Edition spécialE du 9 janvier 2015 courrierinternational.com 1,50 €
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II.
À LA UNE
Courrier international — édition spéciale - 9 janvier 2015
Le crime des manipulateurs
édItorIAL érIC ChoL
“Charlie international”
vU dU MoNdE ArAbE. Ceux qui justifient le terrorisme et abusent des millions de musulmans sont plus criminels que les terroristes, souligne le directeur du plus important quotidien panarabe.
d
eux guerriers pitoyables, aussi lourdement armés que lâches, animés par une haine inextinguible, ont tenté, ce funeste mercredi 7 janvier 2015, de museler une partie de nous-mêmes. Leurs kalachnikovs ont répandu la mort sans parvenir à faire taire les rires. Car Cabu rit encore, Wolinski rit encore, Charb rit encore, Honoré rit encore, Tignous rit encore… Nous tous, les Charlie de France, du Brésil, d’Italie, de Côte d’Ivoire, des Etats-Unis, de Tunisie, de Malaisie, bien que profondément choqués et révulsés par tant de barbarie, nous rions encore avec nos héros tombés pour leurs coups de crayon. Les balles des tueurs fous n’ont pas réussi à ébranler notre “forteresse de la liberté d’expression”, celle-là même que défendait avec brio l’avocat Georges Kiejman il y a huit ans lors du procès visant Charlie Hebdo à la suite de la publication des caricatures de Mahomet. Plus tard, la justice française avait rappelé sainement que ces fameuses caricatures avaient, “par leur publication, participé au débat d’intérêt général sur la liberté d’expression”. Face aux attaques sanguinaires des fondamentalistes, à leurs fatwas arbitraires et moyenâgeuses, à leurs intimidations, il n’y a pas d’autres réponses possibles pour nos démocraties que la défense absolue du domaine de la liberté d’expression. Ce supplément spécial de Courrier international est dédié à tous les combattants de la liberté de la presse dans le monde, qui, à l’instar du dessinateur Charb, refusent de “vivre à genoux”. Crédit du logo “Je suis Charlie” : Joachim Roncin Edition spéciale réalisée par l’équipe de Courrier international. Société éditrice Courrier international SA, société anonyme au capital de 106 400 euros. RCS Paris B 344 761 861 000 48, 6-8, rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75212 Paris Cedex 13. Tél. : 33 (0)1 46 46 16 00 courrierinternational.com Directeur de la publication : Arnaud Aubron Directeur de la rédaction : Eric Chol Dépôt légal Janvier 2015 Commission paritaire 0717C82101 ISSN 1 169-114X Imprimé en France Printed in France Impression, brochage Maury, 45191 Malesherbes
—Asharq Al-Awsat Londres
Solidarité “Courrier international” aux Côtés de “Charlie hebdo” Notre magazine, qui reproduit depuis un quart de siècle des cartoons et des dessins de presse du monde entier, a décidé de venir en aide à Charlie Hebdo en lui reversant une partie des recettes de ce supplément exceptionnel. Face à l’émotion planétaire déclenchée par la tragédie de Charlie Hebdo, Courrier international publiera son prochain numéro (1263) dès mardi 13 janvier en proposant à nos lecteurs un numéro spécial rassemblant un très grand nombre d’analyses et d’opinions de la presse étrangère, de revues de presse, de dessins et de caricatures. Enfin, vous pouvez retrouver sur le site courrierinternational. com toutes les réactions de la presse internationale, ainsi que les unes des journaux du monde entier.
I
l n’y a pas de différence entre ceux qui ont massacré les membres d’une tribu sunnite syrienne [qui s’était opposée à Daech], ceux qui ont offensé les femmes yézidis en Irak ou encore ceux qui ont tué les soldats saoudiens à la frontière saoudo-irakienne, d’une part, et ceux qui ont tué les journalistes à Paris, d’autre part. Il s’agit du même constat : l’extrémisme est le fait de musulmans. Les lieux du crime sont différents, mais la source du crime est la même. Nous traversons une énorme épreuve. C’est le début d’une avalanche de violences. Elle prend sa source dans des idées, est organisée par des terroristes et dispose de beaucoup de moyens. Nous assisterons probablement à des crimes allant encore au-delà de que nous avons déjà vu. Mais ce ne sont pas les terroristes que nous voulons blâmer ici. Eux, ils assument leurs crimes et la haine qu’ils vouent au monde entier. Ceux que nous blâmons, ce sont tous ceux qui les justifient et qui abusent des millions de musulmans par leurs “explications” et par leurs mensonges. Il y en a par exemple qui expliquent que ce crime abject a été manigancé par le gouvernement français lui-même. Quelle bêtise de nous rabaisser à de telles foutaises !
Condamner et désavouer. Ces “justificateurs”
couvrent les terroristes et leur donnent une légitimité, alors que nous devrions être aux premières loges pour condamner et désavouer. Ils devraient se rendre compte de l’énormité du crime qu’ils commettent à leur tour. Ce sont eux qui, depuis des années, ont permis au terrorisme de s’implanter dans notre région. De couverture médiatique en justifications politiques et soutiens financiers, leur crime n’est pas moindre que celui des terroristes eux-mêmes. Ils ont abusé des millions de gens en présentant Daech et Al-Qaida comme s’ils étaient des groupes de défense pour les droits des musulmans. Paris est pris pour cible par les mêmes idées, armes et médias qui pourrissent notre région, de l’Irak et de la Syrie au Yémen, à la Somalie et à la Libye. En passant par Riyad et New York. Et même par Doha. Les capitales arabes n’échappent pas à ce mal engendré par des idées religieuses extrémistes et des médias manipulateurs. —Abderrahman Al-Rached Publié le 8 janvier
“Lorsqu’elle est combinée avec l’armement moderne, la religion, cette forme médiévale de déraison, devient une véritable menace pour nos libertés. Ce totalitarisme religieux a causé une mutation meurtrière dans le cœur de l’islam et nous en voyons les tragiques conséquences à Paris aujourd’hui. Je soutiens Charlie Hebdo comme nous devons tous le faire, pour défendre l’art de la satire, qui a toujours été une force pour la liberté contre la tyrannie, la malhonnêteté et la stupidité. ‘Respect de la religion’ est devenu une expression type signifiant ‘peur de la religion’. Les religions, comme toutes les autres idées, doivent faire l’objet de critique, de satire et, oui, méritent que nous leur manquions de respect sans avoir peur.” —Salman Rushdie En 1989, l’écrivain britannique a fait l’objet d’une fatwa lancée par l’ayatollah Khomeyni après avoir écrit Les Versets sataniques.
