MéMOIRE LES ENJEUX D’UNE PRATIQUE ALTERNATIVE DE L’ARCHITECTURE
Vanille Tabouillot, ENSAPLV, HMONP 2017-2018
SOMMAIRE Introduction Première partie
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1. Pratiques alternatives, état des lieux des démarches
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1.1. Les règles françaises 1.1.1. Contexte réglementaire 1.1.2. Le cas des DTU 1.1.3. Les bureaux de contrôle 1.1.4. Les assurances
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1.2. Les principales procédures d’innovation 1.2.1. Un organisme, le CSTB 1.2.2. Les Avis Techniques (ATec) 1.2.3. Les Appréciations Techniques d’Expérimentation (ATEx)
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1.3. Les procédés alternatifs en question
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Deuxième partie
2. Ouvertures et échappées possibles du contexte réglementaire
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2.1. Des mesures incitatives 2.1.1. Simplifier l’expérimentation pour encourager l’innovation 2.1.2. Les labels et la maîtrise d’ouvrage
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2.2. La mobilisation des architectes 2.2.1. Les architectes à la création des normes 2.2.2. La réinterprétation des règles : Bouchain, Colboc et Perraudin
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2.3. Transversalité et solidarité 2.3.1. Formation des architectes et des acteurs de la construction 2.3.2. Partenariats possibles avec institutions et industriels
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Troisième partie
3. L’impact d’une pratique alternative sur l’exercice quotidien
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3.1. Stéphane Cochet Architecte Stratégies de développement de l’architecture en bois passive
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3.2. Première étude de cas : Chanteloup-en-Brie
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3.3. Deuxième étude de cas : Le Vésnet
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Conclusion
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Bibliographie
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Détail d’un mur en pisé
INTRODUCTION Le fonctionnement des sociétés actuelles repose sur la consommation de ressources naturelles « épuisables, inégalement réparties, tendanciellement de plus en plus chères et première cause du réchauffement climatique »1. La transition écologique a pour but d’aller vers un modèle de société prenant en compte la finitude de ces ressources, la gestion des déchets engendrés ainsi que l’impact sur la biodiversité et le changement climatique. Cette mutation globale impacte l’architecture dans toutes ses dimensions, confrontant les architectes à des problématiques nouvelles. Dans ce contexte, il paraît donc nécessaire d’interroger les fondements et la diversité de leurs pratiques. Ainsi, il semble qu’à l’heure actuelle celles-ci restent peu diversifiées : si les normes de confort ont beaucoup évolué ces dernières années, les moyens mis en œuvre pour les atteindre ont peu changé. En effet, de puissants standards constructifs sont en place, notamment s’agissant des matériaux utilisés. Certains d’entre eux font l’objet d’une utilisation massive, or leur utilisation a des conséquences globales. Par exemple, le béton est par ses performances uniques un matériau de premier choix à l’heure actuelle. Néanmoins, la production du ciment nécessite une importante consommation d’énergies fossiles contribuant au réchauffement climatique, et l’utilisation du sable participe à l’épuisement de ressources finies donc précieuses. Dans le cadre d’une démarche écologique sur le choix des matériaux, l’émergence d’alternatives est souhaitable car elle pourrait en permettre une utilisation plus parcimonieuse. Celles-ci existent déjà : aujourd’hui, on sait construire des édifices sains et agréables à vivre en bois, en paille ou en terre crue. On sait limiter les équipements en optimisant l’usage de la ventilation mécanique, de la climatisation et du chauffage. A l’échelle du territoire et de la ville, on sait travailler avec les ressources locales, être respectueux des sols, de la qualité de l’air, de l’eau et de la biodiversité. Toutes ces alternatives naissent et fourmillent dans des réseaux transversaux. Des professionnels, des entreprises et des élus engagés les développent. Pourtant elles restent très minoritaires : dans ces espaces peu investis résident des opportunités pour les architectes, mais également de nombreux freins et difficultés de mise en œuvre. Alors quelles sont les raisons qui freinent l’injection plus massive de ces modes constructifs sur le marché et leur appropriation par les acteurs du bâtiment ? Nous allons nous intéresser aux manières d’investir ces marchés : dans quelles démarches obligatoires les procédés alternatifs doivent-ils s’inscrire à l’heure actuelle ? Pourquoi des modes constructifs pourtant techniquement maîtrisés restent d’un emploi marginal ? Dans une optique de diversification, de quelle façon pourrait-on déployer et faire émerger des alternatives aux standards constructifs en place ? Enfin, nous nous interrogerons sur l’impact d’un engagement vers des modes constructifs alternatifs sur l’exercice de l’architecte 1 Présentation de la Synthèse des travaux du débat national sur la transition énergétique, 2013, 44 p
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à travers l’exemple de l’architecture en bois passif. Évoquer un procédé alternatif renvoie nécessairement à une norme à partir de laquelle on envisagerait une autre voie. Une alternative, sans invalider la première option, signifie simplement qu’il y a deux solutions. En l’occurrence, il s’agit de matériaux, modes constructifs ou démarches pouvant être qualifiés d’alternatifs par rapport aux standards architecturaux, aux dispositifs les plus répandus. La catégorie est volontairement très large et concerne des procédés atteignant différents niveaux de développement, simplement réunis par leur manque de diffusion et de visibilité. Il s’agit par exemple des matériaux issues de filières biosourcées tels que la paille, des démarches de réemploi ou encore des procédés de construction traditionnels au sens littéral du terme, mais qui ont fait face à un tel recul qu’on les considère aujourd’hui comme étant non courants, voire innovants : la terre crue et la pierre porteuses, entre autres.
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Première partie
1. Pratiques alternatives, État des lieux des démarches et des acteurs Le marché de la construction est caractérisé par une série d’automatismes, avec des leviers d’ordre technique, administratif, politique et assurantiel. La démarche de projet est une mécanique qui organise entre tous le déroulé des études et du chantier. Les différents intervenants d’un projet, la maîtrise d’ouvrage, la maîtrise d’œuvre, les bureaux de contrôle, agissent dans le cadre d’application des réglementations. Les architectes, en fonction de leurs partis pris, peuvent être amenés à s’engager dans les procédures spécifiques de l’innovation. Il s’agit dans cette première partie de faire un état des lieux des démarches et des interlocuteurs en place pour identifier les résistances à la mise en œuvre de procédés alternatifs ou innovants. Tandis que les modes constructifs les plus répandus ont l’avantage d’être connus par la plupart des acteurs du bâtiment, encadrés par des textes et couverts par les assurances dans le cadre des différentes garanties ; quelles spécificités apparaissent lorsque est mobilisée une filière encore émergente ?
1.1. Les règles françaises 1.1.1. Contexte réglementaire La construction en France est organisée selon des règles obligatoires et des règles d’application volontaire. Les règles obligatoires sont des exigences publiques. Elles émanent entre autres de projets de lois et de décrets, qui imposent des réglementations. Ainsi, les bâtiments doivent se conformer à des règles d’urbanisme et à des règles de construction. Les règles d’urbanisme sont gérées au niveau communal par les Plans locaux d’urbanisme (PLU), les dispositions générales étant régies par le Code de l’urbanisme. Les règles de construction sont édictées dans le Code de la construction et de l’habitation. Elles relèvent de la sécurité, de la qualité d’usage et de l’accessibilité, avec des variations selon le programme du bâtiment. La France s’inscrit dans un contexte européen. Conformément à la directive européenne sur la performance énergétique des bâtiments, une réglementation thermique s’impose aussi aux architectes : la RT2012, future RT2020. La connaissance et l’application de ces réglementations est obligatoire. D’autre part, les textes non édités par des autorités administratives sont regroupés sous le nom de « textes techniques ». Ce sont notamment les normes, les Documents Techniques Unifiés (DTU). D’application volontaire, ils sont le
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fruit d’un consensus entre les professionnels du secteur1. Pour certaines règles, l’obligation est implicite, comme c’est le cas des règles de l’art. Tous les textes ne sont pas des réglementations obligatoires : il faut pouvoir identifier ceux qui s’appliquent précisément à son marché.
1.1.2. Le cas des DTU Le mot « norme » a plusieurs acceptions. Il renvoie tantôt à la réglementation en général, tantôt à un document de référence construit sur la base du consensus. Une norme, document de référence publié par un organisme de normalisation, est d’application volontaire1. Les DTU ont un statut de norme française. Contrairement à la réglementation publique, qui est le fruit du travail des pouvoirs publics, les DTU sont issus d’un consensus entre les professionnels concernés. Des entrepreneurs, maîtres d’ouvrages, fournisseurs, architectes, contrôleurs, se réunissent au sein d’un bureau de normalisation2 : les DTU sont le résultat de leur expérience collective sur des techniques pratiquées depuis suffisamment longtemps pour en assurer la bonne exécution. Structure, enveloppe, aménagements intérieurs, équipements techniques, etc. : les DTU précisent des conditions de mise en œuvre, sans indiquer de performance à atteindre3. Ils se présentent comme des modes d’emploi techniques à destination des professionnels du bâtiment. Trouvant davantage écho auprès des entreprises du chantier, l’architecte peut néanmoins s’y référer pour ajuster un procédé constructif, régler des détails techniques et établir le chiffrage. Ce sont des références auxquelles risquent d’échapper les modes constructifs alternatifs, peu répandus. En effet, les DTU sont des documents types pour des techniques couramment réalisées, maîtrisées par un grand nombre d’entreprises. Ils ne traitent donc pas des techniques innovantes ou de peu d’usage3. Aujourd’hui, chaque construction doit pouvoir garantir une référence à une règle constructive agréée de la sorte. Le manque de supports techniques et réglementaires est un frein à l’appropriation par les professionnels de procédés de construction alternatifs. D’ailleurs, des garanties spécifiques sont généralement à prévoir avec l’assurance.
1.1.3. Les bureaux de contrôle Un bureau de contrôle est une entreprise indépendante qui a pour mission d’assister les maîtres d’ouvrage publics et privés, les maîtres d’œuvre ou les particuliers dans leur projet de construction. Il vérifie le respect des normes de 1 La norme est-elle obligatoire ? [en ligne]. Afnor, 2017 [consulté le 01/10/2018]. Disponible sur : normalisation.afnor.org/ 2 Il s’agit du Bureau de Normalisation des Techniques et Équipements de la Construction du Bâtiment 3 Les NF DTU [en ligne]. Fédération Française du Bâtiment [consulté le 01/10/2018]. Disponible sur : http://www.ffbatiment.fr/
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construction en amont et pendant l’élaboration du projet : solidité des structures, normes parasismiques, normes sécurité, normes PMR, réglementation acoustique, réglementation thermique, etc. A tout stade du projet, les prérogatives du bureau de contrôle doivent être appliquées. Une tâche ou un élément doit être repris par les acteurs techniques jusqu’à satisfaction, peu importe les délais et les budgets4. Le recours aux services d’un bureau de contrôle est encadré par la loi5. Il n’est obligatoire que dans certains cas listés dans le Code de la construction et de l’habitation (immeubles de grande hauteur, bâtiment industriel, ERP recevant plus de 300 personnes, zone sismique). Cependant, de plus en plus de compagnies d’assurance demandent un contrôle technique en guise de gage de sûreté avant de donner leur aval pour assurer un bâtiment particulier. Dans le cadre d’une démarche de projet qui dévie de la pratique traditionnelle, le bureau de contrôle est donc un interlocuteur incontournable. Lorsque les procédés de construction ont peu de références, le bureau de contrôle formule généralement une demande d’Avis Technique (ATec) ou d’Appréciation Technique d’Expérimentation (ATEx), pour se protéger en cas de sinistre ou de contentieux. Ces avis sont délivrés par le Centre Scientifique et Technique du Bâtiment (CSTB) : il s’agit de procédures d’évaluation de l’aptitude à l’usage de techniques de construction considérées comme innovantes. Le rôle des bureaux de contrôle est clairement d’anticiper tout risque pour l’ouvrage et vis-à-vis de la maîtrise d’ouvrage. Aussi, le métier évolue et les entreprises ont par conséquent besoin de compétences techniques étoffées pour répondre au perfectionnement des matériaux, et à des réglementations qui se complexifient.
