs du théâtre de Françoise de Graffigny n’ont pas tous disparu en même temps qu’elle en 1758, et un certain nombre sont encore suffisamment alertes une douzaine d’années plus tard pour se donner la peine de faire réaliser ce que ne vendront jamais les éditeurs, à savoir un volume factice comprenant la véritable « intégrale » des œuvres dramatiques de Françoise de Graffigny alors disponibles sur le marché, c’est-à-dire Cénie, La Fille d’Aristide, Phaza et Ziman et Zénise. Se retrouvent en effet sous une même reliure d’époque, dans un certain nombre de bibliothèques publiques (Paris Arsenal, Nancy, Versailles, Bibliothèque Royale de Belgique, Duke, Beinecke Library), ou dans la présente collection (Exemplaire de la Biblio-


thèque du château de Chatsworth des ducs de Devonshire, relié en veau raciné et portant « Œuvres de Grafigny » sur le dos), les Œuvres de théâtre (1766, Paris, Veuve Duchesne), ellesmêmes formées de l’édition de Cénie de 1764 (Duchesne) et de La Fille d’Aristide de 1759 (Duchesne), et les Œuvres posthumes (Fig. 6) (1770, Paris, s. n. ). A priori, il s’agit sans doute d’acquéreurs, qui, en 1770, achètent les deux volumes d’un coup et les font relier. Cependant, il reste possible que des acheteurs qui avaient bien acheté leur exemplaire d’Œuvres de théâtre en 1766, aient conservé, dans l’expectative ou par commodité, leur volume en blanc, simplement broché, et qu’ils n’aient donc plus eu qu’à acheter les Œuvres posthumes pour fabriquer leur intégrale. En tout cas, la présence, sous une même reliure, de pièces pourtant éditées à quatre ans de distance, en 1766 et en 1770, émeut car elle témoigne, à travers le soin porté à la confection de ces volumes factices, vingt ans après le triomphe de Cénie, de l’attachement persistant et profond d’un certain lectorat pour Françoise de Graffigny.

Conclusion Ainsi, bien loin d'être une romancière qui se serait amusée à écrire quelques pièces de théâtre, Françoise de Graffigny apparaît comme une dramaturge, dont l'intérêt pour la scène et la fidélité à la forme dramatique n'ont jamais faibli, des années 1730 où L'Honnête homme est déjà en portefeuille, à 1758, année de sa mort et de la représentation de La Fille d’Aristide, c'est‑à‑dire durant près de trente ans de vie. Au contraire de la tradition, le roman des Lettres d'une Péruvienne est un hapax 22, l'exception qui confirme la règle. En effet, dramaturge, l'auteur de Cénie l'est, pre-

Fig. 6 - Œuvres posthumes de Madame de Grafigny.

mièrement, par la quantité de pièces écrites et achevées, plus d'une dizaine, ceci sans même tenir compte des pièces restées à l'état de projets ou de fragments. Elle l'est, deuxièmement, par la variété des genres qu'elle maîtrise, et parfois mêle, la comédie larmoyante comme la féerie, le ballet comme la pièce allégorique. Elle va d'ailleurs jusqu'à renouveler des genres antiques (la comédie grecque, guère usitée depuis Térence, pour La Fille d’Aristide et Les Saturnales) ou inventer de nouveaux genres : le drame bourgeois, puisque à l'inverse de Nivelle de la Chaussée, et sept ans avant Diderot et son Fils Naturel, elle use de la prose dans Cénie, ou encore le théâtre d'éducation, puisque, dès avant les Magasins de Madame Le Prince de Beaumont et le théâtre d'éducation de Madame de Genlis23, elle imagine d'écrire des pièces faites pour être jouées devant et par des enfants.

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Dramaturge, elle l'est encore, troisièmement, par la variété des scènes pour lesquelles elle composa, de la Comédie‑Française (Cénie, La Fille d’Aristide) aux théâtres de société (Phaza), du théâtre de cour (Ziman et Zénise, Les Saturnales, Le Temple de la vertu) à la comédie Italienne (La Baguette). Dramaturge, quatrièmement, par la variété des formes qu'elle pratiqua, prose ou vers, pièces en cinq ou trois actes ou encore un acte. Dramaturge, last but not least, par l'aide considérable, et dont témoigne sa Correspondance, qu'elle apporta, non seulement dans la relecture, mais aussi dans la composition et l'organisation même de leurs pièces, souvent des tragédies, à de nombreux jeunes dramaturges de ses amis : Michel Linant pour sa Vanda, reine de Pologne (1747), Palissot pour son Zarès (1751), plus tard appelé Sardanapale, Antoine Bret pour Le Jaloux (1755), ou encore Guimond de La Touche, dont l'Iphigénie en Tauride fut jouée avec un succès prodigieux à la Comédie‑Française en juin et juillet 175724, sans parler des

Grâce à la volonté et à l'énergie de Perry Gethner25, Cénie est reparue en 1994 au sein d'une captivante anthologie. C'est donc à un Américain francophile et spécialiste des femmes dramaturges françaises de l'Ancien Régime que cette belle au bois dormant doit d'être sortie de son sommeil de 165 ans, comme c'est à un autre Américain, English Showalter, qu'est due, en 1978, la première, et unique, édition des Saturnales. C'est encore à des Canadiens non moins passionnés, érudits et francophiles que la Correspondance de Françoise de Graffigny doit de voir le jour dans une édition richement annotée qui en démultiplie la valeur. A l'évidence, la recherche sur les femmes auteurs comme l'édition de leurs textes se porte mieux outre‑Atlantique qu'en France26. S'il ne s'agit pas comme le faisait

Engagements Indiscrets de François Devaux auxquels Madame de Graffigny consacra une énergie considérable pendant plus de dix ans, tant pour les réviser et récrire que pour les faire jouer à la Comédie‑Française, ce qui advint enfin à l'automne 1752. Car, si l'histoire littéraire est toujours prompte à chercher l'homme qui serait l'auteur « véritable » der-

un critique enthousiaste en 1750, de voir en Madame de Graffigny la troisième Muse du théâtre, aux côtés de Thalie et de Melpomène, il faudrait lui redonner sa juste place sur la scène des Lumières, tant comme auteur que comme collaboratrice, ce à quoi contribuera, nous n'en doutons pas, la présente collection de Pierre Mouriau.

rière la dramaturge, les lettres de Madame de Graffigny démontrent aujourd'hui qu'il faudrait tout autant parfois, symétriquement, chercher la femme derrière le dramaturge.


Fig. 7 - Un manuscrit de roman grec de Françoise de Graffigny.

Notes 1. Pour les références précises de ces textes, voir notre thèse, « Un nouveau regard sur le théâtre du XVIIIe siècle : Madame de Graffigny lectrice, spectatrice et dramaturge ». Nous en préparons une édition Au verso des Lettres d’une Péruvienne, Françoise de Graffigny (1695-1758), dramaturge.

6. L. Etienne, « Un roman socialiste d’autrefois », Revue des Deux Mondes, 94 (15/07/1871), p. 454‑464.

2. Pour une biographie complète, voir le très riche ouvrage d’E. Showalter, Françoise de Graffigny, Her Life and Works, Voltaire Foundation, Oxford, 2004 : 11, qui nourrit cet article. Toutefois, afin d’alléger l’annotation, nous n’avons pas indiqué les nombreuses références à cette biographie.

8. Cependant Madame de Graffigny évolue dans un monde littéraire. D’une part, à la demande de l’abbé Pérau, elle devient « regratière », c’est‑à‑dire qu’elle relit et parfois corrige des œuvres sur le point d’être publiées par des libraires, par exemple La Bibliothèque des gens de cour (1746) de Gayot de Pittaval. D’autre part, elle consacre beaucoup d’énergie à tenter de faire jouer la pièce de Devaux, Les Engagements indiscrets.

3. Toute la correspondance de Françoise de Graffigny, treize volumes à ce jour depuis 1985, deux encore à paraître, est publiée à la Voltaire Foundation, Oxford. Voir aussi l’anthologie Françoise de Graffigny, Choix de lettres, édition présentée par English Showalter, Oxford, Vif, 2001. 4. Rappelons que la conception de la propriété intellectuelle n’est pas du tout celle de notre individualisme moderne, la pratique de l’écriture collective, en atelier, est courante sans que nul s’en offense ou s’en irrite. 5. Sainte‑Beuve, Causeries du Lundi, Paris Garnier frères, 1858‑1872, 17 juin 1850.

7. G. Aubray, « Une femme de lettres au XVIIIe siècle », Le Correspondant, Paris, Bureaux du correspondant, 10 décembre 1913, p. 958‑976.

9. Voir l’article de D. Smith dans le même volume. 10. Voir C. Francois‑Giappiconi, « Une géante et… un myrmidon ? Graffigny et Nivelle de La Chaussée, à propos de Cénie et de La Gouvernante », p. 169‑178 in Françoise de Graffigny, femme de lettres, écriture et réception, études présentées par Jonathan Mallinson, Oxford, SVEC, 2004 :12 et C. Simonin, « Cénie et La Gouvernante : de troublantes similitudes », Nivelle de la Chaussée, Destouches et la comédie nouvelle, Presses Universitaires de la Sorbonne, à paraître 2012.

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11. Un portrait de la ravissante actrice, feuilletant un ouvrage qu’on ne peut identifier (Cénie peut-être ?) se trouve au château de Belœil.

L’aimable famille ! Un lieu chéri du ciel qui rassemblerait Zilia, Cénie et Clarisse sous les ailes de cette excellente mère serait le temple de la Vertu et du Sentiment ».

12. J. Lough, Paris Theatre audiences in the 17th and 18th centuries, p. 178‑179, Londres, Oxford University Press, 1957.

21. Nous préparons une édition de ces deux pièces ainsi que de Cénie pour la collection « Théâtre de femmes de l’Ancien Régime » (PU de Saint-Etienne).

13. C. Alasseur, La Comédie‑Française au 18 e siècle : Étude économique, Paris‑La Haye, Mouton, 1967, p. 61‑69.

22. Signalons que deux pages manuscrites (Fig. 7) d’un projet de roman grec figurent dans la collection de Pierre Mouriau. Voir E. Showalter, « Un manuscrit de Françoise de Graffigny : roman grec », in Le livre et l’estampe, 2010, n°173‑174, p. 97‑108.

