9782390252962

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BORMS

Au nom des hommes en prison

Au nom des femmes déportées

Au nom de tous nos camarades

Martyrisés et massacrés

Pour n’avoir pas acceptĂ© l’ombre

Il nous faut drainer la colĂšre

Et faire se lever le fer

Pour prĂ©server l’image haute

Des innocents partout traqués

Et qui partout vont triompher.

LES SEPT POÈMES D’AMOUR EN GUERRE JEAN DU HAUT – 1943

BibliothÚque française, réédition en 1944 sous le nom Paul Eluard.

PROLOGUE

C’était au temps oĂč papa se rendait dans des lieux appelĂ©s des congrĂšs, ou descendait en kayak des gorges appelĂ©es Verdon ou Tarn. Il en revenait la peau rouge parsemĂ©e de taches de rousseur.

C’était au temps oĂč des enfants chantaient J’ai perdu mon Eurydice et oĂč la reine Élisabeth s’intĂ©ressait aux papas mĂ©decins et aux enfants de dĂ©portĂ©s.

Maman, elle, revenait d’un Ă©trange lieu appelĂ© les camps. LĂ  oĂč on l’avait forcĂ©e Ă  se mettre nue, se vĂȘtir d’une robe rouge trop grande et d’un manteau vert qui avaient appartenu Ă  une autre, le tout tenant avec une ficelle. OĂč l’on a dĂ» dormir entassĂ©es dans des baraquements, les prisonniĂšres politiques avec les prisonniĂšres de droit commun. Baisser la tĂȘte sous les invectives, les coups et les brimades des geĂŽliers. Les SS. Maman disait : « Il faut s’habituer au camp et donc ne pas regarder les SS dans les yeux ni leur faire plaisir en montrant que l’on est affectĂ©es par ce qu’ils nous font. ».

« Nacht und Nebel ». « Nuit et brouillard  ». Comme Ă©vaporĂ©s. Les prisonniers politiques, hommes et femmes venus de toute l’Europe, Ă©taient coupĂ©s de leur famille, enfermĂ©s dans divers camps de concentration et soumis aux travaux forcĂ©s. La plupart

d’entre eux sont morts. Comme s’ils n’avaient jamais existé : Nuit et brouillard !

Savaient-ils, tous ces rĂ©sistants de la premiĂšre heure, quels Ă©taient les desseins de leurs bourreaux ? Ma mĂšre, Regina Borms, dite Reine, savait. Car elle avait lu Mein Kampf de la premiĂšre Ă  la derniĂšre ligne. En allemand. Elle avait compris que l’objectif du TroisiĂšme Reich, des nazis, Ă©tait l’élimination des Juifs, des opposants (les communistes, les francs-maçons, etc.), des Tziganes, des homosexuels, des malades mentaux, des infirmes
 De tous ceux qui dĂ©rangeaient leur idĂ©al dĂ©lirant.

Un de leurs objectifs Ă©tait d’obtenir une race aryenne pure etgermanique peuplant des rĂ©gions « nettoyĂ©es », de la Bretagne aux confins de l’URSS. En en exploitant toutes les ressources. Certains scientifiques cautionnĂšrent la notion de race biologique. Comment « protĂ©ger » le sang allemand ? La mĂ©thode finalement adoptĂ©e fut simple : la mort industrialisĂ©e, pratiquĂ©e systĂ©matiquement, dans tous les territoires occupĂ©s et la reproduction humaine entre aryens.

Les livres au feu. La peinture moderne Ă  l’index. Seules de grandioses mises en scĂšne glorifiant le pangermanisme avaient droit de citĂ©. Le pays qui a enfantĂ© Goethe, Bach et Nietzsche s’est donc rendu responsable de cette ignominie appelĂ©e le nazisme. Ignominie supportĂ©e par les industries allemandes qui cherchaient un nouvel essor aprĂšs la dĂ©faite en 1918 : il y avait des profits Ă  la clef, mĂȘme si l’idĂ©ologie sous-jacente Ă©tait mortifĂšre et si la guerre allait emporter par millions les populations civiles et les militaires.

