Venise et les Canaux de la Mémoire - Anthologie

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Sommaire

Préface Configuration de la ville Historique de Venise Chapitre 1 : L’arrivée à Venise Ø Ø Ø Ø Ø Ø

Une surprise à retardement La forme d’une ville Retour au pays natal L’enthousiasme d’une seconde arrivée Venise ville sale et en ruine Venise Combray même combat

Chapitre 2 : Canaux et gondoles Ø Ø Ø Ø Ø

Le Grand Canal, « ce grand miroir liquide » Fluidité des rapports sociaux à Venise Les canaux de Venise Le Grand canal, des « Champs Elysées vénitiens » Le grand engloutissement

Chapitre 3 : Architecture Ø Chateaubriand architecte Ø Venise populaire Chapitre 4 : J’aime/ J’aime pas Ø « Il disoit l’avoir trouvée autre qu’il ne l’avoit imaginée, & un peu moins admirable » Ø Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis. Ø Mortelle impression Ø Comparaison est-elle raison ? Ø Venise ou l’expérience du bonheur Ø Un délabrement exagéré Ø Venise, Venise, Venise Ø Venise ou la comédie du touriste 1


Chapitre 5 : Venise et les Arts Ø Ø Ø Ø Ø Ø Ø

Collaboration avec Vivaldi Le saut de l’ange Un moi vénitien Venise et la culture Monet ou l’expérience de la lumière à Venise Venise, « haut lieu de la religion et de la Beauté » Venise ou le trop plein artistique

Chapitre 6 : Venise historique Ø Historique de Venise Ø Lettre du Général Bonaparte Ø Les Autrichiens prennent possession de Venise : 18 janvier 1798 Chapitre 7 : Vie à Venise Les lieux culturels Ø Le Danieli, palais de la culture vénitienne Ø Le Florian Ø La Fenice Venise sensuelle Ø Dans Venise la Rouge, 1828 Ø Dans Venise la Rouge, 1844 Ø Dans Venise de toutes les couleurs Ø Venise au crépuscule Ø La beauté de Venise au printemps Ø Le bruit que fait Venise Ø Noir c’est noir Ø Histoire d’eau Ø Mars à Venise Venise festive et libertine Ø Venise galante Ø Laisse les filles et étudie les mathématiques… Ø Un carnaval libertin Ø Venise, « contrada piccola, gran bordel » Ø Le Bal du siècle Ø Moderne carnaval 2


Chapitre 8 : Venise Etat policer Ø Une fuite avortée Ø Enfin la liberté… Ø L'inquisition d'État : une justice implacable Ø Le pont des soupirs Ø La justice vénitienne Chapitre 9 : Les fins de Venise ? Ø Mort à Venise Ø Venise noyée Ø Venise, ville bibelot ? Ø Venise, ville d’avenir

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Cet ouvrage est l’aboutissement d’un vaste travail collectif. Ont participé à sa réalisation : Les étudiants ayant suivi l’UEL « Une Ville, des Livres », encadrés par Monsieur Couly, Professeur de Lettres à L’UEVE : Argjend Berisha Jean-Baptiste Bensacq Tom Buron Marie-Eve Cely Myriam Chaudemanche Boris Deroose Kamina Diallo Olivier Dorlin Julien Giarama Laureline Guérin Olivier Lebas Dylan Léonard Alexandre Troudet Les élèves de 2nde Menuiserie du Lycée professionnel Auguste Perret d’Evry, encadrés par Madame Martine Blondy, Pr de Lettres/Histoire. Les illustrations photographiques sont le fruit du travail des participants au voyage. La retouche photographique des illustrations est le travail d’Arthur Sayanoff.

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Préface « Que ne puis-je m’enfermer dans cette ville en harmonie avec ma destinée ! » Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, 1848.

Dès ses fonts baptismaux, l’histoire de Venise, commence comme se façonne une œuvre d’art. Le grain de sable qui crée le joyau, ce sont les hordes barbares d’Attila que cherchent à fuir les Vénètes, en se réfugiant sur des bandes de terre boueuses nappant l’Adriatique. L’exil marécageux, par l’ingéniosité humaine, se métamorphose progressivement en un vaisseau de pierre, formant une des villes les plus spectaculaires du monde : « Venise est une ville si extraordinaire qu’il n’est pas possible de s’en former une juste idée sans l’avoir vue. Les cartes, les plans, les modèles, les descriptions ne suffisent pas, il faut la voir. » assure Goldoni, dans ses Mémoires. Foi de Vénitien. Dans ces conditions, rien d’étonnant à ce que la Sérénissime attira à elle toutes sortes de visiteurs, bien avant qu’elle ne devienne le pèlerinage touristique hypnotique et aveugle que dénonce Régis Debray dans son Contre Venise. Sans appartenir au « Grand tour », au sens renaissant du terme, mais parce qu’elle concentra tous les arts en les frappant de son estampille, longtemps elle marqua un passage obligé pour les artistes. Dans ce flot ininterrompu avant la seconde partie du XXe siècle, les plus nombreux d’entre eux furent moins les peintres ou les musiciens, comme on pourrait le croire, que les écrivains. Paul Morand ne note-t-il pas : « Les canaux de Venise sont noirs comme l’encre de Jean-Jacques, de Chateaubriand, de Barrès, de Proust ; y tremper sa plume est plus qu’un devoir de Français, un devoir tout court. » Tout semble donc susciter l’imaginaire littéraire dans Venise. Sa configuration tient de la merveille, du miracle et presque du mirage : « Venise c’est un songe posé sur le bord de la mer », écrit si justement Maxence Fermine, dans Le Violon noir. Tout, dans le mode de vie qu’impose cette configuration, est romanesque : portes discrètes ou secrètes, canaux étroits et ombragés, déplacement couché et masqué. Ceci accentué par un système politique original, des personnages hauts en couleur et une histoire pleine de soubresauts. Enfin, tout dans son destin, semble tragique puisqu’on prédit - depuis longtemps, maintenant… - sa disparition inéluctable. Pourtant, paradoxalement, la floraison littéraire qu’a inspirée Venise appartient moins à la littérature d’imagination – il y en eut : Voltaire, qui ne se rendit jamais dans la Sérénissime, la prend pour cadre de tel ou tel chapitre de ses 5


contes philosophiques. Madame de Staël y fait transiter sa romantique Corinne Mann y fait s’y rencontrer M. von Aschenbach et Tadzio - qu’à l’écriture de soi. Qu’on reprenne simplement les littérateurs avancés par Morand : Rousseau l’inventeur de l’autobiographie, Chateaubriand, celui qui dévia le très crâne genre des mémoires vers le plus de soi, Stendhal, auteur égotiste s’il en fut, italianophile – qui, pourtant excellait à ériger des monuments de pure invention ; allez donc chercher une chartreuse à Parme – auquel Venise n’inspira aucun roman, aucune nouvelle… mais des chroniques, des lettres très autocentrées et Morand, lui-même, si pudique, ne choisit-il pas le cadre spatio-temporel de la cité de doges, pour produire un récit rétrospectif, peut-être son chef d’œuvre, simplement intitulé Venises. Reste le cas Proust. Certes, la Recherche est un monument romanesque dans lequel Venise est un motif concret et symbolique essentiel. Mais est-ce vraiment besoin de rappeler à quel point dans le cas de cette somme, vie de l’auteur et inspiration romanesque sont intriquées? Alors comment comprendre que tout en Venise prédispose aux œuvres de fiction et que la moisson soit aussi chiche. A contrario, pourquoi a-t-elle occupé une telle place dans la mémoire de nos classiques ? Peut-être parce que, prodige suprême, la Cité des doges est si essentiellement romanesque, et que cette « ville de l’imaginaire », comme le dit Paolo Barbaro, dépasse l’imagination et que son charme envoutant a inversé les rôles, muant les auteurs en personnages du grand roman qu’est son histoire, confondant leur existence, ou un moment de celle-ci avec ce décor de roman mais leur laissant quand même le soin d’écrire, à défaut d’un roman, le grand roman de cette ville à travers les canaux de leur(s) mémoires. Emmanuel Couly Président de l’association Une Ville, des Livres.

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Configuration de la ville · Capitale de la Vénétie, Venise est située dans la plaine du Pô, au nord-est de l’Italie. · La zone est rendue particulièrement fertile par la présence du fleuve Pô – et de ses multiples affluents. Inscrite, ainsi que sa lagune, au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1887. · Célèbre pour les 177 canaux qui la traversent, dont le plus important est le Grand Canal, mais aussi par 455 ponts qui sont le plus souvent arqués afin de laisser passer les bateaux. Ainsi que, la place Saint-Marc, le Palais des Doges et son carnaval. · D’une superficie de 800 hectares (ha) pour son centre, de 16014 ha pour l’ensemble de la commune et même de 41 316 ha en prenant en compte la lagune, Venise est une île qui jouit d’une situation géographique exceptionnelle. · Les Vénitiens établirent leur ville au VIème siècle en enfonçant des pieux en chêne et en aulne dans le sol sablonneux. Et c’est sur ces fondations qu’ils bâtirent des maisons et des palais et entamèrent un combat contre le mouvement continuel des marées. · Sur le plan économique, la Vénétie est l’une des régions les plus riches d’Italie et même d’Europe. · Six quartiers historiques : · Venise est découpée en six quartiers historiques appelés : San Marco, Castello et Cannaregio sur la rive gauche du Grand Canal, l’autre rive abritant Sant Croce, San Polo et Dorsoduro. · Le centre historique est entièrement piétonnier, les canaux faisant fonction de route. Quant aux transports publics, ils sont assurés par les divers bateaux qui traversent seulement le Grand Canal, le Canal de la Giudecca et la lagune autour de la ville. · Venise est une ville unique puisqu’on s’y déplace presqu’exclusivement à pied. Pour se déplacer, il est également possible d’emprunter des taxis d’eau, de petits bateaux motorisés qui peuvent transporter de huit à dix personnes, ainsi que les célébrissimes gondoles, ces petites embarcations d’avirons très légères. · Autant d’éléments qui font de Venise « une ville contre-nature » par rapport au monde que nous connaissons, un constat qu’avait déjà fait en son temps Chateaubriand. Mais aux yeux des vénitiens, il s’agit au contraire de l’unique ville naturelle « dans un monde contre-nature ». 7


Historique de Venise ·

VIe siècle: Pourchassés par les hordes barbares, qui cheminaient vers Rome, les populations de la Vénétie se réfugient dans les diverses îles de la côte. Une légende historique avance la date du 25 mars 421- jour de la Saint-Marc comme date de la fondation de Venise.

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VIe siècle: Les invasions lombardes, au nord de l'Italie, contraignent les habitants de la Vénétie à migrer massivement vers les îles de la lagune. De fait, Venise se développe en tant que ville. o

Venise devient une province de l'Empire romain d'Orient et, à ce titre, un reflet de la civilisation romano-byzantine.

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VII-VIIIe siècles : En 697, Paoluccio Anafesto aurait été le 1e « doge » de Venise. Orso Ipato, en 726, est le premier doge mentionné par les archives. L'apparition de cette fonction montre l'indépendance naissante de Venise.

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IXe siècle : 828, pour prouver la puissance de Venise, le doge ordonne à deux marchands, Buono de Malamocco et Rustico de Torcello de dérober les reliques de Saint-Marc, auteur du IIe Evangile, à Alexandrie.C'est ainsi que Saint-Marc supplante Saint-Théodore comme saint patron de la ville, avec le lion ailé comme emblème.

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XIe siècle : C'est peu après l'an 1000 que Venise obtient son indépendance par rapport à l'empire de Byzance. Elle devient une des capitales du monde chrétien. XIIIe siècle : o 1204, détournement de la IVe croisade, prise de Constantinople. C’est de là que provient le groupe de quatre chevaux ornant la basilique Saint-Marc. o 1271-1295 : Séjour de Marco Polo en Chine.

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XIVe siècle o 1309 : Construction de l’actuel palais des doges. o 1310 : Création du Conseil des Dix en charge de la sûreté de l’Etat.

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XVIe siècle : 1571, bataille de Lépante : victoire des forces occidentales, conduites par la République contre les Ottomans.

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XVIIIe siècle o 1755 : arrestation et incarcération de Casanova à la prison des Plombs, dans le Palais des doges. o 1756 : évasion de la prison des Plombs. Par cet exploit, il acquiert une notoriété internationale. o 1797 : Napoléon envahit la Vénétie. Fin de la République de Venise. o La même année, signature du Traité de Campo-Formio : Napoléon cède Venise aux Autrichiens.

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XIXe siècle o 1804 : Napoléon est couronné roi d’Italie et reprend Venise. o 1814 : Les Autrichiens reprennent Venise. o 1866 : Venise est affranchie du joug autrichien et rattachée au royaume d’Italie.

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I L’Arrivée à Venise

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Vue de la place Saint-Marc, depuis la mer.

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Une surprise à retardement Le président de Brosses a voyagé en Italie de 1739 à 1740. Lors de ce voyage il a rédigé plusieurs lettres, narrant ses voyages à ses connaissances. Dans une lettre adressée à M. de Blancey et datée du 14 août 1739, il lui soumet une description de Venise à propos des nombreux aspects de la ville, et le passage suivant décrit ses premières impressions quant à la ville lors de son arrivée. A vous dire vrai, l’abord de cette ville ne me surprit pas autant que je m’y attendais. Cela ne me fit pas un autre effet que la vue d’une place située au bord de la me, et l’entrée par le Grand Canal fut, à mon gré, celle de Lyon ou de Paris par la rivière. Mais aussi quand on y est une fois, qu’on voit sortir de l’eau, de tous côtés des palais, des églises, des rues, des villes entières, car il n’y en a pas pour une ; enfin, de ne pouvoir faire un pas dans la ville sans avoir le pied dans la mer, c’est une chose, à mon gré, si surprenante, qu’aujourd’hui j’y suis moins fait que le premier jour, aussi bien qu’à voir cette ville ouverte de tous côtés, sans portes, sans fortifications et sans un seul soldat de garnison, imprenable par er ainsi que par terre ; car les vaisseaux de guerre n’en peuvent nullement approcher, à cause des lagunes trop basses pour les porter. En un mot, cette ville-ci est si singulière, par sa disposition, ses façons, ses manières de vivre à faire mourir de rire, la liberté qui y règne et la tranquillité qu’on y goûte, que je n’hésite pas à la regarder comme al seconde ville de l’Europe, et je ne sais si Rome me fera revenir de cette prévention. Charles de Brosses, Lettres familières d’Italie, 1739-1740.

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La forme d’une ville Le nom de l’abbé de Saint-Non n’est pas vraiment connu du grand public. Il offre le type même de ces hommes du XVIIIe, curieux de tout, au savoir encyclopédique, dans le sillage des Lumières. Son témoignage montre l’effet que pouvait produire la découverte de la Sérénissime Spectacle étonnant et unique dans l’univers que l’entrée dans cette ville ; l’on parcourt en y arrivant, tout le grand canal qui circule dans tout Venise et dans lequel correspondent tous les autres Canaux de la ville, qui sont, ainsi que tout le monde sait, précisément les rues de Venise, quoi que l’on puisse cependant aborder à pied dans toutes les maisons. [¼] L’on a d’autres voitures que de petites barques couvertes de noir et tout exactement peintes de même, auxquelles on a donné le nom de Gondoles. Abbé de Saint-Non, Panopticon italiano, 1759.

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Retour au pays natal Carlo Goldoni est né à Venise mais l’a quittée très jeune pour rejoindre son père et faire ses études à Rimini. Semblant peu attiré par la médecine, ses parents l’envoient chez un oncle procureur à Venise pour apprendre le métier d’Avocat. Ce changement de cursus marque son retour dans sa ville natale qu’il découvre plus belle que jamais. Venise est une ville si extraordinaire qu’il n’est pas possible de s’en former une juste idée sans l’avoir vue. Les cartes, les plans, les modèles, les descriptions ne suffisent pas, il faut la voir. Toutes les villes du monde se ressemblent plus ou moins : celle-ci ne ressemble à aucune ; chaque fois que je l’ai revue, après de longues absences, c’était une nouvelle surprise pour moi ; à mesure que mon âge avançait, que mes connaissances augmentaient, et que j’avais des comparaisons à faire, j’y découvrais des singularités nouvelles et de nouvelles beautés. Pour cette fois ci je l’ai vue comme un jeune homme de quinze ans qui ne pouvait pas approfondir ce qu’il y avait de plus remarquables, et qui ne pouvait la comparer qu’à de petites villes qu’il avait habitées. Voici ce qui m’a frappé davantage. Une perspective surprenante au premier abord, une étendue très considérable de petites îles si bien rapprochées et si bien réunies par des ponts, que vous croyez voir un continent élevé sur une plaine, et baigné de tous les côtés d’une mer immense qui l’environne. Ce n’est pas la mer, c’est un marais très vaste plus ou moins couvert d’eau, à l’embouchure de plusieurs ports, avec des canaux profonds qui conduisent les grands et les petits navires dans la ville et aux environs. Si vous entrez du côté de Saint Marc, à travers une quantité prodigieuse de bâtiments de toute espèce, vaisseaux de guerre, vaisseaux marchands, frégates, galères, barques, bateaux, gondoles, vous mettez pied à terre sur un rivage appelle la petite place, où vous voyez d’un côté le palais et l’église ducale, qui annonce la magnificence de la République ; et de l’autre, la place Saint Marc, environnée de portiques élevés sur les dessins de Palladio et de Sansovino. Vous allez par les rues de la Mercerie jusqu’au Pont de Rialto, vous marchez sur des pierres carrés de marbre d’Istrie, et piquetées à coups de ciseaux pour empêcher qu’elles ne soient glissantes ; vous parcourez un local qui représente une foire perpétuelle, et vous arrivez à ce pont qui, d’une seule arche de quatre-vingt-dix pieds de largeur, traverse le grand canal, qui assure par son élévation le passage aux barques et aux bateaux dans la plus grande crue du flux de la mer, qui offre 14


trois différentes voies au passagers, et qui soutient sur sa courbe vingt-quatre boutiques avec logement et leur toits couverts en plomb. J’avoue que ce coup d’œil m’a paru surprenant ; je ne l’ai pas trouvé rendu tel qu’il est paru par les voyageurs que j’ai lus. Je demande pardon à mon lecteur, si je me suis un peu délecté. Carlo Goldoni, Mémoires, 1787.

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L’enthousiasme d’une seconde arrivée L’image de Venise se modifie au gré des siècles et de son histoire. Au XIXe siècle, elle n’est plus le lieu de tous les plaisirs libertins qu’elle était au XVIIIe. Le coup de grâce que lui porte Bonaparte, en 1797, son occupation par les Français puis par les Autrichiens en fait une ville au décor soulignant cruellement ses fastes passés mais parfaitement en accord avec l’âme romantique de Chateaubriand. Venise, hôtel de l'Europe, 10 septembre 1833. On peut, à Venise, se croire sur le tillac d'une superbe galère à l'ancre, sur le Bucentaure , où l'on vous donne une fête, et du bord duquel vous apercevez à l'entour des choses admirables. Mon auberge, l'hôtel de l'Europe, est placée à l'entrée du grand canal, en face de la Douane de mer , de la Giudecca et de Saint-Georges-Majeur . Lorsqu'on remonte le grand canal entre les deux files de ses palais, si marqués de leurs siècles, si variés d'architecture, lorsqu'on se transporte sur la grande et la petite place, que l'on contemple la basilique et ses dômes, le palais des doges, les procurazie nuove , la Zecca , la tour de l'Horloge, le beffroi de Saint-Marc, la colonne du Lion, tout cela mêlé aux voiles et aux mâts des vaisseaux, au mouvement de la foule et des gondoles, à l'azur du ciel et de la mer, les caprices d'un rêve ou les jeux d'une imagination orientale n'ont rien de plus fantastique. Quelquefois Cicéri peint et rassemble sur une toile, pour les prestiges du théâtre, des monuments de toutes les formes, de tous les temps, de tous les pays, de tous les climats : c'est encore Venise. Chateaubriand, Mémoires d’Outre-tombe, 1848.

