L'édifice comme représentation du projet

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L’édifice comme représentation du projet Victoire Chancel sous la Direction de Jean-Didier Bergilez Université Libre de Bruxelles Faculté d’Architecture La Cambre-Horta Année 2014-2015



Merci à Jean-Didier Bergilez pour sa direction. Merci à mon père, Jean-Marc Chancel, pour sa relecture intelligente. Merci à Denis Derycke et David Lo Buglio pour leurs orientations bibliographiques. Merci également aux divers professeurs dont les enseignements de cette année ont enrichi ce travail: Vincent Brunetta et Maurizio Cohen de l’option HTC, Thierry Decuypere et Sophie Dars de l’atelier Unité de Production. Enfin, merci à tant d’autres, de ma famille ou de mes amis, qui d’une façon ou d’une autre, m’ont aidée dans l’accomplissement de ce travail. Une pensée toute particulière pour Annie de la Souchère, Jean-Sebastien Cardone, et Ludovic Thullier.


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SOMMAIRE

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OUVERTURE L’ÉDIFICE COMME REPRÉSENTATION DU PROJET: CONDITIONS D’EMERGENCE Entre le projet et l’édifice, une dichotomie essentielle à la définition de l’architecture Le projet n’est pas l’édifice, et l’édifice n’est pas le projet L’expression du projet est concomitante à l’invention du projet dans son acception moderne

7 7 18 21

LES REPRÉSENTATIONS DU PROJET DANS L’ÉDIFICE: FIGURES CONTEMPORAINES

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LA PERSISTANCE DU DESSIN La mouche dans le Telepod Les profondeurs de Flatland Anamorphoses

32 33 38 41

RÉSURGENCES : FIGURE ET COMPOSITION

51 51 51 56

Résurgence de la figure Figures everywhere Figure vs Forme

Résurgence de la composition

La composition comme conception de projet Composition + Non composition

61 61 62

DESSEINS LIMITES Le complexe de la feuille blanche Pierre, feuille, ciseaux. Phantom of the paradise

73 73 79 83

L’ÉDIFICE COMME REPRÉSENTATION DU PROJET: ACTUALITÉS Comprendre/sentir, grand débat L’actualité du débat L’invention-l’auteur

91 92 94 95

Bibliographie

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OUVERTURE

Ce mémoire traite de la possibilité pour l’édifice de se faire la représentation du projet.

Nous acceptons assez communément l’affirmation qui pose le projet comme la représentation de l’édifice. Nous acceptons plus difficilement l’idée inverse, selon laquelle l’édifice peut se faire la représentation du projet. Et c’est bien normal. Il en est de l’ordre des choses. La matière existe dans le réel. La représentation est seconde, dans un rapport d’abstraction à celui-ci. Aussi respectons nous la logique hiérarchique des ontologies qui donne ses domaines d’existence respectifs à l’édifice et à la représentation. De plus, imaginer l’édifice comme représentation du projet relève du paradoxe. Par définition, le projet projette vers l’édifice. Plans, coupes, élévations figurent la construction en vue de sa réalisation. Aussi, l’idée que la réalisation construite représenterait les moyens qui l’ont rendue possible paraît absconse. Le sujet de ce mémoire est saugrenu. Une explication est qu’il s’est constitué à partir d’un sentiment diffus et de curiosités personnelles pour lesquels on a trouvé dans ce travail l’opportunité de faire sens. Du sentiment diffus est né la formulation d’une hypothèse heuristique : les domaines du projet et de l’édifice sont autant indépendants que communicables l’un à l’autre. Des curiosités a découlé un répertoire de références essentiellement locales, belges pour la plupart. Le sujet de ce mémoire est légitime, dans l’autobiographie comme dans la théorie. La première partie de ce travail s’attache à mettre en place la possibilité théorique du sujet au travers d’une compréhension de l’histoire de la discipline. La deuxième partie, au travers de l’analyse de réalisations architecturales, tente elle de montrer la faisabilité en acte de cette possibilité théorique. La troisième partie cherche à établir, au regard de l’actualité du débat architectural, des correspondances entre des architectures et des postures d’architectes. 7


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L’ÉDIFICE COMME REPRÉSENTATION DU PROJET: CONDITIONS D’EMERGENCE

Il est nécessaire de considérer comme établies trois grandes idées afin d’accepter comme valide l’analyse de la période contemporaine qui va suivre.

1- Il y a une dichotomie, essentielle à la définition de l’architecture, entre le projet et l’édifice. Cette dichotomie est consubstantielle à la formation de la discipline telle qu’on la connait aujourd’hui. De plus, «l’anoblissement» de la discipline architecturale, dans son passage de l’artisanat à l’art, s’est fait par des moyens qui ont donné une prééminence qualitative au projet. 2- Le projet n’est pas l’édifice, et l’édifice n’est pas le projet, les deux entités sont sémantiquement différentes. Si l’édifice peut être silencieux sur le projet qui aboutit à sa réalisation, l’édifice peut aussi vouloir parler du projet, ou, plus précisément être délibérément constitué comme le lieu d’expression du projet. 3- La volonté de parler du projet dans les édifices est concomitante à l’invention du projet dans son acception moderne. De fait, leur différence sémantique s’est exprimée d’elle-même.