Un monde libre contre la folie religieuse vU dU dANEMArK. Ne nous laissons pas intimider, écrit un journaliste de ce quotidien de Copenhague au centre d’une controverse après la publication, en 2005, des caricatures de Mahomet. —Jyllands-Posten (extraits) Copenhague
L
’attentat contre le magazine Charlie Hebdo et ses collaborateurs, à Paris, nous rappelle que la menace d’une dérive religieuse est concrète et réelle. Il porte un nouveau coup à un magazine et à sa rédaction, mais aussi à la société démocratique, ce pilier de la culture occidentale. Pas plus tard que mardi soir, une émission télévisée de la chaîne DR était justement
Courrier international — édition spéciale - 9 janvier 2015
consacrée à l’existence, dans notre pays, de forces convaincues d’être investies de pouvoirs divins, désireuses d’abolir la démocratie pour la remplacer par un califat islamique, avec tout ce que cela implique comme répression et comme avilissement. [L’attentat de Paris] rappelle aussi à notre pays – et à notre journal – la réalité de la menace. Souvenons-nous de l’attentat contre le dessinateur Kurt Westergaard, qui faillit réussir, et des projets d’attaque déjoués contre les locaux de Jyllands-Posten à Copenhague. Souvenons-nous aussi qu’un terroriste américain avait eu accès à nos locaux en vue de préparer une attaque terroriste. Et il y a tout ce que nous ne savons pas. La menace est bien réelle et doit être prise au sérieux. Charlie Hebdo avait fait l’objet d’un incendie criminel en 2011 et avait, depuis, déménagé dans des locaux plus sûrs – mais pas assez. Il est évident que l’attentat est directement lié au ton satirique de Charlie Hebdo vis-à-vis du prophète des musulmans et aux douze caricatures publiées par notre journal en 2005, dont deux avaient été reproduites dans Charlie Hebdo, par solidarité avec Jyllands-Posten.
Violence et terreur. L’attentat contre le magazine français est devenu l’un des nombreux symboles de l’islamisme fou, justement parce que la presse libre est indispensable à la société démocratique tant exécrée par les islamistes. Chaque attaque comme celle qui vient d’être perpétrée contribue à mettre en avant le fondement journalistique des caricatures de Mahomet en 2005 : elle témoigne de la menace contre la liberté d’expression, des pressions exercées sur le débat public par la violence et la terreur. L’attentat est une atteinte à la liberté d’expression, c’est vrai, mais pas au sens où il en est question dans notre Constitution, dans la Constitution française et dans la Convention européenne des droits de l’homme. La Constitution protège la liberté d’expression contre les interventions de l’Etat, mais ce n’est pas l’Etat qui, mercredi, a porté un coup à la liberté d’expression. Ce sont des forces criminelles qui ont voulu miner le fondement même de l’Etat, à savoir la démocratie, de laquelle la liberté d’expression est indissociable. L’attaque terroriste nous rappelle également que le monde libre partage le projet de préserver notre société démocratique contre la folie religieuse dont les représentants sèment la violence, la terreur, la peur et la répression au nom d’une prétendue légitimité divine. Le monde libre et toutes ses institutions doivent aujourd’hui manifester leur solidarité avec Charlie Hebdo, avec le peuple français et l’Etat français en appelant à ne pas se laisser intimider par les forces obscures. Celles-ci doivent avant tout être contrées par des arguments. S’ils ne suffisent pas, la société démocratique doit utiliser les pouvoirs qui sont à sa disposition. Car une société ouverte et tolérante doit aussi être en mesure de se défendre. Et surtout : ce n’est pas en cédant à l’intimidation qu’une société libre subira moins de violence. Bien au contraire. C’est aussi l’un des enseignements tirés des atteintes à la liberté d’expression au cours de ces dix dernières années. —Torunn Amiel Publié le 8 janvier
Mobilisations Pays-bas
Quelques personnes se sont spontanément réunies à Amsterdam et à La Haye. Des manifestations plus formelles étaient prévues le 8 janvier dans la soirée à Amsterdam, Haarlem et Rotterdam.
brésil
Une page Facebook a été créée et a appelé à un rassemblement silencieux dans la soirée du 7 janvier devant le Musée d’art de Saõ Paulo. Un rassemblement a également eu lieu à Rio.
iran
Les réseaux sociaux ont annoncé un rassemblement devant le siège du syndicat des journalistes iraniens, à Téhéran, le 8 janvier.
tunisie
Munis de bougies, Français et Tunisiens se sont rassemblés devant la résidence de l’ambassadeur de France à La Marsa, dans la banlieue de Tunis.
liban
Un rassemblement est prévu dimanche 11 janvier sur la place Samir Kassir, à Beyrouth.
Le poing du fascisme vU dU LIbAN. S’autocensurer lorsqu’on évoque la religion, c’est renoncer à la démocratie et vivre sous l’emprise de l’Etat islamique. —Now. Beyrouth
L
es rues de Paris, qu’ont autrefois foulées Descartes, Diderot et Voltaire, ont été ensanglantées. Une fois de plus, l’esprit humoristique, ironique et intellectuel est frappé en pleine face par le poing du fascisme. Mais, cette fois, le coup est plus dur que d’habitude – à vrai dire, il est difficile de songer à une attaque plus directe et plus sanglante contre la liberté d’expression en Europe depuis plusieurs décennies. Il n’est pas difficile de comprendre pour quelles raisons la cible, l’hebdomadaire satirique de gauche Charlie Hebdo, a été choisie. Le magazine s’est rendu célèbre ces dernières années pour avoir publié des dessins représentant le prophète Mahomet en dépit de menaces répétées (les locaux du journal ont été incendiés en 2011, sans que l’attentat ne fasse de victimes). Charlie Hebdo a été l’un des rares organes de presse à oser publier les caricatures du journal danois Jyllands-Posten en 2006 et à mettre à nouveau le Prophète en couverture lors de la polémique sur le film L’Innocence des musulmans en 2012. (Peut-être convient-il de préciser que le journal n’épargne pas non plus les chrétiens et les juifs – une de ses unes récentes montrait une Vierge Marie à demi-nue accouchant d’un bébé Jésus à nez de cochon.)