1.1.4 Les assurances Quelle que soit la spécificité de la pratique d’un architecte, sa responsabilité professionnelle est engagée une fois celui-ci inscrit au tableau de l’Ordre, pour chacun de ses actes et mission6. Le champ de responsabilité de l’architecte est particulièrement étendu, notamment en vertu de la garantie décennale faisant de lui le présumé responsable en cas de dommage. Les assurances étant mobilisées dans les processus d’expérimentation, de certification et d’homologation, il convient de s’interroger sur l’assurabilité des dispositifs innovants. L’architecte responsable La responsabilité de l’architecte est en premier lieu relative au contrat l’unissant au maître de l’ouvrage. Sa responsabilité est large et couvre à la fois le devoir de conseil, l’exercice de la mission et la garantie décennale. 4 Bureaux de contrôle : anticipation, prévention et relation [en ligne]. Le Moniteur Emploi, 2012 [consulté le 01/10/2018]. Disponible sur : https://emploi-btp.lemoniteur.fr/ 5 Loi Spinetta n°78-12 du 4 janvier 1978 6 Loi n°77-2 du 3 janvier 1977 sur l’architecture, article 16
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L’obligation de conseil engage l’architecte à vérifier que la construction est opérée sur des bases appropriées. Il doit assurer que les structures et dispositions sont viables. Dans le cadre d’innovations et si les références manquent, l’assurance et le bureau de contrôle ne manqueront pas de requérir un Avis Technique (ATEc). La garantie décennale repose quant à elle sur la présomption de faute : le constat du dommage suffit à établir la responsabilité de l’architecte – ou de l’entreprise. Traditionnel ou innovant ? La réglementation française organise la pratique architecturale selon deux modes : il y a les technicités qui relèvent du domaine traditionnel et celles associées au domaine non traditionnel ; innovant. Les procédés appartenant au domaine traditionnel sont les plus usuellement employés : ils bénéficient d’un retour d’expérience large et probant, et correspondent à des règles constructives agréées : règles de l’art, normes, DTU, éventuelles règles professionnelles. Ceux qui appartiennent au domaine dit non traditionnel ou innovant ne disposent pas encore de références construites, techniques et réglementaires, suffisantes. Ce sont les modes constructifs peu répandus, et les procédés innovants mis au point récemment. Dans le domaine non traditionnel, on retrouve entre autres les dispositifs qui font l’objet d’un Avis Technique (ATec), d’une Appréciation Technique d’Expérimentation (ATEx), ainsi que les procédés qui ne bénéficient d’aucune évaluation. Ici, la distinction entre traditionnel et innovant ne se base pas sur des définitions littérales, mais sur l’obligation de référence à des textes agréés. C’est ainsi que des matériaux anciens comme la pierre, puisqu’ils ont peu de supports techniques, doivent aujourd’hui passer par les procédures réservées aux innovations. Lorsque l’on mobilise des procédés alternatifs, la garantie décennale peut être compliquée à obtenir. En effet, les techniques traditionnelles et non traditionnelles basculent ensuite dans les domaines « courant » et « non courant », notions contractuelles employées par les assurances pour distinguer les travaux normalement garantis de ceux qui nécessitent une déclaration préalable. Les techniques appartenant au domaine traditionnel et encadrées par un ATec ou une ATEx sont généralement automatiquement couvertes par l’assurance décennale. En revanche, quand le procédé échappe à ces références, les assureurs vont procéder à une évaluation technique permettant d’en estimer le risque. Les garanties seront adaptées, en intégrant une éventuelle surprime. Pour ces techniques, si l’assurance n’est que partielle, la couverture sera partielle. En cas de problème et sans tests, c’est l’entière responsabilité de l’architecte qui sera engagée : celui-ci doit en effet assurer la solidité de l’ouvrage. Au total, les freins à l’usage de procédés alternatifs sont le manque de référentiels techniques comme les DTU ainsi que l’assurabilité de l’ouvrage, plus difficile. Dès lors que l’on s’oriente vers des filières émergentes et innovantes, il est généralement nécessaire de s’engager vers des démarches de régularisation (ATec et ATEx), en passant par le CSTB. Ces démarches sont-elles suffisamment accessibles et inclusives ?
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1.2 Les principales procédures de l’innovation 1.2.1. Un organisme, le CSTB Le secteur de la construction est donc régi par des réglementations qui délimitent un domaine traditionnel. L’architecture étant un lieu d’évolution, des pratiques divergentes et/ou échappant aux réglementations ont développé un domaine non traditionnel. Des démarches spécifiques permettent de valider ces techniques peu éprouvées. L’organisme au cœur de ces procédures d’expérimentation et de validation, pour les dispositifs non traditionnels, est le Centre Scientifique et Technique du Bâtiment. Le CSTB est créé après la seconde Guerre Mondiale, dans le cadre du renforcement par l’État des services techniques pour la reconstruction. Organisme indépendant, son objectif est alors de valoriser toutes les innovations industrielles de l’entre-deux-guerres, telles que le béton. En effet, l’artisanat et les techniques traditionnelles d’alors ne permettent pas de répondre aux problématiques urgentes de reconstruction. Il s’agit d’encadrer un énorme chantier avec des produits nouveaux, performants. C’est ainsi que le CSTB va se charger de définir des références sécuritaires, notamment pour les industriels, et ce jusqu’à aujourd’hui. Les procédés non normés passent par des procédures définies, pour pouvoir in fine entrer dans un cadre normatif, et gagner en efficacité. Cette normalisation – ou mise en réglementation – dont le CSTB est le principal acteur, se manifeste concrètement par une série de tests à valider : les performances sont évaluées par rapport à une utilisation future, il s’agit d’estimer des risques a priori. Aujourd’hui, le CSTB exerce cinq activités clés : l’évaluation (instruction des demandes d’ATec et ATEx), les essais (plates-formes d’essai à échelle 1), la certification, la recherche et la diffusion des connaissances.
1.2.2. Les ATec Les Avis Techniques ont été créés en 1969 pour organiser l’arrivée sur le marché des nouveaux produits proposés par les industriels. Pour les procédés ou équipements qui ne sont pas encore reconnus par des textes agréés (normes, DTU), les ATec constituent une référence essentielle pour les assureurs et les contrôleurs techniques. Il est alors possible de bénéficier d’une assurance décennale. L’ATec va faciliter voire permettre la mise sur le marché d’un procédé hors normes. Les demandes d’ATec sont déposées sous forme de dossier et instruites par le CSTB. Ce dossier est complété par un cahier des prescriptions techniques après les évaluations. Dans la grande majorité des cas, ce sont les industriels qui engagent cette démarche. La procédure prévoit une série de tests en laboratoire, recouvrant différents champs d’expertise : sismique, acoustique, thermique,
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comportement au feu, etc. Des groupes spécialisés d’experts s’assurent que les niveaux de performance sont atteints face à un ensemble de réglementations. Il s’agit de valider un procédé précis et non d’entamer une démarche d’optimisation globale du projet. Ainsi, un ATec nécessite une standardisation : on délivre un Avis technique pour un dispositif présentant des dimensions et une composition précises. Tous les procédés ne peuvent pas répondre à ces exigences. Le délai d’obtention moyen d’un ATec est de sept mois. Ce délai varie selon le type de demande (révision, nouvelle demande, additif). Une nouvelle demande d’ATec coûte entre 10 000 € et 25 000 €, un renouvellement coûte entre 3 000 € et 15 000 €, hors frais de montage du dossier technique (notes de calcul, etc.). La durée de validité des ATec est fonction des retours d’expérience, et comprise entre deux et sept ans1. Voici quelques exemples d’ATec publiés dernièrement : capteur solaire thermique plan vitré à circulation de liquide, déposé par l’entreprise Terreal ; fenêtre mixte à la française, oscillo battante ou à soufflet, déposé par l’entreprise Atrya ; bardage rapporté en terre-cuite, déposé par l’entreprise Bouyer Leroux2, etc.
1.2.3. Les ATEx ou l’innovation via le CSTB En l’absence d’Avis Technique, le maître d’ouvrage peut faire le choix d’engager une procédure d’Appréciation Technique d’Expérimentation. Il s’agit de la première étape vers l’ATec. La procédure est conduite par l’entreprise d’exécution. L’ATEx est une procédure d’évaluation technique qui concerne tout produit, procédé ou équipement innovant. Comme pour l’ATec, cette procédure garantit la qualité d’un procédé auprès des professionnels de la construction et, surtout, le rend assurable. L’ATEx est une évaluation sur dossier, ce qui signifie que le demandeur doit soumettre un ensemble de justificatifs, qui sera analysé par un collège d’experts. Ce comité d’ATEx va alors se prononcer sur les aspects suivants : faisabilité, sécurité, risques de désordre. Une ATEx permet d’avoir de premiers retours d’expérience sur la mise en œuvre des procédés, en préalable à un ATec. Mais une ATEx peut également ne concerner qu’un projet unique. Son délai d’obtention varie entre trois et quatorze mois. C’est la période de montage du dossier par le demandeur, qui doit rassembler toutes les pièces particulières demandées par le comité d’ATEx, qui est la plus longue : elle varie généralement entre un et douze mois3. On distingue trois types d’ATEx avec des modalités différentes : - L’ATEx a : vise un procédé ou produit appliqué sur différents chantiers pendant 1 Commission Chargée de formuler les Avis Techniques, chiffres 2017. [consulté le 01/10/2018]. Disponible sur : www.ccfat.fr 2 Derniers Avis Techniques publiés par Commission Chargée de formuler les Avis Techniques [consulté le 01/10/2018]. Disponible sur : http://www.ccfat.fr/actualites/derniers-atec-publies/ 3 Évaluations CSTB [consulté le 01/10/2018]. Disponible sur : http://evaluation.cstb.fr/fr/appreciationtechnique-expertise-atex/
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une durée limitée et une quantité totale déterminée. Elle sert souvent de base à un ATec et est formulée par des industriels en majorité. Son coût est compris entre 14 000 € et 20 000 €. Elle est valide deux ou trois ans. - L’ATEx b : concerne un seul projet identifié, elle vise l’application d’une technique constructive sur un chantier précis. L’ATex b est davantage formulée par les architectes (et moins les industriels). Son coût varie entre 8 000 € et 11 000 € et elle n’est valide que sur le chantier en question. - L’ATEx c : s’applique lorsqu’il s’agit de renouveler pour une nouvelle application expérimentale un dispositif ayant déjà fait l’objet d’une ATex de type b. Cette ATEx est également plus souvent sollicitée par les architectes, et coûte environ 3 200 €. En terme de responsabilité, l’ATEx est considérée comme une simple opinion technique formulée sur la base du dossier technique du demandeur. Ni les comités d’experts, ni le CSTB ne peuvent être tenus pour responsables d’erreurs éventuelles consécutives au contenu du dossier technique. L’ATEx ne comporte aucune garantie de l’État ni des organismes chargés de son élaboration. Elle ne dégage pas le demandeur de sa responsabilité3. Quelques exemples d’ATEx de type a publiées récemment : verrière en écailles, déposé par l’entreprise Coveris ; plancher en verre, déposé par l’entreprise Seretti ; procédé de maçonnerie en blocs de chanvre, déposé par l’entreprise Vicat)4, etc. Une centaine d’ATEx est délivrée chaque année, à l’origine desquelles se trouve le plus souvent l’entreprise intervenant sur le chantier correspondant. Malgré ces procédures en place, on remarque donc que les innovations techniques par les architectes sont peu courantes et souvent réservées aux bâtiments de prestige (le chantier de la Samaritaine par exemple). En effet, les coûts élevés de l’instruction des ATec et ATEx ont tendance à favoriser les plus grandes entreprises et les plus grands chantiers. De même, un ATec ou une ATEx représente une charge administrative conséquente qui peut impacter l’équilibre financier et le planning d’un projet. On peut prendre l’exemple du Pôle Culturel à Cornebarrieu de Philippe Madec, livré en 2017. Une demande d’ATEx a été formulée pour un mur porteur en briques de terre crue. La procédure a été plus longue que prévue : le bâtiment était déjà en cours de finition lors de l’obtention de l’ATEx. Des précautions particulières ont du être prises sur le chantier en attendant l’autorisation du CSTB pour ériger le mur. En plus d’impacter les temps et le budget d’un projet, ces démarches peuvent s’accompagner d’une complexité contractuelle.
