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DU BON USAGE DES NEUROSCIENCES Pierre Parlebas ERES | VST - Vie sociale et traitements 2007/2 - n° 94 pages 123 à 130

ISSN 0396-8669

Article disponible en ligne à l'adresse:

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-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Parlebas Pierre,« Du bon usage des neurosciences », VST - Vie sociale et traitements, 2007/2 n° 94, p. 123-130. DOI : 10.3917/vst.094.0123

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Les CEMÉA organisaient à Paris, le 10 mars 2007, une journée nationale d’étude sur ce thème d’actualité. La plaquette d’invitation posait la question de notre point de vue de mouvement d’éducation : Les évolutions récentes de l’usage des neurosciences et de leurs applications dans les pédagogies, dans les thérapies cognitives ainsi que dans la décision politique nous préoccupent. Par exemple et récemment les débats sur l’apprentissage de la lecture, sur l’évaluation des psychothérapies, sur la prédiction des comportements des jeunes enfants… Ceci bien évidemment sans rejeter leur apport et les ouvertures, voire les remises en question que leurs acquis suscitent. Mais il nous semble qu’un « tout » neurosciences et sciences cognitives est en train de s’imposer, ceci peut-être, pensons-nous, malgré les chercheurs concernés qui peuvent avoir un certain recul critique sur leur objet et sur ce qui en est fait. Nous souhaitons donc mettre ces questions en débat public à la fois dans le cadre des grandes rencontres nationales que nous organisons régulièrement et dans la période des débats politiques en cours. Notre objectif est double : – dans le contexte contemporain d’hégémonie des neurosciences, nous souhaitons interroger la légitimité scientifique de certaines de leurs démarches et mettre ces approches en débat avec les approches humanistes de la psychologie clinique, de la psychanalyse, de la psychiatrie sociale, de l’éthologie, de la philosophie du corps… Y a-t-il un milieu possible entre le « tout neuronal » et le « tout affectif » ? – une exploitation politique des neurosciences est en cours, qui alimente la réglementation régressive de démarches éducatives et sociales. Derrière cette exploitation, cette récupération, se joue le débat permanent entre inné et acquis. L’humain n’est-il qu’une machine finie et contrôlable ? Cette journée était ouverte par Pierre Parlebas, président des CEMÉA, docteur d’État ès lettres et sciences humaines. Voici son intervention.

Sciences et idéologie Une controverse permanente « Les catastrophes de l’histoire sont le fait moins des scientifiques que des prêtres et VST n° 94 - 2007

des hommes politiques. » Cette affirmation n’est pas due à un dangereux trublion mais à un Prix Nobel de médecine, professeur de génétique cellulaire au Collège de France : François Jacob. Il est vrai

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les résultats des recherches scienti124 que fiques et leur exploitation technologique

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sont souvent devenus le bouc émissaire de violentes accusations dans de multiples domaines : machinisme industriel, pollution énergétique, armements hypersophistiqués, dopage, clonage et procréation assistée parmi beaucoup d’autres. On accuse alors le chercheur d’être un « scientiste » aveugle ; c’est, dit-on, un démiurge, inconscient des tragiques conséquences de ses travaux. À ces accusations, François Jacob répond que « ce sont les passions qui utilisent la science pour soutenir leur cause. La science, écritil, ne conduit pas au racisme et à la haine. C’est la haine qui en appelle à la science pour justifier son racisme. » La controverse qui oppose science et idéologie est toujours vive et renaît constamment de ses cendres. C’est elle qui nous réunit aujourd’hui au sujet de plusieurs événements qui ont traversé l’actualité récente. Les milieux éducatifs ont été émus par plusieurs textes officiels qui, en s’appuyant sur les neurosciences, n’ont pas hésité à juger cavalièrement certaines psychothérapies, à décréter quelle était la meilleure méthode d’apprentissage de la lecture, ou encore à transformer une détection précoce de prétendus troubles du comportement, en prédiction de futures conduites de délinquance. On peut s’interroger sur la pertinence de ces démarches issues des instances institutionnelles. Les préconisations avancées sont-elles fondées ? Les neurosciences sont-elles des disciplines faîtières qui régentent tout le champ scientifique ? La démarche d’autorité est-elle une démarche de validité ? Le politique doit-il étroitement coiffer le scientifique ?