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Venise, ville sale et en ruine Maupassant vient d’arriver en train à Venise et donne ses premières impressions sur la ville. A mesure que s’écoule le XIXe siècle, les auteurs semblent acter le lent dépérissement de la Sérénissime. Nous descendons le grand canal. On est surpris d'abord par l'aspect de cette ville dont les rues sont des rivières... des rivières ou plutôt des égouts à ciel ouvert. C'est là vraiment l'impression que donne Venise après le premier étonnement passé. Il semble que des ingénieurs facétieux aient fait sauter la voûte de maçonnerie et de pavés qui recouvre ces courants d'eaux malpropres dans toutes les autres villes du monde, pour forcer les habitants à naviguer sur leurs égouts. Et cependant quelques-uns de ces canaux, les plus étroits, sont parfois délicieusement bizarres. Les vieilles maisons rongées par la misère y reflètent leurs murailles déteintes et noircies, y trempent leurs pieds sales et crevassés, comme des pauvres en guenilles qui se laveraient dans des ruisseaux. Les ponts de pierre enjambent cette eau et renversant dedans leur image l'encadrent d'une double voûte dont l'une est fausse et l'autre vraie. On a rêvé une vaste cité aux immenses palais, tant est grande la renommée de cette antique reine des mers. On s'étonne que tout soit petit, petit, petit ! Venise n'est qu'un bibelot, un vieux bibelot d'art charmant, pauvre, ruiné, mais fier d'une belle fierté de gloire ancienne. Tout semble en ruine, tout semble sur le point de s'écrouler dans cette eau qui porte une ville usée. Les palais ont des façades ravagées par le temps, tachées par l'humidité, mangées par la lèpre qui détruit les pierres et les marbres. Quelques-uns sont vaguement inclinés sur le côté, prêts à tomber, fatigués de rester depuis si longtemps debout sur leurs pilotis. Tout à coup l'horizon grandit, la lagune s'élargit ; là-bas, à droite, apparaissent des îles couvertes de maisons, et, à gauche, un admirable monument de style mauresque, une merveille de grâce orientale et d'élégance imposante, c'est le palais des Doges. Guy de Maupassant, Choses et autres, 1882.

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Venise Combray même combat Venise occupe une place très importante dans la vie, l’esprit et l’œuvre de Marcel Proust. Proust y fut personnellement attiré par l’exemple et l’influence esthétique de Ruskin. Dans son œuvre, elle est à la fois une métaphore de la création artistique, et le lieu de la jalousie amoureuse du narrateur à l’égard d’Albertine. Dans ce passage essentiellement descriptif, on assiste au rapprochement étonnant entre Combray et la Cité des doges, qui se ressent beaucoup de la réflexion architecturale de La Bible d’Amiens de Ruskin Ma mère m'avait emmené passer quelques semaines à Venise et – comme il peut y avoir de la beauté aussi bien que dans les choses les plus humbles dans les plus précieuses – j'y goûtais des impressions analogues à celles que j'avais si souvent ressenties autrefois à Combray, mais transposées selon un mode entièrement différent et plus riche. Quand, à dix heures du matin, on venait ouvrir mes volets, je voyais flamboyer, au lieu du marbre noir que devenaient en resplendissant les ardoises de Saint-Hilaire, l'Ange d'Or du campanile de SaintMarc. Rutilant d'un soleil qui le rendait presque impossible à fixer, il me faisait avec ses bras grands ouverts, pour quand je serais, une demi-heure plus tard, sur la piazzetta, une promesse de joie plus certaine que celle qu'il put être jadis chargé d'annoncer aux hommes de bonne volonté. Je ne pouvais apercevoir que lui tant que j'étais couché, mais comme le monde n'est qu'un vaste cadran solaire où un seul segment ensoleillé nous permet de voir l'heure qu'il est, dès le premier matin je pensai aux boutiques de Combray sur la place de l'Église, qui, le dimanche, étaient sur le point de fermer quand j'arrivais à la messe, tandis que la paille du marché sentait fort sous le soleil déjà chaud. Mais dès le second jour, ce que je vis en m'éveillant, ce pourquoi je me levai (parce que cela s'était substitué dans ma mémoire et dans mon désir aux souvenirs de Combray), ce furent les impressions de ma première sortie du matin à Venise, à Venise où la vie quotidienne n'était pas moins réelle qu'à Combray, où comme à Combray le dimanche matin on avait bien le plaisir de descendre dans une rue en fête, mais où cette rue était toute en une eau de saphir, rafraîchie de souffles tièdes, et d'une couleur si résistante que mes yeux fatigués pouvaient, pour se détendre et sans craindre qu'elle fléchît, y appuyer leurs regards. Comme à Combray les bonnes gens de la rue de l'Oiseau, dans cette nouvelle vie aussi les habitants sortaient bien des maisons alignées l'une à côté de l'autre dans la grande rue, mais ce rôle de maisons projetant un peu d'ombre à leurs pieds était, à Venise, confié à des palais de porphyre et de jaspe, au-dessus de la porte cintrée desquels la tête d'un Dieu barbu (en dépassant l'alignement, comme le marteau 18


d'une porte à Combray) avait pour résultat de rendre plus foncé par son reflet, non le brun du sol mais le bleu splendide de l'eau. Sur la piazza l’ombre qu’eussent développée à Combray la toile du magasin de nouveautés et l’enseigne du coiffeur, c’étaient les petites fleurs bleues que sème à ses pieds sur le désert du dallage ensoleillé le relief d’une façade Renaissance, non pas que, quand le soleil tapait fort, on ne fût obligé, à Venise comme à Combray, de baisser, même au bord du canal, des stores. Mais ils étaient tendus entre les quadrilobes et les rinceaux de fenêtres gothiques. J’en dirai autant de celle de notre hôtel, devant les balustres de laquelle ma mère m’attendait en regardant le canal avec une patience qu’elle n’eût peut-être pas montrée autrefois à Combray où, mettant en moi des espérances qui depuis n’avaient pas été réalisées, elle ne voulait pas me laisser voir combien elle m’aimait. Maintenant elle sentait bien que sa froideur apparente n’eût plus rien changé, et la tendresse qu’elle me prodiguait était comme ces aliments défendus qu’on ne refuse plus aux malades, quand il est assuré qu’ils ne peuvent plus guérir. Certes, les humbles particularités qui faisaient individuelle la fenêtre de la chambre de ma tante Léonie, sur la rue de l’Oiseau, son asymétrie à cause de la distance inégale entre les deux fenêtres voisines, la hauteur excessive de son appui de bois, et la barre coudée qui servait à ouvrir les volets, les deux pans de satin bleu et glacé qu’une embrasse divisait et retenait écartés, tout cela existait aussi à cet hôtel de Venise, où j’entendais ces mots si particuliers et si éloquents qui nous font reconnaître de loin la demeure où nous rentrons déjeuner, et plus tard restent dans notre souvenir comme un témoignage que pendant un certain temps cette demeure fut la nôtre ; mais le soin de les dire était, à Venise, dévolu, non comme il l’était à Combray et comme il l’est un peu partout aux choses les plus simples, voire les plus laides, mais à l’ogive encore à demi arabe d’une façade qui est reproduite dans tous les musées de moulages et tous les livres d’art illustrés, comme un des chefs-d’œuvre de l’architecture domestique au moyen-âge ; de bien loin et quand j’avais à peine dépassé Saint-Georges-le-Majeur, j’apercevais cette ogive qui m’avait vu, et l’élan de ses arcs brisés ajoutait à son sourire de bienvenue la distinction d’un regard plus élevé et presque incompris. » Proust, A la Recherche du temps perdu, 1927.

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II Canaux et gondoles

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Le Grand canal.

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Le Grand Canal, « ce grand miroir liquide » Goethe, dans la grande tradition humaniste, et à la suite de son père décide d’accomplir un voyage en Italie, en 1786. Venise occupe une place particulière dans son esprit car elle est précisément liée à un objet appartenant à son père, que celui-ci lui prêtait pour, une gondole. Ainsi, la ville a largement été fantasmée à partir de cet objet et depuis l’enfance. Le récit de son arrivée à quelque chose de majestueux et placé sous le signe du destin. Tout dit l’esthète dans l’approche de Venise par Goethe. Venise, 29 septembre 1786, jour de Saint-Michel, le soir. Le Grand Canal, qui serpente à travers, ne le cède à aucune rue du monde ; on ne peut rien mettre en parallèle avec l’espace qui s’étend devant la place Saint-Marc : je veux parler de ce grand miroir liquide, qui est enveloppé de ce côté, en forme de croissant, par la véritable Venise. Sur cette plaine on voit à gauche l’île de Saint-Georges-Majeur ; un peu plus loin, à droite, la Giudecca et son canal ; encore plus loin, à droite, la douane et l’entrée du Grand Canal, où je voyais briller deux vastes temples de marbre. Voilà l’esquisse abrégée des principaux objets qui frappent les yeux, quand on avance entre les deux colonnes de la place Saint-Marc. Toutes ces perspectives ont été gravées si souvent que les amateurs peuvent aisément se les représenter. Après dîner je me hâtai d’abord de me former une idée de l’ensemble, et, après m’être orienté, je me jetai sans guide dans le labyrinthe de la ville, qui, toute coupée qu’elle est par les canaux, grands et petits, est reliée par des ponts et des passerelles. On ne se figure pas l’étroitesse et l’entassement de l’ensemble, à moins de l’avoir vu. D’ordinaire on peut mesurer entièrement ou à peu près la largeur des rues en étendant les bras ; dans les plus étroites, on touche déjà les côtés avec les coudes si l’on s’appuie les mains sur les hanches. Il y a cependant des rues plus larges, et même ça et là une petite place, mais, proportion gardée, tout est fort étroit. Je trouvai sans peine le Grand Canal et le Rialto : il consiste en une seule arche de marbre blanc. De ce point élevé, la vue est grande ; le canal, semé, peuplé de bateaux, qui apportent de la terre ferme toutes les choses nécessaires, abordent et se déchargent surtout à cette place ; parmi les bateaux, les gondoles fourmillent. Aujourd’hui surtout, fête de Saint-Michel, le coup d’œil était merveilleusement animé ; mais, pour en donner quelque idée, je dois reprendre les choses d’un peu plus haut. 22


Les deux parties principales de Venise, que le Grand Canal sépare, ne sont liées ensemble que par le pont du Rialto ; mais on a multiplié les communications au moyen de barques publiques qui traversent à des points déterminés. C’était un charmant coup d’œil aujourd’hui de voir les femmes, bien mises, mais couvertes d’un voile noir, se faire passer en troupes nombreuses pour se rendre à l’église de l’archange fêté. Je quittai le pont, et je gagnai un de ces points de passage pour observer de près les personnes débarquées : j’ai vu dans le nombre des figures et des tailles très belles. Goethe, Voyage en Italie, 1816-1817.

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Fluidité des rapports sociaux à Venise La circulation en bateau est la particularité de la ville de Venise. Cette absence d’autres moyens de transports, tels que la voiture ou les chevaux, fait de Venise, selon l’auteur, une ville conviviale où tout le monde se côtoie et ce, sans considération de classe sociale. La gondole fermée du vieux noble, la barque resplendissante du banquier ou du négociant, et le bateau brut du marchand de légumes, soupent et voguent ensemble sur le canal, se heurtent, se poussent, et l’orchestre riche se mêle aux rauques chansons du pauvre. Quelquefois le riche fait taire ses musiciens pour s’égayer des refrains graveleux du bateau ; quelquefois le bateau fait silence et suit la gondole pour écouter la musique du riche. Cette bonne intelligence se retrouve partout ; l’absence de chevaux et de voitures dans les rues, et la nécessité pour tous d’aller sur l’eau, contribuent beaucoup à l’égalité des manières. Personne ne crotte et n’écrase son semblable. Il n’y a point là l’humiliation de passer à pied auprès d’un carrosse ; nul n’est forcé de se déranger pour un autre, et tous consentent à se faire place. George Sand, Lettres d'un voyageur, 1834-1836.

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Les canaux de Venise Alors que Barrès entame la description de Venise, il commence par décrire la principale voie de circulation: les canaux. A côté de cette voie pompeuse où l'on parvient à maintenir, tant bien que mal, quelques beaux instants de l'apogée vénitienne, tous les petits sentiers de pierre ou d'eau, rio, fondamenta, salizzada, calle, continuent lentement leur régression. Ce réseau solitaire nous invite au plaisir délicat du repliement. J'y désirai revoir, entre mille perles malades, l'humble et délaissée Sainte-Alvise. Sur la droite de la Cà d'Oro, par le rio San Felice, mon gondolier s'engagea..." Le charme puissant de ces petits canaux, pleins d'ombre dans le bas et violemment illuminés au faîte, vient en partie du contraste de leur fraîcheur avec la réverbération du soleil sur les eaux plus larges. Jusqu'à midi, dans ses quartiers pauvres et resserrés, Venise a cette jeunesse étincelante qui, dès neuf heures, disparaît dans la campagne avec la rosée. Et puis, que les cris sont jolis dans son grand silence ! Ce silence, à bien l'observer, n'est pas absence de bruits, mais absence de rumeur sourde: tous les sons courent nets et intacts dans cet air limpide où les murailles les rejettent sur la surface de la lagune qui, elle-même, les réfléchit sans les mêler. " Barres, La Mort de Venise, 1903.

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Le Grand canal, des Champs Elysées vénitiens Le Grand canal est la principale artère de la ville. D’une longueur de près de 4 kilomètres et d’une largeur de 70 mètres, il est bordé des palais des principales familles de Venise, offrant une sorte de livre d’or de son aristocratie en même temps qu’une leçon de styles puisque ses principaux monuments représentent cinq siècles d’architecture. Proust, familier d’analogies familières le compare tout naturellement aux Champs Elysées, lieu important de sa propre vie comme de celle de son narrateur. Le soleil était encore haut dans le ciel quand j'allais retrouver ma mère sur la piazzetta. Nous remontions le Grand Canal en gondole, nous regardions la file des palais entre lesquels nous passions refléter la lumière et l'heure sur leurs flancs rosés et changer avec elles, moins à la façon d'habitations privées et de monuments célèbres que comme une chaîne de falaises de marbre au pied de laquelle on va se promener le soir en barque pour voir se coucher le soleil. Telles, les demeures disposées des deux côtés du chenal faisaient penser à des sites de la nature, mais d'une nature qui aurait créé ses oeuvres avec une imagination humaine. Mais en même temps (à cause du caractère des impressions toujours urbaines que Venise donne presque en pleine mer, sur ces flots où le flux et le reflux se font sentir deux fois par jour, et qui tour à tour recouvrent à marée haute et découvrent à marée basse les magnifiques escaliers extérieurs des palais), comme nous l'eussions fait à Paris sur les boulevards, dans les Champs-Élysées, au Bois, dans toute large avenue à la mode, parmi la lumière poudroyante du soir, nous croisions les femmes les plus élégantes, presque toutes étrangères, et qui, mollement appuyées sur les coussins de leur équipage flottant, prenaient la file, s'arrêtaient devant un palais où elles avaient une amie à aller voir, faisaient demander si elle était là ; et, tandis qu'en attendant la réponse elles préparaient à tout hasard leur carte pour la laisser, comme elles eussent fait à la porte de l'hôtel de Guermantes, elles cherchaient dans leur guide de quelle époque, de quel style était le palais, non sans être secouées comme au sommet d'une vague bleue, par le remous de l'eau étincelante et cabrée, qui s'effarait d'être resserrée entre la gondole dansante et le marbre retentissant. Et ainsi les promenades, même rien que pour aller faire des visites ou des courses, étaient triples et uniques dans cette Venise où les simples allées et venues mondaines prennent en même temps la forme et le charme d'une visite à un musée et d'une bordée en mer. Proust, A la Recherche du temps perdu, 1927. 26


Le grand engloutissement L’œuvre philosophique et idéologique de Sartre est mondialement connue, au moins de réputation. Chacun en pensera ce qu’il voudra. Bien différentes et méconnues sont ses descriptions de ville où il laisse parler une vraie sensibilité poétique. On est toujours étonné du paradoxe entre ses orientations politiques et ses dilections urbaines. De même qu’il aime New York, il entretiendra un lien ténu avec Venise qu’il visitera plusieurs fois. Tout cela, c’est à cause du Canal. Si c’était un honnête bras de mer, avouant franchement qu’il a pour fonction de séparer les hommes, ou bien un fleuve rageur et dompté qui porte les barques à regret, il n’y aurait pas d’histoire, on dirait simplement qu’il y a là-bas une certaine ville, différente de la nôtre et, par cela, même toute semblable, une ville comme toutes les villes. Mais ce Canal prétend réunir ; il se donne un chemin d’eau, fait tout exprès pour la promenade à pied. Les marches de pierre qui descendent jusqu’à la chaussé comme les perrons blancs dans les villas roses à Baltimore, les portes cochères dont les grilles doivent s’ouvrir pour laisser passer des attelages, les petits murs de brique qui défendent un jardin contre la curiosité des passant et les longues tresses de chèvrefeuilles qui coulent le long des murs et traînent jusqu’à terre, tout me suggère de traverser la chaussée en courant pour aller m’assurer que le touriste, là-bas, est bien de mon espèce et qu’il ne voit rien que je ne puisse voir. Mais la tentation disparaît avant même de s’être tout à fait formée ; elle n’a d’autre effet que d’aviver mon imagination : déjà je sens que le sol s’entrouvre, le Canal n’est qu’une vieille branche pourrie sous sa mousse, sous les coques noires et sèches dont elle s’est couverte, et qui craque si l’on met le pied dessus ; j’enfonce, je m’engloutis en levant les bras et ma dernière vision sera le visage indéchiffrable de l’inconnu de l’autre bord, à présent tourné vers moi, mesurant avec angoisse son impuissance ou jouissant de me voir tomber dans le piège. Jean-Paul Sartre, Situation IV, 1964.

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III Architecture

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Eglise Santa Maria della Salute. 29


Chateaubriand architecte J'ai essayé de peindre l'effet général de l'architecture de Venise ; afin de rendre compte des détails, j'ai remonté, descendu et remonté le grand canal, vu et revu la place Saint-Marc. Il faudrait des volumes pour épuiser ce sujet. Le fabbriche più cospicue di Venezia du comte Cicognara fournissent le trait des monuments, mais les expositions ne sont pas nettes. Je me contenterai de noter deux ou trois des agencements les plus répétés. Du chapiteau d'une colonne corinthienne se décrit un demi-cercle dont la pointe descend sur le chapiteau d'une autre colonne corinthienne : juste au milieu de ces styles s'en élève une troisième, même dimension et même ordre ; du chapiteau de cette colonne centrale partent à droite et à gauche deux épicycles dont les extrémités se vont aussi reposer sur les chapiteaux d'autres colonnes. Il résulte de ce dessin que les arcs, en se coupant, donnent naissance à des ogives au point de leur intersection [Il est clair à mes yeux que l'ogive dont on va chercher si loin l'origine prétendue mystérieuse est née fortuitement de l'intersection des deux cercles de plein cintre ; aussi la retrouve-t-on partout. Les architectes n'ont fait dans la suite que la dégager des dessins dans lesquels elle figurait. (N.d.A.)], de sorte qu'il se forme un mélange charmant de deux architectures, du plein cintre romain et de l'ogive arabe ou gothique orientale. Je suis ici l'opinion du jour, en supposant l'ogive arabe gothique ou moyen-âgée d'origine ; mais il est certain qu'elle existe dans les monuments dits cyclopéens : je l'ai vue très pure dans les tombeaux d'Argos. Le palais du Doge offre des entrelacs reproduits dans quelques autres palais, particulièrement au palais Foscari : les colonnes soutiennent des cintres ogives ; ces cintres laissent entre eux des vides : entre ces vides l'architecte a placé deux rosaces. La rosace déprime l'extrémité des deux ellipses. Ces rosaces, qui se touchent par un point de leur circonférence dans la façade du bâtiment, deviennent des espèces de roues alignées sur lesquelles s'exalte le reste de l'édifice. Dans toute construction la base est ordinairement forte ; le monument diminue d'épaisseur à mesure qu'il envahit le ciel. Le palais ducal est tout juste le contraire de cette architecture naturelle : la base, percée de légers portiques que surmonte une galerie en arabesques endentées de quatre feuilles de trèfle à jour, soutient une masse carrée presque nue : on dirait d'une forteresse bâtie sur des 30


colonnes, ou plutôt d'un édifice renversé planté sur son léger couronnement et dont l'épaisse racine serait en l'air. Les masques et les têtes architecturales sont remarquables dans les monuments de Venise. Au palais Pesaro, l'entablement du premier étage, d'ordre dorique, est décoré de têtes de géants ; l'ordre ionique du second étage est enlié de têtes de chevaliers qui sortent horizontalement du mur, le visage tourné vers l'eau : les unes s'enveloppent d'une mentonnière, les autres ont la visière à demi-baissée ; toutes ont des casques dont les panaches se recourbent en ornements sous la corniche. Enfin, au troisième étage, à l'ordre corinthien, se montrent des têtes de statues féminines aux cheveux différemment noués. Chateaubriand, Mémoires d’Outre-tombe, 1848.