Entre le projet et l’édifice, une dichotomie essentielle à la définition de l’architecture. La notion d’architecture a ceci de particulier qu’elle peut englober tout autant les productions architecturales -les constructions- que l’effort de conception et les productions qui leur sont antérieures- le projet d’architecture. Une observation rapide des rapports qu’entretiennent les deux notions les rangerait par facilité sous le règne de la relation logique de cause à effet - ceci provoque cela, un des termes est nécessairement antérieur à l’autre, l’existence de chacun des termes dépend de celle de l’autre. Bien évidemment, les rapports entre projet et construction échappent à cette logique. Aucune relation définitive ne lie de façon certaine et automatique les deux termes, l’un ne provoque pas automatiquement l’autre, l’un ne précède pas forcément l’autre, l’existence de chacun des termes ne nécessite pas celle de l’autre. Le simple fait qu’il puisse y avoir projet sans qu’il y ait construction, de la même manière qu’il peut y avoir construction sans qu’il y ait eu projet, atteste de cette dualité constitutive de la discipline architecturale1 . Le constat, bien qu’évident, est fondamental puisqu’il démultiplie l’ampleur du champ de leurs rapports possibles. 7

1-Cette observation pourrait être appuyée par Robin Evans qui dans son essai Translation from drawing to building met en évidence ce qu’il considère comme deux moyens d’altérer l’architecture: l’un serait de «rattacher l’architecture aux autres arts visuels en insistant sur le fait que seulement ce que les architectes manipulent de leur mains constitue leur travail propre» p.157. L’autre serait d’«insister sur l’implication directe de l’architecte et de renier l’importance du dessin en lui préférant l’immédiate construction» p.159. Traduction personnelle.


Dans sa thèse intitulée De l’indifférence à l’architecture , Pascal Urbain aborde la question du phénomène de distension entre le dessein et l’acte, relevant sa singularité au sein de la discipline architecturale au travers du projet : «Une trouble expectative distingue toujours un projet d’une finalité ordinaire. La plupart des finalités sont communes; constamment, on désire quelque chose, on l’obtient sans procès, sinon sans effort; on veut se lever; on se lève; on veut boire; on boit; on veut bâtir un mur de mille milles de long; on empile les pierres une par une, l’esprit occupé à tout autre chose que l’harassante besogne. Ce qui nous fait dire qu’on a un projet plutôt qu’une simple envie, c’est la béance qui se creuse entre le désir et son accomplissement2 ». Cette «béance», temporelle bien sûr mais également de bien d’autres natures comme nous le verrons, laisse toute la place au projet de s’y glisser, y prendre ses aises, s’y étendre, et de s’y développer en densité jusqu’à devenir un corps à lui tout seul. Si bien qu’à la fin, le projet, dont l’étymologie pourtant nous disait bien qu’il était irrémédiablement assujetti à un objet à venir, acquiert une certaine autonomie par rapport à ce qu’il projette. C’est sur cette relative indépendance du projet, qui trouve de fait son corollaire du côté de la construction, que repose la possibilité théorique d’isoler l’étude de chacune des deux acceptions comprises par la notion d’architecture. Elle justifie des recherches terminologiques nouvelles, comme par exemple le mot architecturologie3 tenté par Philippe Boudon pour désigner le projet et la pensée qui préside à celui-ci séparés de l’acte de construction, et évite à des formules telles que «architecture construite4 » l’écart d’une tautologie. Cette séparation première entre le dessein et l’acte, offrant assez d’espace entre les deux termes pour que le projet ait pu progressivement se constituer comme une entité propre, a un commencement, et donc une histoire. Pour situer cette origine, on peut avoir recours aux analyses de Foucault, et tenter, au travers de l’archéologie des sciences humaines, de trouver les conditions historiques de l’organisation des savoirs qui ont pu autoriser un tel évènement. Pour Foucault, chaque époque se fonde sur une épistémè, un champ épistémologique qui définit la toile de vérités à partir de laquelle peuvent s’établir les discours et les sciences. A l’épistémè de la Renaissance basée sur la mimésis -la ressemblance et la similitude- succède au tournant du XVIIe siècle un champ épistémologique fondé sur la représentation. Là où le discours renaissant était inséré dans le monde jusqu’à se confondre avec les choses, le discours classique introduit la représentation dans l’écart entre le monde tangible et les sciences et les arts qui s’y rapportent. 8

2- Pascal Urbain, De l’indifférence à l’architecture, thèse de Doctorat sous la direction d’Alain Chareyre Méjan, 2009, laboratoire d’esthétique, Université d’Aix Marseille, p.32. 3- Sur ce sujet, se référer aux ouvrages de Boudon Architecture et architecturologie et Sur l’espace architectural. 4- Architecture construite est l’intitulé de différents ateliers d’école d’architecture. L’ULB y souscrit.


A suivre cet axe d’analyse, on attribuera à ce changement de paradigme initiant l’âge classique la naissance de cette «béance» autorisant l’autonomie du projet. Ainsi Françoise Fichet opère une translation de la théorie des sciences à celle de l’architecture lorsqu’elle écrit, en introduction de La théorie architecturale à l’âge classique: « [A l’âge classique] la représentation est rendue possible par l’insertion - ou l’intrusion- entre les mots et les choses, entre le signifiant et le signifié d’un troisième terme qui est la liaison entre l’un et l’autre. (...) L’esthétique de la mimésis se brise peu à peu pour céder la place à une esthétique du langage architectural; à une esthétique de la lisibilité va succéder une esthétique du sens et du projet5 ». Dans ce bâillement entre deux entités ontologiques qui auparavant n’en formaient qu’une, l’architecture aurait trouvé, suivant en cela les arts de pure représentation, l’opportunité de développer une production dont la signification serait affranchie du monde tangible auquel elle était liée. Conception et édifice qui, comme le dessein et l’acte, formaient les deux faces d’une même pièce, se seraient ainsi retrouvés, à l’aube du XVIIe, assez distincts l’un de l’autre pour entretenir un éventails de rapports bien plus large que celui qui les unissait auparavant autour du lien mimétique.