Insondables illusions. Certains, bien entendu,
verront dans ce qui s’est passé une sorte de justice expéditive à l’égard du passé colonial de la France ou de ses interventions récentes au Mali ou en Libye. Peu importe aux yeux de ces gens que la seule “vengeance” invoquée par les tueurs l’ait été au nom du Prophète – et pas au nom, par exemple, des enfants de Gaza. Il est intellectuellement dégradant de débattre avec des gens qui vivent dans de telles insondables illusions – la seule réponse digne à leur apporter est de les laisser avec leurs tweets à la George Galloway [homme politique britannique proarabe et qui fut l’ami de Saddam Hussein] dans les poubelles de l’Internet, où ils grouillent. Plus dangereux sont ceux qui diront que ce qui s’est passé aujourd’hui prouve la nécessité de montrer plus de “sensibilité” ou (de façon plus paternaliste) de “sens commun” dans ce que les médias publient au sujet de la religion. Ce sera un nouvel épisode dans un débat qui se poursuit depuis au moins l’affaire Rushdie, en 1989, alors que la réalité a toujours prouvé exactement le contraire : ceux qui répondent à la satire par le meurtre doivent être non pas moins, mais
JE SUIS ChArLIE. III
encore plus critiqués, et on doit faire preuve à leur égard de plus de fermeté, et non pas de plus d’indulgence. Les libertés ne peuvent survivre qu’autant que les individus se battent pour elles, et il n’existe aucune liberté pour laquelle ce principe est plus vrai que la liberté d’expression. Plus peut-être que tout autre organe de presse dans le monde, Charlie Hebdo comprenait ce principe et agissait en fonction de lui. Comme Rushdie, ses journalistes “savaient parfaitement ce qu’ils faisaient”. Si nous devions laisser la violence brute fouler aux pieds les valeurs qui nous définissent, alors autant renoncer tout de suite à la démocratie libérale et prendre l’avion dès demain pour Mossoul ou Raqqa [deux villes irakienne et syrienne aux mains de l’Etat islamique]. L’alternative est d’honorer les victimes en tentant d’être à la hauteur des formidables principes qu’ils ont fixés pour nous : “L’objectif est de faire rire, disait le journaliste de Charlie Laurent Léger. Nous voulons rire des extrémistes – de tous les extrémistes. Qu’ils soient musulmans, juifs ou catholiques. Tout le monde peut avoir une religion, mais les idées et les actes des extrémistes, nous ne pouvons les accepter.” —Alex Rowell Publié le 7 janvier
“As-tu déjà tremblé ? Oui, j’ai tremblé. Je continue à trembler. Mais je continue à prendre mon stylo. (…) Hier, des terroristes ont fait preuve d’une folie meurtrière contre des confrères parisiens qui ne se soumettaient pas à l’examen des fondamentalistes. (…) N’avaient-ils pas déjà tremblé ? Si, je le crois. Leurs tremblements agissent comme un virus, qui est en train de me contaminer. Peut-être vais-je continuer à trembler, et pour longtemps, mais je continuerai à prendre le stylo. Comme, il y a vingt-six ans, la nuit du massacre de Tian’anmen.” — Liao Yiwu Poète, écrivain et ancien prisonnier politique chinois exilé en Allemagne. Il a publié ce texte sur sa page Facebook.
IV.
À LA UNE
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L’hommage des dessinateurs Dès l’annonce de la tragédie qui a touché Charlie Hebdo, des dessinateurs du monde entier ont pris leurs crayons.
↓ Dessin de Kianoush, Iran. ↑ Dessin de Bado, Canada.
← “On rira encore plus fort !” Dessin de Vauro, Italie. ↓ Dessin de Mazen Kerbaj, Liban.
← Dessin d’Ares, Cuba.
JE sUIs ChArLIE. V
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↑ Dessin de Lauzan, Chili.
← Dessin de Chubasco, Mexique.
← Dessin de Vincent L’Epée, Suisse. → Dessin de Willis, Tunisie.
↑ Dessin de Demirci, Turquie.
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À LA UNE
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↑ Dessin de Hachfeld, Allemagne.
↑ “Là ! Regarde ! Un homme avec un crayon !” Dessin de Danziger, Etats-Unis.
↑ Dessin de Sondron, Belgique. → Dessin de Glez, Burkina Faso. ↓ “Allah Akbar !” “Qu’est-ce qu’ils ont encore à se marrer, ces connards ?” Dessin de Steve Bell, Royaume-Uni. → Dessin de Schrank, Royaume-Uni.
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JE sUIs ChArLIE. VII
← Dessin de Haddad, Liban.
↑ Dessin de Dilem, Algérie.
↑ Dessin de Raùl Arias, Espagne. ↑ “Sans humour, nous sommes tous morts.” Dessin de Chappatte, Suisse.
← Dessin de Mana Neyestani, Iran. → “Je suis intolérance.” Dessin de Zunar, Malaisie.
↑ “Lutte antiterroriste.” Dessin de Bertrams, Pays-Bas.