14. Voir C. Ionescu, « Sur le chantier de la création : La Brioche, un avatar de La Fille d’Aristide de Madame de Graffigny », Texte 29 : 30, 2001, p. 105‑126. 15. Pour une édition moderne de la pièce, voir Les Saturnales, édition d'English Showalter in Madame de Graffigny and Rousseau : between two Discours, Studies on Voltaire and the Eighteenth century, vol. CLXXV, Oxford, 1978. Voir aussi C. Simonin, « Madame de Graffigny et les amertumes de la passion ou d'un cruel autoportrait dans Les Saturnales », in SVEC, 2001: 12, Voltaire Foundation, Oxford, 2001, p. 467‑476. 16. E. Showalter, Françoise p. 102, 103, 175.

de

Graffigny,

op. cit.,

17. Voir C. Simonin, « Phaza, la ‘fille‑garçon’ de Madame de Graffigny », in Le Mâle en France 1715‑1830, Représentations de la masculinité actes rassemblés par K. Astbury et M.‑E. Plagnol‑Diéval, Peter Lang, 2004, p. 51‑62. 18. J.‑A., McEachern et D. Smith, « The first Edition of Madame de Graffigny’s Cénie », dans The Culture of the Book : Essays from two Hemispheres in Honour of Wallace Kirsop, Melbourne, 1999, p. 201‑217. 19. Voir dans ce volume l’article de J. Mallinson et de D. Smith. 20. L e Temple de la vertu était connu, au moins de titre, en France, puisque l’auteur de Manon Lescaut, l’abbé Prévost, y fait allusion en 1751 dans la dédicace de sa Clarisse (traduction de la Clarissa de Richardson) à Madame de Graffigny : « Si j’étais dans l’usage de mettre un nom célèbre à la tête de mes livres, mon choix ne serait pas incertain. Grandeurs, richesses, vous n’obtiendriez pas mon hommage : je supplierais l’illustre Auteur de Cénie et des Lettres d ’une Péruvienne d’adopter Clarisse Harlove.

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23. Voir E. Showalter, qui, le premier, signala cette filiation dans son article « Writing off the Stage : Women Authors and Eighteenth‑Century Theater », Women and the Theater Arts, Yale French Studies, n° 75, 1988, p. 95‑111. Voir M.‑E. Plagnol‑Diéval, Madame de Genlis et le théâtre d’ éducation au XVIIIe siècle, Studies on Voltaire, 1997. 24. L’aide que Mme de Graffigny lui avait apportée était de notoriété publique, comme le montre cette épigramme qui courut à l’époque : « Celle qui fit tous les succès/ De l’Iphigénie en Tauride/ Ne sauvera pas du décès/ La pauvre Fille d’Aristide./ Censeur dont la malignité/ Rit de sa disgrâce cruelle,/ Admire plutôt sa bonté:/ Elle a mieux fait/ Pour autrui que pour elle ». 25. Cénie, p. 315‑372, in Femmes dramaturges en France (1650‑1750), Pièces choisies, tome I Paris‑Seattle‑Tübingen, Gunter Narr Verlag, Biblio 17, 1993. 26. S’il faut bien sûr rendre hommage à l’édition pionnière, dès 1983, de Bernard Bray et d’Isabelle Landy (Lettres d’une Péruvienne, p. 238‑363, in Lettres portugaises, Lettres d’une Péruvienne et autres romans d’amour par lettres, Paris, Garnier‑Flammarion), et à celle de Raymond Trousson en 1996 (Lettres d’une Péruvienne, p. 59‑164, in Romans de Femmes du XVIIIe siècle, Paris, Robert Laffont, Bouquins), force est de constater qu’aujourd’hui, presque trente ans plus tard, la tendance française est toujours de cantonner Mme de Graffigny à ce seul rôle de romancière.


Traductions et adaptations des Lettres d'une Péruvienne

Jonathan Mallinson

L

es Lettres d'une Péruvienne qui parurent en 1747, et ensuite dans une version remaniée en 1752, fut non seulement l'un des romans les plus souvent édités au dix-huitième siècle, mais aussi un des plus fréquemment continués, adaptés et traduits, plus d'une quinzaine de fois au total. En France, deux suites non datées furent publiées l'année suivant la première édition du texte : la Suite

des Lettres d'une Péruvienne, sept lettres publiées sans nom d'auteur, et les Lettres d'Aza, ou d'un Péruvien, Conclusion des Lettres péruviennes, 35 lettres écrites par Ignace Hugary de LamarcheCourmont. Pour ce qui est des traductions, quatre versions parurent en anglais (Fig. 1) entre 1748 et 1774, deux en italien (1754 et 1759) et en allemand (1750 et 1792), et, à la fin du siècle, des traductions en russe (1791) et en espagnol (1792). Le roman inspira aussi certaines adaptations théâtrales en France et en Italie, notamment par Boissy et Goldoni. Ces réécritures traitent le roman français de façons très diverses. Certaines suivent le texte original assez fidèlement, comme, par exemple, les traductions anglaises de 1748 et de 1755, la traduction russe, Peruanskiie Pis'ma, ou la version italienne de Deodati (Fig. 2), qui parut dans une édition bilingue destinée à faciliter aux Étrangers le moyen d'apprendre la prosodie de cette Langue. D'autres ajoutent à la traduction une suite nouvelle, comme les Peruvian Letters de Miss Roberts, ou les Cartas de una Peruana de Romero Masegosa y Cancelada; d'autres réécrivent le roman de façon plus radicale, comme la traduction allemande anonyme, Briefe einer Sonnenpriesterin, qui se base, mais de loin, sur le roman de Graffigny et sur les Lettres d’Aza ; d'autres encore s'en inspirent sous une forme tout à fait différente, que ce soit la traduction en

Fig. 1

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Fig. 2

vers anglais, Letters from Zilia to Aza, ou la version théâtrale de Goldoni (Fig. 3), la Peruviana. L’intrigue des Lettres avait tous les éléments d'un roman sentimental : héroïne vulnérable, séparée de son amant ; chevalier français, vaillant et amoureux ; amant infidèle. Mais le dénouement du roman fut inattendu : au lieu de se marier, Zilia rejette l'amour de Déterville et affirme son indépendance. Pour beaucoup de lecteurs, le roman était incomplet ; il fallait le terminer, le parfaire. Plusieurs traductions aboutissent à un mariage. Dans certaines Zilia épouse Déterville, dénouement esquissé déjà dans la Suite française de

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1748 et qui se réalise dans la Peruviana et les Peruvian Letters. Par contre, dans les Briefe einer Sonnenpriesterin (Fig. 4), l'amant français devient un personnage secondaire dans une intrigue dominée par des amants séparés ; la mère de Dederwill craint même que son fils ne souhaite épouser une Péruvienne. Une telle modification implique sans doute une certaine ironie allemande au dépens des Français, représentés comme soupçonneux, sinon xénophobes. Ces adaptations reflètent toutes le même désir de réaffirmer une conception traditionnelle de l'héroïne de roman, qui ne vit que pour l'amour. Certaines réécrivent un deuxième


élément de l'intrigue, conçu lui aussi comme une faiblesse : le fait que la Péruvienne ne devient pas chrétienne à la fin. Faire se convertir l'héroïne résout les problèmes sentimentaux et religieux que pose le roman : une Zilia chrétienne aurait une raison valable pour ne pas épouser Aza, son proche parent. Une telle conversion est esquissée dans la Suite de 1748, et réalisée dans les Peruvian Letters, où la Zilia de Roberts se soumet à la religion chrétienne et à l'amour de Déterville. Ce motif est développé plus amplement dans La Peruviana. Déterville souligne la supériorité morale des valeurs chrétiennes, selon lesquelles l'amour d'Aza et de Zilia est incestueux ; les amants finissent par reconnaître cette vérité. Leur conversion au christianisme prête au texte une harmonie à la fois sentimentale, culturelle et religieuse. La récupération morale de l'héroïne est encore plus

radicale dans les Cartas de una Peruana. Dans une nouvelle lettre ajoutée à la fin du texte, Zilia célèbre son inspiration chrétienne qui lui fournit une indépendance toute différente ; devenue catholique, elle n'a plus besoin d'amour, et Déterville est tout simplement exclu. Dans les Letters from Zilia to Aza, pourtant, il n’y a pour Zilia ni illumination morale, ni mariage. La conversion d'Aza déclenche chez elle une attaque contre le clergé manipulateur et trompeur. Cette traduction est une des plus libres de toutes, mais elle retient, paradoxalement, l'indépendance sentimentale et intellectuelle qui caractérise la Zilia de Graffigny.

Fig. 3

Fig. 4

Une autre caractéristique réunit la plupart des traductions: elles prêtent peu d'attention à la fonction de critique sociale que Graffigny attribue à son héroïne. Dans les Lettres d'une Péruvienne,

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il y a deux cibles principales : la conquête violente du Pérou par les soldats espagnols, et la superficialité de la vie morale et sociale en France. Pour ce qui est de l'Espagne, les traducteurs sont pour la plupart assez fidèles à l'esprit du texte original, laissant intacts les commentaires de Zilia. Ce n'est que la traduction espagnole qui omet certaines observations particulièrement acerbes (Fig. 5). Il en est de même pour les lettres critiquant la France. On se serait peut-être attendu que la vision satirique de Graffigny soit soumise au même processus de réécriture que l'intrigue sentimentale, mais l'occasion de renforcer la critique des Français n'est nullement saisie. L'intention des traducteurs est le plus souvent de faire intégrer l'héroïne, et non de souligner sa fonction d'étrangère. Dans les Briefe einer Sonnenpriesterin, le rôle de Zilia comme observatrice sociale est presque totalement éliminé.

Dans deux traductions, pourtant, le rôle critique de l'héroïne est raffermi. Dans les Letters from Zilia to Aza, plusieurs nouvelles lettres de Zilia sont consacrées à des commentaires sur les mœurs et les folies de son âge, dépourvues pour la plupart de spécificité nationale. La simplicité naturelle de l'héroïne lui permet de critiquer la corruption de l'Eglise catholique, et d'exprimer son indignation morale devant une culture qui prend plaisir à voir la représentation de la souffrance. Cette même appréciation du rôle de Zilia comme critique est manifeste aussi, et paradoxalement, dans les Cartas de una Peruana. Bien que Romero enlève au texte de Graffigny certaines remarques critiquant l'Espagne, elle ajoute 35 notes en bas de page qui expliquent comment l'analyse que fait Zilia de la société française s'applique aussi à l'Espagne. Dans sa préface, Romero commente en particulier, et longuement, l'éducation insuffisante qui étouffe le potentiel intellectuel des femmes espagnoles. La valeur de la fameuse lettre XXXIV, ajoutée au texte de Graffigny dans l'édition de 1752, est ici saisie tout à fait, et pour la première fois. Si Roberts avait essayé d'amener ses lecteurs et ses lectrices à une connaissance de Dieu, Romero espère inspirer une renaissance plutôt intellectuelle. Les Cartas ne cherchent pas à normaliser Graffigny, elles sont un acte de solidarité. Ce qui est particulièrement frappant dans ces traductions, à tant d'égards si différentes les unes des autres, c'est ce qu'elles ont en commun. La plupart se donnent la tâche non seulement de traduire, mais de réinscrire l'héroïne étrangère dans une structure esthétique et morale plus conventionnelle. Il est significatif que plus de la moitié des traductions du dix-huitième siècle traduisent aussi les suites françaises,

Fig. 5

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peut avoir une identité et une indépendance intellectuelle aussi bien que sentimentale ; elle n'est pas obligée de se marier, elle a le droit de penser. Ces deux fonctions étaient plus ou moins sans précédent dans les romans du temps. En effet, les deux suites qui suivirent la publication du texte en 1747 témoignèrent non seulement du désir d'exploiter la popularité d'un roman remarquable, mais aussi, voire surtout, de le domestiquer. Même pour les lecteurs français, le roman de Graffigny avait besoin d'être traduit.