5- Françoise Fichet, La théorie architecturale à l’âge classique, p.6.

Velasquez, Las Meninas, Madrid, 1656. La représentation de la représentation comme condition de l’epistémé classique pour Foucault 9


Dès lors, l’aphorisme de Foucault lancé en conclusion de son analyse des Ménines de Velasquez, et qui sonne presque comme une injonction à la peinture, pourrait tout autant être fait sien par l’architecture: «Libre enfin de ce rapport qui l’enchaînait, la représentation peut se donner comme pure représentation6 ». En passant pour le moment sur la particularité du rapport à la mimésis propre à la discipline, qui interdit à l’architecture d’être aisément assimilée aux arts de représentation, il faut pour l’instant observer que, pour que le lien entre la représentation et la réalisation d’architecture se distende, encore a-t-il fallu que la discipline soit affaire de représentation. Pour cette raison, la lecture foucaldienne reste pertinente pour comprendre les individuations respectives du projet et de l’édifice, à condition que l’on fasse encore quelques pas en arrière, pour revenir deux siècles plus tôt au moment de la mise en place de la représentation architecturale. Ce phénomène a autant avoir avec la théorie des arts qu’avec la sociologie et s’articule autour de la volonté des architectes renaissants de faire accéder leur discipline à une meilleure reconnaissance sociale. Au cours du Quattrocento, initiée par Alberti, se développe une théorie des arts à même de parvenir à cette fin. Cette théorie procède d’un double mouvement d’alliance et d’exclusion, afin de satisfaire les ambitions couplées de l’architecture d’une part d’être associée aux arts libéraux -considérés nobles- et de l’autre de se détacher des arts mécaniques -considérés «ignobles». Les architectes travaillent donc premièrement à établir une coupure nette entre architecture et construction, notamment en élevant une barrière sociale entre eux et les maîtres-maçons, que ce soit par l’élaboration de traités relevant la spécificité de l’architecture ou par des critiques du système social qui sous-tendait la conception médiévale des corps de métiers7. D’un autre côté, la théorie s’emploie à rattacher l’architecture aux disciplines libérales du Trivium et du Quadrivium qui ordonnent les enseignements savants depuis l’Antiquité8. C’est à travers l’affirmation de l’architecture comme art du dessin que cette entreprise d’ascension basée sur un jeu de filiations théoriques parviendra à s’accomplir. Le moyen est bien choisi. Le dessin à l’avantage de conjuguer toutes les qualités d’une discipline intellectuelle et parvient en même temps à conjurer tous les travers d’une discipline manuelle, en réduisant l’ouvrage au minimum9. Le dessin a ainsi l’avantage d’éloigner l’architecte du chantier, lieu de l’édification matérielle. Ce dernier en laisse la besogne aux constructeurs tandis qu’il prend désormais place derrière un secrétaire 10. La conception métrique, qui faisait œuvrer l’architecte médiéval conjointement avec les maîtres-maçons au fil des 10

6- Michel Foucault, Les mots et les choses : une archéologie des sciences humaines, Paris Gallimard 1966, p.31. 7- «Les discussions relatives aux arts libéraux constituaient donc l’aspect théorique de la lutte des artistes pour obtenir une meilleure position sociale. L’aspect pratique était la lutte contre la vieille forme d’organisation en corporations, que les artistes ressentaient comme une entrave». Anthony Blunt, Théorie des arts en Italie, p.84. Traduction personnelle. 8- Reprenant à leur compte une organisation des savoirs qui date de l’antiquité, les universités divisent leur enseignement entre les disciplines du Trivium (grammaire, rhétorique, dialectique) et celles du Quadrivium (Arithmétique, géométrie, musique, astronomie) dont l’ensemble constitue les arts libéraux. Comme l’explique Blunt dans La théorie des arts en Italie: «(...) la distinction entre arts libéraux et arts mécaniques signifiait que les premiers étaient pratiqués par des hommes libres et les seconds par des esclaves». p.75. Traduction personnelle. 9- Au sujet de la part manuelle du travail de dessin, Françoise Fichet écrit que «[l’Humanisme du XVIe siècle] peut admettre le dessin de l’architecte, où le travail manuel est réduit à sa plus simple expression, où le temps de travail n’apparaît pas - Le Bernin ne manquera pas de s’en faire gloire-, où le geste de l’artiste peut se confondre avec le dessein du Prince». La théorie architecturale à l’âge classique, p.19.