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Venise populaire On sentait qu'entre les pauvres demeures que le petit canal venait de séparer et qui eussent sans cela formé un tout compact, aucune place n'avait été réservée. De sorte que le campanile de l'église ou les treilles des jardins surplombaient à pic le rio comme dans une ville inondée. Mais pour les églises comme pour les jardins, grâce à la même transposition que dans le Grand Canal, la mer se prêtait si bien à faire la fonction de voie de communication, de rue grande ou petite, que de chaque côté du canaletto les églises montaient de l'eau en ce vieux quartier populaire, devenues des paroisses humbles et fréquentées, portant sur elles le cachet de leur nécessité, de la fréquentation de nombreuses petites gens ; que les jardins traversés par la percée du canal laissaient traîner dans l'eau leurs feuilles ou leurs fruits étonnés, et que, sur le rebord de la maison dont le grès grossièrement fendu était encore rugueux comme s'il venait d'être brusquement scié, des gamins surpris et gardant leur équilibre laissaient pendre leurs jambes bien d'aplomb, à la façon de matelots assis sur un pont mobile dont les deux moitiés viennent de s'écarter et ont permis à la mer de passer entre elles. Proust, A la Recherche du temps perdu, 1927.

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IV J’aime / J’aime pas

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Vue d’un des canaux de Venise. 34


« Il disoit l’avoir trouvée autre qu’il ne l’avoit imaginée, & un peu moins admirable » Qui a lu Les Essais, sait que Montaigne, comme tout humaniste qui se respecte, parcourut l’Europe, lui qui disait voir dans le voyage la « meilleure école pour former la vie ». L’Italie, en particulier Rome, parce qu’elle était un des sites majeurs de l’antiquité, étaient un passage obligé. Comme toujours iconoclaste, il semble que Venise n’ait pas charmé Montaigne – il y voyait une ville bonne pour passer sa retraite - même s’il appréciait qu’elle fût une république. Le texte qu’on va lire a été rédigé par le secrétaire de Montaigne, M. de Querlon. Nous avons souhaité laisser le texte en moyen français. VENISE, cinq milles. Lendemein qui fut Dimenche matin, M. de Montaigne vit M. de Ferrier Ambassadur du Roi, qui lui fit fort bonne chere, le mena à la Messe, & le retint à disner avec lui. Le Lundy M. d’Estissac & lui y disnarent encores. Entre autres discours dudict Ambassadeur, celui-là lui sembla estrange, qu’il n’avoit commerce avecq nul home de la ville, & que c’étoit un humeur de jans si supçonneuse que, si un de leurs Jantilshomes avoit parlé deus fois à lui, ils le tienderoint poter suspect : & aussi cela, que la ville de Venise valoit quinze çans mille escus de rante à la Signeurie. Au demeurant les raretés de cete ville sont assez connuës. Il (Montaigne) disoit l’avoir trouvée autre qu’il ne l’avoit imaginée, & un peu moins admirable. Il la reconnut, & toutes ses particularités, avec extrème dilijance. La police, la situation, l’arsenal, la place de S. Marc, & la presse des peuples etrangiers, lui samblarent les choses plus remerquables. Le Lundy à souper, la Signora Veronica Franca, janti fame Venitiane, envoïa vers lui pour lui pres anter, un livre de Lettres qu’elle a composé ; il fit donner deux escus audict home. Le Mardy après disner il eut la colicque qui lui dura deus ou trois heures, non pas des plus extremes à le voir, & avant souper il randit deus grosses pierres l’une après l’autre. Il n’y trouva pas cete fameuse beauté qu’on attribue aus Dames de Venise, & si vid les plus nobles de celles qui en font traficque ; mais cela lui sembla autant admirable que nulle autre chose, d’en voir un tel nombre, comme de cent cinquante ou environ, faisant une dépense en meubles & vestemans de princesses ; n’ayant autre fons à se meintenir que de cete traficque & plusieurs de la noblesse de là mesme, avoir des courtisaines à leurs despens, au veu & sceu d’un chacun. Il luoit pour son service une gondole, pour jour & nuict, à deus livres, qui font environ dixsept solds, sans faire nulle despense au barquerol. Les vivres y sont chers come à Paris ; mais c’est la ville du monde ou on vit à meilleur conte, d’autant que la suite des valets nous y est du tout inutile, chacun y allant tout sul ; & la despense des vetemans des mesmes, & puis qu’il n’y faut nul cheval. Le Samedy, dousiesme de Novembre, nous en partimes au matin […] . Journal du voyage en Italie. Par la Suisse et l’Allemagne en 1580 & 1581. Avec des Notes par M. de Querlon

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Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis. Les deux textes qu’on va lire montrent à travers l’exemple d’un des plus grand observateurs des villes, Balzac, comment le charme irisé de Venise, peut amener à changer complètement sa perception la concernant. Nous sommes arrivés ce matin, mon compagnon de voyage et moi, escortés par une pluie à verse qui ne nous avait pas quitté [sic] depuis Vérone, en sorte qu’il était difficile que je ne visse pas Venise sortant des eaux. Si vous me permettez d’être sincère et si vous voulez ne montrer ma lettre à personne, je vous avouerai que, sans fatuité ni dédain, je n’ai pas reçu de Venise l’impression que j’en attendais, et ce n’est pas faute d’admirer des tas de pierres et les œuvres humaines, car j’ai le plus saint respect pour l’art ; la faute en est à ces misérables gravures anglaises qui foisonnent dans les keepsakes, à ces tableaux de la légion de ces exécrables peintres de genre, lesquels m’ont si souvent montré le Palais Ducal, la Piazza et la Piazzetta, sous tant de jours vrais ou faux, dans tant de postures, sous tant d’aspects débauchés, avec tant de licencieuses fantaisies de lumière que je n’avais plus rien à prêter au vrai et que mon imagination était comme une coquette qui a tant fatigué l’amour sous toutes ses formes intellectuelles que, quand elle arrive à l’amour véritable, à celui qui s’adresse à la tête, au cœur et au sens, elle n’est saisie nulle part par ce saint amour. Balzac, Correspondance.

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Canal enjambé par l’un des innombrables ponts de Venise. Cara Contessina, j’ai tout à fait changé d’opinion sur la belle Venise que je trouve tout-à-fait digne de son nom. Depuis jeudi jusqu’à aujourd’hui que le temps menace de se brouiller et de me rendre pour mon retour l’horrible pluie que j’ai eue pour venir, nous avons eu le vrai soleil de l’Italie et le plus beau ciel du monde ; je ne vous répèterai pas les exclamations de tous les voyageurs sur les canaux, sur les palais, sur les églises, d’autant plus que j’ai vu tout très à la hâte, et que je suis convaincu qu’il faut, pour voir Venise, beaucoup plus de temps et de loisir que je n’en ai eu. Balzac, Correspondance.

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Mortelle impression S’il est bien un auteur qui passe pour le chantre de Venise, c’est Chateaubriand. Notre aimable lecteur relira à profit l’épigraphe choisie pour cet ouvrage. On sera donc surpris de constater que l’impression première de l’auteur des Mémoire d’Outre-tombe, concernant la Cité des doges ne fut pas favorable… Le contexte historique d’une ville défaite explique peut-être cette première image négative. Comme Balzac, il changera radicalement et durablement d’avis. Lettre à Louis Bertin, 30 juillet1806. Cette Venise, si je ne me trompe, vous déplairait autant qu'à moi. C'est une ville contre nature. On n'y peut faire un pas sans être obligé de s’embarquer, ou bien on est réduit à tourner dans d’étroits passages plus semblables à des corridors qu'a des rues. La place Saint-Marc seule, par l'ensemble plus que par la beauté des bâtiments, est fort remarquable et mérite sa renommée. L’architecture de Venise, presque toute de Palladio, est trop capricieuse et trop variée. Ce sont presque toujours deux, ou même trois palais bâtis les uns sur les autres. Il reste quelques bons tableaux de Paul Véronèse, de son frère, du Tintoret, du Bassan et du Titien. [...] Les fameuses gondoles toutes noires ont l’air de bateaux qui portent des cercueils. J’ai pris la première que j'ai vue pour un mort qu’on portait en terre. François-René de Chateaubriand, Correspondance générale.

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« Ce n’est plus même la cité que je traversai lorsque j’allais visiter les rivages témoins de sa gloire ; mais, grâce à ses brises voluptueuses et à ses flots amènes, elle garde un charme ; c’est surtout aux pays en décadence qu’un beau climat est nécessaire. Il y a assez de civilisation à Venise pour que l’existence y trouve ses délicatesses. La séduction du ciel empêche d’avoir besoin de plus de dignité humaine ; une vertu attractive s’exhale de ces vestiges de grandeur, de ces traces des arts dont on est environné. Les débris d’une ancienne société qui produisit de telles choses, en vous donnant du dégoût pour une société nouvelle, ne vous laissent aucun désir d’avenir. Vous aimez à vous sentir mourir avec tout ce qui meurt autour de vous ; vous n’avez d’autre soin que de parer les restes de votre vie à mesure qu’elle se dépouille. » François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre tombe, 1848.

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Comparaison est-elle raison ? Si Mérimée est resté célèbre pour sa dictée et des nouvelles telles que « Colomba » ou « Carmen », peu de gens savent qu’il fut aussi Inspecteur général des monuments historiques… son point de vue sur la Sérénissime n’en est que plus cruel. Lettre à la comtesse de Montijo 24 août 1858.

Je n’ai rien trouvé qui méritât les éloges des voyageurs enthousiastes. Les palais sont sales, mal bâtis, mal tenus, les canaux sont bien étroits, les gondoles peu commodes, la Fenice est au-dessous du théâtre de Bordeaux, et les musées n’ont rien qui se puisse comparer à ce qu’on voit de la peinture vénitienne à Paris ou à Madrid. » Mérimée, Correspondance générale.

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Venise ou l’expérience du bonheur Taine a laissé de lui l’image d’un intellectuel érudit mais un peu austère. Pourtant lorsqu’on lit son Voyage en Italie, on découvre un amoureux passionné de Venise comme le serait un adolescent. Le chapitre qu’il consacre à la Sérénissime est une véritable déclaration. C'est la perle de l'Italie ; je n'ai rien vu d'égal...Dans toute la péninsule, rien ne peut lui être comparé. Quand on se rappelle les sales rues de Rome et de Naples, quand on pense aux rues sèches, étroites de Florence et de Sienne, quand ensuite on regarde ces palais de marbre, ces ponts de marbre, ces églises de marbre, cette superbe broderie de colonnes, de balcons...on se demande pourquoi on n'est pas venu ici tout de suite, pourquoi on a perdu deux mois dans les autres villes, pourquoi on n’a pas employé tout son temps à Venise. ON fait le projet de s’y établir, on se jure qu’on y reviendra : pour la première fois on admire non pas seulement avec l’esprit, mais avec le cœur, les sens, toute la personne. Pour la première fois, on se sent prêt à être heureux.

Hyppolite Taine, Voyage en Italie, 1866.

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Un délabrement exagéré Etienne Viollet-Leduc est une des grandes figures de l’architecture française mais aussi mondiale. Ces restaurations, en particulier de monuments médiévaux comme Notre-Dame de Paris ou le château de Pierrefonds ont alimenté beaucoup de querelles. Ce qu’il écrit de Venise à sa famille est révélateur des exagérations romantiques décrivant une Venise en pleine décrépitude. L’état des lieux que fait notre architecte est beaucoup moins alarmant. Venise est la ville la plus poétique de l’Italie, et beaucoup moins délabrée qu’on veut bien le dire : ses monuments publics sont bien entretenus, beaucoup mieux que la Vatican, ses palais ne tombent pas, mais sont inhabités ; ses extrémités seules, exposées à la mer et désertes, sont d’une tristesse effrayante. Mais Venise ! Venise est encore une délicieuse ville, et on vivrait sur la place Saint-Marc. Aucune représentation, aucun tableau ne peut produire l’effet que cause cet endroit ; c’est réellement là qu’est la beauté de Venise : Saint-Marc, et le palais des Doges. Puis ces délicieux petits palais qui sont la plus jolie invention architectonique qu’on puisse voir, malgré leur tristesse affreuse aujourd’hui, malgré les planches qui bouchent leurs fenêtres et le plâtre qui alourdit leurs rosaces ; il semble que l’on puisse vivre gaiment et à l’aise dans ces charmants bijoux. Si j’avais une grande fortune, je ne trouverais rien de plus délicieux que de venir habiter à Venise 3 ou 4 mois de l’année dans un de ces palais, qu’avec peu de chose on remettrait dans leur premier état. Venise est une ville tout à fait originale, rien ne ressemble à ce qu’on voit ailleurs ; tout est neuf, brillant, tout est coloré, plus de cet ennuyeux poncif qui se traîne partout ailleurs en Europe. Cette ville te plairait ; peut-être pourrons-nous y revenir ensemble ? C’est, j’en suis persuadé, ce que tu verrais avec le plus de plaisir en Italie. Il faut avoir entendu exécuter un acte de Moïse sur la place Saint-Marc, par un ciel sombre, au clair de lune, pour savoir jusqu’où la poésie peut aller encore à notre époque. Il faut avoir vu, dans le palais des Doges, la salle où siégeait le conseil des Dix et celle du tribunal de l’Inquisition, pour éprouver ce que les souvenirs historiques ont de plus riche et de plus touchant. Viollet-Leduc, Lettres d’Italie,1836-1837, adressées à sa famille.

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Venise, Venise, Venise… A la suite de nombreux et illustres voyageurs, Maupassant se rend à Venise. Cependant, la beauté tant vantée de la Sérénissime agit de manière contraire sur l’auteur de Bel Ami : son plaisir de découvrir la ville est émoussé. Venise ! Est-il une ville qui ait été plus admirée, plus célébrée, plus chantée par les poètes, plus désirée par les amoureux, plus visitée et plus illustre? Venise ! Est-il un nom dans les langues humaines qui ait fait rêver plus que celui-là ? Il est joli, d'ailleurs, sonore et doux : il évoque d'un seul coup dans l'esprit un éclatant défilé de souvenirs magnifiques et tout un horizon de songes enchanteurs. Venise ! Ce seul mot semble faire éclater dans l'âme une exaltation, il excite tout ce qu'il y a de poétique en nous, il provoque toutes nos facultés d'admiration. Et quand nous arrivons dans cette ville singulière, nous la contemplons infailliblement avec des yeux prévenus et ravis, nous la regardons avec nos rêves. Car il est presque impossible à l'homme qui va par le monde de ne pas mêler son imagination à la vision des réalités. On accuse les voyageurs de mentir et de tromper ceux qui les lisent. Non, ils ne mentent pas, mais ils voient avec leur pensée bien plus qu'avec leur regard. Il suffit d'un roman qui nous a charmés, de vingt vers qui nous ont émus, d'un récit qui nous a captivés pour nous préparer au lyrisme spécial des coureurs de route, et quand nous sommes ainsi excités, de loin, par le désir d'un pays, il nous séduit irrésistiblement. Aucun coin de la terre n'a donné lieu, plus que Venise, à cette conspiration de l'enthousiasme. Lorsque nous pénétrons pour la première fois dans la lagune tant vantée il est presque impossible de réagir contre notre sentiment anticipé, de subir une désillusion. L'homme qui a lu, qui a rêvé, qui sait l'histoire de la cité où il entre, qui est pénétré par toutes les opinions de ceux qui l'ont précédé, emporte avec lui ses impressions presque toutes faites ; il sait ce qu'il doit aimer, ce qu'il doit mépriser, ce qu'il doit admirer. Guy de Maupassant, Choses et autres, 1882.

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Venise ou la comédie du touriste "Il fallait bien que quelqu’un, un jour, se dévoue pour cracher sur Venise » écrit Philippe Sollers dans son Dictionnaire amoureux de Venise, à l’encontre de l’essai de Régis Debray. Sans prendre part à la querelle entre les deux littérateurs, l’ouvrage de Debray qui n’est pas hostile à la ville de Venise en tant que telle, pose de bonne question sur ce qu’elle reflète de notre monde contemporain. Loin de la considérer comme une ville du passé, il y voit le catalyseur de beaucoup de dérives contemporaines. Venise n’est pas une ville mais la représentation d’une ville. Et de même qu’au théâtre italien tout le dispositif pivote non sur la scène ou la salle mais sur la rampe qui les sépare, car s’il y avait plain-pied il n’y aurait pas spectacle, le décisif de Venise n’est pas Venise mais la lagune qui la sépare du monde profane, utilitaire et intéressé. Cette tranche d’eau fait office de « coupure sémiotique ». Pourquoi l’initié de Venise proscrit-il l’avion au catéchumène ? Parce que, parachuté au milieu de la scène sans s’être donné préalablement la peine d’y monter, ce dernier se priverait en partie (car heureusement il y a du bateau entre l’aéroport Marco Polo et le cœur urbain) de la jouissance du franchissement, de la transgression de frontière (que les plus exaltés transforment en sécession mystique d’avec l’immonde extérieur) […] Rome, Naples ou Milan nous forcent à improviser et dans la plupart des villes étrangères, nous errons au petit hasard comme des personnages en quête d’auteur et de répliques. Ici, les rôles sont écrits, les emplacements dessinés à la craie, chacun se faufile dans un livret archiconnu : on est figurant amateur à Naples mais professionnel à Venise. Loup et domino invisibles, guidé par les rails d’itinéraires fléchés, chacun s’en va par campi et calli fredonnant son petit air d’opérette, déguisé comme il convient (c’est encore lors du carnaval, où la pantomime s’avoue le plus, qu’on joue le moins). La fête est programmée, encadrée, répétée, Marinière et chapeau de paille à ruban rouge, le gondolier joue à donner la sérénade ; le facchino, à porter les valises ; le camerière, à nous servir en sifflotant scampi et calamaretti ; et nous, entre l’Arsenal et les Prisons, à espion en mission, à Casanova en cavale, à l’entremetteur, au dandy dégoûté ou à l’ambassadeur déchu. Touriste, on peut même jouer au touriste. Régis Debray, Contre Venise, 1995.

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V Venise et les Arts

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Palazzo Centani. Plaque indiquant la maison de naissance de Goldoni.