Fig. 6 - Ronchon de Chabannes, La Péruvienne (1754).

ou ajoutent leurs propres suites. Même les Letters from Zilia to Aza, et les Cartas de una Peruana, qui, en partie, maintiennent l'originalité subversive du texte original, adoptent un dénouement nettement traditionnel – la mort, ou la conversion religieuse. Traduire implique inévitablement, et surtout au dix-huitième siècle, adapter aux goûts de la culture traductrice ; toute traduction est réécriture. Mais les éléments des Lettres d'une Péruvienne qui déroutaient les traducteurs, déroutaient aussi, paradoxalement, le lecteur français de l'époque. Ce roman fut considéré étranger non seulement parce qu'il était français, mais parce qu'il subvertissait les normes du roman européen. Pour Graffigny, une héroïne

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Fig. 1 - Frontispice, Lettres d’une Péruvienne (Genève, s. n., 1777).

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Les éditions illustrées des Lettres d’une Péruvienne Le parcours visuel d’un succès de librairie européen Christina Ionescu

P

un papier d’une qualité supérieure, une reliure luxueuse, une ornementation raffinée ou, ce qui nous intéresse ici, des gravures originales, ne sont pas nombreuses mais elles sont importantes.

Graffigny appartiennent pour la plupart à une autre époque, le « siècle de la vignette » des frères Goncourt, où « [l]’image remplit le livre, déborde dans la page, l’encadre, fait sa tête et sa fin, dévore partout le blanc1 ». Pratique culturelle et esthétique d’envergure internationale, la bibliophilie a fortement marqué l’Ancien Régime ainsi que les moments de gloire du livre au dix-neuvième siècle. Elle a alors laissé ses traces sur les éditions des Lettres d’une Péruvienne, des éditions en général conçues pour la lecture empressée, sans doute par pur plaisir ou intérêt, de ce best-seller européen, ou dans certains cas, pour une lecture utile visant l’apprentissage d’une langue étrangère. Dans ce corpus, les éditions qui présentent une typographie recherchée,

Parmi environ cent vingt-neuf éditions des Lettres d’une Péruvienne parues séparément avant 18502, vingt-six sont illustrées, dont quatorze comportent des illustrations originales3. Les douze autres contiennent des gravures reprises d’une édition du même roman parue antérieurement, parfois chez le même libraireéditeur. En ce qui concerne les quatorze éditions illustrées originales, elles sont le reflet du succès du roman de Mme de Graffigny à l’échelle européenne : huit sont publiées en France, quatre en Angleterre, une en Italie et une en Allemagne. Comme le suggère le frontispice inséré dans une édition apparemment genevoise (Fig. 1), où la tête de l’enfant entourée de rayons de soleil est posée sur une colonne antique (tête empruntée à l’iconographie de Louis XIV et qui renvoie ici à la civilisation inca à laquelle appartient Zilia), la gloire de Mme de Graffigny reposait, vingt ans après sa mort, sur la renommée de son roman. Dans la moitié des éditions illustrées des Lettres d’une Péruvienne, les gravures figurent uniquement en position de frontispice ; sans doute était-il question de mettre sur le marché un livre illustré d’une façon économique, sans être obligé d’investir dans une série complète.

resque dépourvues de toute empreinte visuelle, les éditions modernes des Lettres d’une Péruvienne se déroulent sous nos yeux dans une monotonie cursive qui déçoit le bibliophile. Seule la couverture contient parfois une image liée au roman ; si l’on reproduit les illustrations de l’édition originale, ce n’est qu’à titre documentaire. A notre époque, que l’on pourrait désigner aisément d’âge du « triomphe du texte », bandeaux, culs-de-lampe, lettrines, planches et vignettes sont devenus des suppléments visuels qui, selon la critique littéraire contemporaine, nuisent à la lecture, l’interrompent ou la détournent. Cependant, les éditions illustrées du roman de Mme de

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Fig. 2 - Frontispice et page de titre du premier volume des Lettres d’une Péruvienne (Paris, Duchesne, 1752).

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Le roman était fréquemment accompagné d’une suite quelconque (qui, comme on le sait, n’était pas l’œuvre de Mme de Graffigny) puisque, à toute époque, il semble y avoir eu des lecteurs n’ayant pas accepté le dénouement non conventionnel des Lettres d’une Péruvienne – dans ces éditions, le deuxième frontispice se rapporte normalement au texte d’enchaînement. En outre, trois des éditions publiées en France et deux en Angleterre comportent des illustrations qui composent ce qu’on considère comme une série gravée.

été accompagnée de gravures d’illustration. Étant donné le nombre de contrefaçons de cette édition originale, on peut vite conclure que le roman a été une nouveauté littéraire très recherchée au moment de sa parution. Cette popularité a déterminé l’auteur à faire sortir une édition révisée de son roman qui comporterait non seulement des lettres supplémentaires, mais aussi des images. A son cher correspondant lorrain Panpan Devaux, elle annonce le 7 juillet 1751 :

Comme la plupart des éditions princeps des romans publiés en France sous l’Ancien Régime, celle des Lettres d’une Péruvienne, qui date de 1747 et comporte sur la page de titre l’adresse facétieuse « A Peine », n’a pas

Bon, il y a beau tems que Les Peruviene sont aprouvée. On comence demain a les imprimer. Elles seront en deux petit volumes bien joli, un[e] estempe a chaque, belle, bien faite, et de mon imagination. La premiere sera le


Fig. 3 - Gravure, Letters of a Peruvian Princess (London, Harrison and Co., 1782).

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moment ou elle change d’habit a Marseille, la seconde quand elle vuide les coffres de ses trezors du Perou. Tous ces jours-ci j’ai été enœuvrée de tout cela, encore hier au Luxembourg ou le graveur vint me trouver. Tu ne saurois croire combien de petit tracas entraine le metier d’auteur4. La nouvelle édition dont elle parle dans cette lettre est sortie en 1752, à Paris, chez Duchesne. Publiée en deux volumes, et augmentée d’une introduction historique et de trois nouvelles lettres, cette édition contient deux planches qui servent de frontispices ; les pages de titre sont également gravées (Fig. 2, à noter de nouveau la tête entourée de rayons de soleil, mentionnée plus haut, sur la page de titre). Le dessinateur n’est autre que le jeune Charles Eisen et le graveur qui a poursuivi Mme de Graffigny au Jardin du Luxembourg, Jean-Baptiste Delafosse5. Les

Fig. 4 - Frontispice du premier volume des Lettres d’une Péruvienne (Paris, Louis, 1797).

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mêmes planches ont été réutilisées par Duchesne entre 1753 et 1761. Trente ans séparent cette édition illustrée de la prochaine à être accompagnée de gravures originales : une édition mise en vente par le Londonien James Harrison au sein d’une série littéraire qui a connu un succès phénoménal en Angleterre, le Novelist’s Magazine. Avec le titre Letters of a Peruvian Princess : With the Sequel, le roman de Mme de Graffigny, accompagné de la suite due à Lamarche-Courmont, figure dans le neuvième volume en excellente compagnie (avec A Sentimental Journey, Gulliver’s Travels, David Simple, The Adventures of Sir Launcelot Greaves et The History of Jonathan Wild the Great). Destiné à une clientèle naissante qui cherchait à perfectionner ses connaissances et à se constituer une bibliothèque en acquérant régulièrement des ouvrages esthétiquement supérieurs mais à des prix abordables, le Novelist’s Magazine contient un bon nombre d’œuvres littéraires françaises qui reflètent le goût romanesque du public anglais, à l’instar de Zadig de Voltaire et de Gil Blas de Lesage. Gravée d’une manière délicate par William Angus, d’après le dessin de Thomas Stothard, la première gravure (Fig. 3) traite de la fête rustique au cours de laquelle Zilia reçoit les clés de sa nouvelle maison. Au moment où il a été chargé par Harrison des dessins qui ont servi à l’illustration de ce roman, Stothard était au tout début d’une remarquable carrière. Si cette image nous est familière, c’est parce qu’elle a été choisie pour paraître en couverture des éditions modernes des Lettres d’une Péruvienne publiées par la Modern Language Association aux EtatsUnis, éditions destinées à un public universitaire. Cependant, insérée dans le cadre rectangulaire qui borde l’image dans l’édition de 1782, cadre décoré par un visage indien entouré de rayons de soleil, de guirlandes florales et de chaînes


lourdes, l’image est l’apanage de son époque. En regardant cette gravure, on voit clairement pour quelles raisons le spécialiste du livre illustré britannique Edward Hodnett considère Stothard comme un des cinq meilleurs illustrateurs de la période 1776-18006. Stothard a tracé une composition rigoureusement soignée tout en manifestant une prédilection romantique pour la nature. Vêtue d’une robe à l’orientale avec panier, et portant un turban élégant décoré de plumes, cette Zilia est exotique, même si elle n’est pas péruvienne. Le choix de ce moment n’étonne guère, car il semble en accord parfait avec le goût du temps : la sensibilité délicate du lecteur de l’époque était certainement touchée par le charme simple de cette scène attendrissante. De surcroît, la scène préfigure un happy end, tant désiré par le public : Zilia et Déterville ensemble, devant « leur » maison – la clairière au fond devenant donc chargée d’une portée symbolique. Ce qui nous surprend pourtant, c’est l’interprétation de l’extrait en question que véhicule l’image : le bras de Déterville autour de la taille de l’héroïne, le coude de cette dernière reposant avec désinvolture sur l’épaule de son soupirant, le parasol imposant de Céline qui les protège, la pose détendue et l’expression calme de Zilia, tout représente un personnage sans craintes ni angoisses qui a trouvé sa place dans la société française, personnage dont l’avenir semble maintenant certain. Cette interprétation visuelle ne correspond pas du tout à ce que le texte laisse entendre : à la fin, l’héroïne décide en fait de ne pas épouser son ami français mais de rester indépendante, retirée dans sa maison de campagne qui contient une belle bibliothèque. La deuxième planche dessinée par Stothard se rapporte à la suite du roman, qui est censée compléter, par le récit d’Aza, les lettres monophoniques de Zilia. Elle représente le

