De l'influence de la Chine au temps des Lumières...

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SOMMAIRE DE L’INFLUENCE DE LA CHINE AU TEMPS DES LUMIÈRES Introduction I. Qu’est-ce que mouvement des Lumières? A. Datation B. L’histoire d’un mot C. Caractéristiques du mouvement II. Comment la Chine fut connue par les Lumières ? A. Comment la Chine fut connue des Européens? 1° L’étape antique. 2° L’étape médiévale (Jean du Plan Carpin, Guillaume de Rubrouck, Marco Polo). 3°L’étape moderne: (Matteo Ricci, Louis Lecomte, Nouveaux mémoires sur l’état présent de la Chine, Les Lettres édifiantes et curieuses, JeanBaptiste Du Halde, La Description). B. Pourquoi la connaissance de la Chine marque-t-elle un progrès considérable au temps des Lumières? Textes: Table des lettres, Louis Lecomte, Nouveaux mémoires sur l’état présent de la Chine (1696). « Pékin vu par un mathématicien du roi », Louis Lecomte, Nouveaux mémoires sur l’état présent de la Chine (1696). « Pékin dessiné par les Jésuites », Lettre du père Gerbillon (1705) in Lettres édifiantes et curieuses. Lettre du père Amiot, 17 octobre 1754, in Lettres édifiantes et curieuses. III. Le goût de l’exotisme au XVIIIe siècle. A. Le cosmopolitisme des Lumières. B. Les origines d’un certain goût pour l’ « Orient ». C. Les usages de cet exotisme par les Lumières. Textes: Alain René Lesage, Arlequin invisible chez le Roi de la Chine (1713). Ange Goudar, L’Espion chinois ou l’envoyé secret de la cour de Pékin , Pour examiner l’état présent de l’Europe. Traduit du Chinois. (1765). Commentaire: Florian Faneuil


IV. L’influence sur les arts décoratifs: la chinoiserie A. Les prémices d’un goût. B. Qu’est-ce que la chinoiserie? C. Un phénomène européen. Textes: La porcelaine: Lettre du père d’Entrecolles au père Orry. Le thé: Lettre du r. père Laureati à M. le baron de Zéa, Lettres édifiantes et curieuses. Des soieries: P. Du Halde, Description géographique, historique, chronologique, politique, et physique de l’empire de la Chine et de la Tartarie chinoise. Des habits: Jean-Baptiste Grosier : Description générale de la Chine ou Tableau de l'état actuel de cet empire. Splendeur de la cour impériale: P. Du Halde, Description géographique, historique, chronologique, politique, et physique de l’empire de la Chine et de la Tartarie chinoise. Fête des lanternes: P. Du Halde, Description géographique, historique, chronologique, politique, et physique de l’empire de la Chine et de la Tartarie chinoise. Goût pour la Chine et la chinoiserie en Europe au XVIIIe siècle: Jean-François de Bastide, La Petite maison (1735). V. L’influence sur la littérature et les idées A. Illustration de la diversité générique B. Le cas particulier de L’Orphelin de la Chine Roman libertin Jean-François de Bastide, La Petite maison. Roman épistolaire L’Espion chinois ou l’envoyé secret de la cour de Pékin. Rousseau, La Nouvelle Héloïse. Le conte philosophique Voltaire, Histoire des voyages de Scarmentado, écrite par lui-même (1756). La littérature d’idée Diderot, Encyclopédie, article « Chinois ». Le théâtre


Tragédie Voltaire, L’Orphelin de la Chine (1755). Comédie La poésie Voltaire, Épître au roi de la Chine. Rousseau, Discours sur les sciences et les arts. VI. La réflexion religieuse Textes: Voltaire , Le Siècle de Louis XIV (1752). VII. La réflexion politique Textes: Montesquieu, De l’Esprit des lois. Voltaire, Le Siècle de Louis XIV (1752). Rousseau, Discours sur l’Economie politique.


DE L’INFLUENCE DE LA CHINE AU TEMPS DES LUMIÈRES


Introduction Le texte de Montaigne, extrait du 3e livre du chapitre VI des Essais, intitulé « Des coches », et qui commence par cette célèbre formule: « Notre monde vient d’en trouver un autre », est un des témoignages les plus frappants de la littérature française pour évoquer le bouleversement que représenta pour l’Europe la découverte de l’Amérique. Loin d’être une simple découverte géographique, ce nouveau continent allait grandement contribuer à la remise en cause de la société du Moyen-âge, à l’avènement de l’humanisme, aux idées de progrès et de modernité. On serait bien en peine de trouver, à la même époque, un texte d’une importance identique concernant la Chine dont la connaissance européenne est à peine plus avancée que celle de l’Amérique. Cette différence s’explique peut-être par le fait qu’au XVIe siècle, on ne découvre pas la Chine dont l’existence est connue des Européens, au moins depuis le IVe siècle avant Jésus-Christ. De fait, on assiste à cet étonnant paradoxe d’un pays méconnu, parce que connu. En effet, si les Européens connaissent l’existence de ce pays - ils n’ont donc pas l’effet de surprise créé par la découverte d’un nouveau continent comme l’Amérique - ils n’ont pas encore conscience de l’importance de la civilisation chinoise. C’est donc encore à Montaigne que l’on doit l’un des premiers textes de la littérature française attirant l’attention du lecteur sur l’importance de cette civilisation. L’auteur humaniste, toujours plein de lucidité et de pertinence, écrit ainsi au chapitre XIII du livre 3 (« De l’expérience ») des Essais : « En la Chine, duquel royaume la police et les arts, sans commerce et connaissances des nôtres, surpassent nos exemples en plusieurs parties d’excellence, et duquel l’histoire m’apprend combien le monde est plus ample et plus divers que ni les anciens, ni nous ne pénétrons […] » . On se prend dès lors à regretter qu’il n’ait pas développé audelà cette comparaison car elle contient une partie de cet autre bouleversement que représenta l’exemple chinois dans la conscience européenne… au XVIIIe siècle.


En effet, il faudra attendre cet autre mouvement de progrès qu’a constitué le mouvement des Lumières pour que la Chine pénètre non seulement le terrain des connaissances européennes et, plus encore, celui des idées. Avec une certaine provocation, on peut même affirmer que la découverte de la culture chinoise représenta un bouleversement bien plus important pour l’Europe que la découverte l’Amérique. En effet, contrairement à l’Amérique, la Chine était un immense empire, puissant, extrêmement peuplé, relativement unifié, remarquablement administré, hautement civilisé, ayant accompli certains progrès techniques majeurs avant l’Europe et repris par elle. D’autre part, elle avait une culture antique plus ancienne que celle des Grecs ou des Latins, ce qui fit dire à Voltaire qu’elle était « la nation la plus ancienne, et la plus policée de la terre. » . Enfin, sa spiritualité ne devait rien à celle de l’ Europe, composée et unifiée par la religion chrétienne. Pour résumer, la Chine, sans le vouloir, prit un peu l’Europe à son propre jeu, qui voyait dans les Amérindiens, des cannibales sans âme, chez les Musulmans, des hérétiques, et doutait, comme le dira avec ironie Montesquieu « que Dieu qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir. ». En effet, ce n’est pas l’Empire du milieu qui fut la cause volontaire de ce bouleversement, lui qui pratiquait un splendide isolement et l’autarcie comme des vertus protectrices et ne voyait justement que des barbares au-delà de ses frontières. Non, ce sont les philosophes des Lumières, Voltaire en tête, qui, à la faveur d’un étonnant retournement de situation, se servirent de l’exemple chinois pour faire progresser les idées européennes. En outre, l’influence involontaire de la Chine ne se limita pas au terrain des idées et toucha cet autre terrain, si important au XVIIIe siècle, qu’est l’esthétique.


Problématique: Ainsi nous demanderons-nous pourquoi et comment l’exemple chinois influença triplement le siècle des Lumières (Une Chine de divertissement, une Chine esthétique, une Chine de réflexion).


Qu’est-ce que le mouvement des Lumières?


Pour bien comprendre l’influence de la Chine au temps des Lumières, il convient de revenir en premier lieu sur ce que fut ce mouvement. A. Datation. Même si le mouvement des Lumières est le grand mouvement du XVIIIe siècle, il faut chercher les causes et les origines de son émergence dans le siècle précédent, c’est-à-dire « le siècle de Louis XIV ». Les historiens s’accordent à diviser le règne du Soleil en deux parties: la phase ascendante, qui va depuis sa prise de pouvoir à la mort du Cardinal Mazarin, en 1661 à 1685, et la phase plus obscure, de 1685 cette date bascule étant marquée par L’Édit de Fontainebleau ou Révocation de l’Édit de Nantes - à 1715, mort de Louis XIV et avec elle, l’achèvement du plus long règne de l’Histoire de France. Très succinctement, la phase ascendante du règne de Louis XIV est caractérisée par une heureuse conjonction de réussites politiques (période de stabilité après la Fronde), économiques (colbertisme) administratives et militaires (nombreuses conquêtes militaires assorties de victoires) où l’on distingue, le plus souvent, la vision, l’ambition et la volonté personnelle de Louis XIV, ce qui fit dire à Voltaire, dans son ouvrage historique, Le Siècle de Louis XIV : « Non seulement il s’est fait des grandes choses sous son règne, mais c’est lui qui les faisait », n’hésitant pas à comparer le règne du roi Soleil à celui d’Auguste. A cela il faut ajouter une véritable floraison des arts et des chefs-d’œuvre, avec des auteurs et des artistes aussi considérables que Pascal, Corneille, Molière, Racine, La Fontaine, Mme de Sévigné, Mme de La Fayette, Poussin , Lorrain… 1685, année horrible? A partir de 1685, les rayons du Soleil s’atténuent. En politique, on assiste à la mort de Colbert, principal collaborateur de Louis XIV, en 1683. Dans la vie privée du roi, mort de la reine Marie-Thérèse, la même année. Remariage (morganatique) avec Mme de Maintenon dont plusieurs historiens jugèrent l’influence néfaste. Mort de son fils en 1711 Mort de son petit-fils en 1712. Les arts entrent, eux-aussi, en automne (mort de Molière en 1673, Racine n’écrit plus de chefs-d’œuvre pour le public à partir de 1677), défaites militaires (mort de Vauban, Condé) Avec l’âge, les inquiétudes métaphysiques le monarque devient plus sombre, les fêtes plus rares. Mais la vraie date bascule du règne est 1685, avec la Révocation de l’Édit de Nantes . 87 ans après son grand-père Henri IV, Protestant converti pour devenir roi de France, peut-être sous l’influence de son épouse morganatique, Mme de Maintenon, dont le


grand-père était également protestant, Louis XIV, Lieutenant de Dieu sur la Terre, roi d’une France « Fille aînée de l’Eglise », soucieux d’afficher un catholicisme au moins aussi ardent que l’Espagne, décide d’interdire la tolérance à l’égard du culte protestant sur le sol national. Les Protestants sont invités soit à se convertir, soit à quitter le pays. Dans le cas contraire, ils s’exposent à des persécutions. Une erreur politique majeure? L’interdiction du culte protestant est une des erreurs majeures du règne de Louis XIV car le départ massif des Protestants (300.000 Protestants quittent la France) prive la France de forces vives. En effet, de nombreux banquiers, entrepreneurs ou penseurs sont protestants. En quittant la France, ils ne représentent pas seulement une perte pour le pays mais ils renforcent les pays dans lesquels ils immigrent, pays le plus souvent protestants (Angleterre, Allemagne, , Provinces-Unies, Savoie, Suède…), concurrents et bientôt hostiles à la France. En effet, ces mêmes pays ne tardent pas à former la ligue d’Augsbourg dont les conflits guerriers qui s’ensuivent (1688-1697, « Guerre de 9 ans ») seront un préjudice humain, moral et financier énorme pour le royaume (fonte du mobilier d’argent de la Galerie des glaces). Mais les malheurs ne sont pas finis pour les Français, qui devront aussi subir les conséquences terribles du « grand hyver » en 1709. Cette révocation n’a pas que des conséquences extérieures. A l’intérieur du royaume, elle suscite indignation et débat sur le thème de l’intolérance religieuse, faisant le lit des Lumières. 1687, Publication de l’Histoire des oracles de Fontenelle, « La Dent d’or », ou l’éveil des Lumières. Une anecdote rapporte qu’au XVIe siècle, en Silésie (région de l’actuelle Pologne) , une dent en or apparut dans la bouche d’un enfant âgé de 7 ans. Immédiatement, des universitaires y voient un signe divin, jusqu’au jour où un orfèvre découvre qu’il ne s’agit que d’une feuille d’or appliquée sur la dent. Ce que stigmatise cette histoire, c’est le fait que des savants aient tiré des conclusions avant même d’avoir vérifié. Ce texte est donc d’une part une satire de la superstition et de l’interprétation religieuse de tout. D’autre part, il représente une apologie de l’esprit d’examen , réflexe intellectuel prôné et appliqué systématiquement par les philosophes des Lumières. Cette anecdote justifie à elle seule l’avènement et surtout le nom même du mouvement des Lumières. Mais l’histoire des oracles ne fait que s’insérer dans un contexte où, du libertinage aux différentes querelles religieuses: jansénisme, quiétisme,


jésuites + rationalisme cartésien et l’essor des sciences, querelle des Anciens et des Modernes, on assiste à une prise de distance par rapport au sentiment religieux dans les milieux intellectuels et, plus généralement, à une sorte de relativisme des valeurs du siècle classique. 1e septembre 1715, le coucher du Soleil. Le 1e septembre 1715 marque la mort de Louis XIV, vécue comme une libération par le peuple. Louis XIV est enterré de nuit pour éviter les émotions populaires haineuses. Commence la Régence. En effet, Louis XV, trop jeune (5 ans) et donc pas en état de diriger le pays, sa direction est confiée à son cousin, Philippe d’Orléans (1674-1723) qui prend le titre de « Régent ». Avec le Régent commence un climat beaucoup plus libéral et propice à la naissance des Lumières (cf. Que la fête commence…). Ainsi, l’on peut considérer que le mouvement des Lumières se prépare à partir de la 2nde partie du règne de Louis XIV, qu’il éclot pendant la régence entre 1715 et 1723. Entre 1723 et 1750, 1e partie du règne de Louis XV, dit le « Bien-Aimé », c’est la phase optimiste de ce mouvement; après 1750, le mouvement perdure, les auteurs se renouvellent, mais l’humeur est au pessimisme et la critique se fait plus dure. B. L’histoire d’un mot. La nom donné au mouvement d’idées du XVIIIe siècle est une métaphore qui prétend s’opposer à l’obscurité de l’ignorance et de la superstition, c’est-à-dire à l’obscurantisme. Il est difficile d’attribuer une paternité à cette expression mais deux faits sont notables: D’une part, contrairement aux auteurs classiques, qui ne se sont jamais désignés ainsi eux-mêmes (c’est une désignation que l’on doit aux auteurs romantiques), les auteurs des Lumières étaient conscients d’appartenir à un mouvement unifié par ses méthodes critiques et ses aspirations et ils employaient le terme: - Voltaire, en 1761, évoque les « lumières d’un siècle éclairé » dans sa Préface des Recherches sur l'origine du despotisme oriental . - « Jamais siècle n’a été appelé plus souvent que le nôtre le siècle des lumières. » Gabriel Bonnot de Mably (1709-1785), Le Banquet des politiques, 1776.


Kant, Qu’est-ce que les Lumières?, 1784: « Les Lumières, c'est la sortie de l'homme hors de l'état de tutelle dont il est lui-même responsable. L'état de tutelle est l'incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d'un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l'entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s'en servir sans la conduite d'un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement! Voilà la devise des Lumières. » D’autre part, et là encore en opposition avec le mouvement classique, mouvement franco-français, le mouvement des Lumières est un mouvement européen (cf. Kant). De fait, le mot existe dans la plupart des langues européennes: Illuminismo (italien), Illustracion (espagnol), aufklärung (allemand), Enlightenment (anglais). Ce fait, qui pourrait sembler anecdotique, montre donc bien la capacité de ce mouvement à communiquer et à s’ouvrir aux idées d’autres pays. Cette prédisposition explique, entre autre, l’intérêt pour la Chine. C. Caractéristiques du mouvement Le mouvement des Lumières est la suite logique du mouvement humaniste. C’est un mouvement de progrès, c’est-à-dire qu’il a une foi en un avenir nécessairement meilleur. Le mouvement des Lumières a comme principe unificateur la remise en cause des aspects les plus établis de la société (en particulier, la religion et la politique) par l’esprit d’examen et l’exercice de la raison critique. La Chine sera souvent un moyen pour les Lumières de remettre en cause ces deux aspects de la société française. Pour conduire cette remise en cause, émerge la figure du philosophe, à mi-chemin entre l’honnête homme du XVIIe siècle (goût de la conversation, de la sociabilité, esprit de salon) et préfiguration de l’intellectuel fin du XIXe-XXe siècle (usage d’un talent littéraire au service du combat d’idées, cf. Voltaire et l’affaire Calas). Même si une appréhension un peu rapide du mouvement donne l’impression d’un unisson, rien n’est moins vrai, tant les personnalités et leurs options politiques, religieuses, morales et esthétiques divergent. Cependant, en plus d’une méthode intellectuelle commune, les principales figures des Lumières se fédèrent autour d’une œuvre, L’Encyclopédie dont le 1e tome est publié en 1751: « Le but d’une encyclopédie est de rassembler les connaissances éparses sur la surface de la terre » écrit Diderot dans l’article « Encyclopédie ». Cette définition est déjà une 1e forme d’explication de l’intérêt du mouvement des


Lumières pour la Chine. Précisément, cette définition qui prône le passage d’un ethnocentrisme à une ouverture et une curiosité pour le monde nous amène à évoquer la question de l’exotisme au XVIIIe siècle.


Comment la Chine fut connue des Lumières?


Introduction: Au XVIIe siècle, un petit poème anonyme vante ainsi les mérites de la porcelaine chinoise: « Allons à cette porcelaine ! Sa beauté m’invite et m’entraîne. Elle vient du monde nouveau, L’on ne peut rien voir de plus beau. Qu’elle a d’attraits, qu’elle est fine ! Elle est native de Chine ! » On ne manquera pas de relever, pour désigner la provenance de cette porcelaine, l’expression « monde nouveau », qui n’est pas sans faire écho à la découverte du continent américain, environ un siècle plutôt. Rien n’est plus vrai et rien n’est plus faux que cette expression appliquée à la Chine par rapport aux Européens. Rien n’est plus vrai, car, à tous points de vue, la fin du XVIIe et surtout le XVIIIe siècle marquent l’étape la plus importante, jusque-là, dans la connaissance de la Chine. Rien n’est plus faux, car contrairement à l’Amérique, qui fait littéralement irruption dans la conscience européenne du monde, la Chine est « connue » depuis au moins deux millénaires par les Européens. Encore faut-il s’entendre sur le sens du mot « connaître ». Depuis au moins deux mille ans, l’Europe connaît l’existence de la Chine. Cependant, il y a loin de la coupe aux lèvres entre la connaissance de l’existence d’une civilisation et le très grand nombre d’aspects (histoire, mœurs, spiritualité, art…) qui l’érigent en civilisation. Ainsi, on peut dire que la découverte de la Chine provoqua un bouleversement équivalent, voire supérieur, à la découverte de l’Amérique, non pas parce qu’on la découvre mais par ce que l’on découvre d’elle, c’est-à-dire une civilisation beaucoup plus ancienne que l’Europe et d’une richesse digne de rivaliser avec le « Vieux Contient » - plus si vieux, du coup - voire de le surpasser. A. Comment la Chine fut connue des Européens? B. Pourquoi la connaissance de la Chine marque-t-elle un progrès considérable au temps des Lumières? (récits de missionnaires, relation de voyage, estampes, objet manuscrit) C. A quel étonnant paradoxe aboutit la connaissance de la Chine au temps des Lumières?


A. Comment la Chine fut connue des Européens? 1° Dans l’Antiquité: des liens de soie. Il est impossible de donner l’équivalent de « 1492 » pour marquer la date de la découverte de la Chine par les Européens. Marcel Granet, puis son disciple Etiemble, ont suggéré l’existence de relations entre la Chine et la Grèce, dès le Ve siècle avant Jésus-Christ. Hérodote, cependant, écrit dans L’Enquête, au Ve siècle av. J.-C. : « Jusqu’au territoire de cette tribu scythe les régions énumérées forment une plaine de bonne terre; plus loin, ce sont des pierrailles et de la roche nue. Après avoir parcouru sur une longue distance ces terrains déshérités, on arrive au pied de hautes montagnes [Altaï]» (Hérodote, L’Enquête, IV, 23). Décrivant l’un des itinéraires de la route de la soie, Hérodote ne considère pas qu’il y ait autre chose au-delà de ces montagnes séparant la Mongolie des steppes de Russie. Du côté de la culture chinoise, Le Livre des monts et des mers (IIIe siècle av. J.-C.), recueil de données géographiques et de légendes de l’antiquité chinoise, évoque des « échanges avec des pays lointains » Aristote (384 av. J-C - 322 av. J.-C), quant à lui, écrit à peu près à la même époque: «D'une certaine larve qui est fort grande, qui a de petites cornes, et qui diffère de toutes les autres, il sort en premier lieu, par le changement de cette larve, une chenille ; de cette chenille, il sort un cocon; et du cocon, un nécydale. Il faut six mois pour ces métamorphoses successives. Dans quelques pays, les femmes déroulent les cocons de cet animal en les dévidant; et ensuite, elles filent cette matière» (Aristote, Histoire des animaux, V, XVII, 9). On pense que cette connaissance de la fabrication de la soie, qui restera un secret pour la plupart des Européens pendant de nombreuses années encore, aurait été communiquée au philosophe par son ancien élève, Alexandre le Grand qui l‘aurait luimême acquise lors de sa conquête de l’Asie. On le comprend, c’est très certainement à travers du commerce de la soie que les Européens, et plus précisément les Romains, ont été amenés à prendre conscience de l’existence du peuple chinois. On remarque une concentration de textes sur la soie entre le 1e siècle av. J.-C. et le 1e siècle ap. J.-C. : « Je vois des vêtements de soie, s’il faut appeler vêtements des tissus dans lesquels il n’y a rien qui puisse protéger le corps, ni seulement la pudeur. […] Voilà ce que, avec des frais immenses, on fait venir de pays obscurs […] » Sénèque, Des bienfaits, Ier siècle. De fait, lorsque par « la route de la soie » - en fait, les routes de la soie - le précieux tissus arrive à jusqu’à Rome, les Romains le baptisent serica et baptisent à partir de la même racine étymologique le peuple qui


détient le secret de sa fabrication, les Sères et le pays du même nom, « pays de la soie » . En 165-166 apr. J.-C., les annales chinoises évoquent la venue d’un homme se présentant comme l’ambassadeur de l’empereur Marc-Aurèle, qui fut reçu dans la capitale chinoise de l’époque, Chang’an (aujourd’hui Xi’an). Beaucoup de doutes subsistent sur l’authenticité de cette « ambassade romaine », les cadeaux de l’ambassadeur semblant venir davantage de l’Inde que de Rome. Au début de notre ère et jusqu’au Ve siècle , Les Romains connaissent donc l’existence de la Chine mais ce pays reste très mystérieux pour eux. Deux faits font écran. D’une part, les pays orientaux assurant le commerce des produits chinois ne favorisent pas l’accès à la Chine pour continuer à jouer les intermédiaires et gagner de l’argent. D’autre part, l’expansion de l’Islam mit fin pendant un certain temps aux échanges commerciaux. A l’aube du Moyen Âge, Romains et Chinois pensent, chacun de leur côté, qu’ils incarnent la civilisation. 2° L’étape médiévale: Jean du Plan Carpin, Guillaume de Rubrouck, Marco Polo. Elle marque une étape très importante dans la connaissance de la Chine puisque pour la 1e fois des Occidentaux vont pénétrer l’Empire du milieu, tout en laissant des écrits significatifs sur ce pays. Au cours de cette étape, on peut distinguer trois types de voyageurs vers l’empire du milieu: des religieux missionnaires, des diplomates, des commerçants. Au Ve siècle, les Nestoriens, courant religieux chrétien, sont chassés pour hérésie de l’église chrétienne de Constantinople. Ils se répandent alors en Asie et certainement jusqu’en Chine puisqu’on retrouve une stèle nestorienne à Xi’an . Jean du Plan Carpin ( 1180-1252) Vers les années 1100, une légende dit que précisément en Chine un chrétien a fondé un royaume appelé royaume du prêtre Jean. Ce roi dont le pape Eugène III atteste de l’existence intéresse l’Eglise catholique car il pourrait représenter un allié chrétien contre les Musulmans en Orient. Dans les années 1230, des hordes mongoles étaient aux portes de l’Europe (1242 , aux portes de Vienne), le rempart du royaume du Prêtre Jean - qui aurait eu un fils - ne semble plus fonctionner, l’Eglise catholique veut donc savoir ce qu’il en est vraiment de ce royaume du prêtre Jean et envoie en ambassade Jean du Plan Carpin. Jean du Plan Carpin est un franciscain. Il est le 1e voyageur européen à avoir pénétré en Mongolie et en avoir rapporté un récit levant un peu le


voile sur les Mongols aussi appelés Tartares. Son voyage d’investigation a une dimension prosélyte. Guillaume de Rubrouck (1215-1295) Au XIIIe siècle, Saint-Louis envoie le franciscain d’origine flamande, Guillaume de Rubrouck , auprès des Tartares, afin d’y porter la parole évangélique et de sceller une alliance contre les Musulmans. Le périple du religieux vers l’empire du milieu prend deux ans, entre 1253 et 1255, mais n’aboutira ni d’un point de vue religieux , ni d’un point de vue politique. Cependant, reste son récit de voyage, sous forme de lettres adressées à Saint-Louis, dont la précision et les qualités de style offrirent aux Européens un précieux témoignage sur la civilisation chinoise. Il faudra attendre presque quatre siècles et demi pour une reprise des rapports politiques entre la France et la Chine. Marco Polo (1254-1324) Le voyage de Marco Polo en Chine va produire un des récits les plus célèbres, les plus fascinants et les plus controversés du monde. Voici comment Rusticello de Pise, qui rédigea d’après les dires de Polo, le récit de son voyage en Chine, présente son expérience: « Depuis que Notre Sire Dieu a façonné Adam, notre premier père, et Ève avec ses mains et jusqu’à aujourd’hui, il n’y a jamais eu de Chrétien, Sarrazin, Païen, Tartare, Indien, ou autre homme de quelque sorte, qui ait vu, connu ou étudié autant de choses dans les diverses parties du monde, ni de si grandes merveilles, que ledit Messire Marco Polo; nul autre n’y fit autant de voyages ni n’eut autant d’occasions de voir et de comprendre. » Par cette déclaration, on perçoit immédiatement le caractère proprement extraordinaire du livre de Polo. Ce caractère extraordinaire provenant à la fois de l’expérience humaine unique mais aussi du pays qu’elle eut pour cadre. Comment Marco Polo fut amené à faire ce voyage? Marco Polo est né à Venise, en 1254, dans une famille de riches marchands vénitiens. Cette famille tire en particulier sa fortune du commerce de produits orientaux (soie, épices, pierres précieuses) avec un système de comptoirs dans différents pays orientaux (Constantinople?). Le voyage de Marco Polo est « préparé », « amorcé » par un premier voyage vers la Chine que font son père, Nicolo Polo, et son oncle, Mattéo Polo, entre 1254 et 1269. Ce 1er contact avec la Chine conduit les deux Vénitiens jusqu’à Karakorum, capitale de la Mongolie, où ils rencontrent Kubilaï Khan, qui, à la suite de Gengis Khan, régna d’abord sur la


Mongolie puis conquit bientôt le reste de la Chine et fonda la dynastie des Yuan. Le souverain, curieux de la religion catholique, confie aux deux Vénitiens la mission de lui ramener de nombreux prêtres catholiques afin de comprendre cette religion ainsi que de l’huile du Saint-sépulcre de Jérusalem . Ceux-ci s’en retournent en Europe pour accomplir la volonté impériale mais plusieurs bouleversements à l’intérieur de l’Église catholique vont retarder leur retour auprès de Kubilaï Khan. Ils ne repartent que deux ans plus tard, en 1271, en emmenant, cette fois-ci, Marco Polo âgé de 17 ans. Leur but est clairement, cette fois-ci, d’aller en Chine pour retourner auprès de Kubilaï Khan. Traversée de la Méditerranée, Le trajet se fait par voie terrestre et suit, comme toujours « la route de la soie » (traversée de la Perse, de l’Afghanistan puis la Chine). Ils doivent se rendre vers Khanbalik/Khanbaluk (vient du turc quan balïq « grande ville » ou « La ville du Khan » ), nouvelle capitale de l’empire et futur Pékin. En fait, ils rejoignent le Khan à Shang Du, villégiature d’été du souverain. Marco Polo est très vite distingué par Kubilaï Khan par le fait qu’il parle plusieurs langues orientales des pays frontaliers de la Chine (arabopersan, mongol) apprises lors de son périple, mais pas encore le chinois. De fait, très vite Marco Polo raconte que le souverain l’a chargé de missions. Marco Polo ne quitte la Chine qu’en 1295, par voie maritime, et mettra trois ans pour regagner l’Europe. Quand il rentre à Venise, la Sérénissime est en guerre contre Gênes. Marco Polo est fait prisonnier et c’est lors de sa captivité qu’il va raconter son extraordinaire aventure à un littérateur italien mais sachant le français, Rusticello de Pise. Celui-ci entreprend donc la rédaction du récit de voyage de son compagnon de cellule. Quelles sont les particularités du voyage et du récit de voyage de Marco Polo? Son voyage: - En premier lieu, par opposition aux deux précédents voyageurs , Le périple de Polo vers la Chine n’est pas son fait, n’est pas commandé par des motifs religieux et européens mais des motifs commerciaux…et asiatiques. - Il s’agit d’une expérience qui aura une valeur initiatique pour un adolescent qui devient un adulte, et même un homme mûr, pendant le temps du très long séjour qu’il fait en Chine (on peut penser que ce récit, que connaissait Voltaire, joua un rôle dans la rédaction d’un conte philosophique comme Candide). - Précisément, la durée du voyage est exceptionnelle puisqu’entre le


trajet aller-retour et le séjour en Chine, il s’est écoulé 24 ans, dont 17 en Chine. - Par rapport à ses devanciers, Marco Polo est le premier Européen à pénétrer à l’intérieur de la Chine, et non la seule Mongolie. - Le fait que Marco Polo n’a pas été qu’un simple visiteur mais qu’il a fait partie de l’administration impériale. Son récit: Il ne s’agit pas vraiment d’un ouvrage de réflexion , d’un ouvrage intellectuel. C’est avant tout un ouvrage descriptif, de « choses vues », en Chine. L’ouvrage ne fut pas toujours pris au sérieux. Au pire, certains remirent en cause la présence même de Marco Polo en Chine. Aucune forme de témoignage, ni en Europe, ni en Chine n’est venue attester sa présence. Au mieux, on jugea ses descriptions fantaisistes (les cynocéphales: « les hommes de cette îles ont tous une tête de chien » ) et exagérées, en particulier à cause des tailles, des quantités qu’il mentionne. C’est à cause de ce reproche d’exagération qu’un des titres donnés au récit de Marco Polo est l’ironique Il Milione, « Le Million ». Marco Polo a le plus souvent une approche des choses de commerçant. Par ailleurs, il faut comprendre qu’au XIIIe siècle, où en Europe, les cités les plus florissantes, comme Venise, avaient, au mieux, une centaine de milliers d’habitants, on avait du mal à imaginer des cités prospères avec des millions (la Chine au début du XIIIe siècle compte environ 60 millions d’habitants) . La dimension autobiographique de son récit est presque nulle. Les conditions de sa production et de sa rédaction: Vraisemblablement, Marco Polo n’a jamais personnellement envisagé de fixer par écrit son expérience. Cela tient au hasard de sa captivité et de son compagnonnage de cellule. La première version du livre de Marco Polo était écrite en français mais l’original a été perdu avec le temps. Ce qui nous est parvenu ce sont donc des rééditions avec diverses traductions. Conclusion sur l’apport de Polo à la connaissance européenne de la Chine: D’une part, Marco Polo a incontestablement contribué à éveiller la curiosité européenne pour la Chine et il est le premier voyageur européen à être allé au cœur de l’empire du milieu. D’autre part, les études historiques ont tendance à réhabiliter les dires de