VIII. À LA UNE
Longue vie au rire et à la liberté VU dU royAUmE-UNI. Cette tentative sanglante de supprimer la satire échouera, affirme un célèbre historien britannique. —Financial Times (extraits) Londres
L
’assassinat de la satire ne prête nullement à rire. Le terrifiant carnage commis à Charlie Hebdo vient nous rappeler, si besoin était, que l’irrévérence est la sève vitale de la liberté. C’est lui rendre hommage, quoique de façon détournée, de constater que les monstres à l’origine de ce massacre ont si peur des assauts du rire que la seule voix qu’ils ont trouvée pour les réduire au silence est celle des balles. Les publications comme Charlie Hebdo font leur beurre de l’impertinence et de la licence, parfois de la grossièreté, mais elles sont là pour nous rappeler qu’il ne faut jamais tenir le droit à l’irrespect pour acquis. Il y a plus de trois siècles déjà que dans la tradition européenne rire et liberté marchent main dans la main, affirmant ensemble un droit des plus précieux, le droit à la dérision. La caricature fit son apparition comme une arme dans les interminables guerres de religion qui opposèrent catholiques et protestants. Pour les protestants, l’imprimerie apparut comme étant la réponse à l’iconographie de l’Eglise catholique, qui était à leurs yeux l’instrument de conversion des hérétiques et des sceptiques. Les partisans de la Réforme inventèrent ainsi une anti-iconographie qui faisait des papes des monstres fantastiques et des rois des ministres de la mort. Le premier grand caricaturiste moderne fut Romeyn de Hooghe, recruté par Guillaume III à la fin du XVIIe siècle dans sa guerre totale contre Louis XIV. De Hooghe lui fournit des dessins grand format où il représentait le conflit contre le monarque français comme un combat entre la liberté et le despotisme religieux. Au siècle suivant, la caricature connut un âge d’or dans le sillage des guerres de religion : tous les coups étaient permis. Il incomba aux Britanniques de réinventer la politique par l’humour et ils se mirent à l’ouvrage avec une énergie débordante et une férocité jamais égalée. La satire était devenue la bouffée d’oxygène de la vie politique, un éclat de rire salutaire qui se répandait dans les cafés et les tavernes par le biais de caricatures diffusées tous les jours de la semaine. James Gillray, le plus grand des caricaturistes de l’époque, était tellement demandé que Hannah Humphrey, son éditrice, louait des albums entiers de ses meilleurs dessins pour des soirées ou des week-ends. Personne ne pouvait rester de marbre en feuilletant ses dessins : devant un prince de Galles bouffi après une nuit d’excès, un William Pitt, le Premier ministre, dépeint comme un champignon
Courrier international — édition spécial - 9 janvier 2015
vénéneux poussant sur un tas de fumier, ou encore la reine Charlotte, les seins nus et flasques offerts à tous les regards, tentant de retenir le Premier ministre et le Lord Chancellor. Gillray n’a été arrêté qu’une seule fois – pour un dessin où l’on voyait des politiques embrasser le postérieur d’un nouveau-né royal, mais il n’a jamais fait de prison. Il prenait toutes les libertés mais n’était jamais inquiété. Cette grande tradition de la satire fut transmise par ses héritiers en Grande-Bretagne, et ensuite en Amérique et en Europe : Daumier et Cruikshank ; les fondateurs de Krokodil et de Private Eye, de Spitting Image et du Canard enchaîné, mais aussi de Charlie Hebdo. Hier, on a tenté d’étrangler nos rires. Mais, si les tartufes ont réussi à tuer des dessinateurs, ils ne pourront jamais réduire à néant la satire et la caricature. Bien au contraire. Désormais, Charlie Hebdo sera le porte-drapeau de tous ceux qui choisissent la vie et le rire plutôt que le culte mortifère des ténèbres moralisatrices. Malgré le sang, le chagrin et la colère, nous avons un devoir envers les morts de Charlie : ne jamais oublier que ces déséquilibrés ont beau être des assassins, ils n’en sont pas moins des guignols. —Simon Schama* Publié le 7 janvier * Né à Londres en 1945, Simon Schama a enseigné à Cambridge, Oxford et Harvard. Il est actuellement professeur d’histoire et d’histoire de l’art à l’université Columbia (New York).
Une attaque contre l’humanité VU dE TUNIsIE. C’est la presse mondiale qui est en deuil après cet attentat empreint de bêtise et de barbarie. —Business News (extraits) Tunis
L
’attaque a certes visé le journal français Charlie Hebdo, mais elle a aussi atteint tous les défenseurs des libertés, tous ceux qui écrivent, dessinent, diffusent ou commentent. Ces gens ont été exécutés à bout portant à cause de simples dessins. Des dessins qui ne plaisent pas à tout le monde, qui suscitent des polémiques et des colères, mais ça reste des dessins ! Rien ne peut justifier un acte d’une telle violence, d’une telle barbarie. Nous avons choisi de ne pas diffuser la vidéo du meurtre du policier devant le siège de Charlie Hebdo mais nous l’avons regardée. La rédaction est sous le choc et on ne peut comprendre les motivations d’un tel acte. Les assassins ont crié : “Nous avons vengé le prophète !” Tant de bêtise et d’ignorance sont non seulement révoltantes mais aussi désarmantes. Comment considérer ces gens-là ? Sur quelle base pouvons-nous comprendre et assimiler pour essayer de réparer ? Quel triste prophète pensez-vous venger en perpétrant un tel
Mobilisations Argentine
Des caricaturistes ont exposé des dessins sur les grilles de l’ambassade de France à Buenos Aires. C’est aussi ce lieu qu’avaient choisi les manifestants pour se réunir.
espAgne
Plusieurs centaines de personnes se sont rassemblées devant l’ambassade de France à Madrid. Des fleurs ont été déposées ainsi que de nombreux crayons, posés debout en signe de résistance.
AllemAgne
300 personnes se sont réunies devant la porte de Brandebourg, à Berlin, près de l’ambassade de France.
portugAl
Rassemblements à Lisbonne le 8 janvier et à Porto le lendemain.
royAume-uni
A Trafalgar Square, une marche silencieuse a réuni plusieurs centaines de Londoniens.
irlAnde
Quelques dizaines de personnes se sont rassemblées sur O’Connell Street, à Dublin.
roumAnie
A Bucarest, plusieurs milliers de Roumains se sont réunis devant l’ambassade de France. Ils devraient revenir chaque soir jusqu’aux obsèques des victimes de l’attentat.