moment où Aza est obligé de se rendre devant les conquistadors espagnols, supérieurs en nombre. Cette scène, sur laquelle s’ouvre la suite de Lamarche-Courmont (comme d’ailleurs le roman de Mme de Graffigny), a lieu dans le Temple du Soleil, mais elle est évoquée du point de vue d’Aza. L’invasion de ce lieu sacré est en fait la scène la plus fréquemment illustrée dans l’ensemble des éditions ornées de gravures des Lettres d’une Péruvienne (elle figure dans onze des quatorze éditions accompagnées d’images originales)7, mais cette planche est la seule où la scène est envisagée du point de vue d’Aza. Donnons trois autres exemples. La gravure anonyme constituant le premier frontispice de l’édition parisienne qui fut publiée par les soins du libraire Louis en 1797 (Fig. 4), bien que faible du point de vue créatif et suggestif, propose toutefois une transposition iconographique intéressante de l’invasion du Temple du Soleil. L’instant choisi est celui où un soldat espagnol empêche un de ses compagnons de tuer Zilia. Deux détails visuels accentuent la barbarie des conquistadors : d’une part, le soldat visiblement muni de deux épées qui veut tuer Zilia, et d’autre part, le corps indien, jeté à terre et étrangement tordu, qui est représenté sans souci de beauté, mais dans l’urgence. Dans une autre image (Fig. 5) destinée à une édition de 1801 parue avec le titre Lettres d’une Péruvienne, publiées par Mme de Grafigny. Édition corrigée avec soin, qui copie les gravures représentant la même scène dans les éditions de Cooke, les illustrateurs placent le couple formé par le soldat espagnol et la Vierge inca au centre de la composition, dans un décor réduit au chapiteau d’une colonne et au sol du temple. Le symbolisme s’appuie là sur une opposition facile (le noir de l’armure masculine s’oppose au blanc de la robe féminine ; le soldat revêtu à l’extrême de métal présente un contraste avec la Péruvienne aux bras et aux pieds nus). Derrière

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On se serait attendu peut-être à ce que cette scène théâtrale et émouvante, qui semble avoir été écrite pour attirer l’œil de l’artiste, ait été choisie par l’auteur pour l’édition de 1752. Mais n’oublions pas que les critiques et les lecteurs contemporains de Mme de Graffigny s’étaient prononcés avec passion contre l’anachronisme servant d’essor romanesque – Zilia vit la conquête espagnole du Pérou mais débarque en France au siècle des Lumières. Sensible au jugement du public et, sans aucun doute, déterminée à insister sur la portée féministe avant la lettre de son ouvrage, Mme de Graffigny a préféré deux scènes

Fig. 5 - Frontispice, Lettres d’une Péruvienne, publiées par Mme de Grafigny. Édition corrigée avec soin (Paris, s. n., an IX [= 1801]).

qui soulignent la double identité de son héroïne, une identité à la fois floue et instable – princesse inca brutalement arrachée de son pays natal, elle se transforme en critique de la société française, tout comme les Persans de Montesquieu, et vit, sur le plan personnel, une séparation pénible de son fiancé, tandis qu’elle apprend une langue étrangère et s’accoutume à une nouvelle culture sans oublier ses racines.

le couple, on aperçoit deux soldats espagnols qui poursuivent des Indiens ; en bas, le corps d’une femme tuée repose sur les dalles. Néanmoins, la fumée opaque est censée occulter toute trace du combat violent qui se déroule à l’arrière-plan. Dans cette gravure, la violence est donc dissimulée par les artistes, qui témoignent d’un goût particulier pour le spectacle, mais qui privilégient l’action noble du soldat épargnant Zilia. La dernière interprétation visuelle de cette scène (Fig. 6) apparaît dans une édition parisienne mise sur le marché par Werdet, seul ou en collaboration avec Lequien fils, en 1826. Signé par le dessinateur Alexandre-Joseph Desenne et par le graveur Antoine-Jean-Baptiste Coupé, le frontispice représente, dans un lieu qui rappelle les temples mayas, Zilia à côté de l’autel au moment où un soldat espagnol, ici muni d’un fusil, la découvre. Fig. 6 - Frontispice, Lettres d’une Péruvienne (Paris, Werdet ou Werdet et Lequien fils, 1826).

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Trois éditions françaises sont inventoriées par Maurice Boissais et Jacques Deleplanque dans leur « Répertoire bibliographique des plus beaux ouvrages illustrés du XVIIIe siècle » : celle de Duchesne, bien entendu, et deux autres, qui ont vu la lumière typographique à la toute fin du siècle (l’une est sortie de l’Imprimerie de Migneret ; l’autre a été mise sur le marché par Pierre Didot l’Aîné)8. Pour la première, il importe de signaler que la collaboration du dessinateur Le Barbier l’Aîné avec « les meilleurs artistes » dans la production des gravures est mentionnée dans le titre même. Jean-Jacques-François Le Barbier figure souvent comme illustrateur de second ordre dans les ouvrages traitant de la gravure au dix-huitième siècle, mais il est en revanche considéré par certains comme « un des meilleurs vignettistes du temps de Louis XVI9 ». A partir de 1781, il exposait régulièrement des dessins comme des tableaux au Salon, tout en propageant l’esthétique néoclassique du peintre Jacques-Louis David. Les mêmes images seront

reprises dans les deux éditions de Durand publiées à Paris en 1802, l’une en français et l’autre bilingue (français-anglais), ainsi que dans l’émission de 1817 du même éditeur, contenant toutes la mention « avec de belles gravures » dans le titre. L’édition imprimée à Paris, chez Briand, en 1813, recyclera les mêmes illustrations tout en spécifiant dans le titre qu’il est question d’une « Nouvelle édition, ornée de sept gravures en taille douce, et du portrait de l’auteur » (la septième se rapporte à la suite). Tous ces détails soulignent le rôle important joué par les gravures d’illustration dans le marché du livre, chaque libraire faisant de son mieux pour rendre attrayant le produit offert au lecteur. La série gravée qui paraît dans l’édition de Migneret contient six illustrations qui sont interposées parallèlement aux passages textuels sur lesquels elles s’appuient ; elles découpent le roman en sept parties inégales. Les scènes choisies sont les suivantes : Zilia au Temple du Soleil au moment de l’invasion espagnole ; le transport de Zilia vers le bateau ; le moment où le soupirant de Céline profite d’une conversation de Déterville avec sa belle-sœur, à la sortie de l’Opéra, pour glisser une lettre à l’objet de son amour ; l’ouverture des coffres, scène choisie aussi par l’auteur pour l’édition de 1752 ; la rencontre de Zilia et de Déterville dans le jardin ; les paysans du village en train de présenter à Zilia les clés de la maison, choix hérité de Stothard. Celle qui attire surtout l’attention, c’est la rencontre de Zilia et de Déterville dans le jardin, dernière gravure dans la série de Migneret (Fig. 7). De toute évidence, la déclaration d’amour était un lieu commun des romans sentimentaux et galants illustrés dans la France des Lumières. Le dessinateur Le Barbier l’Aîné et le graveur Charles-Étienne Gaucher ont traité ce sujet dans une veine traditionnelle.

Fig. 7 - Gravure, Lettres d’une Péruvienne (Paris, Migneret, 1797).

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Fig. 8 - Vignette, Letters of a Peruvian Princess (London, Cooke, [1797 ou 1798?]).

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Remarquons d’abord que la légende de cette gravure « Déterville étoit à genoux a côté de moi, avant que je l’eusse apperçu » suggère qu’il s’agit d’une déclaration d’amour... Quoique les sentiments intimes de Déterville à l’égard de Zilia aient été de nouveau confirmés au cours de cette rencontre imprévue, il ne s’agit certainement pas dans le texte d’un aveu sentimental proprement dit. Même si on a l’impression que Déterville voulait au départ avouer son amour, c’est plutôt Zilia qui se lance tout de suite dans un monologue où elle explique l’amitié qu’elle éprouve pour lui et la reconnaissance qu’elle lui doit. Qui plus est, il est évident que Zilia ne soupçonne même pas la nature précise de cette affection. S’agit-il plutôt d’un aveu manqué ? C’est ce qu’il nous semble. Mais l’image en dit autrement. Assise à l’ombre d’un vieux chêne, sa tête tournée de trois quarts vers Déterville, Zilia tient entre ses mains un ruban ou une écharpe qu’elle vient de défaire ; la broche à l’image du soleil attachée à sa robe indique ce qui a déclenché sa mélancolie. Agenouillé à côté d’elle, Déterville, la main droite prête à accueillir celle de sa bien-aimée, est vu de profil ; il porte une perruque et un costume élégant ; son allure distinguée et son regard trouble s’accordent sagement à la situation. En suivant les indications textuelles, les artistes ont inséré les personnages dans un jardin, lieu propice aux promenades et aux conversations amoureuses. A partir de ces éléments conventionnels présents dans l’image, il est certain que le lecteur contemporain pourrait même déduire qu’il est question d’une demande en mariage. L’autre possibilité serait un prélude du premier baiser amoureux : les gravures représentant la belle héroïne, au cœur balançant entre l’amour et la vertu, engagée dans de touchants discours ou dans les tendres sollicitations d’un aimable séducteur, envahissaient d’ailleurs le marché de

l’estampe. Et le fait que la série gravée s’achève avec cette gravure n’est pas sans importance10. Cependant, Le Barbier l’Aîné n’était pas le premier à dessiner cette scène : on la voit également représentée dans une vignette qui figure sur la page de titre d’une édition anglaise mise en vente par l’entrepreneur Charles Cooke vers 1797 ou 1798 dans sa série intitulée Cooke’s Pocket Edition of Select Novels, or Novelist’s Entertaining Library, containing a Complete Collection of Universally Approved Histories, Adventures, Tales, &c by the Most Esteemed Authors (Fig. 8). Et le désir de montrer en image Zilia et Déterville ensemble a dû motiver aussi le peintre anglais Richard Corbould qui, dans une planche dessinée pour l’édition de Cooke de 1797 ou 1798 (Fig. 9), mais qui a paru en tant que frontispice dans l’édition de 1800 (la précision « Vide Letter XII. Page 37 », qui ne convient pas à l’édition où la gravure paraît, le

Fig. 9 - Frontispice, Letters of a Peruvian Princess (London, Cooke, [1800?]).