Marco Polo. Il est notable que contrairement à Christophe Colomb, Marco Polo ne se conduisit pas en conquérant par rapport à la Chine mais en admirateur. Enfin, le récit de Marco Polo est le dernier grand récit sur la Chine du Moyen-âge avant la « fermeture » des frontières de celle-ci, à l’avènement de la dynastie Ming. 3° L’étape moderne : Matteo Ricci , Louis Lecomte, Les Lettres édifiantes et curieuses, Le Père Du Halde et La Description). Même si, avec certaines nuances, on peut dire que la Chine est restée « fermée » aux Européens pendant environ deux siècles, la curiosité ne fut jamais tarie. Il faut se souvenir que le but premier du voyage de Christophe Colomb était la découverte d’une voie maritime vers l’Asie. L’un des premiers voyages européens et l’un des plus importants à la « réouverture » de la Chine, au XVIe siècle, est celui du père jésuite Matteo Ricci (1552-1610). En soi, le but du voyage du père Ricci n’a rien d’original puisqu’il obéit à une intention évangélisatrice mais l’attitude qu’il adopta face à la civilisation chinoise marque un changement radical et a grandement contribué à la pénétration et à la connaissance de la civilisation chinoise par les Européens. Matteo Ricci ou la stratégie de l’acculturation « C’est à [Matteo Ricci] assurément plus qu’aux marchands portugais et aux missionnaires franciscains ou dominicains tel Gaspar da Cruz qui ne connut de la Chine que Canton, que l’on doit véritablement le début de l’ouverture de la Chine au XVIe siècle. » (Muriel Détrie, Le Voyage en Chine, p.82) En 1578, Ricci se rend à Goa , en Inde, capitale des missions jésuites en Asie. De l’Inde, il se rend à Macao, en 1582 et passera désormais le reste de sa vie en Chine. Pourquoi le voyage de Ricci retient l’attention? L’attitude de Ricci, par rapport à la civilisation chinoise, est radicalement différente des précédents évangélisateurs. Celui-ci n’arrive pas en terrain conquis et n’affirme pas de manière arrogante une éventuelle supériorité européenne ou ses intentions religieuses. Au contraire, c’est par tout un travail d’intégration qu’il va se faire admettre en Chine: « En apprenant le chinois, en adoptant le costume des mandarins, en étudiant les classiques qui sont le bagage de tout lettré, Matteo Ricci a réussi à fléchir la méfiance des Chinois, à se faire accepter et même respecter d’eux » . En premier lieu, dès son arrivée à Macao, il apprend la langue chinoise. En 1583, il s’installe à Zhaoqing . Là , il se vêt du costume des moines bouddhistes et est pris pour tel par la population. Une érudition favorisant la connaissance de la Chine par l’Europe, la


connaissance de l’Europe par la Chine, la connaissance de la Chine par elle-même. Il effectue des travaux de traduction comme la rédaction d’un glossaire portugais/chinois. Cet ouvrage est la 1e traduction du mandarin vers une langue européenne. Il traduit aussi plusieurs ouvrages à la base du confucianisme en latin. En plus de ses travaux de traduction, Ricci, réalise des travaux de cartographie pour situer précisément la Chine dans le monde. Après une lente progression dans l’Empire du milieu, Ricci atteint Pékin en 1601 - soit 19 ans après son arrivée en Chine - il est reçu à la cour impériale comme ambassadeur du continent européen mais ne rencontre pas l’empereur. Il entame son travail d’évangélisation dans la capitale de l’empire, converti certains hauts dignitaires. Il poursuit son travail de cartographe et il lui revient d’avoir montré que le Cathay et la Chine ne forment en fait qu’un seul et même pays. En outre, il permet aux Chinois d’avoir une représentation complète de la terre, d’où le nom que les Chinois donneront à sa carte: « Carte complète ». Même si Ricci ne rencontra jamais l’empereur, celui-ci, à la mort du jésuite, en 1610, lui accorda l’honneur d’une sépulture à Pékin, qui existe toujours aujourd’hui. Le paradoxe du périple de Ricci c’est que tout son travail d’acculturation pour mieux évangéliser la Chine n’a pas atteint son but car il a finalement très peu converti. Cependant, ce « cheval de Troie » est devenu la grande œuvre, malgré lui, du jésuite car il a donné une des clés de pénétration de la Chine aux Européens, il a fait faire un progrès aux Chinois dans la connaissance de l’Europe et vice versa. Mais le rôle involontaire - de Matteo Ricci dans le rapprochement des cultures et surtout dans la découverte de la culture chinoise par les Européens ne s’arrête pas là puisqu’à sa suite, de nombreux missionnaires apprendront le Chinois et se rendront dans l’empire du milieu à propos duquel ils écriront plusieurs types d’ouvrages: mémoires, lettres…


Louis Lecomte: Nouveaux Mémoires sur l’état présent de la Chine (1696). A la fin du XVIIe siècle, Louis XIV pour ne pas se laisser distancer par l’Angleterre et la Hollande dans la « conquête » économique de l’Asie mais aussi pour empêcher l’influence protestante sur ce continent, décide d’envoyer, en 1685, une mission française composée de diplomates et de religieux avec pour destination initiale le Siam mais le but ultime, comme toujours, est la cour de Pékin. L’expédition est conduite par le chevalier de Chaumont et l’abbé de Choisy et a un triple but: commercial, religieux et scientifique. En effet, six jésuites portant le titre de « mathématiciens du roi » doivent se rendre auprès de l’empereur de Chine, Kangxi et, comme toujours, profiter du service rendu pour évangéliser. Parmi eux, on trouve le père Le Comte qui restera quatre ans à Pékin et publiera, à son retour, ses Nouveaux mémoires qui participeront à la connaissance de la Chine pour le public français mais alimenteront aussi la « querelle des rites ». Le livre sera condamné par la Sorbonne. Voilà comment le Père Lecomte présente lui-même sa mission: « Le roi poussé, beaucoup plus encore par la passion qu’il a d’étendre en tous lieux la religion chrétienne, que par le désir de perfectionner les sciences, ordonna, il y a dix ans, à six de ses sujets jésuites, d’aller à la Chine en qualité de ses mathématiciens, afin qu’à la faveur des sciences naturelles, ils fussent en état d’y répandre plus aisément les lumières de l’Évangile. J’eus le bonheur d’être de ce nombre ; & nous nous embarquâmes au commencement de l’année 1685 sur le vaisseau qui portait Monsieur le Chevalier de Chaumont ambassadeur extraordinaire à Siam. » Et voici comment il définit son approche du pays: « Enfin pour parler sûrement de l’abondance qui se trouve dans un empire, de sa beauté, de sa puissance ; il est nécessaire de considérer de ses yeux la multitude des peuples, le nombre & la situation des villes, l’étendue des provinces ; c’est-à-dire, qu’il faut employer une partie de sa vie dans des courses continuelles, & dans une recherche curieuse de ce qu’il y a de plus rare dans le pays ; ce qui sans doute coûte un peu plus que de se trouver ici dans les assemblées des savants ; ou même sans sortir de son cabinet, de parcourir en repos & à loisir toute l’antiquité. » (in Avertissement) La démarche du Père Lecomte ne fait qu’annoncer l’extraordinaire ouvrage que forment, à sa suite, les Lettres édifiantes et curieuses .


Les Lettres édifiantes et curieuses (1702-1776) Les Lettres édifiantes et curieuses forment un vaste ouvrage polyphonique, en 34 volumes, qui compile les lettres des principaux missionnaires jésuites en Chine. Cet ouvrage s’étale sur environ un siècle puisque la 1e lettre date de 1689 et le dernier volume de 1781. Les lettres seront publiées entre 1702 et 1776. Comme l’indique le titre, ces lettres témoignent à la fois des efforts des jésuites pour évangéliser les Chinois, d’où le côté « édifiant » et sont, en même temps, un vivant témoignage sur une civilisation très différente, par les missionnaires, d’où le côté « curieux ». Ces lettres abordent de nombreux sujets, allant de la politique - ce qui va inspirer le despotisme éclairé à Voltaire - à la « religion » chinoise - ce qui influencera son déisme - en passant par l’administration - d’où le système des examens d’après les mandarins les mœurs et les arts (la porcelaine). La publication de ces lettres rencontra immédiatement un immense succès et participa à la vogue d’exotisme autour de la Chine, entre la Régence et le règne de Louis XV. Plus sérieusement, elles contribuèrent à l’apparition de la sinologie en France, c’est-à-dire l’étude précise et scientifique de la civilisation chinoise. A l’instar de Matteo Ricci, les jésuites missionnés en Chine étaient de véritables savants, en particulier dans les domaines scientifiques, et faisaient beaucoup d’efforts pour s’adapter à la civilisation chinoise. Comme pour Ricci, la ruse finit par se retourner contre eux qui devinrent des défenseurs de la civilisation chinoise parfois contre leur propre hiérarchie. Cette abondante correspondance formera l’essentiel de la documentation du public et des philosophes des Lumières sur la Chine au XVIIIe siècle avec un autre livre dérivé de celui-ci, La Description du père Du Halde.


La Description géographique, historique, chronologique, politique, et physique de l’Empire de la Chine et de la Tartarie chinoise (1735). L’ouvrage du père Du Halde est un ouvrage étonnant, paradoxal et controversé. Il est étonnant car il est l’œuvre d’un homme qui, au contraire de tous les missionnaires précédemment mentionnés, n’est jamais allé en Chine et ne parlait pas chinois, ainsi que l’énonce Voltaire dans Le Siècle de Louis XIV : « Quoiqu’il ne sorti point de Paris, et qu’il n’ait point su le chinois a donné, sur les mémoires de ses confrères, la plus ample et la meilleure description de la Chine qu’on ait dans le monde. » Il est paradoxal parce que c’est certainement l’ouvrage de référence devant tous les autres pour la connaissance de la Chine. Le père Du Halde a d’abord été un lecteur critique des Lettres édifiantes et curieuses qu’il corrigeait, censurait et réécrivait. C’est donc à partir de cet ouvrage et depuis la France qu’il a acquis une connaissance de la civilisation chinoise. On peut alors se demander ce que sa Description apporte. En fait, elle ne propose rien d’inédit sur la Chine mais elle représente un travail de digestion, de clarification et de vulgarisation littéraire et théologique des Lettres édifiantes et curieuses ainsi que l’observe Jacques Pereira dans son ouvrage Montesquieu et la Chine, p.31: « Il convient par ailleurs de noter que par le ton et la teneur La Description s’est délestée de tout le fatras apostolique et théologique des Lettres édifiantes et curieuses. » Cependant, cette réappropriation des Lettres édifiantes et curieuses n’alla pas sans critiques: voilà ce qu’en dit Virgile Pinot, reprenant les arguments du Père Nicolas Fréret (1688-1749), contemporain de Du Halde: « la Description de la Chine, à l’époque à laquelle elle parut, n’apportait rien de bien nouveau aux savants. C’était une mise au point pour les demi-savants ou pour les gens du monde de ce qu’il y avait de plus intéressant dans les écrits antérieurs des Jésuites sur la Chine : Nouveaux Mémoires du P. Le Comte ou Lettres édifiantes. C’était une somme des connaissances acquises mais dont quelques-unes étaient acquises depuis longtemps déjà : ce n’était pas une révélation. Le P. du Halde est dépassé par ses confrères de Pékin, et, grâce à eux, par des savants comme Mairan, Fréret, de l’Isle, qui ont été directement en relations avec les missionnaires. Quant au public qui n’a pas de correspondance avec Pékin, le P. du Halde reste malgré tout une source importante pour la connaissance de la Chine ancienne et moderne, d’ailleurs la seule qui soit accessible. Mais cette source n’est pas


absolument pure, les philosophes qui y puiseront verront les Chinois, de gré ou de force, à travers les idées des Jésuites.


On l’aura compris, la connaissance de la Chine par l’Europe, et par la France en particulier est un long cheminement. Les progrès accomplis au cours des 17e et 18e siècles tiennent en partie à des raisons matérielles comme l’amélioration constante des moyens de navigation. Ces progrès ont permis l’envoi ininterrompu, à partir du XVe siècle, de missionnaires jésuites (dominicains ou franciscains aussi) avec pour mission d’évangéliser la Chine et la rédaction des différentes œuvres que nous venons d’évoquer, améliorant la connaissance scientifique de la Chine par les Européens. Mais ces missions ont aussi permis l’envoi ou la connaissance en Europe des produits les plus raffinés de la culture chinoise (artisanat, soie, porcelaine, laque, thé). Ces produits vont susciter un véritable engouement en Europe et participer grandement de l’intérêt du siècle des Lumières pour la Chine. La recherche du plaisir et le goût du raffinement qui ont marqué le début du XVIIIe siècle, en particulier à partir la Régence, comme une décompression après les pesanteurs de la fin de règne de Louis XIV, ont fait rechercher à toute une société aristocratique ou bourgeoise un divertissement dans un exotisme chinois. Mais surtout toute la réflexion réformatrice menée par les philosophes des Lumières, Voltaire en tête, va voir dans cette Chine qu’on pense mieux et bien connaître, un ailleurs, base tangible et parée de beaucoup de vertus à la réforme de la société française. Ainsi la Chine entre le XVIIe et XVIIIe siècle a peut-être d’abord pénétré les consciences par les arts et la littérature pour gagner le domaine des idées.


Texte1: Cette table des matières des Nouveaux mémoires sur l’état présent de la Chine du Père Lecomte permet d’observer la diversité des sujets d’intérêt du religieux et , par conséquent, de son lectorat pour l’empire chinois. Table des lettres 1. Voyage de Siam jusqu’à Pékin. 2. La manière dont l’empereur nous reçut, & ce que nous vîmes dans la ville de Pékin. 3. Des villes, des bâtiments, & des ouvrages les plus considérables de la Chine. 4. Du climat, des terres, des canaux, des rivières, & des fruits de la Chine. 5. Du caractère particulier de la nation chinoise, son antiquité, sa noblesse, ses modes, ses bonnes & ses mauvaises qualités. 6. De la propreté & de la magnificence des Chinois. 7. De la langue, des caractères, des livres, de la morale des Chinois. 8. Du caractère particulier de l’esprit des Chinois. 9. De la politique & du gouvernement des Chinois. 10. De la religion ancienne & moderne des Chinois. 11. De l’établissement & du progrès de la religion chrétienne à la Chine. 12. De la manière dont chaque missionnaire annonce l’Évangile dans la Chine, & de la ferveur des nouveaux chrétiens. 13. De la religion chrétienne nouvellement approuvée par un édit public, dans tout l’empire de la Chine. 14. Idée générale des observations que nous avons faites dans les Indes, & à la Chine. Louis Lecomte, Nouveaux mémoires sur l’état présent de la Chine, 1696.


Pékin vu par un mathématicien du Roi au XVIIe siècle » Pekin, c’est-à-dire la Cour du Septentrion, est la capitale de la Chine, et le siège ordinaire des empereurs, on la nomme ainsi pour la distinguer de Nankin, autre ville très considérable, qui veut dire la Cour du Midi. Ce nom lui avait, autrefois, été donné parce que l’empereur y résidait, comme dans la ville la plus belle, la plus commode, la mieux située qui fût dans l’empire ; mais les irruptions continuelles des Tartares, peuples inquiets et belliqueux, l’obligèrent à transporter sa Cour dans les provinces du Nord, afin d’être toujours en état de s’y opposer, avec le grand nombre de troupes qu’il tient ordinairement auprès de sa personne. On choisit pour cela Pékin, à 40 degrés d’élévation, situé dans une plaine abondante, et peu éloignée de la grande muraille. Le voisinage de la mer Orientale, et le grand canal du midi lui donne communication avec plusieurs belles provinces, dont il tire en partie sa subsistance. La ville, de figure parfaitement carrée, avait autrefois quatre grandes lieues de tour, mais les Tartares en s’y plaçant, obligèrent les Chinois de se loger hors des murailles, où ils bâtirent en peu de temps une nouvelle cité, qui étant plus longue que large fait avec la ville une figure irrégulière. De manière que Pékin est composé de deux villes :l’une se nomme la ville des Tartares, parce qu’il n’y a qu’eux qui s’y puissent établir ; on appelle l’autre, la ville des Chinois, aussi grande, mais beaucoup plus peuplée que la première. Toutes deux ensemble font six grandes lieues de tour, de trois mille six cents pas chacune ; ces mesures sont justes, et on les a prises au cordeau, par ordre exprès de l’empereur. Cela, Monseigneur, paraîtra extraordinaire à ceux qui ne connaissent que l’Europe, qui s’imaginent que Paris est la plus grande, comme elle est sans doute, la plus belle ville du monde : cependant il y a bien de la différence entre l’une & l’autre. Paris, selon le plan qu’en a tracé Mr Bullet par l’ordre de messieurs de l’Hôtel de Ville, pour servir au dessein qu’on a de l’entourer de nouveaux remparts, n’a guère dans sa plus grande longueur, que deux mille cinq cents pas, & par conséquent, quand bien même on la supposerait carrée, elle n’aurait tout au plus que huit mille pas de circuit, c’est-à-dire, qu’elle serait moins grande de la moitié que la seule ville des Tartares ; ainsi Paris n’est tout au plus que la quatrième partie de Pékin.

Louis Lecomte, Lettre au Cardinal de Furstenberg, Nouveaux mémoires sur l’état présent de la Chine, 1696.


[…] Les rues de cette grande ville sont presque toutes tirées au cordeau ; les plus grandes sont larges d’environ six-vingt pieds, longues d’une bonne lieue, bordées presque toutes par des maisons, marchandes, dont les boutiques ornées de soie, de porcelaine et de vernis, sont une agréable perspective. Les Chinois ont une coutume qui contribue encore à leur embellissement : chaque marchand place devant sa porte sur un petit piédestal, une planche haute de sept à huit coudées, peinte, vernie, et souvent dorée, sur laquelle il écrit en gros caractères les différentes choses dont il trafique. Ces espèces de pilastres rangés des deux côtés des maisons, & presque dans une égale distance, font une colonnade qui a quelque chose de singulier. Cela est commun à presque toutes les villes de la Chine, & j’en ai vu en certains endroits de si propres, qu’il semblait qu’on eût voulu faire de la rue une décoration de théâtre. Deux choses néanmoins diminuent la beauté de ces rues. La première est le peu de proportion qu’elles ont avec les maisons, qui ne sont ni bien bâties, ni assez élevées. La deuxième vient de la boue ou de la poussière qu’on y trouve. La Chine si policée en toute autre matière, ne se reconnaît pas en celle-ci. L’hiver & l’été sont également incommodes pour ceux qui sortent, & c’est en partie pour cela qu’on est obligé d’aller à cheval ou en chaise. La boue gâte les bottes de soie dont on se sert ; la poussière s’attache aux étoffes, surtout aux satins qu’on prépare à l’huile, pour leur donner plus de lustre. Cette poussière élevée par le grand nombre des chevaux qui passent, enveloppe continuellement la ville d’un gros nuage, qui pénètre dans les maisons & qui s’insinue dans les cabinets les mieux fermés ; de sorte que quelque précaution qu’on prenne pour s’en défendre, les tables et les meubles en sont toujours couverts. On tâche de diminuer cette incommodité par l’eau qu’on jette continuellement dans les rues, mais on ne laisse pas d’en souffrir beaucoup, et pour la propreté pour la santé.


« La Cité interdite, une beauté toute relative » De tous les bâtiments qui composent cette grande ville, le seul qui mérite d’être considéré, est le palais impérial, dont j’ai déjà eu l’honneur de parler à votre Altesse. J’ajouterai, pour lui en donner une connaissance plus exacte, qu’il ne comprend pas seulement les appartements les jardins du prince, mais encore une petite ville où logent dans leurs maisons particulières les différents officiers de la Cour, et un grand nombre d’ouvriers qui sont pour le service aux gages de l’empereur ; car nul ne couche dans les appartements du dedans que les eunuques. Cette ville extérieure est entourée d’une bonne muraille, séparée du palais intérieur par une autre moins considérable. Les maisons en sont toutes fort basses moins belles encore que celles de la ville des Tartares ; de manière que la seule qualité des personnes qui les occupent, et la commodité qu’on y a d’être à la Cour, en rendent le séjour plus désirable. Le palais intérieur consiste en neuf grandes cours de plain-pied, toutes sur une même ligne, car je ne compte pas celles qu’on a pratiqué sur les ailes pour les offices pour les écuries. Les portes de communication sont de marbre, portent de gros pavillons d’une architecture gothique, dont la charpente, qui est à l’extrémité du toit, devient un ornement assez bizarre, par un grand nombre de pièces de bois posées en saillies les unes sur les autres en forme de corniche, ce qui de loin fait un assez bel effet. Les ailes des cours sont fermées ou par de petits corps de logis, ou par des galeries ; mais quand on vient aux appartements de l’empereur, les portiques soutenus par de grosses colonnes, les degrés de marbre blanc par lesquels on monte dans les salles avancées, les toits éclatants de tuiles dorées, les ornements de sculpture, le vernis, les dorures, les peintures, les pavés qui sont presque tous de marbre ou de porcelaine ; mais surtout le grand nombre des différentes pièces qui les composent, tout cela, dis-je, a quelque chose de magnifique, ressent le palais d’un grand prince. Il est vrai que les idées imparfaites que la nation chinoise a toujours eues pour toutes sortes d’arts, laissent entrevoir des fautes essentielles dans tout l’ouvrage. Les appartements ne sont point suivis, les ornements sont peu réguliers : on n’y voit point cette communication qui fait l’agrément et la commodité de nos palais. Enfin il y a partout je ne sais quoi d’informe, si j’ose m’expliquer de la sorte, qui déplaît aux Européens, qui doit choquer tous ceux qui ont quelque goût pour la bonne architecture. Certaines relations ne laissent pas d’en parler comme d’un chef-d’œuvre: cela vient de ce que les missionnaires qui les ont écrites, n’avaient peut-être rien vu de meilleur en Europe ; ou bien de ce qu’après une longue suite d’années ils s’y étaient accoutumés : car si l’on n’y prend garde, ce qui choque au commencement devient par l’usage supportable. L’imagination s’y fait, c’est pour cela qu’en ces matières, un Européen qui a demeuré vingt ou trente ans à la Chine, est souvent un plus méchant juge de ce qu’on y voit, que celui qui n’a fait qu’y passer. Car comme le bon accent se corrompt parmi des gens qui parlent mal ; de même le bon goût se perd quelquefois parmi ceux qui n’en ont point. Louis Lecomte, Lettre au Cardinal de Furstenberg, Nouveaux mémoires sur l’état présent de la Chine, 1696.


« Pékin dessiné par les Jésuites » A Pékin, année 1705 A quelques lieues de Pékin, en tirant vers l’orient et vers l’occident, on rencontre deux rivières, qui ne sont ni profondes ni larges, mais qui ne laissent pas de faire de grands dégâts quand elles viennent à déborder. Elles ont leurs sources au pied des montagnes de Tartarie, et vont se rendre l’une dans l’autre en un lieu qu’on appelle Tien-tsin-ouei, environ à quinze lieues au-dessous de la capitale, pour s’aller décharger ensemble, après plusieurs circuits, dans la mer orientale. Tout le pays d’entre ces deux rivières est uni, bien cultivé, planté d’arbres, rempli de gros et de menu gibier, et si agréable, que les empereurs se le réservaient pour leurs plaisirs ; mais les inondations l’ont tellement ravagé, que quelques digues qu’on ait faites pour retenir ces deux rivières dans leur lit, on ne voit presque plus que les débris et les ruines des châteaux, des maisons de plaisance, des bourgs et des villes qui y étaient auparavant. L’empereur chargea les jésuites d’aller faire sur les lieux un plan exact de tout le pays qui est renfermé entre ces deux rivières, afin que l’ayant toujours devant les yeux, il put penser au moyen de rétablir ce qui a été ruiné, en faisant de nouvelles digues d’espace en espace, et en creusant par intervalle de grands fossés pour l’écoulement des eaux. Le soin de ce plan fut donné par ordre de l’empereur aux pères Thomas, Bouvet, Regis et Parennin. Sa Majesté leur fit fournir tout ce qu’il fallait pour cette entreprise, et donna ordre à deux mandarins dont l’un est du palais, et l’autre président des mathématiques, d’en presser l’exécution, et de trouver de bons arpenteurs, d’habiles dessinateurs, et des gens qui eussent une parfaite connaissance du pays. Tout cela s’exécuta avec tant d’ordre et de diligence, que ce plan, le plus grand peut-être qu’on ait vu en Europe, fut tiré en soixante et dix jours. On l’a perfectionné à loisir, et on l’a enrichi de tailles-douces, afin que rien n’y manquât. On a dessiné premièrement la capitale de avec l’enceinte des murailles, non suivant l’opinion commune du peuple, mais conformément aux règles de la plus exacte géométrie. On y voit en second lieu la maison de plaisance des anciens empereurs. Elle est d’une étendue prodigieuse, car elle a bien de tour dix lieues communes de France ; mais elle est bien différente des maisons royales d’Europe. Il n’y a ni marbres, ni jets d’eau, ni murailles de pierre ; quatre petites rivières d’une belle eau l’arrosent ; leurs bords sont plantés d’arbres. On y voit trois édifices fort propres et bien entendus. Il y a plusieurs étangs, des pâturages pour les cerfs, les chevreuils, les mulets sauvages, et autres bêtes fauves ; des


étables pour les troupeaux, des jardins potagers, des gazons, des vergers, et même quelques pièces de terre ensemencées ; en un mot, tout ce que la vie champêtre a d’agrément s’y trouve. C’est là qu’autrefois les empereurs, se déchargeant du poids des affaires, et quittant pour un temps cet air de majesté qui gêne, allaient goûter les douceurs d’une vie privée. Enfin, ce plan contient dix-sept cents, tant villes que bourgs et châteaux, sans compter plusieurs hameaux, et une infinité de maisons de paysans, semées de tous côtés. De ce pays si peuplé, tout exposé qu’il est aux inondations, on peut juger quelle prodigieuse quantité de monde il y a dans les autres provinces de la Chine. Lettre du père Gerbillon (1705) in Lettres édifiantes et curieuses.


« La France vue par l’empereur de Chine…une lettre édifiante » Votre précieux royaume, nous disent-ils quelquefois, est la Chine de l’Europe. Tous les autres Etats se font un devoir et un plaisir de suivre vos usages, vos maximes et vos rites. Je ne sais en vérité où ils ont puisé tout ce qu’ils en disent, et en particulier ce qu’ils en ont écrit dans une espèce de dictionnaire historique et géographique, commencé sous Cang-hi, et mis au jour par les ordres de l’Empereur régnant, livre par conséquent qui est authentique dans l’Empire. Voici mot à mot ce que j’y ai lu à l’article France. Vous ne trouverez pas mauvais, mon révérend père, que je vous rapporte ce trait. Il est infiniment flatteur pour la France, de la part d’une nation superbe, qui daigne à peine mettre les autres peuples au rang des hommes civilisés. La France, est-il dit dans le livre que j’ai cité, […] est divisée en seize provinces. La capitale de ce royaume s’appelle Paris. Cette ville est remarquable, surtout par un collège, où il y a habituellement plus de quatre ouan d’étudiants (c’est-à-dire, plus de quarante mille, car un ouan équivaut à dix mille). Il y a sept autres collèges […], sans compter ceux où l’on élève gratis les pauvres écoliers. Tous ces collèges sont sous la dépendance du Roi… Le Roi de France a le pouvoir merveilleux de guérir des écrouelles ceux qui en sont attaqués, en les touchant seulement de la main. Il peut opérer ce prodige une fois chaque année, après avoir jeûné trois jours. La France a cinquante royaumes sous sa dépendance. Je ne sais ce qu’il faut entendre là par royaumes. […] Quoi qu’il en soit, je pense que ce qui contribue le plus à leur donner une si grande idée de notre royaume, c’est que la plupart des machines, des instruments, des bijoux et des autres choses curieuses qui sont dans le magasin de l’Empereur, ou qui embellissent ses appartements, sont aux armes de France, ou marqués au nom de quelque ouvrier français. Ceci est encore de notre royaume, disait naïvement un des élèves du frère Attiret en regardant le couteau de parade de l’Empereur, que ce cher frère avait ordre de peindre […]. Ce


Chinois connut que la lame de ce couteau avait été faite en France, à l’empreinte de plusieurs fleurs de lys qu’il y remarqua. Les fleurs de lys sont ici connues de tout le monde, elles brillent partout. On les voit dans l’enceinte de notre église, sur nos calices, sur nos chasubles, sur nos croix et sur tous nos ornements d’autel. Elles sont dans notre maison sur la plupart de nos livres et de nos instruments, sur nos horloges, sur nos girouettes, et presqu’à tous les coins de nos bâtiments. Elles se trouvent au-dehors, chez les grands, dans la plupart des choses curieuses dont ils sont possesseurs. Elles sont chez le prince, et en si grande quantité que je crois pouvoir dire sans exagération que les armes de France se trouvent aussi multipliées dans le palais de l’Empereur de Chine, qu’elles peuvent l’être au Louvre ou à Versailles. Lettre du père Amiot, 17 octobre 1754, in Lettres édifiantes et curieuses.