acte ? Ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas le prophète de l’islam ! S’il existe un prophète qui pourrait se délecter de la mort de 12 personnes, il ne mérite pas d’être vénéré. Comme en Tunisie on commence à s’habituer aux morts et aux martyrs, on peut considérer les victimes de Charlie Hebdo de ce matin comme des martyrs de la liberté d’expression. Bien sûr, leur liberté ne plaît pas, elle dérange puisque ce n’est pas la première fois que Charlie Hebdo est attaqué. Aujourd’hui, Charlie a payé le prix de cette liberté et c’est un prix trop élevé. Douze vies ont été prises, des dizaines de familles détruites, un pays et une profession choqués, des millions de personnes touchées par l’horreur de cet acte. Une grande tristesse nous a envahis quand nous avons appris la terrible nouvelle et nous avons décidé de traiter cet attentat comme s’il était arrivé sur notre sol. La raison en est simple : c’est une attaque contre l’humanité, contre ce que nous avons de plus noble. Cette attaque dépasse les nationalismes et touche à l’essence même de l’universalité. Les assassins ont aussi crié : “Nous avons tué Charlie Hebdo !” Bêtise donc, encore une fois. Tant qu’il y aura des personnes habitées par la liberté, Charlie Hebdo vivra. Ce n’est pas uniquement le deuil de la presse française mais aussi celui de la presse mondiale. Le combat contre la bêtise et l’ignorance, avec pour armes les plumes et les dessins, reprendra. Nous sommes de tout cœur avec Charlie Hebdo. Aujourd’hui est un jour de tristesse et d’horreur. #jesuischarlie —Marouen Achouri
Publié le 7 janvier
Honte à ceux qui se réjouissent ! VU dE TUrqUIE. Certains internautes se sont félicités de l’attaque. Indignation. —Hürriyet (extraits) Istanbul
D
e l’activité des réseaux sociaux juste après l’attaque contre Charlie Hebdo nous devrions tirer une importante leçon. Le monde a réagi dès l’annonce de la tuerie. Partout, le hashtag #CharlieHebdo a pris la tête des conversations les plus actives sur les réseaux. Cela en quelques heures. Cette réactivité a permis aux terroristes d’atteindre leur objectif en diffusant et en commentant leur crime plus vite que jamais. Enfin, il y a la réaction des gens. J’ai honte du nombre de citoyens turcs [mais aussi de nombreux internautes arabes] qui félicitent les auteurs de cette attaque sur les forums et dans les rubriques de commentaires des médias en ligne. Le post d’un internaute affirmant qu’ils “n’ont eu que ce qu’ils méritaient” a reçu 15 mentions “j’aime” en trente minutes seulement. On ne compte plus les réactions de ce genre. De cette brève analyse, il ressort que les terroristes ont atteint tous leurs objectifs et que les réseaux sociaux les y ont aidés. Ils voulaient
JE sUIs CHArLIE. IX
Courrier international — édition spécial - 9 janvier 2015
devenir célèbres, ils voulaient répandre la haine, ils voulaient choquer, ils voulaient créer des tensions et ils ont obtenu tout cela. Le seul point noir pour eux est que toutes ces vidéos ne feront qu’accélérer leur capture. —Ersu Ablak Publié le 8 janvier
Que fera Paris ? VU d’IsrAëL. La France va devoir réviser sa stratégie contre le terrorisme islamiste. —Ha’Aretz (extraits) Tel-Aviv
A
près le massacre de Charlie Hebdo, une grande question se pose : cette tragédie va-t-elle faire sortir la France de sa réserve dans la guerre contre le terrorisme islamiste ? Le pays a connu des crimes effrayants – dont des attentats contre des Juifs – qui pouvaient être reliés, pour une large part, à la guerre internationale contre le terrorisme islamiste. Mais l’attentat contre l’hebdomadaire satirique, du fait de son bilan très lourd, porte la question à un autre niveau et l’on peine à voir aujourd’hui comment la France, comment n’importe quel pays pourrait revenir au statu quo ante. De centre gauche, Charlie Hebd o s’est distingué par la férocité de ses charges contre les islamistes. En reprenant dans ses pages les caricatures danoises [de Mahomet], il s’était exprimé, avec courage aux yeux de beaucoup, pour le droit à la satire. En 2011, les locaux de l’hebdomadaire avaient été attaqués au cocktail Molotov et incendiés après la publication de l’une de ses couvertures les plus célèbres, où il se renommait Charia Hebdo. Quoique farouchement laïque, le journal, en particulier sous son précédent directeur, Philippe Val, avait penché en faveur d’Israël. C’est un ancien collègue, Michel Gurfinkiel, journaliste pro-israélien basé à Paris, qui m’a rappelé que l’humoriste Val s’est radicalement démarqué de Siné, autre contributeur de Charlie Hebdo, par exemple, ou encore de l’humoriste Dieudonné, qui raille les juifs, qui a popularisé un salut quasi hitlérien [la “quenelle”] et voit ses spectacles interdits en France. Philippe Val a quitté Charlie Hebdo il y a plusieurs années. Lorsqu’il le dirigeait, il avait adopté ce que Gurfinkiel qualifie de ligne dure, affirmant que c’était une erreur de diaboliser Israël. L’Etat français, en revanche, a toujours semblé rester en retrait. C’est, selon Michel Gurfinkiel, une position “traditionnelle”, et les autorités françaises espèrent “parvenir à en savoir plus” en laissant en liberté des éléments hostiles tout en les gardant à l’œil. Mais c’est une stratégie qui commence à être risquée en ces temps d’attentats de “loups solitaires”. La prochaine élection présidentielle n’aura lieu que dans plus de deux ans, mais l’ancien locataire de l’Elysée, Nicolas Sarkozy, représentant d’une droite relativement dure, prépare déjà son retour. —Seth Lipsky Publié le 7 janvier
La plume plus forte que l’épée VU dE mALAIsIE. Coup de gueule du rédacteur en chef d’un site indépendant au moment où la Malaisie connaît une poussée de conservatisme religieux. —The Malaysian Insider Kuala
Lumpur
P
armi les douze personnes tuées mercredi, quatre dessinateurs et leurs collègues du magazine satirique Charlie Hebdo étaient des journalistes qui exprimaient leurs idées. On ne doit pas répondre à ces idées en brandissant un fusil. Et si certains pensent venger ou défendre leur foi, leur dieu ou leur prophète en tuant des gens, ils ont tort. La vie ne fonctionne pas ainsi, quoi qu’en disent certains religieux. Ne savent-ils pas que la plume est plus puissante que l’épée, qu’aucune armée ne peut arrêter une idée quand son heure est venue ? Qu’une idée est comme un virus, résistante et extrêmement contagieuse ? Si les tueurs pensaient mettre fin à la satire par la terreur, ils se trompent. Le monde en sait davantage aujourd’hui sur Charlie Hebdo. Le monde sait aujourd’hui que le seul argument utilisé par ces gens qui prétendent défendre leur religion, c’est de tuer leurs adversaires. Leurs actes relèvent du terrorisme et du meurtre pur et simple. S’il est confirmé que les tueurs sont des musulmans agissant au nom de l’islam, ce sont les pires musulmans qui soient, ceux qui utilisent la religion pour justifier leur soif de sang, leur haine et leur ignorance.