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prouve avec certitude), montre la princesse inca avançant timidement sa main vers Déterville. La légende, « Zilia offering her hand to Déterville as an acknowledgement of the signal favour he had conferred on her », coupe un morceau du texte qui indique clairement que Zilia agit par reconnaissance et non pas parce qu’elle éprouve des sentiments amoureux à l’égard de son bienfaiteur. Sans doute sera-t-on étonné d’apprendre que la lettre représentée est la même que celle choisie par Mme de Graffigny comme sujet du premier frontispice de l’édition de Duchesne : Zilia vient de changer ses habits de Vierge du Soleil pour mettre une toilette française choisie par Déterville. Si dans l’image dessinée par Eisen l’accent était mis sur la portée symbolique de ce changement pour le personnage féminin (le chevalier de Malte étant placé dans l’arrière-plan, Zilia porte toujours ses habits péruviens), pour l’image dessinée par Corbould, c’est d’une valeur sentimentale que la scène est investie (au centre, le couple Zilia-Déterville semble surpris dans une pose qui les rend amoureux l’un de l’autre ; la Péruvienne est déjà habillée de vêtements européens et aucune trace ne reste de son pays natal). En somme, il s’agit d’images qui auraient probablement enragé Mme de Graffigny, laquelle répondait à Panpan lorsque celui-ci s’inquiétait qu’elle change la fin des Lettres d’une Péruvienne pour l’édition de 1752 : « Non, tranquilise-toi, Zilia ne sera pas mariée ; je ne suis pas assés bête pour cela...11 » Dans les images dont nous venons de traiter et dans certaines suites du roman, Zilia le devient. Si l’on se fiait aux renseignements figurant sur la page de titre de l’édition illustrée proposée par Pierre Didot l’Aîné (contemporaine de celle de l’Imprimerie de Migneret), on établirait l’« an V, 1797 » comme date de parution.

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Mais les illustrations, toutes datées de 1798, révèlent que cette édition a dû paraître l’année suivante. Son titre complet est le suivant : Lettres d’une Péruvienne, par Mme de Grafigny. Nouvelle édition, augmentée d’une suite qui n’a point encore été imprimée. La suite inédite vient de la plume de Mme Morel de Vindé, née Choppin, et se compose de quinze lettres. Cette édition, dont le frontispice représente conventionnellement un portrait de Mme de Graffigny, contient en plus huit planches signées du dessinateur Louis-Jacques Lefèvre et du graveur Jacques-Joseph Coiny, qui collaboraient alors à l’illustration des petits volumes de la collection dite « de Bleuet » de Didot l’Aîné. Rappelons néanmoins qu’en 1797, afin d’honorer l’imprimerie de Pierre Didot l’Aîné, le gouvernement avait fait placer ses presses au Louvre, où elles sont restées pendant le Consulat et jusqu’au commencement de l’Empire. Il n’est pas moins intéressant de remarquer que la série exécutée pour cette édition fut destinée à accompagner et le roman de Mme de Graffigny (cinq planches) et les lettres écrites par Mme Morel de Vindé (trois planches). Une telle distribution accorde une importance exagérée aux quinze lettres qui composent la suite, par opposition aux quarante et une originales. Les moments choisis sont les suivants : Zilia assistant au massacre des Vierges du Soleil et de leurs gouvernantes ; la protagoniste en train de courir vers l’image qu’elle aperçoit devant elle, sa réflexion dans le miroir dont elle ne connaît pas la cause, alors qu’un Déterville à l’air inquiet la suit de si près qu’il touche son voile ; la parution de l’étrangère vêtue de ses habits de Vierge du Soleil dans le salon rempli d’invités chez la mère de Déterville ; la Péruvienne dans le parloir du couvent au moment où elle reçoit la visite de Déterville ; la fête champêtre au cours de laquelle elle reçoit les


clés de sa nouvelle maison, déjà illustrée dans l’édition anglaise de Harrison ainsi que dans la série de Migneret ; le couple qui se promène aux alentours de sa résidence pour évaluer les dégâts après un orage et trouve une famille de paysans à l’écart d’une maison qui brûle sur une colline ; Zilia reconnaissant tout ce que Déterville a fait pour elle ; et enfin, la scène où l’héroïne se trouve dans son cabinet12. Cette dernière image où une élégante Zilia au visage délicat, la plume à la main, est assise à son écritoire dans un décor au goût rococo, rappelle vaguement les portraits de Mme de Pompadour en femme des Lumières. La scène a lieu à l’intérieur du cabinet de Zilia, dont elle vient de faire cadeau à Déterville dans la suite écrite par Mme Morel de Vindé : Alors il fut ouvrir la porte d’un cabinet qu’il ne reconnut pas d’abord, c’étoit celui où il avoit placé jadis tous les ornements du Soleil, et qui étoit maintenant attaché à son appartement : tout y étoit changé. Vous vous rappelez sans doute que Déterville y avoit fait peindre l’histoire des cérémonies de la ville du Soleil ; c’est à présent l’histoire de Déterville et de Zilia qui est représentée sur les murs. J’ai peint Déterville arrachant Zilia aux barbares Espagnols ; puis on le voit prosterné aux pieds du lit de Zilia pendant sa maladie dans le vaisseau, puis lui donnant son heureuse retraite, puis se sacrifiant lui-même à son bonheur. Enfin ma main y a consacré toutes les preuves de sa générosité, toutes les marques de son amour, tous les traits de sa bienfaisance. L’aventure de la petite maison détruite par l’orage n’y a point été oubliée, car elle fait époque dans le cœur de Zilia ; et le temps m’ayant manqué, j’ai fait achever par des mains

étrangeres toutes les scenes qui nous ont insensiblement amenés aux pieds des autels (éd. Didot l’Aîné, p. 227-228). Cette dernière gravure dans la série (Fig. 10), qui met en scène le personnage féminin épistolaire, présente donc un résumé visuel du texte. Notons surtout l’image du Soleil au plafond, le panneau peint à droite (qui représente une femme malade, le valet lui apportant à manger, le soupirant lui tenant la main) et le panneau à gauche (qui représente le moment où le vaisseau qui portait Zilia a été attaqué et pris par un navire français sous le commandement de Déterville). Mais la gravure ne représente le texte que partiellement : la description du cabinet spécifiait qu’il s’y trouvait d’autres panneaux. Cependant, il est intéressant de voir que les autres moments évoqués dans la description du cabinet constituent les sujets

Fig. 10 - Gravure avant la lettre, Lettres d’une Péruvienne (Paris, Didot l’Aîné, 1797 [1798]).

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mêmes des illustrations de cette série gravée. Sans doute Mme de Graffigny aurait-elle été contente de découvrir cette belle gravure qui figure une Zilia telle qu’elle la voyait à la fin de son texte : vivant sur ses terres à la campagne, se consacrant à l’écriture et heureuse dans une « room of one’s own », pour emprunter les mots de Virginia Woolf. L’écrivain aurait-elle pourtant pardonné à Mme Morel de Vindé d’avoir transformé la Zilia de son cru en une héroïne qui cède la pièce la plus importante de sa demeure, pièce qui définit son identité, à son mari ? A peu près vingt-cinq ans séparent les deux séries que nous venons d’examiner de la troisième des éditions françaises qui contiennent une série gravée originale. Cette autre édition a été imprimée à Paris, chez Ménard et Desenne fils, en 1822. Son titre exact est : Lettres d’une Péruvienne, par Mme de Grafigny ; suivies de celles d’Aza.

la gravure de Didot l’Aîné mentionnée plus haut. A l’instar des séries gravées accompagnant les éditions de l’Imprimerie de Migneret et de celle de Pierre Didot l’Aîné, qui se rattachent fortement à l’intrigue sentimentale dont la fonction est de servir de support aux lettres de Zilia, la séquence de Ménard et Desenne fils ne s’éloigne pas de cet éclairage, quoiqu’elle traite un sujet nouveau. Dans un intérieur glacé et dépouillé, la troisième image (Fig. 11), dont la légende est « AZA QUITTE ZILIA », représente le couple péruvien. Il s’agit de la visite d’Aza, qui arrive en France pour apprendre à Zilia la vérité au sujet de son infidélité, et puis la quitte pour retourner en Espagne. Dans une lettre adressée à Déterville, Zilia écrit : « Tu m’a vue à tes pieds, barbare Aza ; tu les as vus baignés de mes larmes, et ta fuite .... Momens horribles ! pourquoi ton souvenir ne m’arrache-t-il pas la vie ? » (éd. Ménard et Desenne fils, p. 224). Et les artistes saisissent

Par convention, le portrait de l’auteur y est placé en regard de la page de titre ; à l’impression du texte se joignent trois gravures qui se rapportent exclusivement au roman de Mme de Graffigny. Elles sont signées par un dessinateur à l’avenir très prometteur, Achille Devéria, âgé à cette époque de vingt-deux ans, qui deviendra par la suite un artiste prolifique. Au lieu d’être placées en face des extraits qui ont servi d’inspiration aux artistes, les images se trouvent en tête des chapitres pertinents. Si nous croyons le jugement de Béraldi, la production de Devéria, du point de vue de la qualité, est marquée par une forte inconstance. D’ailleurs, l’univers qu’il a façonné à partir des Lettres d’une Péruvienne, avec ses figures légèrement gauches et relativement simplistes, occupant un décor réduit à sa plus simple expression, ne contredit certes pas ce jugement. Devéria représente d’abord l’invasion du Temple du Soleil et ensuite la maladie de Zilia, qui était également mise en image sur un panneau dans Fig. 11 - Troisième gravure, Lettres d’une Péruvienne (Paris, Ménard et Desenne fils, 1822).