Le Colisée à Rome, vu du Palatin Gossaert Jan, Mabuse (dit) (vers 1478-vers 1536) Allemagne, Berlin, Kupferstichkabinett

avancées du chantier, cède la place à la conception projective, anticipée et solitaire. Ensuite, le dessin, par ses rapprochements aux arts libéraux et plus largement au domaine de l’intelligible est un parfait vecteur d’intégration des disciplines nobiliaires. Les arguments employés varient en fonction des avancées du débat, mais il reste toujours le medium par où les architectes travaillent à la reconnaissance sociale et théorique de l’architecture. Le Quattrocento redécouvre l’antique au travers l’observation des ruines romaines et la lecture du traité de Vitruve et fait de l’art des anciens le détenteur d’une vérité absolue. La capacité du dessin à véhiculer cette connaissance au travers du relevé des chefs d’œuvre antiques justifie son éloge. D’une autre manière encore c’est par sa dimension géométrique et donc scientifique que le dessin prêtera ses lettres de noblesse à l’architecture. Comme le note Anthony Blunt, il est l’outil qui lie l’architecture aux mathématiques lesquelles font partie du cercle des arts libéraux11. Le dessin lui-même s’est rapproché de la science à la suite de l’adoption des techniques de projection parallèle et de la découverte de la perspective développée par Brunelleschi et théorisée par Alberti12. Le dessin, pour l’époque renaissante, permet de dire le «vrai», de capter la logique du monde. La Renaissance attribue à l’architecture une fonction mimétique au même titre que la peinture ou la sculpture13, le dessin est ce qui permet d’accomplir l’ambition d’imiter la «nature», c’est-à-dire de reproduire sa mathématique divine. Enfin, le combat des peintres en faveur du dessin comme discipline intellectuelle vient soutenir de ses propositions le projet 11

10- Le contenu de l’enseignement de l’architecte s’en trouve d’ailleurs modifié. Françoise Fichet écrit à ce propos que «(...) contrairement à ce que l’on croit parfois, l’architecte-artisan du Moyen Age bénéficiait d’une éducation longue et qui comportait de fortes bases littéraires, mais cette éducation nécessitait la fréquentation des chantiers. La science de l’architecte, telle que la définissent Jean Martin ou Philibert de l’Orme ne l’exige plus.», La théorie architecturale à l’âge classique, p. 14. 11- Ainsi, Anthony Blunt dans La théorie des arts en Italie (14501600) écrit à propos des traités De Re aedificatori d’Alberti: «. Chacun de ses traités sur les arts commence par l’énoncé des fondements scientifiques de l’art en question. Dans le cas de l’architecture, par exemple, le premier livre est principalement consacré à l’importance des dessins qu’Alberti considère comme le trait d’union entre l’architecture et les mathématiques». p.26. Traduction personnelle. 12- Vers 1425, Brunelleschi fait éprouver aux Florentins l’expérience de la Tavoletta avecle baptistère San-Giovanni de Florence en se plaçant sous le portail de


d’architecture. Leonard De Vinci se chargera d’une conquête théorique en déchargeant l’acte de dessiner, l’operatione, de sa dimension manuelle. Pour lui, l’exécution découle directement d’une opération mentale, puisque le dessin est déjà dans l’esprit de celui qui conçoit avant de passer par la main qui ne fait qu’obéir. La démonstration vincienne instaure clairement le dessin comme cosa mentale, et l’affranchit ainsi de toute parenté avec l’artisanat. Les différents arts convergent durant la Renaissance pour établir une théorie à même d’offrir aux artistes un statut social dont ils étaient exclus auparavant par les affinités de leurs disciplines avec les activités manuelles. Mais le choix de l’outil qu’est le dessin, à même de défendre cette accession au statut d’art libéral, s’il n’a que peu d’incidence sur la définition de la peinture dont il constitue déjà, en soi, la

Santa Maria del Fiore: le spectateur observe le baptistère à travers un trou percé dans une planche de bois sur le revers de laquelle est peinte une représentation du bâtiment. Un miroir, qui reflète la peinture est placé entre l’observateur et le baptistère. L’expérience a pour but de montrer à l’observateur l’exactitude de la représentation: en déplaçant le miroir, il constate que chaque ligne du reflet correspond à celle du baptistère réel. En 1437, Alberti dans le traité De Pictura rédige la première formulation claire des principes de la perspective centrale, en introduisant notamment la notion de pyramide visuelle dont l’oeil de l’observateur forme le sommet. Il y revendique également l’invention de l’intersecteur, le principe étant une fenêtre de bois sur laquelle est tendue une toile quadrillée que le peintre dispose entre lui et son modèle pour ensuite reporter sur sa toile, carré par carré, ce qu’il distingue au travers. 13- «[La conception du mot «nature» par Alberti] l’amène à décrire l’architecture comme une imitation de la nature, et ceci au même titre que les arts directement figuratifs. L’idée implicite à cette conception c’est que la nature procède selon certaines lois et selon une méthode cohérente. Le but de l’architecte est par conséquent de faire passer dans ses oeuvres quelque chose de cet ordre et de cette méthode que l’on trouve dans la nature.» Antony Blunt, op. cit. p.36-37. Traduction personnelle.