“Dieu n’a pas besoin de défenseurs, les prophètes non plus” Nous ne pouvons pas dire que l’islam est une religion de paix tant qu’il y aura des soi-disant musulmans qui tuent, blessent, terrorisent et tyrannisent les autres. A moins que nous ne les condamnions pour leurs actes. A moins que nous ne déclarions sans équivoque que l’islam n’accepte pas ces actes de terrorisme et ces meurtres. Que l’islam parle de raison, d’amour, de charité et considère toute vie comme sacrée. Il est temps pour nous de nous dresser contre ces groupes marginaux qui sont convaincus que la mort de leurs ennemis est le seul moyen de conserver la pureté et la perfection de l’islam ou de toute autre religion. Dieu n’a pas besoin de défenseurs, les prophètes non plus. Ma foi s’exprime dans l’exercice de mon métier de journaliste, dans ma manière d’informer les gens pour qu’ils prennent des décisions éclairées. Je suis Charlie. —Jahabar Sadiq
Publié le 8 janvier
Vu d’ailleurs
Inde A quand notre Charlie ? ●●● Dans la plus grande démocratie du monde, où la presse, très dynamique, doit se battre pour défendre la liberté d’expression, l’émotion est vive. Sur Twitter, le journaliste Sidharth Bhatia se demande : “Quand l’Inde aura-t-elle un magazine satirique courageux comme Charlie Hebdo, qui offense tout le monde et défend ses convictions ?” Son confrère C. P. Sundaram explique en une du Daily News and Analysis de Bombay que “rien n’est plus crucial que l’humour pour la santé mentale dans un monde pris par une rage de politiquement correct au point d’en devenir paranoïaque. Les fanatiques hindous ne sont pas contents quand on rit de leurs dieux, même si Krishna était un des plus fervents adeptes de l’ironie et de l’humour. Cela vaut pour les chrétiens, les musulmans et les sikhs acharnés.”
Allemagne Serrons les rangs ! ●●● “Ceux qui croient venu le moment de se glorifier d’avoir mis en garde contre la violence des islamistes, comme le font sur leur page Facebook les organisateurs de Pegida [“Européens patriotes contre l’islamisation de l’Occident”], ceux qui tentent de tirer un profit politique de cet effroyable attentat – à l’instar d’un codirigeant du parti rétrograde Alternative pour l’Allemagne (AfD) –, ceux-là sont libres d’agir ainsi, mais ils se livrent à une répugnante division de la société. Que tous ceux qui rejettent la haine et la violence serrent aujourd’hui les rangs, quelles que soient leurs divergences. Car nous sommes tous Charlie”, écrit Stefan Kuzmany dans le Spiegel à Hambourg.
Argentine Des résistants ●●● “Les journalistes et les dessinateurs de Charlie Hebdo appartiennent à une dynastie rebelle, irrespectueuse, sans doute bien peu compréhensible aux yeux de beaucoup à notre époque de consommation. […] Cabu et Georges Wolinski, qui avaient respectivement 77 et 80 ans, étaient des jeunes en résistance permanente.” écrit le quotidien argentin Página 12.
Roumanie Non ! ●●● “Je ne peux pas accepter l’argument qui veut qu’un journaliste devrait limiter sa liberté d’expression afin de ménager des sensibilités religieuses ou politiques. Je ne comprends pas pourquoi le monde occidental devrait ajuster ses valeurs démocratiques sous prétexte qu’ainsi le veulent les islamistes radicaux, les assassins !” Pour le journaliste Dan Tapalaga, qui exprime en ces termes sa colère sur le site généraliste Hotnews.ro, “tirer dans la tête des gens qui rient n’est pas un geste qui fait partie de notre monde”. La seule réaction possible face à “la tentative de nous forcer à nous adapter à la barbarie” est de “dire NON”, conclut-il.
X.
À LA UNE
Courrier international — édition spéciale - 9 janvier 2015
Le choc des civilisations
et à les transformer en tueurs prêts à semer la mort dans leur propre pays. Quelle sera la réponse de la France et, plus généralement, du monde occidental ? Au-delà des mesures de sécurité qui vont se renforcer, au risque d’empiéter sur les libertés individuelles, nous allons certainement assister à une montée de l’extrême droite, de la xénophobie et de l’islamophobie, et, peut-être un jour pas très lointain, à de véritables affrontements entre les populations européennes de cultures chrétienne et musulmane. La troisième guerre mondiale risque d’être religieuse. Et elle n’est pas très loin. —Venance Konan Publié le 8 janvier
vU dE CÔtE d’ivoirE. Selon ce célèbre éditorialiste ivoirien, le pire est à venir. —Fraternité Matin (extraits) Abidjan
E
st-ce un hasard si cet attentat se déroule le jour même où sort le dernier livre de Michel Houellebecq, intitulé Soumission, où il parle d’une France qui en 2022 serait dirigée par un musulman ? Un livre qui suscite de nombreuses polémiques en ce moment en France. J’ai connu Charlie Hebdo lorsque j’étais au collège, grâce à l’un de mes professeurs français. C’est grâce à Charlie Hebdo que je découvris les vertus de la caricature et de l’impertinence. Cabu, Wolinski, Reiser, le professeur Choron, Cavanna, Siné, Willem, Delfeil de Ton, Vuillemin, ses dessinateurs, devinrent mes héros. Au cours de son existence, le journal connut plusieurs fortunes, de bonnes et de moins bonnes. J’eus à y faire quelques piges en 2009, lorsque mon amie Sylvie Coma en était la directrice de rédaction adjointe. Et c’est à cette époque que je connus Charb et Cabu. Je ne dirai pas qu’ils furent des amis. Nous échangeâmes juste des poignées de main, pleines d’émotion pour moi qui voyait là mes idoles en chair et en os. La maison d’édition de Charlie, Les Echappées, me proposa d’écrire un livre qu’elle éditerait, mais le projet n’aboutit pas pour cause de désaccord sur le contenu. Ce fut un éditeur suisse qui le publia sous le titre Chroniques afro-sarcastiques – 50 ans d’indépendance, tu parles ! et ce fut le livre qui me fit véritablement connaître en France. C’est dire le choc que j’ai ressenti lorsque j’ai appris ce qui s’était passé au siège de Charlie Hebdo et que j’ai vu les images à la télévision. En 1996, l’Américain Samuel Huntington avait publié son essai Le Choc des civilisations, qui à l’époque avait suscité de nombreux débats. Il y énonçait que, après la fin de l’affrontement entre les blocs de l’Est et de l’Ouest ou, si l’on veut, entre les idéologies communiste et capitaliste, la nouvelle guerre opposerait des blocs culturels, des blocs religieux ou, plus précisément, les mondes musulman et chrétien. Est-ce à ce choc des civilisations que nous assistons en ce moment ? Au Proche- et au Moyen-Orient, dans certaines contrées de l’Extrême-Orient, dans le Sahel africain, dans la Corne de l’Afrique, dans le nord du Nigeria, dans le Caucase russe, nous assistons à la montée en puissance de mouvements djihadistes dont l’unique raison d’exister est la “guerre sainte” et pour lesquels le monde occidental, ou à défaut sa culture, est la cible à abattre. Le rêve de tous ces djihadistes est de porter la guerre au cœur du monde occidental. La nouveauté, depuis quelque temps, est que les djihadistes ont réussi à séduire de jeunes Européens, originellement de culture chrétienne,
Mobilisations États-Unis
A New York, un rassemblement a eu lieu à Union Square dans un froid glacial. A Las Vegas, un groupe de Français participant au salon de l’électronique grand public s’est réuni au pied de la réplique de la tour Eiffel, devant l’hôtel Paris Las Vegas. Des rassemblements ont également eu lieu à Miami, Washington ou San Francisco.