Commentaire

I. Modalité du témoignage Échange épistolaire Beaucoup d’exemples Discours rapporté Ironie père Amiot sur la naïveté méliorative des chinois II. Un éloge de la civilisation française et de sa monarchie L’intérêt des chinois pour les réalités françaises

III. Un texte prosélyte


Le goût de l’exotisme au XVIIIe siècle


Même si le classicisme, mouvement littéraire et artistique qui accompagne le règne de Louis XIV, est profondément ethnocentriste, il n’en jette pas moins les bases d’un exotisme qui va s’épanouir au XVIIIe siècle. A. Le cosmopolitisme des Lumières Comme nous l’avons déjà dit, l’une des différences majeures entre le mouvement classique et le mouvement des Lumières est qu’à l’ethnocentrisme de l’un, répond le cosmopolitisme et la volonté d’universalisme de l’autre. Montesquieu a fait le tour des principaux pays d’Europe (Allemagne, Autriche, Italie, Suisse, Hollande, Angleterre) entre 1728 et 1730. Voltaire est allé en Angleterre, Prusse, Suisse. Rousseau est un Suisse qui a traversé une partie de la France pour venir à Paris, mais il est aussi allé en Italie et en Angleterre. Diderot ira jusqu’à Saint-Pétersbourg entre 1773 et 1774. On remarquera cependant que nos philosophes restent sur le continent européen. En plus de ces déplacements, tous ces auteurs entretiennent des correspondances avec d’autres philosophes et personnalités dans toute l’Europe. Ces voyages et ces correspondances ont évidemment pour but la circulation des idées mais aussi la recherche du progrès dans la confrontation avec un ailleurs nécessairement autre. A ce titre, l’Angleterre occupera un place de choix, à la fois parce qu’elle est la patrie de grands savants comme Newton, de grands philosophes comme Locke, le pays inspirateur de L’Encyclopédie, avec son modèle: la Cyclopedia de Chambers, mais surtout parce qu’elle offre un modèle politique, un modèle de tolérance religieuse et un talent pour le commerce qu’admireront aussi bien Montesquieu que Voltaire. En somme, c’est le pays qui offre en Europe l’exemple le plus accompli dans l’application des idées des Lumières et il va naître, à partir du XVIIIe siècle, une véritable anglomanie. Ainsi, on peut constater à travers ces voyages, ces correspondances, cet intérêt pour ce qui se fait ailleurs, le fondement, la prédisposition du goût pour l’exotisme du siècle des Lumières. Cependant, la notion même d’exotisme qui vient du grec exôtikos, c’est-à-dire « en dehors », suppose l’irruption ou l’évocation dans une culture donnée d’une autre culture avec un degré d’éloignement. Si l’Angleterre est un « ailleurs », elle n’est pas exotique au sens littéraire et esthétique du terme. Le véritable exotisme, c’est « l’Orient », avec toute l’imprécision que ce mot revêt au XVIIIe siècle et dans cet Orient, la Chine occupe une place de choix, ainsi que le souligne Voltaire dans L’Essai sur les mœurs: « C’est un objet digne de l’attention


d’un philosophe que cette différence entre les usages de l’Orient et les nôtres, aussi grande qu’entre nos langages. Les peuples les plus policés de ces vastes contrées n’ont rien de notre police ; leurs arts ne sont point les nôtres. Nourriture, vêtements, maisons, jardins, lois, culte, bienséances, tout diffère […] » B. Les origines d’un certain goût pour l’Orient Qu’est-ce que l’Orient au XVIIIe siècle? Jusqu’à la fin du XVIIe siècle, l’Orient, pour l’Europe, c’est surtout la Turquie et la Perse. La notion d’Orient, au siècle des Lumières, reste une notion floue et indivise. Voici la définition qu’en propose l’article de Jaucourt, précisément intitulé « Orient » dans L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (Encyclopédie, 1765, vol.11) : « Ce terme s’entend de toutes les parties du monde qui sont situées à notre égard vers les lieux où nous voyons lever le soleil. Il ne se dit néanmoins communément que de celles qui sont les plus éloignées de nous, comme la Chine, le Japon, le Mogol et le reste de l’Inde, l’Arabie et la Perse. Les autres dont nous sommes plus voisins […] ne sont connues dans le commerce que sous le nom de Levant ». Il faut attendre la seconde partie du XIXe siècle pour voir apparaître la notion d’ « Extrême-Orient ». Cette définition témoigne à quel point la connaissance concrète, géographique d’un pays comme la Chine reste approximative au XVIIIe siècle. Paradoxalement, peut-être même grâce à cette relative ignorance, l’Orient nourrit toute une suite de fantasmes dans l’imaginaire européen et la Chine y occupe une place de choix. On doit sûrement l’origine de cette fantasmagorie à deux ouvrages La Chine a, en effet, déjà attiré l’attention des Européens à travers deux récits de voyages qui marquent la 1e étape de la genèse d’un exotisme extrême oriental : 1e étape: L’éveil de la curiosité - Marco Polo (1254-1324) (Nous reparlerons plus précisément du voyage de Marco Polo, dans la partie du cours intitulée « Comment la Chine fut connue des Lumières », donc nous ne développons pas davantage cet aspect ici). Rappelons simplement que Marco Polo effectue ce voyage au XIIIe siècle, entre 1271 et 1295. En 1298, Venise, dont Marco Polo est natif, est en conflit avec les Génois. Marco Polo est fait prisonnier à Gêne. Pendant sa captivité, le voyageur vénitien dicte ses souvenirs à son compagnon de cellule Rusticello de Pise, qui les rédigea en ancien français. L’ouvrage eut plusieurs titres dont les deux plus célèbres sont Le Devisement du monde et Le Livres des Merveilles. Le manuscrit original a été perdu. L’édition la plus ancienne est une version abrégée,


imprimée à Venise et qui date de 1496. L’originale de la première traduction française, réalisée par François Gruget, a été imprimée à Sertenas, en 1556. Les deux titres sont propices au fantasme: l’un, par son aspect hyperbolique; l’autre, par la promesse contenu dans le substantif « merveille » , qui vient du lat. mirabilis , c’est-à-dire « les choses étonnantes, dignes d’être regardées par leur caractère extraordinaire ». Le livre a connu un grand succès dès le Moyen Âge mais en même temps on a très vite moqué sa propension à l’exagération voire à la mythomanie et affecté l’ouvrage d’un autre titre officieux et ironique: « Il Milione », parce que Marco Polo était soupçonné de tout exagérer, en particulier la taille de la population. Extrait 1 « Et vous dis même que le roi de cette province a le plus beau et le plus gros rubis qui soit en tout le monde, ou qui fut jamais vu ou doive se voir; et vous deviserai comment il est fait. Or sachez qu’il a environ une paume de long, et est bien aussi gros que le bras d’un homme; c’est la plus splendide chose du monde à voir. » Extrait 2 « Il y a foule de bœufs et de vaches sauvages qui sont gros comme des éléphants, très beaux et bons à voir […]. » Extrait 3 « Et puisque nous avons commencé à parler des Tartares, vous en dira maintes choses. […] Ils ont petites maisons en forme de tente, en longue perches couvertes de feutres, et elles sont rondes; et toujours ils les emportent avec eux là où ils vont, sur des chariots à quatre roues. » Extraits in Marco Polo, Les Livre des Merveilles (Le Devisement du monde), version en français moderne de Louis Hambis, Éd. Klincksieck. On voit dans ces extraits à la fois la propension à l’exagération de Marco Polo et le récit d’aspects typiques de la vie en Chine au XIIIe siècle, si différents de la vie en Europe. Ces deux aspects d’extraordinaireté et de différences sont propices à nourrir le goût de l’exotisme. De plus, on observera une approche de l’autre (attitude admirative) complètement opposée à celle de Christophe Colomb (attitude conquérante). Le second ouvrage ayant joué un rôle important dans le développement de l’exotisme concernant la Chine est: Les Voyages de Sir John


Mandeville, chevalier . Cet ouvrage fut publié vers le milieu du XIVe siècle, d’abord présenté comme l’authentique récit de voyage d’un seigneur anglais parti en pèlerinage en Terre Sainte et qui découvre l’Extrême-Orient, la Chine de Khan par la même occasion. En fait, il s’agit d’une imposture, dont on ne connaît pas l’auteur (peut-être même les auteurs). Ce faisant, il participa grandement à nourrir l’imaginaire européen en matière d’Orient. Ces deux livres marquent donc une première étape dans la naissance d’un exotisme extrême oriental. Par leur relais, cette partie du monde est donc perçue comme, mystérieuse, très différente de l’occident et par là même extraordinaire. 2e étape: un mystère longtemps entretenu Ces 1ers récits, propres à faire naître des fantasmes, furent longtemps invérifiables, parce que d’une part les voyages pour le faire étaient périlleux (voies terrestres comme maritimes assez dangereuses) et que d’autre part, la dynastie Ming, qui succéda aux Tartares, pratiquait une sorte de splendide isolement, interdisant l’accès à la Chine aux étrangers de 1368 jusqu’à la 2e moitié du XVIe siècle. 3e étape: La réouverture: la révélation Ce n’est que dans la seconde partie du XVIe siècle que la Chine est à nouveau accessible aux Européens. Les 1e re-découvreurs sont principalement des missionnaires jésuites, Matteo Ricci en tête, qui débarque à Macao en 1582. Même si l’approche de l’empire du milieu, à cette étape, se veut plus cognitive que fabuleuse, une aura de merveilleux continue de nimber ce pays et beaucoup de Jésuites seront accuser d’embellir la réalité: « Lorsqu’on entend parler de choses lointaines, elles semblent toujours plus extraordinaires qu’elles ne le sont en réalité. Or ici c’est tout l’opposé: la Chine est plus extraordinaire encore que ce que l’on peut en dire » Gaspar Da Cruz (1569-1570). A côté de la volonté évangélisatrice, il y a aussi des initiatives politiques et commerciales: - Création des Compagnies de Chine (1662) - Création des Comptoirs français des Indes occidentales (1665) - Création des Compagnies du Levant (1670) - Voyage de L’Amphitrite: mission diplomatique envoyée par Louis XIV au Siam en mars 1685. Ces missions commerciales se doublent de


missions scientifiques: envoi des « Mathématiciens du roi » pour instruire les Chinois en matière scientifique, qui elle-même se double d’une mission évangélique puisque les scientifiques envoyés sont des missionnaires (jésuites, dominicains) qui poursuivent un but prosélyte. - Réception des ambassadeurs du roi de Siam (1e septembre 1686) - Vente des porcelaines, du thé, de la soie, de la nacre, de l’ivoire, de la laque au retour de l’Amphitrite En 1700, vente dans le port de Lorient En 1703, vente dans le port de Nantes - Traduction des Mille et une nuits par Galland, à partir de 1704 - Réception des ambassadeurs de Perse (1715) 4 facteurs expliquent donc l’avènement de l’intérêt de la France pour l’exotisme chinois: Un facteur littéraire Un facteur religieux Un facteur politique Un facteur commercial Ainsi, tout dans l’approche de la Chine, pendant 4 à 5 siècles a favorisé le développement du goût de l’exotisme autour cette contrée: récits fabuleux, du temps où l’accès y était très difficile et dangereux, longue fermeture du pays, puis réouverture et apparition des premiers vrais ouvrages de connaissances sérieux sur la Chine entre le XVIIe et le XVIIIe siècle ce qui relance le phénomène de curiosité. C. Les usages de cet exotisme par les Lumières Après avoir vu les grandes étapes de la formation de l’exotisme autour de la Chine, il convient de voir comment ce même exotisme investit la littérature du temps des Lumières. Certains critiques ont distingué une évolution de cet exotisme: - jusque vers 1700, cet exotisme a plutôt pour horizon la Turquie (cf. la turquerie dans Molière, Le Bourgeois gentilhomme). - Au tout début du XVIIIe siècle, cet exotisme s’oriente vers la Perse et même le Siam (cf. Montesquieu, Les Lettres persanes, 1721. Les voyages de Tavernier et de Chardin) - vers le milieu du XVIIIe siècle, apogée du goût pour la Chine On observe cependant qu’à toutes ces époques, des œuvres littéraires françaises, tous genres confondus, à des degrés divers, ont emprunté le motif Chinois: Regnard et Dufresny, Les Chinois (1692). Le Roi de la Chine (1700).


Lesage, Arlequin invisible chez le Roi de la Chine (1713). Boyer d’Argens, Lettres chinoises (1739). Jean Joseph Vadé, Le Chinois poli par la France, (1754) Voltaire, L’Orphelin de la Chine, (1755). Ange Goudar, L’Espion chinois ou l’envoyé secret de la cour de Pékin, Pour examiner l’état présent de l’Europe (1765). Les Noces chinoises, (1772). Voltaire, Les Lettres chinoises (1776). Toutes les œuvres abordant le motif chinois ne sont évidemment pas d’une égale qualité et la Chine ou « le prétexte chinois » n’y joue pas toujours la même fonction. Presque aucune d’entre elles ne cherchent à évoquer de manière précise et réaliste l’empire du milieu. De fait, on peut se demander quel rôle joue dans ces œuvres l’exotisme chinois. On distinguera alors trois fonctions. 1° Plaire Même si par certains aspects la littérature du temps des Lumières marque une rupture avec la littérature classique, par d’autres, elle marque une continuité. Une des marques de cette continuité est l’impératif d’être plaisant, qui est lui-même un écho au précepte littéraire hérité des Anciens: « Placere et docere », « plaire et instruire ». Le motif chinois est donc un moyen de rendre agréable une œuvre littéraire et parfois il se limite à cela. Ce phénomène est surtout vrai pour le théâtre, comme l’observe Muriel Détrie dans son ouvrage France-Chine, Quand deux mondes se rencontrent: « […] les nombreuses autres pièces du XVIIIe siècle (comédies, opéras, farces ou ballets) d’inspiration chinoise, comme Le Roi de la Chine (1700), Le Chinois poli par la France (1754) ou Les Noces chinoises (1772), mettent en scène des Chinois de fantaisie dont les aventures cocasses et invraisemblables ne sont que prétexte à un déploiement de décors enchanteurs et de costumes somptueux. » Ainsi, si l’on prend la pièce à épisodes de Lesage, Arlequin invisible chez le roi de la Chine, le motif chinois se limite à quelques marques de couleur locale comme la didascalie: « Le Théâtre représente l’appartement du roi de Chine » ; quelques répliques: Asmodée « Nous voici, mon cher Arlequin // tous deux à la Cour de Pékin. »… On observe immédiatement ici qu’il s’agit d’une Chine de pacotille (télescopage Commedia dell’arte - univers chinois par le biais d’Arlequin) mais propre à susciter la curiosité: Asmodée: « Du grand Monarque de la Chine // Vois le cabinet curieux. // Regarde partout, examine // Ce qui se présente à tes yeux » . Le seul but ici est de créer un exotisme distrayant. Voici comment Françoise Juranville analyse cette forme d’exotisme dans 1715-1750, Le Matin des Lumières: « L’ouverture sur d’autres mondes se prête à


l’épanchement fantasmatique et favorise la haute fantaisie: les lointains sont amplement revisités par les imaginations. » Ce type d’exotisme de plaisance existait déjà au XVIIe siècle. Avec le XVIIIe siècle , l’exotisme embrasse aussi une vocation plus intellectuelle et peut servir à réfléchir, à se réfléchir à travers l’autre. 2° Un exotisme de réflexion En effet, l’exotisme en général et l’exemple chinois en particulier fournissent un ailleurs pour reconsidérer, remettre en cause le fonctionnement de la société française. On trouve précisément ce cas de figure dans ce qu’il convient d’appeler la littérature de réflexion. Montesquieu évoque l’exemple chinois dans 8 des 13 1ers chapitres de De l’Esprit des Lois. L’exemple chinois est l’exemple étranger prédominant de l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations de Voltaire (1756). Les sujets les plus souvent abordés sont les mœurs, la religion et la politique. Une dichotomie se fait alors sentir entre sinophiles qui parent la Chine de toutes les vertus (Voltaire), comme Goudar dans L’Espion chinois: « Les Chinois sont nos maîtres en fait de lois, de mœurs et de police. Leur ancienneté leur donne ce droit sur tous les peuples de l’univers. Le Gouvernement de la Chine avait reçu une forme , avant qu’aucun de l’Europe fut formé. » qui ne fait que reprendre la leçon de relativisme de Montaigne : « Nous nous escriïons du miracle de l’invention de nostre artillerie, de nostre impression; d’autres hommes, un autre bout du monde à la Chine, en jouyssoit mille ans auparavant. Si nous voyons autant du monde comme nous n’en voyons pas, nous apercevrions, comme il est à croire, une perpétuelle multiplication et vicissitude de formes » et Sinophobes (Montesquieu) qui sont réticents aux mœurs de ce pays lointain. Une troisième forme d’exotisme littéraire naît de ces deux premières tendances: un exotisme satirique, à l’usage de la France bien évidemment . 3° Dénoncer…en se moquant Ce dernier exotisme emprunte les marques - superficielles - de la couleur locale , mais celle-ci est moins destinée à plaire qu’à masquer l’auteur et à permettre de porter un « œil neuf » sur le fonctionnement de la société française. L’auteur prétend en général être un éditeur à qui une correspondance de lointains étrangers, des Orientaux, a été remise. Cette correspondance témoigne , en général, de la stupéfaction, de l’incompréhension voire de la réprobation de ces mêmes étrangers au contact de pays européens et est surtout un prétexte à une leçon de relativisme. Ce type de correspondance fictive, satirique et exotique a été initiée par un ouvrage italien dû à Paolo Marana, intitulé L’Espion du


grand seigneur, publié en 1684 et qui inspira l’ouvrage le plus célèbre du genre de la littérature française, Les Lettres persanes de Montesquieu (1721). Le motif chinois investit également ce genre épistolaire avec plusieurs Lettres Chinoises ou encore l’œuvre d’Ange Goudar dont le titre fait explicitement référence à celui de Marana: L’Espion chinois ou l’envoyé secret de la cour de Pékin, Pour examiner l’état présent de l’Europe, en 1765. L’exotisme chinois, au temps des Lumières, même si ce siècle marque un progrès incontestable dans la connaissance de l’empire du milieu, est, paradoxalement, avant tout informatif de la société française. D’une part, il illustre, en particulier au début du siècle, le goût du plaisir et sa recherche à travers le dépaysement. D’autre part, il reflète deux tendances du mouvement des lumières: la remise en cause de nos propres valeurs, la leçon de relativisme qu’impose la confrontation avec l’autre et où l’Orient a toujours joué un rôle important (cf. Edward Saïd, « Chaque culture a besoin d’un adversaire », in L’Orientalisme, L’ Orient créé par l’Occident) . D’autre part, le motif chinois est utilisé, parmi d’autres pays d’ « Orient », comme un paravent, plus ou moins réaliste, à la critique économique, sociale, politique et religieuse de la société française du XVIIIe siècle.


« La Commedia dell’arte à la Chine » Dans cette pièce à suites, le motif chinois n’est qu’un fond de décor exotique dans lequel on retrouve un certain nombre des clichés qui circulaient en France à propos de l’Empire du milieu.

Scène première Le Théâtre représente l’appartement du Roi de la Chine. ARLEQUIN,ASMODEE. ASMODEE. Air 14. (Voulez-vous savoir qui des deux.) Nous voici, mon cher Arlequin, Tous deux à la Cour de Pékin Pour satisfaire ton envie, Je te conduis dans ces climats; Et pendant le cours de ta vie Je ferai ce que tu voudras. ARLEQUIN. Air 13 (Joconde.) Vous êtes trop reconnaissant. Vit-on chose pareille! Pour un service en rendre cent, O Ciel! Quelle merveille! Hélas! Les hommes de ce temps N’ont pas un cœur semblable! Ma foi, nos plus honnêtes gens Ne valent pas le Diable. Asmodée montre d’abord à Arlequin le cabinet du Roy de la Chine. On y voit mille choses précieuses, et entre autres raretés, trois Pagodes qui sont sur une longue table assises les jambes croisées.


ASMODEE. Air I. (Réveillez-vous belle Endormie) Du grand Monarque de la Chine Vois le cabinet curieux. Regarde partout, examine Ce qui se présente à tes yeux. Arlequin met aussitôt en mouvement les Pagodes. Il va voir ensuite ce qu’il y a dans une cassette qu’il aperçoit sur une table. Il y trouve des colliers de perles et des bagues. Il est charmé de ces bijoux et dit au Diable: Air 25 (Allons, gai) D’une manière étrange, Asmodée, entre nous, La griffe me démange, En voyant ces bijoux Allons, gai D’un air gai, etc. ASMODEE. Air 9 (Quel plaisir de voir Claudine) Tu n’as qu’à te satisfaire; Que je ne te gêne pas. Prends. Tu peux, sans me déplaire, Voler bijoux et ducats. Arlequin remplit ses poches de bijoux. Il repose la cassette. Il badine avec les *Pagodes (* C’était des Sauteurs habillés en Pagodes.) qui se détachent et le suivent. Après cela le cabinet du Roi se ferme et Arlequin dit au Démon: ARLEQUIN. Air 11 ( On n’aime point dans nos forêts.) Ce n’est pas tout, Diable Boîteux; Ne croyez pas en être quitte: Si vous voulez combler mes vœux, Faites-moi voir la Favorite; Je voudrais bien impunément Entrer dans son apparetment.

Lesage, Arlequin invisible chez le Roi de la Chine,1713.


« Les Tribulations de Chinois en France » AVANT-PROPOS

J’aurais placé ici une Préface pour faire l'éloge de ces Lettres: mais il y a aujourd'hui une méthode plus sûre pour juger d'un livre. Lorsqu'un ouvrage paraît pour la première fois, on en lit le titre, l'on dit: cela ne vaut rien et on ferme d'abord le livre; ou l’ouvrage est bon , et on le lit. Je laisse le public jouir du privilège, qu'il a d'ouvrir ou de fermer ce Livre: s'il lui plaît, il le lira; s'il n’est pas de son goût, je ne m’embarrasse guère qu’il le lise. Les Chinois, qui écrivent ici, me rencontrèrent au port de l'Orient, où j'étais lors de leur débarquement de la Chine. Ils me prièrent de les accompagner dans le voyage de l'Europe, qu’ils devaient parcourir par ordre de leur Cour, afin d’examiner l'état présent de cette quatrième partie du globe de la terre. En voyageant avec eux, je surpris un grand nombre de leurs Lettres que je publie ici. Voilà l'histoire de ce Livre : à l'égard de celle de ma personne , je supplie le Lecteur de me permettre de la passer sous silence. Si l'on venait à savoir qui je suis cela gâterait peut-être le plan de cet ouvrage. On dirait; eh! de quoi s'avise-t-il d’écrire religion, mœurs et morale; lui, qui n'a jamais dit un mot de tout cela dans ses autres ouvrages; et qui semble n'avoir publié un livre que pour faire des leçons au Gouvernement Français? Les critiques ne manquent jamais ces sortes de réflexions, parce qu'on peut les faire sans un grand effort de génie. Je ne fais donc ici que l'office de traducteur. Le plus fort de mon travail a porté sur le mécanique de ce livre; j'ai mis ces lettres à nos mœurs. Mais j'ai fait quelque chose de plus pour le Lecteur, j'en ai ôté le Cérémonial Chinois, et une certaine gravité classique qui l'eut ennuyé méthodiquement. Un Commentateur, qui aurait voulu le rendre recommandable, aurait comparé toutes ces Lettres, les eut combinées ensemble , mis à la fin celles du milieu, au commencement celles qui étaient au centre, et de cette manière eut donné au public un très-joli Roman Chinois. Je n'ai pas suivi cette méthode , car quoique j'aime les lettres, je déteste les Livres. Le plan, la division, l'ordre et toute la mécanique d'un ouvrage qu'on publie, n'entrent point dans mon génie. Je donne ces Lettres, comme elles ont été écrites. S'il y a de bonnes choses, on les trouvera en les parcourant : s'il n'y en a point, l'ordre que je leur eus donné, n'y en aurait pas mis, et par conséquent aurait été inutile.


Des voyageurs qui écrivent, ne voient pas les choses dans l'ordre où ils devraient les voir; mais dans celui où ils les voient. Cette variété, qui est la nature elle-même, est préférable à l'art, esclave de la règle et de la méthode. Il y a un autre inconvénient dans ces lettres; je veux dire qu'il en est, dont le sujet est traité avec assez d'étendue, tandis que dans quelques autres il n'est qu'ébauché. Un traducteur habile aurait raccommodé tout cela. Son parti eut d'abord été pris, il aurait raccourci les premières et allongé les secondes; c'est-à-dire, qu'il eut estropié les unes et donné des béquilles aux autres: ou pour être plus exact encore, il aurait formé un moule où il les eut jetées ; et de cette manière eut observé partout les lois de la géométrie. Mais pour moi, qui croit qu'on peut faire un livre, sans employer la règle et le compas, j'ai laissé la choses comme je les ai trouvées. II paraîtra peut-être surprenant, que ces étrangers soient instruits d'une infinité de choses, qui ont échappé jusqu'ici aux peuples mêmes chez qui ils voyagent; mais il faut l'attribuer à un certain génie de réflexion, qui forme le caractère de ces Asiatiques. Les Chinois font nos maîtres en fait de lois, de mœurs et de police. Leur ancienneté leur donne ce droit sur tous les peuples de l'univers. Le Gouvernement de la Chine avait reçu une forme, avant qu'aucun de l'Europe fut formé. Cette succession d'idées sur les devoirs de la vie civile, les a rendus les premiers moralistes du monde. Il a donc suffit à ceux-ci d'avoir levé un coin du voile de nos usages, pour découvrir tout le plan de nos mœurs. Au reste, ces Chinois ne sont qu'au commencement de leur course, quoiqu'ils aient déjà parcouru la France, l'Italie, l'Espagne et le Portugal. Si le public goûte leurs réflexions, je le ferai voyager avec eux dans d'autres Royaumes d'Europe, où ils ne sont pas encore arrivés; car leur plan est d'examiner la religion, la politique, les mœurs, les manières, les coutumes et les usages de tous les Gouvernements , qui composent la République du monde Chrétien.

Ange Goudar, L’Espion chinois ou l’envoyé secret de la cour de Pékin , Pour examiner l’état présent de l’Europe. Traduit du Chinois. (1765).


Commentaire Introduction: Peut-être sous l’influence de l’ouvrage italien de Paolo Marana, intitulé L’Espion du grand seigneur, publié en 1684, la littérature française du XVIIIe siècle assiste à l’éclosion d’un type bien particulier de roman épistolaire dont les Lettres persanes de Montesquieu sont peut-être le modèle le plus connu. Le lecteur est transporté dans un lointain de pacotille (l’Orient voire l’Extrême-Orient le plus souvent) ou voit des Orientaux venir visiter la France, dont l’étonnement de tout l’invite implicitement à remettre en cause le fonctionnement de la France d’Ancien Régime. Cet Orient d’abord turc puis persan, se fait aussi chinois. A ce titre , on signalera Les Lettres chinoises de Boyer d’Argens (1739), Les Lettres chinoises de Voltaire (1776) ou encore l’ouvrage resté anonyme, La Balance chinoise ou Lettres d’un chinois lettré sur l’éducation (1763?). Parmi cette floraison de romans épistolaires critiques voire satiriques rédigés par de prétendus Chinois, on distingue l’ouvrage d’Ange Goudar (1720-1791), délinquant, polémiste et satiriste , L’Espion chinois ou l’envoyé secret de la cour de Pékin , Pour examiner l’état présent de l’Europe. Traduit du Chinois. (1765). Dans cette ouvrage volumineux (6 volumes), Goudar passe en revue, sous le masque d’un duo de Chinois voyageurs et espions pour le compte de l’empereur de Chine, les principaux aspects de la Société française d’Ancien Régime (politiques, économiques, moraux, religieux) et livre une critique au vitriol. Le présent passage constitue l’avertissement de l’ « éditeur » qui en même temps qu’il pose les marques de l’exotisme, annonce clairement l’intention critique. Problématique: comment l’exotisme chinois est ici utilisé à des fins de critique de la société d’Ancien Régime?


Plan: I. L’illusion réaliste A. L’omniprésence de l’éditeur B. Un exposé didactique de sa démarche éditoriale C. L’aspect réaliste de sa rencontre II. Les marques de l’exotisme A. Les marques de la couleur locale B. La sinophilie III. La visée critique A. L’Œil neuf B. Une critique digne Lumières


I - L'illusion réaliste A - L'omniprésence de l'éditeur On repère. très nettement l'implication de l'éditeur dans cet avant-propos. En effet, cela transparaît notamment par l'utilisation appréciable de la première personne du singulier. Ainsi, on relève : « J'aurais placé » l.1; « Je laisse » l.5 ; « j'étais » l.9 ; « je surpris » l.13 ; « je publie ici » l.14; « je supplie » l.15 ;« qui je suis » l.16;« Je ne fais donc» l.22; « j'ai mis » l.23; « j'ai fait » l.24; « j'en ai » l.24;« Je n'ai pas» L 30; « j'aime les lettres, je déteste les Livres» l. 31 ; «Je donne» l. 34 ; «je leur eus donné» l. 35-36 ; «je veux. dire» L 41 ; «je les ai» L 49 et «je le ferai voyager» l.64. De plus, on note aussi la présence du déterminant possessif «mon» l.22 : « Le plus fort de mon travail ». De fait, on constate que l'éditeur semble s'être particulièrement investi dans ce livre. En effet, le texte regorge des marques de la présence de l'éditeur. Rien ne paraît lui avoir échappé du livre, même la rédaction. Ainsi, Ange Goudar se trahit lorsqu'il écrit: « On dirait; eh ! de quoi s'avise-t-il d'écrire religion [ ... ] dans ses autres ouvrages […] » l. 17-19. Par cela, on comprend qu’éditeur et auteur ne font qu'un. Si l'auteur prend soin de dissimuler son identité, c'est que la censure royale veille. Votre œuvre déplait à sa majesté cela peut vous conduire à la Bastille. Voltaire et Diderot, notamment, se sont vus emprisonnés pour cela; Ange Goudar souhaite éviter de partager le même sort. Cependant, même si certains auteurs ne signent pas leurs œuvres, les autorités peuvent deviner par leur style qui ils sont. C'est le cas pour L'Espion chinois puisque nous savons que c'est bien Ange Goudar qui l'a écrit. Ainsi, l'omniprésence de l'éditeur n'a rien de surprenant dans ce texte puisque l'éditeur est l'auteur. Cet auteur a ses opinions sur le gouvernement de la France et il compte bien les faire partager au lecteur. Intéressons nous maintenant aux raisons qui amènent Ange Goudar à écrire L'Espion chinois. B. Un exposé didactique de sa démarche éditoriale Toujours dans l’intention de rendre crédible l’ouvrage comme la publication d’une authentique correspondance entre des Chinois à propos de la France, l'éditeur expose au lecteur sa démarche éditoriale. On relève d’une part tout le champ lexical propre à ce travail: « je publie », « je


supplie le lecteur », « Je n’ai pas suivi cette méthode », « Je donne ces lettres comme elles ont été écrites », « Il y a un autre inconvénient dans ces lettres », etc. On trouve également l’objet de ce que cet ouvrage contient: l’examen des divers aspects du royaume de France. Tout d'abord on peut relever: «On dirait; eh ! de quoi s'avise-t-il d'écrire [ ... ] qui semble n'avoir publié un livre que pour faire des leçons au Gouvernement Français? » l.17-20. « Faire des leçons au Gouvernement Français» c'est bien là son idée, même s'il le dément. Il est tout à fait normal qu'il n'admette pas haut et fort que son but est de faire la critique du gouvernement de Louis XV. S'il l'avait fait la censure se serait immédiatement emparé de son livre. Il énonce donc ses pensées de manière détournée. Ainsi, il avance qu'il ne cherche pas à «faire des leçons au Gouvernement Français» mais que c'est ce que certaines personnes mal avisées pourraient lui reprocher de faire: « Les critiques ne manquent jamais [ ... ] sans un grand effort de génie. » l. 2021. Il en profite au passage pour dénigrer ceux qui porteraient de telles accusassions. Enfin, l'auteur formule une nouvelle fois ses intentions, à la fin du texte, en exposant le dessein des voyageurs chinois: « Si le public goûte leur réflexions, [ ... ] car leur plan est d'examiner la religion, la politique, les mœurs, les manières, les coutumes et les usages [ ... ] du monde Chrétien. » l. 64-68. On remarquera la forme circulaire du texte. L'auteur se répète entre le début et la fin du texte, ce qui renforce le caractère didactique de l'avant-propos. Ange Goudar se doit d'examiner « la religion, les mœurs, les manières, les coutumes et les usages» de la société mais plus encore il va en faire la critique. Voilà qui ressortit bien l'esprit des Lumières. Tout doit être passé au crible de la raison même le religieux, ce pilier majeur de l'Ancien Régime. L'auteur camoufle ses propres idées derrière celles des voyageurs chinois. Ainsi, même si le lecteur n'est certainement pas dupe « l’éditeur » se doit de rendre sa rencontre avec les chinois la plus réaliste possible. C. L’aspect réaliste de sa rencontre Le pseudo éditeur livre un récit assez réaliste de sa rencontre avec les Chinois. En effet, son histoire est bien construite et cohérente. Il commence par décrire sa rencontre et la façon dont il a été invité à suivre les voyageurs chinois: « Les Chinois, qui écrivent ici, me rencontrèrent au port de l'Orient où j’étais lors de leur débarquement de la Chine . » l.8-12. Certes, les chances de croiser, au XVIIIe siècle, à Lorient, deux voyageurs venus de Chine sont minces mais pourquoi pas. Par la suite, il


découvre les lettres: « En voyageant avec eux, je surpris un grand nombre de leurs Lettres que je publie ici. » l.13-14. Quel heureux hasard que l'éditeur soit tombé sur ces lettres. On peut toutefois avoir un peu de mal à croire que durant leur voyage les Chinois conservent toute leur correspondance. Cependant, même si certains aspects de l'histoire peuvent être dur à croire, le récit se tient. De plus, Ange Goudar peut donner réellement l'impression qu'il ne fait que publier des lettres chinoises lorsqu'il écrit: « Un Commentateur, qui aurait voulu le rendre recommandable, aurait [ ... ] d'un ouvrage qu'on publie, n'entrent point dans mon génie. » l.27-33 et « Je donne ces Lettres comme elles ont été écrites [ ... ] et par conséquent aurait été inutile.» l.34-36. Ainsi, l'auteur donne vraiment l'impression de n'être que l'éditeur. Un simple éditeur qui par hasard à rencontré des Chinois, les a suivi dans leur voyage et a publié et donc traduit leurs lettres. Qu'un éditeur publie les lettres de voyageurs venus de Chine passe encore. Toutefois, que cet éditeur, qui a rencontré fortuitement ces voyageurs, en plus parle chinois cela tient du miracle. Ainsi, nous avons pu constater que l'auteur donne un aspect réaliste à sa rencontre avec les Chinois. Toutefois, si l'on pousse un peu notre réflexion on se rend compte du caractère peu probable de cette rencontre. Ainsi l’on comprend que le motif chinois relève du phénomène d’exotisme qui marqua si fortement la littérature du XVIIIe siècle. II - Les marques de l'exotisme L’exotisme, c’est-à-dire l’attention portée par un pays, une civilisation à ce qui est hors du cadre de cette même civilisation connut un essor particulier au XVIIIe siècle, surtout à partir de la traduction des Mille et une nuits par Antoine Galand. Le motif chinois relève bien sûr de cet exotisme et on le retrouve dans le texte de Goudar. A. Les marques de la couleur locale Lorsqu'il fait référence au «Cérémonial Chinois» l.25 l'auteur joue à la fois sur l'illusion réaliste et sur l'exotisme. En effet, lorsqu'il écrit: «Le plus fort de mon travail [ ... ] et une certaine gravité classique qui l'eut ennuyé méthodiquement. » l.22-26 l'auteur rappelle que ces lettres ne sont pas de lui. Il en a juste modifié la forme mais pas le fond. Il ne trahit pas les idées des voyageurs chinois, il adapte seulement leurs textes pour les rendre plus agréables au lecteur. Ainsi, on perçoit là la volonté qu'ont les auteurs des Lumières de plaire aux lecteurs. Leur but est, résumé grossièrement, d'instruire le lecteur de façon agréable. En cela, les Lumières s'inspirent de la célèbre règle esthétique et didactique des Anciens: placere et docere, c'est-à-dire « plaire et instruire » .


