J’AI DÛ QUITTER...
LE NORD DU NIGÉRIA
Première édition: version originale ISBN : 978-2-8399-1393-5 Textes et photos: Maria Luengo Almada © UNHCR Niger, février 2014
Maria Luengo Almada
J’AI DÛ QUITTER...LE NORD DU NIGÉRIA
© UNHCR
Préface Le Nigéria et le Niger sont des pays voisins. Le Nigéria a une population dix fois plus nombreuse que le Niger. Le Nigéria est le pays le plus peuplé d’Afrique. Le Niger, de l’autre côté, est l’un des pays les plus pauvres au monde. Une guerre civile, un combat sans pitié, ravagent le nord du Nigéria. Des milliers de personnes ont abandonné leurs maisons et traversé la frontière du Niger. Ce livre parle des réfugiés ainsi que des personnes et des communautés qui les ont accueillis. En novembre et décembre 2013, des femmes, des enfants et des hommes nous ont raconté leurs histoires: celle de la violence qui les a amenés à fuir le Nigéria et celle de la générosité des personnes qui les abritent au Niger. Ce livre a été écrit pour que le public prenne note de ce qui se passe. Au milieu des statistiques globales sur les déplacements et la misère, les réfugiés de la région de Diffa, au sud du Niger, sont peu nombreux. Il y a d’autres endroits qui comptent beaucoup plus de réfugiés, vivant dans des camps immenses et très visibles, et étant nourris et maintenus en vie par les organisations humanitaires internationales. Même si ce petit livre ne contenait qu’une seule histoire venant du Nigéria et du Niger, cela resterait une histoire qui mériterait d’être racontée. Le premier chapitre aborde le Lac Tchad avec des témoignages de personnes vivant dans ses villes côtières ou sur l’une de ses innombrables îles. Le second recueille des témoignages venant des capitales des états de Borno et Yobe. Enfin, le dernier raconte l’histoire des réfugiés arrivés en lieu sûr au Niger, et de ceux qui les ont accueillis. Si vous êtes touchés par ces témoignages et que vous éprouvez de la compassion, convenez que plus de lumière devrait éclairer ce silence et cette souffrance invisible, et sentez-vous libres de partager ce livre avec vos amis. Karl Steinacker Représentant du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés en République du Niger
La spirale de la violence entre des insurgés et les forces armées nigérianes dans le nord-est du Nigéria a provoqué le déplacement de milliers de personnes vers le Niger. En mai 2013, l’état d’urgence a été déclaré dans les états de Yobé, Borno et Adamawa. Classé en dernière position dans l’Index du développement humain des Nations Unies, le Niger doit faire face à une nouvelle crise pour héberger et assister des milliers de familles déplacées qui ont tout perdu. Dans une région qui manque d’infrastructures de base pour l’eau potable, l’assainissement ou la santé, la situation de la population d’accueil, déjà très précaire, s’est sérieusement aggravée. Le conflit dans le pays voisin est une charge supplémentaire pour la population locale, déjà affectée par la sècheresse, les maigres cultures et les inondations récurrentes. Ce recueil de témoignages traduit la souffrance de ceux qui ont dû quitter leurs foyers et les sacrifices de ceux qui les ont accueillis.
