Le retable des Ardents

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Michel Winter

Le retable des ardents dans les pas de Mathias Gr端newald

roman


© 2011


Michel Winter

Le retable des Ardents roman


Chapitre 1 Église du couvent des Antonins à Issenheim, printemps de l’année 1526

J’étais installé aussi confortablement que possible sur un banc à côté de Hans Holbein dit le Jeune, le dos appuyé comme lui au jubé de grès rose qui, dans l'église des Antonins d'Issenheim, séparait le chœur de la nef. Nous étions à l’heure où subtilement la lumière du mois d'avril cesse de nous réchauffer et il me sembla avoir franchi une porte secrète. Les doigts gourds, les muscles des bras et des épaules ankylosés, les poumons irrités par les poussières émanant du broyage des pigments, j’étais fourbu comme après un long voyage. Depuis quatorze ans pourtant mon corps s’était habitué à ces efforts, la paume de la main s’était endurcie au contact de la molette d’albâtre et de la surface rugueuse de la pierre à broyer. Mais là, il me fallait m’arrêter et c’était la première fois que je demeurais aussi longuement assis dans l’ombre familière de l’église. Et maître Mathis lui-même m’avait ordonné de me reposer. — Johann, m’avait-il dit, j’ai assez de matière pour quelque temps encore.

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Voilà quatorze ans en effet que mon père Helmut Haller, imprimeur à Francfort, m’avait placé comme apprenti auprès du peintre Mathis Gothart Nithard. D’habitude la période d’apprentissage ne couvrait que quelques années mais, devenu compagnon, je n’avais jamais pu envisager de quitter celui qui était mon maître et qui m’honorait de son amitié. J’avais besoin de lui plus encore que lui de moi : grâce à lui j’étais devenu un homme. Lorsqu’au printemps de l’année 1525, il y a un an, à Aschaffenburg, résidence d’été de l’archevêque de Mayence, de retour de Halle où il avait travaillé pour l’orgueilleux Albrecht de Brandebourg, Mathis avait exprimé l’impérieuse nécessité de revenir ici à Issenheim, presque dix ans après en être parti, je l’avais suivi sans hésiter. Et là, ce soir, en face de moi, le Flügelaltar1, le retable, son retable, surmonté de son décor de tours ajourées et de flèches flamboyantes, occupait tout l’espace du fond du chœur de l’église. De tous les personnages représentés sur l’ouvrage quand il est fermé, c’est Jean Baptiste qui occupe la position la plus enviable. Le peintre l’a placé dans l’espace central comme un miraculé arraché au néant de son propre supplice pour venir partager la Passion de Jésus. Il ressemble à un revenant et la nuque maladroitement dégagée de son cou paraît rappeler au spectateur la cruauté de sa décollation. Le prophète choisi par Dieu pour baptiser son fils après avoir crié dans le désert ne se nourrissait que de sauterelles et de miel sauvage. 1

Retable à volets, polyptyque.

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Il est vêtu d’une pelisse de chameau retournée et apparaît au pied de la croix comme pour rappeler sa parole prophétique sur les bords du Jourdain. Celui qui a désigné Jésus en disant : « Voici l’Agneau de Dieu qui ôte les péchés du monde » est accompagné de ce même agneau qui à ses pieds se vide de son sang tandis que la vie abandonne le corps du Crucifié. Jean Baptiste tient ouvert, dans sa main gauche, le livre de l'Écriture sainte, celui de l’Ancien Testament, mais la page est illisible. De l’autre main, le prophète pointe l’index à droite, vers la croix et nous dit très posément : « Il faut que lui croisse et que moi je diminue ». Le cousin de Jésus montre une sérénité impassible comme s’il avait oublié l’interminable agonie du fils de Dieu. S’il avait été doué de vie, le prophète du Jourdain aurait pu s’étonner des soupirs enragés, des cris de colère échappés à celui qui frappait le centre du panneau de ses coups de pinceaux rageurs. Quelques heures plus tôt à peine, nous avions péniblement remonté les deux volets de la Crucifixion à leur place, dans leur enchâssement, au dessus du maîtreautel de l’église, mais le peintre n’était toujours pas satisfait. Il avait exigé que l’on installât un échafaudage provisoire car la lumière qui éclairait l’ouvrage dans le chœur de l’église lui montrait des défauts invisibles dans l’atelier voisin où nous avions œuvré depuis notre retour à la préceptorerie1 d’Issenheim : il voulait une fois encore amender son travail. Depuis longtemps déjà, sa main s’acharnait sur la plaie ouverte par la lance du Romain dans le flanc du Christ au 1

Couvent qui a sous sa responsabilité d’autres établissements du même ordre.