En précisant qu'il modifie la forme des lettres, l’éditeur anticipe et annule les possibles critiques qui pourraient être formulées concernant l'aspect très français des lettres qu'il publie. Ainsi, il explique au lecteur que les lettres qu'il va lire pourront lui sembler être écrites par un Français. Cependant, cela est normal car le «Cérémonial Chinois» est, d'après l'auteur, lourd et peu plaisant, et donc il l'a supprimé. Ange Goudar trouve de cette manière une belle excuse pour justifier de la forme très (trop) française des lettres qu'il publie. Ainsi, c'est parce qu'il a retiré ce que l'on peut qualifier de "marques de la couleur locale" que ces lettres chinoise ressemblent étrangement à des lettres françaises. La censure ne sera pas dupe et il le sait certainement, il la taquine. L'auteur essaye de masquer l'origine française de ses lettres derrière une prétendue retouche du style chinois, certainement ennuyeux pour les lecteurs français. Toutefois, il ne dissimule pas du tout sa sinophilie. B. La sinophilie On perçoit de façon claire l'admiration de l'auteur pour la civilisation chinoise. Ainsi, de la ligne 51 à la ligne 59 Ange Goudar fait un grand éloge des Chinois et de leur société: « Il paraîtra peut-être surprenant, que ces étrangers soient instruits d'une infinité de choses, qui ont échappé [ ... ] les a rendus les premiers moralistes du monde. » Après avoir lu ces quelques lignes, on ne peut douter de la sinophilie de l'auteur. La plupart des philosophes des Lumières sont plutôt sinophiles. Pour l'auteur, c'est l' « ancienneté » l. 56 de la civilisation chinoise qui la rend formidable. Sur ce point, il rejoint Voltaire, qui dans les années 1750-1760, est pris d'une sinophilie extrême. Ainsi, il écrivit ceci à propos de la Chine: « Cette nation est celle qui a inventé presque tous les arts avant que nous en eussions appris quelques-uns. » Sous l'Ancien Régime, ce qui fait le poids et le crédit d'une institution, d'un Etat, d'un royaume, etc. c'est sa longévité. Les origines et les apports de la civilisation gréco-latine semblait donner à l’Europe une prééminence que vient battre en brèche la civilisation chinoise. Ainsi, l'empire du Milieu, qui a presque 2000 ans d'existence, a de quoi en imposer aux Européens. En effet, l'unité de la Chine est très ancienne. Elle remonte à la fin du IIIe siècle av. J.-C. Elle s'est opérée durant le règne de Qin Shi Huangdi (que l'on traduit par : « Premier Auguste Souverain de la dynastie Qin » ), qui s'étend de -221 à 210. Sous la direction de Qin Shi Huangdi, un empire administrativement centralisé et culturellement unifié a vu le jour. Pour favoriser le commerce intérieur et l'intégration économique, Shi Huangdi unifie les poids et mesures, la monnaie et la longueur des essieux. A la même période la France (ou plutôt la Gaule) n'est qu'un amas désordonné


d'innombrables tribus gauloises. Ainsi, il n'est pas dur de comprendre que pour des Européens du XVIIIe siècle qui se croyaient être les plus avancés au monde cela a de quoi remettre beaucoup de choses en question. C'est d'ailleurs ce qui plaît aux philosophes. En effet, montrer au pouvoir que comparé à l'empire chinois, la monarchie française n'est pas grand-chose, ou du moins quelque chose de relatif relève de la démarche intellectuelle des Lumières. L'antiquité de la Chine est présentée comme étant le garant de l'excellence de sa civilisation. Le roi de France qui, comme les autres monarques européens, justifie son pouvoir par l'ancienneté de la monarchie ne peut pas aller contre cet argument. La Chine sert à merveille les intérêts de l'auteur. Ce que veut l'auteur c'est critiquer le gouvernement de la France. Ainsi, intéressons-nous maintenant à la visée critique du texte. III. La visée critique Nous l'avons vu plus haut, le but des voyageurs chinois est « d'examiner l'état présent de cette quatrième partie du globe de la terre. » l.11-12. N'étant pas Européens, c'est un regard original et nouveau qu'ils vont porter sur l'Europe. a. L’Œil neuf En effet, comme toute personne qui visite un pays étranger certains éléments, qui pour les autochtones sont « normaux » , vont provoquer leur étonnement voire leur scepticisme. Ainsi, « Il a donc suffit à ceux-ci d'avoir levé un coin du voile de nos usages pour découvrir tout le plan de nos mœurs. » l. 60-61. L'auteur affirme donc que grâce à un certain génie chinois, les voyageurs ont tout compris des « mœurs» de l'Europe. Il est impressionnant de voir comment ces Chinois semble connaître l'Europe mieux qu'un Européen. En effet, les critiques pourraient même aller jusqu'à dire qu'ils sont plus avisés sur l'état de l'Europe que les philosophes des Lumières eux-mêmes. L'œil neuf des voyageurs chinois servira la critique de l'auteur. En effet, en comparant la Chine et l'Europe les Chinois feront la critique de cette dernière. Par exemple, l'agriculture française fait pâle figure à côté de celle de l'empire du Milieu. La sousalimentation de la majeure partie de la population française ne peut que choquer et attrister les visiteurs chinois. Ainsi, par le biais des voyageurs chinois, Ange Goudar passe au crible « la religion, la politique, les mœurs, les manières, les coutumes et les usages de tous les Gouvernements» l.66-67. Toutefois, il ne se contente pas uniquement de cela. En effet, cet avant-propos est aussi l'occasion pour Ange Goudar de


critiquer les valeurs du classicisme. B. Une critique digne des Lumières Il est d'usage qu'un nouveau courant littéraire se construise par opposition avec celui qui le précède. Les Lumières ne font pas exception. Mais cette opposition ne fut pas qu’esthétique, elle est avant tout idéologique. Ainsi, Ange Goudar ne se prive pas de fustiger les classiques. Le classicisme est un courant esthétique regroupant l'ensemble des ouvrages qui prennent comme référence esthétique les chefs-d'œuvre de l'Antiquité gréco-latine. En France l'époque classique est la période de création littéraire et artistique correspondant à ce que Voltaire appelait « le siècle de Louis XIV» , il s'agit essentiellement des années 1660-1680, mais en réalité la période classique s'étend jusqu'au siècle suivant. L'ensemble du texte est parsemé de petites piques destinées au classiques. Ainsi, on peut tout d'abord relever:« j'en ai ôté [ ... ] et une certaine gravité classique qui l'eut ennuyé méthodiquement. » L 24-26. Voilà le premier reproche fait aux classiques ne pas chercher à plaire au lecteur et pis encore l'ennuyer. Nous l'avons vu plus haut le mot d'ordre des Lumières est « plaire et instruire»…mais d’une nouvelle façon, avec de nouvelles idées. Selon l'auteur, c'est « méthodiquement» que les classiques ennuient le lecteurs. C'est la aussi une critique faite aux classiques que de ne jamais se détacher des règles, de suivre invariablement la même méthode. Ainsi, on lit: « Des voyageurs qui écrivent, ne voient pas les choses dans l'ordre où ils devraient les voir [ ... ] esclave de la règle et de la méthode. » l. 37-40. A la règle et la méthode Ange Goudar oppose la «variété, qui est la nature elle-même» l. 38-39. Les Lumières, contrairement aux Classiques, ne rejettent pas la nature bien au contraire. L'auteur des Lumières qui réhabilita le plus la nature fut sans doute Rousseau, qui par son « vagabondage » eut un contact privilégié avec la nature. Une des grandes œuvres des Lumières fut la revalorisation de la nature « naturelle », c’est-à-dire telle qu’elle pousse spontanément et non maîtrisée par la main de l’homme. Du moins, on rejette l’aspect trop criant de cette maîtrise de la nature parce qu’elle aboutit à une régularité ennuyeuse et que pour des auteurs comme Rousseau, cela témoigne d’un dévoiement, d’une décadence. La seule nature qui trouvaient grâce aux yeux des classiques c'était la nature maîtrisée, celle des jardins à la française. A l'inverse les Lumières ont un engouement certain pour les jardins chinois. Ainsi, P. Jean Denis Attiret décrit les jardins impériaux dans ses Lettres édifiantes de 1749 et met à la mode les jardins chinois. Enfin, Ange Goudar critique une nouvelle fois l'attachement des classiques à la méthode et à la règle stricte: « Un traducteur habile aurait


raccommodé tout cela.[ ... ] sans employer la règle et le compas, j'ai laissé les choses comme je les ai trouvées.» l.43-50. L'auteur annonce que son livre ne sera pas parfaitement ordonné et agencé. Cela lui importe peu, il préfère l‘impression de naturel plus proche d‘une certaine vérité. En effet, il critique les classiques qui auraient fait un travail quasi mathématique: «eut observé partout les lois de la géométrie [ ... ] employer la règle et le compas » l.47-48. Ce n'est pas la forme du texte qui compte, mais le fond et la vérité qui s‘en dégage. Peu importe aux Lumières qu'un livre ne soit pas parfaitement découpé, tant qu'il est agréable et qu'il instruit le lecteur. C'est bien ce que compte faire Ange Goudar dans son ouvrage. Conclusion : Nous l'avons constaté l'exotisme chinois est bien utilisé dans ce texte comme moyen de critique de la société européenne. Sous couvert de publier des lettres chinoises l'auteur cherche à cacher son identité afin de se prémunir contre la censure. En exposant le but du voyage des Chinois en Europe, Ange Goudar présente en réalité tout les aspects de la société qui feront l'objet de sa critique. La sinophilie de l'auteur est flagrante et elle sert sa critique. En effet, en glorifiant la Chine, il diminue du même coup l'Europe. Montrer à quel point la Chine est grande et ancienne c'est ramener l'Europe à sa juste place. Le « vieux continent» ne l'est pas tant à côté de l'empire du Milieu. Cet avant-propos est aussi l'occasion pour Ange Goudar de s'attaquer au classicisme et de proclamer les valeurs des Lumières. Il rejette la stricte application de la règle et de la méthode, profondément ennuyeuse, et autoritaire au profit de la grâce et de la vérité du « naturel » . La Chine intrigue le lecteur du XVIIIe siècle et, bien utilisée par les Lumières, elle peut servir à le faire réfléchir. Ainsi, l'Orient, et la Chine plus particulièrement, ont inspiré bien des ouvrages des Lumières.

Florian Faneuil




Comment La Chine fut connue des Lumières?


Poser la question de la connaissance des Lumières concernant la Chine, c’est poser la question de la connaissance de la Chine tout court, au XVIIIe. La Chine est « connue » du continent européen depuis l’antiquité, mais il faut distinguer la connaissance de l’existence d’un pays, de sa connaissance intime. Certes, à partir du Moyen-Âge, on peut trouver plusieurs récits descriptifs, dont le plus connu est celui de Marco Polo, mais ces récits sont souvent peu précis voire considérés comme fantaisistes. D’autre part, la Chine a beaucoup évolué entre la date de sa fermeture, en 1368, et le siècle des Lumières où elle redevenue relativement accessible aux Européens, surtout grâce à Matteo Ricci. Paradoxalement, alors que les Lumières combattirent l’emprise religieuse sur la société civile, c’est des religieux qu’ils tirèrent leur connaissance de la Chine. Mais l’ironie du sort va plus loin. Si ces religieux allèrent en Chine, ce fut avant tout dans un but prosélyte. Or, point n’est besoin de préciser que leur mission évangélique ne connut presque aucun succès. Par contre, l’abondante documentation qu’ils commirent, à travers trois ouvrages en particulier, les Nouveaux mémoires sur l’état présent de la Chine du père Le Comte, Les Lettres édifiantes et curieuses, et La Description du père Du Halde, permit aux philosophes des Lumières, Voltaire en tête, pourtant le plus farouche opposant aux jésuites, d’alimenter leur pensée politique, sociale, morale …et leurs critiques, contre eux, avec l’exemple chinois sur lequel ils les avaient, bien malgré eux, éclairés.






ART DE VIVRE ET ARTS DÉCORATIFS

I


Qu’est-ce que


la chinoiserie?


« Tous les trésors de l’Orient superbe Qu’offrent les marché de la Chine opulente, De formes grotesques, de couleurs éclatantes: Jarres émaillées, paravents peints, Idoles ventrues, pagodes mandarins » Richard Graves, Euphrosyne: or Amusements on the road to life, 1776.

Introduction

Comme nous venons de le voir dans la lettre du père Amiot, les objets peuvent jouer un rôle très important dans la découverte et l’estime d’une civilisation par une autre. Si la cour impériale de Chine tint la France en grande estime pour la qualité de ses objets , de son raffinement et de son art de vivre, la réciproque est vraie en Europe, surtout au début du XVIIIe, comme le remarque le père d’Entrecolles, dans une lettre au père Du Halde, en 1734:


« La propreté et l’élégance des ameublements chinois a été goûtée en Europe, et il y a longtemps que leurs porcelaines et leurs ouvrages de vernis font l’ornement de nos cabinets. » Le phénomène décrit par le religieux est celui de la « chinoiserie » , c’est-à-dire l’accommodement du goût et des techniques chinoises aux arts décoratifs européens et plus particulièrement français. Mais ce goût, en plus du fait qu’il témoigne du désir de s’amuser et de la sensualité, qui caractérisent si fort la 1e partie du XVIIIe siècle, est un divertissement dans tout le sens du mot. On peut aussi le voir comme l’un des symptômes de cette crise de la conscience européenne dont parle Paul Hasard , c’est-à-dire les distances prises par rapport au classicisme et, plus largement, une forme de rejet de l’ordre ancien, pierre d’achoppement de la pensée des Lumières.


Problématique: En quoi l’apparition de la chinoiserie dans les arts décoratifs est-elle un des symptômes de la crise de conscience européenne marquant l’avènement des Lumières?

A. Les prémices d’un goût/ Un avant goût Les produits chinois sont très rares en Europe jusqu’au Moyen-Âge. L’ engouement pour l’art chinois naît sous le règne de Louis XIV et va bientôt se muer en goût pour la chinoiserie au XVIIIe siècle. A.1 Les initiateurs portugais Ce n’est que vers la fin du XVe siècle, quand la thalassocratie que représente alors le Portugal, après avoir dépassé le cap de BonneEspérance, rouvre la route vers les Indes et la Chine, que le commerce des produits chinois vers l’Europe commence. A.2 Les développeurs hollandais


Mais la véritable impulsion économique et le commerce des produits chinois viennent un peu plus tard grâce aux Hollandais et au système des Compagnies des Indes orientales. A.3 La réaction française En France, l’arrivée des produits chinois est favorisée par la création par Colbert, sur ordre de Louis XIV, de la Compagnie de Chine, en 1660 bientôt muée en Compagnie française des Indes orientales, en 1664. C’est cette structure économique, créée pour rivaliser avec l’Angleterre et la Hollande, qui va s’occuper d’instaurer des échanges commerciaux entre la France et la Chine. Certains ouvrages - plus ou moins toujours l’œuvre de jésuites contribuent à faire connaître les formes propres à la Chine, il en est ainsi de La Chine illustrée du père Kircher, en 1665. Louis XIV fait bâtir dans les jardins de Versailles un - éphémère « Trianon de porcelaine » en 1670. La collection d’art extrême oriental de son frère, le duc d’Orléans, est réputée dans l’Europe entière. L’Amphitrite, 1e navire français à avoir touché la Chine. Il part du port de la Rochelle le 6 mars 1698 avec une mission commerciale et les « Mathématiciens du roi ». 6 mois plus tard, il accoste à Canton où s’établit le premier comptoir commercial français en Chine. Le navire est de retour à Port-Louis, le 3 août 1700, et va vendre aux enchères sa cargaison de meubles en laque, de porcelaine, de soie à Nantes, à partir du 4 octobre. La cargaison est écoulée très rapidement. Si tous ces phénomènes marquent le début de l’intérêt pour l’esthétique chinoise en Europe, on ne peut pas encore exactement parler de chinoiserie, dans la mesure où il s’agit encore d’authentiques objets chinois. Cependant, le goût de la Chine est né!


S’il y a peut-être une raison économique à l’avènement de la chinoiserie: créer des objets susceptibles de rivaliser avec ceux qu’on importait de Chine, selon la volonté de ne pas voir fuir les capitaux français vers des pays lointains, il y a aussi des raisons intérieures. La fin du règne de Louis XIV a fait peser une chape de plomb sur la France. Sa mort, le 1e septembre 1715, marque une forme de libération. La Régence, marquée par l’avènement de la classe bourgeoise, une période de relative prospérité économique, une trêve dans les guerres du « Grand roi » et la personnalité libérale et libertine du régent, Philippe d’Orléans, est une période propice à la frivolité, au goût du divertissement à une sorte de quête de jouissance (cf. Abbé Prévost, Manon Lescaut). C’est


dans ce contexte que va vraiment apparaître le phénomène de la « chinoiserie ». Le mot de chinoiserie est un mot qui date du XIXe siècle. On ne le trouve pas dans les textes du XVIIIe. Voici la définition qu’en propose le Littré: « petit objet venant de Chine ou dans le goût chinois » La chinoiserie se distingue de l’art chinois dans la mesure où elle est le plus souvent un accommodement, une réinterprétation, une libre variation européenne de l’art chinois. Les Frères Goncourt, dans L’Art du XVIIIe siècle, disent de Boucher qu’ « il avait fait de la Chine une province du rococo ». C’est-à-dire qu’il ne s’agit par de reproduire fidèlement l’art chinois mais de l’accommoder au goût européen. Il ne s’agit pas d’une approche sérieuse de l’art chinois, art qui comporte le plus souvent une dimension sacrée , mais plutôt d’un développement dans le seul domaine des arts décoratifs, sans autre parti pris qu’ esthétique. Les années 1710-1740 sont la période la plus brillante pour la chinoiserie en France. Elle se caractérise par tout une esthétique de l’étrange, du bizarre, du sensuel.

B.2 Les différentes manifestations de la chinoiserie dans les arts décoratifs et l’art de vivre . Dans les arts décoratifs: En architecture Elle se manifeste surtout par des pavillons de plaisance, des agréments de jardins, qu’on appelle fabrique ou folie mais pas vraiment de palais ou autres types de construction « sérieuses » (citer quand même le palais chinois d’Oranienbaum, 1762-1768, par Rinaldi…mais cette construction est plus une folie qu’une vraie demeure d’habitation) . Le Trianon de porcelaine érigé en 1670, dans le parc du château de Versailles appartient à ce qu’on nomme une « folie » , ou une « fabrique », c’est-à-dire un pavillon de plaisance fait pour animer le jardin. Félibien dans sa Description sommaire de Versailles écrit, en 1674, que tout est recouvert de céramique « à la manière des ouvrages qui viennent de la Chine ».


La pagode de Chanteloup, édifiée en 1775, dans le parce du duc de Choiseul, est un des plus beaux vestiges architecturaux de cette vogue de chinoiserie A Paris, en 1792, on pouvait trouver un établissement des « bains chinois » , boulevard des Italiens qui inspira ces autres vers de mirlitons: « Quel pays merveilleux! Sans sortir de Paris Dans le Palais-Royal, vous avez des Chinoises: Un orchestre chinois arrivé de Pékin, Exécute, en ronflant, un solo de Martin: Mais dans les Bains chinois c’est un autre artifice. D’un kiosque élégant tracez-vous l’édifice, Sous des rochers de plâtre en amas rocailleux D’une grotte en carton à l’aspect gracieux. Ainsi le Parisien, tout près de sa maison, Peut la canne à la main abandonner Canton. » Peinture - Watteau est un des premiers peintres importants du XVIIIe siècle à verser dans la chinoiserie, en réalisant les peintures d’un des salons du Château de la Muette, en 1710. Malheureusement, il ne reste rien de cet ensemble que les gravures réalisées par Boucher. Pour cette réalisation, Watteau s’était très certainement inspiré d’un cadeau de l’empereur de Chine à Louis XIV, transmis par le père Bouvet, en 1697, et consistant en 49 volumes de dessins chinois ainsi qu’un recueil de planches représentant toutes sortes de costumes chinois dont celui de l’empereur en habit de cérémonie - Boucher - Pillement, - Huet, Grande Singerie, Château de Chantilly ou l’un des salons de l’hôtel de Rohan à Paris. Tapisseries: on peut penser aux chinoises de Beauvais 1700-1742 consacrées à L’Histoire de l’empereur de Chine. Le papier peint: Le papier peint devient un élément vraiment apprécié des arts décoratifs européens à partir du XVIIIe siècle. L’idée vient précisément d’Asie et celui-ci est le plus souvent nommé « papier de Chine » ou « papier des Indes ». Il s’agit de papier peints à la main, produits à Canton et commercialisés par les différentes Compagnie des Indes. Ebénisterie:


Elle s’illustre, en particulier, par la technique de la laque. La laque de Chine renvoie à des meubles recouverts de couches de résine superposées, poncées, puis séchées avec une d’incrustation d’or, de nacre ou d’ivoire. Le procédé était très long et délicat puisqu’il fallait aboutir à une épaisseur de vernis de 2 à 3 millimètres. On parle aussi de Laque de Coromandel à cause du nom du port de l’Inde où ces objets transitaient. L’ébénisterie française ne maitrisant pas bien la technique chinoise et la trouvant trop fastidieuse se tourna vers une technique imitant ce savoirfaire , le vernis martin. Les plus grands ébénistes du XVIIIe s’essaieront à la création de chinoiserie: Delorme, Leleu, Dubois, Carlin. Le décor des meubles reprend des motifs chinois idéalisés mais la forme du meuble reste de style régence, Louis XV ou Louis XVI. Objets Beaucoup d’objets en forme de chinois furent fabriqués (théière, pommeaux de canne, petits sujets que ce soit des personnages, des animaux et sont appelés « magot » ou « pagode » ). On sait, aujourd’hui, que le goût de la chinoiserie en peinture chez un artiste comme Boucher lui fut inspiré par sa propre collection d’objets à motif de chinoiserie.

LA PORCELAINE

Avec la technique de la laque, la porcelaine fut la matière qui fascina le plus les Européens. La porcelaine est tellement liée à la Chine qu’elle est presque métonymique du pays, ainsi qu’en témoignent ces vers de mirliton du XVIIe siècle : « Allons à cette porcelaine ! Sa beauté m’invite et m’entraîne. Elle vient du monde nouveau, L’on ne peut rien voir de plus beau. Qu’elle a des attraits, qu’elle est fine! Elle est native de la Chine. »


Ce que le public européen appréciait le plus dans cette matière c’était sa brillance, son éclat incomparable . On mesure la qualité d’une porcelaine à sa transparence, au fait qu’elle laisse la lumière passer à travers elle. Aux XVIIe et XVIIIe siècle, un objet en porcelaine était d’un luxe et d’un prix extrêmes. Dans un premier temps, ignorant son secret de fabrication - qui tient au rôle du kaolin - , les Européens se sont contentés de l’imiter, avec de la faïence. Le secret de sa fabrication passe pour avoir été découvert en Saxe, en 1709-1710, par la célèbre manufacture de Meissen. D’autre part, les missionnaires jésuites jouèrent encore un rôle dans l’élucidation du mystère de la technique de la porcelaine ainsi qu’en témoigne la très longue lettre à ce sujet du père d’Entrecolles, en 1712 . L’avènement de la porcelaine française a lieu sous le règne de Louis XV et sous l’influence de Mme de Pompadour, avec la création de la manufacture royale de Sèvres. Cependant, cette institution ne fut en mesure de reproduire de la porcelaine, à l’égal de la Chine, qu’à partir de 1769.

« Si les Chinois inventèrent la porcelaine…qui inventa le mot porcelaine ? » Après ce petit détail sur la situation et sur l’état présent de King-tetching, venons à la porcelaine qui en fait toute la richesse. Ce que j’ai à vous en dire, mon révérend Père, se réduit à ce qui entre dans sa composition, et aux préparatifs qu’on y apporte ; aux différentes espèces de porcelaine et à la manière de les former, à l’huile qui lui donne de l’éclat, et à ses qualités ; aux couleurs qui en font l’ornement, et à l’art de les appliquer ; à la cuisson et aux mesures qu’on prend pour lui donner le degré de chaleur qui convient. Enfin, je finirai par quelques réflexions sur la porcelaine ancienne, sur la moderne, et sur certaines choses qui rendent impraticables aux Chinois les ouvrages dont on a envoyé et dont on pourrait envoyer des dessins. Ces ouvrages, où il est impossible de réussir à la Chine, se feraient peut-être facilement en Europe, si l’on y


trouvait les mêmes matériaux. Avant que de commencer, ne serait-il pas à propos de détromper ceux qui croiraient peut-être que le nom de porcelaine vient du mot chinois ? A la vérité, il y a des mots, quoiqu’en petit nombre, qui sont français et chinois tout ensemble. Ce que nous appelons thé, par exemple, a pareillement le nom de thé dans la province de Fo-kien, quoiqu’il s’appelle tcha dans la langue mandarine. Papa et mama sont aussi des noms qui, en certaines provinces de la Chine, et à King-tetching en particulier, sont dans la bouche des enfants pour signifier père, mère et grand’mère. Mais pour ce qui est du nom de porcelaine, c’est si peu un mot chinois, qu’aucune des syllabes qui le composent, ne peut, ni être prononcée, ni être écrite par des Chinois, ces sons ne se trouvant point dans leur langue. Il y a apparence que c’est des Portugais qu’on a pris ce nom ; quoique parmi eux porcellana signifie proprement une tasse ou une écuelle, et que loça soit le nom qu’ils donnent généralement à tous les ouvrages que nous nommons porcelaine. L’usage est le maître des langues, c’est à chaque nation à nous apprendre l’idée qu’elle attache à ses mots. La porcelaine s’appelle communément à la Chine tseki. Lettre du père d’Entrecolles au père Orry , procureur des missions de la Chine et des Indes (1712) , in Lettres édifiantes et curieuses (1689-1722).


Le thé apparaît en 1609 à Amsterdam puis en 1646 en Angleterre. La révolution de la consommation n’intervient qu’au 18e siècle : de 1 300 tonnes emportées de Canton en 1720, on passe à 15 000 dans les années 1780 ! Le thé constitue donc l’essentiel des cargaisons : de 70 à 90% selon les voyages. Le thé fait naître de nouveaux comportements : Thomas Twining ouvre à Londres le premier salon de thé en 1717, tasses spécifiques, théières et bouilloires se multiplient. Signe assuré du triomphe, la contrebande s’envole et les fraudes sur la qualité se multiplient, en Chine comme en Europe.


LE THÉ Le thé, qui est la boisson favorite des Chinois, s’appelle ici theca. Ce sont les feuilles d’un arbuste qui ressemble au grenadier, mais dont l’odeur est plus agréable, quoique le goût en soit plus amer. Je ne vous parlerai point de la manière dont les Chinois préparent cette boisson, personne ne l’ignore aujourd’hui en France, où le thé est devenu autant à la mode que le chocolat l’est en Espagne. J’ai pourtant observé que, quoique les Chinois boivent du thé du matin au soir (car il est rare qu’ils boivent de l’eau froide et pure), ils n’en prennent que très peu à la fois et dans de très petites tasses. Ils nous regardent comme des gourmands et prétendent que cette boisson ne nous fait pas tout le bien qu’elle nous ferait si nous en usions à petits coups et souvent. Le thé le plus excellent croît dans la province de Nankin ; je n’en ai vu que deux ou trois plantes dans le jardin du tito d’Emouy. L’arbrisseau qui


le produit s’étend en petites branches : sa fleur tire sur le jaune et a l’odeur de la violette. Cette odeur est sensible lors même que la fleur est sèche. La première feuille naît et se cueille au printemps, parce qu’alors elle est plus molle et plus délicate. On la fait sécher à petit feu dans un vase de grosse terre, et on la roule ensuite sur des nattes couvertes de coton. On la transporte par tout l’empire dans des boîtes de plomb garnies d’osier et de roseaux. Au reste il y a du thé plus ou moins estimé ; celui que nous appelons impérial est le plus cher, et à mon avis le moins bon : ses feuilles sont plus larges mais aussi elles sont plus amères que les feuilles du thé vert ordinaire. Il faut aussi remarquer que les Chinois gardent pour eux le meilleur thé, et que celui que nous apportons en Europe, lequel coûte ici 25, 30 et 35 sous la livre, a souvent bouilli plus d’une fois dans les théières chinoises. Ils prétendent de plus que l’on doit boire le thé sans sucre, surtout le vert. Ceux qui y trouvent trop d’amertume se contentent de mettre dans leur bouche un morceau de sucre candi, qui suffit pour huit ou dix prises. J’ai éprouvé qu’en effet le thé pris en cette manière était beaucoup plus agréable et même plus sain. Extrait d’une Lettre du r. père Laureati à M. le baron de Zéa , « Sur le thé, les arbres, les métaux, etc. » écrite de Fo-kien, le 26 juillet 1714, et traduite de l’italien, Lettres édifiantes et curieuses (1689-1722).