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Collaboration avec Vivaldi Certains artistes ont une renommée tellement mythique qu’on se les imagine mal dans leur vie quotidienne. Goldoni et Vivaldi, artistes vénitiens, sont de cette « espèce ». Grâce à cet extrait des mémoires du grand homme de théâtre, on assiste presque à une scène de comédie donnant vie à un Vivaldi susceptible, maniaque et finalement fort sympathique. « - Voyez, Monsieur, cette scène entre Gualtiero et Griselda ; c’est une scène intéressante, touchante l’auteur y a placé à la fin un air pathétique mais mademoiselle Giraud n’aime pas le chant langoureux : elle voudrait un morceau d’expression, d’agitation, un air qui exprime la passion par des moyens différents, par des mots par exemple, entrecoupés, par des soupirs élancés, avec de l’action du mouvement ; je ne sais pas si vous me comprenez. – Oui Monsieur je comprends très bien ; d’ailleurs j’ai eu l’honneur d’entendre Mademoiselle Giraud ; je sais que sa voix n’est pas assez forte… - Comment, Monsieur vous insultez mon écolière ? Elle est bonne à tout, elle chante tout. – Oui Monsieur vous avez raison ; donnez-moi le livre, laissez-moi faire. – Non Monsieur, je ne puis m’en défaire, j’en ai besoin et je suis pressé. – Eh bien Monsieur, si vous êtes pressé, prêtez le moi un instant, et sur-le-champ je vais vous satisfaire. – Sur-le-champ ? – Oui Monsieur, sur-le-champ. » L’abbé, en se moquant de moi, me présente le drame, me donne du papier et une écritoire, reprend son bréviaire et récite les hymnes et les psaumes en se promenant. Je relis la scène que je connaissais déjà ; je fais la récapitulation de ce que le musicien désirait, et en moins d’un quart d’heure je couche sur le papier un air de huit vers partagé en deux parties ; j’appelle mon ecclésiastique, et je lui fais voir mon ouvrage. Vivaldi lit, il déride son front, il relit, il fait des cris de joie, il jette son office par terre, il appelle Mademoiselle Giraud. Elle vient : « Ah, lui dit-il, voilà un homme rare, voilà un poète excellent ; lisez cet air ; c’est monsieur qui l’a fait ici, sans bouger, en moins d’un quart d’heure. » Et en revenant à moi : « Ah, Monsieur, je vous demande pardon » ; et il m’embrasse, et il proteste qu’il n’aura jamais d’autres poètes que moi. Il me confia le drame, il m’ordonna d’autres changements, toujours content de moi, et l’opéra réussit à merveille. Carlo Goldoni, Mémoires, 1787. 47


Le saut de l’ange Darbes, le Pantalon de la compagnie, avait été bien reçu et fort applaudi jusqu’alors dans les rôles de son emploi ; mais il n’avait pas encore joué à visage découvert, et c’était là où il pouvait briller davantage. Il n’osait pas jouer les pièces que j’avais faites pour le Pantalon Golenetti, au théâtre de SaintSamuel, et moi-même j’étais de son avis, car les premières impressions ne s’effacent pas facilement, et il faut éviter, tant qu’on peut, les comparaisons. Darbes ne pouvait donc paraitre que dans la pièce vénitienne que j’avais travaillée pour lui ; je me doutais bien qu’Antoinet le gentil n’aurait pas valu le Cortesan vénitien, mais il fallait essayer. Nous allâmes aux répétitions. Les comédiens riaient comme des fous, je riais aussi ; nous crûmes que le public aurait fait comme nous, mais ce public que l’on dit n’avoir point de tête en eut une bien ferme et bien décidée à la première représentation de cette pièce, et je fus obligé de la retirer sur-le-champ. Dans de pareilles circonstances, je ne me suis jamais révolté contre les spectateurs, ni contre les comédiens. J’ai commencé toujours par m’examiner moi-même de mon sang froid, et je vis cette fois-là que le tort était de mon côté. Une comédie tombée ne mérite pas que l’on en donne extrait ; elle est imprimée, tant pis pour moi et pour ceux qui se donneront la peine de la lire. Goldoni, Mémoires, 1787.

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Un Moi vénitien Que ne puis-je m'enfermer dans cette ville en harmonie avec ma destinée, dans cette ville des poètes, où Dante, Pétrarque, Byron, passèrent ! Que ne puisje achever d'écrire mes Mémoires à la lueur du soleil qui tombe sur ces pages ! L'astre brûle encore dans ce moment mes savanes floridiennes et se couche ici à l'extrémité du grand canal. Je ne le vois plus ; mais à travers une clairière de cette solitude de palais, ses rayons frappent le globe de la Douane , les antennes des barques, les vergues des navires, et le portail du couvent de Saint-GeorgesMajeur . La tour du monastère, changée en colonne de rose, se réfléchit dans les vagues ; la façade blanche de l'église est si fortement éclairée, que je distingue les plus petits détails du ciseau. Les enclôtures des magasins de la Giudecca sont peintes d'une lumière titienne ; les gondoles du canal et du port nagent dans la même lumière. Venise est là, assise sur le rivage de la mer, comme une belle femme qui va s'éteindre avec le jour : le vent du soir soulève ses cheveux embaumés ; elle meurt saluée par toutes les grâces et tous les sourires de la nature. Chateaubriand, Mémoires d’Outre-tombe, 1848.

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Venise et la culture Maupassant, dépassant les clichés sur la ville de Venise, se laisse finalement séduire par la ville et ses trésors culturels. Je ne raconterai pas Venise dont tout le monde a parlé. La place Saint-Marc ressemble à celle du Palais-Royal, la façade de cette église a l'air d'une devanture de café-concert en carton-pâte, mais l'intérieur est tout ce qu'on peut concevoir de plus absolument beau. La pénétrante harmonie des lignes et des tons, les reflets des vieilles mosaïques d'or aux lueurs adoucies, au milieu des marbres sévères, les merveilleuses proportions des voûtes et des lointains, un jene-sais-quoi de divinement trouvé dans l'ensemble, dans l'entrée calme du jour qui devient religieux autour de ces piliers, dans la sensation jetée à l'esprit par les yeux, font de Saint-Marc la chose la plus complètement admirable qui soit au monde. Mais en contemplant cet incomparable chef-d'œuvre de l'art byzantin, on se met à songer en le comparant à un autre monument religieux, sans égal lui aussi, si différent pourtant, chef-d'œuvre de l'art gothique, bâti encore au milieu des flots gris des mers du Nord, à ce bijou monstrueux de granit qui se dresse tout seul dans l'immense baie du Mont-Saint-Michel. Ce qui fait Venise absolument sans égale, c'est la Peinture. Elle fut la patrie, la mère de quelques maîtres de premier ordre qu'on ne peut connaître que dans ses musées, ses églises et ses palais. Le Titien, Paul Véronèse ne se révèlent vraiment qu'à Venise dans leur splendeur géniale. Ceux-là, du moins, possèdent la gloire dans toute sa puissance et toute son étendue. Il en est d'autres que nous ignorons trop en France et qui atteignent presque la valeur de ces artistes, tels Carpaccio et surtout Tiepolo, le premier des plafonniers passés, présents et futurs. Personne comme lui n'a su répandre sur un mur la grâce des lignes humaines, la séduction des nuances qui grisent sensuellement le regard, et le charme des choses rêvées dans cette sorte d'ivresse étrange que l'art communique à l'esprit. Élégant et coquet comme Watteau ou Boucher, Tiepolo possède surtout un admirable et invincible pouvoir de charmer. On peut en admirer d'autres plus que lui, d'une admiration raisonnée, mais on le subit plus que personne. L'ingéniosité de ses compositions, l'imprévu puissant et joli de son dessin, la variété de son ornementation, la fraîcheur inaltérable et unique de son coloris font naître en nous un besoin singulier de vivre toujours sous un de ces plafonds inestimables qu'orna sa main.

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Le palais Labia, une ruine, montre peut-être la plus admirable chose qu'ait laissée ce grand artiste. Il a peint une salle entière, une salle immense. Il a tout fait, le plafond, les murailles, la décoration et l'architecture, avec son pinceau. Le sujet, l'histoire de Cléopâtre, une Cléopâtre vénitienne du XVIIIe siècle, se continue sur les quatre faces de l'appartement, passe à travers les portes, sous les marbres, derrière les colonnes imitées. Les personnages sont assis sur les corniches, appuient leurs bras ou leurs pieds sur les ornementations, peuplent ce lieu de leur foule charmante et colorée. Le palais qui contient ce chef-d'œuvre est à vendre, dit-on ! Comme on vivrait là-dedans ! Guy de Maupassant, Choses et autres, 1882.

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Monet ou l’expérience de la lumière à Venise Si Venise n’appartient pas vraiment au grand tour, beaucoup de peintres, surtout depuis Turner, s’y sont rendus pour faire l’expérience de la lumière à travers son ciel changeant à l’infini. C’est l’expérience de Monet que relate ici Mirbeau. - Venise… non… je n’irai pas à Venise… Claude Monet avait raison. Venise n’est pas une ville. Vivante ou morte, une ville nous émeut par les maisons, les hommes et l’atmosphère. Or, à Venise, tous les poètes savent bien qu’il n’y a pas de maisons, mais des palais. Il n’y a pas d’atmosphère, puisqu’un voile rose est posé sur Venise, comme une écharpe autour d’une danseuse. Il y a un rose Venise, comme il y a un vert Véronèse. Venise a chaviré sous le poids des imbéciles. Les littérateurs l’ont peinte et les peintres l’ont décrite. Il y eut peut-être jadis une ville qui s’appelait Venise, une ville avec des maisons réelles et diverses, maisons borgnes qui guettent, maisons honorables et plates, maisons riches où l’or, derrière les façades, circule comme le sang sous la peau. Mais Venise n’est plus qu’une carte postale en couleurs. Quant aux hommes et quant aux femmes, ils ont été noyés dans la lagune. Il ne reste plus que des gondoliers, des grandes dames et quelques lévriers. Walt Whitman, qui prenait plaisir et profit à causer avec les cochers d’omnibus de New-York, n’aurait pu vivre à Venise ; car tous les gondoliers y sont des poètes. Et les grandes dames, dans leurs palais ont des compagnons si nobles, si dépouillés de toute forme naturelle, définis par des attributs si purement littéraires qu’on ne sait plus, dans la meute qui fait cortège, distinguer M. d’Annunzio d’avec les lévriers héraldiques. La nature donne une atmosphère à toutes les villes et les hommes compliquent l’atmosphère de la nature et la souillent avec magnificence de poussières et de fumées. Les travaux et les mouvements des hommes collaborent à l’atmosphère des villes. Mais à Venise, on ne se meut pas : on s’accoude aux balustres. On ne travaille pas : car les cristaux et les dentelles de Venise sont fabriqués dans les expositions universelles. Venise pourrait espérer la gloire triste d’être une ville morte. L’Europe en a fait une ville nuptiale, où la bourgeoisie se conjugue. Les écrivains qui puisent dans le passé la plus ferme tradition classique et les écrivains qui y cherchent la plus élégante pourriture et la plus noble lassitude se sont, coude à coude, penchés sur la lagune. Les dramaturges aussi. Un dernier acte s’il est véritablement d’amour et de douleur, n’a pas d’autre décor que Venise. Et seul, le chant d’un gondolier en coulisse est digne d’accompagner la 52


plainte des amants qui se séparent. Le théâtre est l’image de la vie. Et quel homme quitte sa maîtresse et quelle femme quitte son amant, sans prendre auparavant un billet pour Venise ? Seuls les chiffonniers peuvent s’aimer sans penser à Venise. L’Europe entière s’est unie contre Venise, toute l’Europe avec ses poètes, ses photographes, ses psychologues, ses mariés, ses dramaturges et ses peintres. On comprend que Claude Monet n’ait pas voulu aller à Venise, cette ville qui n’était plus une ville, mais un décor ou un motif. Claude Monet n’osait pas. Il se sentait assez fort pour peindre les campagnes et les villes. Mais peindre Venise, c’était se mesurer à toute la bêtise humaine, qui collabora à l’image que nous avons de Venise. Il attendit l’heure où la certitude et la maîtrise aboutissent à de nouveaux pressentiments. Cela est singulièrement émouvant que Claude Monet qui renouvela la peinture au XIXe ait pu se renouveler lui-même. De plus larges ondes se répandent. Une attaque multiple ne crible plus la toile. On dirait que la main s’abandonne à suivre la lumière. Elle renonce à l’effort de la capter. Elle glisse sur la toile, comme la lumière a glissé sur les choses. Le mouvement minutieux qui, pièce à pièce, bâtissait l’atmosphère cède au mouvement plus souple qui l’imite et lui obéit. Claude Monet ne saisit plus la lumière avec la joie de conquête de celui qui, ayant atteint sa proie, se crispe à la retenir. Il la traduit comme la plus intelligente danseuse traduit un sentiment. Des mouvements se combinent et nous ne savons pas comment ils se décomposent. Ils sont si bien liés les uns aux autres qu’ils semblent n’être qu’un seul mouvement et que la danse est parfaite et close comme un cercle. La lumière ordonne et révèle les objets. Elle est, sur les canaux, plus solides et plus massive. Les reflets s’agglomèrent. On dirait que l’eau et la lumière s’appuient et se raffermissent aux façades. Mais, sur l’Adriatique, elle est plus fluide et plus flottante. Une barque, des palis, l’église naissent et apparaissent, selon que la lumière les y autorise. La réflexion des palais est chaude dans l’eau dense. Aux heures pleines, l’atmosphère s’applique et s’étoffe somptueusement à la surface verticale des murs, à la surface horizontale de l’eau ; elle est mêlée à la couleur comme si elle traversait la rosace d’un vitrail. Et c’est la fraîcheur humide et véritable de l’arc-en-ciel. C’est l’admirable succession des heures qui crée le monde et ne lui permet jamais d’être semblable à lui-même. Le plus humble touriste sait que le lever du soleil est un spectacle. Il contemple à l’horizon la bordure verdâtre de l’aube encore cadavérique, puis cette orbite sanglante et basse, puis le tremblement du 53


jour naissant. Il ne sait pas que chaque minute est aussi riche et variable. Mais Claude Monet est maître de la lumière insaisissable. Ainsi Hokousaï disait, presque centenaire : « c’est bien ennuyeux de mourir, parce que je commençais enfin à comprendre la forme ». Et c’est aussi une forme, rajeunie, à l’état naissant que Claude Monet découvre sous les variations mêmes de l’atmosphère. Les objets immuables, que l’usage catalogue, naissent devant ses yeux, comme s’il était le premier homme, comme si, à travers les variations de leurs éclairages, il n’avait pas encore appris à les reconnaître pour identiques. La bêtise des littérateurs et des peintres avait arraché Venise à la nature. Claude Monet est allé à Venise et l’a restituée à la nature.

Octave Mirbeau, L’art moderne, 1912.

Vue de l’Adriatique depuis l’un des pontons de la place Saint-Marc.

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Venise, « Haut lieu de la religion et de la Beauté » Arrivé à la fin de sa vie, Paul Morand rédige un ouvrage entre les mémoires, l’autobiographie et le testament, intitulé Venises avec un –s, tant pour lui cette ville se confondit avec sa vie pleine de ruptures. Ce livre affirme que Morand n’eut qu’un crédo : l’art, et la beauté qui en procède. 1908 Venise dans le rétroviseur. Venise, que Proust appelait « haut lieu de la religion de la Beauté ». Huit ans plus tôt, Proust, dont alors j’ignorais tout (bien que mon père le rencontrât chez Madeleine Lemaire — je devais l’apprendre de Proust lui-même, dix ans plus tard) avait vu Venise à travers Ruskin, mais déjà il se rendait compte de ce que cette religion de la Beauté a d’exigeant. « La Beauté ne fut pas conçue par Ruskin comme un objet de jouissance, mais comme une réalité plus importante que la vie... » Si Proust s’en était tenu à Jean Santeuil il n’eût été qu’un hédoniste; mais il a souffert, il a dépassé la Beauté, il a donné Swann. C’est pourquoi notre sévère époque lui pardonne ses duchesses. Blanc-bec, je n'imaginais pas qu’on eût des devoirs envers la Beauté; elle ne m’était qu’un biais pour échapper à la morale; et Ruskin. un effroyable raseur, comme dit Bloch. Je m’entends dire et répéter : « Tu nies le passé, tu refuses le présent, tu t’élances vers un avenir que tu ne verras pas. » Je veux en avoir le cœur net ; surmontant mon peu de goût pour moi-même, j’ai donc pris Venise comme confidente ; elle répondra à ma place. A Venise, je pense ma vie, mieux qu’ailleurs ; tant pis si je montre le nez dans un coin du tableau, comme Véronèse dans La Maison de Lévi. Les canaux de Venise sont noirs comme l’encre, c’est l’encre de Jean-Jacques, de Chateaubriand, de Barrés, de Proust; y tremper sa plume est plus qu’un devoir de français, un devoir tout court. Paul Morand, Venises, 1971

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Venise ou le trop plein artistique Dans la critique que Debray fait d’une certaine légende de Venise, rien ne subsistera. Même les artistes qui l’ont aimée et célébrée ne trouvent pas grâce à ses yeux… Venise la rouge » disait l’autre. Oui – comme une Légion d’Honneur. Protégeons nos boutonnières. Laissons les décorés en famille, se concélébrer eux mêmes en célébrant le Chinois du Florian et les « escarpins du bal qui glissent sur l’eau molle » ; qu’ils s’aspergent les uns les autres de citations ; qu’ils fassent le tour du propriétaire. Et filons à Hong Kong ou San Diego – tonifiantes crudités encore vierges de métaphores, par où Musset, Byron, D’Annunzio et Henri de Régnier nous ont fait la grâce de ne jamais passer. Oui, le plus vexant, devant ce palimpseste de marbres polychromes, c’est l’impossibilité où il nous met d’improviser. La veduta ne nous laisse le choix qu’entre la récitation ou le graffiti. La culture et l’inculture. Il n’y a que le troisième terme qui vaille.

Regis Debray, Contre Venise, 1995.

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VI Venise historique

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Porta della Carta : le doge Foscari agenouillĂŠ face au lion de St Marc.

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Historique de Venise Chateaubriand, dans le style lyrique et épique qui le caractérise fait ici, à travers une immense accumulation – prenez votre souffle avant de la lire d’une traite – un époustouflant panorama historique des grandes heures de de Venise… tout ceci pour donner plus de relief à la peine que peut causer son déclin, à partir de 1797.

Et pourtant ce n'est plus la Venise du ministre de Louis XI, la Venise épouse de l'Adriatique et dominatrice des mers ; la Venise qui donnait des empereurs à Constantinople, des rois à Chypre, des princes à la Dalmatie, au Péloponèse, à la Crète ; la Venise qui humiliait les Césars de la Germanie, et recevait à ses foyers inviolables les papes suppliants ; la Venise de qui les monarques tenaient à honneur d'être citoyens, à qui Pétrarque, Pléthon, Bessarion léguaient les débris des lettres grecques et latines sauvées du naufrage de la barbarie ; la Venise qui, république au milieu de l'Europe féodale, servait de bouclier à la chrétienté, la Venise, planteuse de lions , qui mettait sous ses pieds les remparts de Ptolémaïde, d'Ascalon, de Tyr, et abattait le croissant à Lépante ; la Venise dont les doges étaient des savants et les marchands des chevaliers ; la Venise qui terrassait l'Orient ou lui achetait ses parfums, qui rapportait de la Grèce des turbans conquis ou des chefs-d'oeuvre retrouvés ; la Venise qui sortait victorieuse de la ligue ingrate de Cambrai ; la Venise qui triomphait par ses fêtes, ses courtisanes et ses arts, comme par ses armes et ses grands hommes ; la Venise à la fois Corinthe, Athènes et Carthage, ornant sa tête de couronnes rostrales et de diadèmes de fleurs. Chateaubriand, Mémoires d’outre tombe, 1848.

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Buste de NapolĂŠon en imperator romain (MusĂŠe Correr).

