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Préface par Hélé Béji
Qui ne garde en mémoire ces transports d’agitation qui saisirent l’opinion publique quand fut décrétée l’élection d’une assemblée constituante au suffrage universel, après que la Constitution de 1959 fut abolie, et avec elle le RCD 1 , dernier parti hégémonique de l’Etat tunisien ? Ce fut le second séisme de la révolution tunisienne après la chute de Ben Ali, le 14 janvier 2011. Les Tunisiens semblaient alors s’abandonner aux sirènes de la table rase. Souvent, la liberté se confond avec la négation exaltée de l’histoire, avec l’illusion que toutes les pesanteurs se sont volatilisées. On se croit libre dans l’absolu, piaffant d’impatience pour une histoire à naître. Rien de bon, rien de bien n’avait existé avant le 14 janvier ! On balançait par-dessus bord la longue avancée des réformes d’avant-garde, toutes les innovations qui avaient modelé la physionomie de la société, l’œuvre rationnelle d’un Etat fort qui avait évité au pays, même avec ses méthodes contestables, détestables, des guerres intestines inhérentes à toute société sortant de tutelle. Maintenant plus de contraintes, plus de garde-fous. Tout devenait possible, tout était permis. La rue prenait le relais de l’Etat, s’instituait principe et origine de l’histoire. Des mouvements spontanés soulevaient villes et campagnes, des assemblées s’improvisaient. On manifestait, on défilait, on discutait, comme si les pas de la foule et ses cris n’avaient 1
Le Rassemblement constitutionnel démocratique , parti fondé par Zine el-‐Abidine Ben Ali le 27 février 1988, a été dissous le 28 mars 2011. Il était l’héritier du Parti socialiste destourien (PSD) fondé le 19 octobre 1964, lui-‐ même successeur du Néo-‐Destour créé le 2 mars 1934, et dont le premier Président fut le Dr Mahmoud El Materi
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pour but que d’effacer les maux de l’Indépendance, les souvenirs des anciens dirigeants, l’injustice, l’exclusion. Il fallait abolir l’histoire qui s’était écrite d’en haut, et la remplacer par celle qu’on écrirait d’en bas. Vive la démocratie directe, le forum permanent, l’agora non-stop ! La vraie vie politique s’invente dans les palabres des trottoirs, dans l’énergie des laissés pour compte, trop longtemps dépouillés de leurs pouvoirs, mais investis désormais du pouvoir essentiel, celui de la place publique. Le carcan de l’Etat n’existait plus, la conscience des Tunisiens brillait dans l’empyrée de la liberté et de la dignité. Cette légèreté soudaine eut un effet envoûtant. La réalité était une pâte à modeler ductile, épousant sans résistance la forme des idées que l’on produisait. « Comme c’est facile de faire l’histoire, se disaient les Tunisiens, pourquoi avons-nous attendu si longtemps ? Elisons nos constituants, cette race pure de toute hérédité mauvaise. Ils sculpteront dans le marbre intemporel, sur une table d’émeraude, les principes qu’ils recueilleront de la bouche d’un peuple qui a recommencé l’histoire à l’endroit, après l’avoir subie à l’envers. Ils seront les vrais représentants de cette élévation morale qui nous a placés sur le plus haut gradin du monde, sous le regard admiratif des puissances stupéfaites. Nous les élirons sans tricher, sans falsifier leurs voix. Ils porteront dans leurs serviettes le grimoire merveilleux de nos droits reconquis, ils prononceront la langue parfaite de nos désirs, ils souderont dans une chaîne de pierres précieuses nos serments de solidarité, ils dicteront aux temps futurs la noblesse indestructible de notre dignité, ils habilleront nos institutions d’une étoffe indéchirable, l’intégrité, et ils poseront sur la terre natale ce coffret scellé et intouchable, que le peuple protègera de son sang, où scintillent les lettres de notre nouveau testament : la démocratie, dont nous lèguerons à nos descendants le parchemin enluminé ». Mais beaucoup ne se disaient pas cela. Ils pensaient tout autre chose, ils étaient très inquiets. Ils étaient saisis par le vertige du vide. Derrière eux l’histoire disparaissait dans un désert d’oubli, devant eux