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dessous du sein droit. Auparavant maître Mathis avait pris tout son temps pour choisir le rouge qui semblait convenir. Parmi les peintres et les marchands rhénans on disait de lui – c’était pourtant un homme farouche – qu’il était le maître de la couleur. Il est vrai qu’aucun des peintres les plus renommés à cette époque n’utilisait une palette aussi riche que la sienne. Il y avait bien longtemps qu’il savait utiliser les pierres, les essences de bois, toutes sortes de plantes, parfois venues de loin. Ce qu’il savait le mieux faire, c’était frotter les minerais arrachés aux abîmes de la terre pour les forcer à lui offrir le meilleur de leurs couleurs. Mais lorsque nous avions poussé la porte du couvent à la fin du mois de mai de l’année précédente, il était démuni de tout ce qui faisait sa richesse. Son atelier d'Aschaffenburg avait été incendié par des fanatiques juste avant notre départ et Mathis avait perdu ce à quoi il tenait le plus : le coffre qui contenait ses pigments et ses émulsions. C’est Hans Holbein, dit le Jeune, de passage au couvent des Antonins où il venait d’enterrer son père, qui avait mis à sa disposition couleurs et pinceaux dont il venait d’hériter. J’avais aidé Hans à broyer les trochisques1 soigneusement protégés de la lumière dans une vessie de porc et à incorporer intimement les couleurs dans l’émulsion à base d’huile de lin. Et là, le rouge qu’il avait choisi, un vermillon sans égal qu’il avait déjà utilisé pour le sang épais qui coulait à la base de la croix, ne lui convenait plus. Il fallait que cette plaie, isolée Trochisque : pastilles de couleur, souvent de forme conique, apprêtées pour l'usage des peintres. 1

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au milieu de chairs tuméfiées pût elle aussi témoigner d’une souffrance intolérable. Alors dans une ultime crispation, la main fiévreuse du peintre tourmenta encore une fois la blessure béante afin d'en laisser couler un sang presque translucide, une eau à peine rougie d’où se répandaient les derniers éléments de la vie. Dans les tremblements de sa main et la fièvre de son regard, Mathis me semblait revoir et comme revivre une autre agonie, celle de cette terre d’Alsace ensanglantée, dévastée et incendiée par la répression de l’insurrection paysanne. En cette année 1525, de seigneuries en principautés nous avions traversé des terres désolées. Sur la route qui le ramenait à Issenheim mon maître n’avait pas baissé les yeux devant des milliers de christs qui, avant d’être pendus à l’entrée des villes ou à l’arbre le plus élevé des villages, avaient été atrocement mutilés par la soldatesque au service de leurs seigneurs. Le puissant abbé de Murbach notamment n’avait pas fait de quartier. Sur le chemin d'Issenheim, Mathis avait enfin trouvé les modèles et les couleurs qui lui manquaient jusqu’alors pour peindre l’horreur absolue de la scène qui se déroulait sur le Golgotha noyé dans les ténèbres. Le corps monstrueux tordu sur la croix, la tête à la nuque brisée, cerclée d’une couronne d’épines gigantesques qui ne pouvaient provenir que des confins d’un désert où la pluie ne tombait jamais, rendaient presque palpables les affres d’un supplice interminable et solitaire. Comment mon maître avait-il pu restituer la vérité de ce cadavre couvert de plaies

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purulentes, d’écorchures, d’échardes acérées, étranglé à la taille et comme aspiré par la pesanteur terrestre ? Comment avait-il fabriqué la teinte verdâtre de cette chair bientôt gagnée, sous nos yeux, par la décomposition ? Il n’avait laissé à personne le soin de préparer le vert-de-gris, cette couleur à base de cuivre, de vinaigre et d’urine dont il connaissait le danger : chez lui dans le monde rhénan ne l’appelait-on pas le « Giftgrün »1 ? Et ces pieds monstrueux qui avaient foulé tous les chemins de Galilée en y laissant des empreintes indélébiles ? Et surtout ces mains, oh ces mains, traversées par des clous de géants sortis d’une forge infernale, enfoncés jusqu’à leur extrémité, sur le haut d’une poutre à peine équarrie et qu’aucune force humaine ne pouvait ployer à ce point, surtout pas ce corps musculeux mais décharné. Oui ces mains, aux tendons probablement rompus, qui se dressaient la paume ouverte vers le ciel, comme une dernière offrande ou une ultime supplication à l’heure où le regard du Père s’était détourné de la face sanglante de son fils ? Même le linge souillé noué autour du ventre, lui aussi déchiqueté, lacéré, témoignait de tout ce qu’avait subi le fils de Dieu incarné. Mathis aurait bien voulu donner plus d’épaisseur à ce corps, ajouter sur le panneau de bois encore plus de matière pour rendre en relief et en profondeur les maux entaillant cette chair mais nos réserves de pigments s’épuisaient et le temps passait trop vite. Il n’était pourtant pas possible que l’ouvrage fût achevé sans avoir fait apparaître, en même temps que la mort à 1

Vert-poison.