- Les gens, ils vivent de quoi, ici ? "Du lac, bien sûr, et du Nigéria. Il y a beaucoup de petits hameaux, surtout sur les îles. Les îles se comptent par milliers, avec des marchés plus importants que ceux de la terre ferme. La terre dans ces îles est de très bonne qualité ; tout pousse. Il y a aussi beaucoup de pêcheurs, la pêche étant abondante. Les bergers aussi restent sur les rives du lac puisqu’il y a assez de fourrage et d’eau pour le bétail. Si vous allez vers la terre ferme, vous ne trouverez que du sable. C’est ça le problème, l’avancée du désert. Il n’y a pas d’herbe pour le bétail, pas de terre pour cultiver et les épidémies... Il y en a tellement..." - Mais pour quoi alors les gens viendraient au Niger, s’il n’y a pas grand chose à manger? "Le cœur du problème se trouve dans ce lac. Quand on avait l’accès aux îles, on avait assez à manger. C’est pour cela qu’on restait même si on ne se sentait pas en sécurité. Maintenant qu’on a perdu l’accès aux îles on est mieux au Niger. Après l’attaque, on a tout vendu et avec cet argent on a pu s’enfuir. Je vous assure, si on est venu au Niger, c’est parce qu’on n’a pas eu le choix, on a perdu tout espoir chez nous. Vous voyez la frontière ? Malam Fatouri est seulement à deux kilomètres d’ici ; on arrive à entendre les tirs les nuits où il y a des attaques... A cause du conflit au Nigéria les biens arrivent rarement maintenant. Et les prix ont doublé. Cette année la récolte n’a pas été très abondante au Niger. Les inondations ont été catastrophiques. Le riz, le piment... Tout a été perdu. Les criquets ont mangé le reste... Vous savez, quand il n’y a plus rien à manger et que les gens deviennent tellement pauvres, joindre les rebelles est une voie pour échapper à la misère..." - Mais le Nigéria est un pays riche... "Le Nigéria est riche parce qu’il y a le pétrole mais dites-moi, dans combien de mains se trouve-t-elle, cette richesse? Vous avez des gens riches à Abuja, d’autres à Lagos. Il y a plein de gens pauvres aussi dans le sud. Mais allez vers le nord; la richesse alors est très loin, elle est inexistante. Les gens de l’autre côté de la frontière sont aussi pauvres que les gens au Niger." (Marabout de Maiduguri, Nigéria)
30 millions de personnes rĂŠsident autour de ce qui reste du lac Tchad.
Cela fait déjà trois ans que des militants islamistes appliquent la loi de la Shari’a dans son interprétation la plus radicale dans les états de Borno, Yobé et Adamawa, au nord du Nigéria.
"Pourquoi voulez-vous parler avec les réfugiés? Les réfugiés, c’est Dieu qui les envoie. De toute façon, tout est écrit dans le Livre : la guerre, les réfugiés, tout cela! Après tout, ces choses n’existent pas. On suit juste notre destin. Comme c’est écrit dans le Livre. Comme Dieu l’a décidé! C’est l’unique et la seule vérité. Il faut lui obéir." (Leadeur spirituel, côté rebelle)
"Ils étaient une soixantaine d’hommes armés. Ils avaient formé un cercle et scandaient fort « Allahu Akbar » (Dieu est grand). C’était au coucher du soleil, il pleuvait énormément avec des éclairs et le tonnerre, la pluie se déversait sur nous. Les hommes armés étaient entrés en extase, ils ont chanté le nom de Dieu pendant trente minutes avec la tête coupée de la victime au centre du cercle, le corps sans vie à mes pieds." (Témoin de Borno, Nigéria)
En novembre 2013, le Président du Nigéria a prolongé l’état d’urgence dans les états de Borno, Yobé et Adamawa.
"Nous les avons suppliés d’arrêter. Pourquoi étaient-ils en train de tuer tous ces hommes? "C’est ça la loi", a répondu le commandant masqué juste avant d’ordonner l’exécution suivante." (Pêcheur du Nigéria)
"Des hommes armés sont entrés dans la ville. Ils ont fouillé maison par maison et nous ont tous conduits vers un espace ouvert. On était quelque 70 personnes, surtout des femmes et des enfants, aussi des vieux; bref, tous ceux qui n’avaient pas été capables de s’enfuir. Ils ont choisi trois jeunes hommes du groupe et ils leur ont attaché les mains dans le dos. Après ils les ont mis à genoux et nous ont ordonné de fermer les yeux. On a entendu trois tirs. Ils les avaient tués d’une balle dans le crâne. Nous avons tous sauté de quelques pas en arrière pour éviter que le sang ne touche nos pieds." (Femme de Maiduguri, Nigéria)
Vendeur d’eau dans l’ancien lac Tchad.