L’homme de Vitruve, Leonard de Vinci, 1492. 12


pierre de touche, a par contre des conséquences bien plus importantes en ce qui concerne l’architecture. Toute la conception de la discipline s’en trouve remaniée: l’architecture devient, plus encore que l’art de l’édification, l’art de la penser au travers l’outil du dessin. Historiquement, c’est par son travail de production intelligible, et non immédiatement au travers sa production sensible, qu’est reconnu à l’architecture son rang d’art libéral. Autrement dit, l’opération de conceptualisation préalable à l’édification est le point de passage constitutif de la dimension «libérale» de l’architecture. Il faut noter également que la valorisation du dessin, dont les qualités sont intrinsèques à son caractère mimétique, entraîne avec elle une autre problématique. Un débat, qui oppose sculpture et peinture pour déterminer lequel de ces arts est le plus libéral, fait apparaître un postulat qui, transposé à l’architecture, génère à son tour son lot d’interrogations. Les partisans de la sculpture affirment sa supériorité parce qu’elle imite au mieux la nature par ses volumes et sa profondeur, Léonard de Vinci leur oppose que la peinture prévaut en ce domaine, parce que l’illusion de tridimensionnalité qu’elle crée est permise par des moyens intellectuels, contrairement à la tridimensionnalité de la sculpture qui ne dépend que de la matière employée14. Or pour une époque qui, comme nous l’avons déjà avancé, attribue à l’architecture la même valeur mimétique qu’aux deux autres arts susmentionnés, l’argument est transposable de la peinture à l’architecture. Il attribue aux productions préalables à la construction la supériorité d’une mimésis intellectualisée par rapport à une mimésis matérialisée. Nous sommes loin aujourd’hui de concevoir la mimésis des arts à la manière des renaissants. L’architecture n’est plus cette manifestation quasi mathématique de l’ordre du monde, idéal parce que divin. Si rapport mimétique il y a en architecture, c’est entre le dessin de projet et le bâtiment. Et à ce sujet, il convient de marquer la différence avec les arts de représentation proprement dit. Alors que le dessin de la peinture tend à imiter un réel déjà existant, le dessin d’architecture s’attache lui à «imiter», ou plutôt à permettre de produire, un réel à venir. Aussi, l’autonomisation du dessin par rapport au réel ne signifie pas la même chose selon les arts. Le réel de la peinture existera toujours si celle-ci s’en détache (c’est le cas aujourd’hui). Alors qu’une architecture qui ne produirait que sa représentation interdirait du même coup au réel qu’il vise d’exister.

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14- Antony Blunt, Théorie des arts en Italie, op. cit.


Pour résumer nos observations sur la période renaissante, on peut retenir qu’il y a bien une dichotomie essentielle à la définition de l’architecture entre le projet et l’édifice, concomitante à la création de la discipline architecturale telle que nous en héritons aujourd’hui15. D’une part par le décrochement du travail de l’architecte de la conception opératoire sur le chantier associé au déplacement de son effort vers une conception «projetée», qui donnera naissance à ce que l’on appelle désormais communément le projet . D’autre part, le fait que le travail de légitimation de l’architecture comme «art» se soit construit théoriquement autour de sa filiation au dessin et ses affinités avec les arts libéraux a fortement pesé sur la façon dont la discipline architecturale s’est inventée. S’ajoutant à la dichotomie, la conception du projet comme opération de pure pensée est première dans la hiérarchie du processus de production de l’édifice.

15- «Au sens moderne du terme, le projet est une “découverte de la Renaissance“», Philippe Potié, Philibert de l’Orme : figures de la pensée constructive, p.9.

Portrait du maçon, Le livre des métiers, gravures de Larmessin, vers 1700. 14


Cette primauté donnée à la conception projetée sera considérée comme un fait acquis à la période de l’âge classique. Les figures dans le Livre des métiers du peintre et graveur français Larmessin publié vers 1700 illustrent la teneur des conceptions ancrées dans la société des arts concernant ces différentes professions. Les deux gravures qui représentent les métiers d’architecte et de maçon se chargent de distribuer les tâches. Au maçon est laissé toute l’artillerie du parfait constructeur; il porte pelles, pioches, bac et seau, et les parties de son corps sont laissées intactes car celui-ci est un outil de travail. Au contraire, celui de l’architecte est constitué des éléments de l’architecture antique que sa connaissance lui a permis de maîtriser jusqu’à faire corps avec elle (littéralement, puisque son corps de travail est le contenu de son savoir), pendant que ses mains sont occupées à présenter tous les instruments nécessaires à la pratique du dessin. L’une tient équerre, règle

Portrait de l’architecte, Le livre des métiers, gravures de Larmessin, vers 1700. 15


et compas et l’autre soulève un plan qui s’enroule autour de son avant bras comme le ferait une parure. Si la corniche posée en couvre-chef peut paraître loufoque, on doit surtout y voir une revendication de la paternité de l’œuvre architecturale. C’est l’architecte qui «soutient» le bâti et qui peut légitimement signer l’édifice. D’une manière générale, les portraits d’architectes de cette époque s’attachent toujours à les parer de leurs outils de dessin ou de leurs plans, et les écartent du produit concret de leur travail. Robin Evans montre ainsi dans son essai Translation from drawing to building un portrait de Robert Adam par Willison qui représente l’architecte face à un chevalet qui soutient un plan. Il écrit à ce sujet que les architectes «sont représentés avec leurs dessins, comme les sculpteurs avec leurs sculptures et les peintres avec leurs canevas, séparés, pour la postérité, des résultats de leur labeur, les clients se voyant réservé le privilège d’être représentés avec le bâtiment»16 .

16- Robin Evans, Translation from drawing to building ans other essays, p. 166, Traduction personnelle.