80


sur le vif le caractère tragique de ce moment : le visage de Zilia se dérobe au regard ; elle s’est jetée à genoux devant Aza ; un regard de pitié est à peine perceptible sur le visage de ce dernier, qui s’incline galamment devant elle. En regardant cette série, on a donc l’impression d’assister à un spectacle en trois actes où l’on aurait orchestré la représentation du soldat espagnol méchant, du héros amoureux et du traître impitoyable. Présence constante dans les trois couples représentés, Zilia joue le rôle de la jeune victime amoureuse et sensible. Ainsi, par l’entremise de ces gravures intercalées dans le texte, les Lettres d’une Péruvienne finissent par être fortement teintées d’une atmosphère mélodramatique. A l’examen de ces éditions, chacune proposant sa propre interprétation du roman,

1 Les frères Goncourt, L’art du dix-huitième siècle, éd. JeanPaul Bouillon (Paris, Hermann, 1997), p. 135-136. 2 Ces éditions sont répertoriées dans la bibliographie matérielle de M. David Smith, à qui nous savons gré de la générosité avec laquelle il nous a permis de consulter ses dossiers, fruit de longues recherches. À la suite des découvertes de M. Pierre Mouriau de Meulenacker, les chiffres que nous avons cités ailleurs ont dû être révisés. Nous le remercions d’avoir eu la gentillesse de vérifier nos renseignements à l’aide des exemplaires qui constituent son exceptionnelle collection. 3 Nous laissons de côté les éditions accompagnées seulement du portrait de l’auteur, qui ne sert pas à illustrer le texte. Sur ce sujet fascinant, voir Colin Harrison, « Les portraits de Mme de Graffigny », SVEC 2004:12 (2004), p. 195-211. 4 J. A. Dainard, dir., Correspondance de Madame de Graffigny, t. XII (Oxford, Voltaire Foundation, 2008), p. 28. 5 Sur cette édition, voir Jonathan Mallinson, « Re-présentant les Lettres d’une Péruvienne en 1752 : illustration et illusion », Eighteenth-Century Fiction 15:2 (2003), p. 227-239. 6 Edward Hodnett, Five Centuries of English Book Illustration (Aldershot, Scolar Press, 1988), p. 91. 7 Voir Christina Ionescu, « L’invasion espagnole du Temple du Soleil : la configuration visuelle d’un topos imaginaire dans les éditions illustrées des Lettres d’une Péruvienne de Mme de Graffigny », in Geographiae imaginariae : dresser le cadastre des mondes inconnus dans la fiction narrative de l’Ancien Régime, dir. Marie-Christine Pioffet (Sainte-Foy, Qc, Presses de l’Université Laval, 2011), p. 214-247.

une constatation s’impose au lecteur : il est fort dommage que le livre illustré ne soit plus à la mode, que l’appareil éditorial et les réseaux d’artistes qui, à d’autres époques, collaboraient à la production de ces figures d’accompagnement soient entièrement disparus. Quelles seraient les scènes qu’on choisirait aujourd’hui ? Comment imaginerait-on Zilia, Déterville et Aza ? Quel aspect privilégierait-on dans la traduction en images d’un roman qui constitue, d’ailleurs, une fusion de différents genres romanesques, car il est à la fois recueil de lettres, roman d’apprentissage, ouvrage sentimental et philosophique, critique féministe, manifeste déiste et socialiste, déclaration anticolonialiste ? C’est à nous, lecteurs contemporains, de donner libre cours à notre imagination pour dessiner et graver notre propre série illustrée des Lettres d’une Péruvienne…

8 Maurice Boissais et Jacques Deleplanque, Le livre à gravures au XVIIIe siècle, suivi d’un essai de bibliographie (Paris, Librairie Gründ, 1948), p. 86-87. 9 Louis Réau, La gravure d’ illustration en France au XVIIIe siècle (Paris et Bruxelles, G. Van Oest, 1928), p. 25-26. 10 Pour plus de renseignements à propos de cette édition, voir Christina Ionescu, « La série illustrative dessinée par Le Barbier l’aîné pour les Lettres d’une Péruvienne de Mme de Graffigny », SVEC 2004:12 (2004), p. 229-245. 11 J. A. Dainard, dir., Correspondance de Madame de Graffigny, t. XI (Oxford, Voltaire Foundation, 2007), lettre du 7 septembre 1750, p. 132. 12 Zilia se dirigeant vers le miroir et la même dans son cabinet sont analysées par Julia V. Douthwaite dans « The Exotic Other Becomes Cultural Critic : Montesquieu’s Lettres persanes and Mme de Graffigny’s Lettres d’une Péruvienne », in Exotic Women : Literary Heroines and Cultural Strategies in Ancien Régime France (Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1992), p. 74-139. Sur cette série, voir également Ann Lewis, « The Power of Images : Sensibility, Communication, and Aesthetic Experience in Graffigny’s Lettres d’une Péruvienne », in Sensibility, Reading and Illustration : Spectacles and Signs in Graffigny, Marivaux and Rousseau (London, Legenda, 2010), p. 50-75.

81


Annexe Les éditions illustrées des Lettres d’une Péruvienne * Les astérisques suivant l’année de la parution d’une édition signalent l’existence d’un exemplaire dans la Collection de Monsieur Pierre Mouriau de Meulenacker.

7. Lettres d’une Péruvienne, par Mme de Grafigny. Nouvelle édition, augmentée d’une suite qui n’a point encore été imprimée (Paris, Imprimerie de P. Didot l’aîné, An V, 1797 [= 1798]*)

1. Lettres d’une Péruvienne. Nouvelle édition augmentée de plusieurs lettres et d’une introduction à l’histoire (Paris, Duchesne, 1752*), 2 vol. ; roman suivi de Cénie

‒ frontispice (portrait de l’auteur) et huit gravures datées de 1798, qui sont signées « L. J. Lefevre inv. » / « J. J. Coiny Sculp. »

‒ deux frontispices et un bandeau signés « C. Eisen inv ». / « Delafosse sculp ». ‒ repris dans les nouvelles émissions de cette édition (1753*, 1754*, 1755*, 1756*) et dans l’édition de Duchesne de 1760* (seconde émission : 1761*) 2. Letters of a Peruvian Princess : With the Sequel. Translated from the French of Madame de Grafigny, by Francis Ashworh, Esq. In Two Volumes (London, Harrison and Co., 1782*) ‒ première gravure signée « Stothard del. » et « Angus sculp. » ; deuxième gravure signée « Stothard del. » et « Birrell sculp. » ‒ nouvelle émission : 1787 ; nouvelle édition : 1792 3. Briefe einer Sonnenpriesterinn (Gera, Heinrich Gottlieb Rothe, 1792) ‒ vignette signée « C. Rüger 1792 del. et sculp. » 4. Lettres d’une Péruvienne, par M.me de Graffigny, traduites du français en italien par M. Deodati. Édition ornée du portrait de l’auteur, gravé par M. Gaucher, et de six gravures exécutées par les meilleurs artistes, d’après les dessins de M. Le Barbier l’aîné (Paris, Imprimerie de Migneret, 1797*) ‒ frontispice (portrait de l’auteur) et six gravures signées par le dessinateur Le Barbier l’Aîné et par les graveurs suivants : L. M. Halbou, Patas, Ingouf le Jeune, P. P. Choffard, C. E. Gaucher, C. L. Lingée ‒ gravures reprises dans les éditions suivantes : Lettres d’une Péruvienne / Letters of a Peruvian Princess (Paris, Durand, 1802) ; Lettres d’une Péruvienne (Paris, Durand, 1802*) ; Lettres d’une Péruvienne (Paris, Briand, 1813*) ; Lettres d’une Péruvienne (Paris, Durand, 1817*) ; Œuvres complètes de Mme de Grafigny (Paris, Briand, 1821*) ‒ les éditions de Durand contiennent une gravure se rapportant à la suite du roman ; légende : « Alonzo console Aza de la perte de Zilia » ; signature en bas à gauche « Fme Jourdan » 5. Lettres d’une Péruvienne, suivies de celles d’Aza (Paris, Louis, 1797*) ‒ deux frontispices sans signature, sans légende 6. Letters of a Peruvian Princess : With the Sequel. Translated from the French of Madame de Grafigny. Two Volumes in One. Cooke’s Edition. Embellished with Superb Engravings (London, C. Cooke, [1797 ou 1798]*) ‒ frontispice signé « R. Corbould delin. » et « W. Hawkins sculp.t » ‒ deuxième planche signée : « Painted by T. Kirk. », « Engraved by J. Thornthwaite » ‒ troisième planche signée : « Painted by T. Kirk », « Engraved by W. Sommerville »

82

8. Letters of a Peruvian Princess : With the Sequel. Translated from the French of Madame de Grafigny. Two Volumes in One. Cooke’s Edition. Embellished With Superb Engravings (London, C. Cooke, [1800]*) ‒ frontispice, signée : « Designed by R. Corbould », « Engraved by C. Warren » ‒ deuxième planche signée : « Painted by T. Kirk. Ornamented by R. W. Satchwell. Engraved by J. Thornthwaite » ‒ troisième planche signée : « Painted by T. Kirk. », « Engraved by C. Warren » 9. Lettres d’une Péruvienne, publiées par Mme de Grafigny. Édition corrigée avec soin (Paris, s. n., An IX [1801]*) ‒ frontispice gravé sans signature(s), ni légende 10. Lettres d’une Péruvienne, par Madame de Graffigny (Rouen, Labbey, M. DCC. XCXV [1805?]*) ‒ deux frontispices sans signature(s), ni légende 11. Lettere d’una Peruviana tradotte da G. L. Deodati (Firenze, Presso Guglielmo Piatti, MDCCCV [1805]*) ‒ frontispice sans signature(s), avec la légende : « DUE DEI MIEI RAPITORI MI TOLSERO / VIA DAL MIO RITIRO ». (copie d’une gravure de Migneret) 12. The Letters of a Peruvian Princess, by Madame de Grafigny. Also, as a Sequel, The Letters of Aza, by Ignatius Hungari [sic] de la Marche‒Courmont. To which are prefixed, A Life of Madame de Grafigny, and A Short Biographical Notice of Marche‒ Courmont. Translated from the French by William Mudford (London, Sherwood, Neely, & Jones, 1809) ‒ frontispice signé : « Engraved by Mackenzie from a drawing by Craig » 13. Lettres d’une Péruvienne, par Mme de Grafigny ; suivies de celles d’Aza (Paris, Ménard et Desenne fils, 1822*) ‒ frontispice (portrait de l’auteur, signé « Frilley, sc »). ; trois gravures signées : « Deveria del. » et « Chollet sc. » ; « Deveria del. » et « Chollet sc. » ; « Deveria del. » et « Frilley sc. » 14. Lettres d’une Péruvienne ; précédées d’une introduction à l’histoire du Pérou. Par Mme de Grafigny (Paris, Werdet, 1826 / Paris, Werdet et Lequien fils, 1826*) ‒ vignette qui représente une femme indienne avec des quipos ‒ frontispice signé : « Desenne del. » et « Coupé sc. »


Reliures et provenances

Pierre Mouriau de Meulenacker

I

l peut être intéressant de connaître la provenance d’un livre pour en retracer l’itinéraire dans le temps et l’espace. Certains ouvrages de cette collection portent des marques d’appartenance : ex-libris, signatures, ex-dono, mais c’est loin d’être la majorité. Ce sont plutôt des signatures d’inconnus, lecteurs de Madame de Graffigny, qui y ont mis leur nom pour éviter la perte ou l’emprunt.