Le parti nazi allemand, nationaliste, accéda au pouvoir grùce à un électorat fasciné par un pouvoir fort qui accepta rapidement les déportations.

Pouvait-elle imaginer, cette mĂšre attachante, mais orgueilleuse, humble, mais intransigeante, que moi, sa fille, Anne, je dĂ©pouillerais ses courriers, ses photos, son passĂ© ? Que je dialoguerais avec elle, dĂ©cĂ©dĂ©e vingt ans plus tĂŽt, lors d’une Ă©mission intitulĂ©e De mĂšre en fille et diffusĂ©e, durant l’hiver 20202021 par la radio belge francophone et diverses radios locales ?

Car j’ai reçu « la guerre en hĂ©ritage ». Plus facile de converser aujourd’hui avec elle absente. Lorsqu’elle Ă©tait de ce monde, il m’était interdit de m’engouffrer dans son passĂ©, dans ses souvenirs, dans sa vie. Comment dialoguer avec des survivants ? Car ils reviennent de l’Enfer, d’un au-delĂ  inimaginable.

Je vous parlerai donc de la dĂ©molition d’une femme qui ne put jamais oublier ce qu’elle avait vu et vĂ©cu. Partons sur les chemins de l’intransmissible. Je marche sur des Ɠufs : je vais combler des silences et mettre des mots sur l’innommable.

Je ne suis pas historienne1 et mon propos, inscrit dans le cours de la Seconde Guerre mondiale, ne doit pas dissimuler, au-delĂ  de ses liens avec l’Histoire, le cƓur de mon projet d’écriture : le vagabondage dans ma mĂ©moire et ses racines dans l’intimitĂ© et les souvenirs familiaux. Le rĂ©cit peut donc prendre des chemins de traverse et se dĂ©rouler en dehors d’une stricte chronologie.

Au hasard de mes rencontres, de mes amitiĂ©s et de ma plongĂ©e dans les archives familiales, cette grande randonnĂ©e m’a Ă©galement emmenĂ©e bien loin de ma famille nuclĂ©aire.

J’ai pris la libertĂ© de m’appuyer sur des romans. La littĂ©rature m’a ainsi permis d’intĂ©grer la RĂ©sistance Ă  chaud . D’en vivre les moments de solidaritĂ©, de doute et de peur. Les traversĂ©es du deuil, car l’ennemi fut sans pitiĂ© et tuait sans Ă©tat d’ñme.

Seule la littĂ©rature serait-elle capable de « dire le rĂ©el concentrationnaire »2 ? Comment relater « l’intransmissible des camps

de concentration » alors que s’y dĂ©roulait, dans une organisation parfaitement orchestrĂ©e par les dĂ©miurges du nazisme, le chaos de l’esclavage et de la mort ?

L’art dans ses diverses expressions comble les silences. Seuls les mots peuvent dĂ©livrer du silence ; les dessins, remettre de la vie dans un regard figĂ© par l’horreur ; la musique et les chants nous relier Ă  la voluptĂ© du bercement.

Les faits et les documents Ă©crivent l’Histoire. Mais que faire face aux « cendres froides », exceptĂ© tenter de dĂ©busquer ce que furent les vies enfouies et Ă  jamais silencieuses ?

Que les historiens m’excusent des erreurs qui se seraient insinuĂ©es dans mon propos ; les empreintes mĂ©morielles ne sont pas vĂ©ritĂ©s historiques. Elles en sont ici le reflet.

QUAND ELLE CHANTAIT

SCHUBERT

La jolie jeune fille pĂ©dale Ă  toutes jambes. A-t-elle vingt ans ? Elle est en retard : elle a un peu bavardĂ© avec Denise qui lui a prĂȘtĂ© son vĂ©lo. Elle descend l’avenue Buyl Ă  toute allure, longe les Ă©tangs d’Ixelles, traverse la place Flagey et monte vers la place Blijkaert. Elle ne voit pas les rails de tram et la voilĂ  Ă©talĂ©e de tout son long dans la rue heureusement dĂ©serte. C’est la tombĂ©e de la nuit et il faut faire vite : son rendez-vous n’attendra pas. Son cabas ne s’ouvre pas : elle enfourche sa bĂ©cane et la voilĂ  repartie. Elle transporte des armes et poursuit son chemin.