LAC TCHAD
187 BAGA
"Je me suis enfui lors de la première grande attaque. C’était un mardi. Tout a commencé après les prières du Maghreb, au coucher du soleil. Ça a duré jusqu’à la prière de Fajr, à l’aube. Les rebelles ont embusqué l’Armée. Il y a eu 40 minutes d’échanges de tirs. Un soldat a alors été tué et l’Armée est allée chercher du renfort au quartier général. Les rebelles sont aussi partis. Il y avait déjà quelques morts dans les rues. Après, l’Armée est revenue. Les soldats ont commencé à brûler les maisons tout autour de l’endroit où leur camarade avait été tué. Il y avait beaucoup de soldats dans les voitures de l’Armée. Avec les armes ils ont fait écrouler les maisons en terre. Je suis sûr qu’au moins 3000 maisons ont été détruites cette nuit-là. Des quartiers entiers ont été brûlés. Je vous parle de la moitié de la ville ! J’ai couru jusqu’à épuisement. Il était minuit passé quand je me suis refugié dans un autre village. On était des centaines de gens, à pied, à moto... Certains membres de ma famille sont restés. Ils m’ont raconté qu’à trois heures du matin le feu ne s’était pas encore éteint... Les quartiers qui n’ont pas brûlé pendant l’attaque ont été calcinés après. L’armée a fouillé les maisons une après l’autre et a arrêté des gens. Je crois qu’au moins 100 personnes sont mortes cette nuit à Baga. Tout le monde parle de 187 tués mais je crois qu’il y a une autre explication à cela. Quand l’attaque a commencé tout le monde s’est enfui, surtout dans la direction du lac. Beaucoup de gens se sont noyés... Aussi, les terres autour du lac sont boueuses, avec de l’herbe très dense, il y a énormément de serpents venimeux. On avait trouvé dans les champs une femme morte avec son bébé encore attaché à son dos. Elle avait une morsure de serpent à la jambe. Beaucoup de vieux et de malades n’ont pas été capables de quitter leurs maisons. Parmi eux, il y en a qui ont brûlé vivants, piégés dans leurs foyers. Ceux qui se sont réfugiés dans des maisons, ont aussi péri sous les flammes. Les deux nuits après l’attaque j’ai dormi dans la brousse et après j’ai décidé de rentrer. La moitié de la ville était brûlée et il y avait beaucoup de cadavres, d’hommes et d’animaux éparpillés partout. L’odeur des corps en décomposition était insupportable. Au début l’Armée n’a pas permis qu’une ONG ou que la Croix Rouge entre à Baga. C’est grâce à l’intervention du gouverneur à Maiduguri que finalement ils les ont laissés enterrer les morts. Je n’ai pas pu partir tout de suite. Tout ce que je possédais avait brûlé. De mon argent il ne restait que des cendres!" (Villageois de Baga, Nigéria)
"C’était avant le Ramadan, pendant une attaque à Baga. Ma fille a été blessée par des tirs croisés. Son bébé à elle, celui que tu vois, à l’époque n’avait que cinq mois. Un homme armé lui a arraché le bébé du dos et a jeté ma fille dans une maison en feu où elle a péri. Le père de ce petit a été arrêté le lendemain avec d’autres. Ils l’ont tué. J’ai vu le corps. On l’a tué d’une balle derrière le crâne. Juste une balle! J’ai pris l’enfant de ma fille et je me suis enfuie. On était cinq adultes et 20 enfants. On est des paysans mais maintenant on n’a plus de terre pour travailler. Pour nous en sortir, on vend des sucreries. On revend aussi de la paille qu’on collecte pour nourrir les animaux. Mais sans l’aide humanitaire... On ne serait pas vivants aujourd’hui..." (Femme de Baga, Nigéria)