Canada
Français et Canadiens se sont réunis à Montréal, Québec, Toronto et Vancouver.
PÉroU
Une veillée s’est déroulée au parc Kennedy de Lima.
Colombie
Un rassemblement a eu lieu à Bogotá.
“Je voudrais travailler à Charlie” vU dEs ÉtAts-UNis. Pour le cartoonist américain Ted Rall, le massacre prouve que les dessins de presse ont une force incroyable. —Los Angeles Times (extraits) Los Angeles
I
l y a tant de choses à dire, après un événement comme le massacre du 7 janvier dans les locaux de Charlie Hebdo, que l’on ne sait plus par où commencer. Quand on se sent directement touché, comme moi, c’est cela qui vient en premier. Il y a quelques années, au festival de la bande dessinée d’Angoulême, j’ai rencontré des dessinateurs de Charlie Hebdo, dont une des victimes. Mes collègues français m’ont paru plus sûrs d’eux et plus impertinents que le dessinateur moyen. Si je vivais en France, c’est à Charlie que je voudrais travailler. Voici à quel point la France chérit la caricature : le 7 janvier à Paris, plus de dessinateurs de presse à plein temps ont été tués que n’en emploie l’ensemble des magazines et sites web américains. Les artistes de Charlie savaient qu’ils travaillaient dans une entreprise qui non seulement leur permettait d’aller le plus loin possible, mais encore les y encourageait. Bon sang, même après que leurs locaux eurent été incendiés, ils n’ont pas baissé d’un ton. Ils n’étaient pas bien payés, mais ils s’amusaient. Alors, immanquablement, on finit par se dire : cela aurait aussi bien pu être moi. Les dessinateurs de presse font l’objet de menaces. En particulier après le 11-Septembre, des gens m’ont promis de me faire sauter avec une bombe, d’égorger tous les membres de ma famille, de me violer et de me priver de mon gagne-pain en orchestrant des campagnes de boycott (ce qui a failli marcher). La menace la plus glaçante m’a été adressée par un policier de New York, tellement négligent ou
indifférent aux possibles répercussions de son acte qu’il n’avait même pas masqué son numéro de téléphone. Qui allais-je appeler à l’aide ? La police ? Aux Etats-Unis, aucun dessinateur de presse n’a – à ma connaissance – été assassiné en raison de son travail, mais il y a un début à tout. Des dessinateurs engagés ont été tués et brutalisés dans d’autres pays. Tous les dessinateurs de presse prennent un risque en exerçant leur droit à la liberté d’expression. Nous savons que notre travail, caustique et controversé, irrite et que nous vivons dans un pays où beaucoup de gens possèdent des armes. Que vous soyez dans une rédaction ou que vous travailliez depuis chez vous, vous êtes toujours à la merci d’une balle. Ce qui m’amène à ma principale conclusion face à l’horreur du 7 janvier : les dessins de presse ont une force incroyable. Sans vouloir dénigrer l’écriture, les dessins suscitent de bien plus fortes réactions, positives ou négatives, que la prose. Les sites Internet qui présentent des dessins, notamment politiques, sont toujours étonnés de constater à quel point ceux-ci génèrent plus de trafic que les mots. J’ai été deux fois licencié de journaux parce que mes dessins étaient trop regardés. Des universitaires et autres spécialistes ont essayé d’analyser l’impact émotionnel des dessins et bandes dessinées. Je crois que cet art faussement simple peut ébranler des montagnes. En particulier dans la caricature politique, trois coups de crayon et deux phrases sarcastiques peuvent suffire à faire vaciller chez le lecteur ses convictions politiques, ses élans nationalistes et même sa croyance en Dieu. Cela en exaspère plus d’un. On pense à la fureur des hommes armés qui ont fait irruption dans les locaux de Charlie Hebdo. Il est encore trop tôt pour l’affirmer avec certitude, mais a priori, on a affaire à des islamistes radicaux. J’aimerais leur dire : faut-il que votre foi soit faible, faut-il que vous soyez de piètres musulmans pour en être réduits à assassiner des innocents pour un peu d’encre sur papier ! Le dessin politique aux Etats-Unis n’est pas respecté. Peu importe. Le dessin politique ne rapporte peut-être pas grand-chose, voire rien du tout. Mais il compte. Presque au point que l’on meure pour lui. —Ted Rall Publié le 7 janvier
Caricature Le 8 janvier, le Washington Post n’a pas hésité. Il a consacré l’intégralité de sa page Opinions à l’attentat contre Charlie Hebdo et choisi de publier la caricature de Mahomet qui avait valu aux locaux de l’hebdomadaire satirique français d’être incendiés en 2011. Autour de la caricature, on peut lire : “Les défenseurs de la liberté” et “Jour d’horreur en France”.
JE sUis CHArLiE. Xi
Courrier international — édition spéciale - 9 janvier 2015
iLs pArLENt dE NoUs Stefano Montefiori, correspondant du quotidien italien Corriere della Sera
Le rire condamné Bien qu’observateur étranger, je ressens la même émotion que tous les Français. En Italie, l’émotion est également partagée. Mon journal, le Corriere, a consacré 16 pages à cet attentat. Toute la presse italienne est mobilisée et indignée. Si tous les attentats sont horribles, celui-ci frappe particulièrement les esprits car c’est la rédaction d’un journal coupable de vouloir faire rire qui est condamnée. Le Corriere republie aujourd’hui une partie des dessins de Charlie. Les auteurs de l’attentat ont mis le doigt sur un point crucial : la volonté de vivre dans un monde ouvert et libre pour imposer leur vision, celle d’un monde fasciste et fermé.