C’est pour tenter de répondre à ces questions délicates que les CEMÉA ont organisé cette journée d’étude. Et pour cela, nous avons la grande chance de bénéficier du concours de chercheurs éminents représentant, bien entendu, les neurosciences, mais aussi les sciences humaines et sociales. Ces chercheurs vont intervenir tout au long de la journée pour nous faire part de leurs réflexions à l’égard des positions officielles que je viens d’évoquer, soit sous forme de conférence, soit sous forme d’intervention dans la table ronde de cet après-midi. Pour ma part, je vais partir de ces interrogations pour tenter d’élargir le débat et pour envisager la position que les CEMÉA peuvent prendre, d’une façon générale, à l’égard de la science et des scientifiques. Des niveaux d’interrogation différents Dans cette confrontation, schématiquement, trois grands types de questionnement se détachent, souvent à vrai dire de façon entremêlée, mais que l’on peut cependant distinguer : 1. En premier lieu, l’analyse des faits identifiés sous l’égide scientifique est-elle valide ? Autrement dit, cette description des phénomènes est-elle vérifiée et confirmée de façon objective ? Par exemple, les données enregistrées à l’aide de l’imagerie par résonance magnétique ou par l’imagerie de diffusion permettent-elles de définir le rôle de telles structures cérébrales au cours de l’activité de lecture ? Est-on autorisé à penser que les corrélats obtenus témoignent d’une relation de cause à effet ? On éprouve déjà de sérieuses difficultés à délimiter la frontière séparant les VST n° 94 - 2007

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2. En second lieu, un autre type de questionnement surgit rapidement : le fait validé scientifiquement (souvent en situation de laboratoire) permet-il des transpositions telles quelles dans le contexte familial et scolaire, dans la réalité de la vie sociale ? Par exemple, le fait que tel mécanisme neurocognitif ait été isolé en situation de reconnaissance de forme autorise-t-il à en conclure le caractère fondamental et obligatoire de telle méthode scolaire de lecture en préférence à toute autre ? VST n° 94 - 2007

On devine que l’on aborde ici le domaine pédagogique, ce que l’on appelle « l’application » des données scientifiques à la réalité du terrain. Ce que l’on a mis en évidence dans une situation épurée, méticuleusement contrôlée, est-il transférable dans une situation sociale où s’entrecroisent une multitude de variables : les caractéristiques de l’individu, le milieu familial, les déterminants de la tâche, les contraintes de l’environnement, la relation pédagogique… Il s’ensuit une distinction, classique mais discutable, entre science « fondamentale » et science « appliquée ». On en comprend historiquement la raison quand on se réfère au développement de la physique ou de la chimie et de leurs prolongements technologiques spectaculaires ! Mais cette césure entre recherche fondamentale et recherche appliquée devient inacceptable dans les sciences humaines et sociales. Ce qui est fondamental, ce n’est pas la structure biocognitive du sujet mais la relation dynamique tissée entre les personnes, c’est la relation entre l’individu et le contexte social. Des expériences célèbres en psychologie sociale, dues à Elton Mayo, Kurt Lewin, Muzafer Sherif ou Serge Moscovici par exemple, ont montré sur le mode expérimental l’influence décisive des interactions avec autrui, de la dynamique des groupes, de l’organisation informelle de l’atelier ou de la classe, de l’influence des leaders ou des minorités actives. Ces expériences ne prennent pas pour objet les processus neurocognitifs qui sous-tendent les comportements, mais les processus dynamiques eux-mêmes de l’influence exercée par et sur les personnes en situation réelle (ce qui est l’une des variables comportementales détermi-