Portrait de Robert Adam attribué à Willison, vers 1770 / 75. 16


En ce qui concerne la théorie architecturale, la relecture de la philosophie platonicienne durant l’âge classique donnera de nouveaux arguments en faveur d’une hégémonie du dessin au travers une interprétation essentialiste. Françoise Fichet décrit ce phénomène: «Dans la version néo-platonicienne de la création artistique, la création architecturale devient le modèle de toute création humaine et divine. L’idée de l’architecture est la forme idéale préexistante, la cause exemplaire de la cause matérielle sensible. (...) La formation de la perspective avec Alberti et Brunelleschi précise la séparation entre la construction, qui est du domaine sensible, et l’architecture, qui est du domaine de l’intelligible, fondée sur les mathématiques et la géométrie. L’art de l’architecte devient un des arts du dessin, forme séparée de la matière (c’est moi qui souligne) et produit de l’aptitude de la connaissance à atteindre un universel abstrait17 ». La conception classique, reprenant à son compte l’échelle des valeurs ontologiques empruntée à la philosophie platonicienne et notamment au récit du Timée18, en vient ainsi à parachever ce que la Renaissance avait enclenché. C’est la pensée de l’architecture, le projet lavé de la matérialité tangible, produisant des «formes séparées de la matière», qui prend le dessus, d’abord scientifiquement puis moralement, sur les productions physiques19. Cependant, quoi qu’il en soit de cette tendance à l’abstraction, l’architecture, installée dans la dichotomie pensée/matière, est et demeure un art construit, matériel, incarné. La spécificité de l’architecture par rapport aux autres disciplines, est d’avoir à souffrir de sa proximité avec le faire. Avant qu’il y ait l’architecture au sens moderne, il y avait pourtant bien de l’architecture. Peut-être le problème fondamental de l’architecture est-il qu’avant d’être un art, l’architecture existait bel et bien. Et peut-être le problème fondamental des architectes renaissants est-il qu’avant qu’il y ait des architectes, il y avait bien de l’architecture. La pratique de l’architecture n’a jamais dû s’inventer. Ce qui a dû s’inventer, c’est la discipline de l’architecture en tant qu’art. Se revendiquant comme cosa mentale, la discipline est confrontée non seulement à sa proximité avec le «faire», mais également avec sa proximité à la matière. Proximités paradoxales puisqu’elles constituent tout autant une condition sans laquelle l’architecture ne serait pas possible qu’un frein à l’émancipation de la discipline comme art. Cette proximité conjointe avec le faire et la matière20 complique l’histoire de l’architecture. Elle la force à réitérer son travail de justification et de légitimation, travail qui passe également par un processus constant de (re)-définition.

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17- Françoise Fichet, La théorie architecturale à l’âge classique, p.13. 18- Constituant un des derniers dialogues de Platon, le Timée raconte une cosmogonie engagée par un démiurge, sorte d’architecte divin, qui pour produire le monde sensible s’appuie sur le modèle éternel du monde des idées. 19- On pourrait s’intéresser à la continuité de cette idéologie au cours des époques, car elle a une descendance certaine ce que relève Françoise Fichet en écrivant au sujet de cette prédilection pour les formes séparées de la matière qu’elle prend part à «une idéologie du dessin entretenue par la définition intellectualiste de la vision fournie par Descartes, [qui] se maintiendra dans la tradition française des «Beaux-Arts» jusqu’à nos jours». Op. Cit. p.40. 20- Nous passons ici sur le troisième terme, intimement lié aux deux autres, qui participe à réprimer les ambitions de la discipline à se constituer comme art, la fonctionnalité, parce qu’elle mériterait un développement en soi en tant qu’elle constitue une des préoccupations majeure de l’esthétique, mais aussi parce qu’il nous semble que le fondement de l’architecture se base non pas sur la nécessité fonctionnelle (s’abriter, se protéger du vent et des intempéries) mais sur des nécessités symboliques (établir la limite entre deux espaces, l’un maîtrisé, l’autre pas), mais ceci est un autre sujet.


Le projet n’est pas l’édifice, et l’édifice n’est pas le projet; les deux entités sont sémantiquement différentes. «Tu nous dit que tu veux / -exprimer la permanence des figures canoniques de l’architecture dans une médiathèque de quartier/ -parler de l’étanchéité des frontières sociales au Bangladesh au sein d’un programme plurifonctionnel/ -mettre en question la dimension sclérosée des regroupements humains dans le parc Josaphat à Schaerbeek en repensant son parcours/ mais ça, dans tes plans, on ne le voit pas! » Tous les professeurs d’architecture ont un jour dû constater l’échec de la transcription du discours des étudiants à l’intérieur de leurs dessins d’architecture (un échec du passage du «dessein» au «dessin»), déception qu’ils ont peut être formulée ainsi ou avec d’autres mots. Après ce qu’on pourrait appeler la multiplication des catégories, voire son explosion, tout au long de l’histoire de l’architecture, il n’existe pas aujourd’hui de méthode assurée pour permettre aux architectes, et aux étudiants d’architecture, de concevoir un projet. Alors, en l’absence de tout mode d’emploi, il faut s’inventer des raisons de commencer, flairer un «poisson» qu’après coup on se permettra peut être de qualifier de «parti», puis déduire des logiques imaginaires qui permettent de faire face à la cascade de décisions fondamentalement sans réponse qui s’amoncellent dès la démarche du dessin lancée. Au début, l’étudiant cherche, regarde des références, des peintures, des films ou le plafond, pour trouver ce que l’on pourrait appeler une «fiction habilitante21 ». Parce que raconter un récit du bout de son crayon n’est pas chose aisée, alors il fait défiler le soir dans sa tête un magma de mots et d’images protéiformes, qu’après coup ils se permettra peut être de qualifier d’ «idées». Puis au matin, arrivé devant sa feuille de papier blanche, il tente tant bien que mal de transformer cette broderie de fantasmes décousus en lignes pures, de convertir en une figure l’informe qui dans ses imprécisions et approximations lui semblait si riche. Puis viendra la correction. Quelques fois, le résultat sera considéré «raté», et alors l’étudiant sera obligé d’entendre la phrase qu’il connait pour l’avoir déjà entendue prononcée à d’autres et que depuis il redoute de s’entendre dire. D’autres fois, on lui dit que c’est «bien». Alors l’enthousiasme prend le dessus, et sans se poser plus de question, il se réjouira de l’effort récompensé, le doute un moment éclipsé par l’aval d’une communauté. Mais ce que ne lui disent pas ses professeurs c’est que jamais il ne saurait réussir dans cette entreprise. Car jamais il n’y aura 18

