Making It: l'industrie pour le développement (#7)

Page 1

MakingIt 3e trimestre 2011

L’industrie pour le développement

n Dani Rodrik n Indonésie :

Nettoyer le fleuve n Solar Sister n Mark Malloch Brown n Bangladesh

Gouverner un monde globalisé


NUMÉRO 1, DÉCEMBRE 2009 lWe must let nature inspire us – Gunter Pauli presents an alternative business model that is environmentally friendly and sustainable lHot Topic: Is it possible to have prosperity without growth? Is ‘green growth’ really possible?

NUMÉRO 2, AVRIL 2010 l Nobuo Tanaka de l’Agence internationale de l’énergie cherche à lancer la transition énergétique de l’industrie l L’énergie pour tous » : Kandeh Yumkella et Leena Srivastava nous parlent des mesures à prendre pour améliorer l’accès à l’énergie

NUMÉRO 3, JUILLET 2010 l L’impressionnant essor économique de la Chine : Entretien avec le ministre du commerce, Chen Deming l « Vers un débat plus productif » – Ha-Joon Chang demande d’accepter l’idée que la politique industrielle peut fonctionner

NÚMERO 4, NOVEMBRE 2010 l Renforcer la capacité productive – Cheick Sidi Diarra soutient que les PMA doivent, et peuvent, produire davantage de biens et de services de meilleure qualité l Patricia Francis nous parle du changement climatique et du commerce l Sujet brûlant : la pertinence de l'entrepreneuriat pour le développement économique

NUMÉRO 5, FÉVRIER 2011 l Une fenêtre d’opportunité pour le commerce mondial ? – Peter Sutherland évalue les possibilités de la conclusion d’un accord commercial multilatéral l En route vers une prospérité mutuelle – Xiao Ye se penche sur les échanges entre l’Afrique subsaharienne et la Chine

NUMÉRO 6, AVRIL 2011 l Alimenter un monde surpeuplé – Kanayo Nwanze, du FIDA, soutient qu'il faut donner aux petits exploitants agricoles l'occasion de devenir des entrepreneurs l Paul Bulcke, PDG de Nestlé, à propos de « créer de la valeur partagée » l Sujet brûlant : L'efficacité énergétique conduit-elle à l'augmentation de la consommation d'énergie ?

Un magazine trimestriel. Stimulant, critique et constructif. Forum de discussion et d’échange au carrefour de l’industrie et du développement.


Éditorial

Photo: istock

Le monde n’a jamais été aussi interdépendant, aussi façonné par les progrès technologiques, économiques et sociaux – et aussi vulnérable aux chocs économiques et environnementaux et aux échecs politiques. Nos systèmes économique, social et politique mondiaux sont soumis depuis longtemps à des pressions considérables et l’avenir semble incertain. La crise financière a évolué passant du resserrement du crédit affectant les hypothèques dans certains pays développés, à une calamité mondiale touchant les activités financières, manufacturières et les services ; ainsi, nous nous trouvons à présent dans une situation de fragilité et de risque encore plus importants au niveau mondial. Les perceptions courantes de la mondialisation se polarisent de plus en plus, avec d’un côté ceux qui la considèrent comme une source de liberté et de nouvelles opportunités et de l’autre ceux qui l’associent avec une inégalité et une injustice croissantes. Nous vivons clairement dans un monde multipolaire. Il n’est plus possible d’isoler les risques et les fragilités complexes auxquels nous sommes confrontés, ni de trouver des solutions nationales aux défis mondiaux. Une réponse diversifiée et multipolaire est nécessaire. Alors que nous nous trouvons à une croisée des chemins des politiques et de la gouvernance mondiales, ce numéro de Making It, l’industrie pour le développement, offre une sélection de certaines des meilleures contributions à ce débat en pleine ébullition. Parmi celles-ci figurent l’article clé du Professeur Dani Rodrik, dans lequel il s’engage dans une analyse fascinante du paradoxe de la mondialisation, et un entretien empreint de sincérité avec Mark Malloch Brown, l’ancien Secrétaire général adjoint des Nations Unies, dans lequel il indique comment d’après-lui « devancer l’échec » au cours d’un « siècle de changement continu et de probables bouleversements drastiques. » Outre des articles traitant du sujet principal, des contributions discursives remettent en question les approches dominantes des économistes, débattent des pour et des contre de l’énergie nucléaire et analysent le progrès économique du Bangladesh.

MakingIt 3


Sommaire

MakingIt L’industrie pour le développement

Éditeur : Charles Arthur editor@makingitmagazine.net Comité éditorial : Ralf Bredel, Tillmann Günther, Sarwar Hobohm, Kazuki Kitaoka, Wilfried Lütkenhorst (président), Cormac O’Reilly et Jo Roetzer-Sweetland Site Web et assistance : Lauren Brassaw outreach@makingitmagazine.net Illustration de la couverture : Maya Zankoul Design : Smith+Bell, UK – www.smithplusbell.com Merci à Donna Coleman pour son aide Imprimé par Gutenberg Press Ltd, Malte – www.gutenberg.com.mt sur un papier certifié FSC Pour consulter cette publication en ligne et pour participer aux discussions portant sur l’industrie pour le développement, rendez-vous sur www.makingitmagazine.net Pour vous abonner et recevoir les prochains numéros de Making It, veuillez envoyer un e-mail contenant votre nom et votre adresse à subscriptions@makingitmagazine.net Making It: L’industrie pour le développement est publié par l’Organisation des Nations Unies pour le développement industriel (ONUDI), Vienna International Centre, P.O. Box 300, 1400 Vienne, Autriche Téléphone : (+43-1) 26026-0, Fax : (+43-1) 26926-69 E-mail : unido@unido.org Copyright © 2011 The United Nations Industrial Development Organization Aucun extrait de cette publication ne pourra être utilisé ou reproduit sans l’accord préalable de l’éditeur ISSN 2076-8508 Les appellations employées et la présentation réalisée des contenus de ce magazine n’impliquent en aucun cas l’expression d’opinions de la part du Secrétariat de l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel (ONUDI) concernant le statut légal de quelconque pays, territoire, ville, région ou de ses autorités, ni concernant la délimitation de ses frontières ou limites, ni concernant son système économique ou son degré de développement. Les termes « développé », « industrialisé » et « en développement » sont utilisés pour des raisons de commodité statistique et n’exprime pas nécessairement de jugement sur le niveau de développement atteint par un pays ou une région en particulier. L’évocation de noms d’entreprises ou de produits commerciaux ne constitue en aucun cas un soutien de la part de l’ONUDI. Les opinions, données statistiques et estimations contenues dans les articles signés relèvent de la seule responsabilité de l’auteur ou des auteurs, y compris ceux qui sont membres ou employés de l’ONUDI. Vous ne devez donc pas considérer qu’elles reflètent les opinions ou qu’elles bénéficient du soutien de l’ONUDI. Ce document a été produit sans avoir été officiellement révisé par les Nations Unies.

4 MakingIt

FORUM MONDIAL 6 Lettres 8 L’économiste aux pieds nus – Entretien avec Manfred Max-Neef, économiste chilien de renom

10 Sujet brûlant : L’énergie nucléaire est-elle nécessaire pour un avenir sans carbone ? Débat des écologistes Chris Goodall et José Etcheverry

14 Affaires des affaires – actualités et tendances

18

ARTICLES 16 Plus équitable, plus écologique et plus durable – Hedda OehlbergerFemundsenden soutient que l’initiative « industrie verte » de l’ONUDI peut s’appuyer sur les succès de la mondialisation, tout en aidant à rectifier ses défauts

18 Entretien : La révolution mondiale inachevée – Mark

Malloch Brown s’exprime sur les défis et opportunités de la mondialisation au XXIe siècle

ARTICLE PRINCIPAL 22 Le paradoxe de la mondialisation – Dani Rodrik soutient que la mondialisation fonctionne mieux lorsqu’elle n’est pas poussée à l’excès

30 Partage non équitable – Thomas Pogge se penche sur les statistiques de la pauvreté mondiale et expose une série de promesses non tenues et d’initiatives faussées

22


30

Numéro 7, 3e trimestre 2011

16

34 Mondialisation, gouvernance et G20 – Jan Wouters et Dylan Geraets soutiennent que la gouvernance en réseau doit être transparente, inclusive et responsable

36 Zoom sur un pays : Bangladesh –

Les industries manufacturière et textile et les travailleuses favorisent le progrès dans l’un des pays les plus peuplés au monde, plus un entretien avec Dilip Barua, Ministre de l’Industrie 40 Nettoyer le fleuve – Prigi Arisandi, lauréat du Prix Goldman pour l’environnement, explique comment un mouvement local contribue à empêcher les industries de polluer le fleuve qui traverse la ville indonésienne de Surabaya

POLITIQUE EN BREF 42 Au-delà de la « malédiction des ressources » 44 Moteurs du développement 46 Le mot de la fin – Katherine Lucey parle de Solar Sister, une entreprise sociale qui fournit des formations et de l’aide aux femmes pour créer des micro-entreprises liées à l’énergie solaire MakingIt 5


FORUM MONDIAL

LETTRES À propos de l’efficacité énergétique Bien que je loue Mme MoscosoOsterkorn pour sa défense active de l’efficacité énergétique (Making It, numéro 6), je dois tout de même noter que les affirmations initiales de MM Jenkins et Saunders (Sujet brûlant) restent valables, tout au moins de mon point de vue. Ils se concentraient sur les effets climatiques de l’efficacité énergétique – il va sans dire qu’ils devraient aussi reconnaître aussi que la mise en œuvre de l’efficacité énergétique apporte par ailleurs des avantages économiques et sociaux. Leur théorie de « l’effet de rebond » se concentrait également sur les pays en développement et leur soif de développement et d’énergie supplémentaire. La réponse a donné d’excellents contreexemples, mais surtout en provenance des États-Unis et du Japon. Dès lors qu’il est question de pays en développement, les exemples sont faussés – par exemple, combien de Ghanéens continueront d’acheter et d’utiliser des lampes fluorescentes compactes (LFC) lorsqu’il faudra remplacer le matériel initial ? Et si la Thaïlande est vraiment parvenue à économiser 1 725 MW de puissance de pointe (ou était-ce 1,725 MW ?), cela a-t-il compensé les nouveaux besoins de génération d’électricité ou seulement déplacé la consommation vers d’autres utilisations, comme l’affirme l’effet de rebond ?

6 MakingIt

Ne vous méprenez pas – je suis d’accord avec les affirmations plus générales de Mme MoscosoOsterkorn sur l’efficacité énergétique et j’en suis un fervent défenseur – je me demande seulement si sa réponse ne passe pas, dans ce cas, à côté de la question. l Peter Bartlett, commentaire sur le site Internet Je suis totalement d’accord avec l’opinion de M. Bartlett, mais je pense que l’impact de l’effet de rebond est totalement différent dans les pays développés et dans ceux en développement. Il est indiscutable que l’effet de rebond existe et qu’il peut avoir une incidence négative sur le changement climatique. Dans les pays où l’accès à l’énergie ne pose pas de problème – comme les pays développés – le rebond peut en effet entraîner une augmentation de son utilisation et des émissions de carbone. Dans les pays en développement, l’efficacité énergétique non seulement facilitera l’accès des pauvres, mais elle constituera également une alternative à la production d’énergie dérivée des combustibles fossiles. Si un exploitant agricole économise de l’énergie en utilisant une ampoule efficace, il peut utiliser l’énergie économisée pour allumer une seconde ampoule au lieu d’enclencher son groupe électrogène diesel ou de brûler plus de bois. Des exemples positifs au Japon et en Californie montrent que l’intervention des politiques et le soutien public peuvent changer les comportements des consommateurs. Ces réussites devraient servir de lignes directrices aux autres pays. Au Ghana, personne ne peut être forcé d’acheter des lampes fluorescentes compactes (LFC)

© Chappatte in “Le Temps”

La section « Forum Mondial » de Making It est un espace d’interaction et de discussions, dans lequel nous invitons les lecteurs à proposer leurs réactions et leurs réponses à propos de tous les problèmes soulevés dans ce magazine. Les lettres destinées à la publication dans les pages de Making It doivent comporter porter la mention « Pour publication » et doivent être envoyées par courrier électronique à l’adresse : editor@makingitmagazine.net ou par courrier à : The Editor, Making It, Room D2138, UNIDO, PO Box 300, 1400 Vienne, Autriche. (Les lettres ou les courriers électroniques peuvent faire l’objet de modifications pour des raisons d’espace).

lorsqu’elles doivent être remplacées. Néanmoins, le gigantesque marché créé par le biais de ce programme gouvernemental tire les prix des LFC à la baisse, ce qui les rend abordables pour tout le monde. l Marianne Moscoso-Osterkorn, PEREE, Vienne, Autriche

Les femmes et le Printemps arabe Re : « Un Printemps arabe pour les femmes ? » (Making It, numéro 6), entre temps, au Liban, un nouveau gouvernement a été constitué. Il est composé de 35 hommes et d’aucune femme. l MM, commentaire sur le site Internet MM, vous ne devriez pas attendre que le changement vienne du haut. Cela ne s’est jamais produit et ne se produira jamais. Ce n’est qu’en s’organisant au niveau populaire que les femmes (et les hommes) seront en mesure de faire passer en force un changement progressif. l Charlene, commentaire sur le site Internet Le Liban est une démocratie. La majorité des électeurs ont voté pour le gouvernement. Si les représentants élus appuient un conseil des ministres qui ne comprend aucune femme, c’est la démocratie en action. Vraisemblablement, les femmes libanaises (et les hommes libanais) ont voté pour les membres du parlement qui appuient le nouveau gouvernement... l Knox, commentaire sur le site Internet Il existe en effet une réaction violente dans le monde et dans la région du Moyen-Orient et de

l’Afrique du Nord quant à la position et aux droits des femmes. Celle-ci prend différentes formes. La Turquie vient de démanteler le ministère de la Femme et l’a remplacé par un ministère de la Famille. Ceci est le signe de la montée d’une vision conservatrice selon laquelle les femmes ne doivent jouer un rôle que dans la famille et non pas comme citoyennes pourvues de droits. Il serait bon de repenser la définition courante de la démocratie. Selon une opinion largement partagée, les élections libres constituent la pierre angulaire de la démocratie. Il est temps de contester cette idée. Les élections libres sont indispensables, mais elles ne garantissent pas l’inclusion, la pleine participation, la nondiscrimination ou l’égalité... l Lina Abou-Habib, commentaire sur le site Internet Il semblerait bon de repenser aussi la définition courante (médiatique) de la révolution. À entendre certains journalistes, on croirait que les événements qui se déroulent dans plusieurs pays du monde arabe sont des révolutions. Néanmoins, comme le constatent actuellement les femmes, rien n’a vraiment changé et il est certain qu’il ne s’est opéré aucune prise de pouvoir d’une classe au détriment d’une autre... l Red, commentaire sur le site Internet


Pour toute discussion complémentaire relative aux sujets évoqués dans Making It, veuillez accéder au site Web du magazine, à l’adresse www.makingitmagazine.net et à la page Facebook du magazine. Les lecteurs sont invités à parcourir ces sites et à participer aux discussions et aux débats en ligne à propos du secteur pour le développement.

Le pouvoir du riz Je pense que cet article (Une révolution dans l’électricité, Making It, numéro 6) est intéressant, car il illustre l’existence de réelles opportunités dans les régions produisant d’importants volumes de riz. C’est aussi une lecture captivante qui montre le pouvoir, littéralement, des entrepreneurs dans les pays en développement. Du point de vue de la population, on se demande combien d’entrepreneurs dans les pays en développement détiennent déjà le savoir-faire nécessaire pour mettre en œuvre des processus à base d’énergie alternative et renouvelable pour alimenter leurs propres villages en électricité, comme l’entreprise qui est présentée. Cet article soulève également des inquiétudes quant à la production de riz et par conséquent la disponibilité de bio-

ressources pouvant être gazéifiées et donc servir à produire de l’énergie. Je peux concevoir que cette méthode fonctionne bien tant que le riz est produit en masse – comme c’est le cas en Inde ou dans d’autres pays d’Asie du SudEst – mais la vidéo tournée par le fondateur de la société semble indiquer qu’ils souhaitent s’étendre sur le marché mondial, et cela ne paraît tout simplement pas faisable tant que des quantités aussi importantes d’écorces de riz ne sont pas immédiatement disponibles. Cette méthode peut-elle être appliquée à d’autres produits dérivés biologiques, ou bien estelle limitée aux écorces de riz ? Existe-t-il beaucoup d’autres entrepreneurs dans les pays en développement ayant d’autres idées en matière de ressources énergétiques et de production d’électricité ? l Sara Patalone, commentaire sur le site Internet

Le sein c’est sain Il est intéressant de constater que vous accordez de l’espace à Nestlé dans votre magazine « Créer de la valeur partagée pour la société et les actionnaires » (numéro 6, Making It). Il s’agit de la société qui, selon les groupes de campagnes sur la nutrition et l’UNICEF, le Fonds des Nations Unies pour l’Enfance, viole le Code international de commercialisation des substituts du lait maternel. Le Réseau international des groupes d’action pour l’alimentation infantile (IBFAN), qui relie 200 groupes dans 100 pays, appuie le boycott des produits Nestlé, car, selon lui, la société contourne les restrictions imposées sur la promotion des préparations pour nourrissons, contenues dans le Code international de commercialisation des substituts du lait maternel adopté par l’Organisation mondiale de la santé.

Dans les pays en développement, l’utilisation de préparations pour nourrissons augmente la probabilité que les enfants contractent des maladies d’origine alimentaire et accroît le taux de mortalité infantile. L’UNICEF estime que, par rapport à un enfant nourri au sein, un enfant alimenté à base de préparations infantiles et vivant dans des conditions peu hygiéniques court un risque 6 à 25 fois supérieur de mourir d’une diarrhée et 4 fois supérieur de mourir d’une pneumonie. Nestlé continue pourtant de promouvoir ses nouvelles préparations infantiles, en les désignant comme des « solutions nutritionnelles complètes .» Comme cela a déjà été souligné, la véritable solution nutritionnelle complète est l’allaitement maternel. l Mary Gland, par courrier électronique

MakingIt 7


FORUM MONDIAL

Amy Goodman, de Democracy Now, s'entretient avec Manfred Max-Neef, économiste chilien de renom

L’économiste aux pieds nus

Photo : Poster Boy

Pourriez-vous expliquer le concept de « l’économie aux pieds nus » ? Eh bien, il s’agit d’une métaphore, mais une métaphore qui est née d’une expérience concrète. J’ai travaillé pendant environ dix ans dans des zones d’une pauvreté extrême dans les sierras, la jungle et les zones urbaines, dans différentes régions de l’Amérique latine. Un jour, au début de cette période, je me trouvais dans un village autochtone dans la sierra, au Pérou. C’était un jour de mauvais temps. Il avait plu sans cesse et j’avais les pieds dans la gadoue. Et, en face de moi, un autre homme était aussi debout dans la boue. Eh bien, nous nous sommes regardés, et c’était un homme de petite taille, mince, affamé, sans travail, avec

8 MakingIt

cinq enfants, une femme et une grand-mère, et j’étais le grand économiste de Berkeley, qui enseignait à Berkeley, etc. Et nous nous sommes regardés, et ensuite je me suis rendu compte que je n’avais rien de cohérent à dire à cet homme en de telles circonstances et que l’intégralité de mon langage en tant qu’économiste était absolument inutile. Devais-je lui dire de se réjouir de l’augmentation de cinq pour cent du PIB, ou quelque chose dans le genre ? Tout était absurde. J’ai découvert que je n’avais pas de langage dans cet environnement et que nous devions inventer un nouveau langage. C’est ainsi qu’est née la métaphore de l’économie aux pieds nus, qui est la science que doit

pratiquer un économiste qui ose mettre les pieds dans la boue. Ce que je veux dire c’est que les économistes étudient et analysent la pauvreté dans leurs beaux bureaux, construisent tous les modèles et sont convaincus qu’ils savent absolument tout sur la pauvreté, mais ils ne comprennent pas la pauvreté. C’est ça le grand problème et c’est la raison pour laquelle la pauvreté est toujours là. Et cela a totalement changé ma vie en tant qu’économiste. J’ai inventé un langage qui est cohérent avec ces situations et conditions. Et quel est ce langage ? C’est beaucoup plus profond que ça. Enfin, il ne s’agit pas d’une recette en 15 leçons ou « satisfait ou remboursé. » Ce n’est pas le but. Le but est plus profond que ça. Je vais vous expliquer. Nous avons atteint un point dans notre évolution où nous savons beaucoup de choses. Nous savons énormément de choses, mais nous ne comprenons pas grand-chose. Le niveau d’accumulation de connaissances des 100 dernières années n’avait jamais été atteint dans l’histoire de l’humanité. Mais regardez où nous en sommes. À quoi a servi ce savoir ? Qu’en avons-nous fait ? Ce que je veux dire, c’est que le savoir n’est pas suffisant à lui seul. Il nous manque de la compréhension. La différence entre savoir et compréhension ? Je peux donner un exemple. Supposons que vous avez étudié tout ce qu’il est possible d’étudier d’un point de vue théologique, sociologique,

MANFRED MAX-NEEF est un économiste chilien, fondateur du Centro de Estudio y Promoción de Asuntos Urbanos (CEPAUR). En 1981 il a écrit From the Outside Looking in: Experiences in Barefoot Economics (Regard extérieur sur l’intérieur : expériences de l’économie aux pieds nus), le plus connu de ses livres, qui décrit ses expériences dans la pratique de l’économie parmi les pauvres en Amérique du Sud. En 1983, M. Max-Neef a remporté le Right Livelihood Award pour son travail dans les régions frappées par la pauvreté dans les pays en développement. En 1993, il a été nommé recteur de l’Universidad Austral de Chile, à Valdivia. Son dernier ouvrage, Economics Unmasked: From Power and Greed to Compassion and the Common Good (L’économie sans masque : du pouvoir et de la cupidité à la compassion et au bien commun), a été publié en 2011.