4 Dernières Appréciations Techniques publiés par le CSTB [consulté le 01/10/2018]. Disponible sur : http://evaluation.cstb.fr/fr/rechercher/produits-evalues/?evaluations=appreciation
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1.3 Les procédés alternatifs en question Nous sommes donc dans un système réglementé, traversé par des dynamiques assurantielles, standardisées. Dès lors que l’on mobilise des filières alternatives peu développées, deux possibilités se dégagent. D’un coté, il s’agit d’entreprendre des démarches de normalisation en partenariat avec le CSTB, en s’engageant dans les procédures d’ATec ou ATEx. Le contre-pied de cette option, d’un autre coté, serait la valorisation directe des techniques non courantes, sans passer par une mise en réglementation – qui par certains aspects peut s’avérer incompatible avec certains procédés. En effet, tous les modes constructifs ne peuvent pas répondre aux exigences de standardisation et de références actuelles. Aujourd’hui, la démarche de mise aux normes pour se conformer au champ des réglementations est le seul biais véritablement développé et structuré. Ainsi, la majorité des acteurs des filières alternatives s’engage naturellement vers la norme. Prenons l’exemple du chanvre : cet écomatériau est engagé sur la voie de l’industrialisation. Une économie s’organise, des expérimentations se mettent en place. La normalisation du matériau est en cours : on en dimensionne des blocs en fonction des machines, de dimension et composition précises, etc. Le cas de la terre crue est partagé : la terre crue est difficilement assurable lorsqu’elle est porteuse. Bien qu’éprouvées dans de nombreux pays, des techniques telles que le pisé ne sont pas considérées comme traditionnelles en France car elles échappent aux réglementations. Par exemple, parmi les premières constructions contemporaines en terre crue en France, on retrouve le petit local de tri édifié par l’architecte Frédérique Jonnard pour le bailleur Paris Habitat. L’édifice ne bénéficie pas de garantie décennale à cause de la technique non courante du pisé. L’architecte devant assurer la solidité de l’ouvrage, son entière responsabilité sera engagée en cas de dommage. Les architectes Joly & Loiret se sont également saisis de la question dans le cadre des terres du Grand Paris : ils prônent la mécanisation des déblais pour en faire des briques en terre crue à destination du bâtiment. Une petite ligne de production mécanisée a été mise en place pour une expérimentation. La mécanisation fonctionne à échelle locale et territoriale. La démarche non courante est directement éprouvée, expérimentée. Les cas du réemploi et les constructions issues de l’impression 3D échappent pour l’instant au système en place. Presque aucune référence ne leur permet de se faire assurer, entre autres. L’obligation que l’on a de se référer à des règles constructives agréées pour construire de manière alternative n’est pas forcément pertinente. Les modes constructifs tels que la pierre, le bois ou la terre sont traditionnels, au sens littéral du terme, employés depuis de très longues années. Cependant, ils ont fait face à un tel recul qu’ils sont aujourd’hui considérés comme non courants voire innovants, et doivent donc s’engager dans des procédures particulières
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avec de potentielles incompatibilités. Ici, il ne s’agit pas de prôner l’utilisation de tel procédé ou tel matériau. Chaque matériau porte en lui des problématiques qui lui sont propres. Par exemple, il est impossible d’envisager un marché de la construction tout en bois sans réfléchir à la question de la gestion des forêts, idem pour le chanvre qui nécessite de grandes surfaces plantées pouvant entrer en concurrence avec des productions agricoles. L’idée est d’argumenter en faveur d’une transition portée sur la diversification de la production architecturale. Pour identifier plus clairement les procédés dont il est question dans cette étude, on peut considérer qu’ils s’organisent selon des freins plus ou moins importants.
Freins de plus en plus importants
Modes constructifs maîtrisés et réglementés mais peu répandus
Modes constructifs et matériaux en cours de certification ou d’expérimentation
Dispositifs ou matériaux nouveaux, innovants
Construction bois, construction passive
Paille porteuse, terre crue porteuse, pierre
Matériaux imprimés en 3D, granulat isolant innovant
• Manque de visibilité • Manque de professionnels formés ou spécialisés • Marché, demande réduite
• + Possibles incompatibilités avec réglementations en place • + Problèmes d’assurance et de garantie décennale
• + Difficulté d’homologation • + Absence de réseau capable de les produire ou les mettre en oeuvre
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Le chai viticole en pierre de Gilles Perraudiin, 1998, Vauvert (30)
Le Pavillon Circulaire aux façades issues du rÊemploi de portes en bois, Encore Heureux, 2015, Paris (75)
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DEUXIÈME PARTIE
2. Ouvertures, réinterprétations et échappées possibles du contexte normatif français Les possibilités de projet peuvent s’étendre au delà de la limite réglementaire obligatoire. Il peut s’agir de contournements ou de réinterprétations des textes proposés, qui explorent leurs marges et imperfections. Les réglementations vues précédemment garantissent la sécurité et la solidité des ouvrages. Il s’agit alors de questionner la créativité des architectes et les diverses initiatives qui tendent vers l’expérimentation. Comment pousser la pratique architecturale vers plus de diversité et d’innovation, dans le cadre indispensable de garanties et de responsabilité ?
2.1. Des mesures incitatives 2.2.1. Simplifier l’expérimentation pour encourager l’innovation L’innovation nécessaire à l’évolution des pratiques requiert un temps d’expérimentation. Il faut éprouver les nouveaux procédés, les tester. Pour l’instant, l’expérimentation est essentiellement encadrée par les Avis Techniques (ATec) et les appréciations techniques d’expérimentation (ATEx) du CSTB. Ces démarches mobilisent à la fois les maîtres d’œuvre, les maîtres d’ouvrage et les entreprises, puisqu’elles impactent le calendrier et le budget du projet. En effet, le temps consacré aux études d’une procédure d’appréciation technique d’expérimentation (ATEx) est de huit mois en moyenne. Comment inciter le secteur à expérimenter ? Du fait de la transition énergétique et environnementale, des réformes politiques tendent à accorder plus de marge aux acteurs de la construction qui veulent innover. Tout en cherchant à maîtriser le flux des textes normatifs1, les pouvoirs publics sont tournés vers une évolution et un assouplissement du cadre réglementaire. Déroger aux normes pour innover : le permis d’expérimenter Le permis d’expérimenter est une mesure phare du projet de loi Essoc datant de 2017. Le gouvernement entend baser sur ce permis la réécriture des dispositions générales du Code de la construction et de l’habitat, qui concernent la thermique, la sécurité incendie, l’accessibilité, l’acoustique, etc. Il s’agit d’une période d’expérimentation durant laquelle les maîtres d’ouvrage pourront déroger aux règles du Code de la construction, à condition d’en remplir les objectifs visés. Les procédures d’instruction et de contrôle des dérogations 1 Toute nouvelle norme réglementaire doit être compensée par la suppression ou la simplification d’au moins deux normes existantes, circulaire du 26 juillet 2017 relative à la maîtrise du flux des textes réglementaires et de leur impact aujourd’hui
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sont présentées comme simples et peu contraignantes pour être attractives, tout en garantissant l’atteinte des objectifs en particulier en matière de sécurité. Ce dispositif dérogatoire s’applique à toutes les réglementations techniques, dans les secteurs public et privé. Il est notamment question de privilégier des objectifs de résultats à des obligations de moyens. Pour déraidir les conditions de réalisation des bâtiments, il s’agira par exemple d’établir un seuil à ne pas dépasser en matière de consommation énergétique, au lieu d’imposer des listes de matériaux à utiliser ou des procédés de construction particuliers. Cet assouplissement peut encourager l’engagement vers des modes constructifs, des matériaux et des démarches de projet alternatifs et expérimentaux. En s’appuyant sur les résultats de cette expérimentation, de nouvelles règles mieux adaptées, pensées en faveur de l’innovation, viendront se substituer aux dispositions générales actuelles du Code de la construction. Les questions d’assurance seront également travaillées et intégrées. Ce permis ambitionne de faire remonter directement du terrain des solutions nouvelles. Il s’agit de compter sur l’expérience des professionnels pour identifier les normes trop restrictives. Et également, d’inclure dans les textes des visées vertueuses comme le recyclage des matériaux ou la réduction de l’empreinte carbone. Des mesures en faveur de l’expérimentation ont déjà été mises en place dans le secteur de la construction, avec des succès variés. Celle-ci convaincra-t-elle les acteurs du bâtiment à se lancer dans l’expérimentation ? Le dialogue est-il suffisamment engagé avec les assurances ? En effet, faire peser une obligation de résultat sur les architectes pourrait renforcer leur responsabilité : il est possible que cela entraîne des surcoûts.