Jardin B.3 Un phénomène sensuel Parler de l’influence de Locke et du sensualisme C. Un phénomène/ engouement européen Comme le remarque Georges Brunel, dans son ouvrage Pagodes et dragons, exotisme et fantaisie dans l’Europe rococo 1720-1770, (p.13) : « Il n’y a pas de pays européen que la mode chinoise ait épargnée ».


C’est ainsi qu’on relève: En Bavière Pavillon chinois de Nymphenburg, The Pagode burg (Munich) was built between 1716 and 1719 by Joseph Effner to a commission from Elector Max Emanuel

La Maison de thé du parc de Sans-souci 1754Postdam, Le pavillon chinois du château de Drottningholm, en Suède La Maison de thé du parc de Sans-souci 1754Postdam, Cabinet chinois du grand palais de Peterhof 1766-1769 citer quand même le palais chinois d’Oranienbaum, 1762-1768, par Rinaldi…mais cette construction est plus une folie qu’une vraie demeure d’habitation). Jardins anglo-chinois de Kew. En quoi le phénomène de la chinoiserie recoupe l’esprit des Lumières. En premier lieu cette vogue esthétique marque une prise de distance avec la norme gréco-latine, « fondatrice » de la culture européenne, ainsi que l’illustre le poème de l’anglais James Cawthorne, datant de 1756 et traduit par lui-même: « Depuis peu, il est vrai Rome et la Grèce inspirent le dégoût, Les sages Chinois sont les modèles chez nous; Frileux et trop chastes sont les artistes européens Car l’homme de goût ne peut être que Mandarin. Son génie plus audacieux et extravagant, qui lui fait voir Son bosquet comme une forêt, et son étang comme une mer, Se déchaîne - et crée dans sa puissance fantasque, Ne s’encombrant ni de règles , ni de lignes droites » En deuxième lieu, cette « contagion » européenne du goût pour la chinoiserie est une illustration du cosmopolitisme à l’origine de la circulation des idées des Lumières. Le phénomène de la chinoiserie témoigne enfin d’une Europe qui s’ouvre sur elle-même et sur le monde avec toute la part de remise en cause de ses propres valeurs et le relativisme que cela induit et qui sont autant de points de recoupement avec la pensée des Lumières.


Conclusion: Ce goût pour la chinoiserie est loin d’être aussi anecdotique qu’il y paraît. Il témoigne d’un véritable bouleversement des canons esthétiques gréco latins. L’Antiquité cesse d’être une norme indépassable et cela procure le sentiment de relativité de la culture occidentale. Cela n’est pas non plus sans répercussion sur le plan des idées et ce sont toutes les valeurs de la société française qui sont remises en cause « Le développement de la chinoiserie et du goût chinois au XVIIIe siècle est un phénomène européen , qui s’inscrit dans la dynamique même instaurée par la pensée des Lumières. » « matérialisation de lieux de plaisance, voire de « libertinage » au sens intellectuel liés à de nouvelles formes de pensée, axées sur la discontinuité , la diversité et l’esthétique du fragment. La chinoiserie = un élément d’ouverture vers le mouvement des Lumières, elle a sans doute contribué à forger la prescience d’un certain cosmopolitisme et d’appréciation de l’altérité .

DES SOIERIES

C’est de Grèce que l’Italie reçut autrefois le riche présent de la soie, laquelle sous les empereurs romains se vendait au poids de l’or. La Grèce en était redevable aux Persans, & ceux-ci, selon les auteurs qui ont écrit avec le plus de sincérité, ainsi que le marque M. d’Herbelot, avouent que c’est originairement de la Chine, qu’ils ont eu la connaissance des vers à soie, & qu’ils ont appris l’art de les élever. Il serait difficile de trouver des


mémoires d’un temps aussi reculé que ceux de la Chine, où il soit fait mention des vers à soie. Les plus anciens écrivains de cet empire, en attribuent la découverte à une des femmes de l’empereur Hoang ti nommée Si ling, et surnommée par honneur Yuen fei. Jusqu’au temps de cette reine, quand le pays était encore nouvellement défriché, les peuples employaient les peaux des animaux pour se vêtir : mais ces peaux n’étant plus suffisantes pour la multitude des habitants, qui se multiplièrent extraordinairement dans la suite, la nécessité les rendit industrieux ; ils s’appliquèrent à faire des toiles pour se couvrir ; mais ce fut à la princesse dont je viens de parler, qu’ils eurent l’obligation de l’utile invention des soieries. Ensuite les impératrices, que les auteurs chinois nomment selon l’ordre des dynasties, se firent une agréable occupation de faire éclore les vers à soie, de les élever, de les nourrir, d’en tirer la soie, & de la mettre en œuvre. Il y avait même un verger dans le palais, destiné à la culture des mûriers. L’impératrice accompagnée des reines, et des plus grandes dames de la cour, se rendait en cérémonie dans ce verger, et cueillait de sa main les feuilles de trois branches, que ses suivantes abaissaient à sa portée. Les plus belles pièces de soie qu’elle faisait elle-même, ou qui se faisaient par ses ordres & sous ses yeux, étaient destinées à la cérémonie du grand sacrifice qu’on offrait au Chang ti. Il est à croire que la politique eut plus de part que toute autre raison, aux soins que se donnaient les impératrices. L’intention était d’engager par ces grands exemples, les princesses, les dames de qualité, & généralement tout le peuple, à élever des vers à soie ; de même que les empereurs, pour ennoblir en quelque sorte l’agriculture, & exciter les peuples à des travaux si pénibles, ne manquent point au commencement de chaque printemps, de conduire en personne la charrue, & d’ouvrir en cérémonie quelques sillons, & d’y semer des grains. L’empereur régnant observe encore cet usage. Pour ce qui est des impératrices, il y a du temps qu’elles ont cessé de s’appliquer au travail de la soie. On voit néanmoins dans l’enceinte du palais de l’empereur, un grand quartier rempli de maisons, où est l’église des jésuites


français, dont l’avenue porte encore le nom de chemin qui conduit au lieu destiné à élever des vers à soie, pour le divertissement des impératrices & des reines. Dans les livres de l’ancien philosophe Mencius, on trouve un sage règlement de police fait sous les premiers règnes, qui détermine l’espace destiné à la culture des mûriers, selon l’étendue du terrain que chaque particulier possède. Ainsi l’on peut dire que la Chine est le pays de la soie : il semble qu’elle soit inépuisable : outre qu’elle en fournit à une quantité de nations de l’Asie & d’Europe, l’empereur, les princes, les domestiques, les mandarins, les gens de lettres, les femmes, & généralement tous ceux qui sont tant soit peu à leur aise, portent des habits de soie, & sont vêtus de satin ou de damas. Du Halde, La Description, 1735.

HABITS EN CHINE L’habit chinois en général est composé d’une longue veste qui descend jusqu’à terre. Un pan de cette veste, celui du côté gauche, se replie sur l’autre, & est attaché sur le côté droit par quatre à cinq boutons d’or ou d’argent, un peu éloignés les uns des autres : Les manches de cet habillement sont larges près de l’épaule, & se rétrécissent à mesure qu’elles descendent vers le poignet ; elles se terminent en forme de fer à cheval qui couvre les mains, & ne laissent paraître tout au plus que le bout des doigts. Les Chinois se ceignent d’une large ceinture de soie,


dont les bouts pendent jusque sur leurs genoux. Un étui, qui contient un couteau, est attaché à cette ceinture ; elle renferme aussi les deux bâtonnets qui leur servent de fourchettes. Ils portent, sous cette veste, un caleçon plus ou moins chaud ; c’est la saison qui en détermine la matière : il est de lin pour l’été, & quelquefois ils le couvrent d’un autre caleçon de taffetas blanc. Il est, pour l’hiver, de satin fourré, ou de coton, ou de soie crue, ou enfin de pelleteries, si c’est dans les provinces septentrionales. Leur chemise, toujours très ample, est fort courte, & de toile différente, selon les saisons. Ils portent communément sous cette chemise une espèce de filet de soie, qui l’empêche de s’attacher à la peau. Les Chinois ont le cou absolument nu lorsqu’il fait chaud ; ils le couvrent d’un collier de satin, de zibeline, ou de peau de renard, quand il fait froid : il tient à leur veste qui, en hiver, est fourrée de peau de mouton ou piquée de coton & de soie. Celle des gens de qualité est entièrement doublée de belles peaux de zibeline, qui leur viennent de Tartarie, ou de belles peaux de renard avec un bord de zibeline. Ils la portent doublée d’hermine au printemps. Ils endossent aussi, par dessus la veste, un surtout à manches larges & courtes, qui est doublé, ou bordé de la même manière. On a réglé jusqu’aux couleurs qui doivent distinguer chaque condition. L’empereur & les princes du sang ont seuls le droit de porter la couleur jaune ; certains mandarins portent le satin à fond rouge, mais seulement dans les jours de cérémonie ; ils font, pour l’ordinaire, vêtus en noir, en bleu, ou en violet. La couleur affectée au peuple est ou la noire ou la bleue ; l’étoffe qui le couvre n’est jamais qu’une simple toile de coton. Jean-Baptiste Grosier : Description générale de la Chine ou Tableau de l'état actuel de cet empire, 1785.

SPLENDEUR DE LA COUR IMPÉRIALE Dès le lendemain de la mort de l’empereur Chun tchi, son corps ayant été mis dans le cercueil, on proclama Cang hi empereur. Il monta sur le trône, et tous les princes, les seigneurs, les premiers officiers de l’armée et de la couronne et les mandarins de tous les tribunaux, allèrent se prosterner à ses pieds jusqu’à trois fois, & à chaque génuflexion frappèrent la terre du front, & firent les neuf révérences accoutumées. Rien n’était si magnifique que la grande cour où se fit cette cérémonie. Tous les mandarins occupaient les deux cotés, vêtus d’habits de soie à


fleurs d’or en forme de roses : cinquante portaient de grands parasols de brocard d’or et de soie avec leurs bâtons dorés, et s’étant rangés 25 d’un côté, et 25 de l’autre sur les ailes du trône, ils avaient à leurs côtés trente autres officiers, avec de grands éventails en broderie d’or et de soie. Près de ceux-ci étaient 28 grands étendards, semés d’étoiles d’or en broderie, avec de grands dragons et la figure de la nouvelle lune, de la pleine lune, et de la lune en décours, et selon toutes les phases et apparences différentes, pour marquer les 28 mansions qu’elle a dans le ciel, et ses conjonctions et oppositions diverses avec le soleil, qui se font dans des intersections de cercles, que les astronomes nomment nœuds, ou tête & queue de dragons. Du Halde, Description de l’empire de la Chine, 1735.

Fête des lanternes Le quinzième du premier mois est encore très solennel : toute la Chine est illuminée, & si l’on pouvait la contempler de quelque lieu élevé, on la verrait toute en feu. La fête commence dès le treizième au soir jusqu’au seize ou dix-septième. Il n’y a personne dans les villes & à la campagne, sur les côtes ou sur les rivières, qui n’allume des lanternes peintes, & diversement façonnées ; point de maison, quelque pauvre qu’elle soit, qui n’en ait de suspendues dans les cours, & aux fenêtres ; chacun veut se distinguer ; les pauvres en ont à assez bon compte ; celles des personnes


riches vont quelquefois jusqu’à deux cents francs ; les grands mandarins, les vicerois, & l’empereur en font faire qui coûtent trois à quatre mille livres. C’est un spectacle pour toute la ville ; on y accourt de toutes parts, & pour contenter le peuple, on laisse tous ces soirs-là les portes de la ville ouvertes : il lui est permis d’aller jusque dans les tribunaux des mandarins, qui se font honneur de les bien orner, pour donner idée de leur magnificence. Ces lanternes sont très grandes : il y en a qui sont composées de six panneaux, dont le cadre est de bois vernissé & orné de dorures : on tend à chaque panneau une toile de soie fine & transparente, sur laquelle on a eu soin de peindre des fleurs, des arbres, des animaux, & des figures humaines ; il y en a d’autres qui sont rondes, & faites d’une corne transparente, & de couleur bleue d’une grande beauté : on met dans ces lanternes beaucoup de lampes, & un grand nombre de bougies, dont la lumière anime ces figures rangées avec art. Le haut de cette machine est couronné par divers ouvrages de sculpture, d’où pendent à chaque angle, des banderoles de satin & de soie de diverses couleurs. Il y en a plusieurs où l’on représente des spectacles propres à amuser, & à divertir le peuple : on y voit des chevaux qui galopent, des vaisseaux qui voguent, des armées en marche, des danses, & diverses autres choses de cette nature. Des gens cachés, par le moyen de quelques fils imperceptibles, font mouvoir toutes ces figures. D’autres fois ils font paraître des ombres qui représentent des princes & des princesses, des soldats, des bouffons & d’autres personnages, dont les gestes sont si conformes aux paroles de ceux qui les remuent avec tant d’artifice, qu’on croirait les entendre parler véritablement. Il y en a d’autres qui portent un dragon plein de lumières, depuis la tête jusqu’à la queue & long de 60 à 80 pieds, auquel ils font faire les mêmes évolutions que ferait un serpent. Mais ce qui donne un nouvel éclat à cette fête, ce sont les feux d’artifice qui se font presque dans tous les quartiers de la ville. C’est à quoi l’on prétend que les Chinois excellent Du Halde , La Description, 1735. Le théâtre représente l’appartement du Roi de la Chine Arlequin , Asmodée Asmodée Nous voici, mon cher Arlequin Tous deux à la Cour de Pékin Pour satisfaire ton envie, Je te conduis dans ces climats ;


Et pendant le cours de ta vie Je ferai ce que tu voudras Arlequin Vous êtes trop reconnaissant, Vis-t-on chose pareille! Pour un service en rendre cent, O Ciel! Quelle merveille! Hélas! Les hommes de ce temps N’ont pas un cœur semblable Ma foi, nos plus honnête-gens Ne valent pas le Diable. Asmodée montre d’abord à Arlequin le Cabinet du Roy de la Chine. On y voit Mille choses précieuses , et entre autres raretés, trois Pagodes qui sont sur une longue table assises les jambes croisées. Lesage, Arlequin invisible.

« La chinoiserie comme argument d’une séduction libertine » Dans ce court roman, au titre évocateur, un aristocrate libertin souhaite séduire une belle par tout un parcours sensuel à travers sa demeure. La chinoiserie, véhicule de l’exotisme, du rare et de l’étrange, est là pour provoquer le passage de l’émotion esthétique au sentiment amoureux. «Voilà qui me plaît, lui dit-elle; voilà comme j'aime qu'on emploie les avantages de la fortune. Ce n'est plus une petite maison: c'est le temple


du génie et du goût… - C'est ainsi que doit être l'asile de l'amour, lui dit-il tendrement. Sans connaître ce dieu, qui eût fait pour vous d'autres miracles, vous sentez que, pour l'inspirer, il faut du moins paraître inspiré par lui ... - Je le pense comme vous, reprit-elle; mais pourquoi donc, à ce que j'ai ouï dire, tant de petites maisons décèlent-elles un si mauvais goût? - C'est que ceux qui les possèdent désirent sans aimer, répondit-il; c'est que l'amour n'avait pas arrêté que vous y viendriez un jour avec eux » Mélite écoutait, et aurait écouté encore si un baiser appuyé sur sa main ne lui eût appris que Trémicour était venu là pour se payer de toutes les choses obligeantes qu'il trouverait occasion de lui dire. Elle se leva pour voir la suite des appartements. Le marquis, qui l'avait vue si touchée des seules beautés du salon, et qui avait mieux à lui montrer, espéra que des objets plus touchants la toucheraient davantage, et se garda bien de l'empêcher de courir à sa destinée. Il lui donna la main, et ils entrèrent à droite dans une chambre à coucher. Cette pièce est de forme carrée et à pans; un lit d'étoffe de pékin jonquille chamarrée des plus belles couleurs est enfermé dans une niche placée en face d'une des croisées qui donnent sur le jardin. On n'a point oublié de placer des glaces dans les quatre angles. Cette pièce, d'ailleurs, est terminée en voussure qui contient dans un cadre circulaire un tableau où Pierre a peint avec tout son art Hercule dans les bras de Morphée, réveillé par l'Amour. Tous les lambris sont imprimés couleur de soufre tendre; le parquet est de marqueterie mêlée de bois d'amaranthe et de cèdre, les marbres de bleu turquin De jolis bronzes et des porcelaines sont placés, avec choix et sans confusion, sur des tables de marbre en console distribuées au-dessous des quatre glaces; enfin de jolis meubles de diverses formes, et des formes les plus relatives aux idées partout exprimées dans cette maison, forcent les esprits les plus froids à ressentir un peu de cette volupté qu'ils annoncent. » Jean-François de Bastide, La Petite Maison, 1758.

« Un florilège des artistes de la chinoiserie » Dans cet extrait, on remarquera le phénomène de name dropping des artistes les plus célèbres du XVIIIe siècle dont le point commun est d’avoir illustré et propagé le goût de la chinoiserie.

Trémicour lui avait pris la main, et elle ne songeait pas à la retirer. Il crut pouvoir la serrer un peu; elle s'en plaignit et lui demanda s'il voulait l'estropier. «Ah! Madame! dit-il en feignant de se désespérer, je vous demande mille


pardons; je n'ai pas cru qu'on pût estropier si aisément. » L'air qu'il venait de prendre la désarma; il vit que le moment était décisif: il fit un signal, et à l'instant les musiciens placés dans le corridor firent entendre un concert charmant. Ce concert la déconcerta; elle n'écouta qu'un instant, et, voulant s'éloigner d'un lieu devenu redoutable, elle marcha et entra d'elle-même dans une nouvelle pièce plus délicieuse que tout ce qu'elle avait vu encore. Trémicour eût pu profiter de son extase et fermer la porte sans qu'elle s'en aperçût pour la forcer à l'écouter; mais il voulait devoir les progrès de la victoire aux progrès du plaisir. Cette nouvelle pièce est un appartement de bains. Le marbre, les porcelaines, les mousselines, rien n'y a été épargné; les lambris sont chargés d'arabesques exécutées par Perot, sur les dessins de Gilot, et contenues dans des compartiments distribués avec beaucoup de goût. Des plantes maritimes montées en bronze par Cafieri , des pagodes , des cristaux et des coquillages, entremêlés avec intelligence, décorent cette salle, dans laquelle sont placées deux niches, dont l'une est occupée par une baignoire, l'autre par un lit de mousseline des Indes brodée et ornée de glands en chaînettes. À côté est un cabinet de toilette dont les lambris ont été peints par Huet, qui y a représenté des fruits, des fleurs et des oiseaux étrangers, entremêlés de guirlandes et de médaillons dans lesquels Boucher a peint en camaïeux de petits sujets galants, ainsi que dans les dessus de porte. On n'y a point oublié une toilette d'argent par Germain des fleurs naturelles remplissent des jattes de porcelaine gros bleu rehaussées d'or. Des meubles garnis d'étoffes de la même couleur, dont les bois sont d'aventurine appliqués par Martin , achèvent de rendre cet appartement digne d'enchanter des fées. Cette pièce est terminée dans sa partie supérieure par une corniche d'un profil élégant, surmontée d'une campane de sculpture dorée, qui sert de bordure à une calotte surbaissée contenant une mosaïque en or et entremêlée de fleurs peintes par Bachelier!

Jean-François de Bastide, La Petite Maison, 1758.


« Une séduction de laque et de porcelaine » Ce texte illustre deux des matières ou techniques en provenance de la Chine qui fascinèrent particulièrement les Européens: la laque et la porcelaine. Les fenêtres en étaient ouvertes; Mélite s'en approcha après avoir donné quelques coups d'œil à l'appartement, et revit, peut-être avec plaisir, un lieu d'où elle venait de s'arracher. «Avouez, lui dit-il méchamment, que ce coup d'œil est très agréable: voilà l'endroit où nous étions tout à l'heure ... » Ce mot la fit rêver. «Je ne conçois pas, reprit-il, comment vous ne vous y êtes pas arrêtée plus longtemps ... Toutes les femmes qui s'y sont trouvées ne pouvaient plus en sortir ... - C'est qu'elles avaient d'autres raisons que moi pour y rester, répondit Mélite. - Vous me l'avez prouvé, lui dit-il. Faites du moins plus d'honneur à cette


pièce que vous n'en avez fait au bosquet; daignez la considérer. » Elle abandonna alors la fenêtre; elle tourna la tête, et bientôt la surprise fit l'attention. Ce cabinet est revêtu de laque du plus beau de la Chine; les meubles en sont de même matière, revêtus d'étoffe des Indes brodée; les girandoles sont de cristal de roche, et jouent avec les plus belles porcelaines de Saxe et du Japon, placées avec un art sur des culs-delampe dorés d'or couleur. Mélite considéra quelques figures de porcelaine. Le marquis la conjura de les accepter; elle refusa, mais avec cet air de ménagement qui laisse à un homme tout le plaisir d'avoir offert. Il ne crut pas devoir insister, et il lui fit connaître qu'il savait qu'on ne doit point aspirer à faire accepter le jour qu'on s'est vanté de plaire. Jean-François de Bastide, La Petite Maison, 1758.

Commentaire Composé La Petite maison De Jean-François de Bastide

Au XVIIe siècle, le phénomène du libertinage qualifie les libres penseurs qui remettent en cause les dogmes établis, en particulier dans des domaines tels que la religion et la métaphysique. Mais au siècle des Lumières, le sens du mot libertinage évolue et désigne un relâchement des mœurs, qui concerne principalement la classe aristocratique. Ce phénomène ne pouvait laisser indifférents les auteurs du XVIII e siècle, c’est ainsi que de nombreux romans dit « libertins » reflètent cette évolution. On trouve alors des termes propres au mode de vie libertin et qui sont très souvent mentionnés comme « la petite maison » qui désigne un lieu secret et intime où les aristocrates amènent


leurs conquêtes afin de les séduire et les faire succomber au plaisir charnel auquel elles sont livrées. C’est ce dont témoigne le court roman de Jean-François de Bastide justement intitulé La Petite Maison et qui a été publié en 1735. Ce court roman raconte le parcours sensuel d’une jeune femme à travers la « petite maison » d’un aristocrate libertin, au terme duquel ce dernier espère qu’elle succombera. Dans cet extrait, on voit le marquis faire visiter à Mélite un cabinet dont il espère que l’exotisme et l’étrangeté de la chinoiserie présente dans la pièce, la séduiront et la convaincront de s’abandonner à lui. On peut alors se demander en quoi ce texte est un éloge du décor. Dans une première partie, nous verrons que le texte est essentiellement descriptif. Puis, dans une seconde partie, nous parlerons de la séduction qui est exercée par le décor du cabinet sur la jeune femme. En premier lieu, le narrateur décrit le cabinet en accumulant les détails dans une même et unique phrase: « Ce cabinet est revêtu de laque […] sur des culs-de-lampe dorés d’or couleur ». On remarque par l’usage de l’accumulation construite en asyndète qu’il enchaîne les éléments présents dans ce cabinet comme s’il tentait de décrire la pièce d’un seul coup d’œil, à travers le regard de Mélite qui découvre le cabinet pour la toute première fois. Tant de détails qui donnent même une impression de vertige. Une accumulation de matières et d’objets d’origines étrangères qui donnent un côté fastueux et exotique à la pièce: « de laque du plus beau de la Chine […],revêtus d’étoffe des Indes brodée […],les plus belles porcelaines de Saxe et du Japon ». La mention de tout ces objets qui proviennent de lieux différents laissent à suggérer le nombre de voyages et le montant dépensé pour les obtenir. D’autre part,on peut voir ici que l’action est au service de la description. En effet,les personnages semblent ne pas se déplacer et cette immobilité permet à Mélite,ainsi qu’aux lecteurs de découvrir les éléments qui composent ce cabinet,dans les moindres détails. L’auteur s’attarde sur le côté esthétique de la petite maison,ce qui fait que l’action ne progresse pas. On a d’ailleurs aucune indication sur la progression des personnages à travers les pièces dont l’absence de verbes d’actions. On peut donc dire que c’est un texte essentiellement descriptif. L’auteur s’intéresse en particulier au décor du cabinet. Un décor qui par ailleurs est utilisée comme un arme de séduction.


L’ ekphrasis qui est ici la description détaillée et précise de la petite maison apparaît comme une véritable arme de séduction au service du marquis à la fois pour émerveiller Mélite,sa proie mais aussi les lecteurs qui découvrent pour la première fois la chinoiserie,qui qualifie les arts décoratifs qui ont une influence esthétique chinoise: « Ce cabinet est revêtu de laque le plus beau de la Chine ». On peut remarquer l’effet de vertige engendré par la mise en abîme dans le texte grâce à cette ekphrasis qui décrit de façon détaillée et précise les œuvres d’art présentes dans ce cabinet,à l’intérieur même du roman de Jean-François de Bastide. On peut considérer les matières cités dans le texte tels qu’«étoffe »,« cristal », « porcelaine » et les couleurs mentionnés comme l‘« or » deviennent des objets sensuels au service de la séduction. Un exotisme encore inconnu de la jeune femme que le marquis va utilisé pour la faire succomber. L’étrangeté des lieux dus à la chinoiserie est également au service de la séduction,ce qui lui donne alors une connotation sensuelle. Il faut dire qu’au XVIII éme siècle,la Chine impressionne les occidentaux par son exotisme et son étrangeté. Le marquis se sert alors de son cabinet entièrement décoré de chinoiserie pour séduire Mélite grâce à cette étrangeté et cet exotisme qui pourrait susciter en elle,l’étonnement et l’admiration pour ainsi la faire fléchir et assouvir à ses désirs charnels. Le cabinet crée une ambiance,une atmosphère sensuelle grâce au décor influencé par la Chine qui aide le marquis dans sa conquête. Il devient un véritable objet de séduction,plein de sensualité au service du marquis. On peut donc constater que la séduction est exercée par la beauté du décor.

On peut voir tout au long de notre développement que ce texte est un éloge du décor. L’auteur s’attarde exclusivement sur la description du cabinet,il prête attention à chaque détail qui compose cette pièce dont l’ekphrasis et l’accumulation qui donne un effet vertigineux et fastueux à la petite maison. L’éloge du décor consiste ici à impressionner pour mieux séduire. Le cabinet est utilisé comme une arme de séduction grâce à l’étrangeté et l’exotisme qui émane de cette pièce grâce à la présence de la chinoiserie,afin que l’ambiance sensuelle qu’elle créera,amènera la jeune femme à s’abandonner à lui comme il l’espère. Un éloge du décor qui est donc au service de la séduction,du libertinage. D’ailleurs ce n’est pas la première fois qu’on voit l’importance de la petite maison dans l’art de la séduction. C’est un lieu très convoité et très


apprécié par les libertins,on le retrouve dans beaucoup de romans libertins tels que les liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos ou d’autre romans de Crébillon.

Marie-Diane Gemini L.1 L.E.A Dans An Essay of taste de 1759 Alexander Gerard établit une relation entre curiosité, étonnement et plaisir , et définit les chinoiseries comme relevant non du beau , mais du sensoriellement divertissant. La sensualité féminine de la chinoiserie vint se loger avec aisance dans l’esthétique du rococo, où comme le souligne Michel Delon « les formes , les couleurs, les matériaux invitent à ce que Voltaire, avec la langue classique, nomme la mollesse. Ils éveillent le désir dans une continuité de la volute à la caresse de la porcelaine à l’épiderme. » (M. Delon , Le Savoir-vivre libertin) p.38 Pagodes et dragons

La diversité générique


La Chine Et La Diversité Générique


Le phénomène de la chinoiserie en France, vraisemblablement parti des arts décoratifs, a largement investi, bien qu’ à des degrés divers, le champ littéraire. Tous les grands genres de l’époque se sont faits l’écho de la vogue chinoise, qu’elle apparaisse précisément par ses aspects décoratifs ou son exotisme. Le champion toute catégorie de la chinoiserie littéraire est Voltaire, plus d’une quarantaine de ses œuvres comportent le motif chinois. Cependant le genre où la vogue chinoise est prédominant est certainement le genre dramatique. En effet, dès la fin du XVIIe siècle, sans doute sous l’influence des échanges commerciaux voulus par Louis XIV,


commencent à paraître des pièces à motif chinois telles que Les Chinois de Regnard et Dufresny, comédie en 5 actes, parue en 1692. Une œuvre se distingue dans cette abondante production littéraire, L’Orphelin de la Chine de Voltaire, en 1755.

A. Illustration de cette diversité I. Le Roman: Roman libertin Jean-François de Bastide, La Petite maison (1735). Roman épistolaire En 1745 Victor de la Cassagne, connu sous le nom de Dubourg, publia son livre : L’Espion chinois en Europe pour critiquer la société du point de vue d’un espion étranger. L’Espion chinois ou l’envoyé secret de la cour de Pékin. « Et en 1739-1746, les Lettres Chinoises du Marquis J.-B. De Boyer d’Argens ont paru sous la forme d’une revue, le lundi et le jeudi de chaque semaine , où l’auteur en se déguisant en chinois qui adressait à son correspondant lointain des nouvelles de la dernière mode et du dernier scandale, y glissait bien entendu ses propositions de réforme sociales »

Rousseau, La Nouvelle Héloïse.


II. Le conte philosophique Voltaire, Histoire des voyages de Scarmentado, écrite par lui-même. Voltaire, Zadig. III. La littérature d’idée Diderot, Encyclopédie, article « Chinois ». Rousseau, Discours sur les sciences et les arts. IV. Le théâtre Tragédie Voltaire, L’Orphelin de la Chine. Comédie La poésie Voltaire, Épître au roi de la Chine.

Le cas particulier de L’Orphelin de la Chine (1755). Comme nous le disions en introduction , Voltaire est certainement l’auteur des Lumières que le motif chinois a le plus inspiré pour ses œuvres et la figure même du sinophile contre un Montesquieu sinophobe. La Chine, ou l’idée qu’il se fait de la Chine, est à la base de nombreux points de sa pensée. Ceci est en particulier illustré par une pièce de théâtre tout à fait singulière dans la production dramatique du XVIIIe siècle: L’Orphelin de la Chine (1755). 1. Une révolution générique (la 1e tragédie à motif chinois) Comme nous l’avons dit, le genre dramatique est sûrement de tous les genres littéraires celui qu’a le plus inspiré le motif chinois. Mais le plus souvent cela aboutit à une Chine de pacotille ne servant que de toile de fond exotique à une intrigue médiocre. Voltaire qui s’est beaucoup intéressé à la Chine, il était un grand lecteur du père Du Halde, va s’inspirer d’un grand classique du théâtre chinois (« L’Orphelin de la famille Tchao est un monument qui sert plus à faire connaître l’esprit de la Chine que toutes les relations qu‘on a faites et qu’on fera jamais avec ce vaste empire. » - Voltaire) , L’Orphelin de la famille Zhao de Ji Junxiang, pour créer sa propre version, L’Orphelin de la Chine, le 20 août 1755, à Paris .