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flottait le brouillard d’une forêt inextricable, la démocratie. Ils vivaient l’abolition de la Constitution de 1959 comme un saut périlleux dans l’inconnu. Le fragile compromis qu’avait trouvé l’indépendance, avec Bourguiba, entre un Etat républicain qui ne tuait pas la religion, mais ne lui donnait pas le pouvoir de s’instituer comme Loi, leur semblait près d’être anéanti. Qui nous assurerait qu’on ne perdrait pas aussi ce qui faisait l’avant-garde de la culture tunisienne ? Ses droits uniques en matière d’émancipation des femmes ? Sa philosophie de l’instruction publique ? Son identité méditerranéenne ? La modernité de son esprit républicain? Certains s’alarmaient de ce que le bénéfice de la révolution serait dévoré par la montée de l’islam militaire, comme ce fut le cas au Moyen-Orient dès que les dictatures laïques, comme l’Irak, furent brisées. La révolution se renversait en son contraire, la restauration religieuse. C’était l’impensable ! Quand une majorité islamique sortit des urnes le 23 octobre 2011, ces questions prirent un tour obsédant. La prémonition d’une future tyrannie religieuse semblait se confirmer. Des rumeurs d’une orchestration souterraine préparant la société à une dictature plus terrible, celle des âmes, se répandaient partout. Le spectre d’une société à l’iranienne devenait lancinant. Les députés islamistes n’étaient pas perçus comme des représentants, mais comme des conspirateurs qui ne se débarrasseront jamais de leurs pratiques obscures, de leurs milices violentes, de leurs coutumes occultes. On les voyait déjà saborder l’Etat pour se venger de l’organe principal de leur longue répression. Tombé entre leurs mains, il deviendrait l’objet d’une destruction programmée. La majorité islamiste n’était que le subterfuge légal de la liquidation de l’Etat séculier, avatar d’un Etat néocolonial. L’Etat islamique était le seul espoir des Musulmans de parachever la décolonisation, détournée de son échéancier divin par Bourguiba, cet apostat ! L’islam politique était perçu comme une ruse de la raison religieuse destinée à noyer la patrie sous le triomphe d’un empire dont le discours libéral n’était qu’une imposture au service du futur khalifat.
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Ces questions tinrent en haleine les citoyens dans les gros titres des journaux, relayés dans les émissions, rejoués dans les rixes des quartiers, portés dans les vacarmes des meetings. Pour une grande partie de l’opinion, la Tunisie était déjà entrée en théocratie. Personne ne prit garde que Rached Ghannouchi, dès mars 2012 2, retira la Charia du projet constitutionnel, sans même tenter de la soumettre à un référendum, qu’il aurait gagné sans doute. Cette rupture historique capitale passa inaperçue, recouverte par l’orage du climat inquisitorial qui s’abattait sur les arts, les lettres, et les mœurs, par le tintamarre des minarets, par le religieusement correct qui paradait, par les appels au meurtre des « mécréants », suivis hélas en 2013 de l’assassinat de grands leaders d’opinion3. C’était fichu ! La nation ne serait plus souveraine par la volonté du peuple, mais vertueuse par le commandement de dieu. Un clergé d’Etat, fort de sa popularité, chantait que l’heure millénariste avait sonné, que le temps de l’histoire était achevé. Quand on ouvrait la télé pour suivre en direct les travaux de l’Assemblée, une seule image nous frappait, le voile omniprésent sur les bancs de l’assemblée, les rangs de nonnes alignées, vêtues d’uniformes, l’obscurantisme féminin juché sur des estrades entières, comme si on était déjà dans l’antichambre d’un couvent dans lequel nous serions toutes forcées, un jour ou l’autre, d’être enfermées. C’est pourquoi, quand Mustapha Ben Jaafar accepta de s’allier au parti Nahdha pour conduire la transition démocratique, beaucoup de ses amis, parmi les progressistes, ne comprirent pas qu’un « progressiste » puisse engager un compromis historique qu’ils jugeaient contrenature, car il risquait de ruiner les valeurs de l’Etat républicain qu’il avait défendues toute sa vie. On l’accusa de renoncement, de collaboration, de complicité suicidaire avec des « bourreaux », assimilés à des Nazis, et de cautionner l’intrusion du fanatisme religieux dans le corps même 2
Cf. Article « Ennahdha renonce à inscrire la Charia dans la Constitution, Le Monde, 27 mars 2012. Chokri Belaïd, fondateur du Mouvement des patriotes démocrates, assassiné le 6 février 2013, et Mohamed Brahmi, député, fondateur du Front populaire, puis du Courant populaire. Il a été assassiné dans les mêmes circonstances que Chokri Belaïd, le 25 juillet 2013.