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Lettre du Général Bonaparte Si Napoléon est un personnage discuté de l’histoire de France, le rôle exact qu’il joua dans le déclin de Venise est encore plus sujet à polémiques. Voici quelques documents qui permettront, peut-être, de se faire une idée. Suite aux accords qui mènent à la reddition de Venise, le Comité de Salut public, nouvelle autorité de la ville, demande son soutien au général Bonaparte pour préserver l'indépendance de ville menacée par les Autrichiens. Cette lettre est la réponse que Bonaparte envoie au Comité de Salut public. J'ai reçu, citoyen, votre lettre du 3 brumaire ; je n'ai rien compris à son contenu. Il faut que je me sois bien mal expliqué avec vous. « La république française n'est pas liée à la municipalité de Venise par un traité qui nous oblige à sacrifier no intérêts et nos avantages à celui du comité de salut publique ou de tout autre individu de Venise. Jamais la république française n'a adopté pour principe de faire la guerre pour les autres peuples. Je voudrais connaître quel serait le principe de philosophie qui ordonne de sacrifier quarante mille Français, contre le vœux bien prononcé de la nation et l'intérêt bien entendu de la république. Je sais bien qu'il n'en coute rien à une poignée de bavards, qui je caractériserais bien en les appelants fous, de vouloir la république universelle. Je voudrais bien que ces messieurs vinssent faire une campagne d'hiver. « D'ailleurs la nation vénitienne n'existe pas. Divisé en autant d'intérêts qu'il y a de villes, efféminé et corrompu, aussi lâche qu'hypocrite, le peuple vénitien est peu fait pour la liberté. S’il était dans le cas de l'apprécier, et s’il a la vertu nécessaire pour l'acquérir, eh bien, la circonstance actuelle est bien avantageuse pour le prouver, qu'il la défende. Il n'a pas eu le courage de la conquérir, même contre quelques oligarques ; il n'a pu même la défendre quelques temps dans la ville de Zara ; et peut-être si la ville fût entrée en Allemagne, nous eussions vu se renouveler sinon les scènes de Vérone, du moins des assassinats multipliés, qui produisent le même effet sinistre sur l'armée française. « Lorsque l'armée française quittera le pays, les différents gouvernements seront libres de prendre toutes les mesures qu’ils pourront juger nécessaire pour leurs pays. « Si Je vous ai chargé de conférer avec le comité de Salut public sur l'évacuation qu'il est possible que l'armée française exécute, c'est pour le mettre à même de prendre toutes les mesures soit pour le pays, soit pour les individus

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qui voudront se retirer dans les pays qui, réunis à la Cisalpine, seront reconnus et garantis par la république française. « Vous avez dû également faire connaître au comité de Salut public que les individus qui voudront suivre l'armée française auront tout le temps nécessaire pour vendre leur biens, quel que soit le sort de ce pays, et que même je savais qu'il était dans l'intention de la république, cisalpine de leur accorder le titre de citoyen. Votre mission doit se borner là. « Quant au reste, ils feront ce qu'ils voudront. « Vous leur en avez dit assez pour leur faire sentir que tout n'était pas perdu, que tout ce qui arrivait n'était que la suite d'un grand plan. Si les armées de la république française continuaient à être heureuses contre une puissance qui a été le nerf et le coffre de toutes les coalitions, peut-être Venise aurait pu, par la suite, être réunie à la Cisalpine. Mais je vois que ce sont des lâches : eh bien qu'ils fuient, je n'ai pas besoin d'eux.

Pierre Daru, Histoire de la république de Venise, 1819-1822.

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Les Autrichiens prennent possession de Venise : 18 janvier 1798 Les accords qui ont été convenus par la France et l'Autriche mènent au retrait des troupes françaises de Venise ainsi que la cession de plusieurs territoires en Italie. Venise se trouve dès lors soumise à l'autorité autrichienne et perd de manière définitive son indépendance. Les Français évacuèrent Venise le 18 janvier 1798, et les Autrichiens y arrivèrent le même jour. L'Inquisition d'État fut aussitôt rétablie, sous le nom de tribunal de haute police et les noms que l'on remarqua dans la nouvelle formation de cette autorité annoncèrent aux citoyens, effrayés, comment elle allait être exercée. Pezaro, qu'on avait vu si récemment sortir de Venise, pour aller, disait-il, chercher la liberté en Suisse, rentrait dans sa patrie avec la qualité de commissaire de l'empereur. Ce fut entre ses mains que les anciens souverains de Venise eurent à prêter serment d'obéissance. Aussi l'ex-doge Manini en paraissant, pour prononcer ce mot fatal, devant son compatriote, transformé en commissaire autrichien, fut-il saisi d'une telle émotion qu'il tomba sans connaissance. Malheureux d'avoir vu périr sa patrie sans pouvoir la secourir, il s'honora du moins par une noble douleur. Mais dans cette grande catastrophe les sentiments étaient loin d'être unanimes. Dans les colonies (à Perasto par exemple) on brûlait, on enterrait le gonfalon de saint Marc avant de recevoir les Autrichiens. À Venise la populace se livra à des démonstrations de joie qui tenaient du délire ; les autorités provisoires, plusieurs nobles, célébrèrent cet événement par des fêtes. Les hommes passionnés, qui avaient embrassé l'espoir de cette révolution, fuyaient la rage dans le coeur, et les vrais citoyens déploraient la bassesse du peuple et des grands, l'impéritie du gouvernement, l'abus que les vainqueurs avaient fait de la victoire, et l'asservissement, désormais éternel, de la patrie. À compter de ce moment les vicissitudes ultérieures de cette nation, qui avait subsisté comme État indépendant durant quatorze siècles, appartiennent à l'histoire d'un autre peuple. Pierre Daru, Histoire de la république de Venise, 1819-1822.

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Une chronique de 1818 Stendhal fut l’un des auteurs français les plus italianophiles. La « Botte », qui n’a pas encore réalisé son unité recoupe et sa vie, et son œuvre. En 1830, il sera même nommé consul de France à Trieste. Dans ce texte, il revient sur la chute de la Sérénissime et le rôle de Bonaparte – une autre de ses grandes passions - dans ce déclin. 15 février 1818 Lors de la venue d’Attila, des fugitifs de Padoue allèrent former Venise. Aujourd’hui Venise, ville artificielle, n’étant plus soutenue par rien, les familles vénitiennes accourent en foule à Padoue. En 1790, Venise la superbe avait 180 000 habitants, Venise la misérable est à 84 000 en 1818 et sera à 30 000 en 1850. C’est dommage pour la volupté. Le hasard avait formé lentement pendant dix siècles de tranquilité une foule de bancs de sables, de récifs et de courants desquels naissait forcément la volupté. Chaque état se montrait par ce qu’il avait de plus aimable. Les parties haineuses de l’âme n’étaient pas cultivées. Aucune charte écrite ne peut donner cette Charte des habitudes. Et malheureusement jusqu’ici l’effet le plus assuré des chartes est de réveiller les parties haineuses de l’âme. Au lieu des aimables fats du siècle de Louis XV, nous avons eu le hideux ultra de 1815, avec ses lois d’exceptions et ses catégories. Cette pauvre Venise! Si la circonstance de n’avoir jamais obéi qu’à ses propres lois, faites et conservées par ses propres citoyens, et pendant le long cours de treize siècles de s’être constamment préservée de la conquête est un titre de noblesse, aucune ville connue, pas même Rome, ne peut se vanter d’une noblesse égale à celle de la pauvre Venise. Les Vénitiens n’acquirent point leur sol par l’usurpation et par l’extermination d’autres hommes, mais en créant par une industrie aussi patiente que sagace le sol même sur lequel ils bâtissaient, étendaient leur ville, sorte de domination la plus juste de toutes. Là, parmi ces aimables Vénitiens s’est conservé le plus pur sang italien, toujours défendu contre les armées de terre par une mer profonde seulement de deux ou trois pieds, et inaccessible aux vaisseaux. Enfin c’est encore une gloire pour Venise, puisqu’il fallait finir, de ne succomber que sous les armes de ce Napoléon qui sera célèbre dans l’histoire pour avoir fait finir toutes les anciennes monarchies d’Europe et les avoir changées en gouvernements constitutionnels. Stendhal, Pages d’Italie, L’Italie en 1818. 64


VII Vie à Venise

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Les lieux culturels

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Façade de l’hôtel Danieli, palace le plus célèbre de la ville.

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Le Danieli, palais de la culture vénitienne Cet hôtel Danieli, où jadis la République de Saint-Marc recevait ses ambassadeurs, est un palais gothique, l'un des plus beaux de Venise, faisant suite à celui des doges et dans le même alignement que lui. Intérieurement il a gardé ses escaliers de marbre, ses parquets de mosaïque et deux ou trois salles aux plafonds somptueux. De retour à l'hôtel Danieli, quand nous eûmes pris congé de la reine et baisé sa belle main, il était onze heures à peine. Par les fenêtres découpées du vieux palais, on voyait la lagune resplendir sous la lueur lunaire. Pas, un souffle, dans cette nuit d'août tiède et pleine d'éblouissements. Là-bas, en face, au delà des nappes réfléchissantes, il y avait deux Saint-GeorgesMajeur, l'un d'un gris lumineux qui montait dans l'air, l'autre plus noir, et renversé, qui descendait profondément. En haut, à la grande voûte bleuâtre, et en bas, dans les abîmes imaginaires, scintillaient des étoiles symétriques et pareilles. Et les silencieuses gondoles, dédoublées aussi par leur milieu, ayant deux arrières et deux proues, semblables à des découpures noires qui viennent d'être dépliées, passaient, avec leurs fanaux rouges, entre les deux ciels, ayant l'air de se promener dans le vide, en traînant des plis moirés à leur suite, comme de longues queues. Mais l'hôtel a aussi une façade magnifiquement vénitienne, qui donne sur le large quai en face de la mer, à côté du palais des Doges. On me donne un appartement d'une Renaissance italienne lourdement somptueuse, où le moindre meuble est doré jusqu'aux pieds ; mais tout cela est ancien et historique, tout cela est à Venise, la ville de magnificence. Et puis tout cela, je le connais de longue date, je connais même le regard sombre de ce vieux doge en robe de drap d'or, qui préside mon salon du fond de son large cadre étincelant. Tout cela est mêlé à mon passé à moi, qui est un passé d'hier, et au merveilleux passé de cette ville, qui fut reine de l'Adriatique et des mers orientales. Et j'ouvre mes grandes fenêtres festonnées, aux balustres de marbre, pour voir le soleil couchant flamboyer sur Venise. Pierre Loti, L’Exilée, 1893.

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Le Florian Le café Florian est à Venise une indéfinissable institution. Les négociants y font leurs affaires, et les avocats y donnent des rendez-vous pour y traiter leurs consultations les plus épineuses. Florian est tout à la fois une Bourse, un foyer de théâtre, un cabinet de lecture, un club, un confessionnal, et convient si bien à la simplicité des affaires du pays, que certaines femmes vénitiennes ignorent complètement le genre d’occupations de leurs maris, car ils ont une lettre à faire, ils vont l’écrire à ce café. Naturellement les espions abondent à Florian, mais leur présence aiguise le géni vénitien, qui peut dans ce lieu exercer cette prudence autrefois si célèbre. Beaucoup de personnes passent toute leur journée à Florian ; enfin Florian est un tel besoin pour certaines gens, que pendant les entractes, ils quittent la loge de leurs amies pour y faire un tour et savoir ce qui s’y dit. Balzac, Correspondance (Tome III), 1836-1839.

Café Florian. 69


La Fenice Ce théâtre, qui est à peu près de la grandeur de l’Odéon, a une façade tout à fait originale et qui donne sur un grand canal ; on y arrive en gondole, et toutes les gondoles étant de la même couleur, c’est un lieu fatal pour les jaloux. […] Maintenant, il tombe et se dégrade comme le reste de Venise. Cette ville singulière et la plus gaie de l’Europe ne sera plus qu’un village malsain dans trente ans d’ici, à moins que l’Italie ne se réveille et ne se donne un seul roi, auquel cas je donne ma voix à Venise, ville imprenable, pour être capitale ». Il va aussi au théâtre et juge que « les comédiens de Goldoni en dialecte vénitien sont des peintures flamandes, c’est-à-dire pleines de vérité et d’ignoble des mœurs du petit peuple de l’époque de volupté et de bonheur qui précéda l’anéantissement de la République. Stendhal, Correspondance, 1836-1842.

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Venise sensuelle

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Dans Venise la rouge Dans Venise la rouge, Pas un bateau qui bouge, Pas un pêcheur dans l'eau, Pas un falot.

— Ah! maintenant plus d'une Attend, au clair de lune, Quelque jeune muguet, L'oreille au guet.

Seul, assis à la Grève, Le grand lion soulève, Sur l'horizon serein, Son pied d'airain.

Pour le bal qu'on prépare, Plus d'une qui se pare, Met devant son miroir Le masque noir.

Autour de lui, par groupes, Navires et chaloupes, Pareils à des hérons, Couchés en rond,

Sur sa bouche embaumée La Vanina pâmée Presse encore son amant, En s'endormant.

Dorment sur l'eau qui fume, Et croisent dans la brume, En légers tourbillons, Leurs pavillons.

Et Narcisa, la folle, Au fond de sa gondole, S'oublie en un festin Jusqu'au matin.

La lune qui s'efface Couvre son front, qui passe D'un nuage étoilé Demi-voilé.

Et qui, dans l'Italie, N'a son grain de folie ? Qui ne garde aux amours Ses plus beaux jours ?

Ainsi, la dame abbesse De Sainte-Croix rabaisse Sa cape aux larges plis Sur son surplis.

Laissons la vieille horloge, Au palais du vieux doge, Lui compter de ses nuits Les longs ennuis.

Et les palais antiques, Et les graves portiques, Et les blancs escaliers Des chevaliers,

Comptons plutôt, ma belle, Sur ta bouche rebelle Tant de baisers donnés... Ou pardonnés.

Et les ponts, et les rues, Et les mornes statues Et le golfe mouvant Qui tremble au vent,

Comptons plutôt tes charmes, Comptons les douces larmes Qu'à nos yeux a coûté La volupté!

Tout se tait, fors les gardes Aux longues hallebardes, Qui veillent aux créneaux Des arsenaux.

Alfred de Musset, Premières poésies, 1828. 73


Venise et l’hôtel Danieli, en particulier, semblent encore bruisser de la passion amoureuse d’Alfred de Musset et George Sand. Musset et Sand arrivent à Venise en décembre 1833. L’auteure de La Mare au diable est malade. Musset se lasse de la veiller et parcourt seul Venise… Un peu plus tard, c’est lui qui tombe malade. Le même docteur – Pagello – suit le couple depuis le début de leurs ennuis de santé respectifs. Bientôt une autre passion naît entre George Sand et le docteur… Musset s’en rend compte, s’ensuit une terrible crise. Ils se séparent, renouent, se sépareront définitivement en avril 1835. La première version de « Dans Venise la rouge », assez optimiste, date d’avant la rencontre avec Sand. La seconde, plus pessimiste, est peutêtre liée au souvenir de sa passion avec Sand.

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Dans Venise la rouge Dans Venise la rouge Pas un bateau qui bouge, Pas un pêcheur dans l'eau, Pas un falot. — Ah ! maintenant plus d'une Attend au clair de lune Quelque jeune muguet, L'oreille au guet. Pour le bal qu'on prépare Plus d'une qui se pare Met devant son miroir Le masque noir. Laissons la vieille horloge Au palais du vieux doge Lui compter de ses nuits Les longs ennuis. Comptons plutôt, ma belle, Sur ta bouche rebelle Tant de baisers donnés Et pardonnés. Comptons plutôt tes charmes, Comptons les douces larmes Qu'à tes yeux a coûté La volupté. ...Toits superbes! froids monuments ! Linceul d'or sur des ossements ! Ci-gît Venise. Là mon pauvre cœur est resté. S'il doit m'en être rapporté, Dieu le conduise!

L'as-tu vu sur les fleurs des prés, Ou sur les raisins empourprés D'une tonnelle ? Ou dans quelque frêle bateau, Glissant à l'ombre et fendant l'eau A tire-d'aile ? L'as-tu trouvé tout en lambeaux Sur la rive où sont les tombeaux ? Il y doit être. Je ne sais qui l'y cherchera, Mais je crois bien qu'on ne pourra L'y reconnaître. Il était gai, jeune et hardi; Il se jetait en étourdi A l'aventure. Librement il respirait l'air, Et parfois il se montrait fier D'une blessure. Il fut crédule, étant loyal, Se défendant de croire au mal Comme d'un crime. Puis tout à coup il s'est fondu Ainsi qu'un glacier suspendu Sur un abîme...

Alfred de Musset, Poésies A mon frère revenant d'Italie, 1844.

Mon pauvre cœur, l'as-tu trouvé Sur le chemin, sous un pavé, Au fond d'un verre ? Ou dans ce grand palais Nani, Dont tant de soleils ont jauni La noble pierre ?

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Dans Venise de toutes les couleurs Ce travail d’écriture a été réalisé par les élèves de 2nde menuiserie du Lycée Auguste Perret d’Evry, après avoir étudié les deux versions de « Dans Venise la rouge » de Musset.

Dans Venise la blanche On se tient par les hanches Quand on va dans la cour On cherche l’amour.

Dans Venise la verte Les fleurs se sont ouvertes La nuit est à la fête Aux amourettes.

Dans Venise la grise J’ai posé mes valises Des ruelles y’en a mille Tout est tranquille.

Seule la blanche colombe Se pose sur une tombe Pour voir la Colombie Et la Zambie

Si on n’a pas le blues Si on n’a pas de shoes Tout peut nous arriver À la récré.

Cette ville est magnifique Des paysages magiques Je suis très attiré Par ses marées.

Odic R. et Jonathan G.

Boris E. et Gaël J. Damien J.

Dans Venise la noire Il n’y a pas de gare Il n’y a pas de train Pas un pingouin.

Dans Venise la bleue Pas un oiseau peureux Où sont les amoureux ? Rien que du bleu.

Mais il y a de l’art Il y a de l’espoir Il y a de la joie J’entends sa voix.

Casanova s’enfuit Au couvert de la nuit Pendant que les ennuis Rythment sa vie.

Guillaume B.

Dans Venise l’orange Tout l’art de MichelAnge Fait rêver le ghetto Sur les canaux. Au bord du Rialto Écoutant les oiseaux Lorenzo est heureux Même quand il pleut.

Fabien De C. et Maxime D.

Alvyn S.

Dans Venise la brune Il n’y a pas de lune Il n’y a pas de vie Après minuit.

Dans Venise la rose Quand j’arrive je me pose Je suis d’humeur morose La vie s’impose.

Dans Venise arc-en-ciel On répond à l’appel De l’amour éternel Qui donne des ailes.

Dans Venise sous la brume Pas un grain de bitume Pas une goutte d’eau Mais des bateaux.

On m’appelle Arlequin Je rôde comme un requin Qui cherche sa requine Sa colombine.

Les cœurs s’ouvrent à l’amour Et combien un beau jour Et pour toute une vie S’y sont dit « oui » ?

Stanley G. et Alexandre W.

Thomas M., David A. et Dylan R. 76

Kévin M.


Venise au crépuscule Après avoir décrit la beauté de Venise le jour, George Sand la décrit la nuit. Tous ces détails nous permettent d’imaginer à quoi ressemble le ciel de Venise la nuit, on est transporté sous le ciel étoilé de Venise. On ne nous avait certainement pas assez vanté la beauté du ciel et les délices des nuits de Venise. La lagune est si calme dans les beaux soirs que les étoiles n’y tremblent pas. Quand on est au milieu, elle est si bleue, si unie, que l’oeil ne saisit plus la ligne de l’horizon, et que l’eau et le ciel ne font plus qu’un voile d’azur, où la rêverie se perd et s’endort. L’air est si transparent et si pur que l’on découvre au ciel cinq cent mille fois plus d’étoiles qu’on n’en peut apercevoir dans notre France septentrionale. J’ai vu ici des nuits étoilées au point que le blanc argenté des astres occupait plus de place que le bleu de l’éther dans la voûte du firmament. C’était un semis de diamants qui éclairait presque aussi bien que la lune à Paris. George Sand, Lettres d'un voyageur, 1834-1836.