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l’œuvre, les ultimes soubresauts de l’agonie, les derniers signes d’une vie qui n’avait pas encore abandonné le corps : Mathis n’osa pas maintenir ouverts les yeux du Crucifié mais il laisse deviner le dernier effort du thorax qui se soulève dans la poitrine et la bouche aux lèvres bleuies qui, en étouffant, cherche encore à aspirer un peu d’air. Il fallait que la souffrance fût sans fin : Ermeline le lui avait demandé dans un dernier cri au moment où, sur la place d’Ensisheim, les flammes du bûcher allaient l’emporter. Mathis n’avait plus de forces : depuis qu’il était revenu à Issenheim il n’avait pas cessé de travailler et de se tourmenter. Il savait qu’il ne lui restait plus beaucoup de temps. Lui aussi avait, au cours de ces dernières années, beaucoup enduré. Lorsqu’à la fin du printemps de cette maudite année 1525, il avait franchi pour la deuxième fois la porte du couvent des Antonins il savait qu’il allait enfin, si Dieu lui laissait encore un peu de temps, parvenir au but. Quand avec Hans Holbein il pénétra dans la nef de l’église il vit de loin, fermé dans une demi-obscurité, l’œuvre monumentale qui lui avait coûté plusieurs années de travail. Mais il n’avait jamais aimé, et il la détesta encore davantage ce jour-là, la représentation du Crucifié que lui avait imposée le précepteur du couvent, Guido Guersi, quand nous étions arrivés à Issenheim à la fin de l’été 1512. Depuis, le maître du couvent était mort, sans avoir été témoin de la grande tourmente de la guerre sans issue menée par les pauvres et les malheureux contre leurs seigneurs. À plusieurs reprises cependant, Mathis m’avait confié à mi-voix

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que si le précepteur avait pu vivre un peu plus longtemps, c’est lui-même qui aurait demandé que l’on recommençât le panneau de la Crucifixion. Avec Hans Holbein et les rares hommes valides du couvent, nous avions d’abord dû démonter avec peine les lourds panneaux de l’ouvrage, puis les transporter dans la salle attenante, transformée en atelier où nous avions déjà travaillé entre 1512 et 1516. Il me revint de décaper jusqu’au bois la scène de la Crucifixion, d’effacer aussi Marie, Jean l'Évangéliste et Madeleine. Seuls Jean Baptiste et l’Agneau furent préservés. Je me suis acquitté de cette tâche avec crainte, m’attendant à tout instant à être foudroyé par la colère divine. Mais Dieu ne s’était pas manifesté : il avait une nouvelle fois abandonné son fils. Tous les hôtes du couvent étaient stupéfaits par l’ardeur vengeresse qui poussait mon peintre à détruire son travail de l'année 1512. Ce Christ en croix, saisi, comme un prince germanique, dans la lumière dorée d’une opulente et blonde chevelure dont j’avais gratté avec peine l’épaisseur, leur avait paru sublime. Tout comme les avaient réconfortés le corps propre à peine tourmenté, le visage apaisé, les blessures presque imperceptibles, le sang si pâle de ce Crucifié de noble allure. Il ressemblait à celui qu’avait souhaité le défunt précepteur pour rassurer les malades et les chanoines du couvent des Antonins : en lui le sacrifice divin était accompli et la paix avait triomphé de la mort. Tous aimaient cette expression de sérénité sur les visages de Marie et de Jean l'Évangéliste qui annonçait la résurrection proche et

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l’apothéose finale préparée par l’élégante Déploration de la prédelle1. Tandis que l’image de la belle mort s’effaçait pour rendre le panneau à sa virginité, on s’agitait au couvent. Par quelle idée folle l’esprit ombrageux de maître Mathis avait-il été traversé ? Pourquoi anéantir une œuvre qui faisait l’admiration de tous, religieux et malades ? Même les rustauds révoltés qui avaient pillé le couvent en 1525 n’avaient pas osé s’attaquer à l’autel : pourtant ils avaient détruit beaucoup d’images dans les églises et les monastères, pour répondre, disait-on, au souhait des amis de Martin Luther, le moine de la Wartburg. Dès l'été 1525 Hans Holbein le Jeune avait lui même préparé la première couche d’une préparation à la chaux et au blanc de plomb. Mais Mathis exigea une imprimatura bien plus sombre. Pour ce qu’il avait à peindre, nous expliqua-t-il, il ne fallait cette fois aucun effet de transparence. Nous avons donc ajouté à la préparation des pigments sombres de noir de vigne et d’os calcinés, nous l’avons étalée sur le panneau en bois de tilleul avec le long sabre à imprimer, affiné la couche d’impression avec le petit couteau trouvé dans le coffre de Holbein père, puis nous l’avons soigneusement poncée. J’étais le seul à connaître les raisons véritables de ce revirement violent et apparemment insensé. Mathis avait beaucoup changé. Les chanoines déjà présents lors de son premier séjour à Issenheim entre 1512 et 1516 l’avaient à peine reconnu. Son corps avait vieilli, ses traits s’étaient profondément creusés mais le plus inquiétant pour moi, 1