"Il y a trois mois, il y a eu une grande attaque. Tout brûlait. Il y a eu 187 morts. L’Armée a lancé des grenades dans les maisons, ils ont tout brûlé." -187 ? Comment se fait-il que vous êtes si sûrs du nombre ? "C’est nous qui avons enterré les morts; c’est pour cela qu’on connait le nombre exact. On a organisé la communauté et pendant trois jours entiers on a dû beaucoup travailler. On a creusé des tombes individuelles et seulement quand il ne restait que des lambeaux on les a mis dans une fosse commune parce que les corps n’étaient pas entiers. Après cette attaque, il y a eu beaucoup d’incidents surtout pendant la nuit. L’Armée patrouillait dans le village. Quand ils avaient une information, ils arrêtaient des gens. Beaucoup ont été arrêtés et ne sont plus jamais retournés." (Etudiants de madrasa à Baga, Nigéria)
"Vers sept heures du soir, après la prière, les explosions ont commencé. J’ai vu les maisons brûler, les gens courraient partout. Moi aussi j’ai couru. On avait mis le feu à plusieurs quartiers : Bilaberi, Gudumari, Bagabaga, Pratari... Disons, la moitié de Baga. Il y a des gens qui ont brûlé dans leurs maisons, mais on ne sait pas combien sont morts, qui ils étaient... Après, il y a ceux qui se sont noyés, et ceux qui ont été tués par balles. Il faisait déjà noir quand la ville brûlait. C’est sous la lumière des flammes que j’ai vu les gens se noyer de mes propres yeux. Tout le monde pensait qu’ils allaient pouvoir traverser la rivière. Mahauta (le quartier des bouchers) a été brûlé durant une seconde attaque. Après celle-là, je ne suis plus jamais retournée chez moi. Les gens disaient qu’il y avait plus de 50 corps avec les gorges coupées dans une île à côté. Les humanitaires les ont emmenés à l’hôpital pour identification. Je me suis enfuie avec mes quatre enfants. Je connaissais quelqu’un au Niger qui nous a prêté une petite chambre où l’on habite maintenant. Je n’ai plus de terre, survivre ici est très difficile." (Femme de Baga, Nigéria)
MALAM FATURI
"Le dimanche avant la fête de l’Aïd, on était des centaines à traverser le fleuve pour entrer au Niger. On a tous fui après l’attaque de la nuit précédente. Tout le monde a couru pour sauver sa vie. Dans la partie ouest de la ville, beaucoup de maisons brûlaient et des hommes ont été capturés et tués." - Comment savez-vous qu’il ne s’agit pas d’une rumeur ? "Dans le quartier de Gongue, beaucoup d’hommes ont été arrêtés. Vous voyez cette maison-là ? L’homme qui habite dans cette maison a vu son frère se faire arrêter. Ils ont tous disparus et personne ne sait où ils sont à présent. - Est-ce que ce monsieur accepterait de parler avec moi ? "Tout le monde a peur; ici aussi on pourrait avoir des problèmes..." (Femme de Malam Fatouri, Nigéria)
"Personne ne sait vraiment comment tout a commencé. Les rebelles étaient déjà présents dans le village même s’il n’y avait pas de conflit. Parfois ils demandaient aux femmes de s’habiller de façon plus modeste ; certaines qui s’habillaient de façon trop décontractée étaient fouettées. Ils châtiaient aussi les voleurs en leur coupant une main. C’était ça la loi là-bas pendant un bon moment. Après, l’Armée est venue et a commencé à les combattre. Dès qu’ils avaient une information, ils attaquaient le village. Le combat commençait et les maisons brûlaient. Beaucoup de familles ont dû partir parce que les rebelles avaient occupé leurs maisons. Quand l’Armée a su ça, ils sont venus et ont tout détruit. Un jour, une grande attaque a eu lieu. L’Armée est venue chasser les rebelles et il y a eu beaucoup de morts. L’Armée avait eu une fausse information et ils ont jeté des grenades dans les maisons où il n’y avait pas de rebelles. De toute façon quand ça s’est passé tout le monde s’était déjà enfui pour se sauver. On a bien sûr perdu tout ce qu’on possédait. Il y avait une rue avec 11 maisons, maintenant elles sont toutes détruites. Aucune n’abritait des rebelles. Ils ont bombardé les maisons qu’il ne fallait pas... Nos maisons..." (Veuve de Malam Fatouri, Nigéria)