L’action se situe au XIII e siècle, au moment où Gengis Khan conquiert la Chine. Il se rend maître du pays et extermine la famille impériale. Mais un couple de mandarins dévoué à l’empereur sauve et cache le prince impérial - d’où L’Orphelin de la Chine - et décide de lui substituer son propre enfant. Cependant, une dissension apparaît dans le couple: le mari est fidèle à l’empereur mais sa femme ne se résigne pas à sacrifier son enfant. Bientôt Gengis reconnaît en Idamé, la femme qui l’avait aimée autrefois et qui l’avait repoussé. Il lui fait donc une sorte de chantage: si elle se donne à lui, il laissera la vie sauve à son mari et son enfant. Mais Idamé ne cède pas, pas plus que le mari ne veut livrer le prince impérial. Le couple est alors promis à une mort certaine et pourtant, Gengis, touché par tant de vertu, leur laisse la vie sauve.

En quoi cette pièce est une révolution générique? Le sujet est neuf: pour la première fois, une tragédie française adopte un motif chinois. De fait, elle n’est pas qu’un changement de couleur locale, elle marque aussi un changement de l’esprit, de la morale qui inspire les tragédies. Chez Corneille ou Racine, les tragédies ont toujours un fond moral qui relève soit de la philosophie gréco latine (stoïcisme), soit de la religion chrétienne (jansénisme). Ici, elle relève de la philosophie confucianiste Mais cette pièce est aussi une révolution scénique. 2. Une révolution scénique Cette pièce apparaît, aujourd’hui, comme une révolution scénique à trois titres. Dans un premier temps, on sait que Voltaire s’est beaucoup appliqué dans la direction d’acteur . La pièce est créée sous sa direction après de nombreuses répétitions dans le théâtre de son domaine de Cirey. D’autre part, il manifeste, pour une pièce à motif exotique, un souci de réalisme jamais vu jusque-là, soucieux que les coiffures (On admira en particulier le réalisme de la coiffure de Melle Clairon dans la représentation de 1773) et les costumes soient conformes à leurs modèles chinois. Enfin, pour la première fois, toujours dans un souci de réalisme, il libère l’espace scénique en plaçant les aristocrates dans la salle et non plus sur le plateau. Pour tout cela Voltaire apparaît aujourd’hui comme l’un des premiers « metteurs en scène » de l’histoire du théâtre.


3. Une révolution philosophique Enfin la pièce est marquante par la morale, la philosophie qui l’inspire: le confucianisme. En effet, après avoir imposé beaucoup de tortures morales au couple de mandarins, Gengis Khan déclare à la fin de la pièce: « Je fus un conquérant, vous m’avez fait roi ». Cette phrase illustre une attitude digne de la morale confucéenne qui manifeste une croyance en l’idée de réforme et de perfectibilité humaine, ce qui est donc une idée de progrès. Le couple de mandarins illustre quant à lui le souci de la vertu et l’esprit de sacrifice, deux autres axes majeurs de la pensée confucéenne.



VI. La réflexion religieuse

Il y a dans Paris une maison établie pour les missions étrangères. Quelques prêtres de cette maison étaient alors à la Chine. Le pape, qui envoie des vicaires apostoliques dans tous les pays qu'on appelle les parties des infidèles, choisit un prêtre de cette maison de Paris, nommé Maigrot, pour aller présider, en qualité de vicaire, à la mission de la Chine, et lui donna l'évêché de Conon, petite province chinoise dans le Fokien. Ce Français, évêque à la Chine, déclara non-seulement les rites observés pour les morts superstitieux et idolâtres, mais il déclara les lettrés athées: c'était le sentiment de tous les rigoristes de France. Ces mêmes hommes qui se sont tant récriés contre Bayle, qui l'ont tant blâmé d'avoir dit qu'une société d'athées pouvait subsister, qui ont tant écrit qu'un tel établissement est impossible, soutenaient froidement que cet établissement florissait à la Chine dans le plus sage des gouvernements. Les jésuites eurent alors à combattre les missionnaires, leurs confrères, plus que les mandarins et le peuple. Ils représentèrent à Rome qu'il paraissait assez incompatible que les Chinois fussent à la fois athées et idolâtres. On reprochait aux lettrés de n'admettre que la matière; en ce


cas, il était difficile qu'ils invoquassent les âmes de leurs pères et celle de Confutzée. Un de ces reproches semble détruire l'autre, à moins qu'on ne prétende qu'à la Chine on admet le contradictoire, comme il arrive souvent parmi nous; mais il fallait être bien au fait de leur langue et de leurs mœurs pour démêler ce contradictoire. Le procès de l'empire de la Chine dura longtemps en cour de Rome; cependant on attaqua les jésuites de tous côtés. Un de leurs savants missionnaires, le P. Lecomte, ait écrit dans ses Mémoîres de la Chine que « ce peuple a conservé pendant deux mille ans la connaissance du vrai Dieu; qu'il a sacrifié au Créateur dans le plus ancien temple de l'univers; que la Chine a pratiqué les plus pures leçons de la morale tandis que l'Europe était dans l'erreur et dans la corruption l). Nous avons vu 1 que cette nation remonte, par une histoire authentique, et par une suite de trente-six éclipses de soleil calculées, jusqu'au delà du temps où nous plaçons d'ordinaire le déluge universel. Jamais les lettrés n'ont eu d'autre religion que l'adoration d'un être suprême. Leur culte fut la justice. Ils ne purent connaître les lois successives que meu donna à Abraham, à Moïse, et enfin la loi perfectionnée du Messie, inconnue si longtemps aux peuples de l'Occident et du Nord. Il est constant que les Gaules, la Germanie, l'Angleterre, tout le Septentrion, étaient plongés dans l'idolâtrie la plus barbare quand les tribunaux du vaste empire de la Chine cultivaient les mœurs et les lois, en reconnaissant un seul Dieu dont le culte simple n'avait jamais changé parmi eux. Ces vérités évidentes devaient justifier les expressions du jésuite Lecomte. Cependant, comme on pouvait trouver dans ces propositions quelque idée qui choque un peu les idées reçues, on les attaqua en Sorbonne. L'abbé Boileau, frère de Despréaux, non moins critique que son frère, et plus ennemi des jésuites, dénonça, en 1700, cet éloge des Chinois comme un blasphème. L'abbé Boileau était un esprit vif et singulier, qui écrivait comiquement des choses sérieuses et hardies. Il est l'auteur du livre des Flagellants, et de quelques autres de cette espèce. Il disait qu'il les écrivait en latin, de peur que les évêques ne le censurassent j et Despréaux, son frère, disait


de lui: « S'il n'avait été docteur de Sorbonne, il aurait été docteur de la comédie italienne. Ji Il déclama violemment contre \ les jésuites et les Chinois, et commença par dire que (l'éloge de ces peuples avait ébranlé son cerveau chrétien) J. Les autres cerveaux de l'assemblée furent ébranlés aussi. Il y eut quelques débats: un docteur, nommé Lesage, opina qu'on envoyât sur les lieux douze de ses confrères les plus robustes s'instruire à fond de la cause. La scène fut violente j mais enfin la Sorbonne dééclara les louanges des Chinois fausses, scandaleuses, téméraires, impies, et hérétiques. Cette querelle, qui fut aussi vive que puérile, envenima celle des cérémonies j et enfin le pape Clément XI envoya, l'année d'après, un légat à la Chine. Il choisit Thomas Maillard de Tournon, patriarche titulaire d'AntIoche. Le patriarche ne put arriver qu'~n 1705. La cotir de .Pékin avait ignoré jusque-là qu'on la ju •. ge.aIt à Rom~ et à ~afls. Cela ~st plus absurde que si la répuublIque de SamtMarm se portaIt pour médiatrice entre le Grand Turc et le royaume de Perse. L'empereur Rang-hi reçut d'abord le patriarche de Tournon avec beau~oup de bonté. Mais on pe?t juger quelle fut sa surprise quand les mterprètes de ce léga t lm apprirent que les chrétiens, qui prêchaient leur religion dans son empire ne s'accordaient point entre eux, et que ce légat venait pour terminer une querelle dont la cour de Pékin n'avait jamais entendu parler. Le léO'at lui fit entendre que tous les missionnaires, excepté les jésuite; conndamnaient les anciens usages de l'empire, et qu'on soupç~nnait même Sa Majesté chinoise et les lettrés d'être des athées qui n'addmettaient que le ciel matériel. Il ajouta qu'il y avait un savant évêque de Conon qui expliquerait tout cela si Sa Majesté daiignait l'entendre. La surprise du monarque redoubla, en appreenant qu'il y avait des évêques dans son empire. Mais celle du leccteur ne doitpas ê,ire moindre en voyant que ce prince indulgent poussa la bonté jusqu'à permettre à l'évêque de Conon de venir lui parler contre la religion, contre les usages de son pays, et contre lui-même. L'évêque de Conon fut admis à son auùience. Il savait très-peu de chinois. L'empereur lui demanda d'abord l'explication de quatre caractères peints en or au-dessus de son trÔne. Maigrot n'en put lire que deux j mais il soutint que les mots


king-tien, que l'e!Dpereur avait écrits lui-même sur des taablettes, ne signifiaient pas adorez le Seigneur du c'iel. L'empereur eut la patience de lui expliquer par interprètes que c'était préciisément le sens de ces mots. Il daigna entrer dans un long examen. Il justifia les honneurs qu'on rendait aux morts. L'évêêque fut inflexible. On peut croire queles jésuites avaient plus de crédit à l,a cour que lui. L'empereur, qui par les lois pouvait le faire punir de mort, se contenta de le bannir. Il ordonna que tous les Européans qui voudraient rester dans le sein de l'emmpire viendraient désormais prendre de lui des lettres patentes, et subir un examen. Pour le légat de Tournon, il eut ordre de sortir de la capitale. Dès qu'il fut à Nankin, il y donna un mandement qui condammnait absolument les rites ~e la Chine à l'égard des morts, et qui 'défendait qu'on se servît du mot dont s'était servi l'empereur pour signifier le Dieu du ciel. - - -Il Y a dans Paris une maison établie pour les missions étranngères. Quelques prêtres de cette maison étaient alors à la Chine. Le pape, qui envoie des vicaires apostoliques dans tous les pays qu'on appelle les parties des infidèles, choisit un prêtre de cette maison de Paris, nommé Maigrot, pour aller présider, en qualité de vicaire, à la mission de la Chine, et lui donna l'évêché de Conon, petite province chinoise dans le Fokien. Ce Français, évêque à la Chine, déclara non-seulement les rites observés pour les morts superstitieux et idolâtres, mais il déclara les lettrés athées: c'était le sentiment de tous les rigoristes de France. Ces mêmes hommes qui se sont tant récriés contre Bayle, qui l'ont tant blâmé d'avoir dit qu'une société d'athées pouvait subsister, qui ont tant écrit qu'un tel établissement est impossible, souteenaient froidement que cet établissement florissait à la Chine dans le plus sage des gouvernements. Les jésuites eurent alors à commbattre les missionnaires, leurs confrères, plus que les mandarins et le peuple. Ils représentèrent à Rome qu'il paraissait assez incommpatible que les Chinois fussent à la fois athées et idolâtres. On reprochait aux lettrés de n'admettre que la matière; en ce cas, il était difficile qu'ils invoquassent les âmes de leurs pères et celle de Confutzée. Un de ces reproches semble détruire l'autre, à moins qu'on ne prétende qu'à la Chine on admet le contraadiCtoire, comme il arrive souvent parmi nous; mais il fallait être bien au fait de leur langue et de leurs mœurs pour démêler ce contradictoire. Le procès de l'empire de la


Chine dura longgtemps en cour de Rome; cependant on attaqua les jésuites de tous côtés. Un de leurs savants missionnaires, le P. Lecomte, a~ait écrit dans ses Mémoîres de la Chine que « ce peuple a conservé pendant deux mille ans la connaissance du vrai Dieu; qu'il a sacrifié au Créateur d~ns le plus ancien temple de l'univers; que la Chine a pratiqué les plus pures leçons de la morale tandis que l'Europe était dans l'erreur et dans la corruption l). Nous avons vu 1 que cette nation remonte, par une histoire authentique, et par une suite de trente-six éclipses de soleil callculées, jusqu'au delà du temps où nous plaçons d'ordinaire le déluge universel. Jamais les lettrés n'ont eu d'autre religion que l'adoration d'un être suprême. Leur culte fut la justice. Ils ne purent connaître les .lois successives que meu donna à Abraham, à Moïse, et enfin la loi perfectionnée du Messie, inconnue si longtemps aux peuples de l'Occident et du Nord. Il est constant que les Gaules, la Germanie, l'Angleterre, tout le Septentrion, étaient plongés dans l'idolàtrie la plus barbare quand les tribunaux du vaste empire de la Chine cultivaient les mœurs et les lois, en reeconnaissant un seul Dieu dont le culte simple n'avait jamais changé parmi eux. Ces vérités évidentes devaient justifier les expressions du jésuite Lecomte. Cependant, comme on pouvait trouver dans ces propositions quelque idée qui choque un peu les idées reçues, on les attaqua en Sorbonne. L'abbé Boileau, frère de Despréaux, non moins critique que son frère, et plus ennemi des jésuites, dénonça, en 1700, cet éloge des Chinois comme un blasphème. L'abbé Boileau était un esprit vif et singulier, qui écrivait comiquement des choses séérieuses et hardies. Il est l'auteur du livre des Flagellants, et de quelques autres de cette espèce. Il disait qu'il les écrivait en latin, de peur que les évêques ne le censurassent j et Despréaux, son frère, disait de lui: « S'il n'avait été docteur de Sorbonne, il aurait été docteur de la comédie italienne. Ji Il déclama violemment contre \ les jésuites et les Chinois, et commença par dire que (' l'éloge de t ces peuples avait ébranlé son cerveau chrétien )J. Les autres cerrveaux de l'assemblée furent ébranlés aussi. Il y eut quelques déébats: un docteur, nommé Lesage,


opina qu'on envoyàt sur les lieux douze de ses confrères les plus robustes s'instruire à fond de la cause. La scène fut violente j mais enfin la Sorbonne dééclara les louanges des Chinois fausses, scandaleuses, téméraires, impies, et hérétiques. Cette querelle, qui fut aussi vive que'puérile, envenima celle des cérémonies j et enfin le pape Clément XI envoya, l'année d'après, un légat à la Chine. Il choisit Thomas Maillard de Tournon, patriarche titulaire d'AntIoche. Le patriarche ne put arriver qu'~n 1705. La cotir de .Pékin avait ignoré jusque-là qu'on la ju •. ge.aIt à Rom~ et à ~afls. Cela ~st plus absurde que si la répuublIque de SamtMarm se portaIt pour médiatrice entre le Grand Turc et le royaume de Perse. L'empereur Rang-hi reçut d'abord le patriarche de Tournon avec beau~oup de bonté. Mais on pe?t juger quelle fut sa surprise quand les mterprètes de ce léga t lm apprirent que les chrétiens, qui prêchaient leur religion dans son empire ne s'accordaient point entre eux, et que ce légat venait pour terminer une querelle dont la cour de Pékin n'avait jamais entendu parler. Le léO'at lui fit entendre que tous les missionnaires, excepté les jésuite; conndamnaient les anciens usages de l'empire, et qu'on soupç~nnait même Sa Majesté chinoise et les lettrés d'être des athées qui n'addmettaient que le ciel matériel. Il ajouta qu'il y avait un savant évêque de Conon qui expliquerait tout cela si Sa Majesté daiignait l'entendre. La surprise du monarque redoubla, en appreenant qu'il y avait des évêques dans son empire. Mais celle du leccteur ne doitpas ê,ire moindre en voyant que ce prince indulgent poussa la bonté jusqu'à permettre à l'évêque de Conon de venir lui parler contre la religion, contre les usages de son pays, et contre lui-même. L'évêque de Conon fut admis à son auùience. Il savait très-peu de chinois. L'empereur lui demanda d'abord l'explication de quatre caractères peints en or au-dessus de son trÔne. Maigrot n'en put lire que deux j mais il soutint que les mots king-tien, que l'e!Dpereur avait écrits lui-même sur des taablettes, ne signifiaient pas adorez le Seigneur du c'iel. L'empereur eut la patience de lui expliquer par interprètes que c'était préciisément le sens de ces mots. Il daigna entrer dans un long examen. Il justifia les honneurs qu'on rendait aux morts. L'évêêque fut inflexible. On peut croire queles jésuites


avaient plus de crédit à l,a cour que lui. L'empereur, qui par les lois pouvait le faire punir de mort, se contenta de le bannir. Il ordonna que tous les Européans qui voudraient rester dans le sein de l'emmpire viendraient désormais prendre de lui des lettres patentes, et subir un examen. Pour le légat de Tournon, il eut ordre de sortir de la capitale. Dès qu'il fut à Nankin, il y donna un mandement qui condammnait absolument les rites ~e la Chine à l'égard des morts, et qui 'défendait qu'on se servît du mot dont s'était servi l'empereur pour signifier le Dieu du ciel. - - --


« Scarmentado, victime collatérale de la "Querelle des rites" ». Ce conte philosophique, qui annonce Candide, conduit le héros éponyme jusqu’en Chine. Là, il se retrouve bien involontairement victime de la célèbre « querelle des rites » qui opposait en particulier les congrégations jésuites et dominicaines sur « l’idolâtrie » des Chinois. L’affaire prit une telle importance qu’elle fut jugée par le Vatican. Dans ce passage, Voltaire, une fois n’est pas coutume, manifeste critique et ironie face à l’attitude dérisoire des religieux et aux dangers des dérives religieuses.

Je poussai jusqu’à la Chine avec un interprète, qui m’assura que c’était là le pays où l’on vivait librement et gaiement. Les Tartares s’en étaient rendus maîtres, après avoir tout mis à feu et à sang ; et les révérends pères jésuites d’un côté, comme les révérends pères dominicains de l’autre, disaient qu’ils y gagnaient des âmes à Dieu, sans que personne en sût rien. On n’a jamais vu des convertisseurs si zélés : car ils se persécutaient les uns les autres tour à tour ; ils écrivaient à Rome des volumes de calomnies ; ils se traitaient d’infidèles et de prévaricateurs pour une âme. Il y avait surtout une horrible querelle entre eux sur la manière de faire la révérence. Les jésuites voulaient que les Chinois saluassent leurs pères et leurs mères à la mode de la Chine, et les dominicains voulaient qu’on les saluât à la mode de Rome. Il m’arriva d’être pris par les jésuites pour un dominicain. On me fit passer chez Sa Majesté tartare pour un espion du pape. Le conseil suprême chargea un premier mandarin, qui ordonna à un sergent, qui commanda à quatre sbires du pays de m’arrêter et de me lier en cérémonie. Je fus conduit après cent quarante génuflexions devant Sa Majesté. Elle me fit demander si j’étais l’espion du pape, et s’il était vrai que ce prince dut venir en personne le détrôner. Je lui répondis que le pape était un prêtre de soixante et dix ans ; qu’il demeurait à quatre mille lieues de Sa Sacrée Majesté tartaro-chinoise ; qu’il avait environ deux mille soldats qui montaient la garde avec un parasol ; qu’il ne détrônait personne, et que Sa Majesté pouvait dormir en sûreté. Ce fut l’aventure la moins funeste de ma vie. On m’envoya à Macao, d’où je m’embarquai pour l’Europe. Voltaire, Histoire des voyages de Sarmentado écrite par lui-même (1756).


La Chine, un empire propice aux idÊes des Lumières


Si Voltaire, au début de son Siècle de Louis XIV , paru en 1752, compare le règne de ce monarque à celui d’Auguste, il n’en demeure pas moins vrai que sa seconde partie - surtout à partir de 1685 et la Révocation de l’Édit de Nantes - fut sombre, au point d’enterrer le « Soleil » de nuit, afin d’éviter une réaction populaire. La remise en cause et la réflexion autour des formes de gouvernement mais aussi la trop grande emprise religieuse et l’intolérance allaient faire l’objet de l’intense réflexion que mena le mouvement des Lumières - souvent avec des opinions très divergentes - et dans cette démarche l’exemple chinois, où, du moins ce qu’on croyait en connaître et en comprendre, allait largement servir de cadre de référence et de pensée aux philosophes du XVIIIe siècle. Tous écrivirent à propos de la Chine mais elle n’occupe pas la même place et le même rôle chez chacun d’eux. Montesquieu est un des premiers à se pencher sur l’exemple chinois, dans De l’esprit des lois. Pour lui, le modèle de gouvernement de l’Empire du milieu n’en n’est pas un puisque dans sa typologie des régimes politiques, il le classe comme l’exemple du despotisme, c’est-à-dire un régime où l’état n’est pas respecté mais craint. Voltaire qui produira plus de quarante œuvre évoquant la Chine, fait de ce pays, au contraire, un exemple de bon gouvernement et l’illustration du despotisme éclairé. Rousseau variera beaucoup dans son discours politique sur la Chine, trouvant tantôt son gouvernement d’une grande justice social, tantôt, comme Montesquieu un modèle de despotisme. Sur le terrain de la religion, c’est Voltaire qui s’exprima le plus abondamment. Sa méfiance à l’égard de presque toutes les religions, sa critique de tous les fanatismes, de l’intolérance religieuse et de ses répressions meurtrières lui font voir dans la spiritualité chinoise, si particulière - en particulier dans le confucianisme, une sorte de religion laïque propre à inspirer la vertu sans risquer les dérives des religions. Diderot est, quant à lui, l’auteur de l’article « Chinois » de l’Encyclopédie. Un fait est tout de même à retenir: l’évocation de la Chine par les philosophes des Lumières n’est pas toujours très réaliste. En fait, chacun d’eux


se servit de l’exemple chinois pour fonder ses propres idées. Ceci nous amène à nous demander en quoi la Chine offrit un exemple propice aux idées des Lumières? I. La Chine un pays si « éloigné » de la France. Mouvement de contestation contre les valeurs de l’ordre ancien, en particulier, celles qui culminèrent durant « le siècle de Louis XIV », il était logique que les Lumières allassent chercher ailleurs leur inspiration pour la remise en cause de la société française. La Chine, en plus de son éloignement géographique, avait l’avantage de présenter une culture complètement coupée de la culture gréco-latine - déjà remise en cause par la « querelle des anciens et des modernes » à la fin du XVIIe siècle et une spiritualité complexe, fort différente des religions judéo chrétiennes auxquelles Voltaire, en particulier, attribuait bien des malheurs. De fait, par son éloignement de l’Europe, dans tout le sens du mot, la Chine - du moins l’idée que les philosophes des Lumières s’en faisaient - offrait un terrain concret et propice à l’inspiration et l’illustration de leurs idée comme Voltaire le suggère dans son Dictionnaire philosophique portatif : « [En Chine] les philosophes , eux, y ont découvert un nouveau monde physique et moral » Par ailleurs, surtout grâce au confucianisme, la Chine avait une réputation de grande sagesse avant même le siècle des Lumières. Grand lecteur de la littérature jésuite sur la Chine, avant les Lumières, voici ce qu’écrit Leibnitz dans son ouvrage Novissima Sinica, en 1697: « Et donc si nous sommes leurs égaux dans l’art industriel et en avance sur eux dans les sciences contemplatives, ils nous surpassent certainement (bien qu’on ait presque honte de le confesser) en philosophie pratique, c’est-à-dire dans les préceptes éthiques et politiques adaptés à la vie présente et à l’usage de la morale. »


II. Comment la Chine inspira les principaux philosophes des Lumières ou comment la Chine ne fit pas l’unanimité. Sinophobe Montesquieu est le 1e philosophe à proposer une critique développé du système politique chinois dans De l’Esprit des lois. La Chine apparaît dans vingt et un des trente et un livres, et elle est le thème principal dans cinq chapitre. Montesquieu, politiquement est plus pour un système à l’anglaise le système politique chinois , sans réel parlement , lui apparaît donc comme despotique. Sans compter que les particularités du gouvernement chinois remettent en cause sa théorie/typologie des pouvoirs donc par une sorte de facilité intellectuelle il n’hésite pas à faire du système politique chinois le modèle même du despotisme alors que cela n’est pas tout à fait juste Pour Montesquieu, la monarchie repose sur l’honneur et les lois irriguent les pouvoirs. Tandis que le despotisme repose sur le crainte. En Chine, il voit plusieurs points du fonctionnement politique qui repose davantage sur la crainte que le bon fonctionnement des institutions par l’entremise des lois: « Les lois de la Chine décident que quiconque manque de respect à l’Empereur doit-être puni de mort. Comme elles ne définissent pas ce que c’est que ce manquement de respect, tout peut fournir un prétexte pour ôter la vie à qui l’on veut […] c’est assez que le crime de lèse-majesté soit vague, pour que le gouvernement dégénère en despotisme. » Par contre, un peu comme Voltaire, Montesquieu reconnaît un forme de sagesse chinoise mélange de religion, de culture et de morale: « la religion, les lois, les mœurs et les manières; tout cela fut la morale, tout cela fut la vertu »


Sinophile: Voltaire est le plus sinophile de tous les auteurs des Lumières. Plus de quarante de ses œuvres traite de la Chine. Il est l’auteur de la première tragédie chinoise de la littérature française , il étudie très amplement l’exemple chinois dans L’Essai sur les mœurs et l’esprit des Nations (1756), Dans le chapitre intitulé « Le nez » de son conte philosophique Zadig, « l’homme du Cathay » c’est-à-dire le Chinois incarne la sagesse par rapport aux autres convives chapitre 12 Zadig = l’Homme de Cambalouq Pekin. Le tien = le ciel. Le chinois met en évidence la lumière naturel = La raison « L’homme de Cathay est le plus raisonnable de tous » dans la réunion de tous les étrangers..

Voltaire, dans l’Essai sur les mœurs, situe les origines de la civilisation en Orient - non en Occident - en Chine « La nation la plus ancienne et la plus policée de la terre » et en Inde. Pour Voltaire, s’intéresser à la Chine c’est aussi décentrer l’intérêt pour un Occident prédominant et chrétien. Sur le plan religieux: Sur le plan politique : Voltaire est pour un despotisme éclairé c’est-à-dire un pouvoir exécutif fort mais exercé avec raison. Sur le plan religieux, Voltaire voit dans plus de mille ans de catholicisme la cause de bien des désordres. Mais il met en cause toutes les formes de religions. De plus Pour Voltaire, le sentiment religieux dérive souvent vers la superstition. La morale a pour avantage, selon Voltaire, de relever de la raison, de l’intuition personnelle et non d’un dogme. Par contre, observant que la morale est une chose universelle, il en tire la conclusion qu’elle ne peut qu’être inspirée par Dieu. De fait, pour lui l’existence de Dieu est certaine mais les religions sont sources de désordres, de conflit (autodafés, inquisition, guerres de religion massacre Saint-Barthélemy,


dragonnades, révocation de l’édit de Nantes, il propose donc de remplacer les religions par la morale et il voit dans la doctrine confucianiste un substitut de choix. Les préceptes confucéens que Voltaire met à l’honneur dans ses œuvres: Sens du dévouement Croyance en la perfectibilité humaine Tolérance III. Les lumières de la Chine ou…la Chine des Lumières? Commencer par faire observer qu’aucun des philosophes des Lumières n’est allé en Chine et n’a eu de connaissance directe du pays. Il s’agit donc avant tout d’une connaissance théorique. En second lieu leur connaissance de la Chine se fait à travers la littérature jésuite sur la Chine qui est déjà une littérature orientée. Mais les philosophes des Lumières eux-mêmes sont orientés par rapport aux jésuites. La Chine doit donc passer à travers ce double tamis


« La Chine est donc un état despotique » De l'empire de la Chine. Avant de finir ce livre, je répondrai à une objection qu'on peut faire sur tout ce que j'ai dit jusqu'ici. Nos missionnaires nous parlent du vaste empire de la Chine, comme d'un gouvernement admirable, qui mêle ensemble, dans son principe, la crainte, l'honneur et la vertu. J'ai donc posé une distinction vaine, lorsque j'ai établi les principes des trois gouvernements. J'ignore ce que c'est que cet honneur dont on parle, chez des peuples à qui on ne fait rien faire qu'à coups de bâton. De plus: il s'en faut beaucoup que nos commerçants nous donnent l'idée de cette vertu dont nous parlent nos missionnaires : on peut les consulter sur les brigandages des mandarins. Je prends encore à témoin le grand homme milord Anfon. D'ailleurs, les lettres du P. Parennin, sur le procès que l'empereur fit faire à des princes du sang néophytes qui lui avaient déplu, nous font voir un plan de tyrannie constamment suivi, et des injures faites à la nature humaine avec règle, c'est-à-dire de sang-froid. Nous avons encore les lettres de M. de Mairan et du même P. Parennin, sur le gouvernement de la Chine. Après des questions et des réponses très sensées, le merveilleux s'est évanoui. Ne pourrait-il pas se faire que les missionnaires auraient été trompés par une apparence d'ordre; qu'ils auraient été frappés de cet exercice continuel de la volonté d'un seul, par lequel ils sont gouvernés euxmêmes, et qu'ils aiment tant à trouver dans les cours des rois des Indes? parce que, n'y allant que pour y faire de grands changements, il leur est plus aisé de convaincre les princes qu'lis peuvent tout faire, que de persuader aux peuples qu'ils peuvent tout souffrir . Enfin, il y a souvent quelque chose de vrai dans les erreurs mêmes. Des circonstances particulières, et peut-être uniques, peuvent faire que le gouvernement de la Chine ne soit pas aussi corrompu qu'il devrait l'être. Des causes, tirées la plupart du physique du climat, ont pu forcer les causes morales dans ce pays, et faire des espèces de prodiges. Le climat de la Chine est tel, qu'il favorise prodigieusement la propagation de l'espèce humaine. Les femmes y sont d'une fécondité si grande, que l'on ne voit rien de pareil sur la terre. La tyrannie la plus cruelle n'y arrête point le progrès de la propagation. Le prince n'y peut pas dire, comme Pharaon, Opprimons-les avec sagesse. Il serait plutôt réduit à former le souhait de Néron, que le genre humain n'eût qu'une tête. Malgré la tyrannie, la Chine, par la force du climat, se peuplera


toujours, et triomphera de la tyrannie. La Chine, comme tous les pays où croît le riz, est sujette à des famines fréquentes. Lorsque le peuple meurt de faim, il se disperse pour chercher de quoi vivre. Il se forme, de toutes parts, des bandes de trois, quatre ou cinq voleurs : la plupart sont d'abord exterminées; d'autres se grossissent, et sont exterminées encore. Mais, dans un si grand nombre de provinces, et si éloignées, il peut arriver que quelque troupe fasse fortune. Elle se maintient, se fortifie, se forme en corps d'armée, va droit à la capitale, et le chef monte sur le trône. Telle est la nature de la chose, que le mauvais gouvernement y est d'abord puni. Le désordre y naît soudain, parce que ce peuple prodigieux y manque de subsistance. Ce qui fait que, dans d'autres pays, on revient si difficilement des abus, c'est qu'ils n'y ont pas des effets sensibles; le prince n'y est pas averti d'une manière prompte et éclatante, comme il l'est à la Chine. Il ne sentira point, comme nos princes, que, s'il gouverne mal, il sera moins heureux dans l'autre vie, moins puissant et moins riche dans celleci : Il saura que, si son gouvernement n'est pas bon, il perdra l'empire et la vie. Comme, malgré les expositions d'enfants, le peuple augmente toujours à la Chine, il faut un travail infatigable pour faire produire aux terres de quoi le nourrir : cela demande une grande attention de la part du gouvernement. Il est, à tous les instants, intéressé à ce que tout le monde puisse travailler, sans crainte d'être frustré de ses peines. Ce doit moins être un gouvernement civil, qu'un gouvernement domestique. Voilà ce qui a produit les règlements dont on parle tant. On a voulu faire régner les lois avec le despotisme: mais ce qui est joint avec le despotisme n'a plus de force. En vain ce despotisme, pressé par ses malheurs, a-t-il voulu s'enchaîner; il s'arme de ses chaînes, et devient plus terrible encore. La Chine est donc un Etat despotique, dont le principe est la crainte. Montesquieu, Livre VIII, chapitre XXI, De l’esprit des lois, 1748.