21- L’expression est empruntée à Robin Evans depuis son essai Translation from drawing to building, p. 154 dans un usage ici à contre courant.


à proprement transposition de l’imaginaire à la feuille de papier. Jamais la forme ne sera la traduction parfaite de l’informe. Le langage mental, et le langage projeté resteront toujours en partie imperméables l’un à l’autre. Les deux sont de natures différentes. Ce qu’il aura fait -peut-être plus ou moins bien- c’est faire dialoguer son «idée» et ses dessins, c’est créer une corespondance entre les deux- l’un se nourrissant du langage de l’autre et inversement, permettant la construction d’une apparente cohérence entre les deux démarches. Mais si l’on isole une entité de l’autre, alors on verra que le sens dévie, qu’il se déplace, voire peut être qu’il s’estompe et fini par se perdre. Il y a une béance sémantique entre le projet et l’édifice, si bien que le bâtiment n’est pas le projet et inversement le projet n’est pas le bâtiment. Nous entendons ici par «projet», la somme des productions visuelles ainsi que celles matérielles ou imaginaires qui y conduisent et lui donnent sens. Aussi, le projet n’est pas seulement le pur descriptif auquel il conduit, mais la somme de celui-ci, des productions qui lui sont antérieures et du «sens» qui lui est attribué. Pour reprendre une terminologie employée par Pascal Urbain, bien qu’elle ne l’amène pas à la même découpe terminologique, on pourrait dire que le projet c’est l’addition du descriptif, «inerte et inconsistant», et de son «double dynamique22», constitué de tous les objets chargés sémantiquement qui ont participé à son élaboration. Cette impossible transparence entre les deux parties constutives du projet que nous évoquions plus haut avec l’exemple illustré par notre élève démuni se retrouve aussi entre les deux parties constitutives de l’architecture, c’est à dire entre le projet lui-même, le descriptif chargé de son double dynamique -la pensée présidant à celui-ci-, et l’édifice. Un bon projet peut bien sûr mener à un édifice réussi, mais cela n’attestera pas pour autant de la translation du projet à l’édifice. Le projet n’est pas l’édifice, et inversement l’édifice n’est pas le projet. Les deux sont de natures différentes. De fait, les deux espaces sémantiques ne seront jamais parfaitement superposables, et il n’existe aucun espace qui permette de faire glisser le sens de l’un à l’autre sans modulation et donc, sans interprétation. Robin Evans s’intéresse à cette séparation des mondes sémantiques du projet et de l’édifice en se penchant plus spécifiquement sur celle qui a lieu entre le médium qu’est le dessin, et le bâtiment. Pour illustrer le type de lien qui les unit, Evans a justement recours à une métaphore avec le langage au travers de l’opération de traduction : « Traduire (”To translate” dans le texte originel, terme dont l’étymologie est commune à celui français de «translater»), c’est transposer. C’est déplacer quelque chose sans 19

22-Pascal Urbain, De l’indifférence à l’architecture, p.72.


l’altérer. C’est son sens originel (...) et ça l’est aussi pour la «traduction». Cependant, le substrat au travers duquel le sens des mots est traduit d’une langue à l’autre ne semble pas avoir l’uniformité et la continuité requises; les choses peuvent être déformées, brisées ou perdues en chemin23 ». Ainsi en est-il du passage du dessin à l’architecture: l’hypothèse selon laquelle il existe un espace uniforme dans lequel le sens peut glisser sans modulation est une illusion24. La «béance» entre les deux termes est temporelle, qualitative, mais aussi sémantique. L’observation de cette différence entre les deux objets permet de mettre en exergue une conséquence. Si le bâtiment n’est pas le projet, de fait, la réalisation peut être silencieuse sur le projet qui a abouti à sa matérialisation. Le bâtiment n’en est pas la parfaite transposition. L’édifice peut très bien ne rien en dire, sans même vouloir le taire, voire dire tout autre chose, sans même chercher à le contredire. A l’inverse, un bâtiment peut aussi souhaiter rendre manifeste le projet. Il peut chercher à montrer le processus de conception, nous dire quelque chose du médium ou parler de comment il a été pensé, vouloir référer à un avant par essence inconsistant et tenter de donner corps à cette partie au demeurant invisible du projet. Nous postulons pour le moment que le silence est une illusion, celle de la continuité entre le projet et l’architecture. C’est faire comme si l’un menait à l’autre sans choc et sans heurt, comme si projet et architecture se situaient sur un champ sémantique continu, comme si du même coup, l’architecture construite était la continuation logique, immédiate et certaine du projet. De ce point de vue, il n’y rien à dire du projet que ne dise le bâtiment lui-même, puisqu’il en est la traduction littérale. A l’inverse, parler du projet, c’est bien souvent le fait de la reconnaissance de l’écart entre le projet et le bâtiment (que ce soit celle de l’architecte lui-même, ou de l’architecture malgré l’architecte d’ailleurs). Parfois, cet écart sera affirmé, et l’architecte jouera de celui-ci pour faire parler le bâtiment. Parfois, cet écart sera théoriquement nié, mais le rapprochement du projet et du bâtiment parlera malgré lui de cette réalité. Notre travail porte sur des bâtiments qui parlent du projet. Des bâtiments qui n’en disent rien, nous ne dirons pas grand’chose non plus ici, à part quelques mots pour clarifier ce que nous entendons par l’opposition que nous avons formulé. Penser l’architecture dans une transparence parfaite entre le projet et l’édifice appréhende le projet comme un simple médium. Il n’est alors qu’un outil à l’égard du bâtiment. Le projet n’est pas forcément nié, mais il n’est assumé qu’à la condition de 20