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conduites déviantes des conduites dites « normales », difficultés qui rendent délicate l’identification de ce que l’on appelle des « troubles du comportement ». Et dans le cas où l’on y réussirait, peut-on affirmer à coup sûr que ces conduites non conformes à 2 ou 3 ans sont le signe annonciateur de comportements délinquants quelques années plus tard ? Dans un cadre plus général, peut-on affirmer que tel type d’apprentissage, apprentissage massé ou distribué, volontaire ou incident, par conditionnement ou par essai et erreur, est meilleur que les autres ? Est-on sûr, comme on l’affirme si souvent, que la pratique sportive réduit l’agressivité et favorise l’esprit d’entraide ou le respect d’autrui ? On est là face aux interrogations classiques de la recherche expérimentale. La préoccupation méthodologique, la formulation d’hypothèses, le recueil et le traitement des données, et finalement l’administration de la preuve, sont ici primordiaux. Cette identification des faits, leur description et leur interprétation objectives représentent le support scientifique rigoureux sans lequel toute construction ultérieure risquerait de n’être que château de sable.


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des pratiques pédagogiques). 126 nantes Ainsi des expériences de Milgram qui

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firent scandale en montrant que, sous l’influence d’une personne détentrice d’autorité (en l’occurrence un scientifique en blouse blanche), des individus réputés normaux devenaient capables d’administrer des sévices considérables pouvant entraîner la mort à des personnes qu’elles ne connaissaient pas. Cette rapide évocation veut suggérer que les conduites humaines ne sont pas réductibles aux phénomènes biocognitifs qui les sous-tendent. Ceux-ci en sont évidemment le support indéclinable, mais ils doivent être replongés dans le contexte de vie qui leur confère leur signification. La subjectivité et le vécu des personnes méritent d’être pris en compte dans une démarche compréhensive qui s’inscrit dans un cadre psychosociologique rationnel. Et cela invite à penser que ce qui est fondamental ici, c’est le sens que les personnes accordent à leur action. Autrement dit, dans de telles situations, ce sont les sciences humaines et sociales qui deviennent la référence de fond. Il ne s’agit pas bien sûr d’affirmer la supériorité d’une discipline sur une autre, mais d’identifier des niveaux différenciés d’observation et d’interprétation selon les points de vue respectifs considérés. La pertinence de l’éducateur n’est pas la pertinence du neurologue (sachant que les travaux du neurologue pourront lui être d’un remarquable secours). La causalité symbolique ne coïncide pas avec la causalité neurobiologique. 3. En troisième lieu, il reste une question à aborder : la mise en évidence scientifique de certains faits légitime-t-elle tel choix éducatif ou politique, choix relatif à

des valeurs engageant le devenir des personnes et des groupes sociaux ? Nous sommes ici dans un domaine qui relève non plus de la méthodologie mais des normes et des valeurs, qui relève de l’éthique. La science peut aider à choisir ; il ne lui revient pas de fixer les objectifs et les finalités. Par exemple, convient-il de mettre en valeur les élèves les plus brillants et de discréditer les plus faibles en instituant de façon systématique des sections à part pour les enfants dits « surdoués » et d’autres pour des enfants en difficulté ? Ne risque-t-on pas de stigmatiser certains élèves en leur attribuant précocement une étiquette de « marginaux » ou de futurs provocateurs de troubles ? On connaît les conséquences anticipatrices de l’effet Pygmalion qui induit insidieusement chez les personnes les comportements déviants dont on les accuse à tort au départ. Les questions sont légion : faut-il rendre les élèves davantage agressifs afin qu’ils deviennent plus performants ? Faut-il systématiser la compétition et les rapports de force entre les enfants, et hisser la bannière de la « réussite à tout prix » ? Faut-il prétendre que les réalisations de notre société sont supérieures aux productions des autres cultures ? Cette dimension éthique, constamment présente dans les situations éducatives, doit être clairement explicitée en jouant cartes sur table. C’est cette éthique citoyenne qui fera du respect de la personne l’impératif catégorique de la démarche de l’Éducation nouvelle : respect de l’élève qui réussit ou de l’élève en difficulté, respect devant l’expression d’une personnalité. C’est cette dimension éthique qui incitera à valoriser la coopération plutôt que l’opposition, qui refuVST n° 94 - 2007