Michaela Wiegel, correspondante du quotidien allemand Frankfurter Allgemeine Zeitung
Protéger nos valeurs Nous avons tout de suite saisi en Allemagne l’importance de cet abominable crime, qui est une attaque contre tout ce qui fait notre société. La mort de ces dessinateurs et rédacteurs ainsi que de ces policiers est vécue comme un signal d’alarme pour nous tous. Une grande mobilisation a eu lieu en Allemagne sur les réseaux sociaux et dans quelques grandes villes après l’attentat contre Charlie Hebdo pour dire “non” à cet autoritarisme islamiste. Il est important que toute l’Europe renoue avec ses valeurs et se rendre compte combien les valeurs de la liberté d’expression sont essentielles à notre société.
luiSa corradini, correspondante à Paris et pour l’UE du quotidien argentin La Nación
La force de l’union Il y a tout d’abord la stupéfaction de voir arriver une telle horreur en plein cœur de Paris. J’ai souligné à mes lecteurs argentins la façon dont l’unité nationale s’est installée en France, tout de suite après cette barbarie. La question de l’unité est très sensible en Argentine, où les tensions sociales et politiques sont très fortes depuis quarante ans. En Amérique latine, on ne sait pas ce que c’est que de faire front ensemble, de se taire avant de laisser place à la critique. Il est inimaginable en Amérique latine de voir des membres de partis politiques de l’opposition dire au gouvernement : “Protégeznous.” Les Français ne s’en rendent pas compte, mais cette union essentielle n’est pas évidente à établir.
dan BilefSky, correspondant à Paris du New York Times
Ne pas faire d’amalgame Quand j’ai appris la nouvelle de l’attentat et que douze personnes étaient décédées, le choc a été épouvantable. Depuis plusieurs mois, la France s’inquiétait d’une menace terroriste liée au phénomène des djihadistes qui partent combattre en Syrie. Mais nous ne pouvions pas imaginer que des journalistes soient assassinés, froidement, en plein cœur de Paris. C’est effroyable. Il faut souligner l’énorme mobilisation – musulmans compris – qui a immédiatement suivi. Il faut aussi faire très attention aux retours de bâton : des mosquées ont déjà été attaquées, notamment au Mans. Après le 11 septembre
2001, aux Etats-Unis, nous avions assisté à des attaques contre les musulmans dues à des amalgames. Il faut être très vigilants sur ce point
Michael Seidelin, correspondant à Paris du quotidien danois Politiken
Les Danois très concernés J’ai eu l’occasion de rencontrer Wolinski à Copenhague il y a longtemps. C’était un homme très généreux. Les journalistes suédois se sentent particulièrement concernés par ce drame. Mon journal, Politiken, appartient au même groupe que le Jyllands-Posten, qui avait publié en 2005 des caricatures du prophète Mahomet. Notre quotidien de journalistes a été modifié par les réactions violentes survenues à la suite de cette publication. Un poste permanent de sécurité a été installé à notre siège social en 2007. Grâce aux informations du renseignement danois, nous savons que notre groupe est l’une des cibles privilégiées des islamistes. Mais on ne peut pas vivre tous les jours dans la peur. Il faut réussir à trouver un équilibre, comme c’est le cas ici, en France.
gonzalo Boye tuSet, éditeur et avocat de la revue satirique espagnole Mongolia
Nous ne nous laisserons pas impressionner L’assassinat odieux de douze collègues – journalistes, dessinateurs, caricaturistes, comme nous – nous indigne. L’Espagne voit ressurgir les souvenirs douloureux des attentats de Madrid de mars 2011. Nous avons décidé de leur rendre hommage en publiant l’intégralité
des dessins polémiques de Charlie Hebdo. Pour nous, il s’agit d’un acte citoyen pour réaffirmer l’importance de la liberté d’expression et de critique. Notamment par le rire. Nous ne nous laisserons pas impressionner. Nous comprenons que ces dessins puissent choquer, voire blesser. Mais ils font aussi réfléchir. Et aucune idée faussement religieuse ne peut entraver ce droit à la pensée et à l’humour.
charleS BreMMer, correspondant à Paris du quotidien anglais The Times
Des ennemis de l’intérieur Je ressens le même effroi que le reste de la population française. Je vis en France depuis très longtemps. Cabu et Wolinski sont dans le paysage français depuis des décennies. Ils avaient un esprit très libre, anarchiste. Ils poussaient la provocation. Nous n’avons pas en GrandeBretagne, de journal comme Charlie Hebdo. Les Britanniques sont beaucoup plus frileux sur les questions religieuses. Charlie était donc la cible idéale pour les djihadistes. On sait, comme nous l’ont rappelé il y a peu de temps les cas Merah et les attentats à Bruxelles et à Libération, que la France a un ennemi de l’intérieur, des gens qui sont nés en France et qui ont été ensuite radicalisés. Ce qui s’est passé à Charlie Hebdo est la conséquence d’un conflit mondial sur la question de l’islam et du problème de la France avec son immigration et son intégration. La France n’est pas le seul pays à être confronté à ce problème. L’attentat de 2005 a été perpétré par des Britanniques d’origine pakistanaise. Mais la France est le foyer le plus intense du problème du djihadisme.
Hommage
La BZ est l’un des rares journaux allemands à reprendre des couvertures de Charlie Hebdo à sa une du 8 janvier. En guise d’hommage à ses collègues français, le tabloïd berlinois publie une sélection des unes “les plus courageuses” du journal satirique, soit 18 sur la première page barrée d’un “Vive la liberté” et 25 sur la quatrième de couverture.
Cartoonist ZUlkiflee anwar HaqUe, plus connu sous
son pseudo Zunar, croque les vicissitudes de la politique malaisienne. Plusieurs de ses livres ont été interdits. Il a reçu le prix du Courage dans le dessin de presse remis par le réseau pour la défense des droits des dessinateurs de presse. Nous devrions faire du 7 janvier la “journée mondiale du cartoon”. La barbarie de cet assassinat est à l’opposé de l’enseignement de la foi musulmane. Tous les caricaturistes devraient pouvoir critiquer des partis/ personnes à travers leurs dessins. Tout désaccord avec lesdites caricatures doit être exprimé d’une manière civilisée, par le biais d’un discours intellectuel. En tant que musulman, j’aimerais pouvoir travailler avec tous les dessinateurs du monde pour montrer ainsi la vraie image de l’islam, qui est une religion de paix, de tolérance et de modération. La terreur est inacceptable dans un monde civilisé (voir son cartoon page VII).