Mais sait-elle que le temps avance inexorablement vers son arrestation, celle de son amoureux, de ses amis, et que la plupart de ses camarades mourront aprĂšs avoir Ă©tĂ© pris dans la nasse des dĂ©nonciations, de la dĂ©lation si bien orchestrĂ©e par l’occupant allemand ? Par les nazis.

J’écoute cette voix enregistrĂ©e en 1985, tellement juvĂ©nile lorsqu’elle raconte une jeunesse Ă©tudiante Ă  l’UniversitĂ© libre de Bruxelles, puis Ă  l’UniversitĂ© de LiĂšge. Avant cela, son enfance pauvre, les parents Anna Oelbrandt et René Borms, victimes collatĂ©rales d’August Borms, le demi-frĂšre aĂźnĂ© de RenĂ©, collaborateur dĂ©jĂ  durant la PremiĂšre Guerre.

Je ne reconnais pas cette jeune fille joyeuse, rieuse, amoureuse de littĂ©rature anglo-saxonne, avide de connaissance. Qui, en tant que secrĂ©taire du Rassemblement estudiantin de l’UniversitĂ© de LiĂšge, fut capable de fĂ©dĂ©rer des Ă©tudiants de toutes les facultĂ©s, mĂ©decine, sciences, lettres. Qui fut l’amie et la complice de rĂ©sistants de tous bords – étudiants catholiques et libĂ©raux – et de toutes origines sociales.

Sur un tract communiste, elle avait repris une phrase de Staline qui exhortait l’étudiant communiste Ă  ĂȘtre « meilleur en tout ». Cette exigence de perfection, je la retrouverai dans le regard sĂ©vĂšre qu’elle me jetait, devenue mĂšre, lorsque, mĂȘme trĂšs petite, je m’opposais ou, simplement, je lui dĂ©plaisais.

Cette voix qui, aprĂšs-guerre, laissait passer son unique souffle de vie quand elle chantait Schubert, je la retrouve ici, relatant joyeusement ses jeunes annĂ©es. Tout ce qui en fit une rĂ©sistante, une dĂ©portĂ©e, une rescapĂ©e. J’en suis stupĂ©faite. C’est donc ainsi qu’elle s’est construite : dans l’aviditĂ© d’apprendre, de comprendre, de parler plusieurs langues, de lire des nuits entiĂšres, d’écrire, d’échanger, de militer, de rire.

Je n’ai pas connu ma mĂšre ou plutĂŽt celle que j’ai connue n’était pas la vraie Reine Borms. Elle disait parfois : « Les camps m’ont retournĂ©e comme une chaussette. » Elle avait raison et je le dĂ©couvre longtemps aprĂšs sa mort !

Prenant le temps à rebours, je me plonge dans la vie de cette mÚre inconnue. Baladons-nous dans les chemins multiples de la mémoire, des sentiments intimes aux aspirations universelles. De la réalité la plus noire à la promesse de la victoire.

Chapitre 1.

UNE MÈRE, RÉSISTANTE ET DÉPORTÉE

Un patronyme maléfique

Regina Borms, dite Reine, rĂ©sistante active Ă  dix-huit ans Ă  Bruxelles, intĂ©grĂ©e ensuite dans l’ArmĂ©e belge des Partisans Ă  LiĂšge, fut arrĂȘtĂ©e par la Gestapo fin avril 1944. DĂ©portĂ©e Ă  Gommern, RavensbrĂŒck et Sachsenhausen en Allemagne, elle revint en Belgique en juillet 1945. Comment une petite fille nĂ©e en province flamande dans une famille ordinaire devint-elle une Ă©tudiante et une rĂ©sistante communiste engagĂ©e dans une universitĂ© francophone belge et une dĂ©portĂ©e qui tint tĂȘte aux bourreaux nazis ?