FORUM MONDIAL

anthropologique, biologique et même biochimique à propos d’un phénomène humain qu’on appelle l’amour. Le résultat est que vous savez tout ce qu’il y a à savoir sur l’amour, mais tôt ou tard vous allez vous rendre compte que vous n’allez jamais comprendre l’amour à moins de tomber amoureux. Qu’est-ce que cela veut dire ? Que vous ne pouvez prétendre comprendre que ce à quoi vous pouvez prendre part. Dès lors que nous tombons amoureux, nous sommes bien plus que deux, comme le dit la chanson latine. C’est en participant que l’on comprend. Autrement vous ne pouvez qu’accumuler du savoir. Et telle a été la fonction de la science. La science est divisée en parties, mais la compréhension est holistique. Et c’est ce qui se passe avec la pauvreté. Je comprends la pauvreté parce que je l’ai vécue. J’ai vécu avec eux, j’ai mangé avec eux, j’ai dormi avec eux, etc. Et alors vous commencez à apprendre que dans cet environnement il existe des valeurs différentes, des principes différents de ceux d’où vous venez, et que vous pouvez apprendre énormément de choses fantastiques dans le milieu de la pauvreté. Les pauvres m’ont enseigné bien plus de choses que les universités. Mais très peu de gens ont cette expérience, vous saisissez ? Ils la regardent de l’extérieur au lieu de la vivre de l’intérieur. La première chose que vous apprenez est que dans la pauvreté il existe une créativité considérable. Si vous voulez survivre, vous ne pouvez pas être un idiot. Chaque minute vous devez vous demander « que faire après ? » Qu’est-ce que je sais ? Quelle combine est-ce que je peux monter ici ? Qu’est-ce que ceci et cela, ça et ça ? Votre créativité est constante. De plus, à cela s’ajoutent des réseaux de coopération, d’aide mutuelle et toutes sortes de choses extraordinaires que nous ne trouverons plus dans notre société dominante, qui est individualiste, cupide et égoïste. C’est tout simplement l’opposé de ce que vous trouvez là-bas. Et c’est quelques fois très choquant de trouver dans les milieux pauvres des personnes bien plus heureuses que celles dans votre propre entourage, ce qui veut aussi dire que la pauvreté n’est pas seulement une question d’argent. C’est quelque chose de beaucoup plus complexe.

Alors, pour éviter une autre catastrophe, collision, si vous aviez votre mot à dire, comment cela devrait-il se passer selon vous ? À mon avis, le problème commence à l’université. L’université est aujourd’hui devenue complice de la perpétuation d’un monde dont nous ne voulons pas, car si vous n’enseignez pas quelque chose de différent aux économistes, eh bien comment diable vont-ils le changer lorsqu’ils rentreront dans la vie active ? C’est impossible. Au commencement de ma carrière d’économiste, au début des années 1950, c’était totalement différent. Nous avions quelques cours fondamentaux comme l’histoire économique et histoire de la pensée économique. Ces cours n’existent plus dans les programmes. Vous n’avez plus à connaitre l’histoire. Ce n’est pas nécessaire. Il n’est plus nécessaire de connaitre la pensée des économistes précédents. Ce n’est pas nécessaire. Vous n’en avez pas besoin. C’est de l’arrogance stupide. Non, dorénavant nous sommes certains que ça sera comme ça pour toujours, vous comprenez ? Dans ce cas, cela cesse d’être une discipline, ce n’est plus une science et ça devient une religion. Et c’est ça l’économie actuelle, l’économie néo-libérale. Donc, avant tout, il nous faut à nouveau des économistes cultivés, qui connaissent l’histoire, qui savent d’où ils viennent, comment les idées se sont formées, qui a fait quoi, etc. Ensuite, il nous faut aujourd’hui

« Les économistes étudient et analysent la pauvreté dans leurs beaux bureaux, construisent tous les modèles et sont convaincus qu'ils savent absolument tout sur la pauvreté, mais ils ne comprennent pas la pauvreté. »

une science économique qui se considère elle-même très clairement comme un soussystème d’un système plus vaste qui est fini : la biosphère. Par conséquent, la croissance économique est une impossibilité. Et enfin, un système qui comprend qu’il ne peut pas fonctionner sans le sérieux des écosystèmes. Et les économistes n’y connaissent rien en écosystèmes. Ils ne savent rien sur la thermodynamique, ni sur la diversité biologique. Ils sont totalement ignorants dans ces domaines. Et je ne vois pas en quoi cela ferait du mal à un économiste de savoir que si la faune venait à disparaître, il disparaîtrait également, car il n’y aurait plus rien à manger. Mais il ne sait pas que nous dépendons totalement de la nature. Pour ces économistes, la nature est un sous-système de l’économie. C’est complètement fou. De plus, la consommation doit se rapprocher des lieux de production. Je vis au sud du Chili, dans le « sud profond », et c’est une région fantastique pour les produits laitiers. Il y a quelques mois, j’étais dans un hôtel et là, dans le sud, au petit déjeuner, on m’a donné un petit paquet de beurre. On m’en donne un et c’est du beurre de Nouvelle-Zélande ! Enfin, ce n’est pas fou, ça ? Et pourquoi ? Parce que les économistes savent à présent calculer les coûts réels. Transporter du beurre sur 20 000 kilomètres pour l’amener à un endroit où l’on fait du beurre excellent, en affirmant que c’est moins cher, c’est d’une stupidité colossale. Ils ne prennent pas en compte l’impact des 20 000 kilomètres de transport. Quel est l’impact sur l’environnement de ce transport et toutes ces choses ? En plus, c’est moins cher parce que c’est subventionné. C’est donc clairement un cas où les prix ne disent jamais la vérité. Tout ça, c’est des combines, et ces combines causent un dommage gigantesque. Si vous ramenez la consommation près de la production, vous mangerez mieux et les aliments seront meilleurs. Vous saurez d’où ils viennent. Vous connaitrez même peut-être la personne qui les produit. Vous humanisez cela. Mais la façon dont les économistes exercent leur profession aujourd’hui est totalement déshumanisée. l Ceci est une version modifiée d'un entretien qui est d'abord paru dans Democracy Now – www.democracynow.org

MakingIt 9


FORUM MONDIAL

SUJET BRÛLANT

Photo : Geoffrey Gilson

L'énergie nucléaire est-elle nécessaire pour un avenir sans carbone ?

10 MakingIt


FORUM MONDIAL

Le tremblement de terre et le tsunami qui ont récemment dévasté le Japon ont confirmé les pires craintes des détracteurs de l’énergie nucléaire. En ce moment, partout dans le monde, les gouvernements réévaluent leurs projets nucléaires. Les peurs concernant les centrales nucléaires sont-elles pour autant pertinentes ? CHRIS GOODALL et JOSÉ ETCHEVERRY sont tous deux des écologistes – mais ils sont divisés sur le débat du nucléaire.

« Si nous croyons vraiment que le changement climatique est la plus grande menace qui n'ait jamais pesé sur la planète, il est alors crucial de parvenir à accroître les sources d'énergie à faible empreinte carbone. Le nucléaire est l'unique technologie capable de fournir des quantités importantes d'énergie au cours de la prochaine décennie. »

Goodall – Je suis en train de regarder un site Internet qui m’indique la quantité d’électricité produite selon les différentes sources d’énergie en Grande-Bretagne. Après une décennie d’incitations financières, les turbines éoliennes produisent actuellement environ deux pour cent de notre électricité. Hormis une petite quantité d’énergie hydroélectrique, toute notre électricité provient de combustibles fossiles ou du nucléaire. Les 10 centrales nucléaires de la Grande-Bretagne produisent à l’heure actuelle 10 fois plus d’énergie que celle engendrée par 3 000 turbines. Je serais ravi si l’ensemble des besoins électriques de notre économie était couvert par les énergies renouvelables, mais je ne constate aucune volonté politique d’atteindre ce but. Il faudrait dès à présent investir des milliards en technologies renouvelables. Il est impossible de diminuer rapidement les émissions de carbone sans le nucléaire. Il est possible que nous finissions par garder ouvertes de vieilles centrales électriques au charbon pendant encore 30 ans. Certains affirment qu’il suffirait de s’efforcer davantage pour persuader un public majoritairement indifférent d’accepter un nombre gigantesque de turbines et d’investir des milliards dans d’autres technologies renouvelables. Un tel idéalisme est irresponsable : si nous croyons vraiment que le changement climatique est

CHRIS GOODALL est un homme d'affaires britannique et un activiste écologiste. Il est l'auteur de How to Live a Low-Carbon Life (Comment mener une vie à faible empreinte carbone) et Ten Technologies to Fix Energy and Climate (Dix technologies pour régler l'énergie et le climat). JOSÉ ETCHEVERRY est professeur adjoint à la York University, Toronto, et président du Conseil mondial des énergies renouvelables.

la plus grande menace qui n’ait jamais pesé sur la planète, il est alors crucial de parvenir à accroître les sources d’énergie à faible empreinte carbone. Que cela nous plaise ou non, le nucléaire est l’unique technologie capable de fournir des quantités importantes d’énergie au cours de la prochaine décennie. Le mouvement écologique auquel nous appartenons n’est pas parvenu à faire en sorte que le RoyaumeUni (RU) investisse dans les énergies renouvelables et nous n’avons à présent pas d’autre choix que d’être favorables au nucléaire.

Etcheverry – Les centrales nucléaires doivent être éliminées, parce qu’elles sont dangereuses et toxiques, et qu’elles entravent l’adoption des trois options clé nécessaires à la construction d’un avenir avec de l’énergie sans carbone : conservation, efficacité et énergies renouvelables. La conservation et l’efficacité (c.-à-d. faire plus avec moins) représentent deux des trois opportunités les plus prometteuses pour créer de nouveaux emplois et aborder la question du changement climatique. Pour visualiser le potentiel : Les taux de consommation d’électricité par habitant au Canada et aux États-Unis sont honteusement supérieurs à ceux de pays industrialisés de première ligne comme le Danemark et l’Allemagne. Ces deux pays ont non seulement minimisé le niveau d’utilisation d’électricité par leurs citoyens, mais ils innovent aussi constamment en matière de conception efficace et sont devenus les chefs de file mondiaux dans le développement de sources d’énergie renouvelable. Leur succès est fondé sur la conception de politiques pragmatiques dans le domaine de l’énergie renouvelable, telles que des prix préférentiels garantis qui permettent aux entrepreneurs d’innover sur des marchés dynamiques afin de garantir une interconnexion facile, des prix équitables sur le long terme pour tous les types d’énergies renouvelables et la stabilité de l’investissement. La principale stratégie de réduction en Europe s’inspire des politiques menées par l’Allemagne en matière d’énergie renouvelable au cours des 10 dernières ‰ années, qui sont un puissant moteur

MakingIt 11


FORUM MONDIAL

SUJET BRÛLANT ‰ d’innovation industrielle et de création d’emploi. Les Allemands et les Danois ont compris qu’ils ne peuvent pas utiliser les centrales nucléaires en complément des sources d’énergie renouvelable, car il n’est pas facile de les mettre en marche et de les arrêter. De plus, ils savent aussi que la construction de centrales nucléaires les forcerait à vendre de grandes quantités d’électricité, ce qui est en contradiction évidente avec les efforts de conservation et d’efficacité. Ces leçons ont commencé à être entendues par 148 autres pays qui ont formé l’Agence internationale pour les énergies renouvelables (IRENA) afin d’élaborer rapidement un nouveau paradigme de sécurité de l’énergie et de protection du climat.

Goodall – La vaste majorité d’entre nous accueille favorablement la croissance rapide des énergies renouvelables. Pourtant, même en Allemagne à peine 17 % de l’électricité provient de ces sources. La question clé est de savoir si l’on peut espérer que la croissance des énergies renouvelables sera suffisamment rapide pour remplacer complètement les combustibles fossiles. Je pense que personne ne peut nier que le taux de croissance des sources à faible empreinte carbone est beaucoup trop lent, au RU et presque partout ailleurs. C’est pour cette raison que le nucléaire est vital – et non pas parce que nous ne voulons pas des énergies renouvelables. La seconde illusion est de croire que les mesures d’efficacité énergétique peuvent réduire considérablement la demande d’électricité. Toutes les sources indépendantes prédisent une augmentation de l’utilisation d’électricité due au chauffage domestique et au besoin de passer aux véhicules électriques. Les efforts de conservation entament à peine la demande d’énergie. Les écologistes peuvent déplorer le manque d’intérêt pour l’efficacité, mais nous devons chercher des solutions dans le monde tel qu’il est, et non tel que nous souhaitons qu’il soit. Nous avons beau ne pas aimer le consumérisme ou l’utilisation excessive d’énergie liée aux styles de vie actuels, nous ne pouvons pas changer les priorités du monde

12 MakingIt

« Les centrales nucléaires doivent être éliminées, parce qu'elles sont dangereuses et toxiques, et qu'elles entravent l'adoption des trois options clé nécessaires à la construction d'un avenir avec de l'énergie sans carbone : conservation, efficacité et énergies renouvelables. »

d’un jour à l’autre. L’énergie nucléaire est nécessaire pour satisfaire la demande de la population en matière d’électricité.

Etcheverry – J’aimerais mettre certaines choses au point concernant les centrales nucléaires : l Les centrales nucléaires sont toxiques et représentent un danger considérable pour les générations actuelles et futures (la catastrophe de Fukushima est actuellement au niveau 7, le même que celui de Chernobyl). l Il faut environ dix ans pour construire une centrale nucléaire et la conception des projets dépend fortement du contexte (ainsi, les plans d’une centrale nucléaire au Canada ne peuvent pas être copiés et collés dans des zones sismiques actives ; ils doivent subir d’importantes modifications qui, par définition, impliquent des coûts plus élevés, des délais plus longs et une expérimentation par tâtonnements). l Les centrales nucléaires sont chères et l’uranium est un minéral toxique, non renouvelable et dont les sources sont finies. l Les centrales nucléaires peuvent facilement être détournées pour la construction d’armes atomiques – une des raisons pour lesquelles cette technologie a de fervents « adeptes ». Les sources renouvelables, quant à elles : l Sont beaucoup plus sûres, ont des empreintes écologiques beaucoup plus réduites et représentent des atouts stratégiques pour les générations présentes et futures. l La plupart des systèmes d’énergie renouvelable sont fabriqués à l’heure actuelle sur des chaînes de montage et peuvent donc être déployés et mis en fonctionnement très rapidement, sur tout site adéquat. l La plupart des systèmes d’énergie renouvelable bénéficient d’économies d’échelle ; par conséquent, plus la quantité d’argent investi est élevée, plus leur coût baisse. De plus, ils utilisent des carburants abondants et bon marché, comme le Soleil et le vent, ou qui peuvent être produits localement à des prix stables, comme les biogaz et les biocarburants. l Les énergies renouvelables peuvent favoriser la reprise locale et l’autonomie énergétique. Elles désamorcent donc les sources de conflit plutôt que de se convertir en armes.


Image : Seven resist

FORUM MONDIAL

qu’environ 3 000 turbines, qui couvrent des centaines de kilomètres carrés, requièrent une quantité bien plus élevée d’acier et de béton et perturbent la faune et la flore. Revenons à l’argument central. Il n’existe nulle part dans le monde une volonté politique de développer l’électricité renouvelable en quantité suffisante. Je le regrette profondément. Les écologistes, qui regardent comment le monde avance en somnambule vers des désastres écologiques multiples, doivent agir de façon responsable et accepter que l’énergie nucléaire est l’une des quelques options dont nous disposons pour maintenir nos niveaux de vie, tout en diminuant la production de CO2 issue de la génération d’électricité.

Etcheverry – De quoi avons-nous donc besoin

Goodall – Fukushima est un horrible désastre, mais il est raisonnable d’espérer que personne ne mourra à la suite des fuites radioactives. Il est vrai que l’énergie nucléaire est très chère, mais il en est de même pour les technologies à faible empreinte carbone. La plupart des études montrent que le nucléaire est moins onéreux que les éoliennes offshore. Qui plus est, le nucléaire fournit de l’énergie de façon fiable et tout au long de l’année. Les personnes qui habitent et travaillent à proximité de réacteurs nucléaires semblent heureuses de les avoir comme voisins. Par contre, tout au moins en Grande-Bretagne, les éoliennes terrestres sont largement abhorrées. Je ne peux pas accepter l’argument selon lequel d’autres technologies ont des « empreintes écologiques beaucoup plus faibles ». Une nouvelle centrale nucléaire génère la même quantité d’électricité

« Exploiter le vent, le soleil et les vagues, nous n’avons pas besoin de ces déchets nucléaires ! »

pour nous engager sur la voie de l’énergie durable au niveau mondial ? De créativité, de courage et de volonté politique en abondance – il faut également concevoir des stratégies internationales de déploiement pour que l’énergie renouvelable présente des avantages sociaux tangibles au niveau local. Par exemple, les exploitants agricoles qui possèdent ou tout au moins bénéficient directement de turbines éoliennes les considèrent comme une source de revenus intéressante. Les écoles munies de toits solaires les considèrent comme des outils polyvalents d’enseignement. Les hôpitaux qui peuvent diminuer leurs factures de combustible et avoir de l’eau chaude bon marché grâce à l’électricité du district estiment que la technologie de production combinée de chaleur et d’électricité à partir de biomasses est un investissement intelligent. Notre principal obstacle dans la résolution du problème du changement climatique au moyen de l’énergie renouvelable, la conservation et l’efficacité est le faible niveau d’expérience de la plupart des gens concernant ces options. La stratégie la plus importante consiste à nous impliquer tous directement dans « l’apprentissage par la pratique » – et à utiliser pleinement notre créativité, qui est en soi une ressource renouvelable et illimitée. l Cette discussion a été à l'origine publiée dans le magazine New Internationalist et est sous licence Creative Commons.

MakingIt 13


tendances n L’économie mondiale, touchée par les ravages des prix élevés de l’énergie et des matières premières, subit actuellement une perte de vitesse générale. Le désastre au Japon, le ralentissement de la création d’emplois aux États-Unis et de nouvelles inquiétudes concernant l’avenir de la zone euro assombrissent également les perspectives de croissance. L’Asie est engagée dans un ralentissement bénin dû au fléchissement de la demande

occidentale et aux tentatives des décideurs politiques de contrôler l’inflation. Les prix des produits alimentaires et de l’énergie continuent d’augmenter rapidement, ce qui va probablement appeler une réponse politique qui ralentira brusquement la croissance. Pourtant, les fondamentaux de la région sont sains. Selon l’Economist Intelligence Unit (EIU), l’économie chinoise résistera au durcissement des politiques monétaires et de crédit et affichera

une croissance de 9 % en 2011. La croissance du PIB indien atteindra 8,6 %. Le taux d’expansion économique de l’Asie du Sud-Est ralentira de façon marquée, passant de 8 % en 2010 à 5,2 % cette année, un taux qui reste toutefois sain. Les économies latino-américaines sont en décélération après une performance brillante en 2010. La croissance régionale devrait ralentir à la suite du resserrement des politiques pour répondre à l’inflation galopante, passant de 6 %

en 2010 à 4,5 % en 2011. La vague d’agitation politique qui traverse le Moyen-Orient et d’Afrique du Nord (MOAN) pourrait apporter des changements positifs sur le long terme, mais l’instabilité civile affaiblit les perspectives économiques à court terme. (Economist Intelligence Unit) n 2010 semble avoir été l’année où les pays en développement ont rompu avec le passé des pays développés, souillé par les combustibles fossiles, pour s’engager vers un avenir alimenté par des énergies renouvelables propres. Et malgré le fait que cet investissement ait été principalement subventionné par

Photo : David Irwin/Ashden Awards

AFFAIRES DES AFFAIRES Nouvelles technologies nécessaires pour éviter la destruction écologique

Construction du corps de la cuisinière Toyola.