« L’empereur Young-Tching, un anti Louis XIV? » Le nouvel empereur Young-Tching surpassa son père dans l’amour des lois et du bien public. Aucun empereur n’encouragea plus l’agriculture. Il porta son attention sur ce premier des arts nécessaires jusqu’à élever au grade de mandarin du huitième ordre, dans chaque province, celui des laboureurs qui serait jugé, par les magistrats de son canton, le plus diligent, le plus industrieux et le plus honnête homme; non que ce laboureur dût abandonner un métier, où il avait réussi, pour exercer les fonctions de la judicature, qu’il n’aurait pas connues; il restait laboureur avec le titre de mandarin; il avait le droit de s’asseoir chez le vice-roi de la province, et de manger avec lui. Son nom était écrit en lettres d’or dans une salle publique. On dit que ce règlement si éloigné de nos mœurs, et qui peut-être les condamne, subsiste encore. Ce prince ordonna que dans toute l’étendue de l’empire on n’exécutât personne à mort avant que le procès criminel lui eût été envoyé, et même présenté trois fois. Deux raisons qui motivent cet édit sont aussi respectables que l’édit même. L’une est le cas qu’on doit faire de la vie de l’homme; l’autre, la tendresse qu’un roi doit à son peuple. Il fit établir de grands magasins de riz dans chaque province avec une économie qui ne pouvait être à charge au peuple, et qui prévenait pour jamais les disettes. Toutes les provinces faisaient éclater leur joie par de nouveaux spectacles, et leur reconnaissance en lui érigeant des arcs de triomphe. Il exhorta par un édit à cesser ces spectacles, qui ruinaient l’économie par lui recommandée, et défendit qu’on lui élevât des monuments. « Quand j’ai accordé des grâces, dit-il dans son rescrit aux mandarins, ce n’est pas pour avoir une vaine réputation: je veux que le peuple soit heureux; je veux qu’il soit meilleur, qu’il remplisse tous ses devoirs. Voilà les seuls monuments que j’accepte. » Voltaire, Le Siècle de Louis XIV, chapitre XXXIX, 1751.


Commentaire. Introduction: Le règne de Louis XIV est celui de tous les superlatifs, tant par sa longévité (72 ans, le plus long de l’histoire de France), que par l’ampleur de ses réalisations ou encore celle de ses échecs. A ce titre, les historiens distinguent deux périodes, la phase brillante, de 1661 (année de la prise de pouvoir personnel de Louis XIV, à la mort de Mazarin) à 1685 (date de la Révocation de l’Édit de Nantes), et la phase sombre de 1685 à 1715, période marquée par des guerres beaucoup plus difficiles à mener, les difficultés financières qui s’ensuivent, des conditions climatiques qui aggravent la situation et une crispation religieuse. De fait, on assiste à une véritable sclérose du régime qui favorisa l’éclosion des Lumières. Un tel règne ne pouvait laisser indifférents historiens et auteurs et c’est ainsi que Voltaire s’improvise historiographe du règne en adoptant une approche portant en germe les marques de l’étude historique moderne dans un ouvrage intitulé Le Siècle de Louis XIV et publié en 1751. S’il rend un hommage appuyé au règne du Soleil en le comparant au règne d’Auguste ou à celui de Charlemagne, il n’en reste pas moins lucide et critique sur ses tares. Le blâme devient original, lorsqu’il se fait à travers l’éloge de l’empereur chinois Young-Tching, contemporain de la fin du règne de Louis XIV et considéré comme l’un des « trois empereurs exemplaires » de la Chine par Voltaire . Sinophile de raison, Voltaire opère au 39e et dernier chapitre de son œuvre à une comparaison implicite entre les deux souverains, où les qualités de l’un sont surtout un moyen de faire ressortir les carences et les défauts de l’autre. Problématique: En quoi le portrait élogieux de Young-Tching est une critique implicite du règne de Louis XIV?


Plan: I. Un portrait politique a. Un état centralisé - l’empereur au centre de tout (//Louis XIV) b. Un examen politique du règne c. Un état actif II. L’éloge d’une bonne administration a. Une politique efficace b. Un empereur hors-pair c. La reconnaissance du peuple III. Une comparaison implicite et critique avec le règne de Louis XIV a. La bonne gestion économique b. Une justice juste c. La modestie En quoi cet éloge de l’empereur chinois offre-t-il un subtil palimpseste ? Dans un premier temps nous allons voir le portrait politique dresser par Voltaire, ensuite nous étudierons l’éloge d’une bonne administration et dans un dernier temps nous verrons la comparaison implicite et critique faite dans ce texte. Passons désormais à la première partie de cette analyse. I-Un portrait politique. en effet, la description de l'empereur Young-Tching dans le livre « Le siècle de Louis XIV » (XVIIe siècle) laisse paraître en lui un homme du peuple, avec beaucoup de qualités, modeste « et défendit qu'on lui élevât des monuments » cela signifie toute la bonté que l'on retrouve dans les pensées de l'empereur. La description de l'empereur se fait à travers le champ lexical de l'agriculture, on le surnomme « le laboureur »; « le mandarin », on remarque aussi l'utilisation des superlatifs qui insiste sur les qualités de l'empereur. En outre l'action politique joue un rôle majeur dans l'extrait de Voltaire. Dans cet extrait nous pouvons constater l'omniprésence de l'action politique de l'empereur chinois, de par les décisions prise pour son peuple, chaque décision prise a une conséquence positive sur la vie de la société. « La tendresse qu'un roi doit à son peuple » cette citation montre toute l'attention portée par l'empereur Young-Tching pour le bon fonctionnement de la société, et la bienveillance à l'égard de son peuple,


c'est une des raisons de l'amour qu'il reçoit de son peuple. Voyons désormais les formes de cette action politique. On peut constater dans cet extrait une action polémique sous plusieurs formes, sous formes judiciaire avec l'édit contre la peine de mort avant le « procès criminel », Voltaire utilise ici le champ lexical du droit « magistrats », « règlement », « édit », une action politique sous forme économique, l'empereur chinois veille à ce que le peuple ne manque de rien « il fit établir de grand magasins de riz » ( l.20) « il exhorta, par un édit a cessez ces spectacles, qui ruinaient l'économie » ( l. 24-25). Il prend des décisions bénéfiques a la vie du pays et des citoyens. Cette politique efficace que mène Young-Tching est due à une bonne administration. Passons désormais à la seconde partie de cette analyse. II – L'éloge d'une bonne administration La satisfaction du peuple montre que la politique menée est efficace « Toutes les provinces faisaient éclater leur joie par de nouveaux spectacles » En effet par cette citation nous voyons que le peuple est ravie de la politique exercée par l'empereur chinois. En outre Young-Tching supprime tout le superficiel pour ne pas ruiné l'économie de son pays et qu'il continu a fonctionné correctement. L'empereur Young-Tching est un homme plein de bonté et n'a d'égal. Young-Tching est vu comme un empereur hors-pair c'est à dire qui n'a de semblable. En effet c'est le premier qui porte tant d'attention et de bienveillance à l'égard de son pays et de son peuple. « Young-Tching surpassa son père dans l'amour des lois » (l.1) « aucun empereur n'encouragea plus l'agriculture » (l.12), Voltaire dans cet extrait insiste sur les qualités de l'empereur chinois pour démontrer que ce dernier est unique et qu'il est hors-pair. Le peuple ravi de la politique menée, ainsi que des relations entretenue avec leur roi, lui rendent en retour beaucoup de gratitude « toutes les provinces faisaient éclater leur joie par de nouveaux spectacles, et leur reconnaissance en lui érigeant des arcs de triomphe » (l.22-23). Il protège son peuple de la famine « il fit établir de grands magasins de riz » (l.20). Cet empereur chinois a de grands principe d'où l'affection que lui porte son peuple. Voltaire III – Une Comparaison implicite et critiqua travers Young-Tching et le règne de Louis XIV La chine a fasciné le XVIIIe siècle et a fourni une base pour la critique de la France comme cet extrait. On ne peut constater une bonne gestion économique de la chine a cette époque sous l'empereur YoungTching, Voltaire nous décrit le peuple chinois comme un « peuple qui


mange », « il fit établir de grands magasins de riz », de plus l'empereur veille particulièrement à l'économie de son pays pour son bon fonctionnement. « une économie qui ne pouvait être à charge du peuple » (l.21), « il exhorta, par un édit a cessez ces spectacles qui ruinaient l'économie »,, la réussite de la chine est due aux bonnes qualités de gouvernance de l'empereur qui a su allié une bonne gestion économique a une justice juste et à la modestie Contrairement à la justice française sous le règne de Louis XIV, la justice chinoise sous l'empereur YoungTching est juste, l'administration judiciaire fonctionne par la reconnaissance au mérite différente de la France qui fonctionne par l'achat des charges ce qui signifie que la justice n'est pas juste. Comme avec le propre auteur de ce livre, Louis XIV a envoyé Voltaire plusieurs fois en prison sans motifs fondé, dans l'extrait nous constatons de la justice dans les actes et de la justesse dans les pensées de Young-Tching C'est un Empereur modeste « humble qui n'aime pas faire parler de lui, généreux » défendit qu'on lui enleva les monuments », « quand j'ai accordé des grâces [...]ce n'est pas pour avoir une vaine réputation » c'est un empereur qui pense avant tout au bien-être et au bonheur de son peuple avant les siens (l.28 à 30) A travers ce palimpseste, Voltaire réalise une critique implicite de Louis XIV grâce à L'empereur Young-Tching, dont il porte une grande admiration tout autant à cet personne qu'à la Chine. Cette Chine qu'il admire tant n'était aussi fascinante aux yeux de tout le monde, surtout aux yeux de tous ses confrère philosophe des lumières tel que Montesquieu qui portait un grand mépris face à ce pays et a ses différence qui font d'elle ce qu'elle est. Que peut donc reprocher Montesquieu à cet Chine que son confrère Voltaire affectionnait tant ?


« La Chine populiste » A la Chine, le Prince a pour maxime constante de donner le tort à ses officiers dans toutes les altérations qui s’élèvent entre eux et le peuple. Le pain est-il cher dans une province, l’intendant est mis en prison. Se fait-il dans une autre une émeute, le gouverneur est cassé et chaque mandarin répond sur sa tête de tout le mal qui arrive dans son département. Ce n’est pas qu’on examine ensuite l’affaire dans un procès régulier ; mais une longue expérience en a fait prévenir ainsi le jugement. L’on a rarement en cela quelque injustice à réparer et l’Empereur persuadé que la clameur publique ne s’élève jamais sans sujet, démêle toujours, au travers des cris séditieux qu’il punit, de justes griefs qu’il redresse. Rousseau, Discours sur l’Economie politique, 1758.


il fera encore une fois un bel éloge de l’Administration et de la justice chinoise : ! $

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Voir Montesquieu et la Chine p.458.

« Rousseau , sinophile ».

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Mais pourquoi chercher dans des temps reculés des preuves d’une vérité dont nous avons sous nos yeux des témoignages subsistants. Il est en Asie une contrée immense où les lettres honorées conduisent aux premières dignités de l’État. Si les sciences épuraient les mœurs, si elles apprenaient aux hommes à verser leur sang pour la patrie, si elles animaient le courage, les peuples de la Chine devraient être sages, libres et invincibles. Mais il n’y a point de vice qui ne les domine, point de crime qui ne leur soit familier; ni les lumières des ministres, ni la prétendue sagesse des lois, ni la multitude des habitants de ce vaste empire n’ont pu les garantir du joug du Tartare ignorant et grossier, de quoi lui ont servi tous ses savants? Quel fruit a-t-il retiré des honneurs dont-ils sont comblés? Serait-ce d’être peuplé d’esclaves et de méchants? Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, 1750.

Rousseau a bcp varié ds ses positions sur la Chine (voir p.456: Montesquieu et la Chine)



Louis Le Comte : Nouveaux Mémoires sur l'état présent de la Chine (1696). Lettres édifiantes et curieuses (1689-1781). Abbé de Marcy: Histoire moderne des Chinois, des Japonais, des Indiens, des Persans, des Turcs, des Africains, des Russiens et des Américains (publiée entre 1754 et 1778).



La grande muraille Ce fut par une vue de politique que le fameux empereur Tsin chi hoang, se détermina l’an 221 avant Jésus-Christ à bâtir cette célèbre muraille, qui borne la Chine au septentrion, & qui la défend contre les Tartares voisins, lesquels divisés alors en différentes nations, soumis à divers princes, ne pouvaient guère faire autre chose que de l’incommoder par des courses imprévues, et d’y exciter du trouble par leurs pillages. Il n’y avait point encore eu d’exemple de réunion dans les Tartares occidentaux tel qu’on le vit au commencement du XIIIe siècle, que la Chine devint leur conquête. Il n’y a rien sans doute dans le reste de l’univers qui approche de cet ouvrage, continué le long de trois grandes provinces, Pe tche li, Chan si, et Chen si, bâti souvent dans des lieux qui paraissent inaccessibles, et fortifié par une suite de places militaires construites avec une égale dépense. Cette muraille commence par un gros boulevard de pierre élevé dans la mer à l’orient de Peking, et presque à la même hauteur, étant de 40 degrés 2 minutes 6 secondes dans la province de Pe tche li ; elle est aussi bien terrassée et revêtue de brique, aussi haute, mais beaucoup plus large que les murailles des villes ordinaires de l’empire, c’est-à-dire, de 20 à 25 pieds de hauteur. Le Père Régis, & les Pères qui dressaient avec lui la carte des provinces, ont fait plusieurs fois tirer la corde par dessus, pour mesurer des bases de triangle, & prendre avec l’instrument des points éloignés : ils les ont toujours trouvées bien pavées, & assez larges pour que cinq ou six cavaliers puissent y marcher de front à leur aise. Les portes de la grande Muraille sont fortifiées en dedans par des forts assez grands : le premier à l’orient s’appelle Chang hai koan, il est près de la Muraille, qui depuis le Boulevard bâti dans la mer, s’étend pendant une lieue dans un terrain tout à fait plein, & ne commence à s’élever sur les penchants des montagnes qu’après cette place. Ce fut le général chinois, lequel commandait dans ce quartier-là, qui appela les Tartares de la province de Leao tong qui est au-delà : & ce fut ce qui donna occasion aux Tartares de s’emparer de la Chine, malgré la confiance qu’ils avaient dans ce rempart de leur Muraille, qui paraissait insurmontable.

Père du Halde, La Description, 1735 .


L'abbé François-Marie de Marcy (ou Marsy) est néanmoins l'un des premiers à avoir consacré un chapitre à ces contrées d'Asie dans son Histoire moderne des Chinois, des Japonais, des Indiens, des Persans, des Turcs, des Africains, des Russiens et des Américains publiée entre 1754 et 1778 en trente volumes








Bibliographie.



Voltaire , L’Orphelin de la Chine, 1755. La scène est dans un Palais des Mandarins, qui tient au Palais Impérial, dans la Ville de Cambulu, aujourd’hui Pékin. ACTE PREMIER Scène première Idamé, Asséli.

IDAMÉ Se peut-il qu’en ce temps de désolation En ce jour de carnage et de destruction, Quand ce Palais sanglant , ouvert à des Tartares, Tombe avec l’Univers sous ces Peuples barbares, Dans cet amas affreux de publiques horreurs Il soit encore pour moi de nouvelle douleur?


ASSÉLI Eh, qui n’éprouve , hélas! Dans la perte commune, Les tristes sentiments de sa propre infortune ? Qui de nous vers le Ciel n’élève pas ses cris Pour les jours d’un époux, ou d’un père , ou d’un fils ? Dans cette vaste enceinte, au Tartare inconnue,


Huit Siècles De Relations FrancoChinoises


Au XIIIe siècle C’est en plein Moyen-Âge que se nouent pour la première fois des rapports politiques entre le royaume de France et la Chine. En effet, au XIIIe siècle, Saint-Louis envoie le franciscain d’origine flamande, Guillaume de Rubrouck , auprès des Tartares, afin d’y porter la parole évangélique et de sceller une alliance contre les Musulmans, dans le contexte des croisades. Le périple du religieux vers l’Empire du milieu prend deux ans, entre 1253 et 1255, mais n’aboutira ni d’un point de vue religieux ni d’un point de vue politique. Cependant, reste son récit de voyage, sous forme de lettres adressées à Saint-Louis, dont la précision et les qualités de style offrirent aux Européens un précieux témoignage sur la civilisation chinoise. Il faudra attendre 1368, date de la « réouverture » de la Chine, c’est-à-dire quatre siècles et demi, pour une reprise des rapports politiques entre la France et la Chine.


Cet extrait retrace la réception de Guillaume de Rubrouck par l’empereur Mangu-Khan et la remise au souverain des lettres de SaintLouis.

[…] Nous étant donc mis à genoux, je lui dis que nous rendions grâces à Dieu de ce qu’il lui avait plu nous amener de si loin pour venir voir et saluer le grand Mangu-Khan, à qui il avait donné une grande puissance sur la terre, mais que nous suppliions aussi la même bonté de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par qui nous vivions et mourions tous, qu’il lui plût donner à Sa Majesté heureuse et longue vie (car c’est tout leur désir que chacun prie pour leur vie). J’ajoutai à cela que nous avions ouï dire en notre pays que Sartach était chrétien, ce dont tous les Chrétiens avaient été fort réjouis, et spécialement le roi de France, qui sur cela nous avait envoyés vers lui avec des lettres de paix et d’amitié, pour lui rendre témoignage de ce que nous étions, et qu’il voulût nous permettre de nous arrêter en son pays, d’autant que nous étions obligés par les statuts de notre ordre d’enseigner aux hommes comment il faut vivre selon la loi de Dieu ; que Sartach sur cela nous avait envoyés vers son père Baatu, et Baatu vers Sa Majesté impériale, à laquelle, puisque Dieu avait donné un grand royaume sur la terre, nous lui demandions bien humblement qu’il plût à Sa Grandeur de nous permettre la demeure sur les terres de sa domination, afin d’y faire faire les commandements et le service de Dieu et prier pour lui, pour ses femmes et ses enfants ; que nous n’avions ni or, ni argent, ni pierres précieuses, mais seulement notre service et nos prières, que nous ferions continuellement à notre Dieu pour lui ; mais qu’au moins nous le suppliions de nous pouvoir arrêter là jusqu’à ce que la rigueur du froid fût passée ; d’autant même que mon compagnon était si las et si harassé du long chemin que nous avions fait, qu’il lui serait impossible de se remettre sitôt en voyage ; de sorte que sur cela il m’avait contraint de lui demander licence de demeurer là encore pour quelques jours : car nous doutions bien qu’il nous faudrait bientôt retourner vers Baatu, si de sa grâce et bonté spéciale il ne nous permettait de demeurer là. Guillaume de Rubrouck, Voyage dans l’Empire Mongol. .


Au XVIIe siècle C’est au XVIIe siècle que se nouent les premières relations concluantes entre la France et la Chine. Elles auront toujours un triple objectif: commerciales, politiques et religieuses. Les premières faits marquant le début d’échanges significatifs avec la Chine sont la création par Colbert, sur ordre de Louis XIV, de la Compagnie de Chine, en 1660, bientôt muée en Compagnie française des Indes orientales, en 1664, pour rattraper le retard de la France concernant sa présence économique en Chine sur des pays comme l’Angleterre ou la Hollande . En 1685, Louis XIV, qui craint l’influence religieuse de pays protestants présents en Chine, décide d’envoyer à la cour de l’empereur Kangxi, cinq missionnaires jésuites pour initier les Chinois aux sciences avec le titre de « mathématiciens du roi » mais leur mission a aussi un but politique et religieux. Il s’agit d’évangéliser la Chine. En 1698, Louis XIV envoie le premier navire français en Chine, L’Amphitrite. Le bateau accoste à Canton, le 4 novembre 1698 . L’Amphitrite revient en France, le 3 août 1700, avec une cargaison de soie, d’objets chinois en laque et porcelaine. Une vente de ces objets est organisée à Nantes, à partir du 4 octobre, qui remporte un vif succès. C’est à partir de cette date et de cet événement que débute vraiment le goût pour l’art asiatique en France. De tous ces échanges, naissent deux ouvrages qui participeront grandement à la connaissance de la Chine en Europe et qui seront la base de la connaissance de la Chine par les philosophes des Lumières, Voltaire en tête: Les Mémoires sur l’état présent de la Chine du père Louis Le Comte (1687) et Les Lettres édifiantes et curieuses (16891781), extraordinaire compilation des lettres des missionnaires jésuites, sur une période de près d’un siècle et décrivant les aspects les plus divers de l’Empire du milieu (histoire, géographie, politique, religion, urbanisme etc.) .


Prendre comme texte le portrait de l’empereur Kangxi par le Père Bouvet Père Le Comte AU ROI Sire, Ce n’est pas tant un recueil de lettres, que je prends la liberté d’offrir à Votre Majesté, que le portrait du plus grand prince de l’Orient. Il a reçu le vôtre avec des marques d’estime qui étonnèrent toute sa Cour ; & je puis dire, que ce fut en le voyant, qu’un empereur de la Chine sentit pour la première fois qu’il y avait plus d’un souverain dans le monde. Jusqu’alors cette nation fière & orgueilleuse ne croyait pas déshonorer les rois en les regardant tous comme soumis à son empire ; les ambassadeurs des États les plus florissants, qui n’y ont jamais été reçus que comme tributaires, avaient par leur propre aveu établi plus fortement cette idée dans les esprits ; & l’Europe entière se trouvait en quelque sorte sous le joug en Asie, lorsqu’elle se flattait de la monarchie universelle. Le nom, Sire, & si je l’ose dire la seule ombre de Votre Majesté, a effacé ces injustes préjugés. Dès que le prince, dont j’ai l’honneur de vous parler, jeta les yeux sur votre portrait, il y trouva un air de grandeur si particulier, des traits si marqués d’autorité, de sagesse & de valeur, qu’il jugea dès lors que l’Europe avait un maître, comme l’Asie avait le sien. Que ne penserait-il point, Sire, s’il voyait comme nous en votre propre personne, ce que la peinture la plus parfaite ne peut que faiblement représenter ? s’il y considérait un moment, ce que vos ennemis n’ont jamais envisagé sans frayeur ; ce que vos alliés ne regardent qu’avec confiance ; ce que la Cour la plus délicate & la plus spirituelle voit toujours avec un nouveau plaisir ; ce que vos peuples ne se lassent point d’admirer ; ce qu’on ne peut dire, & qu’on croit à peine quand on vous a vu. Quelque désir secret qui ait pu làdessus échapper à ce prince, il a bien conçu, que le Ciel en formant l’un pour le bonheur & la gloire de l’ancien monde, & donnant à l’autre l’empire du nouveau, vous avait apparemment séparé pour toujours. Mais s’il n’a pu espérer de voir Votre


Majesté, il s’est du moins appliqué tout entier à la connaître. C’a été pour nous, Sire, une joie bien sensible, d’être souvent obligés, pour obéir à ses ordres, de lui faire l’histoire de votre vie ; de lui conter les heureux présages de votre auguste naissance, les troubles de votre minorité, les premiers miracles de votre règne. Il a voulu savoir par quelles routes, inconnues jusqu’alors aux autres souverains, vous êtes parvenu en si peu de temps à ce haut point de grandeur, qui entretient depuis tant d’années, & la jalousie dans l’esprit de vos voisins, & la tranquillité dans le coeur de vos sujets. Il avait, Sire, déjà ouï parler de vos victoires ; car où le bruit ne s’en est-t-il pas répandu ? mais plus touché de vos qualités personnelles, que de tous ces succès, il s’est fait un plaisir singulier d’apprendre de notre bouche, que Votre Majesté avait plus d’intrépidité dans la guerre que ses propres capitaines, plus de conduite que ses généraux, plus de vues que ses ministres, plus de soins & d’exactitude que ses moindres officiers ; que dans le gouvernement politique, son application inspirait l’équité, la modération, la politesse, l’ordre & la discipline à tous les membres de l’État ; enfin que dans le domestique, votre égalité d’humeur, vos manières douces, nobles & engageantes vous avaient attiré l’amour & l’admiration de tous ceux qui vous approchent. Charmé lui-même, Sire, de ces qualités de l’âme, qui forment le héros, il n’a pu douter que Votre Majesté n’eût encore celles du corps, qui achèvent de rendre le héros parfait. Pour contenter sur ce point la curiosité de ce grand prince, nous n’avons pu nous dispenser, d’entrer dans un détail infini de ce qui vous regarde ; de lui parler de cet air majestueux, de cette noble fierté, de cet agrément qui anime vos moindres actions & qui se mêle à tout ce que vous faites ; de descendre enfin jusqu’aux plus petites choses, si néanmoins il y a quelque chose de petit dans un roi, où tout paraît grand, où tout est auguste. Voilà, Sire, ce qu’un empereur, qui fait gloire d’ignorer le reste du monde, n’a pu s’empêcher de connaître. Un prince de ce caractère mérite bien que Votre Majesté le connaisse à son tour, & jette un moment les yeux sur son portrait & sur ces mémoires, où elle verra ce que le sang tartare, tempéré par une éducation


chinoise, lui a inspiré pour le gouvernement, de force & de sagesse tout ensemble. Son père à l’âge de six ans fit sous la conduite d’un tuteur, la conquête entière de la Chine : celui-ci encore enfant lui succéda, & affermit lui-même bientôt après, son trône chancelant. Il dissipa les pirates des côtes & des royaumes maritimes. Il obligea les rois de Canton & de Fokien à se soumettre ; il dompta celui de Chensi, & reconquit toutes les provinces du couchant. Il a depuis rendu tributaires de l’empire la plupart des princes tartares ; il vient de repousser de ses frontières les Nouveaux mémoires sur l’état présent de la Chine 6 Moscovites, qui avaient porté le commerce & la guerre, jusqu’à la mer orientale. A présent, il protège ses vassaux ; il tient ses peuples dans le devoir ; il vit tranquille, puissant, heureux ; & animé d’une portion de ce même génie, que le Ciel semble avoir versé tout entier dans votre personne, il est devenu le plus grand prince qui ait jamais gouverné la Chine. Mais ce qui l’approche encore davantage de Votre Majesté, c’est la protection qu’il donne en ses États, à la religion chrétienne. On n’est pas étonné, Sire, que vous la défendiez en Europe contre les efforts les plus violents de l’hérésie & de l’ambition. Vous devez ce zèle à votre foi, aux exemples de vos ancêtres, à la qualité de fils aîné de l’Église, qui vous élève au dessus des autres rois encore plus que toutes les autres prérogatives de votre couronne : vous le devez aux bénédictions que Dieu a si abondamment répandues sur votre glorieux règne, & à celles qu’il prépare encore à votre piété, dont les augures certains font la juste consolation de vos peuples, & les espérances de toute la chrétienté. Mais on ne peut assez admirer qu’un empereur, né dans le sein de l’idolâtrie, imbu dès son enfance des erreurs populaires, élevé dans la superstition, se soit de lui-même fait jour au travers de ces épaisses ténèbres : &


que parmi tant de fausses religions, dont il est environné, il ait démêlé la sainteté & la vérité de la nôtre. Il en fait souvent l’éloge ; il enrichit nos autels de ses offrandes ; il se prosterne devant la majesté du Dieu que nous adorons ; il vient tout récemment de donner à ses peuples par un édit, l’entière liberté d’embrasser publiquement la foi de Jésus-Christ ; & sans les intérêts de la politique & de la sagesse mondaine, peut-être leur en eût-il lui-même donné l’exemple. C’est à Votre Majesté, Sire, que nous devons particulièrement cette grâce, au on avait depuis cent ans inutilement désirée ; & que ce prince accorde aujourd’hui aux missionnaires qu’elle lui a envoyés ; comme si Dieu voulait par là couronner votre zèle, plutôt que récompenser nos travaux ou exaucer nos faibles prières. Cet événement, l’un des plus mémorables qui soit arrivé depuis la naissance de l’Église, est non seulement pour Votre Majesté le sujet d’une sensible consolation, mais encore un motif bien pressant d’achever ce grand ouvrage, qu’elle a si heureusement commencé. Ce n’est pas, Sire, dans le dessein d’agrandir vos États, que je viens de si loin solliciter ce nouveau secours. Le Ciel en vous faisant le plus puissant prince de la terre, ne vous laisse rien plus à y désirer. Ce que nous souhaitons par là, c’est de vous engager à conquérir ces vastes royaumes à Jésus-Christ ; & d’avoir nous-mêmes occasion d’y contribuer de nos travaux & de nos vies. C’est aussi de faire connaître à toute l’Europe, que si notre profession ne nous permet pas comme à tant d’autres, de nous sacrifier aux intérêts de votre gloire, nous sommes du moins toujours prêts de suivre les impressions de votre zèle. Je suis, avec le plus profond respect & le plus parfait dévouement, SIRE, DE VOTRE MAJESTÉ, Le très humble, très obéissant, & très fidèle sujet et serviteur,


LE COMTE, de la Compagnie de Jésus. Père Louis Le Comte, Nouveaux mémoires sur l’état présent de la Chine


Au XVIIIe siècle S’il ne se passe rien de notoire politiquement entre la France et la Chine, durant le « siècle des Lumières », cette période marque un moment important dans le travail de connaissance et de réflexion autour de l’empire du milieu. D’une part, les échanges épistolaires constituant le recueil des Lettres édifiantes et curieuses se poursuivent. L’autre ouvrage d’importance sur la connaissance de la Chine est l’œuvre d’un jésuite, le Père Du Halde qui n’est jamais allé en Chine et qui ne parle pas le chinois. Comme le dit Voltaire dans Le Siècle de Louis XIV: « Jésuite; quoiqu’il ne soit point sorti de Paris, et qu’il n’ait point su le Chinois, [Du Halde] a donné sur les Mémoires de ses confrères la plus ample et la meilleure description de l’empire de la Chine qu’on ait dans le monde. ». En fait, La Description, publiée pour la 1e fois en 1735, offre une synthèse et une réflexion de la matière fournie par Les Lettres édifiantes et curieuses, publiées jusqu’à cette date. Ces deux sommes seront la source d’inspiration et la principale source de connaissance des Lumières sur la Chine. Montesquieu, Voltaire, Rousseau et Diderot, dans des proportions et des intentions diverses s’inspireront de l’exemple chinois pour nourrir leurs réflexions philosophiques. Enfin, dans le domaine des arts décoratifs, on assiste à un essor du goût pour la Chine qui va du goût pour les authentiques objets chinois à celui pour une interprétation européenne de ces mêmes objets appelé « chinoiserie ». Ainsi, à l’aube du XVIIIe siècle, les relations entre la France et la Chine sont-elles avant tout marquées par la curiosité intellectuelle et les échanges commerciaux.