NĂ©e cinq ans aprĂšs la PremiĂšre Guerre mondiale

NĂ©e en septembre 1923 dans l’austĂšre Saint-Nicolas–Waes, petite bourgade commerçante proche d’Anvers, la destinĂ©e de Regina Borms (dite Reine) fut inscrite dans une parentĂ© malheureuse dĂšs avant sa naissance .

Anna

Une mÚre, résistante et déportée

August Borms, demi-frĂšre du futur papa, de treize ans son aĂźnĂ©, suggĂ©ra-t-il, comme il me fut rapportĂ©, le prĂ©nom Regina pour l’enfant Ă  naĂźtre ? Car, en 1923, August Borms est en prison suite Ă  sa condamnation Ă  mort en 1919 pour haute trahison et atteinte Ă  la SĂ»retĂ© de l’État.

Regina Ă©tait la petite hĂ©roĂŻne d’une histoire dessinĂ©e dans les journaux de l’époque. Ce prĂ©nom, de ce fait devenu populaire, fut donc attribuĂ© Ă  la petite fille. Bien vite, je ne sais pourquoi, on l’appela Reine. Est-ce August Borms qui l’a choisi ? Toujours est-il que la lĂ©gende est tenace et j’y vois les prĂ©mices de l’empreinte future de cet activiste et nationaliste flamand notoire sur la vie de toute ma famille maternelle.

August Borms a marquĂ© profondĂ©ment le destin de la petite Regina et de ses parents. Personnage politique bien connu en Flandre, nationaliste flamand, il avait collaborĂ© avec l’occupant allemand trĂšs tĂŽt durant la PremiĂšre Guerre mondiale. S’engageant donc bien au-delĂ  de la dĂ©fense de la langue flamande dans un pays oĂč la langue française Ă©tait socialement et culturellement dominante.

Je n’ai jamais eu le moindre contact avec les descendants d’August Borms et il m’en coĂ»te d’évoquer ici un homme au parcours douteux qui, probablement malgrĂ© lui, a fait beaucoup de tort Ă  son demi-frĂšre RenĂ©, mon grand-pĂšre, et Ă  sa niĂšce Reine.

August Borms, d’abord travailleur social au PĂ©rou

J’ai construit les pages consacrĂ©es Ă  August Borms, de sa naissance en 1878 Ă  sa mort en 1946, en me rĂ©fĂ©rant Ă  diverses sources. Je me suis essentiellement basĂ©e sur des Ă©crits, des textes biographiques, des articles le concernant et sur les archives composant son dossier rĂ©pressif lorsqu’il fut jugĂ© par la

Cour militaire aprĂšs la Seconde Guerre mondiale. Des documents retrouvĂ©s au sein de ma famille et, enfin, le souvenir de quelques rĂ©flexions de ma mĂšre Ă  son propos ont, je l’espĂšre, apportĂ© une touche personnelle et inĂ©dite Ă  ce chapitre. Il Ă©tait pourtant difficile de reconstituer le parcours de cet aĂŻeul fantomatique. Probablement car je sais les souffrances et le poids que constitua cette filiation pour ma mĂšre. Mais, que je le veuille ou non, mon destin, tel qu’il s’est imposĂ©, en est, mĂȘme trĂšs partiellement, son hĂ©ritage. Alors, allons-y
 August Borms, second fils de Lodewijk Borms 3 et de Maria Vanden Bossche, est nĂ© le 14 avril 1878 Ă  Saint-Nicolas–Waes. Sa mĂšre est morte en 1885, Ă  31 ans, lorsque August est ĂągĂ© de sept ans. J’ignore la cause de son dĂ©cĂšs. Le pĂšre, ouvrier, s’est remariĂ© peu de temps aprĂšs son veuvage avec Maria Wulleput, fille de son patron, commerçant prospĂšre de Sint-Niklaas-Waas.

August et son frÚre aßné Karel vécurent dÚs lors dans une famille recomposée aisée qui accueillerait à son tour deux fils, Jan et René. René, mon grand-pÚre maternel, né treize ans aprÚs August.