Prix décerné à Toyola

Fabricando la estructura de la estufa Toyola.

Toyola Energy Ltd. du Ghana a remporté l’or au Prix international d’Ashden pour l’énergie renouvelable. Le très convoité Prix d’or (40 000 £) a été remis à la société pour être parvenue à donner accès à plus de 150 000 cuisinières efficaces au charbon de bois à des familles à revenus faibles. Sarah Butler-Sloss, directrice et fondatrice des Prix Ashden et présidente du jury, « Toyola Energy Ltd. a pris une simple technologie de cuisinière, l’a adaptée pour la rendre plus solide et efficace, et a ensuite

14 MakingIt

concentré ses efforts pour rendre cette technologie accessible aux pauvres afin qu’ils puissent faire des économies et cuisiner dans un environnement plus propre et sain. Dans le même temps, les forêts du Ghana sont protégées et les émissions à effet de serre sont réduites. Ceci est un exemple parfait de tout ce qui peut être accompli grâce à l’utilisation de technologies énergétiques simples et propres et à la mise en œuvre de stratégies de commercialisation intelligentes et favorables aux pauvres. »

Une restructuration technologique fondamentale des processus de production est nécessaire à travers le monde pour mettre un terme à la pauvreté et éviter les probables impacts catastrophiques du changement climatique et de la dégradation de l’environnement. « Le statu quo n’est pas une option », a affirmé Rob Vos, directeur de la Division de l’analyse des politiques de développement du Département des affaires économiques et sociales du Secrétariat des Nations Unies (ONU/DAES) et principal auteur du rapport « Étude sur la situation économique et sociale dans le monde, 2011. La grande transformation technologique pour une économie verte », publié en juillet. « En l’absence d’améliorations drastiques dans les technologies écologiques et leur diffusion, nous n’allons pas inverser la destruction écologique en cours et assurer un moyen de subsistance décent pour l’ensemble de l’humanité, aujourd’hui et à l’avenir », a ajouté M. Vos.

La capacité de l’environnement mondial à supporter l’activité humaine a atteint ses limites. Environ la moitié des forêts de la planète a disparu, les nappes phréatiques diminuent et sont

« La grande transformation technologique verte »


contaminées, la biodiversité a déjà subi des pertes considérables et le changement climatique menace la stabilité de l’ensemble des écosystèmes. Au cours des 40 prochaines années, il faudra 1,9 mille milliards de dollars américains par an d’investissements cumulatifs dans les technologiques écologiques. Au moins la moitié, soit 1,1 mille milliards par an, sera nécessaire pour que les pays en développement satisfassent rapidement la demande croissante de produits alimentaires et d’énergie en appliquant des technologies écologiques. Le rapport recommande que les politiques soient guidées par quatre objectifs clés : l améliorer l’efficacité énergétique sans augmenter la consommation dans les domaines où les niveaux d’utilisation d’énergie sont élevés ; l soutenir un vaste portefeuille de développement de technologie énergétique tout en augmentant l’utilisation de technologies écologiques connues dans des lieux spécifiques ; l favoriser une expérimentation plus importante et des temps de découverte plus longs et l appliquer une gouvernance et des stratégies de responsabilité dans le développement technologique lié à l’énergie qui soient de meilleure qualité qu’à l’heure actuelle.

atteint la somme record de 211 milliards de dollars américains en 2010, soit un tiers de l’ensemble de la nouvelle capacité de production. Cela représente une hausse de 540 % depuis 2004, malgré un contexte de crise financière mondiale. Une part importante de cet investissement a visé les fermes éoliennes de grande envergure en Chine et les toits solaires de petite échelle en Allemagne. Tous deux ont bénéficié de la générosité des gouvernements sous la forme de prix préférentiels garantis et de subventions. Mais l’histoire la plus intéressante est de loin celle de l’explosion de l’énergie alternative dans des régions qui n’ont pas les moyens de financer ces systèmes, où

les ressources naturelles d’énergie (éolienne, solaire et géothermique) sont abondantes et où le coût de production d’énergie propre est à un niveau compétitif, ou presque : Égypte, Maroc, Kenya, Argentine et Mexique, entre autres. Même le Pakistan a reçu 1,5 milliard de dollars américains en investissements pour stimuler sa capacité éolienne. « Dans de nombreuses régions du monde, nous pouvons nous attendre à un bond en avant [des technologies énergétiques], » écrit dans le rapport Ulf Moslener, de la Frankfurt School of Finance & Management. « Le message fort est la croissance... Les investissements dans les combustibles fossiles restent dominants à travers le

monde, mais le fossé diminue rapidement. À l’heure actuelle, la plupart des investissements [conventionnels] servent à remplacer d’anciennes centrales à combustibles fossiles, alors que dans les énergies renouvelables ils sont destinés aux nouvelles capacités de production. » Il est vrai que le coût des énergies renouvelables restera plus élevé pendant un certain temps, mais l’économie change rapidement. Si les tendances actuelles se poursuivent dans le futur (le prix du mégawatt d’énergie photovoltaïque solaire a chuté de 60 % depuis le milieu de l’année 2008), alors il n’y a plus de retour en arrière. (Fast Company)

Photo : Gerhard Fally/UNIDO

l’État, nous nous trouvons tout de même à un tournant où les énergies renouvelables comme les énergies solaire, géothermique et éolienne (anciennes cibles des critiques qui soutenaient qu’elles ne pourraient jamais concurrencer le pétrole et le charbon subventionnés) commencent à voler de leurs propres ailes, notamment dans des régions du monde où elles sont souvent les seules sources d’électricité disponibles. D’après un nouveau rapport du Programme des Nations Unies pour l’environnement, en collaboration avec la Frankfurt School of Finance & Management et Bloomberg New Energy Finance, l’investissement dans les énergies renouvelables a

L’heure de la liberté énergétique Présent lors du Forum de l’énergie de Vienne en juin, Arnold Schwarzenegger, ancien gouverneur de la Californie, s’est exprimé sur l’accès universel à l’énergie, affirmant qu’il ne s’agit « pas seulement d’illuminer une pièce sombre ou de cuisiner sur une meilleure cuisinière. La question réside dans la liberté que nous confère l’énergie, en particulier l’énergie renouvelable. » « Nous ne devons pas être les esclaves de réseaux électriques défectueux. Nous ne devons pas

regarder nos citoyens tomber malades et mourir à cause de la pollution, » a affirmé M. Schwarzenegger. « Nous ne devons pas être inquiets à l’idée qu’un dictateur corrompu puisse se lever du mauvais pied et décider de couper l’électricité de notre pays. » La vedette de cinéma d’origine autrichienne a poursuivi : « Nous devons dire que “nous en avons assez de l’ancien ordre énergétique. Nous sommes extrêmement en colère et nous n’allons plus

l’accepter !” L’heure de la liberté énergétique a sonné. » La participation au Forum de M. Schwarzenegger marque sa détermination continue à travailler avec les Nations Unies, après son engagement l’année dernière auprès du Secrétaire général des Nations Unies, M. Ban Ki-moon, lors du lancement d’un projet visant à créer de nouveaux emplois écologiques et à diminuer les gaz à effet de serre à travers le monde.

MakingIt 15


Lors du Sommet du Millénaire des Nations Unies en septembre 2000, le plus grand groupe de dirigeants mondiaux jamais rassemblé a convenu que « le principal défi auquel nous sommes confrontés aujourd’hui est celui de faire en sorte que la mondialisation devienne une force positive pour les habitants du monde entier. En effet, bien qu’elle offre des opportunités fantastiques, à l’heure actuelle ses avantages tout comme ses coûts sont répartis de façon inégale. » Après plus d’une décennie, des inégalités croissantes continuent de menacer la durabilité du développement économique et social et la pauvreté reste très répandue, près de la moitié de la planète – plus de trois milliards de personnes – survivant avec moins de 2,5 USD par jour.

Qui perd, qui gagne ? En moyenne, la mondialisation a procuré des avantages indéniables en termes d’augmentation de la croissance et des revenus, d’amélioration des niveaux de vie, de recul de la pauvreté et d’accès aux services essentiels. Le succès de pays tels que l’Allemagne, le Japon, la République de Corée, Singapour, la Malaisie, la Chine, le Brésil et l’Inde aurait été inconcevable en l’absence de la mondialisation. Il n’est plus possible d’envisager la croissance économique d’un pays comme un processus purement interne. La liberté des échanges et l’internationalisation du capital ont permis aux pays de bénéficier d’une demande mondiale de leurs produits et de nouvelles

sources de financement. L’intensification de la concurrence et les transferts de technologie ont entraîné l’augmentation de l’efficacité et des gains de productivité. Les pays qui ont pu exploiter ces facteurs sont parvenus à sauter plusieurs étapes du processus de développement normal. L’inconvénient est que, dans un monde mondialisé et intégré, pratiquement tous les problèmes dépassent les frontières. Les récentes crises financière, alimentaire et pétrolière ont brutalement révélé les douloureuses conséquences de chocs sociaux, économiques et environnementaux qui se propagent d’un pays à l’autre. Les pays en développement sont particulièrement vulnérables aux effets de ces chocs externes et les populations les plus pauvres et les plus marginalisées du monde subissent les conséquences de crises qu’elles n’ont pas provoquées. De même, les pays en développement dans leur ensemble contribuent relativement peu au réchauffement planétaire par rapport aux pays développés, mais bon nombre d’entre eux sont touchés de façon disproportionnelle par les conditions climatiques changeantes en raison de leur emplacement géographique. Cette injustice est aggravée par le fait que les activités industrielles passées et présentes sont à l’origine de l’accumulation de richesses dans la plupart des pays développés, tout en étant responsables d’une part considérable des émissions de gaz à effet de serre des pays développés. La mondialisation était censée promouvoir la

croissance économique à travers la planète et créer des conditions égalitaires sur le marché afin que tout le monde puisse bénéficier d’un développement et de revenus accrus. Au contraire, l’exacerbation (inattendue) des inégalités – sous maintes formes et à tous les niveaux, aussi bien à l’intérieur des pays qu’entre eux – a été de loin la conséquence la plus regrettable de la mondialisation. Cette exacerbation des inégalités ainsi qu’une plus grande prise de conscience de leur existence creusent les écarts entre les groupes et les pays et augmentent l’agitation et les probabilités de conflits.

La gouvernance à l’ère de la mondialisation Au cours de la dernière décennie, la gouvernance mondiale a été dominée par un petit groupe de pays puissants qui ont tenté de minimiser le rôle du gouvernement dans la génération de richesses et la redistribution. Néanmoins, la crise financière et économique mondiale a mis à nu l’inadéquation de cette approche. De même, les politiques de laisser-faire ne se sont pas avérées très utiles pour faire face aux effets du changement climatique ou aux incertitudes concernant les futures réserves d’énergie. Une fois encore, nous nous trouvons à une croisée des chemins de la politique et la gouvernance. Cela nous offre une occasion unique de concevoir notre avenir en commun. En tant que principale institution multilatérale inclusive, les Nations Unies peuvent jouer un rôle important en facilitant un tel changement systémique.

Plus équitable, plus écologique et plus durable Hedda Oehlberger-Femundsenden soutient que l’initiative « industrie verte » de l’ONUDI peut s’appuyer sur les succès de la mondialisation, tout en aidant à rectifier ses défauts. 16 MakingIt

Photographies de l’annonce de service public de l’ONUDI diffusée sur CNN.


Une mondialisation plus équitable, plus écologique et plus durable : l’industrie peutelle aider ? L’enjeu est celui d’une révision fondamentale de l’ensemble du processus de mondialisation, afin qu’il s’appuie sur ses succès tout en rectifiant ses défauts. Les Nations Unies pensent que c’est au cœur de ces efforts qu’il faut introduire la notion d’une mondialisation plus équitable, plus écologique et plus durable, au centre du débat mondial actuel. Cette notion est étroitement liée au concept de développement durable ainsi que ses piliers économiques, environnementaux et sociaux, initialement articulés en 1987 par la Commission Brundtland, l’ancienne Commission mondiale sur l’environnement et le développement. Le programme de développement durable est un parfait exemple du rôle que les Nations Unies peuvent jouer pour faciliter le changement systémique. Le rapport Brundtland a donné la définition classique du développement durable : « Le développement durable est un mode de développement qui répond aux besoins présents sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs. » L’acceptation du rapport par l’Assemblée générale des Nations Unies a conféré de l’importance politique à ce terme et a jeté les bases du Sommet « planète Terre », un événement révolutionnaire qui s’est tenu cinq ans plus tard à Rio de Janeiro. Cette conférence des Nations Unies a représenté une étape cruciale dans l’avancée vers le développement durable, avec la signature d’accords internationaux sur le changement climatique, les forêts et la diversité biologique. Le sommet a également conduit à la création de la Commission du développement durable des Nations Unies. Au cours des 20 dernières années, le développement durable est devenu un paradigme de développement, accepté par les gouvernements, les entreprises et la société civile comme un principe de référence. Le concept de développement durable reste toutefois quelque peu vague et sa mise en œuvre opérationnelle s’est avérée difficile. La mondialisation a transformé les défis du développement durable en délocalisant la production, de sorte que les processus de production à forte intensité de ressources et d’énergie sont de plus en plus concentrés dans les pays en développement, tandis que la consommation reste fortement concentrée dans les pays développés. Par conséquent, à l’échelle mondiale, la dissociation entre l’économie et l’environnement a été infime. Le progrès continue d’être entravé par la conviction incorrecte mais courante qu’il existe une corrélation négative entre croissance économique et prospérité d’une part, et protection sociale et environnementale de l’autre. En tant qu’agence des Nations Unies spécialisée dans le développement industriel durable, l’ONUDI a concentré ses activités sur trois thématiques prioritaires étroitement liées, et qui sont toutes associées au développement durable et à la réalisation d’un processus de mondialisation plus équitable, écologique et

durable : réduction de la pauvreté par le biais d’activités productives, augmentation des capacités commerciales et environnement et énergie. Dans l’énoncé de mission qu’elle a récemment élaboré, l’ONUDI continue de souligner son engagement envers ces priorités, en insistant sur son aspiration à soutenir les États membres dans la création d’un secteur productif prospère, l’augmentation de leur participation au commerce international et la préservation de leur environnement.

Économie verte et industrie (plus) verte

« Il existe actuellement une conviction croissance que la durabilité ne sera atteinte que si l’économie fonctionne correctement. »

Le concept d’une « économie verte », lancé par le Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE), comprend également bon nombre des éléments d’une mondialisation plus équitable, écologique et durable. L’économie verte ne remplace pas le développement durable, mais il existe actuellement une conviction croissance que la durabilité ne sera atteinte que si l’économie fonctionne correctement. L’initiative de l’ONUDI pour une « industrie verte » est une approche sectorielle concrète visant à rendre opérationnel ce concept en tant que nouveau modèle pour la croissance économique et le développement. La vision de l’industrie verte met en avant la capacité potentielle des industries à dissocier la croissance économique et les revenus de l’utilisation excessive et croissante des ressources et la pollution. Un nouveau rapport intitulé L’ ONUDI et l’industrie verte : les politiques en faveur de l’industrie verte prévoit un monde dans lequel les secteurs industriels minimisent le gaspillage sous toutes ses formes, utilisent les ressources renouvelables comme matériels intrants et combustibles et prennent toutes les précautions possibles pour éviter de nuire aux travailleurs, aux communautés et à l’environnement. Les industries vertes seront créatives et innovantes et mettront constamment au point de nouvelles manières d’améliorer leur performance économique, environnementale et sociale. Cela stimulera les investissements écologiques et créera de nouveaux emplois et de nouvelles entreprises écologiques. Vingt ans après le sommet historique « planète Terre », la prochaine Conférence des Nations Unies sur le développement durable (CNUDD 2012) – également connue sous le nom de « Rio+20 » – représente une occasion cruciale pour les Nations Unies d’apporter des réponses et des solutions spécifiques au double défi de la durabilité et de la mondialisation. Ce qu’il faut c’est un programme orienté vers l’action qui permette de réaliser la vision d’un processus de mondialisation plus équitable, écologique et durable. L’adoption d’une approche sectorielle telle que l’industrie verte est une façon de rendre opérationnel le concept d’économie verte, contribuant ainsi à concrétiser cette vision. l Hedda Oehlberger-Femundsenden est une spécialiste de la planification stratégique à l’Organisation des Nations Unies pour le développement industriel (ONUDI)

MakingIt 17


Photo : Stefan Magdalinsk

Entretien Rahim Kanani s’entretient avec Mark Malloch Brown à propos de son nouveau livre, The Unfinished Global Revolution: The Pursuit of a New International Politics (La révolution mondiale inachevée : la recherche d’une nouvelle politique internationale), qui explore les défis et les opportunités de la mondialisation au XXIe siècle.

La

révolution mondiale Vous affirmez que le principal problème du XXIe siècle est qu’à mesure que nous sommes de plus en plus intégrés, nous sommes de moins en moins gouvernés. À quel moment ce changement s’est-il opéré et où en sommes-nous aujourd’hui dans le continuum de cette « révolution mondiale inachevée » ? Au cours des quelque vingt dernières années, deux grandes tendances se sont manifestées, qui sont en conflit inhérent entre elles. Par chance, j’ai vécu à leur intersection. La première tendance est que partout dans le monde les gens exigent d’avoir davantage leur mot à dire sur leurs propres vies. Ceci a entraîné d’incroyables révolutions de pouvoir populaire, depuis les Philippines et l’Amérique latine, jusqu’en Europe de l’Est et en Afrique et, récemment, en Égypte. Progressivement, les pouvoirs d’un seul homme ont été révoqués et les Politburos et généraux ont été destitués, les peuples ayant exigé un contrôle démocratique sur leurs sociétés et leurs vies.

18 MakingIt

MARK MALLOCH BROWN est un ancien ministre d’État du ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth du gouvernement britannique, responsable de l’Afrique, de l’Asie et des Nations Unies. Auparavant, il a occupé les fonctions de Secrétaire général adjoint des Nations Unies (2006), de chef de cabinet de Kofi Annan, Secrétaire général des Nations Unies (2005), et d’administrateur du Programme des Nations Unies pour le développement (1999-2005). Plus tôt dans sa carrière, il a occupé les postes de vice-président des affaires extérieures de la Banque mondiale et de vice-président des affaires relatives aux Nations Unies.