Certains possesseurs furent plus prestigieux, comme les ducs de Devonshire ou de La Rochefoucault, mais rien ne dit que ces possesseurs d’importantes bibliothèques aient lu tous leurs livres.

veau. Il existe aussi des exemplaires brochés et quelques reliures de luxe ou signées comme le bel exemplaire des Lettres d’une Péruvienne à l’adresse de a peine en maroquin bleu nuit de la collection Genard, et signée Belz Niedrée. On trouve aussi quelques maroquins rouges, bleus ou verts du XVIIIe siècle, mais hélas point d’exemplaires de présent de Françoise de Graffigny au duc de Lorraine ou à MarieAntoinette comme elle le signale dans sa correspondance. Il est clair que les livres de cette collection sont surtout des ouvrages de lecture que j’ai achetés plus pour la rareté de l’édition que pour l’aspect extérieur.

Citons aussi l’exemplaire portant l’ex-libris de Fr. S. Silverstolpe sur une édition en suédois, exemplaire du traducteur lui-même. Les possesseurs des œuvres de Françoise de Graffigny sont Français, Anglais, Allemands. J’ai acheté certains exemplaires en Amérique du Nord ou du Sud, et même en Australie. Beaucoup viennent de France et d’Italie mais aussi du reste de l’Europe, ce qui prouve la diffusion géographique et le succès de l’œuvre pendant deux siècles. Il en est de même pour les reliures. Beaucoup d’exemplaires du XVIIIe siècle sont reliés en

83


Liste chronologique des livres et documents de la donation. (au 30 mars 2012)

84

1

1715

Garcillosa de la Vega, Histoire des Incas, Amsterdam, Desbordes

489

36

1755

Lettres d’une Péruvienne et Lettres d’Aza ou d’un Péruvien, Amsterdam, Aux dépens du Délaissé

2

1745

Nouvelle espagnole, dans « Recueil de ces Messieurs » Amsterdam, Frères Westein

5

37

1756

Lettres d’une Péruvienne, Suite et Cénie, 2 t., Paris, Duchesne

100

3

[1747] Lettres d’une Péruvienne, a peine, [Paris, Veuve Pissot], (337 p.), Édition originale

13

38

1756

Cénie, Paris, Duchesne, (133 p.)

423

4

[1748] Lettres d’une Péruvienne, a peine, [Paris, Veuve Pissot], (337 p.)

1758

Lettres d’une Péruvienne et Lettres d’Aza ou d’un Péruvien, Amsterdam, Aux dépens du Délaissé

103

16

39

5

[1748] Lettres d’une Péruvienne, a peine, (337 p.)

40

1759

Lettres d’une Péruvienne/Lettere d’una Peruviana, 2 t., Paris, Briasson, Prault, Duchesne, Tillard

107

18

6

[1748] Lettres d’une Péruvienne, a peine, [London, Robert Wilson], (337 p.)

21

41

1759

La fille d’Aristide, Paris, Duchesne

460

7

[1748] Lettres d’une Péruvienne, a peine, [Lyon, Delaroche], (336 p.)

1760

Lettres d’une Péruvienne et Lettres d’Aza ou d’un Péruvien, Amsterdam, Aux dépens du Délaissé

112

24

42

8

[1748] Lettres d’une Péruvienne, a peine, (304 p.) et Suite, (60 p.)

43

1760

Lettres d’une Péruvienne et Lettres d’Aza ou d’un Péruvien, Amsterdam, Aux dépens du Délaissé

116

26

9

[1748] Lettres d’une Péruvienne, a peine, (285 p.)

44

1760

Lettere d’una Peruviana, trad. Deodati, Parigi, Duchesne

120

32

10

[1748] Lettres d’une Péruvienne, a peine, (285 p.)

5

45

1760

[1748] Lettres d’une Péruvienne, a peine, (248 p.), et Suite, (44 p.)

39

Lettres d’une Péruvienne et Lettres d’Aza ou d’un Péruvien, 2 t., Paris, Duchesne

123

11

46

1761

[1748] Lettres d’une Péruvienne, a peine, (248 p.)

42

Lettres d’une Péruvienne et Lettres d’Aza ou d’un Péruvien, 2 t., Paris, Duchesne

128

12 13

1748

Lettres d’une Péruvienne, seconde édition, a peine, (243 p.) et Suite, (62 p.)

46

47

1761

132

14

1748

Lettres d’une Péruvienne, A Amsterdam, aux dépens de la compagnie

49

Lettres d’une Péruvienne et Lettres d’Aza ou d’un Péruvien, 2 t. en 1, Amsterdam, Aux dépens du Délaissé

48

1761

140

15

1748

Letters written by a Peruvian Princess, Dublin, S. Powell for Thomas Moore

52

« Lettres d’une Péruvienne », dans Supplement a la bibliothèque de campagne, tome quatrième, A Geneve

16

[1749] Lettres d’Aza ou d’un Péruvien, A Londres, chez Robert Wilson

54

49

1761

145

17

1749

Lettres d’Aza ou d’un Péruvien, A Amsterdam, Aux dépens du Délaissé

58

Lettres d’une Péruvienne et Lettres d’Aza ou d’un Péruvien, 2 t. en 1, A Amsterdam, aux dépens de la Compagnie

50

1762

Cénie, Paris, Cie des libraires, (62 p.)

425

51

1763

Cenie, Wien, Kraussiche Buchladen, trad. Allemande, (80 p.)

454

52

1764

Lettres d’une Péruvienne et Lettres d’Aza ou d’un Péruvien, 2 parties et 1, A Amsterdam, Aux dépens du Délaissé

149

53

1764

Cénie, Paris, Duchesne, (104 p.)

427

54

1765

Lettres d’une Péruvienne et Lettres d’Aza ou d’un Péruvien,Paris et Leipsic, Fritsch

152

55

1766

Œuvres de théâtre de Madame de Grafigny, Contient Cénie et La Fille d’Aristide, Paris, Veuve Duchesne. Relié à la suite : Œuvres posthumes de Madame de Grafigny, A Amsterdam et se trouve à Paris, 1770

434

56

1767

Lettres d’une Péruvienne et Lettres d’Aza ou d’un Péruvien, 2 parties en 1, A Amsterdam, Aux dépens du Délaissé

155

57

1770

Lettres d’une Péruvienne et Lettres d’Aza ou d’un Péruvien, 2 parties en 1, A Amsterdam, Aux dépens du Délaissé

163

58

1770

Œuvres posthumes de Madame de Grafigny contenant Ziman et Zenise, suivi de Phaza, A Amsterdam et se trouve à Paris chez les libraires qui vendent des Nouveautés

462

59

1772

Goldoni, La Peruviana, Venezia, A Savioli

469

60

1773

Lettres d’une Péruvienne et Lettres d’Aza ou d’un Péruvien, Paris, Veuve Duchesne

166

61

1774

Lettres d’une Péruvienne/Lettere d’una Peruviana, bil., 2 t., Paris, Briasson, Prault, Duchesne, Tillard

170

18

1749

Lettres d’Aza ou d’un Péruvien, [Paris, Vve Pissot]

65

19

1749

Sequel of the Letters written by a Peruvian Princess, Dublin, Richard James

69

20

1750

Lettres d’une Péruvienne, troisième édition, a peine , et Suite

70

21

1751

Lettres d’une Péruvienne et Lettres d’Aza ou d’un Péruvien, Amsterdam, Aux dépens du Délaissé

73

22

1751

Letters of Aza, a Peruvian, Dublin, Richard James. rel. à la suite des n° 15 et 19

78

23

1751

Cénie, Paris, Cailleau, édition originale (133 p.)

413

24

1751

Cénie, Paris, Cailleau, (90 p.)

417

25

1751

Cénie, Paris, Cailleau, (59 p.)

420

26

1752

Lettres d’une Péruvienne, Suite et Cénie, 2 t., Paris, Duchesne

79

27

1752

Eugenia, London, H. Miller

443

28

1752

Eugenia, Dublin, Faulkner

446

29

1753

Lettres d’une Péruvienne, t. I seul, Paris, Duchesne

30

1753

Cenie, trad. allemande, Wien, Krauss

31

1754

Lettres d’une Péruvienne, Suite et Cénie, 2 t., Paris, Duchesne

88

32

1754

Lettere d’una Peruviana, All’Aja, , Domenico Deregni

91

85 448

33

[1754] Cenie, trad. allemande, s.e., s.d.

450

34

1754

Rochon de Chabannes, La Péruvienne, La Haye, Pierre Paupie

482

35

1755

Lettres d’une Péruvienne, Suite et Cénie, 2 t., Paris, Duchesne

* Pagination correspondante dans « Mes Péruviennes », 2012.

97

94

*


62

1775

Lettres d’une Péruvienne et Lettres d’Aza ou d’un Péruvien, 2 parties en 1, A Amsterdam, Aux dépens du Délaissé

173

91

1797

Lettres d’une Péruvienne et Suite (Morel de Vindé), 2 t. en 1, Paris, Didot l’aîné, coll. Bleuet

253

63

1775

Lettres d’une Péruvienne et Lettres d’Aza ou d’un Péruvien, 2 parties en 1, A Amsterdam, Aux dépens du Délaissé

92

1797

Lettres d’une Péruvienne, Paris, Louis

260

178

93

1798

Lettres d’une Péruvienne, Londres, Imprimerie de Baylis

265

64

1775

Anecdotes dramatiques, tome premier, Paris, Veuve Duchesne

493

94

1799

271

65

1776

Cénie, Paris et Marseille, Jean Mossy (59 p.), dans un recueil factice

437

Citoyen Pio, trad. Continuazione delle lettere d’una Peruviana/Suite des Lettres d’une Péruvienne, Paris, Desenne…, An vi

95

273

66

1777

Lettres d’une Péruvienne, A Geneve [probablement Lyon]

181

[1799] Letters of a Peruvian princess :with the Sequel, 2 t. en 1, London, Cooke

96

1800

277

67

1777

Léttere d’una Peruviana, tradotte dal S. Deodati. Ed. bilingue. Parigi, apresso Duchesne

184

Lettres d’une Péruvienne/Lettere d’una Peruviana, bilingue, Paris, Duchesne, An viii, avec ajout de page de titre Paris et Lyon, Blache 1826

68

1780

Lettres d’une Péruvienne/Lettere d’una Peruviana, bilingue, Paris, Veuve Duchesne

97

1800

Lettres d’une Péruvienne/Lettere d’una Peruviana, bilingue, Paris, Duchesne, An viii, sans page de titre supplémentaire