Christine Van Everbroeck, dans une biographie consacrĂ©e Ă  August Borms, indique [qu’il] « naĂźt Ă  Saint-Nicolas au sein d’une famille en pleine ascension sociale. Par son second mariage avec la fille d’un fabricant de tabac, le pĂšre d’August s’est hissĂ© du statut d’ouvrier d’usine Ă  celui de commerçant en vins et liqueurs » 4 .

Les racines sociales de la famille m’étaient inconnues jusqu’il y a peu. Rien Ă  voir, semble-t-il, avec la paysannerie flamande de l’époque, pauvre, misĂ©rable parfois, Ă  telle enseigne que les plus dĂ©munis « Ă©migrent » en Wallonie. Le sud du pays, plus industrialisĂ©, est, Ă  l’époque, une rĂ©gion prospĂšre et attractive.

Les Borms sont de religion catholique, avec des pratiques différentes selon les fils. August, trÚs croyant, à la ferveur quasi

Une mÚre, résistante et déportée

mystique, vivait durant les derniĂšres annĂ©es de sa vie au rythme des priĂšres. RenĂ©, le cadet, cultivait un rapport disons dĂ©contractĂ© Ă  la religion. Croyant, il laissa sa fille libre de ses opinions lorsqu’à quatorze ans, elle se dĂ©clara rĂ©solument athĂ©e.

Le parcours d’August Borms est singulier. LicenciĂ© en philologie germanique de l’UniversitĂ© catholique de Louvain en 1901, il enseigna quelques annĂ©es dans divers athĂ©nĂ©es avant de partir en mission au PĂ©rou avec d’autres enseignants, accompagnĂ© de son Ă©pouse Cesarina Smet (1878-1956) fille d’un commissaire de police. FrappĂ© par le mĂ©pris entretenu au PĂ©rou Ă  l’égard de la langue amĂ©rindienne, August Borms ne tarda pas Ă  faire une analogie avec le flamand, langue considĂ©rĂ©e comme secondaire dans la Belgique de l’époque. Au terme de son sĂ©jour, il publia Vier jaar in’t land der Incas (Quatre ans au pays des Incas »), oĂč il relata ses observations et ses activitĂ©s dans diffĂ©rentes contrĂ©es du PĂ©rou.

Soixante-dix ans plus tard, la presse flamande titrait : August Borms De eerste Vlaamse ontwikkenlingswerker 5 (« Le premier Flamand travailleur social en dĂ©veloppement »). Le terme « dĂ©veloppement » est Ă  entendre comme le travail interactif avec une population – supposant l’intĂ©gration du travailleur social dans un milieu donné – afin d’y encourager et soutenir des changements dans diffĂ©rents domaines (santĂ©, scolarisation, irrigation, urbanisation, etc.).

RĂ©cemment, mon cousin André Oelbrandt, qui a rencontrĂ© August Borms une seule fois alors qu’il Ă©tait enfant, m’a glissé : « Il aurait mieux fait de rester au PĂ©rou ! »

Collaboration avec l’Allemagne durant la Premiùre Guerre mondiale

Car entre le sĂ©jour au PĂ©rou et la PremiĂšre Guerre mondiale, l’homme a bien changĂ©. NommĂ© Ă  l’athĂ©nĂ©e d’Anvers, il s’est promis de dĂ©fendre la langue flamande, milite pour que l’UniversitĂ© de Gand devienne nĂ©erlandophone et part en Flandre française pour y propager ses idĂ©es.

Selon Kris Deschouwer 6 , « l’histoire du nationalisme flamand commence au XXIe siĂšcle, quoique le problĂšme flamand n’est pas vraiment un problĂšme politique Ă  cette Ă©poque. C’est un problĂšme qui ne divise pas les Ă©lites, qui seules ont le droit de participer Ă  la politique. Les Ă©lites du nord du pays sont francophones aussi [
] La langue y marque la diffĂ©rence sociale, est un “mur social” »

À ce point de mon rĂ©cit, nous sommes au dĂ©but du XX e siĂšcle et August Borms Ă©pouse la cause pour laquelle il est prĂȘt Ă  mourir, la dĂ©fense de la langue et du nationalisme flamands quel qu’en soit le prix. Une « obsession » sa vie durant.