Photo : World Economic Forum/Youssef Meftah

inachevée

J’ai été présent lors de bon nombre de ces révolutions, d’abord en tant que conseiller politique de candidats insurgés comme Cory Aquino aux Philippines et ses homologues en Amérique latine et en Europe de l’Est. J’ai ensuite été témoin d’une nouvelle étape de ces changements et me suis retrouvé mêlé à bien plus que ma juste part de ces transformations en tant que haut fonctionnaire international puis comme ministre du gouvernement. Comme je le décris dans le livre, j’ai vu suffisamment de choses pour comprendre que la plupart, si ce n’est tous ces débordements démocratiques n’ont pas été à la hauteur des attentes de ceux qui ont rempli les rues pour célébrer la victoire démocratique. L’ancien ordre, la corruption, l’inégalité et l’absence de liberté réelle ont souvent persisté, malgré le nouvel habillage démocratique. Il est néanmoins impossible de douter du profond désir de contrôler nos vies et d’avoir la liberté de faire nos propres choix dans un cadre


« (Sur) le long cheminement, que nous avons à peine entamé, vers la construction d'une démocratie mondiale... »

démocratique, dans lequel nous comptons sur la protection de la terre pour nous et nos familles. La démocratie, qui avant était une aspiration minoritaire, de luxe, pour une élite occidentale, est à présent devenue une exigence quasi planétaire. Ce raz de marée politique de notre époque déferle sur les rochers d’une autre grande tendance des décennies récentes : l’impact de la mondialisation. Bien qu’elle ait impulsé le changement tout au long de nos vies et même rendu possible bon nombre des changements démocratiques nationaux grâce à ses technologies de communication de masse – le rôle de Facebook et Twitter en Égypte en est témoin – elle a également détourné notre démocratie de façons inattendues. Ce que je veux dire c’est que nos vies sont devenues intégrées au niveau mondial : depuis la finance internationale qui sous-tend les économies nationales, aux origines lointaines

d’où proviennent nos aliments et nos produits de consommation, en passant par les services postmarché des banques et par l’origine du personnel dans nos hôpitaux. Nous vivons nos vies dans une dépendance croissante envers les voyages internationaux pour le travail et le plaisir. Tout ceci a des conséquences sur la démocratie nationale. La réglementation de la finance, du commerce, de la santé publique, de la sécurité et de toutes les autres dimensions d’une économie mondiale dépasse le pouvoir individuel des pays – même les plus puissants. Un pays ne contrôle qu’un ou deux maillons de la chaîne de la finance ou de la propagation d’une maladie infectieuse. C’est le dilemme que je tente d’exposer en tant que défenseur de la démocratie et champion d’une meilleure gestion de nos affaires internationales. Je décris l’évolution de ma façon de penser après avoir découvert combien il est difficile d’amener ce moment fort de la révolution démocratique du pouvoir de la rue du

peuple vers des lieux internationaux lointains, où sont prises de plus en plus de décisions qui influencent nos vies. Je suis en mesure de décrire dans ces pages ces lieux inaccessibles et leur fonctionnement, car au long de mon propre cheminement je suis passé d’activiste démocratique à haut fonctionnaire international, où j’ai pris part à des délibérations importantes et exercé des rôles de gestion de premier rang à travers le système. En effet, je doute que quiconque ait eu la chance de bénéficier d’une expérience aussi vaste que la mienne de direction au sein d’un système émergent de gouvernance internationale. Ceci est donc l’histoire de deux révolutions inachevées : d’une part, les imperfections et l’état inachevé de la démocratie locale et nationale, confrontée à la persistance d’anciens groupes de pouvoir et de la pauvreté et la marginalisation et d’autre part le long cheminement vers la construction d’une démocratie mondiale sur ‰

MakingIt 19


‰ lequel nous venons seulement de nous engager – en partie parce qu’il est plus compliqué que le concept de faire correspondre une voix à chaque personne ou pays. Nous avons à peine commencé à déterminer comment nous gouverner nous-mêmes au niveau international. Effectivement, le monde est rempli de politiciens jaloux, qui défendent leurs propres prérogatives au nom de la souveraineté nationale et qui pensent que nous ne devrions même pas tenter cette aventure. Dans ce paysage international changeant, quelle est l’obligation de la génération présente vis-àvis de la prochaine ? Eh bien, la génération présente est probablement la dernière génération non réglementée au plan international. Nous pouvons nous ruer sur les ressources mondiales finies comme l’énergie, l’eau, les matières premières, les forêts, la terre et l’océan, comme si demain n’existait pas ! Nous sommes également libres de déplacer notre argent, à la recherche de lieux où la réglementation est faible, où nos biens ne sont pas imposés et où la surveillance est laxiste. Ainsi, de nombreuses entreprises emploient une myriade d’avocats et de comptables fiscalistes pour tirer parti de ce système international hétérogène, où l’argent est international, mais les réglementations sont locales. Nous allons tout au moins devoir expliquer à la prochaine génération pourquoi, dans un monde à la population croissante, nous n’avons pas réfléchi et agi plus clairement et avec prévoyance pour traiter ces questions. Pourquoi n’avons-nous pas compris que, dans une économie mondialisée, permettre la complaisance des politiciens, qui ont continué de déterminer eux-mêmes les réglementations au niveau national, ne pouvait engendrer que l’incohérence et l’abus ? Que pouvons-nous faire pour y remédier ? Agir dès à présent et commencer à appliquer le mode adéquat de négociations internationales, celui qui permettra de créer pour l’avenir des cadres propices à une gestion juste et inclusive au plan international de ces problématiques. Dans votre livre, vous soutenez qu’à mesure que les politiciens nationaux cèderont le contrôle à des forces mondiales impersonnelles, ils devront faire preuve de plus d’efficacité en tant que participants aux mécanismes internationaux tels que les Nations Unies. Pouvez-vous nous donner quelques exemples de cette tendance et préciser quelles sont les conséquences potentielles associées à une dépendance accrue vis-à-vis d’un système comme l’ONU, qui nécessite encore de nombreuses réformes pour fonctionner efficacement ? Lorsque nous analysons le cycle de négociations commerciales de Doha, qui a été jusqu’à présent aussi difficile qu’infructueux, nous constatons que les politiciens n’interviennent que parce qu’ils pensent qu’un accord favorisera la création d’emplois dans leurs pays. Ainsi, pendant des mois, les négociations commerciales sont déléguées à des ambassadeurs à Genève, souvent peu motivés à arriver à un accord, étant donnée l’agréable sinécure que représente la vie à Genève. Soudain, les politiciens qui font face à une

20 MakingIt

« Nous avons à peine commencé à déterminer comment nous gouverner nous-mêmes au niveau international. Effectivement, le monde est rempli de politiciens jaloux, qui défendent leurs propres prérogatives au nom de la souveraineté nationale et qui pensent que nous ne devrions même pas tenter cette aventure. »

croissance molle et à des niveaux d’emploi trop bas dans leur pays se mettent au travail et les dirigeants commencent à échanger des appels frénétiques. La Maison blanche, Downing Street et leurs équivalents indiens et chinois sont impliqués. Dans ce cas, avec peu de résultats, mais le point essentiel est clair : les politiciens reconnaissent que le commerce international est important. De même, en 2008-2009, lorsque le monde a été confronté à la débâcle financière, les dirigeants se sont accrochés. De Bush à Brown, ils ont tous reconnu que la survie de leurs économies nationales dépendait d’une action internationale coordonnée. Bon nombre de ces exemples d’actions politiques coordonnées se déroulent, cependant, en dehors de l’ONU. Il est triste de constater qu’elle est perçue comme inefficace. Elle a été

blackboulée par bien des gens en raison de sa façon de gérer les négociations sur le changement climatique. Elle a été absente lors de bon nombre de confrontations politiques cruciales au cours des dernières années. L’âpre vérité est qu’elle va devoir passer à la vitesse supérieure pour ne pas être écartée du jeu dans le nouvel ordre multilatéral. Cependant, il ne faut pas ignorer le fait que sa plus grande source de faiblesse est aussi celle de son unique légitimité : tous les pays sont membres. Et bien qu’un noyau dur de pays puisse s’accorder sur une approche en matière de réglementation financière ou de changement climatique dès lors qu’ils ont des intérêts importants dans la question, cet accord ne sera pas appliqué de façon universelle, à moins que l’ensemble des 192 pays de la communauté mondiale, souvent méfiants, souvent en opposition, ne l’approuve. Ainsi, la partie dynamique de la négociation aura beau passer de l’ONU à des associations nationales ou autres acteurs plus concentrés sur un but déterminé, elles auront probablement toujours besoin de l’ONU pour le sceau d’approbation final. L’ONU ne jouerait donc qu’un rôle restreint. Tel semble être son destin, à moins qu’une nouvelle génération de dirigeants semblables à Kofi Annan n’occupe à nouveau des postes clé. Comme je l’affirme dans le livre, Kofi et d’autres dirigeants aux côtés de qui j’ai travaillé se sont distingués par leur proactivité et leur capacité à pressentir une possibilité de consensus créatif et allant dans le sens du progrès, puis à orienter, négocier et cajoler les gouvernements pour qu’ils y parviennent. C’est en procédant ainsi que l’ONU peut produire des résultats remarquables. Si le président Obama vous accordait une audience pour discuter du rôle des États-Unis dans le renforcement du système des relations internationales et des mécanismes mondiaux comme les Nations Unies, quelle serait votre recommandation ? Le sénateur Obama s’est rendu à l’ONU plusieurs fois, lorsque j’étais Secrétaire général adjoint. Nous avons parlé du Darfour et d’autres régions conflictuelles. J’ai éprouvé un franc respect pour son penchant instinctif pour le multilatéralisme comme moyen de faire avancer les droits de l’Homme et résoudre les conflits qui lui tenaient très à cœur. Il comprenait que, s’il est brandi seul, le « gros bâton américain » ne donne que rarement les résultats qu’il désirait à travers le monde. Mais, à cette époque déjà, sa foi dans le multilatéralisme en tant que force de progrès était mêlée d’un scepticisme perceptible quant à la capacité de l’ONU à répondre aux besoins des grandes tâches, comme le maintien de la paix au Darfour. La première de ses deux inquiétudes semblait être le conservatisme institutionnel chronique lié à l’obéissance aux droits souverains des gouvernements, y compris les plus mal en point comme le Soudan. Comment sauver le peuple du Darfour si leurs propres persécuteurs au Khartoum doivent approuver toutes les mesures ? Sa seconde inquiétude apparente était qu’une organisation ayant de tels gouvernements aux commandes avait peu de chance de compter


sur une culture interne de l’ingéniosité, de la morale ou de la prise de risques pour traiter vigoureusement les crises. Le président Obama m’a donné l’impression d’être à la fois un multilatéraliste inconditionnel et un partisan conditionnel de l’ONU. Il n’existe qu’une façon de le convaincre du contraire. L’ONU doit donner des résultats. Cela, à son tour, requière un leadership qui prend des risques et qui est de nouveau prêt à mettre au défi le monde, y compris les États-Unis, de mieux faire. Si vos interlocuteurs étaient les dirigeants de la Chine, de l’Inde ou du Brésil, et que le sujet était l’avenir du système international, en quoi votre recommandation diffèrerait-elle ? J’aurais l’audace d’offrir une leçon d’histoire aux dirigeants de la Chine, de l’Inde et du Brésil. Je m’étendrais sur des événements dont ils n’ont pas forcément connaissance – le lancement de la conception des Nations Unies par Franklin D. Roosevelt, alors que les États-Unis venaient d’entrer dans la Seconde Guerre mondiale, et le fait que son intention ne se bornait pas à l’exportation des valeurs libérales américaines à travers le monde. Elles étaient plutôt considérées comme un système de partage de la responsabilité de la sécurité internationale. Roosevelt avait compris que le rôle des États-Unis allait être celui de gendarmes du monde, mais il savait également que les Américains exigeraient que le pays concentre ses ressources sur le front domestique. L’ONU est devenue le véhicule pragmatique pour résoudre cette double exigence et dévier les appels au leadership américain vers un système robuste de leadership mondial, où les responsabilités sur les questions de sécurité et de développement sont partagées. Aujourd’hui la Chine, l’Inde et le Brésil sont confrontés à des exigences similaires de s’engager dans le leadership international tandis que leurs peuples veulent qu’ils continuent à traiter une longue liste de problèmes domestiques non résolus. Comme pour les Américains en 1945, l’ONU offre à leurs dirigeants une façon peu onéreuse d’honorer les responsabilités qui leur sont imposées. Ils doivent pour cela s’impliquer de nouveau dans l’organisation qu’ils ont jusqu’à présent toujours eue en aversion sous prétexte qu’elle était trop dominée par les pays occidentaux. Si l’on se penche sur la crise financière de 2008, quelle est la relation entre le besoin de gouverner l’économie mondiale avec des institutions internationales et celui de donner à des institutions similaires le pouvoir et la responsabilité de traiter des questions relatives à la santé publique, la pauvreté ou le changement climatique ? Le saut vers un G20 doté de pouvoirs s’est produit en 2008 en raison d’une crise financière qui a menacé la stabilité des gouvernements et tous nos moyens de subsistance. Pendant un court moment, à cause de la crise, les dirigeants ont été surpris par la force et la cohérence de leurs propres actions. En tant qu’envoyé au G20 du premier ministre Gordon Brown, j’ai pu constater que l’on se trouvait à un point culminant et, effectivement, le rythme des

« Ainsi, la partie dynamique de la négociation aura beau passer de l’ONU à des associations nationales ou autres acteurs plus concentrés sur un but déterminé, elles auront probablement toujours besoin de l’ONU pour le sceau d’approbation final. »

accords sur les actions communes a brusquement chuté après le Sommet de Londres en avril 2009, dès lors que la crise s’est estompée. Ainsi, bien que l’appel à l’action mondiale en matière de santé publique, pauvreté et changement climatique soit tout aussi fort, il manque le sentiment de crise et de menace générale qui a été le moteur de l’action sur le thème de la finance. Il y a eu de bons moments – l’action concertée contre le VIH/SIDA, lorsqu’il a menacé de se convertir en un fléau mondial, ou encore un engagement intermittent pour lutter contre la pauvreté – mais nous n’avons pas encore acquis une conscience politique internationale qui nous permette de comprendre que nous devons nous inquiéter des mauvais quartiers voisins. À l’instar des Américains ou des Britanniques qui, un siècle en arrière, ont commencé à reconnaître que l’État doit traiter le

problème de la pauvreté au lieu de le laisser uniquement aux mains de la charité privée, nous sommes également, je pense, sur le point de donner un grand saut en avant de l’imagination concernant nos responsabilités en tant que citoyens. Que nous croyions en des solutions de marché de droite pour la pauvreté mondiale ou plutôt en des interventions sociales de gauche, nous commençons à accepter qu’il est de notre ressort de nous inquiéter de la pauvreté mondiale, même si nous sommes en désaccord quant aux solutions. Avec le déploiement de la « révolution mondiale inachevée » et après avoir occupé pendant de nombreuses années des fonctions dans toute une série d’institutions publiques, privées et à but non lucratif à travers le monde, quelles idées souhaiteriez-vous impartir aux jeunes leaders émergents dans le secteur social, qui pourraient être désenchantés par l’inefficacité et la bureaucratie des institutions internationales et leur incapacité à relever les défis du XXIe siècle ? Avant tout, le tableau d’action des jeunes leaders est vaste : ONG, l’ONU, les affaires. Pratiquement toutes les organisations sont en train d’évoluer vers un modèle plus international et cela génère des opportunités de carrières plus longues à l’étranger. Leurs choix ne doivent donc pas se limiter à la dimension officielle d’un système international. Il n’est ni assez grand, ni assez divers pour nous concerner tous. Ils doivent donc saisir leur chance dans leur domaine de prédilection et prendre conscience que les anciennes et nouvelles organisations devront se réinventer continuellement pendant un siècle de changements perpétuels et de probables bouleversements radicaux. Enfin, il faut qu’ils comprennent que le nouveau leadership devra s’écarter de la figure de mâle dominant rendue populaire par le modèle hollywoodien du leader d’État et d’entreprise. Nous allons probablement voir moins de titans héroïques à la mâchoire proéminente aboyer des instructions à différents subordonnés et, au lieu de cela, nous trouver face à un consensus plus modéré, avec des leaders qui cherchent la compréhension et la conquête émotionnelle des équipes interculturelles avec lesquelles ils travaillent. Kofi Annan. Non pas George Bush. Qu’est-ce qui vous inquiète le plus à propos de la « révolution mondiale inachevée » ? Le fait qu’elle soit inachevée et que, dans un monde qui croît au rythme de 200 000 personnes par jour, il nous reste peu de temps pour nous organiser. Et qu’est-ce qui vous rend le plus optimiste ? Le fait que, jusqu’à présent, l’innovation, l’adaptation sociale et des individus remarquables – pas uniquement des leaders mondiaux extraordinaires, mais aussi des membres de la société civile et des entrepreneurs, dont certains travaillent dans des circonstances des plus difficiles – nous ont préservés de l’échec.

lRahim Kanani est le fondateur et le rédacteur en chef de World Affairs Commentary. Découvrez d’autres entretiens avec des leaders mondiaux du développement international, de la philanthropie et de l’éducation, et bien plus encore sur www.RahimKanani.com.

MakingIt 21


LE

PARADOXE DE LA MONDIALIS DANI RODRIK soutient que le paradoxe suprême de la mondialisation est qu’elle fonctionne mieux lorsqu’elle n’est pas poussée trop loin. Ce paradoxe doit se refléter dans les nouveaux accords économiques internationaux, qui reposent sur des délibérations démocratiques au sein des États nationaux, où elles se produisent réellement.

22 MakingIt


Foto: Iva Zimova/Panos

ATION

MakingIt 23


Dani Rodrik est le professeur d’économie politique internationale de la chaire Rafik Hariri, à la John F. Kennedy School of Government de l’université de Harvard, aux États-Unis. Il a publié de nombreux ouvrages dans les domaines de l’économie internationale, du développement économique et de l’économie politique. Ses recherches se concentrent sur la détermination de ce qui constitue une bonne politique économique et la question de savoir pourquoi certains gouvernements l’adoptent mieux que d’autres. Son dernier livre est intitulé The Globalization Paradox: Democracy and the Future of the World Economy (Le paradoxe de la mondialisation : la démocratie et l’avenir de l’économie mondiale). Il est né et a grandi à Istanbul, en Turquie.

La seconde idée est que le principal lieu de gouvernement légitime reste à l’heure actuelle l’État nation. Les nouvelles idées concernant les mécanismes de gouvernement qui dépassent le niveau de l’État nation sont très créatives. Plusieurs mécanismes de gouvernement mondial sont proposés : ceux des organisations traditionnelles multilatérales ou internationales, dans l’esprit du Fonds monétaire international ou de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ; des formes plus récentes de gouvernement « en réseau » basées sur des réseaux d’autorités de réglementation ; différentes formes d’organisations non gouvernementales transfrontalières ou encore le mouvement de responsabilité sociale des entreprises. Cependant, bien que toutes ces méthodes de gouvernement transnational soient très intéressantes, importantes et innovantes et s’efforcent de gérer les conséquences de l’extension des marchés au-delà des gouvernements nationaux, ces structures sont néanmoins faibles et risquent de le rester. Il est peu probable qu’à elles seules elles parviennent à soutenir plus qu’une version relativement limitée de la mondialisation, car les délibérations démocratiques restent concentrées en grande partie au niveau de l’État nation. La troisième idée est que les différents États nations ont des préférences distinctes quant à la forme que devraient prendre ces institutions de gouvernement. Du fait de la particularité de leurs trajectoires historiques, de leurs cadres culturels et de leurs niveaux de revenus et de développement, ils ont des préférences et des besoins différents. Les attentes locales relatives à la forme que devraient prendre ces institutions varient donc d’une région du monde à l’autre, notamment en matière de mécanismes de protection sociale, de réglementation financière, d’institutions du marché du travail, ou encore des normes de santé des consommateurs et de sécurité. Cette diversité est naturelle. Il n’existe rien dans la théorie ou la pratique qui suggère que le capitalisme, ou plus généralement tout système basé sur le marché, donne lieu à une forme de gouvernement uniforme, avec un ensemble unique de réglementations devant être harmonisées au plan mondial ou que différents pays ont nécessairement des préférences similaires quant à la forme que doivent prendre ces différentes institutions de réglementation.