© UNHCR / H.CAUX
LES ILES
DUMBA "Tout a commencé quand l’armée a arrêté deux rebelles à Baga. Ensuite, les rebelles ont déclaré tous les villages autour de Baga objectif militaire et tous ses habitants ont été déclarés collaborateurs de l’Armée. Le dernier dimanche avant l’Aïd, les rebelles ont encerclé l’île. C’était l’époque de la plantation et beaucoup d’hommes travaillaient leurs terres. Quand ils ont attaqué, les rebelles ont tiré sur tous les hommes qu’ils ont trouvé dans la rue. Mais seulement 7 sont morts par balles. Tous les autres, 47 en tout, ont été décapités. J’étais à Baga quand tout ça s’est passé. On a entendu les tirs et quand la lumière du jour est venue on est allé voir ce qui c’était passé. Quand les rebelles nous ont vus de loin, ils ont cru qu’on était l’Armée et ils se sont retirés vers le lac. À Dumba tout était silencieux. On a vu des corps avec les têtes coupées dans les rues. On a cherché maison par maison et il y avait deux, trois morts dans chaque hameau. Dans la mosquée on a trouvé quatre égorgés et encore sept autour. Huit morts avaient les yeux arrachés ! Plus tard, quand on enterrait 10 des cadavres, les rebelles ont tiré sur la cérémonie et ont tué deux hommes." (Homme de Baga, Nigéria)
L’attaque de Dumba a laissé à elle seule plus de 500 veuves et de nombreux orphelins. Beaucoup de bébés sont nés après la mort de leurs pères.
METELE "Il y a un marché sur l’île et les meurtres sont devenus assez fréquents ces jours-ci. Les Legos Alura, des sorciers « qui ont la magie des fusils » ont été responsables de beaucoup de ces assassinats. L’Etat leur a donné des armes pour qu’ils luttent contre les rebelles. Au lieu de ça, ils utilisent les armes pour résoudre des querelles internes, ils évitent de se confronter avec les rebelles. Ils savent que ça c’est trop dangereux... On a quitté le village il y a près de 20 jours, après que les Legos Allura aient tué huit bergers à Métélé. En fait ils cherchaient le chef du clan mais ils n’ont pas réussi à l’attraper "parce que lui aussi est un sorcier". Donc pour démontrer leur pouvoir, les milices ont attaqué le clan du chef sorcier et ont tué huit bergers." (Victime des milices, Nigéria)
LES CAPITALES
MAIDUGURI
"J’habitais à côté de l’école, dans un bon quartier avec des maisons en dur. L’Armée occupait l’école depuis un moment. Cette nuit, les rebelles ont attaqué l’Armée qui s’est positionnée sur le toit de l’école. Ça tirait de partout. La plupart des gens ont couru pour échapper aux balles. Mon oncle a été tué par les tirs croisés. Quand le silence est revenu, on est retourné à la maison. L’attaque avait duré une heure. Le lendemain, des hommes armés sont revenus et ont commencé à démolir toutes les maisons autour de l’école. Ils ont jeté des grenades à l’intérieur et ont tiré sur tous ceux qui se trouvaient dedans. Tout le monde a couru, avec les vêtements qu’ils portaient. Nous les femmes, n’avions pas eu le temps de mettre nos voiles. Sur le chemin, des gens nous ont donné de quoi nous couvrir. On a mis trois jours pour atteindre la frontière." (Femme de Maiduguri, Nigéria)