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Un abus de position dominante Ce rapide tour d’horizon souligne combien le problème est délicat. Il ne doit pas conduire à l’esquive ou à la fuite : dès leur création, les CEMÉA ont pris le parti de s’inscrire dans le sillage de la remise en cause et de la recherche dans le domaine éducatif. Se situant en pointe de l’innovation pédagogique, dès 1937, sous l’impulsion de Gisèle de Failly, les CEMÉA se sont placés dans la dynamique de l’Éducation nouvelle. Si un mouvement pédagogique veut éviter de se transformer en une secte, il doit situer ses interventions dans le cadre de phénomènes contrôlés, accordés aux connaissances éprouvées de son époque. Ainsi que le rappelle le titre d’un chapitre de l’ouvrage de notre délégué général Denis Bordat, paru en 1976 : « Les CEMÉA ont pris courageusement l’option de la recherche ». Et cette VST n° 94 - 2007

recherche de scientificité se retrouve aussi bien du côté des sciences humaines que de celui des sciences biologiques. Dans un article, en avril 2007, dans la revue Vers l’éducation Nouvelle, Francine Best, qui fut directrice de l’INRP et présidente de notre association, note avec pertinence que l’Éducation nouvelle dont nous nous réclamons « reconnaît tout enfant, tout adolescent, tout adulte en fonction comme une personne à respecter dans son unité et sa globalité ». Le respect de cette globalité présuppose une moisson de savoirs diversifiés relatifs aux capacités de cette personne, elle-même plongée dans des environnements extrêmement variés. Pour l’observateur, le danger serait de se cloîtrer dans une seule discipline, aussi prestigieuse fût-elle. C’est pourtant ce qui risque de se produire avec les neurosciences, dont les avancées impressionnantes sont en passe d’entraîner un envahissement quasi exclusif du champ des apprentissages. Or, cet aspect monodisciplinaire, cette hégémonie de fait est préjudiciable pour une bonne connaissance de la complexité et de l’unité de l’enfant. « En effet, souligne Francine Best, l’interdisciplinarité, la pluridisciplinarité sont des pierres de touche de l’Éducation nouvelle. » Cet effort pour entrecroiser différents points de vue scientifiques, pour éclairer la globalité de la personne sous de multiples facettes, nous paraît effectivement décisif. Le bon usage des neurosciences implique que celles-ci soient réinsérées dans le champ global des connaissances issues des autres disciplines, qui apportent leur propre éclairage. À vrai dire, la problématique est complexe et l’on peut schématiquement identifier trois démarches différentes :

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sera d’exalter la domination sur l’autre, aussi bien dans la classe que sur le stade. C’est elle qui encouragera à respecter la règle dans toutes les circonstances, notamment quand celles-ci nous désavantagent, c’est elle qui refusera la tricherie et le dopage. Dans ce dernier cas particulièrement spectaculaire, le paradoxe est criant : le dopage repose sur des processus éminemment biologiques et neurocognitifs que les physiologistes ont remarquablement mis à découvert ; cependant, les raisons qui poussent au dopage, tout autant qu’à sa condamnation, ne sont absolument pas de type biologique. La signification psychologique et sociale du dopage ne relève pas des neurosciences mais de l’éthique liée à la conception que l’on se fait de l’accomplissement de la personne au sein de la société.