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La beauté de Venise au printemps Parfaite description de Venise au printemps. Chaque détail, des plantes aux couleurs en passant par les bruits, nous emmènent dans cette ville fascinante qu’est Venise. Tu ne te doutes pas, mon ami, de ce que c’est que Venise. Elle n’avait pas quitté le deuil qu’elle endosse avec l’hiver, quand tu as vu ses vieux piliers de marbre grec, dont tu comparais la couleur et la forme à celles des ossements desséchés. A présent le printemps a soufflé sur tout cela comme une poussière d’émeraude. Le pied de ces palais, où les huîtres se collaient dans la mousse croupie, se couvre d’une mousse vert tendre, et les gondoles coulent entre deux tapis de cette belle verdure veloutée, où le bruit de l’eau vient s’amortir languissamment avec l’écume du sillage. Tous les balcons se couvrent de vases de fleurs, et les fleurs de Venise, nées dans une glaise tiède, écloses dans un air humide, ont une fraîcheur, une richesse de tissu et une langueur d’attitudes qui les font ressembler aux femmes de ce climat, dont la beauté est éclatante et éphémère comme la leur. Les ronces doubles grimpent autour de tous les piliers et suspendent leurs guirlandes de petites rosaces blanches aux noires arabesques des balcons. L’iris à odeur de vanille, la tulipe de Perse, si purement rayée de rouge et de blanc qu’elle semble faite de l’étoffe qui servait de costume aux anciens Vénitiens, les roses de Grèce, et des pyramides de campanules gigantesques s’entassent dans les vases dont la rampe est couverte; quelquefois un berceau de chèvrefeuille à fleurs de grenat couronne tout le balcon d’un bout à l’autre, et deux ou trois cages vertes cachées dans le feuillage renferment les rossignols qui chantent jour et nuit comme en pleine campagne. Cette quantité de rossignols apprivoisés est un luxe particulier à Venise. Les femmes ont un talent remarquable pour mener à bien la difficile éducation de ces pauvres chanteurs prisonniers, et savent, par toutes sortes de délicatesses et de recherches, adoucir l’ennui de leur captivité. La nuit, ils s’appellent et se répondent de chaque côté des canaux. Si une sérénade passe, ils se taisent tous pour écouter, et, quant elle est partie, ils recommencent leurs chants, et semblent jaloux de surpasser la mélodie qu’ils viennent d’entendre. A tous les coins de rue, la madone abrite sa petite lampe mystérieuse sous un dais de jasmin, et les traghetti, ombragés de grandes treilles, répandent le long du Grand Canal, le parfum de la vigne en fleur, la plus suave peut-être parmi les plantes. George Sand, Lettres d'un voyageur, 1834-186. 78


Le bruit que fait Venise Ici Giono utilise le champ lexical du corps. Quand l’auteur arrive à Venise, ce qui le surprend le plus c’est le silence. La passivité de Venise. Chaque sens est à l’épreuve dans cette ville. Il fait le tour des sens et marque l’ironie sur les sourds et les aveugles qui résident dans le monde mais aussi à Venise sur leur bonheur. Le silence de Venise peut être utilisé sans fatigue pour la jouissance (et pas banale) de toute une vie. Il a cependant la qualité des grands silences. Depuis que j’ai débarqué (et c’est le mot) à Autorimessa, j’éprouve ce pourquoi depuis toujours et partout tant d’hommes de qualité ont fui le monde, et qui peut être défini de la façon suivante : un sens qui sert rarement au plaisir sert enfin au plaisir. Il y a certes la musique, mais c’est l’artifice, pour si belle qu’elle soit. Nous allons à elle comme à un extrait. Elle ne peut être écoutée qu’à faible dose : une heure ou deux, au maximum ; au-delà, disons par exemple dix heures, la plus belle serait un supplice ; on ne la gouterait plus, on serait ivre de mort comme après trop d’absinthe. Faisons le compte, par contre, des joies de notre œil. Il n’y a pas besoin du Parthénon ni de Vézelay ; rien que dans les femmes qu’on rencontre : une bouche, un nez, des cheveux, parfois tout un visage, un buste, une démarche, les couleurs, et je parle pour ceux qui n’ont presque rien à regarder. Les fleurs, les arbres, les paysages, les animaux, les chevaux : l’émotion visuelle n’est jamais à son comble. L’œil est blasé. On ne peut comparer aucune émotion visuelle à l’émotion, par exemple, que procure une belle voix. L’oreille est plus sensible parce que le bruit ne lui fournit presque jamais l’occasion de jouir. Quand elle y arrive, elle le fait avec des forces neuves, intactes, et qui ont appétit de tout. C’est pour le savoir d’instinct que les sourds sont généralement tristes. Ils ont perdu un paradis à peine goûté, et un paradis d’Allah. Comme un aveugle serait heureux à Venise ! Jean Giono, Voyage en Italie, 1953.

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Noir c’est noir Dans ce passage, on remarque la couleur noire est très présente à Venise tout au long de l’année. Le noir, en général, représente, dans certaines cultures, la couleur de la mort, du deuil mais pour les Vénitiens, c’est un signe de beauté. L’auteur justifie l’usage de cette couleur comme étant la seule couleur qui ne peut prendre de poussière et la plus économique. La position de la ville entourée d’eau et pavée d’eau fait que c’est le seul endroit du monde où l’on peut porter indéfiniment du noir et où le noir reste pur. Pantalon, chemise et sandales du noir le plus pur : voilà un admirable costume. Rien n’est plus gai. On fait aussi une sorte de chapeau noir en paille vernie, à fond plat et à larges bords, égayé d’une toute petite tresse de ruban vert qui pend par-derrière, en cadenette. C’est dans cet attirail qu’on va partout. Comme il n’y a jamais de poussière, rien n’est plus économique que ce noir. Les femmes ont des jupes de couleur et s’entourent souvent le buste d’un jaune vif. Un homme noir qui cherche fortune est très beau. Il est difficile de laver le linge à Venise. L’eau de la lagune ne sert pas. L’été, quand, dans les ruelles, l’ombre est nettement tranchée du soleil, on voit les femmes coloriées courir dans la lumière comme si elles mimaient seules la fuite de Kléarista. C’est seulement quand on approche qu’on voit dans l’ombre cinq ou six hommes noirs qui viennent de lui faire leurs offres de services. Ils se confondent avec l’ombre. » Jean Giono, Voyage en Italie, 1953.

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Histoire d’eau L’eau est trop sage ; on ne l’entend pas. Pris d’un soupçon, je me penche : le ciel est tombé dedans. Elle ose à peine remuer et ses millions de fronces bercent confusément la maussade relique qui fulgure par intermittences. Là-bas, vers l’est, le canal s’interrompt, c’est le commencement de la grande flaque laiteuse qui s’étend jusqu’à Chioggia : mais de ce côté-là c’est l’eau qui est de sortie : mon regard dérape sur un vitrage, glisse et va se perdre, en vue du Lido, dans une morne incandescence. Il fait froid ; une journée nulle annonce ses craies ; une fois de plus Venise se prend pour Amsterdam ; ces pâleurs grises au loin ce sont des palais. C’est comme ça, ici : l’air, l’eau, le feu et la pierre ne cessent de se mélanger ou de s’intervertir, d’échanger leurs nature ou leurs lieux naturels, de jouer au quatre coins ou au chat perché ; jeux vieillots et qui manquent d’innocence ; on assiste à l’entrainement d’un illusionniste. Aux touristes inexpérimentés ce composé instable réserve bien des surprise : pendant que vous mettez le nez en l’air pour voir le temps qu’il fait, tout le système céleste avec ses météores et ses nues se résume peut-être à vos pied en un serpentin d’argent. Jean-Paul Sartre, Situation IV, 1964.

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Mars à Venise Paolo Barbaro est un auteur vénitien dont une partie de l’œuvre, rédigée en français, s’attache à présenter des aspects de Venise auxquels seul un natif ou un vrai résident de cette cité peuvent être attentif. Aucune évocation pittoresque chez cet écrivain. Dans ce texte, proche d’une prose poétique, il décrit l’évolution de l’eau de la lagune de l’hiver au printemps. « Pointes subites de marée, avec les lunes limpides qui s’échelonnent entre février et mars. Ciel trop pur pour la lagune, sans nuances. Des barques de toutes les couleurs se lèvent jusque sur les rives, pour disparaître, quelques heures après, plus bas, au sec : au milieu de souffles d’iode, de relents saumâtres qui pénètrent les maisons. C’est carrément saumâtre, et non pas stracco. Le jargon des amis des îles se déchaîne : des vagues saventi, aux parfums variés, au moment du flux ; des tourbillons de dosana, tels que des rapides, au reflux. Les prémices du printemps s’annoncent par cet échange continu, jour et nuit. L’eau qui tout d’abord était blafarde, tout comme la « pâte » de limon qui l’accompagne, formée d’un tourbillon d’organismes et de micro-organismes en suspension, se modifie constamment entre les étranglements des embouchures et les grands plans d’eau : dans les points de marée basse, il ne reste qu’un filet malpropre, mais la mer « pousse », et l’eau qui arrive est neuve, bleu acier, limpide. Des canaux gonflés jusqu’au niveau des places, envahis par un élément jamais vu : l’eau nouvelle est plus « filandreuse » qu’au large, comme faite de filaments différents qui s’introduisent dans les ramifications les plus étroites ; et pourtant, elle est aussi plus lisse. Plus pesante et plus légère. Certes, plus bleue aussi : car, d’habitude, elle est verte. Bon, bien sûr, que le phénomène soit le même partout, ni même visible de la même manière : sur la lagune, comme toujours, tout est visible et invisible, tout est clair et tout est filtré – ce qui nous permet de vivre. Dans les rii plus petits et sinueux, cela se remarque à peine ; de même dans les canaux les plus grands, trop agités par la circulation. Mais dans ceux de taille et de portée moyennes, il n’y a pas de doute : les profils des maisons se reflètent nettement dans l’eau, comme si les algues, la saleté, les moteurs, n’avaient jamais existé ; et durant ces derniers jours, on ne voit que des profils sur du bleu clair. Mais estce là un bon signe ? Je me le demande. En réalité, nous sommes dans un « faux printemps », printemps d’hiver : il fait presque aussi froid qu’en janvier, pourtant les couleurs sont différents. Le seul printemps vivable désormais à Venise, bref et âpre : il permet de comprendre ce que pourrait être le vrai, plus tard, alors que, sur la lagune, il 82


n’existe plus. Avril, comme de coutume, sera « algueux » – adjectif nouveau, horrible comme les algues nouvelles qui maintenant murissent. En mai, l’eau est remplie d’herbes décomposées, l’air empuanti, les couleurs altérées. Ces jours précieux ont quelque chose de l’été de la Saint-Martin en automne : ils font ressurgir les saisons perdues. Ou inventées. Une hypothèse de printemps, avec de brefs éclairs de chaleur, fuyants, à mi-journée. Un mensonge, avec un soupçon de peur, tandis que les soirs s’allongent, vers et frisquets, mais les équinoxes sont encore loin. Incertitudes, semble-t-il, que nous paierons plus tard, qui sait ce qui va arriver cette année, sur nos îles en décomposition. Pour l’instant, cette eau bleue et mobile est un bon signe. Elle indique que la lagune est vivante, oxygénée et habitée : aux plus petites variations du fond ou de la température, elle change de couleur et d’ « épaisseur » suivant une gamme jamais vue. En effet, nous sortons, au large : ici, si nous l’observons bien, l’eau est faite de minuscules suspensions ; comme si la main de Dieu, cette nuit, y avait répandu de la cendre. Dans les grandes étendues peu profondes, elle est encore pâle : il faudrait une autre tempête, pour que l’azur se répande comme il faut, mais il y a déjà autour des cercles bleus, presque noirs. Quand la mer sera courte, peut-être passera-t-elle franchement à un petit vert estival. Le vent est tombé, la voile faseye, elle ne se gonfle pas : c’est le moment – presque rien ne bouge – des confrontations avec les années passés. » Paolo Barbaro, Lunaisons vénitiennes, 1997.

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Venise festive et libertine

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Masques dans les vitrines proches de la place St Marc‌

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Venise galante « La galanterie est ici une telle épidémie qu’aucune dame n’échappe à la contagion. Aucune ne peut se rendre dans un lieu public sans être accompagnée d’un gentleman qu’on appelle à Venise un Cavaliere servante, et ailleurs en Italie un Cicisbeo. Ce « cavalier » est toujours le même… Après l’Opéra, ils se retirent dans la casine de la dame, où ils ont un tête à tête d’une heure ou deux ; puis, les visiteurs se joignent à eux pour le reste de la soirée ou de la nuit. Ils vont à la messe en rentrant chez eux. Une casine n’est autre qu’une petite chambre, proche de la place Saint-Parc, louée à l’année et dont le mari de la dame n’approche jamais. Mais celui-ci a sa revanche : il ne manque jamais d’être le Cavaliere servante d’une autre dame. Il serait parfaitement ridicule qu’il apparût dans un lieu public en compagnie de sa femme ».

Samuel Sharp, Letters from Italy, 1765-1766.

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« Laisse les filles et étudie les mathématiques… » J'entrai dans la chambre d’une courtisane comme dans le sanctuaire de l’amour et de la beauté ; j’en crus voir la divinité dans sa personne. Je n’aurais jamais cru que, sans respect et sans estime, on pût rien sentir de pareil à ce qu’elle me fit éprouver. A peine eus-je connu, dans les premières familiarités, le prix de ses charmes et de ses caresses, que, de peur d’en perdre le fruit d’avance, je voulus me hâter de le cueillir. Tout à coup, au lieu des flammes qui me dévoraient, je sens un froid mortel courir dans mes veines, les jambes me flageolent, et, prêt à me trouver mal, je m'assieds, et je pleure comme un enfant. Qui pourrait deviner la cause de mes larmes, et ce qui me passait par la tête en ce moment Je me disais : « Cet objet dont je dispose est le chef-d’œuvre de la nature et de l’amour ; l’esprit, le corps, tout en est parfait ; elle est aussi bonne et généreuse qu’elle est aimable et belle. Les grands, les princes devraient être ses esclaves ; les sceptres devraient être à ses pieds. Cependant la voilà, misérable coureuse, livrée au public ; un capitaine de vaisseau marchand dispose d’elle ; elle vient se jeter à ma tête, à moi qu’elle sait qui n’ai rien, à moi dont le mérite, qu’elle ne peut connaître, doit être nul à ses yeux. Il y a là quelque chose d’inconcevable. Ou mon cœur me trompe, fascine sens et me rend la dupe d’une indigne salope, ou il faut que quelque défaut secret que j'ignore détruise l’effet de ses charmes et la rende odieuse à ceux qui devraient se la disputer. » Je me mis à chercher ce défaut avec une contention d’esprit singulière, et il ne me vint pas même à l’esprit que la vérole pût y avoir part. La fraîcheur de ses chairs, l’éclat de son coloris, la blancheur de ses dents, la douceur de son haleine, l'air de propreté répandu sur toute sa personne, éloignaient de moi si parfaitement cette idée, qu’en doute encore sur mon état depuis la Padoana, je me faisais plutôt un scrupule de n’être pas assez sain pour elle, et je suis très persuadé qu’en cela ma confiance ne me trompait pas. Ces réflexions, si bien placées, m agitèrent au point d’en pleurer. Zulietta, pour qui cela faisait sûrement un spectacle tout nouveau dans la circonstance, fut un moment interdite. Mais ayant fait un tour de chambre et passé devant son miroir, elle comprit, et mes yeux lui confirmèrent que le dégoût n'avait point de part à ce rat1. Il ne lui fut pas difficile de m’en guérir et d’effacer cette petite honte. Mais, au moment que j’étais prêt à me pâmer sur une gorge qui semblait pour la première fois souffrir la douche et la main d’un homme. Je m’aperçus qu’elle avait un téton borgne. Je me frappe, j’examine, je crois voir que ce téton n’est pas conformé comme l'autre. Me voilà cherchant dans ma tête comment on peut avoir un téton borgne ; et, persuadé que cela tenait à quelque notable vice naturel, à force de tourner et retourner cette idée, je vis clair comme le jour que 87


dans la plus charmante personne dont je pusse me former l’image, je ne tenais dans mes bras qu’une espèce de monstre, le rebut de la nature, des hommes et de l’amour. Je poussai la stupidité jusqu’à lui parler de ce téton borgne. Elle prit d’abord la chose en plaisantant, et, dans son humeur folâtre, dit et fit des choses à me faire mourir d’amour. Mais gardant un fond d’inquiétude que je ne pus lui cacher, je la vis enfin rougir, se rajuster, se redresser, et, sans dire un seul mot, s’aller mettre à sa fenêtre. Je voulus m’y mettre à côté d’elle ; elle s’en ôta, fut s’asseoir sur un lit de repos, se leva le moment d’après, et se promenant par la chambre en s’éventant, me dit d’un ton froid et dédaigneux : « Zanetto, lascia le donne, e studia la matematica. » Rousseau, Les Confessions, 1782.

Hôtel de Hongrie, ancienne ambassade de France à Venise où Rousseau fut Secrétaire d’ambassade.

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Un carnaval « libertin » Casanova, très vite attiré par le beau sexe, profite de l’occasion d’un carnaval pour enlever, avec d’autres complices, une jeune beauté vénitienne… C’était un carnaval, minuit était sonné, nous étions huit, tous masqués rôdant par la ville pensant tous à nous faire honneur avec nos camarades par l’invention de quelque impertinence de nouvelle espèce. Passant par devant le magasin de la paroisse appelé la croix il nous vient envie d’aller boire. Nous entrons, nous rodons et nous ne voyons personne que trois hommes pacifiques dans une chambre qui buvaient avec une assez jolie femme. Notre chef, qui était un noble vénitien d’une famille Baldi nous dit que l’opération serait belle, et nouvelle ces pauvres buveurs séparément de la femme pour nous servir d’après d’elle à toute notre commodité. Il nous dit son projet en détail, nous l’approuvons, il nous concerte, et bien couverts de nos masques, sûr de n’être pas pour cela connu, il dit aux trois hommes surpris ces paroles : - Sous peine de la vie, et par ordre des chefs du Conseil des Dix venez d’abord avec nous, sans faire le moindre bruit ; et vous la bonne ne craignez rien. On vous conduira chez vous. A peine ces paroles prononcées deux de la bande prennent la femme qu’ils conduisent d’abord où notre chef lui avait dit d’aller nous attendre, et nous nous emparons des trois hommes tout tremblants qui pensent à tout hormis qu’à nous résister. Le garçon du magasin accourt pour être payé, et notre chef le paye lui imposant le silence, toujours sous peine de la vie. Nous conduisons ces trois hommes dans un grand bateau : notre chef monte en poupe, ordonnant au batelier de voguer à proue. Le batelier doit obéir sans savoir où il ira ; la route dépend du poupier. Aucun de nous ne savait où notre chef allait conduire ces pauvres diables. Il prend le chemin pour sortir du canal, il sort et il arrive dans un quart d’heure à Saint-George où il fait descendre les trois prisonniers, qui se trouvent heureux de se voir laissés là, car ils devaient craindre d’être assassinés. Après cela notre chef se trouvant fatigué fait monter en poupe le batelier, et lui ordonne de nous mettre à Saint-Geremie, où après l’avoir bien payé il le laisse dans son bateau. De Saint-Geremie nous allâmes à la petite place du ramier à Saint-Marcuola où mon frère avec un autre de notre bande nous attendaient dans un coin assis par terre avec la jolie femme qui pleurait. - Ne pleurez pas notre belle, lui dit notre chef, car on ne vous fera pas de mal. Nous allons boire un coup à Rialte, et après nous vous conduirons chez vous. 89


- Où est mon mari ? - Vous le verrez chez vous demain matin. Consolée par cette réponse, et soumise comme un mouton, elle vint avec nous à l’hôtellerie des « Deux Epées», où nous firent faire un bon feu dans une chambre en haut, et où, après avoir fait porter à boire et à manger, nous renvoyâmes le valet. Pour lors nous ôtâmes nos masques, et nous vîmes l’enlevée devenir tout humaine à la vue de nos figures et à la façon de nos procédés. Après l’avoir encouragée par des paroles et des verres de vin il lui arriva ce à quoi elle devait s’attendre. Notre chef, comme de raison, fut le premier à lui rendre ses devoirs amoureux après avoir vaincu avec beaucoup de politesse toute la répugnance qu’elle avait à lui être complaisante en présence de toute la bande. Elle prit le bon parti d’en rire et de se laisser faire. Mais je l’ai vue surprise, lorsque je me suis présenté pour être le second ; elle crut de devoir me marquer de la reconnaissance ; et lorsqu’elle vit après moi le troisième elle ne douta plus de son heureuse destinée qui lui promettait tous les membres de la société. Elle ne se trompa pas. Mon frère fut le seul qui fit semblant d’être malade. Il n’avait point d’autre parti à prendre, car la loi qui existait entre nous était irrévocable en ceci que chacun devait faire ce qu’un autre faisait. Après ce bel exploit, nous nous remasquâmes, nous payâmes l’hôte et nous conduisîmes cette heureuse femme à Saint-Job où elle demeurait, ne la laissant que lorsque nous la vîmes ouvrir sa porte. Nous dûmes rire tous de ce qu’elle nous remercia de la plus vraie et de la meilleure foi du monde. Après cela nous nous débandâmes pour aller tous chez nous. Ce ne fut que le surlendemain que cette aventure commença à faire du bruit. Le mari de cette jeune femme était un tisserand comme ses deux autres mis. Il s’unit à eux et il présenta aux chefs du Conseil des Dix une plainte dans laquelle il leur communiquait le fait dans la pure vérité, dont l’atrocité était cependant diminuée par une circonstance qui dut faire rire les trois juges, comme elle a fait rire toute la ville. L’écriture disait que les huit masques n’avaient maltraité d’aucune façon la femme. Les deux masques qui l’avaient enlevée l’avaient conduite dans la telle place où une heure après les six autres étant arrivés, ils étaient allés aux « Epées » où ils avaient passé une heure à boire. Ils l’avaient après conduite chez elle la priant d’excuser s’ils avaient voulu jouer un tour à son mari. Les trois tisserands n’avaient pu partir de l’île de Saint-Georges qu’à la pointe du jour, et le mari retournant chez lui avait trouvé sa femme dans son lit dormant profondément, qui à son réveil lui avait conté tout le fait. Elle ne se plaignait que de la grande peur qu’elle avait eue, et sur cela elle demandait 90


justice et punition exemplaire. Tout était comique dans cette plainte, car le mari disait que huit masques ne les auraient pas trouvés si faciles si leur chef n’avait pas prononcé le respectable nom du tribunal. Cette plainte fit trois effets. Le premier fut de faire rire toute la ville. Le second, de faire aller tous les oisifs à Saint-Job pour entendre l’héroïne même conter l’histoire. Le troisième de faire sortir du tribunal une sentence qui promettait cinq cents ducats à celui qui découvrirait les coupables, fût-ce quelqu’un même d’entre eux excepté le chef. Cette taille nous aurait fait trembler, si notre chef, qui seul était d’un caractère à pouvoir devenir délateur, n’avait été noble vénitien. Cette qualité de notre chef me rendait sûr que quand même quelqu’un de nous aurait été capable d’aller déclarer le fail pour gagner les cinq cents ducats le tribunal n’aurait rien fait, puisqu’il aurait été obligé de punir un patricien. Ce traître ne se trouva pas parmi nous, malgré que nous fussions tous pauvres. Mais nous fûmes si épouvantés que nous devînmes tous sages, et nos courses nocturnes finirent. Casanova, Histoire de ma vie, 1789.