Avec ses amis activistes Herman Vos et Antoon Jacob, il se radicalise, conclut en 19157, donc au dĂ©but de la PremiĂšre Guerre mondiale, un pacte faustien avec l’occupant allemand, collaborant ainsi avec l’ennemi de la Belgique. Conscients des tensions linguistiques en Belgique, les Allemands s’appuient sur cette tension en promettant la scission du pays et l’indĂ©pendance de la Flandre. Cette Flamenpolitiek, Ă  comprendre comme la politique en faveur des Flamands, fut pratiquĂ©e par les Allemands durant les deux guerres.

Les composantes idĂ©ologiques de l’activisme sont diverses durant l’entre-deux-guerres. Ainsi, Borms et Jacob, nationalistes petits-bourgeois, semblent trĂšs Ă©loignĂ©s de Jef Van Extergem, membre de la Jeune garde socialiste d’Anvers depuis 1912 8 et

Une mÚre, résistante et déportée

rĂ©dacteur en chef, Ă  dix-huit ans, du magazine De Socialistische Vlaming 9 . Issu d’une famille anversoise socialiste et flamingante, ce dernier revendique la reconnaissance des droits des Flamands et lutte pour une Flandre indĂ©pendante dans une rĂ©publique socialiste. Pour lui, la question flamande est d’abord une question sociale.

Durant deux dĂ©cennies se noua nĂ©anmoins une Ă©tonnante amitiĂ© entre Borms et Van Extergem. Poursuivi en tant qu’activiste aprĂšs la PremiĂšre Guerre, Jef fuit en Allemagne et rejoint le mouvement rĂ©volutionnaire spartakiste10.

Revenu Ă  Anvers, arrĂȘtĂ© sur ordre du bourgmestre d’Anvers Jan-Baptist De Vos, il est jugĂ© aux Assises en juin 1920 et August Borms tĂ©moigne Ă  son procĂšs. EmprisonnĂ© Ă  deux reprises, libĂ©rĂ© en 1928, Van Extergem se prĂ©sente aux Ă©lections lĂ©gislatives anticipĂ©es Ă  Anvers et rĂ©colte 3 083 voix avec l’étiquette stalinist11 ! L’amitiĂ© avec Borms s’effritera au grĂ© des annĂ©es pour se rompre dĂ©finitivement en 1941 lorsque ce dernier s’engage dans le national-socialisme. Jef, rĂ©sistant antinazi, lui promet de le « fusiller si c’est nĂ©cessaire pour la cause ». Il meurt Ă  Ellrich (Dora) en mars 1945.

Van Extergem est dĂ©crit comme un idĂ©aliste : le contraire d’un idĂ©ologue . Les mĂȘmes termes que ceux attribuĂ©s Ă  Borms. DĂ©cidĂ©ment ! Pourquoi l’idĂ©alisme ainsi que le romantisme sont-ils si souvent accolĂ©s au nationalisme ?

À l’opposĂ© de Van Extergem, Max Gunther, originaire d’Anvers, activiste lui aussi, choisit le chemin de l’extrĂȘme droite, prend la nationalitĂ© allemande, devient un policier politique et participe Ă  la rĂ©pression contre les spartakistes.

Que deviennent les trois fils aĂźnĂ©s de Lodewijk Borms, Karel, August et Jan, activistes12 durant la PremiĂšre Guerre mondiale ? August s’enfonce de plus en plus dans un nationalisme proger-

manique. Jan, condamné en Belgique pour activisme, se réfugie à Voorbrug, au sud des Pays-Bas.

CondamnĂ© Ă  vingt ans de travaux forcĂ©s, Karel, jeune mĂ©decin diplĂŽmĂ© de l’UniversitĂ© catholique de Louvain, fuit en 1920 aux Pays-Bas. Un an plus tard, il passe l’examen lui permettant d’y exercer la mĂ©decine. Il deviendra ensuite un farouche opposant aux idĂ©es d’extrĂȘme droite. Lors de la guerre d’Espagne, il soutient les RĂ©publicains et influence certainement sa niĂšce Reine qui sĂ©journe dans sa famille durant les vacances scolaires.