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de l’Etat. L’esprit munichois était à l’œuvre chez les démocrates tunisiens ! Mustapha Ben Jaafar avait l’habitude de voir ses idées déformées. Sa vie politique a été une longue suite de malentendus et d’incompréhensions avec le pouvoir comme avec l’opposition ; avec les gauchistes dans sa jeunesse militante à l’UGET 4 ; avec les Destouriens et le PSD 5, sa première famille politique ; avec la Ligue tunisienne des Droits de l’Homme qui l’a écarté en 1993 ; avec les démocrates du parti qu’il avait lui-même fondé, le MDS 6 , dont la légalisation par le régime en 1983, puis sa mutation en Forum démocratique pour le travail et les libertés, Ettakatol 7, a été interprétée comme une complaisance à l’égard des pouvoirs successifs ; avec les progressistes, qui lui reprochaient son dialogue avec les islamistes du MTI 8, devenu Nahdha par la suite. Parce qu’il refusait l’illégalité et la clandestinité, on le trouvait trop conciliant. Parce qu’il dialoguait avec les islamistes, on l’accusait de reniement. C’est pourquoi quand il fut attaqué pour son engagement dans le gouvernement de la Troïka, il ne s’en alarma pas outre mesure, même si cela lui rappelait de mauvais souvenirs. Certes, il n’ignorait rien des inquiétudes des « modernistes » quant à la confusion du politique et du religieux. Mais il fit le pari inverse. Son modernisme était déjà la vision d’une démocratie qui ne pouvait pas se permettre, dans son état naissant, la bipolarisation idéologique dont les régimes autoritaires s’étaient servis pour attirer les sécularistes, contre les islamistes. Après la révolution, cet antagonisme lui parut mortel. Les libertés se distinguaient mal encore des pulsions anarchiques, l’incivisme 4
Union générale des étudiants de Tunisie, créé en 1952, proche du parti destourien. Parti socialiste destourien, fondé en 1964. 6 Mouvement des démocrates socialistes, fondé le 18 juin 1978 par Ahmed Mestiri, courant libéral qui s’est détaché du PSD (Parti socialiste destourien), parti unique de Bourguiba. 7 Ettakatol est un parti social-‐démocrate, fondé le 9 avril 1994 par Mustapha Ben Jaafar, et dirigé par lui. Ce parti ne fut reconnu officiellement que le 25 octobre 2002. 8 Mouvement de la tendance islamique, fondé le 6 juin 1981, qui deviendra Nahdha (Renaissance) en 1989. Il er sera légalisé après la Révolution tunisienne, le 1 mars 2011. 5
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nourrissait des graines de violence, les règles de la majorité et de l’opposition n’étaient pas encore de vieux rouages d’alternance qui ne se briseraient pas à la première occasion. L’affrontement au cœur de l’Etat de deux puissances hostiles aggraverait la division sous-jacente de la société, que Bourguiba n’avait pas résolue. L’heure était venue d’envisager les choses autrement. Les islamistes avaient quitté la clandestinité et endossé l’habit de notables, on ne pouvait plus les ostraciser dans un rejet manichéen. Parce qu’ils étaient des élus du peuple, qu’ils figuraient dans l’appareil d’Etat comme ses agents légitimes, il était aberrant de les traiter comme d’éternels parias. Les refuser par principe, sous prétexte que les électeurs se seraient trompés, était une manière de leur dénier le droit au suffrage universel, qui ne vaudrait que pour le compte des modernistes. L’idée de démocratie se mutilait avant même de débuter. Quand on relit le parcours de Mustapha Ben Jaafar, on se dit qu’une idée, si juste et si pénétrée qu’elle soit de notre première jeunesse, peut ne jamais aboutir. Parfois seul un accident de l’histoire lui ouvre le succès après une vie de luttes, d’échecs, et d’opiniâtreté. De son premier idéal d’enfant fasciné par son cousin anticolonialiste Naceur Ben Jaafar, dans son quartier natal de Bab Souika, jusqu’à son engagement destourien pour la cause nationale, puis sa désillusion et sa rupture douloureuse avec son héros olympien, Bourguiba, enfin sa longue résistance au parti destourien lui-même, et à ses avatars successifs morts comme les écorces de l’arbre tombé le 14 janvier, Ben Jaafar a fait à maintes reprises l’âpre connaissance de la trahison des choses, de la défaillance des hommes, des mauvaises surprises de l’histoire. C’est pourquoi, quand il fut élu à cette haute chaire de Précepteur du Peuple Constituant, veillant sur leurs devoirs et leurs brouillons, calmant leurs turbulences, sanctionnant leur indiscipline sans élever la voix, se fâchant avec la colère contenue d’un père de famille qui ne veut pas maltraiter ses enfants, mais qui doit les punir quelquefois, tançant les cancres, grondant les turbulents, réveillant les