2.1.2. Des initiatives et politiques encourageantes Les labels Avec les labels, on peut envisager l’engagement écologique comme une stratégie de développement et de visibilisation. Généralement associés à une certification, les labels sont des marqueurs valorisants pour les maîtrises d’ouvrage. Ils peuvent représenter un objectif incitatif pour les entreprises et industriels et constituent – auprès du grand public comme des acteurs du secteur – un gage de qualité traduisant une démarche positive et volontaire. Depuis le Grenelle de l’environnement, l’engouement pour les labels s’est accéléré2. De nombreux labels émergent, justifiant une performance souvent supérieure à la réglementation. Signes qualitatifs plébiscités, ils fixent généralement des règles strictes sur les prestations rendues et les produits fabriqués. Néanmoins, un label peut être un atout réellement fort et engageant comme une simple opération marketing : tout dépend de l’organisme qui 2 Labels et certifications environnementaux [en ligne]. Le Moniteur, 2016 [consulté le 01/10/2018]. Disponible sur : https://www.lemoniteur.fr
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l’attribue. Les labels publics sont systématiquement associés à une certification multicritère délivrée par un organisme indépendant. Les labels issus d’initiatives privées (entreprises, associations, syndicats) ne dépendent pas forcément d’un organisme certificateur officiel, il peut simplement s’agir de respecter une charte. Sans certification accréditée, la caution technique est moindre. Concernant les labels valorisant une démarche durable, on retrouve des labels privés : - BBCA (Bâtiment bas carbone), label privé de l’association BBCA valorisant les actions de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Ce label peut être dispensé par Cerqual, Certivéa ou Promotélec, organismes accrédités. - BiodiverCity, label privé de l’association CIBI (Conseil international biodiversité et immobilier) promouvant la biodiversité dans les îlots bâtis. La certification est effectuée par un organisme choisi par CIBI, pas nécessairement accrédité. - NF HQE (Haute qualité environnementale), label privé de l’association HQE inspiré du label HPE, concernant la haute qualité environnementale, la qualité de vie et la performance économique des constructions. La certification est accordée par l’association HQE elle-même, non accréditée. Au sein de ces labels, on retrouve également des labels publics : - Biosourcé, label public qualifiant les bâtiments qui intègrent des matériaux d’origine biologique tels que le bois, le chanvre, la paille, etc. La certification est réalisée par Certivéa, accrédité. - HPE (Haute performance énergétique) et THPE (Très haute performance énergétique), labels publics qui garantissent des démarches d’écoconstruction et d’économies d’énergie. L’organisme certificateur est Cerqual, accrédité. Les champs d’application et d’évaluation des labels se recoupent dans les domaines écologiques et énergétiques. Il peut s’avérer compliqué d’en saisir le contenu exact au-delà de leurs seuls contours. Il s’agit généralement de s’orienter vers des labels reconnus qui garantissent une meilleure visibilité. Les opérations se positionnant comme exemplaires en terme d’écoconstruction et d’économies d’énergie – notamment pour les programme d’ERP ou les immeubles collectifs – visent souvent l’obtention de plusieurs labels. Ces marqueurs peuvent mettre en lumière la maîtrise d’ouvrage, mais également les architectes, les bureaux d’étude et les entreprises mobilisés. La recherche de ces certifications qualitatives peut impacter la conception d’un projet, orienter les choix de mise en œuvre et de matériaux. Cependant les labels étant aussi issus d’initiatives privées, leurs prérogatives et incitations – à l’usage de tel matériau par exemple – peuvent servir des intérêts divers, y compris privés. Même si les choix mis en oeuvre semblent vertueux, il s’agit toujours de veiller à ce que l’intérêt général ainsi que la qualité et la cohérence constructives prédominent.
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Un nouveau label : E+CL’expérimentation E+C- (Bâtiment à énergie positive et réduction carbone), assortie d’un label, a été lancée en 2016 par le ministère du Logement entouré des acteurs de la filière3. La transition énergétique se conjugue désormais avec la réduction de l’impact carbone et la définition de seuils d’émissions de gaz à effet de serre. Cette initiative publique confirme l’engagement de l’État en faveur d’obligations de performance plutôt que de moyens. Il sera donc possible de choisir entre plusieurs modes constructifs, dans le cadre d’analyses comparées des cycles de vie, depuis la conception jusqu’à la démolition. Ce label expérimental a pour but de tester les niveaux d’exigence atteignables et de construire, depuis le terrain, la future réglementation environnementale RT2020. Les résultats de cette expérimentation vont donc basculer dans le domaine public réglementaire. Une méthodologie d’expérimentation volontaire et collaborative entre l’État et les professionnels permet d’envisager une évolution des modes constructifs. Baser les futures réglementations sur les pratiques émergentes du terrain est un chemin optimiste vers le déploiement de procédés aujourd’hui encore alternatifs ou marginaux, pourtant inscrits dans une démarche durable. Le coût de l’innovation On a vu que des politiques assouplies encouragent l’expérimentation et les dérogations, et que des labels peuvent participer à la valorisation de pratiques encore émergentes. Néanmoins l’expérimentation, qui est un préalable indispensable à l’innovation, rallonge les temps du projet. Or dans un projet d’architecture, les délais ont des impacts financiers importants. De plus, les démarches expérimentales ont un coût (avis et appréciations techniques, primes d’assurance, etc.). Il en est de même pour la labellisation : la certification est payante. Les moyens mis en œuvre par une équipe impliquée dans un processus d’expérimentation sont de fait plus importants (BIM, logiciels mis au point par les bureaux d’étude, etc.). Aussi, mobiliser des modes constructifs alternatifs peut impliquer un manque d’optimisation financière de la part de l’équipe de maîtrise d’oeuvre, dû au manque de formation. Le financement de l’innovation est donc une question centrale. On peut considérer que deux facteurs justifient ici des coûts de construction plus élevés : le renforcement des critères de performance des constructions, combiné à la recherche de modes constructifs innovants. Le système réglementaire et normatif français fixe des objectifs qualitatifs. Cette réglementation, malgré les contraintes qu’elle induit, a porté le logement social et les équipements à un niveau sans précédent de qualité fonctionnelle. Cependant, l’écart se creuse entre les exigences appliquées aux bâtiments et la capacité les financer4. Les acteurs de la construction ont réussi à faire baisser les consommations d’énergie en améliorant la qualité des enveloppes, l’isolation, l’étanchéité, la performance des équipements et en intégrant des énergies renouvelables. Cette performance a un coût. En parallèle, construire en mobilisant des procédés non démocratisés est plus onéreux. 3 Un permis d’expérimenter pour innover, AMC n°271, septembre 2018 4 CAILLE, Emmanuel, Tout ou rien ? Rien pour eux, D’A n°239, octobre 2015
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A terme, il s’agira de faire de l’innovation la réponse à une performance énergétique et écologique viable et abordable. Pour l’instant nous sommes dans une période d’amorce et de transition. Comment financer les surcoûts dus à l’expérimentation ? Comment rendre les politiques d’expérimentation accessibles à davantage de projets que les seuls chantiers prestigieux ? Il s’agit d’évaluer la soutenabilité économique de l’innovation et de ses biais. Une politique incitative ou un label volontaire ne sont des succès que si les coûts et les techniques sont maîtrisés. Aujourd’hui, même si des techniques performantes sont bien gérées, les coûts ne le sont pas encore tout à fait. Par exemple, la plupart des promoteurs ayant reçu le label E+C- ont témoigné d’un surcoût de 10 à 27 %5. Sur le long terme, les investissements peuvent être compensés par la performance et la réduction des équipements. Il faut alors mettre en perspective l’investissement initial demandé et les coûts d’exploitation diminués : consommations énergétiques, entretien et remplacement des équipements. Le surcoût initial devient économie. On est dans une logique de durabilité. L’impact environnemental et économique des bâtiments est observé tout au long de leur cycle de vie ; de leur naissance (extraction des matériaux) à leur fin de vie (recyclage des parties). Ainsi, il s’agit de tendre vers la sobriété. Ce raisonnement implique tout de même une capacité d’investissement préalable. Des mesures d’accompagnement et de soutien financier existent. Les acteurs du logement social, domaine historique d’expérimentation, mettent notamment en place des aides pour encourager l’engagement des bailleurs vers l’innovation. Par ailleurs, des services publics interministériels ont été créés. Le Plan Urbanisme Construction Architecture (Puca) développe des programmes de recherche et des actions d’expérimentations. Chargé de promouvoir des équipes pluridisciplinaires sur l’innovation, il est malheureusement soumis à une baisse de dotation6. Ces mesures d’aides restent néanmoins limitées et ne couvrent pas la diversité des équipes qui pourraient vouloir s’engager. Dès qu’on parle d’innovation et d’expérimentation, il paraît plus productif d’aller vers une logique d’incitation financière qui entraîne une modification des usages et des automatismes. Pour accélérer le changement, il faut s’en donner les moyens.
5 Toujours plus d’E+C- [en ligne]. Le Moniteur, 2017 [consulté le 01/10/2018]. Disponible sur : https://www.lemoniteur.fr/ 6 Un permis d’expérimenter pour innover, AMC n°271, septembre 2018
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2.2 La mobilisation des architectes 2.2.1. Les architectes à la création des normes L’engagement des architectes hors du seul champ de la conception, dans des processus d’élaboration des normes mais aussi dans des dynamiques de recherche transversales apparaît comme un gage de qualité favorable à l’intérêt général. Les architectes, de par leurs compétences et leur sensibilité, peuvent pousser le champ de la construction vers plus de justesse et de créativité. Programme, site, budget, contraintes : le métier d’architecte consiste justement en la réunion et la mise en dialogue de tous ces éléments. « L’architecture est pour moi la façon de mouler une tendresse sur une contrainte » André Bruyère Et si nous nous penchions justement sur ces contraintes, et nous investissions à la fabrique de ces règles qui forment le concret de la profession ? Il s’agirait d’investir les lieux de décision et de pouvoir, de valoriser la présence plus importante des architectes dans les processus d’élaboration des nouvelles réglementations. Retrouver davantage d’architectes aux sources décisionnelles pourrait garantir que les réglementations soient plus qualitatives, qu’elles tendent vers une diversification et qu’elles soient adaptées aux conditions de conception actuelles. La démarche s’enclenche doucement. Des consultations collaboratives sont organisées par l’État et des nouvelles mesures politiques visent à recueillir l’expertise du terrain (le permis d’expérimenter, le label expérimental E+C-). L’union européenne s’est d’ailleurs emparée de ce sujet : « Bon nombre de ces normes sont encore élaborées sur l’initiative de l’industrie. Par la mise au point d’un cadre européen relatif à la normalisation, la commission européenne entend améliorer la participation de tous les acteurs concernés au processus d’élaboration des normes »1.