Partie inférieure d'un tableau d'autel, généralement divisée en petits panneaux.

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c’était le mal qui rongeait son âme. Quand il m’avait pris à son service pour m’apprendre le métier, juste avant notre départ pour Issenheim, c’était déjà un maître taciturne et austère. Mais là devant moi je voyais un homme au regard fiévreux qui semblait habité par la colère et la terreur. Son visage s’assombrit et se creusa à un tel point que Hans Holbein ne put s’empêcher de tenter d’apaiser son angoisse : — Mathis, nous pouvons nous incliner devant le Crucifié en chrétiens et tenter d’expier nos fautes. Il ne nous appartient pas de revivre son agonie, comme tu sembles t’y acharner depuis ton retour à Issenheim. Tu peux montrer la souffrance intolérable du Christ, de ses disciples et de la Vierge aux chrétiens, tu ne peux pas la partager. La violence de ta Crucifixion est telle, Mathis, qu’elle peut égarer celui qui chemine vers la foi. Il faut maintenant que tu prennes un peu de repos, que tu laisses ton âme retrouver la paix. Mon père m’a parlé de ton ardeur quand tu as quitté Aschaffenburg en 1512 avec l’escorte du précepteur Guersi. Tu étais heureux de te vouer à l’accomplissement de cet ouvrage monumental et d’invoquer le nom de Dieu en y employant toutes les ressources de ton art. Ce que tu as fait restera d’une splendeur inégalée. Johann m’a dit ces jours-ci que tu avais conçu une autre image de la Crucifixion depuis près de dix ans, avant ton départ forcé d’Issenheim en 1516, après la mort de Guido Guersi. Aujourd’hui, malgré les semonces de ton patron, l’archevêque de Mayence, tu as exaucé ton vœu. Tu peux retrouver la paix. — Oui, dit Mathis avec peine, il m’a fallu du temps pour comprendre que le sacrifice divin ne s’accommode pas

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d’images placides et naïvement confiantes. C’est pour cette raison qu'après être parti contre mon gré je suis revenu au milieu des désastres de la guerre. — N’oublie pas, mon ami, que la parole de l’Évangile est celle de l’espoir et que de la Passion naît la Résurrection. Tout cela, tu l’as appris de ton père, comme moi du mien. — Je ne suis pas sûr que tout soit ainsi accompli. Dès que j’ai cru mon ouvrage achevé, il m’a semblé impossible aussi de prier devant l’image glorieuse de la Résurrection que le précepteur m’avait commandée. Mais je ne la détruirai pas : je dois honorer la mémoire de Guido Guersi et espérer la vie éternelle pour la pauvre Ermeline qui a tellement aimé ce somptueux surgissement du Christ ressuscité dans la pourpre et la lumière. Il me suffit aujourd’hui d’avoir donné au couvent où l’on soigne les Ardents1 une image du Christ tel que je le vois : car j’en suis sûr, le Christ n’est pas mort, il continue d’agoniser sur sa croix et son règne n’est pas encore arrivé. Lorsque j’ai vu mourir cette Ermeline dont Johann a dû te parler, je savais que je devrais détruire le panneau de cette fausse Crucifixion et tenter d’approcher avec mon pinceau la vérité du Golgotha. Je ne sais si j’y suis parvenu. Mais la route a été dure, n’est-ce pas, Johann ? Peut-être mon maître esquissa-t-il un sourire en serrant dans l’ombre les mains de Hans Holbein qui devait partir bientôt et que je ne revis jamais. Ce qui est sûr, c’est qu’en me couchant ce soir-là, je sus que je devrais un jour raconter 1

Malades atteints par le « feu de Saint Antoine ».

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cette histoire depuis son début. Et c’est ce que je vais faire en rassemblant les images de ma jeunesse, au temps où, dans la ville de Francfort, la route du grand Mathis croisa mon chemin, un jour de l’année 1512.

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