"Après toutes ces attaques, Maiduguri est devenu invivable. L’Armée fouillait les maisons tous les jours. Mes enfants ont été fouettés par des soldats quand ils allaient à la madrasa pour étudier. La deuxième fois que ça allait se produire, ils ont sauté un mur et se sont enfuis. L’Armée accuse tous ceux qui vont à l’école coranique d’être des rebelles. Les hommes n’ont plus le droit d’aller au marché. Ils ne peuvent plus rien vendre ni chercher du travail. L’Armée disperse les petits étals des marchands improvisés. Maintenant, le marché n’ouvre qu’un jour sur deux. Il est difficile de trouver de la nourriture et il nous est arrivé de souffrir de la faim. Juste après l’Aïd, mon neveu a été tué. Il avait 27 ans, trois enfants... Il était chauffeur. À 10 heures du matin, il transportait des commerçants de Maiduguri vers Baga. L’Armée avait bloqué la route à la sortie de Maiduguri donc il a pris un détour. L’Armée les a découverts et ils les ont suivis. Ils ont tiré sur la voiture et les passagers se sont enfuis. Quelques-uns ont été blessés. Mon neveu a été exécuté dans sa voiture." (Veuve de Maiduguri, Nigéria)
DAMATURU
"On m’a accusé injustement d’avoir tué mon frère. J’ai été arrêté et accusé d’être un rebelle. L’Armée m’a gardé dans leur caserne pendant trois jours et après ils m’ont transféré au poste de police de Damaturu. Là-bas, j’ai passé 13 jours. Il y avait deux cellules sombres. Dans chacune on était 17 détenus. C’était tellement étroit qu’on ne pouvait s’allonger que sur le côté. On était obligé d’acheter notre nourriture et notre eau aux gardes. Parfois ils gardaient l’argent et ne nous donnaient rien du tout. Il n’y avait pas de toilette, juste un trou dans un coin de la pièce. C’était infesté de moustiques et d’autres insectes. La cellule était vraiment sombre et il faisait très chaud dedans. Il n’y avait qu’une seule ouverture de dix centimètres sur vingt avec des grilles près du plafond. On ne s’est jamais lavé, jamais on n’a pu nettoyer les toilettes ou se laver pour les prières. On avait toujours très faim et très soif. Il y a cinq semaines, le soir avant ma libération, on a entendu des tirs et des gens qui hurlaient "brûlons-le !" (le poste de police). On a commencé à crier pour faire comprendre aux assaillants qu’on était dedans. Ensuite, les rebelles ont pris le contrôle du poste de police. Ils nous ont interrogés pour savoir quels étaient nos délits et notre provenance. Après ils ont décidé de nous libérer. Il y avait du feu partout et nous nous sommes cachés dans un endroit sûr pendant que les rebelles luttaient avec l’Armée et la police qui essayaient de repousser l’attaque. J’ai vu plusieurs soldats et policiers morts. Finalement, les rebelles ont reconnu un de mes collègues de cellule et l’ont exécuté devant mes yeux. Même aujourd’hui, quand je dors, cette image me revient sans cesse. Vers onze heures du soir, les rebelles nous ont dit de partir. On a couru. J’ai marché toute la nuit avant d’arriver à Gaidam. J’avais très faim et très soif." (Habitant de Damaturu, Nigéria)