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la démarche multidisciplinaire qui 128 –consiste à juxtaposer les propositions de

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différentes disciplines explorant le phénomène étudié. La procédure est enrichissante mais elle aboutit à une mosaïque de connaissances hétérogènes dont on peine à retrouver l’unité ; – la démarche interdisciplinaire dans laquelle chaque spécialité tente de prendre en compte les propositions extérieures. Le projet est de faire en sorte que les apports de chaque discipline puissent être intégrés harmonieusement dans une interface judicieuse. Ce principe est mis en œuvre dans de nombreux cas de bidisciplinarité : la psycholinguistique, la biomécanique ou la sociobiologie par exemple. – la démarche transdisciplinaire. Dans un certain nombre de cas, une confrontation poussée et fructueuse entre des points de vue d’obédiences différentes a débouché sur l’adoption d’une nouvelle pertinence. Surgit alors un point de vue spécifique, transdisciplinaire, qui ne se réduit plus à une juxtaposition de connaissances pluridisciplinaires associées à la diable. C’est ainsi que se sont imposées des disciplines originales telles l’ergonomie, l’éthologie, la kinésique, la proxémique ou la pragmatique. Il est vraisemblable qu’une spécialité neurocognitive monodisciplinaire de ce type, non réductible à la simple juxtaposition de la neurologie et de la psychologie, va s’imposer de plus en plus. De même, les travaux menés à l’ENSEP 1 et dans certains groupes d’activités et de recherche des CEMÉA ont donné naissance à une nouvelle discipline qui s’est désormais imposée en France et à l’étranger. Il s’agit de la praxéologie motrice, ou science de l’action motrice, qui étudie les pratiques corporelles, ludiques et sportives. Analysant les processus de percep-

tion et de décision dans le flux émotif de la relation avec l’environnement et avec autrui, cette discipline nouvelle prend comme objet focal l’action motrice. On en devine le rôle potentiel, capital, en éducation quand on sait que l’Éducation nouvelle peut être définie comme une pédagogie de l’action. Il est à remarquer que ces travaux praxéologiques ont largement devancé, d’une bonne trentaine d’années, les recherches menées par des neurophysiologistes, tel Alain Berthoz qui se pose aujourd’hui, sans doute abusivement, en pionnier de l’action motrice. N’y aurait-il pas parfois dans ce type d’attitude hégémonique un abus de position dominante ? Les mouvements d’éducation nouvelle ne sont pas que des organisations passives sous l’angle des savoirs ; ils sont aussi capables, dans le cadre de leur univers d’intervention, de produire de nouvelles connaissances, notamment dans la mesure où certains de leurs membres sont eux-mêmes des chercheurs de terrain chevronnés et des universitaires. Débat scientifique ou débat politique ? Il est frappant de constater que ces débats, que l’on qualifie d’épistémologiques, ne sont pas des discussions de nature purement scientifique, comme on pourrait le croire. Les pouvoirs politiques s’en emparent souvent et tentent de les infléchir dans le sens de leur intérêt et de leur idéologie. Les neurosciences offrent un terrain propice à un détournement des résultats obtenus sans que les chercheurs eux-mêmes en soient responsables. On peut ainsi observer que les courants conservateurs se retrouvent presque toujours du côté des tenants de l’hérédité VST n° 94 - 2007

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semaines, un livre luxueux de 800 pages intitulé Atlas de la création. Cet ouvrage, adressé dans notre pays aux écoles, aux universités et aux centres de documentation pédagogique, affirme que la théorie darwinienne de l’évolution « est une imposture ». S’inscrivant dans la lignée des « fondamentalistes » religieux américains et des « créationnistes », ce livre prétend que ceux qui perpétuent la terreur dans le monde sont en réalité des darwinistes, comme cela fut le cas, affirme-t-il, lors de la destruction des tours jumelles de New York. Édité en Turquie, issu d’un organisme qui a pour nom « Fondation pour la recherche scientifique », cet ouvrage est une inquiétante illustration du travestissement que l’on peut faire subir aux apports scientifiques sous le nom de « dessein intelligent ». Signalons que fin janvier, le ministre de l’Éducation nationale s’est opposé à sa diffusion dans les établissements scolaires. En rejetant le darwinisme fondé sur l’interaction du déterminisme génétique avec l’influence du milieu, le créationnisme représente l’apogée du fixisme et de l’inné. Il met en pleine lumière l’intrusion d’une idéologie rampante qui falsifie les données objectives en prétendant les réinterpréter dans une conception scientifique. Cependant, soyons prudents : l’idéologie insidieuse peut aussi se loger dans la conception opposée, favorable à l’influence de l’environnement, comme ce fut le cas avec la théorie de Lyssenko, en Union soviétique, au cours des années 1935-1965. Très orienté politiquement, il affirmait que la génétique de l’époque était une science « bourgeoise » qu’il fallait abandonner au profit d’une biologie « prolétarienne », celle-ci prônant le rôle actif et décisif du milieu au détriment des