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paresseux, supportant avec un front las leur enfantillage ou leur dissipation, calmant leurs zèles et leurs excès, il n’était pas du tout sûr de réussir. Qui peut garantir qu’une idée est plus forte que les infortunes de l’histoire ? A cause de son passé semé d’obstacles, d’échecs, d’impuissance, il n’a pas dû être surpris par la rudesse de la tâche. Il savait qu’on ne passait pas miraculeusement de l’esprit de tutelle à la maturité, au libre-arbitre, à la science consommée des jurisconsultes. Mais il a fait le pari que la cohabitation entre un parti progressistelibéral (le sien) et le parti islamiste Nahdha, dans un gouvernement mixte, serait la première reconnaissance de l’altérité politique. Il a voulu montrer que l’apprentissage de la tolérance dans une coalition était la seule manière loyale de corriger nos penchants sectaires, nos théories abstraites, nos peurs irrationnelles. Cette association, jugée folle et diabolique par beaucoup, a été la gageure qui a permis le dépassement des contraires dans le parlement, et en dépit de nombreuses discordes, a fondé la base d’une concorde dans le vote quasi-unanime de la nouvelle Constitution, le 26 janvier 2014. Au final, il a eu raison, il avait vu juste. Mais cela ne se fit pas en un clin d’œil. Il s’en est fallu de peu pour qu’après trois ans d’une épreuve interminable, semée de drames, de morts, de disputes homériques, de haines inexpiables, l’hémicycle des constituants, plus proche quelquefois d’une arène de matadors ou d’une cour des miracles que d’un parterre de gens sensés, ne connaisse le destin d’Icare, qui a vu ses ailes fondre pour s’être approché trop orgueilleusement du soleil, précipitant sa chute vertigineuse. A chaque instant on se voyait dévisser du ciel vers l’abime. Chaque mot lancé était un coup de dés jeté entre la vie et la mort. Les femmes voilées et les autres semblaient appartenir à deux sexes différents, gendarmées pour se donner l’assaut. Les élites se mêlaient au peuple dans des empoignades ou des accolades, chacun voulant immortaliser son nom dans chaque article. On claquait la porte dans une crise nerveuse, on
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gesticulait au fond de l’amphithéâtre comme une bête en cage quand son micro était coupé, sous le regard goguenard de ses ennemis. On invectivait la tribune, on enflammait son honneur du déshonneur des autres, on s’abandonnait aux fureurs verbales d’une catharsis collective. Mais il aura fallu ce drame à huis-clos, cette dramaturgie de concepts, d’articles, de principes, de votes, ce désordre des idées dans les répliques échevelées du droit et de la morale, pour qu’enfin soit signée la paix d’un texte où la raison des hommes a eu le dernier mot sur leurs passions. Cette raison fut en grande partie l’œuvre de Mustapha Ben Jaafar. Il se tint calmement, chaque jour, chaque heure, chaque seconde, au plus haut siège de l’hémicycle, avec la pâleur ironique de celui qui en a vu d’autres au cours de sa vie, un regard d’apitoiement sur ceux qui passaient la mesure, consterné par les paroles irresponsables, sous le flegme impavide de l’homme qui endure sans se plaindre, parce que les travers des humains ne l’impressionnent plus beaucoup. Parfois, sur son visage, une ombre de mélancolie face aux sottises d’une nature humaine incorrigible. Mais M. Ben Jaafar est un stoïque. Il porte en lui la force d’une douceur qui ne renonce pas. Peut-être a-t-il été aidé en cela par sa formation de médecin, dont la science soulage même quand elle ne peut guérir. Je pense qu’il a traité ses députés comme s’ils étaient ses patients, les forçant à prendre leur potion amère, à se plier à la discipline d’un traitement dont le bénéfice n’est pas immédiat. De ce point de vue, il s’est comporté plus comme un moraliste que comme un politique. Il observe ses concitoyens plus qu’il ne les subit. Il s’est déjà fait une religion sur les faiblesses des hommes. Certes, il peut s’étonner de leur déraison, en être troublé, mais pas au point d’en désespérer. Il n’est pas suffisamment imbu de soi pour que le jugement d’autrui le pique au plus vif, jusqu’à atteindre le fond de sa confiance en soi. C’est juste un déplaisir de surface. Son caractère et ses bonnes manières le prémunissent contre l’accès de rage ou de désespoir. Peut-être au fond de lui s’en amuse-t-il, comme ces satiristes