24 MakingIt

démocratique

diversité

Gouvernement

mobilité du travail

Permettez-moi de commencer par construire mon argument autour de trois idées clé. La première est l’idée selon laquelle les marchés doivent côtoyer les institutions de gouvernance et de réglementation qui les sous-tendent. Ceci est un corolaire de la notion d’Adam Smith selon laquelle la division du travail est limitée par l’étendue du marché. Mon corolaire est l’idée que l’étendue du marché est, à son tour, limitée par la portée de réglementations et d’une gouvernance viables, et j’insiste sur la notion de viabilité. Nous constatons jour après jour que les marchés sont des institutions qui requièrent le soutien d’autres institutions non marchandes. Les institutions non marchandes sont essentielles à la création de tout type de marché de portée internationale. Les marchés ne se créent pas eux-mêmes, ne se réglementent pas euxmêmes, ne se stabilisent pas eux-mêmes et, surtout, ils ne se légitiment pas eux-mêmes. C’est la raison pour laquelle les marchés intérieurs qui fonctionnent bien opèrent toujours dans le cadre d’une myriade d’institutions réglementaires qui prennent en main les défaillances du marché, les asymétries de l’information et les problèmes d’incitation commerciale. Les règles nécessaires sont contenues dans les institutions macroéconomiques – institutions de stabilisation monétaire et fiscale. Pour ce qui est du gouvernement au sens plus large, les règles sont contenues dans des institutions politiques qui fournissent également des filets de sécurité, la protection sociale, l’Étatprovidence et, surtout, bien entendu, la démocratie politique, garantissant que les marchés opèrent d’après un ensemble de règles qui fonctionnent par le biais de modes légitimes de choix public. Par conséquent, la première idée clé est que des problèmes surgissent dès lors que les marchés dépassent les limites des institutions de gouvernement nécessaires pour les soutenir.

gouvernance mondiale

souve G20


Un patchwork En rassemblant ces trois idées, il apparaît clairement que nous nous trouvons face à une économie qui se présente sous la forme d’un patchwork en termes de gouvernement et il y a peu de chances que cela change. Nous devons intérioriser l’idée que l’économie mondiale sera toujours divisée en différents régimes politiques et que les frontières juridictionnelles continueront d’exister. Cette conclusion est quelque peu décevante. Elle nous force à diminuer nos attentes quant à la réalisation d’un marché véritablement mondial et l’atteinte de ce que j’appelle « l’hyper-mondialisation », qui se réfère à l’idéal d’une économie mondiale dans laquelle les frontières nationales n’ont plus d’importance, étant donné qu’elles n’imposent aucun coût de transaction sur les échanges économiques. Lorsque l’équilibre entre la portée du marché et celle d’une réglementation « viable » est faussé, nous nous trouvons généralement confrontés à deux types de problèmes : 1) Nous sommes confrontés à des problèmes de légitimité lorsque nous essayons de pousser trop loin les règles internationales et d’harmoniser les accords institutionnels au-delà de ce que le permettent les considérations politiques intérieures. Je pense que le meilleur exemple de cela est la difficulté dans laquelle se trouve l’actuel régime commercial mondial. D’ailleurs, l’OMC est l’une des institutions les moins populaires au monde. Cela s’explique en grande partie par le fait que nous sommes allés trop loin dans l’élaboration de règles au sein du régime commercial mondial. 2) D’un autre côté, lorsque ces règles n’existent pas, lorsque le régime de gouvernement international reste faible ou les règles sont extrêmement spécifiques par pays, nous sommes alors confrontés à des problèmes d’inefficacité et d’instabilité. Telle a été la malédiction de la mondialisation financière. Je pense que ce que nous avons vécu lors des crises financières et des problèmes de contagion et de volatilité financière mondiale est lié, entre autres, au fait que nous vivons dans un monde où les marchés financiers sont de plus en plus internationaux, tandis que les accords réglementaires et de stabilisation continuent d’être basés au niveau des États nations. Nous ne comptons sur aucune sorte d’autorité de réglementation mondiale, d’emprunteur mondial de dernier ressort ou de politiques fiscales internationales.

problèmes croissance économique crises financièresmécanismes

réseaux

protectionnisme ouvert

OMC

raineté nationale commerce L’État nation Ayant fait le tour de mon raisonnement, je ne pense pas que nous devions mettre un frein à nos ambitions sous prétexte que l’État nation continue d’avoir du pouvoir et j’estime que la reconnaissance de la position centrale des États nations dans l’économie mondiale n’est pas forcément une mauvaise chose. Nous avons plus de chance de contribuer à une économie mondiale saine si nous reconnaissons la validité des contraintes plutôt que de nous efforcer de les éviscérer. En fin de compte, l’affaiblissement des accords intérieurs de gouvernement n’avantagerait personne. Que vous acceptiez ou non mon raisonnement concernant les avantages d’une économie mondiale divisée entre les différents régimes politiques nationaux, il est probable que le monde évolue vers une forme beaucoup plus centrifuge d’équilibre des forces politiques. Ceci est dû, en partie, au déclin du rôle des États-Unis dans l’économie mondiale et au fait que l’Union européenne continuera sans doute de se préoccuper vivement de sa propre crise financière et de son propre processus ‰ d’unification.

MakingIt 25


‰ Puissances montantes En ce qui concerne les puissances montantes, en tête desquelles se trouve bien sûr la Chine, mais aussi d’autres pays comme le Brésil, l’Inde, la Turquie, l’Afrique du Sud et la Russie – bien qu’ils diffèrent sur de nombreux plans – elles ont toutes une chose en commun : l’importance considérable qu’elles ont tendance à accorder à la valeur de la souveraineté nationale. Ces nouvelles puissances défendent donc un monde où l’État nation est important et où les acteurs seront de moins en moins prêts à céder leur souveraineté en faveur de mécanismes de gouvernance transnationaux ou mondiaux. Nous risquons en tout cas de manquer de leadership mondial. Cette perspective pourrait sembler pessimiste si l’on considère le fait que, pour maintenir une économie mondiale saine, nous avons besoin de beaucoup de coopération internationale, de gouvernance internationale et d’élaboration de règles internationales. Cela pourrait suggérer que l’avenir s’annonce plutôt sombre. Mais je ne pense pas que ce soit la bonne façon d’envisager la situation, car pour maintenir une économie mondiale saine, il faut tout simplement s’assurer que les pays fassent ce qui est bon pour eux. Ils doivent défendre leurs propres intérêts et non ceux de l’économie mondiale. C’est ce point qui n’est pas très bien compris.

Biens semi-privés Nous avons tendance à nous représenter l’économie mondiale en utilisant l’analogie des biens communs planétaires – nous pensons que l’économie mondiale est une sorte d’écosystème planétaire. Cette façon de se représenter les politiques commerciales et financières est incorrecte, dans le sens que celles-ci sont ce que l’on pourrait appeler des « biens semi-privés » du point de vue de chaque nation. Lorsque nous, économistes, enseignons les bénéfices du commerce et les vertus des avantages comparatifs, nous indiquons que cela est bon en soi et individuellement pour chaque

centrifugal hyper-mondialisa gouvernance ONGs instabilité F barrières

entreprise

arrangements de stabilisation

subventions

se réglementer

transparence

pays. Nous n’enseignons pas que le commerce est positif parce qu’il permet d’offrir des avantages au reste du monde. Ce que nous affirmons c’est que le commerce est bon parce qu’il permet aux pays d’allouer plus efficacement leurs propres ressources. Ceci est très différent des véritables biens communs planétaires, comme dans le domaine du changement climatique. En effet, si chaque nation faisait uniquement ce qui n’était bon que pour elle-même, nous irions tous au diable ensemble, car personne ne serait motivé à investir dans la lutte contre le changement climatique. Les politiques commerciales et financières sont différentes, car elles concernent des biens semiprivés, et bien que les pays adoptent des politiques qui sont bonnes pour eux-mêmes, ils appliquent tout de même des politiques économiques ouvertes. Donc, au fond, sous réserve de quelques précautions, une économie ouverte est en réalité dans l’intérêt individuel de chaque pays. Cela ne va pas sans conséquence, bien entendu. Des retombées sont possibles, avec des effets sur les termes des échanges, voire des effets mercantilistes. C’est pour cette raison qu’à mon sens les politiques commerciales et financières ouvertes sont des biens semi-privés et non des biens purement privés du point de vue de chaque pays. Par exemple, lorsqu’un pays applique des politiques protectionnistes afin de se « protéger » pour des raisons inadéquates au plan économique, la majeure partie des coûts est en réalité supportée non pas par le reste du monde, mais par des groupes particuliers au sein de ce pays.

26 MakingIt


Le corolaire de ceci est que dès lors que des États nations ont effectivement un espace de manœuvre pour sélectionner leurs propres politiques commerciales et financières et leurs propres accords institutionnels, leur permettant d’imposer d’éventuels coûts de transaction sur le commerce transfrontalier et les relations financières, ils ne doivent pas s’engager sur la voie épineuse du protectionnisme.

Subventions agricoles

douanières

transactions

souveraineté

tion MI

Je ne prétends pas que les modèles économiques qui résultent de politiques démocratiques produiront forcément des résultats souhaitables. Par contre, je soutiens que lorsque les politiques démocratiques fonctionnent mal, les coûts encourus par l’économie mondiale sont principalement payés par les locaux et non pas par le reste du monde. Les subventions agricoles en sont, bien entendu, un excellent exemple, car nous sommes en présence « d’un échec crucial de l’économie mondiale ou des accords de gouvernance internationale » quant aux règles commerciales. Des pays comme les États-Unis, certains pays d’Europe, le Japon ou encore la Corée, qui appliquent des taux élevés de subventions ou de protections agricoles, génèrent des conséquences néfastes pour les pays exportateurs de produits agricoles. Bien évidemment, selon la logique économique fondamentale, les pays qui subventionnent leurs produits agricoles apportent au contraire un avantage au reste du monde, qui y gagne sur le plan des termes des échanges. Ceci étant dit, la réponse à la question « Qui paie le coût de ces politiques ? » est que ce sont les consommateurs et les contribuables du pays qui supportent ces coûts. Le principal échec n’est donc pas en soi celui des règles internationales. C’est l’échec des délibérations intérieures, de la démocratie intérieure. Ces politiques sont extrêmement onéreuses du point de vue de chaque pays, et si une démocratie finit par déclarer que, malgré ces coûts, elle souhaite tout de même appliquer ces politiques, ce n’est pas parce qu’elle cherche à imposer ces coûts à d’autres, mais parce que les démocraties ont le droit de commettre leurs propres erreurs.

Des gains supérieurs Le point essentiel est qu’étant donné que les coûts des « mauvaises » politiques commerciales et financières sont principalement assumés au niveau local, l’amélioration des délibérations (et celle des mécanismes de prise de décision dans ces domaines) sera probablement une discipline et un bâton beaucoup plus puissants que les contraintes extérieures. Après tout, la plupart des coûts retombent non pas sur l’étranger, mais sur le marché intérieur. De plus, les mécanismes de gouvernance au sein desquels nous pouvons raisonnablement traiter ces questions sont de toute manière principalement nationaux. Cette façon de penser l’avenir a donc des implications sur notre manière d’envisager les caractéristiques des institutions internationales et ce sur quoi nous devrions concentrer notre énergie. En d’autres termes, quels sont les gains supérieurs qu’apporteraient une coopération et une élaboration des règles au plan international ? Nous pouvons appliquer certains de ces principes plus larges à des domaines politiques comme la résolution de la question macroéconomique brûlante du jour qui est : comment régler le problème des déséquilibres macroéconomiques mondiaux ?

Chine Celui-ci est clairement un domaine dans lequel les retombées transfrontalières sont considérables, car on peut affirmer, très raisonnablement, que les politiques mercantilistes de la Chine ont des coûts pour d’autres pays. Lorsque je parle de politiques mercantilistes de la Chine, je fais référence aux politiques monétaires et autres qui créent un important surplus commercial. Leurs coûts sont supportés ailleurs dans l’économie mondiale, puisqu’elles aggravent le chômage aux États-Unis et dans d’autres pays et qu’elles portent atteinte à la croissance économique dans les pays en développement et ceux des marchés émergents à cause de la relation entre taux de change et croissance économique. Cependant, je pense que ce débat n’a pas suffisamment abordé les inquiétudes valables de la Chine à propos des conséquences potentielles d’une appréciation rapide de la monnaie au plan social et de l’emploi. Ainsi, au cours des dix dernières années, le modèle de croissance de la Chine a amplement reposé sur la sous-évaluation de sa devise, une forme de protectionnisme par le taux de change, qui a progressivement remplacé les politiques commerciales et industrielles employées par la Chine avant son entrée dans l’OMC en 2001. Il est d’ailleurs frappant de constater que le déséquilibre extérieur et la sous-évaluation ‰

MakingIt 27


‰ du taux de change aient tous deux commencé à croître en 2001, au moment où la Chine a rejoint l’OMC. Je pense donc que pour régler ce problème complexe nous devons accepter que, si le reste du monde – et en particulier les États-Unis – décide d’imposer fermement à la Chine qu’elle prenne des mesures sur le front du taux de change, nous avons également le devoir de nous demander si la Chine n’a pas besoin d’une police d’assurance contre les difficultés engendrées par la perte d’emplois et le ralentissement considérable de la croissance économique, potentiellement très couteux au plan social. Selon la logique économique, la police d’assurance que nous devons fournir à la Chine est une plus grande liberté dans application de politiques sectorielles dans le cas où des secteurs particuliers ou des ensembles donnés d’entreprises seraient affectés par l’appréciation rapide du renminbi, risquant de provoquer des problèmes de chômage. Ce que je suggère ici c’est que l’imposition à la Chine d’une plus grande discipline en matière de politiques macroéconomiques et de taux de change n’est vraiment viable que si elle s’accompagne d’un assouplissement considérable de la discipline en matière de politiques sectorielles, microéconomiques ou industrielles. D’une certaine façon, la contrepartie ici est qu’il faut fermer les yeux si la Chine viole les accords de l’OMC sur les subventions et applique des politiques sectorielles pour tenter de contrecarrer les coûts en matière d’emploi d’une appréciation rapide du renminbi. En échange, le reste du monde peut exiger une plus grande discipline mondiale dans le domaine des politiques macroéconomiques et monétaires.

Mobilité de la main-d’œuvre Le second est un domaine où la mondialisation a bien trop peu avancé. Dans celui du commerce et de la finance internationaux, nous cherchons des moyens de diminuer les conséquences d’une mondialisation qui est allée trop loin. Mais en ce qui concerne le régime du travail international, nous vivons dans un monde où la mondialisation n’a pas assez progressé. Le régime actuel du travail international se trouve plus ou moins au même stade que le régime commercial des années 1950. Nous vivons dans un monde dans lequel il existe des barrières très élevées à la mobilité de la main-d’œuvre et des politiques extrêmement incohérentes – des restrictions quantitatives partout. Du point de vue économique, cela signifie qu’étant donné que nous partons d’une situation où les barrières sont très hautes, si l’on compare les gains totaux en efficacité mondiale et les effets de distribution potentiellement négatifs à la suite de l’abaissement de ces barrières, la balance s’incline fortement du côté positif. Elle s’incline du côté des gains d’efficacité nets. Pour chaque dollar redistribué par le biais de l’abaissement de ces barrières à la mobilité des travailleurs temporaires, le surplus généré pour l’économie mondiale et le niveau d’augmentation des opportunités au niveau planétaire dépassent de loin ce que l’on obtiendrait dans pratiquement n’importe quel autre domaine de réforme. La moindre petite hausse de la quantité de visas de travail temporaire octroyés par les pays riches produirait des gains nets plusieurs fois supérieurs à ceux générés par la suppression des barrières commerciales ou tout ce qui fait actuellement l’objet de discussions concernant le régime commercial international. Telle est la véritable frontière inexplorée de la mondialisation et si les négociateurs commerciaux veulent vraiment faire quelque chose d’utile et augmenter véritablement

emploi capital

Doha

chômage

réglementa

gouvernancemondiale

régulateurs protectionnisme

28 MakingIt

responsabilité

états-


la richesse mondiale plutôt que de perdre leur temps à Doha, ils devraient à mon avis cibler ce domaine et mettre de côté l’ordre du jour actuel.

Règles internationales Concernant la nature des règles internationales, je pense que leur principale contribution réside dans l’effet qu’elles peuvent avoir sur l’amélioration des débats intérieurs. Un changement de priorités devrait s’opérer au sein d’institutions telles que l’OMC ou le G20. Plutôt que de s’efforcer d’harmoniser la substance des règles internationales dans l’objectif de minimiser les coûts des transactions transfrontalières, elles devraient plutôt se concentrer sur des mécanismes de protection de la procédure, garantissant que les débats internes sur les sujets relatifs à la réglementation et qui touchent le commerce et la finance bénéficient de quelques améliorations fondamentales. Le principe clé ici serait de garantir des questions comme la transparence, la responsabilité, la représentativité et l’utilisation de preuves scientifiques et économiques dans les débats concernant les politiques commerciales, industrielles et financières. Les règles internationales pourraient déterminer des normes de procédure, exiger l’application de ces principes et, par le biais d’un tel mécanisme, elles pourraient même contribuer à la qualité des délibérations au sein des pays. L’idée est qu’il y a beaucoup à gagner à légitimer les différences nationales et les structures réglementaires, mais cela doit s’accompagner de mécanismes de protection de la procédure qui peuvent améliorer la qualité de ces délibérations. Pour résumer, je pense que la délibération démocratique s’organise encore majoritairement autour des États nations et je crois au droit des pays à protéger leurs propres accords réglementaires et leurs institutions, quoique je distingue très clairement ce droit de celui d’imposer ces accords à d’autres. Le droit de compter sur vos propres institutions ne vous donne pas le droit de les imposer à d’autres. Je pense que nous devons nous efforcer de faire avancer le plus possible un modèle de mondialisation économique qui soit cohérent avec la préservation d’un espace de diversité en matière d’accords internationaux intérieurs.

l Ce texte est une version modifiée d'une conférence donnée au Peterson Institute for International Economics, à Washington, D.C., le 4 mai 2011.

Marges de manœuvre politiques J’insiste sur le besoin de création de marges de manœuvre politiques, car j’estime que toutes sortes de pays en ont besoin. Les pays riches en ont besoin pour fournir des filets de sécurité sociaux et des programmes d’assurance sociale, pour répondre aux inquiétudes à propos des conséquences du commerce sur l’emploi, l’environnement, la santé et la sécurité et enfin pour raccourcir la chaîne de délégation selon laquelle les décisions sont prises par un groupe de juges à Genève. Je pense que les pays en développement ont besoin de ces marges de manœuvre politiques, car jusqu’à présent les pays qui ont profité de ces marges pour restructurer et diversifier leurs économies sont ceux qui ont finalement été les plus avantagés et qui ont tiré le meilleur profit de la mondialisation. Le fait de fournir aux pays aussi bien du Nord que du Sud – aux pays riches comme aux pays pauvres – ce type de marges de manœuvre politiques et de comprendre qu’elles sont nécessaires pour conserver l’intégrité des institutions intérieures est souhaitable d’un point de vue bien plus large que celui de la simple gestion économique nationale. En effet, elles permettront la mise en place d’une économie mondiale viable et plus saine. n

commerce ouvert

isme

subventions protectionnisme social

état providence

démocratie tionpolitique

mécanisme de change

multimacroéconomiquepolaire nations regionalisme

29 MakingIt 29


30 MakingIt


Photo : Cheryl Ravelo/Reuters

Les économistes dans les pays développés ont construit un discours rassurant à propos de nos efforts dans la lutte contre la pauvreté mondiale, mais si on y regarde de plus près, les statistiques mettent en évidence une série de promesses rompues et d’initiatives faussées, écrit Thomas Pogge ‰

THOMAS POGGE est professeur de philosophie et d’affaires internationales, chaire Leitner, à l’université de Yale, dans le New Haven, aux États-Unis.