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génétique. Comme si se transmettaient des lignées immuables de qualités ou de défauts qui prédéfinissaient de toute éternité la classe des bons sujets et la classe des mauvais sujets. Cet accent mis sur l’hérédité, et sur l’héritage, conduit à un conservatisme social qui classe les individus selon leur patrimoine génétique ou culturel. À l’opposé, l’Éducation nouvelle met en avant le pouvoir de transformation, la capacité d’initiative et de nouveauté que recèlent chaque individu et chaque société. C’est le refus de considérer a priori que les turbulences d’un enfant de 3 ans assignent celui-ci à une trajectoire qui le conduira inéluctablement à la délinquance. Non, tout n’est pas joué à la naissance ! En favorisant la créativité et l’expression de l’enfant, en montrant que l’environnement matériel et humain représente de puissants facteurs de transformation, l’Éducation nouvelle veut s’opposer à la conception d’un monde préhiérarchisé, immobilisé, qui s’ingénierait à reproduire des inégalités. En voulant se mettre au service des ressources de chaque enfant, et notamment au service des plus démunis, l’Éducation nouvelle s’inscrit délibérément dans une démarche démocratique, à l’écoute de tous et non pas seulement à l’écoute d’une minorité de naissance ou de fortune. Resurgit ici un débat ancien mais toujours d’actualité : l’opposition entre l’inné et l’acquis. D’un côté, le poids des attributs génétiques telles les prédispositions cérébrales, de l’autre côté, le rôle dynamique et générateur du milieu. L’équilibre entre ces deux pôles est difficilement maintenu et disparaît souvent sous la pesée des idéologies. Peut-être certains d’entre vous ont-ils eu entre les mains, au cours de ces dernières


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Bibliographie BERTHOZ, A. 2003. La décision, Paris, Odile Jacob. BEST, F. 2007. « Pourquoi l’Éducation nouvelle ne se généralise-t-elle pas ? », Vers l’éducation nouvelle, n° 526, p. 40-51. BORDAT, D. 1976. Les Paris, Maspero.

CEMÉA,

qu’est-ce que c’est ?,

JACOB F. 1981. Le jeu des possibles. Essai sur la diversité du vivant, Paris, Arthème Fayard.

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PIERRE PARLEBAS Président des CEMÉA, docteur d’État ès lettres et sciences humaines

Note 1. École normale supérieure d’éducation physique. Établissement supérieur de formation et de recherche dans les champs de l’EPS et des sports.

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facteurs héréditaires. Cette théorie pseudo-scientifique condamna les généticiens soviétiques à la disparition, et provoqua un retard de plusieurs décennies dans les recherches biologiques en URSS. Disons-le tout net : l’honnêteté impose de rejeter toutes les fausses conceptions prétendument scientifiques, quelle que soit leur origine, américaine ou soviétique. Le bon usage des neurosciences et des sciences en général appelle un surcroît de vigilance méthodologique. L’alibi scientifique ne doit pas servir à masquer des travestissements idéologiques, politiques ou religieux. Il convient de laïciser la recherche. La science est un ensemble de croyances, de croyances provisoirement validées par les démarches de vérification acceptées par la communauté scientifique. Reconnaissons que dans le cas des dysfonctionnements qui nous préoccupent, les chercheurs ne sont pas en accord avec les conclusions que les politiques ont extrapolées de leurs travaux. Les interactions insolites et incessantes qui entrechoquent le biologique et le culturel méritent une interprétation plus rigoureuse et plus honnête. « Si l’étude de l’homme ne peut se réduire à la biologie, affirme François Jacob, elle ne peut pas non plus s’en passer. »


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