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qui vouent au genre humain une curiosité que nourrissent leurs défaillances mêmes. Il n’en conçoit ni ressentiment, ni vengeance. En lui persévère un volontarisme discret, incorruptible, qui supporte les mauvais coups avec une vieille galanterie qu’il doit à ses ancêtres, avec ce sourire pathétique que garde le raffinement du passé sur les brutalités du présent. Il a réussi à se prémunir contre les injustes cabales qui se sont déchaînées dans les médias contre sa personne. Il garde intact ses sentiments humains, au-delà de sa conscience maltraitée. Resté maître de lui sous le coup de maintes infidélités, de maintes défections, de maintes calomnies, au milieu de la défiance maladive qui s’est emparée d’une partie de l’opinion à son encontre, quand il a été accusé de renier ses principes en scellant un pacte avec le « diable », il savait au contraire que c’était au nom de ces mêmes principes qu’il avait conclu un accord. En démocrate, il a réservé à l’ennemi les mêmes égards que ceux qu’on doit à un ami. La question de la démocratie est toute entière dans cette acceptation intellectuelle et morale de l’autre, fût-il le plus éloigné de nos convictions. La certitude qui a animé M. Ben Jaafar, durant ces longs mois de labeur à la recherche d’un objet improbable, la constitution, texte de fusion brûlante des contraires qui ont failli consumer le pays tout entier, est que seul le commerce quotidien de l’adversaire, le rapport direct avec lui sous des règles de politesse et de reconnaissance sociale, tirera la Tunisie de l’impasse où elle s’enlise depuis un demi-siècle. C’est la vocation même du politique. Toute négation des autres est aveuglée par l’illusion de les anéantir, et n’aboutit qu’à un résultat, la certitude de les ressusciter. Toute race persécutée dans l’histoire renaît avec la force d’une religion, et tôt ou tard elle devient le visage de la revanche de la vie sur le malheur. Ainsi des noirs, des colonisés, des femmes, des Juifs, des Arabes, des Palestiniens, des islamistes. La démocratie est la mise en scène publique non pas de la division humaine, mais de la différence humaine. Ce n’est pas la même chose. La division est belliciste, la différence est humaniste. M. Ben Jaafar a
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passé son temps, malgré la surdité ambiante, et surtout celle de son camp, à arracher la différence à la division, la conviction à la détestation, le face-à-face à la guerre civile, la parole à l’embrigadement. Ce n’est pas de tout repos. Certes, quand deux groupes humains, deux sociétés au sein d’un même pays, les nationalistes et les islamistes, ont une histoire que tout sépare, que tout oppose, encombrés d’une mémoire peuplée d’héritages incompatibles, il n’est pas évident de les concilier par la simple volonté de quelques consciences bienveillantes. Mais M. Ben Jaafar a compris qu’on ne pouvait pas bâtir une république libre sans neutraliser nos aversions séculaires, sans contraindre nos pulsions, sans revoir nos idées reçues. Il faut savoir se faire violence. La démocratie est la capacité de brider ses convictions, de briser ses préjugés, même quand on les croit supérieurs, contre la tentation de leur absolu ; elle est de consentir à leur relativité. La démocratie absolutiste est une contradiction dans les termes. C’est pourquoi tout radicalisme est une menace de la démocratie. Il s’est attaché durant sa mission parlementaire à s’acquitter de cette tâche de greffier des contrastes, en obligeant les protagonistes déchaînés à renoncer à leurs obstinations. Il leur indiquait la seule voie possible : que l’on soit moderne ou conservateur, on ne pouvait pas gouverner seul. Si on le faisait, on répèterait la violence insurmontable de la domination d’une société par l’autre. Cela n’est plus possible. La Tunisie ne supporte plus ce déchirement que l’histoire a déjà jugé dans le prétoire de la révolution : l’intolérance et l’exclusion. Mais cet alliage du moderne et du religieux est comme une délicate manipulation du noyau de l’atome, dont la fission pouvait à tout moment exploser et nous désintégrer. La combinaison de l’eau et du feu demande un travail d’ascèse alchimique autant que de réflexion rationnelle. La sympathie et l’antipathie des professions de foi opposées ont trouvé dans sa médiation la clé de leur conciliation. M. Ben Jaafar a été le facteur de pondération qui a forcé les islamistes à faire confiance à ceux qui, comme lui, venaient d’une école de pensée, le Destour, qui fut