2.2.2. La réinterprétation des règles : Bouchain, Colboc et Perraudin La réinterrogation des règles est un processus d’ouverture et de réflexion qui peut s’avérer essentiel. Toutefois, il s’agit de distinguer les règles techniques et sécuritaires, utiles, et, de la normativité esthétique qui fait office de référent du collectif. Les normes ne sont pas les lois, elles ne sont pas obligatoires mais forment un cadre. Aujourd’hui, les références à des règles agréées sont obligatoires. C’est ainsi que les techniques ou procédés ne trouvant pas leur expression dans ce cadre se retrouvent grandement freinés, invisibilisés et 1 Une vision stratégique pour les normes en Europe, Commission au parlement européen, au conseil et au comité économique et social européen, 2017
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restent à la marge. On peut dire que les marges ne sont pas contraires aux normes : elles en sont plutôt la conséquence. Comment est-il possible de renégocier le rapport à la norme en architecture ? Les architectes Patrick Bouchain, Emmanuelle Colboc et Gilles Perraudin illustrent des approches différentes. Pour le premier, il est question d’initiatives individuelles de contournement, pour la deuxième, la contestation est passée par le biais d’un syndicat, et pour le dernier il s’agit de pointer une défaillance réglementaire particulière. Ces approches s’appuient sur une connaissance très précise de la réglementation en question, pour pouvoir la contester. Patrick Bouchain Patrick Bouchain, tout au long de sa pratique, a participé à contourner ou déplacer certaines normes urbaines, sociales ou constructives : chacun de ses projets engage à sa façon une renégociation du contexte normatif. Le Théâtre équestre Zingaro illustre par exemple le potentiel de la marge en matière d’expérimentation urbaine. Situé sur un terrain à faible valeur foncière à Aubervilliers, il est décrit comme démontable dans le permis de construire en 1989 afin de rassurer l’administration. Aujourd’hui, la construction s’avère finalement plus durable que d’autres théâtres de la région ayant fait l’objet de rénovations. En fait, comme peu de moyens sont à disposition, les bâtiments de Patrick Bouchain sont généralement démontables, et on parle alors de constructions éphémères. Les interventions sont ciblées et fines. Au final, il s’agit de travailler à la marge de la norme plutôt qu’à l’intérieur des contraintes qu’elle impose. Pour le Lieu Unique à Nantes en 2000, au lieu de chercher à dissimuler le dispositif de sécurité imposé, l’architecte a choisi de le faire proliférer, jusqu’à en faire un élément de l’identité architecturale : les escaliers de secours se multiplient donc sur la façade. Ce détail du projet révèle la méthode de contournement de la norme qui consiste à la respecter strictement, mais pas dans l’esprit de ce qu’elle stipule. Patrick Bouchain a d’ailleurs déclaré souhaiter dispenser des cours d’interprétation du Code civil à destination des futurs architectes. De la compréhension des règles dépend en effet la possibilité de s’en servir et de les modifier. Emmanuelle Colboc et Catherine Carpentier Même si la portée de certaines lois est absolument essentielle, comme c’est le cas des lois sur l’accessibilité, les élaborer sans concertation avec les architectes peut mener à des mesures incompatibles avec les fortes contraintes du secteur. C’est ce qui s’est passé suite à la loi sur l’accessibilité de 2005. Emmanuelle Colboc et Catherine Carpentier ont alors mené un groupe de réflexion, créé sous l’égide du Syndicat de l’Architecture, qui a abouti à un rapport très critique sur des mesures de la loi concernant les logements neufs. Ce rapport a été remis à la Direction de l’Habitat, de l’Urbanisme et des Paysages en 20122. Cette démarche a été initiée suite au constat par les architectes que certaines contraintes de la réglementation, appliquées à 100%, empêchaient de garantir la qualité d’usage attendue par tous, ce qui est l’un des principaux objectifs 2 Accessibilité : un rapport dénonce les contradictions de la réglementation [en ligne]. Le Moniteur, 2012 [consulté le 01/10/2018]. Disponible sur : https://www.lemoniteur.fr/
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du métier d’architecte. Ce rapport est concentré sur le logement, secteur le plus affecté et qui subit depuis plusieurs années une diminution des surfaces habitables, rendant d’autant plus difficile l’application des réglementations. Le groupe de réflexion s’est constitué autour d’architectes, mais aussi de représentants d’associations de personnes handicapées, de maîtres d’ouvrages et de représentants de bureaux de contrôle. Le rapport technique et argumenté propose de modifier finalement peu de dispositifs afin de s’adapter à la réalité des situations. Exemple type : la fenêtre devant l’évier, idéale pour amener la lumière du jour quand on fait la vaisselle mais interdite car hors d’atteinte d’une personne en fauteuil. Ainsi, travailler collectivement sur les normes peut apparaître dans certains cas comme la façon privilégiée d’aboutir à de meilleures propositions constructives, sociales et économiques. Par ailleurs, la remise en question des normes par leurs usagers pourrait également constituer le socle d’une véritable culture de la construction partagée. Gilles Perraudin L’architecte Gilles Perraudin voit son engagement en faveur de la pierre se heurter à l’obligation actuelle de se référer à des règles constructives agréées. En fait, le matériau pierre n’est la propriété d’aucune entreprise. Or, ce sont généralement les entreprises qui formulent et financent l’obtention de DTU de références par exemple. On se retrouve donc dans un vide réglementaire incompatible avec l’obligation de référence. La règle atteint ici ses limites. Gilles Perraudin argue en faveur d’une correction rapide de cette incohérence, qui permettrait de lever un frein important à la diffusion de ce modes constructifs en les extrayant des seules procédures d’évaluation.
Le Théâtre Zingaro de Patrick Bouchain, 1989, Aubervilliers (93)
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2.3. Transversalité et solidarité 2.3.1. Formation des architectes et des autres acteurs de la boucle Période de transition Nous sommes dans une période de transition écologique et énergétique. La secteur de la construction représente un impact environnemental important, du fait de l’extraction des énergies et matières et de leur acheminement. En France, le bâti est responsable de 44% des consommations énergétiques1, c’est le secteur le plus consommateur. Il représente également 23 % des émissions de gaz à effet de serre. A l’avenir, nous ne pourrons plus construire avec les mêmes moyens et ressources qu’aujourd’hui. La pratique du métier d’architecte ainsi que toutes les professions du bâtiment vont inévitablement évoluer. Ainsi, la formation des architectes aux pratiques écoresponsables semble essentielle. La transition écologique doit s’accompagner d’une montée en compétences des acteurs de la construction. Il s’agit de puiser dans les matériaux alternatifs et les modes constructifs expérimentaux les solutions pour s’engager dans la transition. L’expérimentation s’inscrit forcément dans ce contexte de mutation, c’est cette position qui la rend pertinente et désirable. Les pratiques émergentes aujourd’hui sont le substrat de la pratique de demain. Et ces percées ne sont viables que si elles peuvent être soutenues et développées par les entreprises et le réseau en place. C’est la carence identifiée aujourd’hui : les procédés alternatifs ou innovants font potentiellement naître un ensemble de nouvelles problématiques de nature technique, organisationnelle, logistique ou économique. Ils peuvent échapper aux démarches de normalisation ou aux expertises existantes. L’appareil en place n’est pas encore prêt. Ce manque de formation et d’anticipation est un frein à la transition. Compétences transversales Comme le projet architectural est de toute façon soumis à des obligations et seuils en terme d’acoustique, de thermique, de ventilation, maîtriser habilement ces systèmes pourrait fonder la base d’une approche expérimentale – ou la faciliter. La montée en compétence technique des architectes permettrait de débloquer des automatismes. Il s’agirait de pouvoir appréhender l’inertie, les épaisseurs d’isolants, la résistance thermique des baies, la ventilation naturelle, la récupération des apports de chaleur, etc. Cette diversification des champs de compétence pourrait nourrir le projet innovant, le porter solidement. La réappropriation des systèmes et des calculs par les architectes est donc l’un des enjeux de la transition. Ainsi, il s’agirait non plus d’avoir un rapport discordant aux bureaux d’études, mais de combiner les expertises et mobiliser des compétences transversales. 1 Énergie dans les bâtiments [en ligne]. Ministère de la Transition écologique et solidaire, 2016 [consulté le 01/10/2018]. Disponible sur : https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/energie-dans-batiments
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En 2016, un décret structure l’obligation de formation continue des architectes. Cette obligation figure désormais dans le code de déontologie. Les architectes doivent entretenir leurs compétences tout au long de leur carrière professionnelle, à raison de 20 heures de formation annuelles. Dans ce contexte de mutations techniques, économiques et territoriales, et compte tenu de la complexité croissante des différents marchés qui intéressent l’architecture, l’actualisation des compétences est donc reconnue comme un levier essentiel pour faire face, voire anticiper les nouveaux enjeux de la profession. Cependant, cette obligation ne favorise pas spécifiquement des compétences techniques ou orientées vers les filières non courantes. Ces moyens sont-ils suffisants et assez ciblés pour un renforcement de la formation technique et écoresponsable des architectes ? Peu contrôlée, cette mesure débloque également des incitations financières relativement limitées pour accéder aux formations. L’insuffisance de bases techniques solides des architectes pourrait être reliée à la formation initiale. Aujourd’hui, les écoles prennent en compte les attentes des professionnels et tendent à ancrer l’architecture dans la transition écologique et l’innovation. Il s’agirait d’acquérir des bases d’écoconstruction, pour pouvoir ensuite composer avec, les questionner et s’affranchir des standards sans forcément investir le champ précis de l’ingénierie. Il serait également question de sensibiliser aux modes constructifs et matériaux peu répandus mais efficaces, potentiellement amenés à se développer. Le pendant de cette coordination des pratiques serait de redéfinir la formation des ingénieurs. Les ingénieurs et architectes associés pourraient ainsi développer des manières de travailler avec la complexité. Il s’agirait de réintégrer l’étude des matériaux « traditionnels mais non courants », tels que la pierre, la terre, le bois, à côté du béton. Ces matériaux répondent aux exigences climatiques, énergétiques et de sobriété qu’on a posées. Cela pourrait aider à déplacer les automatismes. La transversalité et la pluridisciplinarité peuvent être les supports de l’émergence concrètes d’innovations constructives. Enfin, et surtout, il est nécessaire que les industriels soient inclus dans la boucle. Avec eux, il s’agirait de mettre en place un écosystème global favorable à l’émergence d’innovations. Les nouveaux matériaux ou modes constructifs nécessitent potentiellement des organisations spécifiques. La capacité industrielle à démonter, tester et réassembler les composants ayant déjà vécu une première vie dans le cadre du réemploi en est un exemple.