Partage non équitable MakingIt 31


‰ Le caractère équitable d’un système économique peut être déterminé selon deux critères. Premièrement, tout le monde devrait pouvoir compter sur des conditions de départ minimales adéquates, afin de pouvoir participer efficacement. À l’heure actuelle, cette exigence n’est pas satisfaite pour les personnes qui sont dépourvues d’un niveau basique d’alphabétisation et d’aptitude au calcul ou qui souffrent depuis leur enfance de sous-nutrition ou de malaria endémique. De telles conditions contrecarrent leur capacité à explorer et à évaluer leurs options en matière d’achat, de vente, d’emprunt ou d’emploi. Deuxièmement, ceux qui se trouvent en bas de l’échelle doivent être en mesure d’obtenir une part proportionnelle de la croissance économique. Cette exigence n’est pas satisfaite, par exemple, dans un système féodal où l’écart entre les propriétaires terriens et les personnes dépourvues de terres s’élargit inexorablement, quels que soient les efforts que ces derniers mettent au travail. Malgré un abondant engagement rhétorique envers l’idéal d’un ordre économique planétaire équitable, le monde a en réalité évolué dans la direction opposée. D’après l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, le nombre de personnes souffrant de sousnutrition chronique a augmenté de façon constante depuis le début des années 1990, dépassant le milliard en 2009 pour la première fois dans l’histoire de l’humanité. Branko Milanovic affirme qu’après seulement 17 ans de mondialisation (de 1988 à 2005), la part des revenus internationaux des ménages revenant au quart inférieur de la population mondiale a diminué d’un tiers (passant de 1,155 % à 0,775 %), élargissant de 61 % l’écart entre les revenus moyens des 5 % de la population la plus riche et ceux du quart le plus pauvre. Ces statistiques désolantes ternissent le beau tableau de l’effort courageux et des succès partiels que des économistes bien payés servent aux médias et au

public des pays riches. Mais si notre intérêt pour l’équité est réel et non une simple apparence, alors nous devons être disposés à affronter la réalité et à analyser plus en détail la façon dont ce discours inadéquat est construit. Nous devons examiner les ajustements douteux du pouvoir d’achat par la Banque mondiale, qui compte une personne comme non pauvre, alors que l’ensemble de ses revenus lui permet à peine d’acheter quotidiennement la quantité de nourriture que l’on peut acquérir aux États-Unis pour 83 centimes. Nous devons reconnaître l’hypocrisie de l’effort des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD), qui apparaît clairement lorsque l’on retrace l’histoire de la naissance du premier et du plus important des OMD : la promesse de diviser par deux la pauvreté d’ici 2015. La première version de cette promesse a été faite en 1996, dans la déclaration de Rome sur la sécurité alimentaire mondiale. Elle nous engage à diviser par deux le nombre des personnes sous-alimentées entre 1996 et 2015. La deuxième version de la promesse a été faite par l’Assemblée générale des Nations Unies dans sa Déclaration du Millénaire en 2000. Elle nous engage à réduire de moitié, entre 2000 et 2015, « la proportion des habitants de la planète dont les revenus sont inférieurs à un dollar par jour et la proportion des personnes qui souffrent de la faim. » La troisième version de la promesse, théoriquement fondée sur la Déclaration du Millénaire, est la formulation officielle de l’OMD-1, désormais utilisée pour suivre les progrès. Elle nous engage à diminuer de moitié, entre 1990 et 2015, la proportion des personnes extrêmement pauvres vivant dans les pays en développement. Dissimulées derrière un slogan inchangé (« réduire de moitié la pauvreté extrême d’ici 2015 »), les révisions ont intelligemment dilué la promesse. En définissant l’objectif sous la forme d’une proportion plutôt que de chiffres, les dernières versions tirent parti de la croissance de la population. Cet avantage est amplifié à la fois par la prise en compte du nombre des pauvres dans la

Photo : Stefan Boness/Panos

« Nous devons reconnaître l'hypocrisie de l'effort des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD), qui apparaît clairement lorsque l'on retrace l'histoire de la naissance du premier et du plus important des OMD : la promesse de diviser par deux la pauvreté d'ici 2015. »

32 MakingIt


« population des pays en développement » dont la croissance est rapide, plutôt que dans la « population mondiale », et par la décision de fixer une date de référence antérieure : 1990. En effet, si les prévisions sont justes et la population des pays en développement augmente de 146 % d’ici 2015, alors le nombre des pauvres ne doit descendre qu’à 73 % de ce qu’il était afin de « réduire de moitié la pauvreté ». Ceci est de toute évidence nettement moins ambitieux que de diminuer le nombre des pauvres à 50 % de ce qu’il était. Le fait d’avancer la date de référence à 1990 présente encore un avantage : le recul spectaculaire de la pauvreté en Chine dans les années 1990 peut dorénavant être comptabilisé dans la progression vers les Objectifs du millénaire pour le développement. Les derniers chiffres de la Banque mondiale sur l’évolution de la pauvreté extrême et les dernières statistiques de l’ONU sur la croissance de la population illustrent l’importance de ces reformulations. Les dilutions ont augmenté de 484 millions le nombre des personnes dont la pauvreté extrême en 2015 sera jugée moralement acceptable, voire célébrée comme un succès. Pourtant, 484 millions de personnes de plus vivant dans des conditions de pauvreté extrême revient environ à six millions de morts prématurées liées à la pauvreté chaque année. Ce qui est encore plus remarquable que la réflexion profonde consacrée à ces reformulations trompeuses est le fait que, malgré leur grande visibilité, elles n’ont entraîné aucune protestation, ni même le moindre commentaire de la part des politiciens, des bureaucrates et des experts (y compris ceux des pays moins développés) qui sont censés être engagés dans la lutte contre la pauvreté. Aucun d’entre eux n’a voulu mettre sa carrière en danger pour protéger les pauvres en faisant tenir ses promesses initiales à l’élite internationale. L’histoire des 20 dernières années n’est pas que, par le biais du mensonge, l’élite internationale a fait moins que ce qu’elle aurait dû faire pour tirer les gens de la pauvreté. Si le quart le plus pauvre de l’humanité avait seulement suivi la croissance des revenus moyens mondiaux, s’il avait seulement conservé sa part dérisoire de 1,155 % des revenus mondiaux des ménages, il aurait eu, en 2005, 49 % de plus que ce qu’il avait réellement. Bien qu’inférieur au niveau de base équitable de participation à l’économie mondial, ce montant aurait néanmoins permis une amélioration considérable de leurs conditions réelles. La véritable histoire des 20 dernières années est que, malgré toute la rhétorique et les bons efforts couronnés de succès de nombreuses ONG et agences pour le développement, les pauvres du monde ont été massacrés. Si nous ne sommes pas en mesure de comprendre comment cela s’est produit, nous ne serons pas capables de mieux faire pendant l’ère post-OMD.

Qu’est-ce qui n’a pas marché ? La persistance d’une pauvreté extrême de grande envergure, lorsqu’elle est reconnue, s’explique généralement par deux facteurs : des régimes corrompus et oppressifs dans de nombreux pays et le « panier percé » de l’aide au développement. Ces deux explications contiennent un élément de vérité. Mais la première ne parvient pas à expliquer la prévalence élevée de régimes corrompus et oppressifs et la seconde ne précise pas pourquoi la part des revenus des pauvres diminue rapidement. Mon explication personnelle redéploie la métaphore : les biens des pauvres sont comme un panier percé, constamment vidé par des sorties considérables qui anéantissent les effets de l’aide au développement qui sont, de toute manière, médiocres. Nous sommes très fiers de notre aide, nous vantant des quelque 15 milliards USD que les pays de l’OCDE dépensent tous les ans dans des services sociaux de base au sein des pays pauvres. Pourtant, nous ignorons les montants colossaux que nous tirons des pauvres sans compensation. Permettez-moi de passer en revue les manières dont nous nous y prenons. Premièrement, les pays riches et leurs entreprises achètent des quantités gigantesques de ressources naturelles aux dirigeants de pays en développement, sans se soucier de la façon dont ces dirigeants sont arrivés au pouvoir, ni de comment ils l’exercent. Dans de nombreux cas, cela revient à collaborer dans le vol de ces ressources à leur propriétaire : le peuple du pays en question. Cela enrichit également leurs oppresseurs et, par là même, enracine l’oppression : les tyrans nous vendent les ressources de leurs victimes et ils utilisent ensuite les produits réalisés pour acheter les armes dont ils ont besoin pour se maintenir au pouvoir.

Deuxièmement, les pays riches et leurs banques prêtent de l’argent à ces dirigeants et obligent le peuple du pays à le rembourser, même après que le dirigeant ait quitté le pouvoir. Bien des populations pauvres continuent de rembourser des dettes encourues, contre leur volonté, par des dictateurs tels que Suharto en Indonésie, Mobutu en République démocratique du Congo et Abacha au Nigeria. Une fois de plus, nous prenons part à un vol : l’imposition unilatérale de la dette pèse sur des populations pauvres. Troisièmement, les pays riches facilitent le détournement de fonds par les fonctionnaires publics dans les pays moins développés en permettant à leurs banques d’accepter ces fonds. Cette complicité pourrait être facilement évitée : les banques doivent déjà répondre à des obligations strictes de notification des fonds soupçonnés d’être liés au terrorisme ou au trafic de drogue. Pourtant, les banques continuent d’accepter et de gérer des fonds détournés et les gouvernements font en sorte que leurs banques présentent toujours des attraits pour de tels dépôts illicites. Global Financial Integrity (GFI) estime que les pays moins développés ont perdu au moins 342 milliards USD de cette façon entre 2000 et 2008. Quatrièmement, les pays riches facilitent l’évasion fiscale dans les pays moins développés par le biais de normes comptables laxistes pour les entreprises multinationales. Étant donné qu’elles ne sont pas obligées de présenter des rapports pays par pays, ces entreprises peuvent facilement manipuler les prix de transfert entre leurs filiales pour concentrer leurs profits dans les pays où les impôts sont les plus faibles. Par conséquent, elles peuvent ne déclarer aucun profit dans les pays dans lesquels elles extraient, fabriquent ou vendent des biens ou des services, et payer les impôts sur leurs revenus internationaux dans quelque paradis fiscal où elles n’ont de présence que sur le papier. GFI estime qu’entre 2002 et 2006 la falsification des prix a privé les pays moins développés de 98,4 milliards USD par an de revenus fiscaux. Cinquièmement, les pays riches sont responsables d’une part disproportionnelle de la pollution planétaire. Leurs émissions sont les principales fautives dans la survenue de risques graves pour la santé, d’événements climatiques extrêmes, de la montée des niveaux de la mer et du changement climatique, auxquels les populations pauvres sont particulièrement vulnérables. Un récent rapport du Forum humanitaire mondial, dirigé par Kofi Annan, estime que le changement climatique a déjà gravement touché 325 millions de personnes et causé l’équivalent de 125 milliards USD de pertes économiques chaque année. Il provoque également 300 000 décès, dont 99 % dans les pays en développement. Enfin, les pays riches ont créé un régime commercial international qui est censé générer des gains collectifs considérables grâce à la liberté et à l’ouverture des marchés. Le régime est néanmoins truqué, car il permet aux États riches de continuer de protéger leurs marchés au moyen de tarifs et de droits antidumping et de gagner des parts de marché mondiales plus grandes par le biais de crédits et subventions à l’exportation (dont quelque 300 milliards USD annuels destinés à l’agriculture) que les pays pauvres n’ont pas les moyens d’égaler. Comme la production emploie beaucoup plus de main-d’œuvre dans les pays pauvres que dans les pays riches, de telles mesures protectionnistes détruisent bien plus d’emplois qu’elles n’en créent. Ces facteurs réunis génèrent un violent vent de face qui nuit aux pauvres. Les effets de l’aide étrangère publique et privée sont anéantis, ce qui signifie que les pauvres continuent d’être exclus de la participation effective à l’économie mondialisée et qu’ils ne peuvent pas bénéficier proportionnellement de la croissance économique internationale. Ce problème peut être résolu par une augmentation considérable de l’aide au développement, mais de telles compensations continues ne sont ni rentables ni durables. Il vaudrait beaucoup mieux mettre au point des réformes institutionnelles capables de diminuer le vent de face, puis l’arrêter. Cela impliquerait de considérer le problème de la pauvreté mondiale non pas comme une inquiétude de spécialistes, en marge des politiques, mais plutôt comme un sujet important à prendre en considération dans toutes les décisions liées à la conception institutionnelle. l Cet article est d’abord paru dans The RSA Journal puis publié à nouveau ici, avec l’autorisation de la Royal Society for the Encouragement of Arts, Manufactures and Commerce (RSA).

MakingIt 33


Photo : Matthias Kulka/Corbis

Jan Wouters et Dylan Geraets soutiennent que la gouvernance en réseau doit être transparente, inclusive et réceptive.

Mondialisation, gouvernance et le G20 34 MakingIt


Comment gouverner la mondialisation ? Au cours des trois dernières années, le monde a été témoin de l’émergence d’une série de nouveaux acteurs dans la gouvernance mondiale. Des réseaux (informels) sont de plus en plus utilisés comme forums pour discuter de nouvelles problématiques pressantes, aux côtés des organisations internationales traditionnelles. Ces réseaux opèrent dans des domaines aussi variés que la sécurité alimentaire, la détermination de normes, la santé publique internationale et la réglementation financière. Au niveau mondial, un des meilleurs exemples de la gouvernance en réseau est le Groupe des 20. Par le biais du G20 – qui a été élevé au rang des chefs d’État et de gouvernements en novembre 2008 – les dirigeants mondiaux tentent de traiter les problèmes les plus pressants qui surgissent dans notre monde de plus en plus multipolaire. L’ordre du jour du G20, initialement focalisé sur le traitement des effets de la pire crise financière jamais connue depuis les années 1930, s’est progressivement élargi et englobe aujourd’hui des problématiques allant de la réforme des institutions financières internationales et les effets des déséquilibres macroéconomiques à la volatilité des prix des matières premières, en passant par le développement et la lutte contre la corruption. Dans son effort pour traiter ces questions, le G20 entretient une relation étroite avec les organisations internationales formelles, telles que le Fonds monétaire international, l’Organisation mondiale du commerce et la Banque mondiale. Après trois ans, nous pouvons effectuer une première évaluation de cette structure relativement nouvelle de gouvernance internationale : la combinaison de réseaux informels, comme le G20, et d’organisations internationales formelles s’est-elle avérée fructueuse ? A-t-on pu observer une coopération efficace concrète entre eux ? Le G20 apporte-t-il des conseils politiques aux organisations internationales « traditionnelles » ? Nous devons, en même temps, nous demander si le G20 est luimême efficace en termes de gouvernance « démocratique » mondiale. L’inclusion de pays émergents rend-elle le G20 plus légitime ? Le G20 a-t-il répondu aux attentes en matière de gouvernement de la mondialisation : peut-il fonctionner comme un nouveau comité directeur pour le monde ?

JAN WOUTERS est professeur de droit international et organisations internationales et directeur du centre d’études de la gouvernance internationale et de l’institut de droit international de l’université de Louvain, en Belgique.

Un ordre du jour plus large – changement de priorités

Vision et conseils

Le G20 étant un réseau et non une organisation formelle, il n’est pas fondé sur une charte ou un traité formels. Il n’existe aucune procédure de vote ni aucun secrétariat central et ses décisions ne sont pas contraignantes au plan juridique. Par le biais de sa structure informelle, le G20 a la liberté de déterminer son propre ordre du jour, de coordonner ses politiques et de distribuer des tâches parmi les institutions existantes. Après une phase initiale de gestion de crise dans le contexte de la crise financière internationale, cette liberté a permis l’élargissement des priorités du G20. L’inconvénient de cet ordre du

DYLAN GERAETS est un assistant à l’institut de droit international de l’université de Louvain.

déroulent depuis 2001. Malheureusement, ces demandes sont jusqu’à présent restées insatisfaites. Malgré leur engagement initial à éviter le protectionnisme, une augmentation du nombre des mesures protectionnistes a été observée dans la réalité au cours des six derniers mois. Cet exemple soulève la question de savoir dans quelle mesure le G20 est réellement capable d’apporter la vision politique et les conseils que l’on attend de lui. Peut-on, de façon réaliste, attendre ce type de conseils (ces décisions) de la part d’un réseau qui comprend à la fois la Chine et les États-Unis : l’exemple suprême de la tension géopolitique en ce moment précis ? Ian Bremmer et Nouriel Roubini, des économistes influents, ont soutenu dans un récent article paru dans Foreign Affairs, qu’en termes d’efficacité, le G20 est passé d’un « concert des nations en puissance à une cacophonie de voix rivales. » Selon eux, « l’ère du G-Zéro a plus de chance d’engendrer un conflit prolongé que d’accomplir quoi que ce soit de comparable à un nouveau Bretton Woods. »

Une gouvernance internationale légitime et fiable ?

jour plus vaste s’est manifesté dans le niveau de capacité de prise de décision du G20. L’opportunisme dont ont fait preuve les « sherpas » (les diplomates anonymes qui réalisent le travail préparatoire pour les réunions importantes comme celles du G8 ou du G20) dans la confection d’un train de mesures de subventions à la fin de l’année 2008 ne s’observe plus dorénavant. Loin de devenir une plateforme centrale de gouvernance internationale, le G20 s’est transformé en un forum où une variété de problématiques sont discutées et où diverses opinions et préférences politiques sont échangées entre les nouveaux pouvoirs et les pouvoirs émergents, mais où des conclusions politiques fermes ne sont pas forcément atteintes. Dans un numéro antérieur de Making It, Peter Sutherland a mis en garde contre le nationalisme économique croissant de la façon de penser mercantiliste et contre la montée du protectionnisme dans les pays du G20. Plus récemment, Pascal Lamy, directeur général de l’OMC, a vivement conseillé aux dirigeants du G20 de « renouveler leur engagement ferme à ne pas avoir recours au protectionnisme pour sortir de la crise. » Lors d’un discours précédent, M. Lamy a également demandé aux dirigeants du G20 de fournir les conseils politiques nécessaires pour conclure le cycle des négociations commerciales multilatérales de Doha qui se

Jusqu’en 2008, le Groupe des huit (G8) était un club exclusif des économies mondiales dominantes. Son importance s’est néanmoins estompée au cours des dernières années. Un réseau qui n’inclut pas des économies fondamentales comme l’Inde, la Chine et le Brésil risque de devenir insignifiant. Ce déficit important de légitimité du G8 a été partiellement comblé en invitant ces pays à la table de la constellation du G20. Les économies émergentes qui se trouvent à présent « dans » le réseau ont utilisé cette position à leur avantage. Bien que leurs opinions n’aient souvent pas été les mêmes, elles ont été les principales partisanes des propositions de réforme des institutions financières internationales. Un certain nombre de pays exclus, y compris la Norvège et surtout les pays rassemblés dans le « Groupe pour la gouvernance mondiale » (3G), ont exprimé leurs inquiétudes à l’égard de la légitimité du G20. Certaines de ces craintes pourraient être soulagées, par exemple en rendant plus transparent le processus de prise de décisions, en publiant plus de documents pour accompagner les communiqués qui sont déjà ouvertement disponibles. Plutôt que de considérer les (nouvelles) institutions internationales comme la panacée à tous les défauts perçus de la gouvernance mondiale par des réseaux, il vaudrait mieux encourager nos dirigeants à faire preuve du type de leadership politique et de vision qui a manqué pendant si longtemps. Si nous admettons que les réseaux (informels) sont indispensables pour traiter les problèmes que pose le processus de mondialisation, nous devons tenter d’atténuer certains de leurs aspects négatifs. Il ne sera probablement pas nécessaire de se tourner vers de nouvelles institutions formelles si nous faisons en sorte que les réseaux d’aujourd’hui et de demain soient transparents, inclusifs et dynamiques. n

MakingIt 35


ZOOM SUR UN PAYS

Bangladesh

L’industrie textile ouvre la marche Lors de la Conférence des Nations Unies sur les pays les moins avancés (PMA), qui s’est tenue en Turquie en mai 2011, le Bangladesh a été désigné par les fonctionnaires de l’ONU comme un des pays les plus enclins à sortir de la liste des PMA. Cette opinion a été reprise par l’éminent économiste Debapriya Bhattacharya, qui a affirmé aux journalistes : « Je pense que le Bangladesh a la capacité de sortir très bientôt de la liste des PMA, étant donné les immenses progrès réalisés par ce pays dans différents secteurs, y compris l’économie. » Malgré la turbulence politique et les désastres naturels fréquents des dernières années, le Bangladesh a continué d’afficher des chiffres étonnamment bons en matière de croissance et développement. La croissance économique a été en moyenne de 5 à 6 % par an depuis 1996 et elle s’est accompagnée d’une réduction appréciable de la pauvreté. Le pays a réalisé des progrès louables dans de nombreux aspects du développement humain, dont le plus notable est l’afflux de filles dans le système éducatif et de femmes sur le marché du travail. Le Bangladesh est en passe de réaliser les Objectifs du millénaire pour le développement concernant la mortalité infantile et l’égalité entre les sexes dans l’éducation. Il semble quelque peu paradoxal que le Bangladesh ait réalisé un progrès relativement important en matière de développement, alors qu’il est confronté à un contexte gouvernemental difficile, caractérisé par l’instabilité politique, des infrastructures médiocres, la corruption et une structure insuffisante d’alimentation électrique. Les analystes ont été forcés de

36 MakingIt

conclure que, malgré ces circonstances ardues, les gouvernements successifs sont parvenus à maintenir la stabilité macroéconomique, ont permis au secteur privé de s’épanouir et ont facilité la réception de transferts substantiels d’argent de la part de Bangladais travaillant à l’étranger. L’économie du Bangladesh, qui était à la base principalement agraire et féodale, a subi une rapide transformation structurelle au cours des quarante dernières années. Alors qu’au début des années 1970 le secteur agricole représentait 50 % du PIB, il n’y contribue plus aujourd’hui qu’à hauteur de moins de 20 %. Les services et l’industrie sont dorénavant les principaux moteurs de la croissance économique, avec 50 % du PIB issus des services et environ 30 % de l’industrie. La croissance industrielle a été tirée par une industrie textile en plein essor. Ce secteur a décollé dans les années 1980, lorsque les investisseurs étrangers ont remarqué le faible coût de la main-d’œuvre du pays, mais le véritable impact s’est produit pendant la dernière décennie. En 2002, l’industrie textile a exporté 5 milliards USD de produits ; ce chiffre a atteint 12,6 milliards USD au cours de l’exercice 2009-2010. Récemment, l’Organisation mondiale du commerce a classé le Bangladesh quatrième plus grand exportateur du monde de vêtements. L’industrie textile emploie aujourd’hui plus de trois millions de travailleurs, dont 90 % sont des femmes. D’après Nasreen Awal Mintoo, présidente de l’Association des femmes entrepreneurs du Bangladesh, cette partie