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pourtant l’arme de leur répression. Il les a poussés à devenir, à leur corps défendant, des « Destouriens », en leur faisant adopter mot à mot le premier article de la constitution de 1959. Il a été le garant du maintien de l’esprit de Bourguiba. Il s’est dressé, par un véto catégorique, contre l’inscription de la Charia comme source de la loi fondamentale, mettant sa démission dans la balance. Il a donné aux islamistes l’occasion de découvrir un autre sacré, celui de l’œuvre sortie des mains imparfaites de leur humanité. La constitution n’est pas l’œuvre d’un dieu, mais celle de mortels qui se donnent la liberté d’une écriture de leurs différends, dont un pacte solennel scelle l’union inviolable. Face à l’intensité de deux forces en présence prêtes à en découdre jusqu’au dernier souffle, il a été l’arbitre d’une partie dont tout le monde n’est pas sorti indemne, hélas, mais dont chacun est sorti grandi. Pendant ces trois années, on a retenu notre souffle. L’hémicycle fut secoué de séismes funestes. Le pays s’est entrechoqué sous nos yeux abasourdis. Par moments le rire nous gagnait, c’était aussi divertissant que les bastonnades des fourberies de Scapin ; mais à d’autres, la voix tragique d’Euripide nous soufflait : « Dans quel piège de la fatalité sommes-nous tombés ? 9». Il s’en est fallu de peu que nous subissions la tragédie des Atrides, cette famille damnée sur laquelle pèse la malédiction des devins, celle où ne finit jamais le crime, la vengeance et l'expiation, avec la crainte des dieux en toile de fond ; où l’on se tue à tour de rôle en se méprenant sur l’identité de ceux qu’on tue, découvrant avec horreur que ce sont les siens qu’on vient de supprimer. Quand on s’en rend compte, il est trop tard, la famille est décimée. Mais M. Ben Jaafar a résisté à l’apocalypse de cette vision. Il a fait confiance à ceux dont il attendait qu’ils se convertissent à l’amour de la nation sans que cela leur paraisse un crime d’apostasie. Il les a aidés 9 Iphigénie à Aulis, cf. G. HINSTIN, Euripide. Théâtre et fragments, Tome second, Paris, Hachette, 1923.
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dans cette transformation, dans cette évolution. Il n’a pas craint d’user inlassablement de pédagogie et de persuasion, jusqu’à leur reconnaissance d’une patrie qui englobe la religion, et pas le contraire. Il les a patiemment détachés de leur confessionnalisme tapageur. Homme discret par nature, il a fait ce travail dans le silence, par l’exercice quotidien de leur fréquentation, où l’on apprend à se connaître, à s’apprécier, où la proximité d’un travail commun fait peu à peu prendre au réel le pas sur l’idéologie. Quand on se côtoie tous les jours, quelles que soient les arrière-pensées des uns et des autres, les masques se défroncent, les traits se détendent, les défenses se relâchent. On s’apprivoise. Aux antipathies des idées se substituent lentement les inclinations des cœurs. On a moins peur. Quelque chose de familier, de rassurant prend forme. De même qu’il faut du temps au petit enfant pour perdre son regard farouche quand une personne étrangère fait irruption dans son cercle intime, mais qu’il finit par jouer avec celui qui a su amadouer la petite bête craintive, de même nous aussi, adultes enfantins, il nous faut un laps de temps pour quitter notre âme sauvage, ne pas voir en l’autre une menace, et oser s’approcher de lui avec un sourire qui ne soit pas feint. La nature humaine a besoin de candeur, même en politique. Ce sont les caractères faibles qui s’enferment dans leur entêtement, dans lequel ils croient trouver une protection. Au contraire cette illusion est celle qui les expose le plus à la défaite. L’excès de calcul est une perte d’intelligence. Il ne faut pas craindre de tenter le risque de la confiance. Celle-ci est souvent moins nocive que la défiance. Chacun alors regarde l’autre, et se regarde lui-même, autrement. On le découvre, on se découvre. On entend en soi-même une petite voix timide : « N’est-ce pas moi qui suis intolérant ? Ai-je fait l’effort nécessaire pour les connaître, les comprendre, ces adversaires si honnis ? Est-il si sûr qu’ils soient les méchants? Et moi, suis-je vraiment assuré de faire partie des bons ? » L’arrogance des certitudes se transforme en pensive méditation. C’est ici qu’on peut saisir le sens de l’œuvre de M. Ben Jaafar, dans le processus escarpé de ce qu’on appelle la transition, aussi