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Venise, « contrada piccola, gran bordel »

Elles composent un corps vraiment respectable par les bons procédés. Il ne faut pas croire encore, comme on le dit, que le nombre en soi si grand que l’on en marche dessus ; cela n’a lieu que pendant le temps de Carnaval ; où l’on trouve sous les arcades des Procuraties autant de femmes couchées que debout ; hors de là, leur nombre ne s’étend pas à plus du double de ce qu’il y en a à Paris ; mais aussi elles sont fort employées. Tous les jours régulièrement, à vingt-quatre ou vingt-quatre heures et demie au plus tard, toutes sont occupées. Tant pis pour ceux qui viennent trop tard. A la différence de celles de Paris, toutes sont d’une douceur d’esprit et d’une politesse charmantes. Qui que vous leur demandiez, leur réponse est toujours : « Sarà servito, sono a suoi commandi » (car il est de la civilité de ne parler jamais aux gens qu’à la troisième personne). A la vérité, vu la réputation dont elles jouissent, les demandes qu’on leur fait ordinairement sont fort honorées ; cependant il s’en trouve de si jolies et auxquelles il faudrait être si indécent pour ne pas se fier lorsqu’elles répondent des conséquences « per la beatissima Madonna di Loreto ». Charles de Brosses, Lettres familières d’Italie, 1858.

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Palais Labia, de jour comme de nuit, où eut lieu le « bal du siècle ».

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Le Bal du siècle En 1951, alors que l’Italie se remet difficilement de la fin de la Guerre, un extravagant d’origine hispanique, aux moyens financiers quasi illimités, Carlos de Beistegui, décide de proposer son propre « plan Marshall ». Celui-ci consiste en un bal vénitien d’une ampleur et d’un faste inouïs impliquant sommités politiques, artistiques et mondaines de l’époque mais aussi les Vénitiens, pour relancer un certain art de vivre. Morand assiste à ce bal mais avec le recul du temps, il saisit tout ce qu’a de vain cette entreprise. Une fête européenne, aujourd'hui vieille de vingt ans... Un homme de goût précipitait dans le Cannaregio son bonheur de vivre. Louis II de Bavière ne s’était-il pas noyé dans deux pieds d’eau? Il serait ridicule de parler de cette dernière soirée comme une fillette de son premier bal, mais dès l’arrivée je savais que je venais faire mes adieux à un monde ; ermite par nécessité, seul depuis onze années, du haut de mes glaciers je tombais tout à coup dans une échauffourée de plaisir, dans un glas de l’imaginaire. Un bal? Un bal en Italie, comme dans Stendhal! Sur la place Saint-Marc, c’était ce que Montaigne vénitien nomme « la presse des peuples étrangers. II n’était question que de coiffeurs ou de maquilleuses ayant raté le train ou l’avion, « d’entrées » compromises par des défections de dernière heure — la politique locale, la presse américaine, le puritanisme gauchiste et le ressentiment des exclus s’en mêlant. A la terrasse du Florian, plus bourrée de plumes de pigeon qu’un édredon, Churchill, la boîte à couleurs en bandoulière, mettait ses doigts en V, mais n’intéressait plus personne : V., ce jour-là, ne signifiait que Venise. Inconscience ou défi, il était satisfaisant de penser qu’un grand amateur tenait tête, pour la seule satisfaction de réanimer Venise, de faire sortir de leurs cadres ces personnages des grands et des petits maîtres qui s’assommaient sur les toiles peintes de musées, les déesses captives dans la trame des gobelins; d’autres auraient pu le faire, lui seul osait; dans un monde de froussards, un Caballero. En route, j’admirais une Venise enflammée de rouge et de safran, qui rappelait ces rascasses de roche, au groin monstrueux émergeant d’une platée de bouillabaisse. Nous voulions être des premiers, afin de voir sans être vus. Le concierge examina nos cartons d’invitation avec autant de soin qu’un caissier regarde les grosses coupures, tant circulaient en ville de fausses entrées. Trop tôt. B. n’était pas encore habillé; il nous reçut avec humeur, la sueur au front, en chemise, n’ayant pas encore revêtu son costume de Cagliostro, tout occupé de costumer son palais. Accoudé au balcon principal où festonnaient des girandoles, je dominais les spectateurs aplatis sur les quais étroits, accrochés aux corniches, le long des mai94


sons. Le Labia n’était séparé du Grand Canal que par l’église Saint-Jérémie, éclairée de biais comme un portant de théâtre. Aux fenêtres voisines, louées à prix d’or, les têtes penchées sur le vide se superposaient par étages. Tout ce que Venise peut contenir d’embarcations venait s’étrangler au carrefour des deux plus grands canaux de la ville. Aux fenêtres du palais, des tapisseries tiraient la langue, des aubussons descendaient les marches, venaient tremper dans le canal. Dans la fumée des échappements, du tabac, des rôtisseries en plein vent, des torches, les projecteurs fonçaient droit sur les premières entrées. « Miracolo vivente di sogno e poesia ! » s’écrie une marchande de mouchoirs imprimés, qui, dans un parasol ouvert, débite des lions de saint Marc, une patte sur l’Evangile. Aux illusions d’une fête la Venise de ce soir-là ajoutait son irréalité ; les « entrées » surgissaient du noir dans le falso giorno d’une cité par elle-même tout artifice. Des phares cachés aux angles se promenaient sur la chenille processionnaire. Le thème du spectacle : Marco Polo, enfant prodigue, rentrait chez lui, ramenant sur l’Adriatique des Chinois Chippendale ou des Turcs de Liotard. Les objectifs de tous les photographes de la presse mondiale tournaient leur ?il luisant sur les premiers rôles. Entre deux magots flanqués d’une cour mandarine, sur des jonques de Tartarie plus dorées que le Bucentaure, se faisait caresser de lumière un Catalan aux moustaches cirées. Des géants suivaient, damasquinés d’argent. Surgissaient, derrière, des goyescas, dont les rôles étaient tenus par les descendants des modèle Goya, ovationnés depuis les boutiques jusqu’aux toits. Le ruisseau de feu que descendaient ces reposoirs flottants conduisait vers l’entrée du Cannaregio, ou les cortégants prenaient pied sur une Savonnerie trempant dans le canal noir ; les femmes retrouvaient le sol, avec l’aide de portiers mores qui rectifiaient leur équilibre fragile, entre deux rangs de galériens jaunes, rames dressées, au débarquer. Des lustres de Murano, parés de vraies fleurs, délicats comme ces fabriques de sucre filé qui ornaient les festins vénitiens de la Renaissance, éclairaient la cour intérieure; là s'affairaient déjà des tableaux vivants reproduisant les tapisseries de Beauvais pendues aux murs, les fameuses Parties du monde. Sans souci du lendemain, l’Europe du plaisir, l’Asie du pétrole, l’Amérique de l’ennui, les rois de Candide, la société des jets, les océans des armateurs continuaient de défiler devant l’église du coin, où saint Jérémie retenait mal ses lamentations : « Vous marchez droit vers le cimetière »..., criait-il.

Paul Morand, Venises, 1971.

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Moderne carnaval Paolo Barbaro plonge le lecteur, en ce mois de février, dans l’univers du carnaval, propre à la ville de Venise. Le narrateur se montre, dans son rapport aux autres, et illustre sa vision de l’évènement, son ressenti. Mais avant, il nous évoque la Mort dans son ensemble, il lui parle, la personnifie. Elle vient, elle repart, s’enfuit mais est présente à Venise. Février, Fondaco dei Trucchi. « Bateau sous la pluie, vers le soir : gens ensommeillés, abattus par le mauvais temps, par les désastres, par la marée de cette nuit – le froid ne lâche pas prise. Quelqu’un ouvre la porte, les dormeurs frémissent : un rictus effroyable, c’est elle, c’est la Mort. Elle siffle le nom d’un arrêt à nos oreilles, elle nous rit au visage, nous lorgne l’un après l’autre. Elle disparaît. J’aurais envie de lui lancer tout ce que j’ai sous la main, mais ce n’est pas grand-chose : la serviette pour le bureau, un reste de sandwich. Deux endormis, contents d’être réveillés : à voir ce bel arrière-train, on apprécie même la mort. Arrêts suivants, et elle surgit à nouveau. Des flancs ronds, un crâne maigre, cruel : un bel ensemble qui laisse baba les enthousiastes. « Ca’ di Dio », « Accademia », « Rialto »… Le bateau se vide : « Et toi ? me demande-t-elle. – Moi, dis-je, je file chez moi, j’ai turbiné toute la journée. – Non, non, elle me scrute, ici, il faut serrer les dents : c’est Carnaval. » Elle reprend d’une voix amicale : « Même les années de guerre avec les Turcs, des carnavals splendides, fous. » Je soupire : « Autres époques. – Mais maintenant, souffle-t-elle, nous n’avons plus d’autre moment. » Je la regarde, elle ouvre son manteau, cherche quelque chose dans son sac… Un éclair : je me retrouve avec des poils de barbe violets collés au menton, des rides orange sur le front, un colback vert sur la tête. Ce n’est pas tout : une belle paire de petites lunettes sur le nez. Je demande : « Et maintenant, qui suis-je ? » Elle rit : « Milan Kundera, l’écrivain que tu voulais être, le succès international… Tu es une imitation, ricane-t-elle, tu n’as pas de légèreté. Regarde, là, au contraire, sur la rive. » Elle a raison, les voici, merveilleusement légers : ils débouchent des calli, ils volent sur les ponts, se dressent sur le canal où vient de passer la marée : anges, danseuses, Rambos, rois mages, Duran Duran, Turcs, Allemands, figurants, petits masques, abstraits, concrets et ridicules, pâles et doux. Selon moi, le carnaval habituel. « Non, ce n’est pas le même, reprend le crâne, cette année, si tu es jeune, pluie ou pas, tu es condamné à courir, d’esplanades en 96


petites places, sans jamais t’arrêter ; au contraire, si tu n’es plus jeune… on verra, tu sauras bien me dire. » Et elle disparaît dans le groupe, au milieu des anges. Je reste là sur la rive, je ne sais plus si je suis jeune ou vieux ; entraîné par des essaims d’insectes géants, puis par des troupeaux de dromadaires affolés. Me vient à l’esprit – la Mort a raison – que cette année, le centre de Venise, la place Saint-Marc et ses environs, sont occupés par de nouvelles illusions : cafés orientaux et occidentaux, reconstructions et mises en scène, tentures et estrades, un peu à cause du froid, un peu pour faire spectaculaire. Agencement pour les riches, ou plutôt pour les vieux riches, et vive le tourisme doré. Les autres, les pauvres et les jeunes, sont errants ; pas de place, pas d’encrage. Sous la pluie glacée, je lis les affiches sur les murs : elles énumèrent toute une liste « d’espaces alternatifs » pour les jeunes et autres. Mais elles ne disent pas ce qui est important : que la grande place, paradis perdu, leur est interdite. » Paolo Barbaro, Lunaisons vénitiennes, 1997.

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VIII Venise Etat policier

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Pont des Soupirs. 99


Une fuite avortée Après un travail de fourmis, Casanova est parvenu à percer un trou dans le mur de sa cellule, qui va bientôt lui permettre de s’enfuir. C’est alors qu’un geôlier vient l’avertir d’une « bonne nouvelle » … J'ai fixé le moment de mon évasion dans la nuit précédant la fête de saint Augustin, non pas tant parce qu'il y avait déjà plus de quatre semaines que je l'avais fait mon protecteur, comme parce que je savais que dans cette fête-là le Grand Conseil s'assemblait, et que par conséquent il n'y aurait pas de monde à la boussole contiguë à la chambre par laquelle je devais nécessairement passer en me sauvant. J'ai donc fixé de sortir dans la nuit du vingt-sept. La journée du vingt-cinq, à midi, il m'arriva ce qui me fait frissonner encore dans ce moment où je vais l'écrire. À midi précis j'ai entendu le glapissement des verrous : j'ai cru de mourir. Un violent battement de cœur, qui frappait plus de six pouces plus bas que sa région, me fit craindre mon dernier moment : je me suis jeté éperdu sur mon fauteuil. Laurent en entrant me dit, mettant la tête à la grille, et avec un ton de jouissance : Je viens, Monsieur, vous porter une bonne nouvelle, dont je vous félicite. J'ai d'abord cru que c'était celle de ma liberté, car je n'en connaissais pas d'autre qui pût être bonne ; et je me voyais perdu : la découverte du trou aurait fait révoquer ma grâce. Laurent entre et me dit d'aller avec lui ; je lui réponds d'attendre que je m'habille : N'importe, me dit-il, puisque vous ne faites que passer de ce vilain cachot à un autre clair et tout neuf où par deux fenêtres vous verrez la moitié de Venise, où vous pourrez vous tenir debout, où... Mais je n'en pouvais plus, je mourais ; je le lui ai dit. J'ai demandé du vinaigre en le priant d'aller dire à M. le Secrétaire que je remerciais le tribunal de cette grâce, en le suppliant au nom de Dieu de me laisser là. Laurent me dit avec un grand éclat de rire que j'étais fou : que le cachot où j'étais s'appelait l'enfer, et que celui où il avait ordre de me mettre était délicieux. Allons, allons, ajouta-t-il, il faut obéir, levez-vous. Je vous donnerai le bras, et je vous ferai d'abord porter toutes vos hardes, et tous vos livres. Etonné et en devoir de ne plus répliquer le moindre mot je suis sorti, et j'ai dans l'instant ressenti un petit soulagement en l'entendant ordonner à un des siens de le suivre avec mon fauteuil. Mon esponton était caché dans sa paille : c'était toujours quelque chose. J'aurais voulu me voir suivi par le beau trou que j'avais fait avec tant de peine, mais c'était impossible : mon corps allait, mais mon âme restait là.

Casanova, Histoire de ma vie, 1789. 100


Enfin la liberté… Casanova, au terme d’un parcours éprouvant et en passant par les toits, réussit à quitter la prison du Palais des Doges, mais il lui reste à quitter le palais lui-même pour recouvrer pleinement la liberté… L’affaire importante qui m’occupa d’abord fut celle de me changer de tout. Le père Balbi avait l’air d’un paysan, mais il était intact : on ne le voyait ni en lambeaux ni en sang : son gilet de flanelle rouge, et ses culottes de peau violette n’étaient pas déchirés. Mais ma personne faisait pitié, et horreur. J’étais tout déchiré et tout en sang. Ayant arraché mes bas de soie de deux plaies que j’avais à chaque genou, elles saignaient. La gouttière et les plaques de plomb m’avaient mis dans cet état. Le trou de la porte de la chancellerie m’avait déchiré le gilet, chemise, culottes, hanches et cuisses ; j’avais partout des écorchures effrayantes. J’ai déchiré des mouchoirs, et je me suis fait des bandages comme j’ai pu en les liant avec de la ficelle, dont j’avais un peloton dans ma poche. J’ai mis mon joli habit qui dans ce jour-là assez froid devenait comique ; j’ai arrangé comme j’ai pu mes cheveux que j’ai mis dans la bourse ; j’ai mis des bas blancs, une chemise à dentelle, n’en ayant pas d’autres et deux autres chemises, des mouchoirs, et des bas dans mes poches, et j’ai jeté derrière un fauteuil mes culottes et ma chemise déchirée et tout le reste. J’ai mis mon beau manteau sur les épaules du moine qui lui donnait l’air de l’avoir volé. J’avais l’apparence d’un homme qui après avoir été au bal, avait été dans un lieu de débauche où on l’avait échevelé. Les bandages qu’on voyait à mes genoux étaient ce qui gâchait toute l’élégance de mon personnage. Ainsi paré mon beau chapeau à point d’Espagne d’or et à plumet blanc sur la tête, j’ai ouvert une fenêtre. Ma figure fut d’abord remarquée par des fainéants qui étaient dans la cour du palais, qui ne comprenant pas comment quelqu’un fait comme moi pouvait se de si bonne heure à cette fenêtre allèrent avertir celui qui avait la clef de ce lieu. L’homme crut qu’il pouvait y avoir enfermé quelqu’un la veille sans s’en apercevoir, et étant allé prendre ses clefs il vint. Je n’ai su cela qu’à Paris cinq ou six mois après. Fâché de m’être fait avoir à la fenêtre je m’étais assis près du moine qui me disait des impertinences, lorsque j’ai entendu un bruit de clefs, et de quelqu’un qui montait l’escalier royal. Tout ému je me lève, je regarde par une fente de la grande porte, et je vois un homme seul, en perruque et sans chapeau, qui montait à son aise tenant entre ses mains un clavier. J’ai dit au moine du ton le plus sérieux de ne pas ouvrir la bouche, et de se tenir derrière moi, et de suivre mes 101


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pas. J’ai empoigné mon esponton, le tenant caché sous mon habit, et je me suis posté à l’endroit de la porte où d’abord ouverte j’aurais pu prendre l’éclairer. J’envoyais des vœux à Dieu pour obtenir que cet homme ne fît aucune résistance, car dans le cas contraire je me voyais en devoir de l’égorger. J’y étais déterminé. D’abord que la porte fut ouverte je l’ai vu à mon aspect comme pétrifié. Sans m’arrêter et sans lui dire le moindre mot, je suis descendu avec la plus grande célébrité suivi par le moine. Sans aller lentement, sans courir, j’ai pris le magnifique escalier qu’on appelle des Géants, méprisant la voix du père Balbi qui me suivait ne cessait de me dire, et de me répéter : Allons dans l’église. La porte de l’église était à main droite vingt pas loin de l’escalier. Les églises de Venise ne jouissent de la moindre immunité pour assurer un coupable quelconque, soit pour le criminel, soit pour le civil, aussi n’y a-t-il plus personne qui aille s’y retirer pour mettre un obstacle aux archers qui auraient ordre de se saisir d’elle. Le moine savait cela ; mais cela n’avait pas la force d’éloigner de son esprit cette tentation. Il me dit après que ce qui le poussait à recourir à l’autel était un sentiment de religion que je devais respecter. Pourquoi n’y êtes-vous pas allé tout seul ? Parce que je n’ai pas eu le cœur de vous abandonner. L’immunité que je cherchais était au-delà des confins de la Sérénissime République ; je commençais déjà dans ce moment-là à m’y acheminer ; j’y étais avec mon esprit ; il fallait y transporter mon corps. Je fus tout droit à la porte de la Carte qui est la royale du palais ducal ; et sans regarder personne (moyen d’être moins regardé) j’ai traversé la piazzetta, je suis allée au rivage, et je suis entré dans la première que j’ai trouvée là en disant tout haut au gondolier qui était sur la poupe : Je veux aller à Fusina, appelle vite un autre homme. L’autre homme entra d’abord ; je ne jette nonchalamment sur le coussin du milieu, le moine se met sur la banquette, et la gondole se détache d’abord du rivage. La figure de ce moine sans chapeau avec mon manteau contribua beaucoup à me faire croire un charlatan ou un astrologue. A peine doublée la Douane, mes gondoliers commencèrent à fendre avec vigueur les eaux du grand canal de la Giudecca par lequel il faut passer tant pour aller à Fusine comme pour aller à Mestre, où effectivement je voulais aller. Lorsque je me suis vu à la moitié du canal j’ai mis la tête dehors, et j’ai dit au barcarol de poupe : Crois-tu que nous serons à Mestre avant quatorze heures ? 102


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Vous m’avez dit d’aller à Futsina. Tu es fou ; je t’ai dit à Mestre. L’autre barcarol me dit que j’avais tort, et le père Balbi bon chrétien ; zélé pour la vérité, me dit aussi que j’avais tort. Je donne alors un éclat de rire, convenant que je pouvais m’être trompé mais que mon intention était d’ordonner à Mestre. On ne réplique pas. Mon gondolier me dit qu’il est prêt à me conduire en Angleterre. Nous serons à Mestre, me dit-il, dans trois quarts d’heure, car nous allons à seconde d’eau et de vent. J’ai alors regardé derrière moi tout le beau canal, et ne voyant pas un seul bateau, admirant la plus belle journée qu’on pût souhaiter, les premiers rayons d’un superbe soleil qui sortait de l’horizon, les deux jeunes barcarols qui ramaient à vogue forcée et réfléchissaient en même temps à la cruelle nuit que j’avais passé, à l’endroit où j’étais dans la journée précédente, et à toutes les combinaisons qui me furent favorables, le sentiment s’est emparé de mon âme, qui s’éleva à Dieu miséricordieux, secouant les ressorts de ma reconnaissance, n’attendrissant avec une force extraordinaire, et tellement que mes armes s’ouvrirent soudain le chemin le plus ample pour soulager mon cœur, que la joie excessive étouffait ; je sanglotais, je pleurais comme un enfant qu’on mène par force à l’école. Casanova, Histoire de ma vie, 1789.