280

187

69

1781

Lettres péruviennes, par ordre de Mgr le comte d’Artois, 2 t., Paris, Didot Aîné

190

98

1800

283

70

1782

Letters of a peruvian princess ; with the Saquel, London, printed for Harrison and Co

194

Lettres d’une Péruvienne/Lettere d’una Peruviana, bilingue, 2 t., Avignon, Seguin et Paris, Pougens, An viii

99

1800

1783

Œuvres choisies de Madame de Grafigny, augmentées de celles d’Aza, 2 t.,A Londres

200

Zilia, traduction allemande, Berlin, Henrich Frölich

286

71

100 1800

1783

Lumeau de Boisgermain, Cours de langue italienne, Paris, Chez l’auteur

205

Lettres d’une Péruvienne, Avignon, Seguin et Paris, Pougens

289

72

101 1801

Lettres d’une Péruvienne, Paris, sans éditeur, An ix

291

73

1784

Bibliothèque des théâtres, lettre C, tome VII, Paris, Veuve Duchesne, inclus Cénie de 1764

439

102 1802

Cartas de huma Peruviana, trad. Portugaise, Lisboa, S.T. Ferreira

294

74

1786

Lettres d’une Péruvienne/Lettere d’una Peruviana, bilingue, Paris, Veuve Duchesne

209

103 1802

Lettres d’une Péruvienne, suivies de celles d’Aza, Paris Durand

297

75

1786

Lettere d’una Peruviana, texte italien seul, Parigi, apresso Duchesne

212

104 1802

Même ouvrage que n°102 mais page de titre légèrement différente

300

76

1787

Lettres d’une Péruvienne/Lettere d’una Peruviana, bilingue, 2 t., Lyon, Bruyset

215

105 1803

Lettres d’une Péruvienne, Avignon, Vve Seguin, An xi

302

77

1787

Lettres d’une Péruvienne, Lyon, Bruyset Frères

218

106 1803

1787

Même ouvrage que n°76, erreurs de pagination corrigées

223

Lettere d’una Peruviana, italien, Avignone, Vedova Seguin, An xi

305

78

107 1803

1787

Lettres d’une Péruvienne et Lettres d’Aza ou d’un Péruvien, 2 parties en 1, Rouen, Jean Racine

224

Lettres d’une Péruvienne suivies de celles d’Aza, Paris, Courcier, An xi

308

79

108 1803

1787

« Nouvelle espagnole », dans Œuvres badines complettes du comte de Caylus, tome 6, Amsterdam et Paris, Visse

9

Lettres d’une Péruvienne/Lettere d’una Peruviana, bilingue, 2 t., Avignon, Vve Seguin, An xi

311

80

9

81

1787

« La princesse Azerolle, dans Œuvres badines complettes du comte de Caylus, tome 9, Amsterdam et Paris, Visse

82

1788

Œuvres complettes de Madame de Grafigny, 3 tomes sur 4, A Londres, s.éd.

228

83

1790

Lettres d’une Péruvienne, Bruxelles, Le May

231

84

1792

Lettres d’une Péruvienne/Lettere d’una Peruviana, bilingue, 2 t., Lyon, Bruyset Frères

234

Goldoni, Il padre per amore, Venezia, Zatta

473

85

1792

86

[1795] Letters of a Peruvian princess with the Sequel, London, Cooke

240

87

1795

Lettres d’une Péruvienne/Lettere d’una Peruviana, Londres, Herbert,…

510

88

1797

Lettres d’une Péruvienne/Lettere d’una Peruviana, Paris, imprimerie de Migneret

244

89

1797

Lettres d’une Péruvienne et Suite (Morel de Vindé), 2 t. 1/100 de tête, An v, Paris, P. Didot l’aîné

246

90

1797

Lettres d’une Péruvienne et Suite (Morel de Vindé), 2 t. (luxe), Paris, Didot l’aîné, coll. Bleuet

251

109 1805

Lettere d’una Peruviana, italien, Firenze, Piatti

313

110 1805

Lettres d’une Péruvienne, 2 t. en 1, Rouen, Labbey

316

111 1807

Lettres d’une Péruvienne/Lettere d’una Peruviana, bilingue, 2 t. en 1, Avignon, Seguin Frères

321

112 1809

Lettere d’una Peruviana, italien, Londra, da’ Torchi del Cox, figlio, e Baylis …

324

113 1809

Lettere d’una Peruviana, italien, Londra, da Ponte, per Deconchy

326

114 1810

Lettres d’une Péruvienne, Paris, sans éd.

328

115 1810

Lettres d’une Péruvienne/Lettere d’una Peruviana, bilingue, 2 t. en 1, Paris, sans éd.

331

116 1810

Même ouvrage que n°114, 2 t.

333

117 1810

Lettere d’una Peruviana, italien, Avignone, Seguin

334

118 1812

Lettres d’une Péruvienne suivies de celles d’Aza, 2 t., Paris, Bertrand-Pottier

336

119 1813

Lettres d’une Péruvienne suivies de celles d’Aza, Paris, Briand

339

120 1817

Lettres d’une Péruvienne suivies de celles d’Aza, Paris, Durand

341

85


86

121 1817

Lettere d’una Peruviana, italien, Avignone, Fr. Seguin Aîné

343

151 1967

Lettres d’une Péruvienne, présentées par Gianni Nicoletti, Adriatica editrice

396

122 1818

Lettres d’une Péruvienne, Londres, Law et Whittaker

345

152 1970

Raymond Herment, Panpan Devaux (17121796), Nancy, Impr. Thomas

508

123 1818

Letters of a Peruvian Princess, trad. anglaise, Avignon, Fr. Seguin

347

153 1983

Lettres/portugaises/Lettres d’une Péruvienne, Paris, Flammarion

397

124 1819

Œuvres choisies de Mme de Grafigny augmentées des Lettres d’Aza, t. 2 seul, contient Lettres d’Aza et Cénie, Paris, Caille et Ravier

349

154 1990

Lettres d’une Péruvienne, Paris, Côté-Femmes

398

155 1992

400

125 1820

Vie privée de Voltaire et de Mme du Chatelet pendant un séjour de six mois à Cirey, Paris, Treuttel et Wurtz, Pélicier, Delaunay, Mongie

496

Lettere di una peruviana, trad. italien, Palermo, Sellerio

156 1993

402

126 1821

Œuvres complètes de Mme de Grafigny, Paris Lelong

351

Lettres d’une Péruvienne, introd. Joan Dejean et Nancy K. Miller, New York, The modern language Association of America

127 1821

« Cénie », in Théâtre français, répertoire complet, Paris, Fouquet

157 2001

Françoise de Graffigny, choix de lettres, présentées par English Showalter, Oxford, VIF

404

456

128 1821

Œuvres complètes de Mme de Grafigny, Paris, Briand

158 2002

Lettres d’une Péruvienne, présentées par Jonathan Mallinson, Oxford, VIF, Voltaire Foundation

406

352

129 1822

Lettres d’une Péruvienne ; suivies de celles d’Aza, Paris, Ménard et Desenne, Fils

159 2005

Lettres d’une Péruvienne, Paris, Flammerion

407

354

160 2005

409

130 1823

Galerie française, t.III, Paris, Firmin Didot

497

Cartas de una Peruana, trad. espagnol , Unesco, Indigo Editiones-Editiones

131 1823

Cartas Peruanas, suivi de Cartas de Aza O de un Peruano, trad. espagnole, Paris, Rosa

161 2007

Ziman & Zenise, édition minuscule réalisée par Pierre Mouriau de Meulenacker, Bruxelles

466

359

132 1824

Lettere d’una Peruviana, italien, Paris, H. Seguin

162 2008

133 1826

Lettres d’une Péruvienne, Paris, Werdet et Lequien, Fils

363

David Smith : Les éditions des Lettres d’une Péruvienne publiées « a peine », tiré à part de Le livre et l’estampe, 169 , 2008

13

362

163 2008

Page de titre à l’adresse de Antoine Blache, à Paris et Lyon, sur Lettres d’une Péruvienne, Paris, Duchesne, 1800, voir plus haut n°94

367

Gilbert Mercier, Madame Péruvienne, éditions de Fallois

509

134 1826

164 2009

Letters of a Peruvian Woman, prés. Jonathan Mallinson, Oxford, University press

411

135 1827

Lettres d’une Péruvienne, Paris, D’Authereau

370

136 1828

Peruvianske Bref af Aza och Zilia, traduction en suédois, Stockholm, Carl M Carlson

374

137 1829

Goldoni, Il padre per amore, in Raccolta completa delle commedie di Carli Goldoni, Firenze, Soc. editrice

476

138 1829

Goldoni, La Peruviana, in Raccolta completa delle commedie di Carli Goldoni, Firenze, Soc. editrice

478

139 1829

Série de 12 plaquettes minuscules (4,8 x 3 cm.) textes de femmes-auteurs, Paris, Marquis, s.d. (circa 1829)

375

140 1830

Letters from a Peruvian, transl. from the italian of Deodati by a Lady, London, Georges Wightman

378

141 1830

Lettres d’une Péruvienne, Paris, Dalibon et Cie

381

142 1831

Lettres d’une Péruvienne, Paris, Hiard

383

143 1835

Lettres d’une Péruvienne, Paris, Adolphe Rion

386

144 1835

Lettere d’una Peruviana, trad. Italienne, Parigi, Leone, Corman e Blanc

389

145 1844

Zilias Bref, trad. suédois, Stockholm, Norstedt et Söner

391

146 1875

La Perle ou les femmes littéraires, Paris, Janet, sans date (circa 1875)

393

147 1879

Eugène Asse, Lettres de Mme de Graffigny, Paris, Charpentier

501

148 1888

Catalogue Charavay, autographes

504

149 1913

G. Noël, Madame de Grafigny, Paris, Plon

503

150 1965

Catalogue vente Sotheby’s, les Graffigny papers de la collection Phillips

506

Manuscrits 165

Deux pages manuscrites, sans date

486

166 2010

English Showalter, Un manuscrit de Françoise de Graffigny « roman grec », tiré à part de Le livre et l’estampe, 173-174, 2010

488

Gravures 167 1763

Françoise d’Happoncourt, née Comtesse d’Issembourg…, J.B. Garand del. et L. J. Cathelin Scup 1763

168

Mme de Grafigny, tiré de la Bibliothèque Royale. Maurin del. Lith de Villain


• COORDINATION Marianne Delvaulx-Diercxsens, Pierre Mouriau de Meulenacker • PHOTOGRAPHIE Luc Schrobiltgen Sébastien Van de Walle • GRAPHIC DESIGN Sébastien Van de Walle ( www.triptyque.be )

87





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