Photo : Rafiquar Rahman/Reuters

Une fille sèche mouchoirs colorés près d’une usine au tissage à la main à Kaliganj, 32 miles de la capitale, Dhaka

« Le Bangladesh va cesser d’être un PMA... et les femmes sont vraiment en train de jouer un rôle majeur dans ce processus. » dynamique du secteur de l’économie est tirée par le secteur privé dans lequel les femmes jouent un rôle important. « Le secteur privé du Bangladesh est très actif. C’est grâce au secteur privé que la croissance du Bangladesh est plus rapide, » a récemment déclaré M. Mintoo à IPS. « Et l’esprit d’entreprise des femmes grandit rapidement, ce qui contribue à la croissance du Bangladesh. De nombreuses femmes entrepreneurs se manifestent. » M. Mintoo fait partie de ceux qui pensent que le pays se prépare à aller de l’avant et soutient : « Le Bangladesh va cesser d’être un PMA... et les femmes sont vraiment en train de jouer un rôle majeur dans ce processus. » Sabera Ahmed, président-directeur général de Pentasoft Centre of Excellence, un réseau d’éducation en technologies de l’information, pense aussi que les femmes – aussi bien la maind’œuvre féminine que les femmes entrepreneurs – ont actuellement un impact considérable sur les progrès économiques du pays. « Nous sommes un modèle, dans la maison et en dehors de la maison. Même à l’extérieur du pays, » déclare Mme Ahmed. « Une révolution est en train de se produire dans le secteur textile. Comme aux États-Unis, qui ont connu une révolution féminine dans les années soixante, des révolutions se sont produites dans notre pays dans les années quatre-vingt, dans les années quatre-vingt-dix, dans le secteur textile. » Pour illustrer ses propos, elle remarque : « Nous voyons très souvent les hommes s’occuper des enfants à la maison pendant que les femmes vont travailler à l’usine textile. »

L’industrie textile restera, dans un avenir prévisible, la plus grande contributrice à la croissance de la production, notamment grâce aux récents changements dans les règles d’importation de l’Union européenne (UE), qui octroient au Bangladesh (et à d’autres PMA) un important avantage compétitif par rapport aux autres concurrents. Cela donne au Bangladesh un accès libre de taxes à l’UE pour les vêtements et autres produits finis, à condition que les composantes importées pour le produit fini ne dépassent pas 70 %. Les vêtements importés en UE depuis la Chine, l’Inde, le Pakistan et le Sri Lanka, qui sont les principaux concurrents du Bangladesh, mais qui ne sont pas des PMA, devront payer des taxes. Au cours des premiers mois de l’année 2011, la valeur des exportations textiles du Bangladesh a brusquement augmenté, à la suite de l’application de la nouvelle règle. Une des conséquences de ce nouvel arrangement est que les sociétés chinoises et indiennes, entre autres, ont commencé à s’installer au Bangladesh dans l’objectif de s’assurer une présence dans ce secteur appartenant largement à des capitaux intérieurs. Les sociétés locales ont déjà exprimé leurs inquiétudes à propos de la nouvelle concurrence sur le sol de leur pays. Sur le long terme, cela peut représenter un dilemme pour les décideurs politiques du Bangladesh : les exportateurs textiles bangladais peuvent prospérer grâce à l’accès à l’UE libre de taxes pour les pays considérés comme des PMA, mais le succès économique de ce secteur peut tout à fait aider à mettre un terme à ce statut. n

MakingIt 37


ZOOM SUR UN PAYS

Bangladesh « Le Bangladesh a fait preuve d’une détermination remarquable pendant le ralentissement économique en maintenant une croissance presque sans entraves d’environ 6 %. » Jouer un rôle catalytique : Dilip Barua, ministre de l’Industrie du Bangladesh, s’entretient avec Making It Quels ont été vos principaux succès pendant les deux années et demie où vous avez été ministre de l’Industrie, et quels sont les principaux défis auxquels vous êtes confronté dans votre effort pour accomplir un développement industriel durable ? La principale motivation de l’actuel gouvernement du Bangladesh, sous la direction dynamique et visionnaire du premier ministre Son Excellence Sheikh Hasina, est de construire une société fondée sur la connaissance par le biais d’une industrialisation fortement axée sur la technologie, durable et écologique. À la surprise générale, le Bangladesh a fait preuve d’une détermination remarquable pendant le ralentissement économique en maintenant une croissance presque sans entraves d’environ 6 %. La croissance ininterrompue du PIB, des exportations et des envois d’argent illustre une gestion économique positive et pragmatique. Un climat d’investissement favorable a été créé et

38 MakingIt

montre à l’heure actuelle une tendance à la hausse. De nombreux projets d’investissement locaux et étrangers sont en cours de réalisation. Le Bangladesh figure sur la liste de Goldman Sachs des Next Eleven, les « onze prochains » pays qui présentent un potentiel élevé de devenir les plus grandes économies mondiales au 21e siècle et sur la liste des Frontier Five de JP Morgan. Le ministre de l’Industrie a été en mesure de jouer un rôle catalytique très efficace dans le développement du processus d’industrialisation, dans les secteurs aussi bien public que privé. Nous apportons un soutien adéquat au plan politique et logistique, qui facilite le développement durable du secteur privé. Entre temps, l’effort de partenariat public-privé a été renforcé et le ministre de l’Industrie est considéré par le secteur privé comme un partenaire important pour le développement. Le ministère a formulé en 2010 une politique industrielle nationale (PIN) intégrée, dont le but

est de transformer le Bangladesh en un pays développé au plan industriel et présentant des revenus moyens d’ici 2021. La nouvelle politique industrielle a été conçue dans le contexte de la crise économique internationale, des réalités socioéconomiques et des expériences antérieures. Nous n’avons privatisé aucune entreprise publique (EP). Nous avons au contraire rendu utiles ces inquiétudes en modernisant nos capacités et en améliorant les systèmes de gestion. Nous sommes en train d’ouvrir certaines EP qui étaient restées fermées pendant un long moment, dans le but de créer de nouvelles opportunités d’emploi et d’améliorer la productivité et la croissance grâce à une meilleure gestion. Tous ceux-ci sont, sans le moindre doute, d’excellents exemples de nos réussites. Nous nous trouvons à présent face à certains défis liés à la pénurie d’énergie et d’électricité. Le gouvernement a mis en place un programme complet pour créer de façon urgente des centrales électriques, pour éviter que la demande ne dépasse l’offre. L’autre défi est la technologie. À cet égard, notre stratégie est d’étudier la possibilité de construire notre propre base technologique, pour que nos ingénieurs fabriquent de nouvelles machines sophistiquées qui produiront plus, à moindre coût. Dans le même temps, nous sommes ouverts à l’investissement étranger qui nous aidera en matière de transfert de technologies, de développement des compétences et de création d’emploi. La confection de textiles et de vêtements est une composante importante de la production industrielle au Bangladesh. Quels sont les pour et les contre d’un secteur d’assemblage textile aussi grand ? Le secteur du textile et de l’habillement, notamment les vêtements prêts-à-porter (PAP), est notre principale source de recettes d’exportation. Actuellement, le Bangladesh est le second plus grand exportateur de PAP sur le marché mondial. Les exportations de textile et d’habillement ont représenté 18,71 milliards USD sur le total des 22,93 milliards USD de recettes d’exportation de l’exercice 2010-2011. Parmi les principaux articles d’exportation, les produits tricotés ont représenté 9,49 milliards USD et l’habillement féminin 8,43 milliards, enregistrant une croissance de 46 et 40 % respectivement. Cette hausse des exportations a été favorisée par la décision de l’Union européenne de permettre, à partir de janvier 2011, un accès libre de taxes aux vêtements et autres produits finis produits au Bangladesh (et dans d’autres pays les moins avancés), à condition que les composantes importées pour le produit fini ne dépassent pas 70 %. (Précédemment, l’accès sans taxes était accordé aux produits dont le contenu importé maximal ne dépassait pas 30 %). Le Bangladesh affiche également de bonnes performances sur de nouveaux marchés comme le Japon, l’Afrique du Sud, l’Australie, le Canada, la Nouvelle-Zélande et certains pays d’Amérique latine. L’évolution historique du secteur du PAP du Bangladesh a commencé au début des années 1980. Notre vaste marché intérieur, le faible coût de notre main-d’œuvre et notre efficacité


« Nous n’autorisons aucune société industrielle susceptible de mettre en danger la vie humaine et l’environnement dans notre pays. » Photo : Gerhard Fally/UNIDO

traditionnelle dans la couture ont contribué à l’expansion rapide du secteur du PAP. Les entreprises industrielles de PAP ont un potentiel gigantesque en matière de création d’emploi, en particulier pour les femmes au Bangladesh. Cela aide beaucoup le gouvernement à atteindre le but de l’émancipation économique des femmes en général et certains Objectifs du millénaire pour le développement. Le niveau de la pauvreté nationale du Bangladesh a diminué de 10 % et le secteur du textile et de l’habillement a joué un rôle crucial dans la réalisation de cette diminution de la pauvreté. Pourriez-vous commenter la dynamique entre le besoin de préserver des salaires bas afin de gagner des commandes et le fait que les salaires bas limitent le pouvoir d’achat de la classe des travailleurs et empêchent ainsi le développement des commerces locaux ? Je crois fermement que la baisse du niveau des salaires ne constitue pas une option efficace pour rendre un secteur économiquement durable et viable au plan commercial dans le contexte actuel de compétitivité internationale. Au contraire, ils réduisent la productivité, la durabilité et la viabilité d’une entreprise. Afin d’obtenir un niveau optimal de productivité et de progrès dans tout secteur industriel, il est nécessaire de prendre convenablement en compte la satisfaction des travailleurs et leurs besoins de base. Aucune entreprise industrielle ne peut réussir si elle ne garantit pas une rémunération minimale aux travailleurs. Nous ne pouvons pas espérer une productivité maximale avec un investissement minimal dans les facteurs de production. Les hommes et les machines sont considérés comme les principaux facteurs de production, mais les hommes et les machines ne sont pas la même chose. Nous devons considérer les travailleurs comme des êtres humains et satisfaire leurs besoins de base afin de créer une atmosphère agréable dans les usines afin que les travailleurs puissent travailler correctement. C’est la raison pour laquelle notre gouvernement est favorable aux travailleurs et c’est pourquoi nous donnons une priorité supérieure aux droits et besoins des travailleurs. Quelles sont les mesures prises actuellement pour tenter de diversifier le secteur industriel au Bangladesh ? Le principal objectif de la nouvelle politique industrielle est de garantir que le secteur industriel contribue à hauteur de 40 % des revenus nationaux et 25 % des nouveaux emplois d’ici 2021. Le gouvernement s’efforce de fournir les programmes de stimulation économique, les infrastructures et les politiques de soutien nécessaires pour réaliser cet objectif. La PIN a identifié 32 secteurs montants et 31 secteurs de service industriel pouvant contribuer à l’augmentation rapide de la croissance industrielle et du développement économique. Nous ne mettons pas uniquement l’accent sur le développement du secteur du textile et de l’habillement, mais aussi sur les secteurs industriels qui fabriquent des biens comme le jute et les produits en jute, les céramiques, les produits pharmaceutiques, les produits

électroniques, les produits en cuire, les pièces automobiles et les produits plastiques et agricoles. Je suis heureux d’affirmer que les médicaments de haute qualité du Bangladesh sont actuellement exportés vers 70 pays dans le monde, y compris les États-Unis et l’Europe. Récemment, l’industrie de la construction navale a pris de l’élan et elle est en passe de devenir un secteur industriel en plein essor. Nous exportons actuellement des navires vers le Danemark, l’Allemagne, les Pays-Bas et la Finlande. Nous exportons aussi des pièces automobiles vers des pays développés, y compris les États-Unis. La diversification des produits industriels est donc, à l’heure actuelle, sur la bonne voie, en accord avec notre vision pour 2021. Quelles sont les mesures prises en ce moment pour rendre le secteur industriel plus écologique ? Au Bangladesh, l’industrialisation écologique est une de nos principales priorités. Nous accueillons favorablement l’industrie haute technologie basée sur la connaissance et avec zéro pollution de l’environnement. Le gouvernement a établi l’installation de stations de traitement des affluents comme condition obligatoire pour la

création de nouvelles unités industrielles et a octroyé des délais précis aux anciennes industries pour en installer aussi. Nous n’autorisons aucune société industrielle susceptible de mettre en danger la vie humaine et l’environnement dans notre pays. Quel est l’impact de la situation énergétique sur l’industrie au Bangladesh ? Notre objectif est de passer à une utilisation efficace de l’énergie renouvelable, comme l’énergie solaire, pour fournir aux pauvres un accès à l’électricité. Le Bangladesh a déjà une politique en place en matière d’énergies renouvelables, dont l’objectif est de développer, disséminer, promouvoir et étendre les technologies des énergies renouvelables dans les zones rurales afin de répondre à leurs besoins. Pour atteindre ce but, le gouvernement a déterminé comme objectif de développer les ressources énergétiques renouvelables afin qu’elles fournissent 5 % du total de la demande en électricité d’ici 2012 et 10 % d’ici 2020. Le gouvernement a également exempté d’impôts les équipements à base d’énergie solaire afin de rendre plus populaire et moins onéreuse l’utilisation de l’énergie solaire. n

MakingIt 39


Lorsque j’avais dix ans, mon père me jetait dans le fleuve et nageait avec moi. C’était une époque heureuse de ma vie. Je pouvais voir les pierres et le sable et il y avait beaucoup de poissons et d’animaux sauvages. J’ai commencé à remarquer la pollution au début des années 1980, quelques années après le début de la construction d’installations manufacturières et d’usines sur les bords du fleuve. Une couche de pulpe et de sédiments a commencé à s’accumuler dans le fleuve. Cela sentait mauvais et des poissons morts flottaient à la surface. J’ai découvert que plus de 100 entreprises industrielles déversaient des déchets non traités dans le fleuve. Les principaux contrevenants étaient les sociétés productrices de pulpe et de papier, PT Surabaya Agung Kertas et PT Adiprima Suraprinta, qui appartiennent à la plus grande société de presse de Java-Orientale. Il y avait du calcium, du fer et du mercure dans le fleuve. Des études ont dévoilé que la concentration de mercure dans le fleuve était cent fois supérieure à la limite établie par l’Organisation mondiale de la santé. Je ne pouvais même pas rêver d’y nager comme je l’avais fait quand j’étais enfant. Et les gens boivent cette eau – 96 % de l’eau de notre région provient du fleuve Surabaya. Alors que j’étais à l’université en l’an 2000, j’ai créé, avec d’autres activistes, Ecological Observation and Wetlands Conservation (Ecoton), le premier programme d’éducation environnementale de région, pour informer les communautés locales sur la biodiversité et la pollution de l’eau. Il enseigne les dangers de la pollution aux étudiants dans les écoles et les utilise pour faire passer le message. Les enfants sont particulièrement vulnérables à la pollution de l’eau, car ils sont en pleine croissance. Un nombre considérable d’enfants vivant près du fleuve souffrent de déficience mentale et présentent des taux de cancer élevés en raison de la pollution. Nous apprenons aux enfants qu’ils peuvent protester auprès du gouvernement et exiger la sécurité de l’eau qu’ils consomment. En ce qui concerne les personnes bien nanties de la ville de Surabaya, la seconde ville la plus

PRIGI ARISANDI est un activiste écologique de 35 ans qui a remporté le prix Goldman pour l’environnement en 2011, récompensant ses efforts soutenus pour protéger l’environnement naturel et sa communauté.

grande d’Indonésie, je les invite à pratiquer le boycott en utilisant leur pourvoir d’achat. Je leur montre la liste des usines qui polluent le fleuve et leur dis que s’ils achètent les produits fabriqués dans ces usines, ils polluent aussi le fleuve. Bien qu’il existe des lois environnementales en vigueur en Indonésie, le gouvernement de la province de Java-Orientale n’avait pas pour habitude de les appliquer. Les industries – lorsqu’elles étaient prises en train de déverser des rejets industriels dans le Surabaya – se contentaient de payer les modestes amendes, sans changer leurs pratiques. En 2007, Ecoton a intenté un procès au gouverneur de Java-Orientale et à l’agence de gestion environnementale de la province pour ne pas avoir contrôlé la pollution de l’eau du fleuve Surabaya. En avril 2008, la cour provinciale a rendu une décision établissant un précédent en matière d’environnement, ordonnant au gouverneur de mettre en application des réglementations sur la qualité de l’eau visant les entreprises industrielles qui opèrent sur les bords du Surabaya et établissant une limite maximale quotidienne de déversements toxiques dans le fleuve ainsi qu’un système de contrôle pour garantir le respect de ces règles. Ce procès était le premier en Java-Orientale dans lequel un gouverneur était assigné en justice pour changer les politiques de gouvernement. Au début, les entreprises m’ont traité comme leur ennemi et comme une menace pour leurs affaires. J’ai publié dans un journal mon enquête sur les activités de décharge d’eaux usées industrielles et ils étaient très en colère. J’ai également rédigé des rapports juridiques à la police concernant certaines sociétés industrielles qui polluaient le fleuve et ces sociétés ont dû se présenter devant les tribunaux et ont été punies. Certaines entreprises m’ont proposé de l’argent et demandé de retirer mon rapport et

d’empêcher que leurs cas fassent l’objet d’une procédure juridique qui allait leur coûter du temps et de l’argent. J’ai répondu que je ne voulais pas de leur argent. Je leur ai demandé d’utiliser leur argent pour construire et faire fonctionner de façon adéquate des installations de traitement des eaux usées. L’affaire juridique m’a forcé à communiquer abondamment avec les représentants industriels et nous avons petit à petit commencé à nous comprendre. Puis, nous avons tenté de trouver de meilleures solutions. Ces sociétés industrielles, qui étaient auparavant les plus gros contrevenants, se sont rendu compte qu’elles pouvaient tirer profit de l’amélioration de leur gestion environnementale. Une meilleure relation avec la communauté locale et les médias et une meilleure image ont renforcé le développement de leur entreprise. Je travaille avec le secteur industriel pour installer des filtres permettant de traiter l’eau. Une usine de sucre de Surabaya, PT Gempol Krep, a récemment investi 220 000 USD dans une installation de traitement des eaux usées. Il s’agit de l’une des usines les plus responsables au plan environnemental opérant sur le Surabaya. L’eau est recyclée et réemployée dans le processus industriel, ce qui fait que la consommation d’eau est en baisse réduisant par la même occasion leur facture d’eau. À présent, les eaux usées déversées par l’usine répondent toujours aux normes de qualité des eaux usées. Plusieurs autres installations industrielles ont suivi l’exemple et mis en place leurs propres systèmes de contrôle de la pollution, y compris les deux usines de pulpe et de papier mentionnées précédemment. Le gouvernement a organisé des patrouilles hebdomadaires ou bihebdomadaires et les entreprises industrielles ne savent pas à quel moment elles vont passer. Je continue à tester moi-même l’eau, mais le gouvernement compte à présent sur un fonctionnaire qui réalise la même activité. Je fais confiance au gouvernement – nous devons avoir confiance les uns envers les autres pour travailler ensemble. La qualité de l’eau est en train de s’améliorer et depuis deux ans, il n’y a plus de poissons morts comme avant. n

NETTOYER LE FLEUVE

Prigi Arisandi explique comment un mouvement local qu’il a lancé contribue à empêcher la pollution industrielle d’un fleuve qui fournit de l’eau potable à trois millions de personnes dans et autour de la ville indonésienne de Surabaya.

40 MakingIt


Photo : Goldman Environmental Prize

Prigi Arisandi enseignant aux enfants comment surveiller la qualité de l’eau de la rivière de Surabaya et de faire rapport de leurs constatations au gouvernement.