2.3.2. Partenariats, recherche et développement Économie circulaire Il est question du développement de filières alternatives aux standards constructifs actuels, correspondant au changement de paradigme en cours. On peut envisager, pour y arriver, de redéfinir les manières qu’ont les architectes
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d’interagir et de pratiquer, en les inscrivant dans des boucles d’acteurs locaux. Il s’agirait de mettre en place de petits écosystèmes favorisant l’émergence et le déploiement de techniques innovantes sur un territoire ciblé. Déployés d’abord à petite échelle, ces alliances pourraient explorer les possibilités d’une interaction entre les différents acteurs de la construction : architectes, ingénieurs, entreprises. Sont en plus incluses ici les dimensions territoriale et locale de la construction. Cette approche serait ainsi basée sur un échange de moyens, de production et de consommation : cela relève d’une économie. C’est ce qu’on appelle l’économie circulaire. L’économie circulaire est née de la transition écologique. Son objectif principal est de diminuer l’impact environnemental des productions industrielles, en limitant fortement la consommation des matières premières, le gaspillage, l’énergie non renouvelable2 et en favorisant le lien entre les acteurs. La mise en place de ce système économique redéfinit les manières d’agir. L’économie circulaire s’oppose à l’économie linéaire, qui caractérise nos usages actuels : extraire des ressources, produire, consommer et jeter. À l’inverse, il s’agit de « boucler » les flux en réduisant l’utilisation de ressources, réutilisant les produits et recyclant les matières. Pour ce faire, il faut former un réseau. Ce principe peut être appréhendé comme un levier de soutien et de diffusion intéressant pour l’expérimentation architecturale. Concrètement, la réforme de la pratique du métier d’architecte pourrait s’activer par cette voie. Aujourd’hui, nous sommes dans une conjoncture où les associations entre agences d’architecture et industriels semblent difficiles à envisager, car les deux types d’entreprises présentent des tendances différentes. En effet, plus de la moitié des architectes exerce encore à titre libéral (chiffres 2013), et même si les architectes tendent à s’associer, un tiers des sociétés d’architecture sont à associé unique. Les agences d’architecture disposent ainsi en moyenne de moins de deux salariés3 : elles restent de petite taille. En parallèle, dans le secteur de la construction, c’est l’essor des majors. Trois entreprises, Vinci, Bouygues et Eiffage, représentent près de la moitié des dépenses pour la production de bâtiments et travaux publics en France. Ils sont de très loin les leaders du marché français4. Derrière les majors, on trouve un peloton d’entreprises de BTP de taille intermédiaire, puis le tissu de grosses PME, très atomisé. Enfin, les entreprises de 0 à 9 salariés en moyenne se partagent le reste du marché. Ces dernières entreprises sont les plus nombreuses, mais pas les plus concurrentielles. Nous sommes donc en présence d’un tissu de petites agences d’architecture avec en face de grosses entreprises compétitives. A l’avenir, en plus de lutter en faveur d’un rééquilibrage de l’influence des lobbyings, on pourrait envisager des liens entre de petites agences et de petits industriels ou entreprises. Œuvrer en faveur de tels partenariats permettrait de développer des techniques et des 2 Économie circulaire [en ligne]. Ademe [consulté le 01/10/2018]. Disponible sur : https://www.ademe.fr/ 3 La profession en chiffres [en ligne]. Ordre des architectes [consulté le 01/10/2018]. Disponible sur : https://www.architectes.org/ 4 Les majors du BTP écrivent l’après-crise [en ligne]. Le Moniteur, 2018 [consulté le 01/10/2018]. Disponible sur https://www.lemoniteur.fr/
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expertises transversales. Surtout, il s’agirait de fonder sur ces collaborations solidaires les bases du renforcement et du déploiement des entreprises en question. Fonder une économie solide autour de techniques émergentes et vertueuses, à partir d’un exercice local. Ce mode de fonctionnement circulaire ne détache pas les acteurs les uns des autres en les isolant, au contraire, il y a corrélation. L’économie circulaire mobilise des acteurs privés et publics. C’est une base expérimentale intéressante car elle relie et forme des boucles de production. Or ce sont justement des systèmes globaux viables qui manquent aujourd’hui pour les filières alternatives ou innovantes. Les possibles partenariats Divers partenariats et collaborations entre les institutions, les écoles et les professionnels sont mis en place dans le cadre de démarches réflexives et expérimentales. Ces dialogues et recherches croisées sont des facteurs d’émulation et de développement, et participent à former ces « boucles » vertueuses favorables à l’innovation. D’abord, des partenariats avec les industriels sont possibles dans le cadre d’appels à projets. Les architectes peuvent rejoindre les industriels pour participer à l’élaboration de procédés de construction qui convoquent des expertises transversales. Les architectes ont l’expérience de la conception et de la construction : s’ils ont identifié un manque ou une déficience ainsi qu’une voie d’amélioration possible, il est intéressant qu’ils contribuent à sa réalisation. On peut envisager une convergence possible des intérêts des industriels et des maîtrises d’ouvrages, en considérant des expérimentations à échelle 1 dans les bâtiments. C’est souvent le cas dans le domaine du logement social par exemple. Le développement expérimental concerne l’expérimentation pratique : les projets pilotes et les prototypes. En architecture, l’expérimentation à échelle 1 est incontournable dans le développement d’un procédé innovant. Il s’agit d’en vérifier la viabilité en conditions réelles. C’est aussi l’occasion pour les architectes d’explorer les compatibilités entre des dispositifs constructifs initialement développés dans leurs secteurs industriels respectifs. C’est là que réside l’importance de l’expertise de l’architecte : la mise en dialogue pertinente de chaque élément. Les technicités innovantes doivent trouver leur place dans la complexité du projet qui les assemble selon ses propres règles et ses objectifs multiples. Ainsi, la maîtrise d’œuvre a tout à gagner à travailler de concert, en mutualisant les compétences des différentes professions intervenant sur un projet.
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Le projet de tour de logements en terre crue de Joly & Loiret, 2015, RĂŠinventer Paris
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L’immeuble de logements passifs en bois de StÊphane Cochet, 2016, Montreuil (93)
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TROISIÈME PARTIE
3. L’impact à l’agence d’un engagement vers des modes constructifs alternatifs Choisir de baser son exercice sur la mise en œuvre de procédés éloignés des usages habituels peut emmener l’architecte vers des démarches spécifiques. Dans cette troisième partie, il s’agit de se pencher sur la pratique de Stéphane Cochet Architecte, afin d’observer l’impact d’un engagement vers l’architecture en bois passive sur l’exercice au quotidien. J’ai effectué ma mise en situation professionnelle au sein de sa structure. Bien sûr, cet exemple est singulier : il ne s’agit pas de le positionner en référence, de nombreux éléments lui sont propres. Néanmoins, cette observation peut permettre de distinguer des processus particuliers, d’en donner les contours. Il sera d’abord question de faire un point global du fonctionnement de l’agence, puis d’illustrer certains paramètres avec deux études de cas.
3.1. Stéphane Cochet Architecte, stratégies de développement de l’architecture en bois passive Exercice Stéphane Cochet exerce en profession libérale depuis 2002. Lors de ma MSP je suis son unique salariée. Cette structure est assez représentative de la profession en France, puisque une légère majorité des architectes exerce en libéral (chiffres 2013) et le nombre moyen de salariés est de moins de deux personnes1. Formation et pratique Après avoir essentiellement travaillé sur des projets de réhabilitation, Stéphane Cochet se focalise sur la construction en bois et à faible emprunte carbone. C’est une voie empruntée après plusieurs années d’exercice. Il suit la formation Construction bois et développement durable du Centre National pour le Développement du Bois en 2007, et obtient sa certification Européenne Passive House Designer (CEPH) en 2010. Son premier bâtiment neuf est livré en 2015 : c’est un immeuble de logements passif, à la structure et aux façade en bois. Il sera lauréat des Trophée Bois Ile de France en 2016. Son intérêt pour les bâtiments en bois et passifs a développé une grille de lecture et de conception singulière. On retrouve des principes et des dénominateurs communs à tous ses projets, comme la haute performance thermique, l’utilisation du bois massif, ou des éléments plus formels comme l’absence de parkings enterrés (pour éviter les déblais), la préfabrication (pour optimiser les délais) et la compacité ; dans le prolongement desquels diverses intentions de projet peuvent émerger. Il développe en fait un processus de projet classique autour duquel se déploient de manière structurante des principes de la construction durable en bois. 1 La profession en chiffres [en ligne]. Ordre des architectes [consulté le 01/10/2018]. Disponible sur : https://www.architectes.org/
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L’avantage du bois et du passif est que ce sont des modes constructifs réglementés. Les premières constructions passives datent de 19912. Aujourd’hui en France, une cinquantaine d’architectes possèdent la certification CEPH3. C’est un mode constructif maîtrisé, dont le frein majeur se situe au niveau du manque de professionnels formés et sensibilisés. D’ailleurs, la performance thermique est très encouragée aujourd’hui, avec notamment avec la mise en place du nouveau label public E+C- – qui valorise la performance énergétique et la réduction des émissions de carbone. Par ailleurs, les constructions en bois massif sont également éprouvées de longue date, le bois étant un matériau traditionnel au sens littéral du terme. L’usage du bois en ossature et en façade est très valorisé aujourd’hui, mais objectivement la filière reste émergente. Aussi, pour mettre en œuvre un bâtiment en bois, il est préférable de s’entourer d’un bureau d’étude spécialisé. Si l’on souhaite s’inscrire dans une démarche locale, il faut mobiliser les filières bois françaises. Ces éléments nous renvoient au développement nécessaire d’un réseau fourni. Ces deux procédés de construction se voient donc surtout freinés par un déficit de visibilité, par le peu de maîtrises d’ouvrages sensibilisées et souvent réticentes vis-à-vis des surcoûts, ainsi que par un réseau spécialisé réduit – surtout pour le passif. Ces modes sont par ailleurs parfaitement couverts par les assurances. L’intérêt de ces deux alternatives réside en leur inscription dans le contexte de la montée des questions environnementales : matériau biosourcé d’un côté, performance thermique et économies d’énergie de l’autre. Collaboration, équipe La structure est très petite mais de nombreuses liaisons et collaborations sont développées dans le cadre de la conception des projets. Stéphane Cochet privilégie les collaborations en cotraitance au salariat. Par le biais du salariat il s’agit d’assurer une charge de travail importante, mais uniquement de manière très ponctuelle. Du fait de son exercice solo, il a finalement peu de moyens, humains mais aussi techniques (logiciels et outils collaboratifs). Mais l’architecte considère également que faire grandir sa structure en embauchant sur le long terme l’éloignerait du cœur de son métier. En cotraitance, la collaboration avec une agence associée va permettre de renforcer la capacité de production, pour mieux répondre à un projet. Dans ces cas, Stéphane Cochet apporte le bagage technique et se trouve généralement en charge des détails techniques. Par ailleurs, la focalisation de l’agence sur des constructions passives en bois, relevant donc d’une mise en œuvre particulière, a participé à la formation d’une équipe de maîtrise d’œuvre spécialisée, unie et solidaire sur plusieurs projets. Cette équipe de maîtrise d’œuvre s’est formée progressivement autour d’acteurs évoluant au sein du même réseau de construction écologique en bois. Ce réseau professionnel actif permet d’échanger des opportunités et des expériences. Les différents intervenants varient en fonction du projet et du type de mission. 2 Construction passive et énergie grise : une démarche globale pour économiser l’énergie dans la construction [en ligne]. Encyclopédie de l’énergie, 2016 [consulté le 01/10/2018]. 3 Annuaire professionnel de La Maison Passive [consulté le 01/10/2018]. Disponible sur : http://www.lamaisonpassive.fr/l-annuaire/
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Marchés Stéphane Cochet favorise les marchés publics en mission complète, même s’il se positionne également sur les marchés privés où il existe des opportunités. La mission complète est importante car il est préférable que l’architecte ayant fait la conception accompagne le chantier, surtout pour des mises en œuvre peu courantes. Des missions complémentaires sont généralement demandées : test étanchéité, instrumentation du bâtiment, chantier propre, etc. En marché public, les logements collectifs sociaux forment l’essentiel de ses projets. En marché privé, Stéphane Cochet travaille également des logements collectifs avec des promoteurs, en revanche, jamais sur de l’habitat individuel avec des particuliers. Il considère que les opérations de logements sociaux sont plus souples et plus impactantes. Il est également plus intéressant d’instrumenter et de suivre les consommations énergétiques d’un bâtiment de plusieurs logements, plutôt qu’une seule maison individuelle. En effet, dans le cadre des démarches nécessitant une garantie de résultat (comme le passif), l’architecte est amené à s’engager sur plusieurs années sur la dépense énergétique réelle. Le collectif social est donc un marché privilégié pour expérimenter et développer les modes constructifs qu’il promeut. Surtout, les maîtrises d’ouvrages publiques sont généralement plus demandeuses et engagées, les programmes sont moins verrouillés. Être lauréat des Trophées Bois Île de France 2016 a apporté à Stéphane Cochet de la visibilité ainsi qu’une référence très solide. Ainsi, les marchés sont souvent remportés par l’agence du fait de cette spécialisation dans l’architecture en bois et passive encore peu répandue. Les fondements des projets sont déjà impulsés voire commandés en amont, car c’est généralement pour ces idées qu’on choisit de travailler avec cet architecte. Seules les maîtrises d’ouvrage sensibilisées acceptent les surcoûts initiaux propres à ces démarches. On s’adresse finalement à un public déjà mobilisé, donc très restreint. Rémunération La rémunération est déterminée en fonction du coût financier de l’opération, du type d’ouvrage et de sa complexité ainsi que de l’étendue de la mission. Sur les projets de l’agence, le coefficient de complexité (dû à la nature du programme et à la spécificité du projet) est à égal à 1. En règle générale, la rémunération globale de l’équipe de maîtrise d’œuvre est égale à plus ou moins 7% de l’enveloppe provisoire affectée aux travaux. Dans le cadre de ses projets, Stéphane Cochet va également s’investir sur des calculs très spécifiques au passif, qui demandent beaucoup de temps, mais ne font l’objet d’aucune mission complémentaire. Recherche et développement, partenariats avec des industriels Dans le cadre de la démarche de construction à haute efficacité énergétique en bois que développe Stéphane Cochet, la recherche et développement est souvent abordée. Il s’agit de participer au développement de procédés et solutions techniques plus adaptés, en collaboration étroite avec les entreprises et les ingénieurs. Les modes constructifs, les matériaux, mais également des éléments ayant trait
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aux fluides, à la thermique, à la structure, peuvent alors être questionnés, et la démarche de projet s’en trouve étayée. Les bâtiments sont instrumentés et les comportements des usagers peuvent être documentés. Stéphane Cochet est investi dans plusieurs projets de recherche et développement, qui concernent la construction passive, la construction neuve et la réhabilitation. D’abord, il s’agit du suivi des bâtiments déjà construits. La démarche passive est soumise à une obligation de résultat. Ainsi, le bâtiment de Montreuil livré en 2015 a été instrumenté pour suivre les consommations énergétiques des usagers et vérifier qu’elles correspondent aux objectifs. Ces données seront analysées, ce seront des supports pour les prochains projets. Deuxièmement, pour lutter contre les dégâts des eaux dans le neuf, il souhaite développer un modèle de siphon de sol spécialement adapté aux supports bois. Il a donc participé à des business dating organisés par l’Ademe, ce sont des rencontres pour mettre en relation des professionnels. Un partenariat s’est formé avec un industriel intéressé par la démarche. Ensemble, ils montent un dossier pour participer à un concours d’innovation organisé par l’Ademe et financé par le Programme d’Investissements d’Avenir (PIA), qui vise à développer et mettre sur le marché des solutions et technologies innovantes. Enfin, dans le sillon de sa longue expérience en réhabilitation, Stéphane Cochet porte un projet de rénovation de logements collectifs zéro énergie. « Zéro énergie » signifie réduire à zéro la consommation énergétique des bâtiments en suivant des démarches innovantes de très haute performance thermique. Il a imaginé avec les entreprises Socopa et Isore des façades préfabriquées en bois intégrant directement les gaines de la VMC. Cela permettrait d’éviter les travaux invasifs à l’intérieur des logements et de garantir un chantier rapide. Avec ce projet, il participe à un appel à projet organisé par EnergySprong. Née aux PaysBas et récemment déployée en France, la démarche EnergieSprong constitue une approche globale basée sur la rénovation à un niveau énergie zéro garanti sur 30 ans. Stéphane Cochet défend ce projet depuis plusieurs années et l’avait déjà soumis à un appel à projet en 2012, sans succès. Par ailleurs, il s’agit également d’animer des conférences, comme ce fut le cas lors du 8ème Forum International Bois Construction à Dijon en avril 2018. Le thème de son intervention était le suivant : « Pièces humides et construction bois dans les logements sociaux ». Ainsi, la recherche et développement peut permettre de se positionner sur certains marchés, répondre à des appels d’offres ciblés, élaborer des projets prospectifs et expérimenter. En l’occurrence, cet intérêt poussé pour la technique représente une stratégie de développement. Cette démarche peut être appréhendée comme une extension du champ de d’action de l’architecte. Toutes ces démarches nécessitent néanmoins un investissement important en terme de travail, de temps, de réseautage. Un investissement qui n’est pas forcément compensé.