Votre précieux royaume, nous disent-ils quelquefois, est la Chine de l’Europe. Tous les autres Etats se font un devoir et un plaisir de suivre vos usages, vos maximes et vos rites. Je ne sais en vérité où ils ont puisé tout ce qu’ils en disent, et en particulier ce qu’ils en ont écrit dans une espèce de dictionnaire historique et géographique, commencé sous Canghi, et mis au jour par les ordres de l’Empereur régnant, livre par conséquent qui est authentique dans l’Empire. Voici mot à mot ce que j’y ai lu à l’article France. Vous ne trouverez pas mauvais, mon révérend père, que je vous rapporte ce trait. Il est infiniment flatteur pour la France, de la part d’une nation superbe, qui daigne à peine mettre les autres peuples au rang des hommes civilisés. La France, est-il dit dans le livre que j’ai cité, […] est divisée en seize provinces. La capitale de ce royaume s’appelle Paris. Cette ville est remarquable, surtout par un collège, où il y a habituellement plus de quatre ouan d’étudiants (c’est-à-dire, plus de quarante mille, car un ouan équivaut à dix mille). Il y a sept autres collèges […], sans compter ceux où l’on élève gratis les pauvres écoliers. Tous ces collèges sont sous la dépendance du Roi… Le Roi de France a le pouvoir merveilleux de guérir des écrouelles ceux qui en sont attaqués, en les touchant seulement de la main. Il peut opérer ce prodige une fois chaque année, après avoir jeûné trois jours. La France a cinquante royaumes sous sa dépendance. Je ne sais ce qu’il faut entendre là par royaumes. […] Quoi qu’il en soit, je pense que ce qui contribue le plus à leur donner une si grande idée de notre royaume, c’est que la plupart des machines, des instruments, des bijoux et des autres choses curieuses qui sont dans le magasin de l’Empereur, ou qui embellissent ses appartements, sont aux armes de France, ou marqués au nom de quelque ouvrier français. Ceci est encore de notre royaume, disait naïvement un des élèves du frère Attiret en regardant le couteau de parade de l’Empereur, que ce cher frère avait ordre de peindre […]. Ce Chinois connut que la lame de ce couteau avait été faite en France, à l’empreinte de plusieurs fleurs de lys qu’il y remarqua. Les fleurs de lys sont ici connues de tout le monde, elles brillent partout. On les voit dans l’enceinte de notre église, sur nos calices, sur nos chasubles, sur nos croix et sur tous nos ornements d’autel. Elles sont dans notre maison sur la plupart de nos livres et de nos instruments, sur nos horloges, sur nos girouettes, et presqu’à tous les coins dse nos bâtiments. Elles se trouvent au-dehors, chez les grands, dans la plupart des choses curieuses dont ils sont possesseurs. Elles sont chez le prince, et en si grande quantité que je crois pouvoir dire sans exagération que les armes de France se trouvent aussi multipliées dans le palais de l’Empereur de Chine, qu’elles peuvent l’être au Louvre ou à Versailles.


Lettre du père Amiot, 17 octobre 1754, in Lettres Êdifiantes et curieuses, vol. XIII, Lyon, 1819.


Au XIXe siècle Si le sujet qui nous intéresse renvoie avant tout au domaine des idées, les rapports entre la France et la Chine sont avant tout commerciaux. Au début du XIXe siècle, la France, à l’instar d’autres puissances européennes comme l’Angleterre ou la Hollande, supporte de moins en moins les limitations à son développement économique en Chine imposées par les Chinois. Cette crispation va dégénérer en deux conflits armés en Chine: La première guerre de l’Opium en 1839, menée par l’Angleterre, pour imposer à l’Empire du milieu le libre échange et qui aboutit au Traité de Nankin, en 1842. La France, qui n’a pas participé à ce premier conflit, en profite quand même pour passer des accords économiques dans l’orbe de ce premier traité. Cependant, ceci n’empêche pas la France de participer à la seconde guerre de l’Opium (1857-1860), de concert avec les Anglais et de s’imposer en Chine comme une puissance impérialiste. La guerre aboutit par exemple au fameux sac du palais d’été réprouvé par Victor Hugo qui écrira: « Voilà ce que la civilisation a fait à la barbarie » ou encore « Deux bandits , France et Angleterre sont entrés dans une cathédrale d’Asie. ». Par ailleurs, la victoire de ces deux puissances européennes impose à la Chine les « traités inégaux » qui permettent aux Occidentaux de prendre possession de certaines villes ou certains quartiers de villes en Chine. C’est ainsi qu’est fondée la concession française à Shanghai, également appelé le « Paris de l’Orient ». On l’aura compris le rapport France-Chine au XIXe siècle se crispe se mue en une relation de type colonial.


« Une critique de la barbarie française » Il y avait, dans un coin du monde, une merveille du monde ; cette merveille s’appelait le palais d’Eté. L’art a deux principes, l’Idée, qui produit l’art européen, et la chimère, qui produit l’art oriental. Le palais d’Eté était à l’art chimérique ce que le Parthénon est à l’art idéal. Tout ce que peut enfanter l’imagination d’un peuple presque extrahumain était là. Ce n’était pas, comme le Parthénon, une œuvre rare et unique ; c’était une sorte d’énorme modèle de la chimère, si la chimère peut avoir un modèle. Imaginez, on ne sait quelle construction inexprimable ; quelque chose comme un édifice lunaire, et vous aurez le palais d’Eté. Bâtissez un songe avec du marbre, du jade, du bronze, de la porcelaine, charpentezle en bois de cèdre, couvrez-le de pierreries, drapez-le de soie, faites-le ici sanctuaire, là harem, là citadelle, mettez-y des dieux, mettez-y des monstres, vernissez-le, émaillez-le, dorez-le, fardez-le, faites construire par des architectes qui soient des poètes les mille et un rêves des mille et une nuits, ajoutez des jardins, des bassins, des jaillissements d’eau et d’écume, des cygnes, des ibis, des paons, supposez en un mot une sorte d’éblouissante caverne de la fantaisie humaine ayant une figure de temple et de palais, c’était là ce monument. Il avait fallu, pour le créer, le long travail de deux générations. Cet édifice, qui avait l’énormité d’une ville, avait été bâti par les siècles, pour qui ? Pour les peuples. Car ce que fait le temps appartient à l’homme. Les artistes, les poètes, les philosophes, connaissaient le palais d’Eté ; Voltaire en parle. On disait : le Parthénon en Grèce, les Pyramides en Egypte, le Colisée à Rome, Notre-Dame à Paris, le palais d’Eté en Orient. Si on ne le voyait pas, on le rêvait. C’était une sorte d’effrayant chef-d’œuvre


inconnu entrevu au loin dans on ne sait quel crépuscule comme une silhouette de la civilisation d’Asie sur l’horizon de la civilisation d’Europe. Cette merveille a disparu. Un jour, deux bandits son entrés dans le palais d’Eté. L’un a pillé, l’autre a incendié. La Victoire peut être une voleuse, à ce qu’il paraît. Une dévastation en grand du palais d’Eté s’est faite de compte à demi entre les deux vainqueurs. On voit mêlé à tout cela le nom d’Elgin, qui a la propriété fatale de rappeler le Parthénon, on l’a fait au Parthénon, on l’a fait au palais d’Eté, plus complètement et mieux, de manière à ne rien laisser. Tous les trésors de toutes nos cathédrales réunies n’égaleraient pas ce formidable et splendide musée de l’Orient. Il n’y avait pas seulement là des chefs-d’œuvre d’art, il y avait un entassement l’orfèvreries, grand exploit, bonne aubaine. L’un des deux vainqueurs a empli ses poches, ce que voyant, l’autre a empli ses coffres ; et l’on est revenu en Europe, bras dessus, bras dessous, en riant. Telle est l’histoire des deux bandits. Nous Européens, nous sommes les civilisés, et pour nous les chinois sont les barbares. Voilà ce que la civilisation a fait à la barbarie. […] Victor Hugo, Lettre au capitaine Butler, 25 ovembre 1861.


Pour le comte de Beauvoir, qui arrive à pékin en 1867, la mémoire pleine des descriptions fabuleuses de Marco Polo, la fascination le dispute à la répulsion devant le spectacle qui s’offre à lui. Le matin, bien avant l’aurore, nous sommes sur pied, tout émus de la pensée que quelques heures à peine nous séparent de Pékin : Pékin que nous avions rêvé de voir, et pour lequel nous avons couru tant de mers ! […] Assurément, quoique notre curiosité soit peut-être émoussée par onze mois de spectacles constamment variés, je ne puis m’empêcher d’éprouver un grand étonnement à me trouver dans cette ville de Pékin ! S’il est au monde peu de lieux aussi tristes, il en est peu aussi qui soient plus frappants. Parmi les nombreux étonnements qui y attendent le voyageur, le plus imprévu est sans contredit celui de se voir lui-même circuler au milieu d’une


foule curieuse, au cœur d’un empire fermé comme un sanctuaire aux étrangers qui l’ont ouvert à la civilisation par la violence et souvent par la cruauté. Nous venons de traverser les trois quarts de Pékin, depuis les faubourgs de la ville chinoise, jusqu’aux abords de la cité interdite ; nous avons, en près de deux heures, passé en revue, sans avoir le temps de les détailler, les quartiers du commerce et les agglomérations des palais de mandarins. C’est une vue d’ensemble dont plus tard nous chercherons les traits particuliers ; mais ma première impression est celle-ci : quand on n’a pas vu Pékin, on ne sait pas ce que c’est que la décadence. Thèbes, Memphis, Carthage, Rome ont des ruines qui rappellent la secousse ; Pékin se ronge lui-même ; c’est un cadavre qui tombe chaque jour en poussière. Quand, du haut des admirables murailles presque intactes qui entourent la ville tartare, j’ai jeté les yeux sur la ville interdite et la ville impériale renfermées dans son sein ; quand j’ai sondé la splendide perspective des bastions, des portes surmontées de pagodes, des fortifications aux angles des murailles, et que j’ai examiné les toits coniques et vernissés des temples qui surgissent au milieu d’une vraie forêt ; quand, faisant un demitour, j’ai porté mes regards sur la ville chinoise qui fait à l’autre un véritable socle, et qu’enfin je me suis imaginé tout cela vivant, frais, vert, coupé partout d’eaux limpides, garni de canons, peuplé et bruyant, j’ai rêvé que je retraçais par la pensée le Pékin d’il y a mille ans, et je suis resté confondu, admirant sans restriction cette merveille de l’extrême Orient. Mais, peu à peu, j’ai pris le spectacle corps à corps : j’ai parcouru ces rues ravinées par les chariots à vingt pieds de profondeur, dans lesquelles les anciens égouts éventrés semblent un escalier géant pour atteindre l’étroit sentier qui borde les maisons de chaque côté du précipice ; descendant de ma charrette pour mieux voir, j’ai enfoncé jusqu’à mi-jambe dans une poussière fétide d’immondices séculaires, j’ai suivi le lit des fossés, des canaux et des rivières pour jamais à sec, sous des ponts de marbre rose ruinés et désormais inutiles : ces jardins, ces parcs, ces étangs autrefois merveilleux sont transformés en


désert ; à côté des arcs de triomphe de marbre, des huttes éboulées de marchands misérables élèvent au-dessus d’elles une forêt de perches avec des affiches de papier qui dansent au vent ; tout cela est affreusement uniformisé sous une couche épaisse et à travers un nuage incessant d’une poussière âcre et étouffante ; - Non, me suis-je dit à cet aspect, cela n’est pas une ville ; n’estce pas plutôt un camp de Tartares ravagé par le simoun au milieu du désert ? Comte de Beauvoir, Voyage autour du monde, Paris, Plon, 1872.


SCENE VI GENGIS, OCTAR, IDAMÉ, ZAMTI, GARDES. GENGIS accompagné de ses Gardes, & désarmant Zamti. Arrêtez. Arrêtez, malheureux! O Ciel! Qu’alliez-vous faire? IDAMÉ. Nous délivrer de toi, finir notre misère? A tant d’atrocités dérober notre fort. ZAMTI. Veux-tu nous envier jusques à notre mort? GENGIS. Oui… Dieu, Maître des Rois, à qui mon cœur s’adresse, Témoin de mes affronts, témoin de ma faiblesse, Toi, qui mis à mes pieds tant d’États, tant de Rois, Deviendrai-je à la fin digne de mes exploits! Tu m’outrages, Zamti, tu l’emportes encore, Dans un cœur qui m’aima, dans un cœur que j’adore Ton épouse à mes yeux, victime de sa foi, Veut mourir de ta main plutôt que d’être à moi. Vous apprendrez tous deux à souffrir mon empire, Peut-être à faire plus. IDAMÉ. Que prétends-tu nous dire? ZAMTI. Quel est-ce nouveau trait de l’inhumanité? IDAMÉ. D’où vient que notre arrêt n’est pas encore porté? GENGIS. Il va l’être, Madame, & vous allez l’apprendre. Vous me rendiez justice, & je vais vous la rendre. A peine dans ces lieux je crois ce que j’ai vu. Tous deux je vous admire, & vous m’avez vaincu. Je rougis sur le Trône où ma mis la victoire D’être au dessous de vous au milieu de ma gloire. En vain par mes exploits j’ai su me signaler: Vous m’avez avili, je veux vous égaler.


J’ignorais qu’un mortel pût se dompter lui-même: Je l’apprends: je vous dois cette gloire suprême. Jouissez de l’honneur d’avoir pu me changer. Je viens vous réunir, je viens vous protéger. Veillez, heureux époux, sur l’innocente vie De l’enfant de vos Rois, que ma main vous confie. Par le droit des combats j’en pouvais disposer: Je vous remets ce droit dont j’allais abuser. Croyez qu’à cet enfant heureux dans sa misère, Ainsi qu’à votre fils, je tiendrai lieu de père. Vous verrez si l’on peut se fier à ma foi. Je fus un Conquérant, vous m’avez fait un Roi. (à Zamti) Soyez ici des Lois l’interprète suprême; Rendez leur ministère aussi saint que vous-même Enseignez la raison, la justice, & les mœurs. Que les peuples vaincus gouvernent les vainqueurs. Que la sagesse règne & préside au courage. Triomphez de la force, elle vous doit hommage. J’en donnerai l’exemple, & votre Souverain Se soumet à vos lois les armes à la main. IDAMÉ. Ciel! Que viens-je d’entendre? Hélas! Puis-je vous croire? ZAMTI. Êtes-vous digne enfin, Seigneur, de votre gloire? Ah! Vous ferez aimer votre joug au vaincus. IDAMÉ Qui peut vous inspirer se dessein? GENGIS Vos vertus. Fin du cinquième & dernier Acte. Voltaire, L’Orphelin de la Chine, 1755.


SCENE PREMIERE. IDAMÉ, ASSÉLI. IDAMÉ. Se peut-il qu’en ce temps de désolation, En ce jour de carnage & de destruction, Quand ce palais sanglant, ouvert à des Tartares, Tombe avec l’Univers sous ces Peuples Barbares, Dans cet amas affreux de publiques horreurs, Il soit encore pour moi de nouvelles douleurs? ASSÉLI. Eh, qui n’éprouve, hélas! Dans la perte commune, Les tristes sentiments de sa propre infortune? Qui de nous vers le Ciel n’élève pas ses cris Pour les jours d’un époux, ou d’un père, ou d’un fils? Dans cette vaste enceinte, au Tartare inconnue, Où le Roi dérobait à la publique vue Ce peuple désarmé, de paisibles mortels, Interprètes des Lois, Ministres des Autels, Vieillards, femmes, enfants, troupeau faible & timide, Dont n’a point approché cette guerre homicide; Nous ignorons encore à quelle atrocité Le vainqueur insolent porte sa cruauté. Nous entendons gronder la foudre & les tempêtes, Le dernier coup approche, & vient frapper nos têtes. IDAMÉ. O fortune! Ô pouvoir au dessus de l’humain! Chère & triste Asséli, sais-tu quelle est la main Qui du Cathay sanglant presse le vaste Empire, Et qui s’appesantit sur tout ce qui respire? ASSÉLI.


On nomme ce Tyran du nom de Roi des Rois: C’est ce fier Gengis-Khan, dont les affreux exploits Font un vaste tombeau de la superbe Asie; Octar son Lieutenant, déjà dans sa furie, Porte au Palais, dit-on, le fer et les flambeaux. Le Cathay passe enfin sous des Maîtres nouveaux: Cette Ville, autrefois Souveraine du monde, Nage de tous côtés dans le sang qui l’inonde. Voilà ce que cent voix, en sanglots superflus, Ont appris dans ces lieux à mes sens éperdus. IDAMÉ. Sais-tu que ce Tyran de la Terre interdite, Sous qui de cet État la fin se précipite, Ce destructeur des Rois, de leur sang abreuvé, Est un scythe, un Soldat, dans la poudre élevé, Un Guerrier vagabond de ces déserts sauvages, Climats qu’un Ciel épais ne couvre que d’orages? C’est lui qui sur les siens briguant l’autorité, Tantôt fort & puissant, tantôt persécuté, Vint jadis à tes yeux, dans cette auguste Ville, Aux portes du Palais demander un asile. Son nom est Témugin; c’est t’en apprendre assez. ASSÉLI. Quoi! C’est lui dont les vœux vous furent adressés? Quoi! C’est ce fugitif, dont l’amour & l’hommage A vos parents surpris parurent un outrage! Lui qui traîne après lui tant de Rois ses Suivants! Dont le nom seul impose au reste des vivants! IDAMÉ. C’est lui-même, Asséli: son superbe courage, Sa future grandeur brillaient sur son visage. Tout semblait, je l’avoue, esclave auprès de lui, Et lorsque de la Cour il mendiait l’appui, Inconnu, fugitif, il ne parlait qu’en maître; Il m’aimait, & mon cœur s’en applaudit peut-être: Peut-être qu’en secret je tirais vanité D’adoucir ce Lion dans mes fers arrêté,


De plier à nos mœurs cette grandeur sauvage, D’instruire à nos vertus son féroce courage, Et de le rendre enfin, grâce à ces liens, Digne un jour d’être admis parmi nos Citoyens. Il eût servi l’État, qu’il détruit par la guerre: Un refus a produit les malheurs de la Terre. De nos peuples jaloux tu connais la fierté; De nos Arts, de nos Lois l’auguste antiquité; Une religion de tout temps épurée, De cent siècles de gloire une fuite avérée, Tout nous interdisait, dans nos préventions, Une indigne alliance avec les Nations. Enfin un autre hymen, un plus saint nœud m’engage, Le vertueux Zanti mérita mon suffrage. Qui l’eût cru, dans ces temps de paix & de bonheur, Qu’un Scythe méprisé serait notre vainqueur? Voilà ce qui m’alarme, & qui me désespère, J’ai refusé sa main; je suis épouse & mère: Il ne pardonne pas: il se vit outrager, Et l’Univers sait trop s’il aime à se venger. Etrange destinée, & revers incroyable! Est-il possible, ô Dieu! que ce peuple innombrable Sous le glaive du Scythe expire sans combats, Comme de vils troupeaux que l’on mène au trépas? ASSÉLI. Les Coréens, dit-on, rassemblaient une armée; Mais nous ne savons rien que par la renommée, Et tout nous abandonne aux mains des destructeurs. IDAMÉ. Que cette incertitude augmente mes douleurs! J’ignore à quel excès parviennent nos misères; Si l’Empereur encore au Palais de ses Pères, A trouvé quelque asile, ou quelque défenseur; Si la Reine est tombée aux mains de l’oppresseur; Si l’un & l’autre touche à sa son heure fatale. Hélas! Ce dernier fruit de leur foi conjugale, Excite encore ma crainte, ainsi que ma pitié.


Mon époux au Palais porte un pied téméraire. Un ombre de respect pour son saint Ministère Peut-être adoucira ces vainqueurs forcenés. On dit que ces brigands aux meurtres acharnés, Qui remplissent de sang la terre intimidée, Ont d’un Dieu cependant conservé quelque idée, Tant la Nature même en toute Nation Grava l’Être suprême & la Religion: Mais je me flatte en vain qu’aucun respect les touche. La crainte est dans mon cœur, & l’espoir dans ma bouche . Je me meurs…

SCENE II IDAMÉ, ZAMTI, ASSÉLI. IDAMÉ. Est-ce vous, époux infortuné? Notre fort sans retour est-il déterminé? Hélas! Qu’avez-vous tû? ZAMTI. Ce que je tremble à dire. Le malheur est comblé; il n’est plus, cet Empire; Sous le glaive étranger j’ai vu tout abattu. De quoi nous a servi d’adorer la vertu! Nous étions vainement, dans une paix profonde, Et les Législateurs & l’exemple du monde. Vainement par nos Lois l’Univers fut instruit? La sagesse n’est rien, la force a tout détruit. J’ai vu de ces brigands la horde hyperborée, Par des fleuves de sang se frayant une entrée, Sur les corps entassés de nos frères mourant, Portant partout le glaive & les feux dévorant. Ils pénètrent en foule à la demeure auguste, Où de tous les humains le plus grand, le plus juste D’un front majestueux attendait le trépas; La Reine évanouie était entre ses bras.


De leurs nombreux enfants, ceux en qui le courage Commençait vainement à croître avec leur âge, Et qui pouvaient mourir les armes à la main, Etaient déjà tombés sous le fer inhumain. Il restait près de lui ceux dont la tendre enfance N’avait que la faiblesse & des pleurs pour défense. On les voyait encore autour de lui pressés, Tremblant à ses genoux qu’ils tenaient embrassés. J’entre par des détours inconnus au vulgaire; J’approche en frémissant de ce malheureux père; Je vois ces vils humains, ces monstres des déserts, A notre auguste Maître osant donner des fers, Traîner dans son Palais d’une main sanguinaire, Le père, les enfants, & leur mourante mère. Le pillage & le meurtre environnaient ces lieux. Ce Prince infortuné tourne vers moi les yeux; Il m’appelle, il me dit, dans la langue sacrée, Du Conquérant Tartare & du peuple ignorée; Conserve au moins le jour au dernier de mes fils. Jugez fi mes serments & mon cœur l’ont promis; Jugez de mon devoir quelle est la voix pressante. J’ai senti ranimer ma force languissante; J’ai revolé vers vous. Les ravisseurs sanglants Ont laissé le passage à mes pas chancelants; Soit que cet ornement d’un Ministre des Cieux, Ce symbole sacré du grand Dieu que j’adore, A la férocité puisse imposer encore; Soit qu’enfin ce grand Dieu, dans ses profonds desseins, Pour sauver cet enfant, qu’il a mis dans mes mains, Sur leurs yeux vigilants répandant un nuage, Ait égaré leur vue, ou suspendu leur rage. IDAMÉ. Seigneur, il serait temps encore de le sauver; Qu’il parte avec mon fils; je les peux enlever. Ne désespérons point, & préparons leur fuite. De notre prompt départ qu’Étan ait la conduite: Allons vers la Corée, au rivage des mers,


Aux-lieux où l’Océan ceint ce triste Univers; La terre a des déserts & des antres sauvages, Portons-y ces enfants, tandis que les ravages N’inondent point encore ces asiles sacrés, Eloignez des vainqueurs, & la plainte inutile. ZAMTI. Hélas! Le fils des Rois n’a même un asile! J’attends les Coréens; ils viendront, mais trop tard; Cependant la mort vole au pied de ce rempart. Saisissons, s’il se peut, le moment favorable De mettre en sureté ce gage inviolable.

SCENE III ZAMTI, IDAMÉ, ASSÉLI, ÉTAN. ZAMTI. Étan, où courez-vous, interdit, consterné? IDAMÉ. Fuyons de ce séjour au Scythe abandonné. ÉTAN. Vous êtes observés, la fuite est impossible; Autour de notre enceinte une garde terrible, Aux Peuples consternés offre de toutes parts Un rempart hérissé de piques & de dards. Les vainqueurs ont parlé. L’esclavage en silence Obéit à leur voix dans cette Ville immense. Chacun reste immobile & de crainte & d’horreur, Depuis que sous le glaive est tombé l’Empereur. ZAMTI. Il n’est donc plus? IDAMÉ. O Cieux! ÉTAN. De ce nouveau carnage Qui pourra retracer l’épouvantable image? Son épouse, ses fils sanglants & déchirés…


O famille de Dieux sur la terre adorés! Que vous dirai-je, hélas! Leurs têtes exposées Du vainqueur insolent excitent les risées; Tandis que leurs sujets tremblant de murmurer Baissent des yeux mourants qui craignent de pleurer. De nos honteux soldats les alfanges errantes A genoux ont jeté leurs armes impuissantes. Les vainqueurs fatigués dans nos murs asservis, Lassés de leur victoire & de sang assouvis, Publiant à la fin le terme du carnage, Ont au lieu de la mort annoncé l’esclavage. Mais d’un pas plus grand désastre on nous menace encore: On prétend que ce Roi des fiers enfants du Nord, Gengis-Khan, que le Ciel envoya pour détruire, Dont les seuls Lieutenants oppriment cet Empire, Dans nos murs autrefois inconnu, dédaigné, Vient toujours implacable, & toujours indigné, Consommer la colère, & venger son injure. Sa Nation farouche est d’une autre nature Que les triste humains qu’enferment nos remparts. Ils habitent des champs, des tentes & des chars; Ils se croiraient gênés dans cette ville immense. De nos Arts, de nos Lois la beauté les offense. Ces brigands vont changer en d’éternels déserts Les murs que si longtemps admira l’Univers. IDAMÉ. Le vainqueur vient sans doute armé de la vengeance. Dans mon obscurité j’avais quelque espérance, Je n’en ai plus. Les Cieux, à nous nuire attachés, Ont éclairé la nuit où nous étions cachés. Trop heureux les mortels inconnus à leur Maître! ZAMTI. Les nôtres font tombés: le juste Ciel, peut-être, Voudra pour l’Orphelin signaler son pouvoir. Veillons sur lui, voilà notre premier devoir. Que nous veut ce Tartare? IDAMÉ.


O Ciel! Prends ma défense.

SCENE IV ZAMTI, IDAMÉ, ASSÉLI, OCTAR, GARDES. OCTAR. Esclaves, écoutez; que votre obéissance Soit l’unique réponse aux ordres de ma voix. Il reste encore un fils du dernier de vos Rois; C’est vous qui l’élevez: votre soin téméraire Nourrit un ennemi, dont il faut se défaire. Je vous ordonne, au nom du vainqueur des humains, De mettre sans tarder cet enfant dans mes mains. Je vais l’attendre: allez, qu’on m’apporte ce gage. Pour peu que vous tardiez, le sang & le carnage Vont encore en ces lieux signaler son courroux, Et la destruction commencera par vous. La nuit vient, le jour fuit; vous, avant qu’il finissent, Si vous aimez la vie, allez, qu’on obéissent.

SCENE V ZAMTI, IDAMÉ. IDAMÉ. Où somme-nous réduits? Ô monstres! Ô terreur! Chaque instant fait éclore une nouvelle horreur, Et produit des forfaits dont l’âme intimidée Jusqu’à ce jour de sang n’avait point eu d’idée. Vous ne répondez rien? Vos soupirs élancés Au Ciel qui nous accable, en vain sont adressés. Enfant de tant de Rois, faut-il qu’on sacrifie Aux ordres d’un soldat ton innocente vie! ZAMTI. J’ai promis, j’ai juré de conserver ses jours. IDAMÉ.


De quoi lui serviront vos malheureux secours? Qu’importent vos serments, vos stériles tendresses? Etes-vous en état de tenir vos promesses? N’espérons plus. ZAMTI. Ah! Ciel! Eh quoi, vous voudriez Voir du fils de mes Rois les jours sacrifiés? IDAMÉ. Non, je n’y puis penser sans des torrents de larmes; Et si je n’était mère, & si dans mes alarmes, Le Ciel me permettait d’abréger un destin Nécessaire à mon fils élevé dans mon sein, Je vous dirais, mourons; & lorsque tout succombe Sous les pas de nos Rois, descendons dans la tombe. ZAMTI. Après l’atrocité de leur indigne fort, Qui pourrait redouter & refuser la mort? Le coupable la craint, le malheureux l’appelle, Le brave la défie, & marche au devant d’elle; Le sage, qui l’attend, la reçoit sans regrets. IDAMÉ. Quels font en me parlant vos sentiments secrets? Vous baissez vos regards, vos cheveux se hérissent, Vous pâlissez, vos yeux de larmes se remplissent; Mon cœur répond au votre, il sent tous vos tourments, Mais que résolvez-vous? ZAMTI. De garder mes serments. Auprès de cet enfant, allez, daignez m’attendre. IDAMÉ. Mes prières, mes cris pourront-ils le défendre?

SCENE VI ZAMTI, ÉTAN.


ÉTAN. Seigneur, votre pitié ne peut le conserver. Ne songez qu’à l’État, que sa mort peut sauvez; Pour le salut du peuple il faut bien qu’il périsse. ZAMTI. Oui… je vois qu’il faut faire un triste sacrifice. Ecoute: cet empire est-il cher à tes yeux? Reconnais-tu ce Dieu de le Terre & de Cieux, Ce Dieu que sans mélange annonçaient nos ancêtres, Méconnu par le Bonze, insulté par nos Maîtres? ÉTAN. Dans nos communs malheurs il est mon seul appui; Je pleure la patrie, & n’espère qu’en lui. ZAMTI. Jure ici par son nom, par la route puissance, Que tu conservera dans l’éternel silence Le secret qu’en ton sein je dois ensevelir. Jure moi que tes mains oseront accomplir Ce que les intérêts & les Lois de l’Empire, Mon devoir & mon Dieu, vont par moi te prescrire. ÉTAN. Je le jure; & je veux, dans ces murs désolés, Voir nos malheurs communs sur moi seul assemblés, Si trahissant vos vœux, & démentant mon zèle, Ou ma bouche, ou ma main vous était infidèle. ZAMTI. Allons, il ne m’est plus permis de reculer. ÉTAN. De vos yeux attendris je vois des pleurs couler. Hélas! De tant de maux les atteintes cruelles Laissent donc place encore à des larmes nouvelles! ZAMTI. On a porté l’arrêt, rien ne peut le changer! ÉTAN. On presse, & cet enfant qui vous est étranger… ZAMTI. Etranger? Lui, mon Roi!


ÉTAN. Notre Roi fut son père; Je le sais, j’en frémis: parlez, que dois-je faire? ZAMTI. On compte ici mes pas; j’ai peu de liberté. Sers-toi de la faveur de ton obscurité. De ce dépôt sacré tu sais quel est l’asile; Tu n’est point observé; l’accès d’en est facile. Cachons pour quelque temps cet enfant précieux Dans le sein des tombeaux bâtis par nos aïeux, Nous remettrons bientôt au Chef de la Corée Ce tendre rejeton d’une tige adorée. Il peut ravir du moins à nos cruels vainqueurs Ce malheureux enfant, l’objet de leur terreur. Il peut sauver mon Roi. Je prends sur moi le reste ÉTAN. Et que deviendrez-vous sans ce gage funeste? Que pourrez-vous répondre au vainqueur irrité? ZAMTI. J’ai de quoi satisfaire à sa férocité. ÉTAN. Vous, Seigneur? ZAMTI. O nature! Ô devoir tyrannique! ÉTAN. Eh bien! ZAMTI. Dans son berceau saisis mon fils unique. ÉTAN. Votre fils! ZAMTI. Songez au Roi que tu dois conservez. Prends mon fils… que son sang… je ne puis achever ÉTAN. Ah! Que m’ordonnez vous? ZAMTI. Respecte ma tendresse,


Respecte mon malheur, & surtout ma faiblesse. N’oppose aucun obstacle à cet ordre sacré; Et remplis ton devoir après l’avoir juré. ÉTAN. Vous m’avez arraché ce serment téméraire. A quel devoir affreux me faut-il satisfaire? J’admire avec horreur ce dessein généreux; Mais si mon amitié… ZAMTI. C’en est trop, je le veux. Je suis père; & ce cœur, qu’un tel arrêt déchire, S’en est dit cent fois plus que tu ne peux m’en dire. J’ai fait taire le sang, fait taire l’amitié. Pars ÉTAN. Il faut obéir. ZAMTI. Laisse-moi par pitié.

SCENE VII ZAMTI seul J’ai fait taire le sang! Ah trop malheureux père: J’entends trop cette voix si fatale, & si chère. Ciel, impose silence au cris de ma douleur. De ce cœur effrayé cache-moi la blessure. L’homme est trop faible, hélas! Pour dompter la nature. Que peut-il par lui-même? Achève, soutiens-moi; Affermis la vertu prête à tomber sans toi. Fin du premier acte



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