MakingIt 41


POLITIQUE EN BREF

Au-delà de la « malédiction des ressources » Par le professeur RAPHAEL KAPLINSKY Beaucoup de gens pensent que le développement industriel des économies exportatrices de matières premières à revenus faibles et moyens est entravé comme conséquence directe de l’exploitation des ressources naturelles. Plusieurs raisonnements sont proposés pour expliquer cette soi-disant « malédiction des ressources ». L’un d’entre eux est que ces économies souffrent de la « maladie hollandaise » selon laquelle les bénéfices élevés tirés des ressources et l’appréciation des taux de change sapent les secteurs des biens échangés, comme l’industrie. De plus, par rapport aux produits manufacturés, les matières premières ont subi un long déclin de leurs termes de l’échange et ont présenté une importante volatilité des prix. Elles fournissent donc rarement les excédents réguliers et durables nécessaires pour promouvoir le développement. Il a également été avancé que, par nature, la production de matières premières est un secteur d’activité enclavé qui a peu d’économies externes et dont les retombées sur l’industrie en matière de développement sont, par conséquent, limitées. Ces croyances conventionnelles doivent être remises en question. Bien qu’il puisse y avoir un lien entre le poids des matières premières et des taux de croissance relativement bas, ce lien est faible. Qui plus est, lorsque cela se produit, la raison n’est pas tant une relation de cause à effet, mais plutôt la faiblesse des structures industrielles préexistantes et les réponses politiques inadéquates dans des économies dépendantes des matières premières.

42 MakingIt

En effet, une étude de l’expérience passée de certaines économies à revenus élevés, comme les États-Unis, le Canada, la Suède et l’Australie, montre non seulement que ces économies ont bâti leurs compétences industrielles en partie en développant des liens avec les secteurs des matières premières, mais aussi que leurs compétences industrielles ont profité aux secteurs des matières premières, améliorant les taux de reprise des matières premières et réduisant les coûts. Quelle qu’ait pu être l’expérience passée, trois séries de changements se sont produites au cours des décennies récentes, qui semblent indiquer qu’une nouvelle approche devrait être adoptée pour favoriser le développement industriel dans les économies exportatrices de matières premières à revenus faibles et moyens.

« La fonction d’une politique efficace du gouvernement est à la fois d’accélérer et d’approfondir les liens de production entre les secteurs industriel et des matières premières. »

D’abord, la majorité des politiques qui ont permis le progrès industriel dans le passé ne sont plus aussi efficaces. L’industrialisation orientée vers l’intérieur a été rendue moins attrayante par la capacité réduite à protéger l’industrie intérieure et par la concurrence accrue des importations. Les possibilités d’une industrialisation tournée vers l’exportation ont été restreintes de façon similaire par l’intensité de la concurrence des économies émergentes. Ensuite, l’explosion des prix des matières premières – qui s’est déjà prolongée bien plus que les précédentes – va certainement se poursuivre pendant encore quelques années. S’ajoutant à la persévérance et à l’augmentation indéniable de la concurrence sur le marché industriel mondial, il est probable que le déclin historique des termes de l’échange des matières premières par rapport aux produits manufacturés cesse, permettant de tirer des bénéfices soutenus des ressources naturelles. Enfin, l’évolution des chaînes de valeur internationales a entraîné un changement dans les politiques des entreprises : les principales sociétés de matières premières portent un intérêt actif non seulement à l’externalisation, mais aussi à la proximité des sources d’approvisionnement pour bon nombre de leurs intrants. Cela semble indiquer que les sociétés ont actuellement des programmes stratégiques diamétralement opposés à la mentalité d’enclave qui caractérisait leurs activités dans le passé. Pour comprendre comment les économies exportatrices de matières premières peuvent bénéficier de ces évolutions, il peut s’avérer utile d’étudier les liens de production possibles – en amont, au niveau de la fourniture d’intrants, et en aval, lors de la transformation des matières premières. Plusieurs raisons nous incitent à penser qu’il existe un potentiel substantiel d’expansion des liens de production entre le secteur industriel et celui des matières premières. Cela est dû en partie au désir des principales sociétés de matières premières d’augmenter leur externalisation et en partie au fait que la production de matières premières est invariablement touchée par des facteurs contextuels – le climat et la


Photo : istock

POLITIQUE EN BREF

géologie de chaque dépôt. Ainsi, par nécessité, elles ont besoin d’intrants uniques dont beaucoup peuvent servir à promouvoir des capacités locales spécifiques dans l’industrie (et l’agriculture et les services). Dans un contexte d’externalisation croissante des plus grandes sociétés, bon nombre de ces liens se produisent comme conséquence naturelle des forces du marché. La fonction d’une politique efficace du gouvernement est à la fois d’accélérer et d’approfondir ces liens. Inversement, l’immobilisation des politiques gouvernementales ralentit et diminue l’étendue de ces liens. Pour de nombreuses raisons, les gouvernements ont un rôle important à jouer dans l’optimisation de la nature et de la vitesse de constitution de ces liens : l Ces liens offrent un potentiel aussi bien

de création d’emploi que de contribution à la croissance économique. l Ils indiquent également le chemin du développement industriel – ou comme l’affirme l’économiste Albert Hirschman : « une chose en entraîne une autre ». l La nature continue de la production de matières premières peut offrir un terrain de développement de capacités dynamiques par le biais de l’expansion du Système national d’innovation. l Le développement de liens horizontaux – la fourniture d’intrants dans le secteur des matières premières et la transformation de ces produits – peut également apporter des avantages complémentaires à d’autres secteurs industriels. l Bien que l’externalisation réponde aux intérêts des plus grandes sociétés, de nombreuses entreprises pourraient faire

plus pour améliorer leurs capacités de développement de chaînes d’approvisionnement et demander de l’aide (comme elles le font dans les économies avancées au plan industriel). l Sachant que la croissance des capacités industrielles dans les économies émergentes bloque d’autres voies vers le développement industriel, le développement de capacités industrielles qui s’alimentent de l’exploitation du secteur des matières premières présente des avantages.

n Ceci est le résumé d’un document de travail intitulé Commodities for industrial development: making linkages work (Les matières premières pour le développement industriel : faire marcher les liens), préparé pour la branche Politiques de développement, statistiques et recherche de l’ONUDI.

MakingIt 43


POLITIQUE EN BREF

Moteurs du développement Par l’Overseas Development Institute D’après des études récentes de l’ Overseas Development Institute ou ODI (l’Institut de développement outre-mer), il existe quatre moteurs de progrès en matière de développement. Le rapport intitulé Mapping Progress: Evidence for a new development outlook (Étude du progrès : données probantes pour de nouvelles perspectives de développement) analyse systématiquement les progrès du développement dans 24 pays du Sud et les classe selon leur performance. Des pays souvent mieux connus en tant que théâtres de la guerre et la famine ont réalisé des progrès remarquables dans différents secteurs, y compris la croissance, l’éducation, les soins de santé, la gouvernance et l’agriculture. Le rapport identifie le rôle crucial d’une direction efficace, de politiques intelligentes, de bases institutionnelles adéquates et de partenariats internationaux comme moteurs de progression du développement. Les pays sont classés en quatre catégories : vedettes, surprises, bons élèves potentiels et énigmes lorsque les progrès dans certains domaines n’ont pas amené les améliorations attendues dans la vie des pauvres. D’après Alison Evans, directrice de l’ODI, « le développement est une affaire très complexe et elle peut être mal menée. Mais assez souvent, elle est bien gérée. Le but du rapport Mapping Progress est de montrer que le progrès est non seulement possible, mais en cours. » Elle ajoute que « la véritable question à laquelle nous devons répondre est “qu’est-ce qui fonctionne et pourquoi ?” Pourquoi certains de ces pays ont-ils affiché de si remarquables progrès ? Quelles ont été leurs innovations les plus intéressantes ? » « En analysant les exemples les plus parlants à travers le continent, nous pouvons conclure que les développements les plus transformateurs et durables se sont produits

44 MakingIt

lorsque l’engagement envers le changement est venu de l’intérieur des pays et des communautés africains. »

formes, y compris le transfert de connaissances et de technologies, les relations commerciales internationales et les interventions diplomatiques.

Les quatre moteurs Leadership intelligent : Les transformations au Ghana, au Rwanda et au Brésil ne se seraient pas opérées sans les présidents Rawlings, Kagame et Lula. Politiques intelligentes : Le progrès a impliqué un changement du rôle du gouvernement, qui s’est écarté du contrôle (des marchés et des prix) pour faciliter et permettre (l’investissement et la production) et, dans les meilleurs cas, l’émancipation économique des citoyens. Les politiques ont été construites selon une vision claire ou une stratégie nationale et se sont basées sur des données probantes. Institutions intelligentes : Dans de nombreux pays, le progrès a été réalisé au moyen de réformes qui ont décentralisé le gouvernement et renforcé les institutions locales. Les réformes ont non seulement mené à l’amélioration de la fourniture de services, mais ont aussi permis une perception des recettes et une gestion des finances publiques plus efficaces. Amitiés intelligentes : Les partenariats internationaux efficaces peuvent être d’importants catalyseurs du progrès. Ces partenariats peuvent prendre différentes

« Pourquoi certains de ces pays ont-ils affiché de si remarquables progrès ? Quelles ont été leurs innovations les plus intéressantes ? »

Histoires de progrès du développement Ghana – vedette de la performance Les réformes du marché intérieur du cacao menées par le gouvernement ont engendré des chiffres records en matière de croissance agricole – qui a atteint en moyenne 5 % au cours des 25 dernières années. Le Ghana est sur la voie d’atteindre l’Objectif du millénaire pour le développement 1 – réduire de moitié les taux de pauvreté et de malnutrition d’ici 2015. Ayant augmenté la production par habitant de produits alimentaires de plus de 80 % depuis le début des années 1980, le Ghana est largement autosuffisant en aliments de base. Les vedettes de la performance, comme le Ghana, ont affiché un progrès soutenu pendant plus de deux décennies. En diversifiant les produits et les services, elles ont ajouté une valeur considérable à la performance nationale. Les pays vedettes affichent un niveau plus mûr de développement et commencent à présent à être confrontés à des défis plus typiques des pays développés, comme la dégradation de l’environnement, le vieillissement de la population et les maladies non transmissibles. Le Bhoutan, la Thaïlande, le Brésil et l’Ouganda sont d’autres vedettes de la performance.

Éthiopie – performance surprise Depuis qu’elle est sortie de la guerre civile en 1991, l’Éthiopie a considérablement amélioré l’accès de la population à l’éducation. Le taux de scolarisation a augmenté, avec de plus de 13 millions de personnes supplémentaires depuis 2005. Un engagement soutenu du gouvernement, accompagné d’une hausse


POLITIQUE EN BREF

des dépenses qui a permis la suppression des frais d’inscription scolaire, a déclenché cet accroissement extraordinaire. Le Rwanda, le Cambodge, le Laos et le Somaliland sont d’autres pays dont la performance a été une surprise. Les performances surprise, comme celle de l’Éthiopie, ont apporté un progrès contre toute attente, souvent à la sortie d’une crise ou d’une guerre, ou dans un contexte de confits en cours, de situations politiques difficiles ou de topographie hautement inaccessible. Les éléments de surprise dans ces pays résident souvent dans leur vitesse de récupération, qui leur a parfois permis d’éclipser les niveaux antérieurs de développement.

Malawi – bon élève potentiel Le Malawi a le potentiel de réaliser un progrès considérable vers son développement au cours de la prochaine décennie, d’après un projet d’étude mondiale récemment publié. Les récents progrès en termes de fourniture de stabilité économique ont commencé à avoir un effet positif sur les indicateurs de développement, plaçant le Malawi parmi les vingt pays affichant les meilleurs résultats pour plusieurs des Objectifs du millénaire pour le développement. Une croissance de plus de 7 % par an pendant pratiquement toute la dernière décennie et une diminution continue des taux d’inflation semblent présager un brillant futur pour le pays. Les bons élèves potentiels, comme le Malawi, ont affiché des exemples récents de progrès, souvent réalisés sur une courte période de temps. Les progrès peuvent être limités à des régions ou des secteurs particuliers. Bien que ces pays aient déjà produit des résultats impressionnants, ils doivent néanmoins à présent les maintenir dans le futur. Parmi les autres bons élèves potentiels figurent le Bénin et le Burkina Faso. n

MakingIt 45


LE MOT DE LA FIN

Solar Sister : renforcer l’autonomie des femmes avec de la lumière et des opportunités Le prochain numéro de Making It s’intéressera à l’égalité entre les sexes et à l’émancipation économique des femmes. Un point de vue sur ce sujet nous est proposé par KATHERINE LUCEY, fondatrice et PDG de Solar Sister, une entreprise sociale qui fournit des formations et de l’aide aux femmes pour créer des micro-entreprises liées à l’énergie solaire. Plus de 125 ans après l’invention de l’ampoule électrique par Thomas Edison, 1,6 milliard de personnes – un quart de la population mondiale – continuent d’utiliser des lampes au kérosène et des bougies pour s’éclairer. Elles dépensent jusqu’à 40 % de leurs revenus familiaux dans une énergie qui est inefficace, insuffisante et dangereuse. L’utilisation très répandue du kérosène a un impact négatif sur la qualité de l’air local ainsi que sur le changement climatique planétaire. Le mauvais éclairage, la fumée et les lanternes rudimentaires sont responsables d’un grand nombre d’infections et de brûlures. Solar Sister est une entreprise sociale qui s’attaque au problème de la pauvreté énergétique avec une approche innovante basée sur le marché qui offre aux femmes rurales en Afrique une opportunité d’émancipation économique. En appliquant un modèle d’entreprise inspiré d’Avon qui entre délibérément en contact avec les femmes par l’intermédiaire de leurs réseaux sociaux, Solar Sister résout le problème de l’accès local à l’énergie propre et apporte la technologie solaire sur le palier des ménages ruraux. Les femmes reçoivent une « entreprise dans un sac » qui comprend un stock, une

46 MakingIt

Katherine Lucey, fondatrice et PDG de Solar Sister.

« Les femmes deviennent leurs propres chefs et des rayons de lumière, d’espoir et d’opportunités pour leurs communautés. »

formation en vente et un soutien marketing, selon un modèle d’entreprise de vente en micro-consignation. Les femmes acquièrent les moyens d’offrir l’accès à un portefeuille de technologies énergétiques propres, comprenant des lampes solaires, des chargeurs de téléphones mobiles et de radios et des cuisinières propres. L’énergie propre procure de la lumière et de l’électricité qui sauve des vies, fournit de la connectivité, améliore la santé publique, génère des moyens de subsistance et combat le changement climatique. Les femmes deviennent leurs propres chefs et des rayons de lumière, d’espoir et d’opportunités pour leurs communautés. Solar Sister est un programme basé sur le marché et les revenus issus des ventes de lampes solaires constituent un moteur de la croissance économique. Solar Sister est une entreprise sociale qui utilise le pouvoir du marché pour atteindre un objectif social : distribuer de la technologie énergétique propre. C’est l’accent mis sur « l’opportunité » plutôt que sur « l’aide » qui attire et satisfait les femmes, motivées par la constitution d’entreprises prospères qui profitent à l’ensemble de la communauté en fournissant l’accès à une percée technologique. À l’heure actuelle, bien que la technologie solaire portable d’éclairage par DEL soit une solution abordable, le manque d’accès a empêché l’adoption de ces produits par les ménages ruraux vivant dans le noir. Les produits ingénieux utilisant de l’énergie propre et destinés aux marchés du bas de la pyramide ne servent pas à grand-chose si les pauvres ne peuvent pas les utiliser. La proposition commerciale de Solar Sister est simple : pour un coût de départ d’environ


LE MOT DE LA FIN

MakingIt L’industrie pour le développement

FURTHER READING

20 USD pour une lampe solaire, les clients disposent d’une source d’éclairage qui est huit fois plus vive, propre et sûre que le kérosène insuffisant – la dépense initiale est compensée en deux mois et demi par les économies réalisées sur l’achat de kérosène. Cela se traduit par des familles mieux éclairées et des économies de plus de 100 USD par an en combustible. Solar Sister s’adresse à des femmes qui autrement n’auraient pas eu l’occasion de devenir des entrepreneurs et leur fournit un paquet complet de fonds de roulement, formation en affaires et soutien marketing. Les femmes représentent 70 % de la population rurale pauvre la plus touchée par la pauvreté énergétique. Mais surtout, les femmes sont les principales responsables de l’utilisation d’énergie au niveau des ménages. La technologie énergétique propre ne sera largement adoptée qu’à condition que les femmes soient impliquées dans la solution. L’énergie solaire peut procurer de la connectivité ainsi que de l’éclairage et parmi nos meilleures ventes figurent les lampes solaires qui fournissent aussi de l’électricité pour charger les téléphones mobiles. Le succès phénoménal des téléphones mobiles en Afrique subsaharienne est probablement un des plus importants épisodes du développement de notre siècle. Donner l’accès à l’énergie permettant d’alimenter ces téléphones représente une occasion corrélative dont peuvent profiter les entrepreneurs de Solar Sister. Une des clientes ne charge pas uniquement son propre téléphone, mais a créé une micro-

entreprise en chargeant aussi celui de ses voisins, s’assurant ainsi un revenu quotidien stable. Une des histoires fondatrices de Solar Sister est celle de Rebecca, une exploitante agricole à Mpigi, en Ouganda, qui a décidé d’installer une lampe solaire dans son poulailler. Rebecca savait que les poules ne mangent que lorsqu’elles peuvent voir et grâce à l’augmentation de la quantité d’heures d’éclairage, ses poules ont mangé davantage et sont devenues plus saines. Elles ont pondu plus d’œufs, ce qui a amélioré les finances de son exploitation et généré un revenu grâce auquel elle a pu acheter des semences et plus tard une chèvre, des cochons et même une vache. En partant de la simple amélioration d’une seule lampe, Rebecca a construit une ferme, puis une école où elle enseigne aux enfants à lire et à écrire et aussi comment exploiter une petite parcelle de terrain. Avec un peu de lumière et une occasion, des femmes comme Rebecca ont le pouvoir d’améliorer leurs propres vies. La force de la solution d’entreprise de Solar Sister provient des femmes ellesmêmes. Ce sont leur ingéniosité et leur engagement personnels qui font grandir leur entreprise – nous leur offrons uniquement l’occasion de s’aider ellesmêmes. Même de petites quantités d’électricité peuvent améliorer radicalement les vies des femmes vivant dans une profonde pauvreté énergétique. À son tour, la création d’opportunités économiques pour les femmes a un effet multiplicateur sur le progrès social et économique de leurs communautés et du monde. n

Chang, Leslie – Factory Girls: From Village to City in a Changing China Ferguson, Niall – Civilization: The West and the Rest Ghemawat, Pankaj – World 3.0: Global Prosperity and How to Achieve It Gilding, Paul – The Great Disruption: How the Climate Crisis Will Transform the Global Economy Heinberg, Richard – The End of Growth: Adapting to Our New Economic Reality Heinberg, Richard and Lerch, Daniel (eds) – The Post Carbon Reader. Managing the 21st Century’s Sustainability Crises. Lovins, Amory – The Essential Amory Lovins Mahbubani, Kishore – New Asian Hemisphere: The Irresistible Shift of Global Power to the East Moyo, Dambisa – How the West Was Lost. Fifty Years of Economic Folly – And the Stark Choices Ahead Nye, Joseph – The Future of Power Pogge, Thomas – Politics as Usual: What Lies behind the Pro-Poor Rhetoric Rivoli, Petra – The Travels of a T-Shirt in the Global Economy: An Economist Examines the Markets, Power, and Politics of World Trade Stiglitz, Joseph – Making Globalization Work Zakaria, Fareed – The Post-American World: Release 2.0

FURTHER SURFING www.attac.org – ATTAC is an international organization that fights for the regulation of financial markets, the closure of tax havens, the introduction of global taxes to finance global public goods, the cancellation of the debt of developing countries, fair trade, and the implementation of limits to free trade and capital flows. www.globaldashboard.org – Global Dashboard explores global risks and international affairs, bringing together authors who work on foreign policy in think-tanks, governments, academia, and the media. www.postcarbon.org – The Post Carbon Institute promotes the transition to a more resilient, equitable, and sustainable world. www.postgrowth.org – The Post Growth Institute inspires and equips people to make global wellbeing our most urgent priority, without relying on growth to make it happen. www.somo.nl – SOMO is a research and network organization working on social, ecological and economic issues related to sustainable development. www.stwr.org – Share The World’s Resources is a thinktank that advocates for natural resources such as oil and water to be sustainably managed in the interests of the global public, and for essential goods and services to be made universally accessible. www.sustainableenergyforall.org – 2012: The International Year of Sustainable Energy for All. www.triplecrisis.com – Global perspectives on finance, development, and the environment www.un-energy.org – UN-Energy, the United Nations’ mechanism for inter-agency collaboration in the field of energy. www.wedo.org – The Women’s Environment and Development Organization envisions a just world that promotes and protects human rights, gender equality, and the integrity of the environment.

MakingIt 47


MakingIt L’industrie pour le développement

Un magazine trimestriel pour stimuler le débat sur les problèmes du développement industriel global


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.