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3.2. Première étude de cas : Chanteloup-en-Brie, 58 logements Zéro Carbone Projet observé de la phase PC au DCE 48 logements collectifs et 10 maisons individuelles en accession PSLA, tout bois Chanteloup-en-Brie (77), ZAC du Chêne Saint-Fiacre (Pour une présentation complète, se référer aux pages 8 et 9 du journal de bord) Mission Il s’agit d’un projet en conception-réalisation, dont le mandataire est l’entreprise de charpente Meha. Méandre Cub et Stéphane Cochet collaborent en co-traitance. Les deux architectes endossent à tour de rôle la fonction de coordinateur sur chacune des deux phases de projet (conception, chantier) : il s’agit alors de faire le lien et l’interface entre l’équipe et le mandataire, ainsi qu’avec la maîtrise d’ouvrage. M’Cub est coordinateur et référent des phases APS, APD et PRO tandis que Stéphane Cochet l’est pour les phases VISA, DET et AOR. C’est l’expertise de Stéphane Cochet qui lui vaut le suivi de chantier. Ce projet est une mission complète, et le contrat comprend plusieurs missions complémentaires : biosourcé, instrumentation, test étanchéité, chantier propre. En revanche, lorsque Stéphane Cochet utilise le logiciel PHPP (Passive House Planning Package) pour vérifier si les exigences liées au passif sont atteintes, cela ne fait l’objet d’aucune mission particulière et n’est donc pas valorisé. C’est une initiative personnelle, les BE en ont généralement la mission. Cela représente une certaine charge de travail : il faut y renseigner les métrés des bâtiments, les dimensions et positions des surfaces vitrées, balcons et brise-soleil sur chaque façade, les compositions des parois, etc. Maîtrise d’ouvrage et labels Ce projet a fait l’objet d’un concours public organisé par l’aménageur EPA Marne. L’EPA Marne souhaite développer un programme résidentiel exemplaire en terme d’écoconstruction et d’économie d’énergie. Il s’agit d’une vitrine, qui ambitionne l’obtention de plusieurs labels : (NF démarche HQE, BBCA, bâtiment Biosourcé niveau 3). Il y a des conséquences concrètes à travailler avec les objectifs de labels : des choix constructifs et de matériaux sont orientés. A un stade avancé du projet, on peut être amené à augmenter l’épaisseur et la composition de l’enveloppe pour répondre aux exigences thermiques. Il peut également s’agir de modifier les proportions de métisse (un isolant issu du recyclage du coton) et de laine de bois pour atteindre le seuil minimum du label biosourcé, et de tout rééquilibrer avec d’autres isolants moins coûteux, etc. Le projet expérimente également le nouveau label E+C-. A cette occasion, nous avons pu observer le poids de ses différents représentants. Les appoints en gaz du projet ayant un impact trop négatif sur le bilan carbone global, GRDF, en insistant
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sur son implication dans le développement de l’énergie verte, a finalement réussi à requalifier le coefficient appliqué au gaz au sein du référentiel. S’inscrire dans la démarche E+C- signifie considérer le cycle de vie de chaque élément, en se référant à sa fiche FDES (Fiche de Déclaration Environnementale et Sanitaire). L’impact énergétique et l’impact carbone global sont pris en compte. Le projet a initialement observé un surcoût de 15 % ramené à 10 %. Ces surcoûts s’expliquent de plusieurs manières : les matériaux, les menuiseries (triple vitrage) peuvent être plus chers. Ensuite, du fait du marché restreint, on a peu de leviers de négociation avec les fournisseurs. Et puis, il peut y avoir un manque d’optimisation financière de la part de l’équipe de maîtrise d’œuvre : largesse dans le chiffrage des équipements pour s’assurer que les objectifs thermiques seront de toutes façons atteints. Ce n’est pas un problème de compétence, plutôt un manque dans la formation ; ces démarches n’étant pas les plus étudiées. Équipe et processus de conception Avec M’Cub, les documents à produire sont répartis précisément en amont. Stéphane Cochet, référent structure, s’occupe des coupes et des détails, M’Cub gère la modélisation de l’ensemble du projet et le rendu des plans et des façades. Pendant leur conception, les plans intérieurs sont répartis : il impute ensuite à M’Cub d’en fournir le rendu final. Il y a une complémentarité entre les deux équipes mais également un équilibre à trouver entre leurs intérêts respectifs. En effet, Stéphane Cochet est plus enclin à discuter et s’attarder sur les détails techniques, tandis que Christian Hackel (M’Cub) aborde davantage les principes et dispositions architecturales moins orientées ingénierie. Les échanges avec les bureaux d’études sont fondamentaux, surtout dans le cadre de l’expérimentation du label E+C-. Pour ce faire, Maya, le BE thermique et fluide, travaille sur le logiciel Elodie du CSTB dans lequel il faut indiquer tous les métrés, en se basant sur les fiches FDES des matériaux (Fiches de Déclaration Environnementale et Sanitaire). Le logiciel est encore en cours de développement et certains éléments n’ont pas de fiche FDES, c’est un travail long et minutieux qui requiert des arbitrages. BIM et outils collaboratifs C’est M’Cub qui gère la 3D du projet, sur Archicad. Stéphane Cochet travaille en 2D sur Autocad. Une démarche BIM est requise dans le contrat et un BIM manager fait partie de l’équipe de maîtrise d’œuvre. Cependant la démarche est fragile, et la 3D n’est pas renseignée de toutes les informations que le BIM présuppose. Les BE renseignent par exemple leurs données (gaines et fluides notamment) en superposition sur nos fichiers 2D. L’équipe nécessite encore d’être formée à ces outils pour permettre un véritable engagement dans une démarche BIM collaborative entre tous. L’utilisation de deux logiciels différents entre les architectes pose nécessairement des questions de compatibilité. Pour l’instant, les plans et façades 3D sont convertis en 2D pour être envoyés à Stéphane Cochet. Optimiser les outils collaboratifs fluidifierait les échanges.
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La recherche et développement En plus de l’expérimentation du nouveau label public E+C-, le projet est engagé dans la communauté d’expérimentation de l’analyse du cycle de vie (ACV). L’ACV est un support d’évaluation environnementale des produits de construction et des bâtiments pendant toute leur durée d’existence, raison pour laquelle on parle souvent d’une analyse du berceau à la tombe. Elle vise à réduire ou mieux arbitrer les impacts environnementaux d’un projet, sans dégrader la performance d’usage et en maîtrisant les coûts associés. Le label E+C- s’appuie par exemple sur des calculs ACV. Concrètement, la démarche est itérative : la communauté met en relation des maîtrises d’ouvrages et des maîtres d’œuvre réunis régulièrement pour travailler ensemble sur une méthodologie. Lors de réunions mensuelles, il s’agit de partager des interrogations et des retours d’expériences. C’est un lieu de montée en compétence et d’accompagnement technique.