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vertigineux qu’une crevasse de montagne. Il s’est engagé inlassablement dans cet apprentissage de la tolérance, identique à celui de sa lutte contre le pouvoir unique. Il s’est dit que si, après la révolution, les « démocrates » recommençaient les mêmes erreurs contre les courants de pensée non conformes au leur, oubliant qu’ils avaient réclamé à l’autoritarisme un peu d’indulgence à leur égard, ils deviendraient les artisans d’une nouvelle oppression. Entre clamer haut et fort la tolérance et se l’imposer vraiment, il y a un fossé que seuls quelques cœurs lucides franchissent, qui ne se sentent pas menacés par le retour sur soi. Leur orgueil n’est pas si démesuré qu’il ne lâche un peu de sa superbe, et qu’il n’accepte de soumettre leurs convictions à un examen méthodique. C’est un travail ingrat, il est en général incompris, défiguré. On l’apparente à la faiblesse, à la lâcheté, à l’intimidation, à l’intérêt. En ce qui concerne M. Ben Jaafar, cette critique n’est pas seulement erronée, elle est injuste. Mustapha Ben Jaafar fait partie de ceux qui, malgré de violentes divergences, ont permis aux Tunisiens de se rapprocher, de se reconnaître et de conserver cette intelligence naturelle des peuples lettrés. Certes, la révolution des idées cache aussi une très grande ouverture des appétits, et la multiplicité des partis est aussi l’hypertrophie de l’attrait du pouvoir. Il a fallu gérer la cacophonie des velléités et des ambitions durant un marathon où les crocs en jambe sont le sport le plus pratiqué. Qu’à cela ne tienne. M. Ben Jaafar a essayé d’en être l’arbitre impartial. Comme nous, il a dû connaître ses heures noires, mais plus que nous, il devait cacher ses déceptions. Il nous est loisible d’épancher notre désespoir à voix haute, quand nous n’exerçons pas de responsabilités. C’est un pessimisme facile, sans conséquence. Mais lui porte un fardeau bien plus lourd : celui de tenir de toutes ses forces la foule invisible qui du fin fond de la République vocifère dans la bouche de ses représentants, car il faut donner à chacun son droit à une parole audible. Il a lutté contre la surdité de tous contre tous. Quelle patience il lui aura fallu ! En aurions-nous été capables ? Rien n’est moins sûr. Un modernisme de type fanatique a
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donné la voix contre un extrémisme rétrograde, et vice-versa. M. Ben Jaafar a eu la force de ne jamais céder à la surenchère polémique, qui est l’apanage fanfaron des bateleurs de foire. C’est un comble que la révolution de la dignité ait enfanté une classe spécialisée dans la culture de l’indignité ! Des querelleurs chroniques font le métier de barbouilleurs de l’histoire. Des procureurs improvisés, surgis d’on ne sait où, nous ont empoisonnés de l’emphase de leurs sentences. Même les femmes, modernes ou voilées, ont pris le ton de mégères menaçantes pour enfoncer leur dard venimeux dans les flancs d’une rivale. Certes, une assemblée est aussi l’exutoire des passions irrépressibles. Les débordements suivent toujours le cycle des longues paralysies. Le désordre est une agitation intellectuelle qui précède l’ordonnance de la création. Mustapha Ben Jaafar aura canalisé, guidé, accompagné, ordonné cette œuvre avec le regard méticuleux de celui qui ajuste les excès jusqu’à leur équilibre final, sans sacrifier la légitimité de personne dans ce puzzle de la fraternisation. C’était un pari qu’il aurait pu perdre, mais il l’a gagné. La Constitution du 26 janvier 2014 est sa victoire, et sa réhabilitation. Elle s’est faite sous son autorité sans parti-pris, barrant le torrent boueux où s’est engouffré l’emballement de la haine avec la liberté d’expression. Avec l’assassinat du député Mohamed Brahmi, le 25 juillet 2013, jour de fête de l’Indépendance, quand le divorce fut consommé, et que l’opposition se retira de l’hémicycle pour occuper la place du Bardo10 et réclamer la dissolution de l’Assemblée nationale constituante, tandis que les islamistes criaient au coup d’état, il ne céda ni aux uns, ni aux autres. Le spectre de la guerre civile renforça sa détermination. Il suspendit les travaux, le 6 août 2013, par un acte de souveraineté qui mettait tout le monde en pénitence pour manquement à la bienséance, à la raison, à l’honneur. C’est ce coup d’arrêt volontaire, solitaire qui a désarmé les assaillants des deux camps, et qui 10
Un sit-‐in populaire de plusieurs semaines se tint sur la place du Bardo à la suite de l’assassinat de Mohamed Brahmi, le 25 juillet 2013, et bloqua les travaux de la Constituante, avec le retrait de nombreux députés de l’opposition.