Mais revenons quelques annĂ©es en arriĂšre : en 1918, l’armĂ©e allemande vaincue, la Belgique s’apprĂȘte Ă  juger les traĂźtres (wallons comme flamands). August Borms se sent en danger, fuit en Allemagne avec sa femme et ses six enfants. Sans rentrĂ©es financiĂšres, tous reviennent en Belgique et August Borms, recherchĂ© par la SĂ»retĂ© de l’État, est arrĂȘtĂ© le 9 fĂ©vrier 1919 sur l’ordre du bourgmestre d’Anvers.

ProcĂšs de 1919 et premiĂšre condamnation Ă  mort

Les conseils de guerre Ă©taient compĂ©tents pour juger les collaborateurs jusqu’à la loi du 30 avril 1919. Ensuite, les juridictions civiles ont pris le relais en cas d’infraction Ă  la SĂ»retĂ© de l’État13 . August Borms sera donc jugĂ© par la cour d’assises du Brabant et son procĂšs dĂ©bute le 6 septembre 1919. Deux avocats le dĂ©fendront, un avocat du Barreau d’Anvers, maĂźtre Schiltz et un peu plus tard, maĂźtre Van Dieren, un avocat qui, au contraire de Schiltz, accepte que son client fasse de son procĂšs « un show Ă  grand retentissement »14 .

Les dĂ©clarations d’August Borms en 1919 et lors de son audition en 1945, Ă  la veille de son procĂšs pour collaboration durant la Seconde Guerre mondiale, frappent par leur similitude : 1945 sera le remake de 1919. August Borms n’a pas bougĂ© d’un pouce :

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la Flandre vaut toutes les compromissions ; cyniquement, il affirme que la fin justifie les moyens et qu’il se serait alliĂ© au diable pour dĂ©fendre la Flandre opprimĂ©e. L’accusĂ© assume pleinement ses choix, se bat pour ses idĂ©es15.

Mais l’Allemagne de 1940 ne sera pas celle de 1914 et August n’hĂ©sitera pas Ă  collaborer avec les nazis. Quand on parle du « diable »  Autre analogie : l’avocat Van Dieren a comparĂ© Borms, dans sa plaidoirie, au Christ « montant le Golgotha pour sauver son peuple ». Nous verrons que la date de l’exĂ©cution d’August en 1946 fut choisie en rĂ©fĂ©rence Ă  la mort du Christ. L’avocat Schiltz, moins pompeux, insista, lui, sur le « dĂ©sintĂ©ressement d’un homme ». Il ne fallut que trois quarts d’heure de dĂ©libĂ©ration en 1919 pour dĂ©clarer August Borms coupable de trahison et d’atteinte Ă  la SĂ»retĂ© de l’État. Le verdict est implacable : la mort.

Le journal francophone Le Soir a feuilletonnĂ© le procĂšs. Il relate qu’à l’annonce du verdict, l’accusĂ© s’est dĂ©clarĂ© prĂȘt au « sacrifice suprĂȘme » et qu’à l’annonce de la peine, il « se tourne vers la salle et crie “Vliegt de Blauwvoet ”16 ». Des voix, dans la salle, rĂ©pondent « Storm op zee », en rĂ©fĂ©rence Ă  un roman de Henri Conscience17 devenu cri de ralliement dans les manifestations flamandes.

August Borms fut l’objet de nombreuses caricatures18 ; un journaliste du Soir le compare Ă  « un fakir perpĂ©tuellement en contemplation de son nombril [
] ambitieux, envieux, comme tous les impuissants et les ratĂ©s »19.

Un mythe en Flandre

N’empĂȘche, pour les prisonniers qui cĂŽtoient Borms Ă  Louvain et pour une partie de la population flamande, il devient un mythe. Des mouvements de soutien agissent en sa faveur, orga-

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