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3.3. Deuxième étude de cas Le Vésinet, réhabilitation et extension Projet observé de la phase ESQ au PC Surélévation, extension et restructuration de 7 logements existants en 12 logements sociaux locatifs, 63 Boulevard Carnot, Le Vésinet (78) (Pour une présentation complète, se référer aux pages 12 et 13 du journal de bord) Mission Il s’agit d’une mission complète en marché public. Stéphane Cochet est architecte mandataire. Maîtrise d’ouvrage et labels Ce projet a fait l’objet d’un appel d’offres organisé par le bailleur, Efidis. La maîtrise d’ouvrage visait initialement une réhabilitation relativement classique. Stéphane Cochet a poussé le programme vers la haute performance thermique avec un projet de façade ambitieux. C’est sa référence d’immeuble en bois passif – lauréat des Trophées Bois Île de France – qui a achevé de convaincre le bailleur. En effet, le maître d’ouvrage de ce premier projet est Osica, un autre bailleur social qui appartient au même groupe, SNI. Le projet a observé un surcoût de 20 %, en cours de réévaluation. Ce surcoût s’explique de la même manière que pour la première étude de cas (page 36). Équipe et processus de conception Ce projet se base sur un élément clé, une proposition de mise en œuvre technique qui porte l’ensemble du projet : la façade rapportée en ossature bois accueillant l’isolation par l’extérieur, avec panneaux de revêtements en fibrociment. Le travail est partagé, des discussions et des échanges s’organisent autour du projet : je m’occupe de la production et de l’organisation du travail à l’agence. Néanmoins c’est souvent Stéphane Cochet qui gère l’interface avec la MOA et les autres membres de la MOE. Les allers-retours avec les BE et l’économiste de l’équipe de MOE sont essentiels. Leurs remarques peuvent moduler le projet qui repose fortement sur des technicités particulières. Les propositions évoluent au fil des échanges (section de l’ossature, épaisseur des parois, etc.). Il s’agit d’optimiser les façades préfabriquées bois dont le revêtement en fibrociment est très coûteux. La technique et le programme doivent dialoguer, en cohérence avec le site. La grande difficulté de ce projet réside en le dialogue avec la Mairie. Le site est classé en secteur ABF. L’ABF a formulé un avis positif après que Stéphane Cochet ait argumenté en faveur de l’isolation par l’extérieur, en expliquant que les risques de ponts thermiques seraient trop élevés autrement. Seulement, la Mairie du Vésinet a tendance à imposer un style « néo-
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traditionnel », que l’ABF approuve les projets n’est pas gage de validation. Pour se conformer aux exigences esthétiques du Maire, il a donc fallu ajouter des lucarnes et des corniches en façade. C’est ainsi que l’architecture contemporaine en général peut se retrouve soumise à de lourds compromis : les élus, même sans justifier de compétences architecturales ou patrimoniales, ont un pouvoir décisionnaire qui impacte énormément la production architecturale. BIM et outils collaboratifs En conception, les premières intentions sont traduites par des dessins à la main. Cependant il ne s’agit pas d’un outil propre à la pratique de Stéphane Cochet. Les maquettes sont également absente de la phase de conception, les maquettes de rendu demandées étant souvent confiées à des maquettistes. Le logiciel utilisé est Autocad, biais de toute la production de l’agence et qui traduit sa spécialisation en détails structurels, dessinés en 2D. Les allers-retours avec les membres de la MOE sont nombreux : échange de croquis et de schémas par mail, nombreuses conversations téléphoniques et rendez-vous hebdomadaires pour coordonner l’évolution du projet. Des outils collaboratifs plus structurés (outils numériques, plateformes, logiciels collaboratifs) pourraient fluidifier ces échanges qui organisent la vie du projet.
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Détail de la façade du Musée d’histoire de Ningbo en matériaux réemployés, Wang Shu, 2018, Chine
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CONCLUSION L’architecture est en mouvement. Les manières de fabriquer évoluent. Dès lors, comme cultiver un environnement propice à l’émergence de ces nouvelles façons de faire et de penser ? C’est ce dont il a été question ici : interroger les moyens en place pour accompagner l’émergence d’une architecture s’inscrivant dans une démarche écologique. Des procédures spécifiques aux constructions alternatives existent et s’accompagnent d’initiatives publiques et privées encourageantes. Les engagements individuels, associatifs ou collaboratifs en faveur de l’innovation et de l’expérimentation se multiplient. Malgré cela, le monde très normé de la construction ne semble s’être ouvert que finement. Expérimenter ou innover aujourd’hui relève d’un véritable engagement pour les architectes, car les obstacles restent importants. Bien que plébiscitées, les mesures de sensibilisation ont peut-être une visibilité et un impact trop limités pour véritablement diversifier la production architecturale contemporaine dans son ensemble, en favorisant de nouveaux matériaux et modes constructifs durables. L’échelle d’intervention est encore restreinte, et l’influence et le déploiement des différentes filières du secteur de la construction n’est pas équilibré. Le point positif est que des leviers d’action peuvent être clairement identifiés. Premièrement, et prioritairement, il s’agirait de mesurer la nécessité d’une transition écologique et énergétique. Pour l’instant, la construction durable est encore souvent appréhendée comme un privilège, une réponse idéaliste ou un luxe presque facultatif. Changer l’image de l’écologie – plus précisément de la transition écologique – pour en saisir l’urgence est indispensable. Chaque mouvement architectural a émergé en réaction aux crises lui étant contemporaines. Il semble peu pertinent de continuer à construire sans réinterroger les lignes d’autrefois, alors que les problématiques ont évolué. Les alternatives dont nous parlons s’inscrivent nécessairement dans le contexte du changement climatique et de l’épuisement des ressources. Il s’agit de puiser dans les modes constructifs alternatifs les solutions pour s’engager dans la transition écologique. Dans ces pratiques pour l’instant marginales résident les éléments qui nous permettront d’être viable à l’avenir. La recherche, l’expérimentation et l’innovation sont un support, un pivot. Deuxièmement, il est nécessaire que les politiques aient un impact à plus grande échelle et soient doublées d’incitations financières. Si l’on souhaite concrètement diversifier nos modes constructifs, il faut accompagner financièrement la mise en place de nouvelles filières, et investir dans la recherche et l’innovation. Les incitations financières sont très efficaces et peuvent entraîner une modification des usages. La normativité est par contre la réponse aux baisses de budget. De la même façon, il s’agit d’encourager la création de boucles économiques
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et de production, pour réduire le gaspillage et se tourner vers un modèle plus performant et vertueux. Troisièmement, tendre vers la fabrique collective des normes et réglementations, en reconnaissant l’importance pour les architectes d’être représentés dans les cercles de décision, d’y avoir la parole et de faire valoir leur expérience du terrain. Les dernières mesures publiques démontrent un intérêt pour des solutions qui viennent du terrain (le permis d’expérimenter). Ces démarches qui se basent de plus en plus sur l’expertise des professionnels de la construction sont essentielles : le but est de leur donner un rôle actif dans l’évolution du cadre réglementaire. Quatrièmement, envisager une réforme plus profonde du contexte normatif. D’abord, en résolvant les incohérences identifiées telles que l’obligation de référence incompatible avec certains matériaux. Comme les modes constructifs alternatifs peuvent échapper au champ des textes existants, valoriser les exceptions – plutôt que de tendre vers la normalisation – est une bonne manière de contourner le vide réglementaire et d’avancer. Ensuite, il est important de rendre l’expérimentation accessible à tous, avec des mesures plus permissives. Aujourd’hui, les démarches expérimentales restent coûteuses et marginales. Nous sommes en pleine phase de transition, il est nécessaire de pouvoir tester, construire : cela permet d’éprouver les techniques, de former des références, pour qu’à terme les acteurs du bâtiments puissent se les approprier. Enfin, réinterroger la formation des professionnels, en envisageant par exemple d’y réintégrer l’étude des matériaux « traditionnels » au sens littéral, mais considérés comme non courants ; tels que la pierre, la terre, le bois, à côté du béton. Ces matériaux répondent aux exigences climatiques, énergétiques et de sobriété évoquées. Cela pourrait participer à déplacer les automatismes. Dans l’idéal, il conviendrait de se donner les moyens d’une émulation : éprouver et produire des connaissances appliquées aux problématiques écologiques, dans les écoles, laboratoires et par le biais de la recherche et développement. Au final, l’objectif est de tendre vers l’implication de tous les acteurs. Faire converger l’intérêt de tous dans des boucles vertueuses d’échanges, de collaboration et de développement. En conjuguant les savoirs-faire et les compétences – y compris les compétences d’usage – il s’agit d’explorer de nouvelles possibilités. Faire et penser ensemble la complexité. Après tout, l’architecture est construite pour tous et est l’affaire de tous. Projet professionnel Je suis originaire des Antilles et de la Guyane. J’ai été influencée par ces paysages. C’est un lieu affectif aux spécificités très fortes, qui forme un autre référentiel urbain, paysager, naturel, et qui m’a sensibilisée à l’importance de l’adéquation entre l’architecture et son environnement. Seulement, il arrive qu’on utilise de manière indifférenciée des modes constructifs ou matériaux peu à peu considérés comme universels. Quand des territoires n’ont rien en commun, on peut interroger la diffusion si massive de
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formes standardisées, peu adaptées, qui ont tendance à s’imposer en gommant les particularismes. Il en résulte des territoires que l’on oublie de lire. C’est pourquoi travailler là bas me tient très à cœur, et je souhaite me réapproprier les problématiques locales qui fondent l’identité de ces territoires créoles. Apprendre à composer avec l’identité des lieux, pour une architecture qui répond aux particularités territoriales : le climat chaud et humide, les risques cycloniques et sismiques, la condition insulaire ou la problématique de la montée des eaux, les ressources locales, etc. Afin d’atteindre cet objectif, il me semble indispensable de continuer à développer mes connaissances pour pouvoir m’approprier les techniques propres aux territoires tropicaux. Il s’agirait de maîtriser la construction paracyclonique et parasismique en terre, en bois et même en pierre, en assurant le confort d’été et la ventilation naturelle : tout un champ de recherche à explorer ! Aux Antilles et en Guyane, les filières locales, biosourcées, sont également moins développées, la plupart des matériaux utilisés sont importés. La filière bois est néanmoins plus structurée que la terre et la pierre, quasi inexistantes. Je pense me confronter à ces problématiques, d’une part, par le biais du projet : une opportunité familiale se présente pour la construction d’une maison là bas, j’aimerais réussir à en faire une expérimentation de l’emploi de matériaux locaux, travailler avec les entreprises et artisans sur place. D’autre part, par le biais d’un engagement dans les politiques, les syndicats ou les ordres régionaux, pour peser en faveur d’un développement de ces techniques alternatives adaptées. Pour qui voudrais-je travailler ? Les commandes des particuliers sont de véritables exercices où il faut composer avec les moyens. Réinvestir ce marché très proche des usagers m’intéresse. Par ailleurs, le logement collectif et les équipements publics ont un impact social, urbain, une échelle supérieurs qui en font mes objectifs principaux. Aussi, je projette la collaboration de manière structurante. Une structure avec des approches transversales, une mutualisation des compétences et des sensibilités, notamment en matière de paysage : aujourd’hui, il semble essentiel d’apprendre à lire les espaces naturels qui nous entourent et avec lesquels nous devons composer. Surtout, je souhaite pouvoir faire de chaque projet une occasion d’expérimenter, d’explorer un mode constructif ou une matérialité. Dans le même sens, la transmission me semble être un pilier incontournable : les connaissances et les idées, lorsqu’on les partage, ne se divisent pas ; elles se multiplient et fleurissent. Je souhaite être en capacité, un jour, à mon tour, de partager ce que j’ai reçu et appris. C’est ainsi que je me représente une belle architecture : une architecture adaptée au territoire, aux personnes, et pensée pour être durable. Je ne crois pas à l’universel, je crois aux singularités et aux points d’accroche. Architecture du relief, de la matière et du dialogue au service d’une qualité d’usage pour le plus grand nombre. C’est dans cette voie que je projette ma future pratique. « L’architecture est un outil pour améliorer la vie » Anna Heringer
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BIBLIOGRAPHIE Ademe https://www.ademe.fr/ AMC Architecture https://www.amc-archi.com Association Française de Normalisation (AFNOR) https://www.afnor.org/ Centre Scientifique et Technique du Bâtiment www.cstb.fr/ Commission Chargée de formuler les Avis Techniques (CCFAT) www.ccfat.fr D’A https://www.ademe.fr/ Fédération Française du Bâtiment (FFB) www.ffbatiment.fr/ La maison passive http://www.lamaisonpassive.fr/l-annuaire/ Le Moniteur https://www.lemoniteur.fr/ Ordre des architectes, Conseil National https://www.architectes.org/
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Merci
Vanille Tabouillot, ENSAPLV, HMONP 2017-2018