"Il y a trois mois je suis allé au marché de Jariri Bagarad à Damaturu pour vendre mes poissons. C’était un lundi, tôt le matin. L’Armée est arrivée avec des camionnettes et a encerclé le marché. D’abord, ils ont dit aux enfants de quitter l’endroit; ensuite, aux femmes. Ils ont rassemblé les hommes et ont séparé les vieux des jeunes. Ils ont dit aux vieux de quitter le marché. Tous les autres, nous sommes restés. On était des centaines d’hommes. Ils ont demandé la carte d’identité à tout le monde et ceux qui ne l’avaient pas ont été mis de côté, alignés. J’étais l’un d’eux. Le marché a une forme rectangulaire avec une mosquée au centre du mur nord. On nous a positionnés en deux lignes parallèles tout le long du fossé où l’on jette les déchets des poissons morts, à gauche de la mosquée. Un commandant de l’Armée en cagoule décidait qui allait être tué ou pas. Quand il le décidait, les soldats jetaient l’homme signalé dans les égouts où ils l’exécutaient d’un seul tir. On a tous supplié sans aucun succès. Le carnage a continué jusqu’au coucher du soleil. Les égouts étaient pleins de morts ; j’en ai comptés plus de 50. J’ai eu de la chance, mais mes voisins ont été tués. Quand la nuit a commencé à tomber, l’Armée a allumé les phares des camionnettes. Au hasard, les soldats ont arrêté quelques-uns des hommes encore en vie et ils les ont jetés dans les véhicules comme des animaux. Quelques-uns sont morts asphyxiés à cause du poids des autres tellement ils étaient nombreux. Quand finalement ils sont partis, le marché est resté dans le noir. On a passé la nuit là-bas, à cause du couvre-feu. Dès le lendemain, j’ai quitté la ville avec ma femme et mes sept enfants." (Pêcheur de Baga, Nigéria)
NIGER
Le 13 Avril 2013, quelque 500 familles quittèrent Baga suite aux affrontements entre l’Armée nigériane et des insurgés. Ceux qui ne se noyèrent pas dans la Komadougou arrivèrent au Niger au coucher de soleil.
LES HÔTES
"On venait de finir nos prières du Maghreb (coucher du soleil). On était encore à genoux quand on a regardé au-dessus de nos têtes. On avait à peu près vingt visages qui nous regardaient. Il y avait surtout des femmes et des enfants, aussi quelques hommes... On a tous été pris d’étonnement. On a mis un moment à pouvoir donner un abri à tout le monde ; ils étaient si nombreux ! Parmi les femmes il y en avait qui ne portaient pas de voile. Les enfants avaient l’air d’avoir vraiment faim. Le pire c’est que dans la maison il n’y avait pas assez de nourriture pour nourrir autant de gens..." (Résident de Bosso, Niger)
"Suite aux attaques de Baga, une foule de gens est arrivée à Diffa. Vous auriez dû voir la gare routière... Il y avait des groupes de femmes et d’enfants partout. Ils étaient assis par terre sans trop savoir quel allait être leur destin. Beaucoup d’entre eux mendiaient. Les retournés nigériens ont pris la route vers leurs zones d’origine, Tahoua, Agadez, Zinder. Mais il y en avait pas mal qui demandaient de l’aide pour pouvoir passer la nuit. Toutes les maisons étaient pleines; chez moi j’ai logé une famille de 18 personnes pendant plusieurs semaines." (Famille d’accueil à Diffa, Niger)
© UNHCR / C. ARNAUD
"Le problème c’est que Diffa est trop loin de la Civilisation. Même avant que tout se gâte au Nigéria, on était loin derrière. La route vers la capitale, elle est affreuse. Ça prend 48 heures pour arriver à Niamey. Et ça, si vous avez de la chance et ne trouvez pas de problèmes: une voiture en panne ou ce qui est pire, des bandits sur la route qui vous volent tous vos biens... Malgré ça, on peut se sentir privilégié puisqu’on a ce qu’on appelle une route... Les villages vers le lac Tchad eux n’en ont même pas. Sans une 4 x 4 avec chauffeur local expérimenté, il est impossible de conduire dans les sables... il est très facile de se perdre. Sans parler des risques sécuritaires... Imaginez, si vous prenez le mauvais chemin et finissez au Tchad, ou au Nigéria... Avec tous les problèmes qu’ils ont en ce moment..." (Autorité de Diffa, Niger)