Escalier des Géants par lequel Casanova s’enfuit du Palais des Doges. 103


L'inquisition d'État : une justice implacable Dans ce texte, Pierre Daru, officier de l’armée napoléonienne puis ministre, décrit l’inquisition d’Etat, l’une des plus hautes magistratures de la République de Venise. Ils étaient au nombre de trois, deux pris parmi les membres du Conseil des Dix, et un parmi les conseillers du doge. Les deux inquisiteurs noirs exerçaient ces fonctions pendant un an, l'inquisiteur rouge, pendant huit mois, qui étaient la durée de ses fonctions de conseiller. C'était le conseil de dix qui en faisait le choix. On savait que cette terrible magistrature existait, sans savoir où elle siégeait ; car elle pouvait partout exercer sa juridiction. On lisait des sentences ; elles étaient signé d'un secrétaire. On voyait des exécutions, elles avaient été ordonnées par des une justice invisible. On se sentait exposé à tout moment dans les relations de la société, dans les épanchements de l'amitié, dans le tumulte des plaisirs, à se trouver en présence de ces hommes redoutables, qui ne dépouillaient jamais leur caractère de juges. Comme les anciens éphores, en sortant de charges ils ne pouvaient de deux ans briguer aucun emploi important. Ici toute formalité cessait ; les inquisiteurs n'étaient assujettis à aucune règle qu'à celle de l'unanimité exigée dans leurs sentences. Du reste, le lieu de leur séances, les moyens d'investigation, l'appréciation des preuves, la torture pour arracher les aveux, le choix des peines le mystère ou la publicité de la sentence et du supplice, les formes d'une procédure qui ne laissait point de traces, tout était abandonné à la conscience des juges. Il est bien probable qu'ils ne se faisaient pas un jeu cruel d'en abuser ; mais il ne l'est pas moins que l'abus était inévitable, et quand on s'environne de tant de mystères pour se faire craindre, il faut bien s'attendre à être calomnié. Il est certain d'ailleurs qu'ils ont sacrifié plus d'une fois à leur simple soupçons, même seulement à leur crainte. Par exemple, Machiavel raconte qu'au retour d'une escadre vénitienne il s'éleva une rixe entre le peuple et les équipages. Tout ce que les chefs militaires, les magistrats purent faire, pour empêcher l'effusion du sang, fut inutile ; on se battait avec fureur, lorsqu'un officier qui avait commandé antérieurement, et pour qui les gens de la mer avaient beaucoup de vénération, se présenta au milieu du tumulte, et parvint à le faire cesser. Le crédit dont il venait de recevoir un si éclatant témoignage devint un sujet d'alarme : quelque temps après on le fit enlever et mourir en prison. Depuis la dernière tête de l'État jusqu'à celle qui portait la couronne ducale, tout était soumis non seulement au despotisme de ce tribunal mais à sa 104


surveillance continuel et à ses réprimandes, toujours effrayantes. Le seul privilège du doge consistait à ne point comparaître devant les triumvirs, mais à recevoir des réprimandes chez lui, et à y garder les arrêts qu'ils lui infligeaient quelquefois. Les particuliers mandé devant l'inquisition ne voyaient point leurs juges ; c'était de la bouche d'un secrétaire qu'il recevaient la réprimande qui leur était adressée ; et cette admonition était quelquefois si sévère, que celui qui l'avait subie tombait sans connaissance, et qu'il fallait l'emporter. L'arrestation était arbitraire, la détention illimité, la dénonciation inconnue, la procédure mystérieuse ; l'élargissement même avait quelque chose de menaçant et de farouche. Que fais-tu là ? Va t'en ; c'était par cette brusque formule que les juges ne l'avaient pas trouvé coupable. Pour que rien ne pût échapper à ce redoutable tribunal, pour qu'il pût exercer ses rigueur sur l'un de ses propres membres, on nommait dans le Conseil des Dix un inquisiteur suppléant, que deux des inquisiteurs en charge pouvaient appeler pour concourir avec eux au jugement de leur troisième collègue. Il n'y avait chambre si secrète dans l'appartement intérieur du doge même où les inquisiteurs ne pussent pénétrer à toute heure du jour et de la nuit. Il n'y avait société si élevé dans laquelle ils n'eussent des émissaires, et depuis les bouches de bronze, qui recevaient au coin des rues les avis des dénonciateurs sans preuves et sans courage, jusqu'au palais des grands et des ambassadeurs, tout semblait leur redire ce que faisait, et ce que disait, ce que pensait l'homme de marque, et le plus obscure citoyen. Tout servait le triumvirs, non seulement sans répugnance, mais avec fidélité, avec fanatisme, leurs ordres étaient obligatoires pour tous les fonctionnaires, et ces ordres, qui n'étaient la plupart du temps que des billets obscurs, en quelques lignes, jamais signés, mais écrits seulement de la main d'un secrétaire, qui mettait au bas le noms d'un membre du tribunal ; ces ordres, qu'on ne laissait point garder à ceux qui les avaient reçus, dont il était même défendu de conserver copie, prévalaient sur toutes les instructions qu'un fonctionnaire pouvait avoir de ses chefs naturels, même sur ses devoirs. Pierre Daru, Histoire de la république de Venise, 1819-1822.

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Le pont des Soupirs Beaucoup de touristes, pour qui Venise est la ville du romantisme par excellence, pensent que le Pont des Soupirs est un équivalent vénitien du balcon de Juliette à Vérone et que les soupirs qu’on y pousse sont ceux d’un cœur éprouvé… Couvert et grillagé, son aspect révèle sa réelle fonction : celle d’assurer un passage discret et sécurisé du Palais des Doges, lieu d’interrogatoire et de justice…à la prison d’Etat. Le pont des Soupirs joint le palais ducal aux prisons de la ville ; il est divisé en deux parties dans la longueur : par un des côtés entraient les prisonniers ordinaires ; par l'autre les prisonniers d'Etat se rendaient au tribunal des Inquisiteurs ou des Dix. Ce pont est élégant à l'extérieur, et la façade de la prison est admirée : on ne se peut passer de beauté à Venise, même pour la tyrannie et le malheur ! Des pigeons font leur nid dans les fenêtres de la geôle ; de petites colombes, couvertes de duvet, agitent leurs ailes et gémissent aux grilles, en attendant leur mère. On encloîtrait autrefois d'innocentes créatures presque au sortir du berceau, leurs parents ne les apercevaient plus qu'à travers les barreaux du parloir ou les guichets de la porte.

Chateaubriand, Mémoires d’Outre tombe, 1848.

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La justice vénitienne Le cardinal de Bernis est un personnage comme le XVIIIe siècle se plaisait à en produire : Prince de l’Eglise et serviteur de l’Etat, Ecclésiastique et libertin, homme d’Ancien régime mais goûtant le commerce des Lumières. Nommé ambassadeur à Venise en 1752, il donne le change à l’insignifiance du poste par la magnificence de ses réceptions. Il y rencontrera Casanova et ils deviendront compagnons de plaisirs… Bernis lui rendra la pareille quand le célèbre séducteur en fuite, trouvera un exil provisoire en France.

Je n’ai cessé d’admirer que Venise, placée entre dix Etats différents, sans portes ni murailles, où l’on ne voit jamais ni gardes ni soldats, qui est le réceptacle de tous les malfaiteurs des environs, où l’on ne fait presque jamais d’exécution publique, était cependant la ville d’Italie où il y eut le moins d’assassinats et de vols. J’ai vu le lundi gras, dans la place Saint-Marc, plus de quarante mille personnes rassemblées ; on aurait entendu volée une mouche pendant les spectacles que l’on donne au peuple ; il ne s’y perd pas un mouchoir, et cependant on ne voit ni huissier ni archers pour contenir la populace : la raison de l’ordre qui règne à Venise est la certitude que l’on a que le gouvernement est instruit de tout, et que les inquisiteurs d’Etat font mourir sans formalités ceux qui troublent l’ordre publique : la crainte des exécutions secrètes en impose plus aux hommes que la crainte des supplices publiques. ( …) J’ai eu encore le secret de me faire confier la relation qu’un autre conspirateur qu’on dit avoir été empoisonné par les Vénitiens : c’était le comte de Torre, ambassadeur de la Cour de Vienne. Cette pièce est fort curieuse. Dans les affaires qui intéressent la conversation de l’Etat, les maximes des Vénitiens sont très sévères, on pourrait même dire cruelles. Les crimes qui ne font tort qu’aux particuliers sont mollement recherchés et rarement punis, pour peu que la protection s’en mêle ; mais le simple soupçon en matière d’Etat est puni par une mort prompte et presque toujours secrète. Au premier coup d’oeil, cela parait injuste ; mais quand on considère que la République, malgré la jalousie qu’elle a donnée pendant longtemps aux grandes puissances, et malgré la faiblesse où elle est réduite depuis la perte de son commerce, se soutient avec honneur parmi les couronnes depuis près de treize siècles, que le peuple y est heureux, ou du moins qu’il croit l’être, on est forcé d’applaudir à la sagesse des lois et des maximes qui ont perpétué un gouvernement si singulier. Cardinal de Bernis, Mémoires, 1878. 107


IX Les fins de Venise ?

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Mort à Venise Barrès, aujourd’hui très décrié, fut une des autorités intellectuelles et morales de la France de la fin du XIXe siècle et du XXe commençant. Auteur très autocentré, affirmant que notre premier devoir est de défendre notre moi contre les Barbares, il trouva naturellement un terrain d’élection dans la Sérénissime. Ce faisant, celle-ci, lui sert largement de motif pour exprimer toute sorte de regret et de mélancolie. Il participa ainsi à donner de Venise cette image de cité de la déréliction. Avec ses palais d'Orient, ses vastes décors lumineux, ses ruelles, ses places, ses traghets qui surprennent, avec ses poteaux d'amarre, ses dômes, ses mâts tendus vers les cieux, avec ses navires aux quais, Venise chante à l'Adriatique qui la baise d'un flot débile un éternel opéra. Désespoir d'une beauté qui s'en va vers la mort. Est-ce le chant d'une vieille corruptrice ou d'une vierge sacrifiée ? [...] A chacune de mes visites, j'ai mieux compris, subi la domination d'une ville qui fait sa splendeur, comme une fusée au bout de sa course, des forces qu'elle laisse retomber. En même temps qu'une magnificence écroulée, Venise me parait ma jeunesse écoulée: ses influences sont à la racine d'un grand nombre de mes sentiments. Depuis un siècle elle n'a plus vécu qu'en une dizaine de rêveurs qui firent ma nourriture. Putridini dixi: pater meus es; mater mea et soror ma vermibus. "J'ai dit à ce sépulcre qu'il est mon père; au ver, vous êtes ma mère et ma soeur." Barrès, La Mort de Venise, 1903.

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Venise noyée Parfois Je cherche à me faire saigner, en m'imaginant que Venise meurt avant moi, qu’elle s’engloutit, n’ayant finalement rien exprimé, sur l’eau, de sa figure. S’enfonçant, non pas dans des abîmes, mais de quelques pieds sous la surface; émergeraient ses cheminées coniques, ses miradors, où les pêcheurs jetteraient leur ligne, son campanile, refuge des derniers chats de Saint-Marc. Des vafioretti penchés sous le poids des visiteurs sonderaient la surface où se délaie la fange du passé; des touristes se montreraient du doigt l’or de quelque mosaïque, entre cinq ballons de water-polo flottants : les dômes de Saint-Marc; la Salute servirait de bouée aux cargos au-dessus du Grand Canal des bulles monteraient, dégagées par les hommes- grenouilles cherchant à tâtons les bijoux des Américaines dans les coffres d’un Grand Hôtel immergé. « Quelle prophétie a jamais détourné un peuple du péché? » dit Jérémie. Venise se noie; c’est peut-être ce qui pouvait lui arriver de plus beau? Paul Morand, Venises, 1971.

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Venise, ville bibelot ? Qui sait qu’Emile Zola était un vrai vénitien d’origine ? C’est fort de cette « connaissance du terrain » qu’il livre son sentiment critique sur la ville. Il s’y rendit en 1896, descendant au Danieli et participant, lui aussi, à la légende artistique de ce palace. Venise. – Ce qui a fait se force, son isolement au milieu du flot, fait aujourd’hui sa faiblesse et sa mort. Aucune résurrection possible. C’est une ville bibelot, une ville curiosité qu’il faudrait mette sous verre. Elle sent elle-même sa fin, et elle ne veut pas qu’on la modernise, car ce serait la tuer plus vite. Les propriétaires de palais ne réparent rien, jettent les haut cris quand on parle de remettre les pierres qui tombent : cela détruit la patine, il ne faut toucher à rien, parce qu’on abîmerait le bibelot. Il faut dire que Venise sent parfaitement qu’on vient la voir pour sa seule curiosité : elle ne vit plus que pour l’étranger et ce serait le mécontenter, l’éloigner, que de lui abîmer son bibelot. – Les palais du Grand Canal tombent en ruine. – La merveilleuse, c’est la place Saint-Marc, avec l’église Saint-Marc, le plais ducal, le campanile, la place elle-même. Puis, partout, des coins charmants, le long des canaux, le long des rues. Dans la Merceria, déjà l’Orient, avec les rues si étroites. – Mais la sensation d’étouffement, le sentiment qu’on est dans une île et qu’une promenade à pied, une promenade en voiture ne sont pas possibles. On étouffe. Jamais le printemps ou l’automne dans un point ; jamais un chemin creux, un sentier entre des haies, une route blanche parmi les blés. – C’est bon pour un repos après une grande douleur. Il faut y laisser bercer sa vie. Pour un long travail aussi. La ville du silence. Beaucoup de commérages sans doute. On refait le lendemain ce qu’on a fait la veille. Toujours la place Saint-Marc et ses pigeons. L’unique promenade en gondole au Lido. Emile Zola, Mes voyages, 1892.

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Venise ville d’avenir Venise est la cité de l’avenir parce que la ville piétonne est le rêve de tous les architectes. Le Corbusier, Visite à Venise, 1965.

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Table des matières Chapitre 1 : L’arrivée à Venise Charles de Brosses, Lettres familières d’Italie, 1739-1740. Abbé de Saint-Non, Panopticon italiano, 1759. Carlo Goldoni, Mémoires, 1787. Chateaubriand, Mémoires d’Outre-tombe, 1848. Guy de Maupassant, Choses et autres, 1882. Proust, A la Recherche du temps perdu, 1927. Chapitre 2 : Canaux et gondoles Goethe, Voyage en Italie, 1816-1817. George Sand, Lettres d'un voyageur, 1834-1836. Barres, La Mort de Venise, 1903. Proust, A la Recherche du temps perdu, 1927. Jean-Paul Sartre, Situation IV, 1964. Chapitre 3 : Architecture Chateaubriand, Mémoires d’Outre-tombe, 1848. Proust, A la Recherche du temps perdu, 1927. Chapitre 4 : J’aime/ J’aime pas Journal du voyage en Italie. Par la Suisse et l’Allemagne en 1580 & 1581. Avec des Notes par M. de Querlon Balzac, Correspondance. Balzac, Correspondance. François-René de Chateaubriand, Correspondance générale. François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre tombe, 1848 Mérimée, Correspondance générale. Hyppolite Taine, Voyage en Italie, 1866. Viollet-Leduc, Lettres d’Italie,1836-1837, adressées à sa famille. Guy de Maupassant, Choses et autres, 1882. Régis Debray, Contre Venise, 1995. Chapitre 5 : Venise et les Arts Carlo Goldoni, Mémoires, 1787. Goldoni, Mémoires, 1822. Chateaubriand, Mémoires d’Outre-tombe, 1848. Guy de Maupassant, Choses et autres, 1882. 115


Octave Mirbeau, L’art moderne, 1912. Paul Morand, Venises, 1971 Regis Debray, Contre Venise, 1995. Chapitre 6 : Venise historique Pierre Daru, Histoire de la république de Venise, 1819-1822. Pierre Daru, Histoire de la république de Venise, 1819-1822. Chateaubriand, Mémoires d’outre tombe, 1848. Chapitre 7 : Vie à Venise Les lieux culturels Pierre Loti, L’Exilée, 1893. Balzac, Correspondance (Tome III), 1836-1839. Stendhal, Correspondance, 1836-1842. Venise sensuelle Alfred de Musset, Premières poésies, 1828. Alfred de Musset, Poésies A mon frère revenant d'Italie, 1844. Travaux des élèves du lycée professionnel Auguste Perret d’Evry George Sand, Lettres d'un voyageur, 1834-1836. George Sand, Lettres d'un voyageur, 1834-186. Jean Giono, Voyage en Italie, 1953. Jean Giono, Voyage en Italie, 1953. Jean-Paul Sartre, Situation IV, 1964. Paolo Barbaro, Lunaisons vénitiennes, 1997. Venise festive et libertine Samuel Sharp, Letters from Italy, 1765-1766. Rousseau, Les Confessions, 1782. Casanova, Histoire de ma vie, 1789. Charles de Brosses, Lettres familières d’Italie, 1858. Paul Morand, Venises, 1971. Paolo Barbaro, Lunaisons vénitiennes, 1997. Chapitre 8 : Venise Etat policier Casanova, Histoire de ma vie, 1789. Casanova, Histoire de ma vie, 1789. 116


Pierre Daru, Histoire de la république de Venise, 1819-1822. Chateaubriand, Mémoires d’Outre tombe, 1848. Cardinal de Bernis, Mémoires, 1878. Chapitre 9 : Les fins de Venise Emile Zola, Mes voyages, 1892. Barrès, La Mort de Venise, 1903. Paul Morand, Venises, 1971. Le Corbusier, Visite à Venise, 1965.

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Remerciements :

La Préfecture de l’Essonne

L’A.C.S.E

La Communauté d’Agglomération Evry-Centre-Essonne

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L’Université d’Evry-Val-d’Essonne

L’académie de Versailles

Le Conseil Régional d’Ile de France

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La Mairie d’Evry

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www.unevilledeslivres.eu

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