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les a contraints à s’asseoir à la table des négociations. D’autres initiatives, comme celle de la rencontre de Béji Caïd Essebsi et de Rached Ghannouchi au cours du même été, ainsi que celle qui a formé le Quartet11, ont formidablement aidé cette prise de conscience, et ont imposé aux belligérants la fin des hostilités, et le commencement d’un dialogue sans condition. Grâce à cet armistice, une paix put être conclue. M. Ben Jaafar avait compris que si le consensus n’était pas trouvé à l’assemblée, il ne se trouverait nulle part. La rue, dans son vitalisme épique, peut renverser un régime, mais elle ne saurait bâtir le socle institutionnel des libertés. Une autre rue toute aussi secouée de multitude voudra faire tomber ce que la première a édifié. Et tout sera à recommencer. C’est l’instabilité sans fin. La rue a eu son heure de gloire révolutionnaire, mais la liberté est d’un autre ordre, celui du labeur silencieux des consciences. Elle n’est pas le simple cri de la foule, l’oscillation de ses mouvements versatiles. En entrant à l’assemblée, le peuple avait fait un pas gigantesque, celui de se donner le cadre de ses nouveaux droits, ainsi que le devoir de vivre ses désaccords sans se mettre en pièces dans la désunion. On peut se haïr en se côtoyant tous les jours, mais à la fin, dans ce heurt même, on a tissé des liens, on les a frottés à cette lime morale qui, en ponçant les mots, les tournures, les phrases, polit aussi les caractères, les sentiments et les comportements. Dans un article paru juste après les élections de 2011, j’avais comparé les Constituants à des alpinistes, dont le souci premier sera d’éviter sa propre chute autant que celle des autres, car chaque faux-pas pourrait entraîner toute la cordée au fond du précipice. Des faux-pas, il y en eut beaucoup ! A plusieurs reprises on a frôlé la catastrophe. Mais la corde qui les tenait ensemble ne s’est pas rompue. Ils sont parvenus à gravir le chemin périlleux jusqu’en haut de la montagne. Mais pas d’un simple coup d’ailes comme Icare, dans l’envol romantique de 11
Le Quartet est le parrain du dialogue national initié le 17 septembre 2013. Il est composé de l’UGTT (Union générale des travailleurs tunisiens, de l’UTICA (Union tunisienne de l’Industrie, du Commerce et de l’artisanat), de la Ligue tunisienne des droits de l’homme et de l’Ordre des avocats.
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l’apesanteur. Non, c’est avec des crampons attachés à une pente ardue, le souffle contre la dureté de la pierre froide, les muscles tendus, le visage crispé dans un effort titanesque, un coup d’œil vers l’abime pour ne pas décrocher, un autre vers les nuages pour trouver la force de monter. Je m’étais plu à les imaginer, enjambant le dernier sommet, épuisés mais heureux : « Le visage hâlé d’un soleil bienfaisant, écrivaisje, ils planteront le parchemin de la Constitution, flottant dans la brise souriante des sommets, comme une couronne caressée par le ciel, sculptée à la roche par le burin de la liberté à la force de leurs poignets, les plus frêles noués aux plus costauds dans les cordages de la démocratie, que les Constituants ne rendront possible que par une fraternité gagnée sur l’hostilité » 12 . Le 26 janvier 2014, après une journée d’ultimes tractations dont on ne voyait pas le bout, Mustapha Ben Jaafar, premier de la cordée, toucha ce qu’il appelle le « moment de toute une vie ». C’était le soir, le vote article par article s’éternisait, il était très tard, la nuit était tombée depuis longtemps. Minuit sonnait presque. Soudain, quand l’écran de l’hémicycle s’illumina de ses grands arceaux verts, une clameur d’allégresse retentit comme un magnificat ! La constitution venait d’être approuvée à la quasi-unanimité ! C’était un miracle. Sous la voûte étoilée de la nuit, la pureté du ciel scintillait. Acclamé par les siens, congratulé par ses adversaires, embrassé par le peuple, tous ensemble debout et pleurant de joie, Mustapha Ben Jaafar a dû connaître alors cet instant d'infini qui rapproche le politique du poète : « Quant à moi, mes bras sont rompus, Pour avoir étreint des nuées. »13 Tunis, 24 octobre 2014.
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BEJI Hélé, « Au-‐delà du scrutin », Le Temps (Tunisie) 8 novembre 2011. BAUDELAIRE, Charles, poème « Les plaintes d’un Icare », dans Les Fleurs du Mal, édition originale Michel Lévy Frères, Paris, 1868.
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