LES EXILÉS
"Quand nous sommes arrivés, nous étions environ 30 personnes, femmes et enfants. Nous avions toutes perdu un homme dans la famille, que ce soit le père, un fils ou un mari. Il y a des orphelins qui sont nés après l’assassinat de leurs pères. Chez moi, il y a 13 personnes à nourrir. Toutes les familles souffrent des mêmes problèmes. Au Nigéria, je cirais des chaussures à côté de mon travail dans les champs. Mais ici, il n’y a pas beaucoup de gens qui peuvent se payer une vraie paire de chaussures. Et je n’ai plus de terre à cultiver. Sans l’aide humanitaire... Je ne sais pas comment je survivrais..." (Veuve de Dumba, Nigéria)
"Je suis arrivée ici avec mes sept enfants et mon mari malade. Il est mort ici; on n’avait pas l’argent pour le soigner. Maintenant ma fille ainée va se marier, comme ça on aura une bouche en moins à nourrir. Avant, tous mes enfants allaient à l’école, aussi bien les filles que les garçons. Mais ici, je ne peux pas me permettre une telle dépense. Mes enfants doivent aussi m’aider pour assurer que le soir il y ait de quoi manger pour tous. Avant je produisais des pâtes mais ici personne n’a l’argent pour acheter ça." (Veuve de Malam Fatouri, Nigéria)
"Je suis parti avec 50 personnes; mes propres enfants, neuf au total, plus quarante talibés (étudiants coraniques) qui étaient sous ma responsabilité depuis longtemps. Je ne suis jamais retourné chez moi. Quand on a quitté Baga, j’ai vu les corps brûlés des gens et des animaux, j’ai eu très peur. J’ai été obligé d’envoyer la plupart de mes étudiants vers leurs parents. Normalement ce sont des nomades qui n’arrivent pas à nourrir leurs enfants et qui confient au moins l’un d’eux à un marabout. Ça leur fait une bouche en moins à nourrir." - Êtes-vous sûr que les enfants se trouvent tous avec leurs familles ? "Ils étaient avec moi depuis l’âge de trois ans... bon, je crois qu’ils ont pu rentrer..." - Ne craignez-vous qu’ils se rassemblent autour de l’étudiant le plus âgé, ou le plus charismatique qui pourrait faire office de professeur? "Certains d’entre eux étaient des étudiants très brillants... Mais je ne crois pas que je veux répondre à votre question." (Marabout de Baga, Nigéria)
"J’ai une famille de 17 personnes et tout ce qu’il me reste, c'est un sac de maïs. C’est de la nourriture pour 10 jours. Bon, si on ne mange pas beaucoup. Jusqu’à présent, on survit avec ce qu’on a récolté de nos terres, celles qu’on a dû abandonner. Mais maintenant il n’y a plus grande chose..." (Femme de Tumbunguini, Nigéria)
"On vit de la solidarité des gens et de l’aide humanitaire. On doit nourrir nos enfants et ceux des gens qui ont été tués pendant l’attaque. Leurs pères étaient leurs gagne-pains; ils avaient tous une ou deux femmes et plusieurs enfants. Ici on n’a pas accès à l’école ni les moyens de gagner des revenus." - Mais l’école est gratuite... "Oui mais il faut payer le matériel, et après, il faut chercher de la nourriture. On compte sur les enfants parce que leurs pères ne sont plus parmi nous. Regardez cette enfant, même avec l’aide humanitaire on n’arrive pas à lui faire gagner du poids." - Avez-vous demandé de l’aide aux autorités locales ? "Non. On est des étrangers. Peut-être qu’on va avoir des problèmes si l’on commence à être trop visible." (Veuve de Baga, Nigéria)
ISBN : 978-2-8399-1393-5