23-Robin Evans, Translation from drawing to building, p.154. Traduction personnelle. 24- Robin Evans, op.cit., p.154.


son effacement au sein de la réalisation. Il s’agit alors de réduire l’écart entre les deux termes à son maximum, avec pour objectif de restreindre les possibilités de leur rencontre à celle d’une relation de cause à effet. Le projet provoque cela, le projet est nécessairement antérieur à la réalisation, les existences respectives du projet et de la réalisation dépendent de celle de l’autre. Dans ces édifices, le projet est alors ramené aux conditions de sa réalisation, où il trouve son sens et sa raison d’être. Peut-être moins nombreux, il y a cependant beaucoup de bâtiments qui parlent du projet. Bien sûr, les approches seront différentes selon les époques et l’on pourrait certainement écrire une histoire des émergences du projet au sein des édifices qui suivrait le parcours de cette attitude depuis la Renaissance jusqu’à notre époque contemporaine. Dans le cadre limité de ce travail, nous nous intéressons aux toutes premières ainsi qu’aux toutes dernières approches, avec l’espoir que l’analyse des premières éclaire celle des dernières.

L’expression du projet dans l’édifice est concomitante à l’invention du projet dans son acception moderne. A l’heure où l’architecture se réinvente autour du projet, c’est plus largement tout le savoir de la société renaissante qui se recompose autour d’une nouvelle façon d’appréhender le monde. Observé à partir d’une position nouvelle le monde acquiert une profondeur qu’il n’avait jamais eue auparavant. La relecture humaniste qui croit autant à la vérité qu’en la possibilité de sa découverte, entraîne un appétit pour son investigation, soutenu par la croyance en une vérité absolue sur laquelle la recherche finira par aboutir. Le monde de la Renaissance est immensément profond, mais a l’assurance d’un fond. L’antiquité avait touché du doigt profondeur et vérité, la Renaissance s’emploie à retrouver ses traces et suivre son chemin. Elle entrevoit la perfection dans les sculptures et les ruines qui affleurent les terres de Rome et qu’on exhume. Elle espère retrouver par l’analyse des textes antiques une vérité ensevelie que la philologie saurait faire émerger. Les traités fleurissent, mêlant aux joies de l’observation du monde classique gréco-romain sa réinvention permanente au fil des bévues d’une archéologie incapable de penser la perfection antique en terme d’évolution. En réalité, l’esprit renaissant invente quand il pense imiter. L’architecture renaissante, en se déplaçant de la pierre à la feuille, s’approprie l’ample exploration ouverte par la recherche 21


renaissante. Se poser face à la page blanche, c’est se libérer des habitudes des fabriciens, de la répétition des savoir-faire, du conditionnement corporatiste de la construction, et ouvrir le chemin de l’expérimentation avec la perspective d’un idéal. La foi en une vérité absolue fait croire en l’unité des savoirs. La Renaissance fait glisser les logiques d’un domaine de connaissance à l’autre dans une compréhension globale qui fait fi du cloisonnement apparent des logiques particulières. Elle s’émerveille des accointances entre la musique, les corps, les arts visuels et les mathématiques, croit voir dans les rapports de proportions la règle de toute chose et imagine que celle-ci se répercute dans tous les domaines. Elle se plait à charger la figure du cercle du pouvoir d’unification de toutes ces logiques: le cercle comprend l’homme, la nature déifiée, la musique, l’astrologie, l’architecture. Tout, en réalité, puisque tout peut être géométrisable à loisir, pour peu que l’on croit à la possibilité de transposer le sens sans que jamais l’entreprise ne se heurte aux frontières sémantiques. L’homme renaissant est à la fois le plus ingénu et le plus créatif des alchimistes. En une formule, il change l’architecture en arithmétique, l’arithmétique en géométrie, la géométrie en musique, et la musique en architecture, fermant ainsi la boucle du monde en un figure de cohérence parfaite. L’espace de la connaissance renaissant est un continuum sphérique au périmètre lisse et sans aspérité, parfaitement englobant, réunissant dans une (con-)fusion circulaire microcosme et macrocosme sous l’unité du sens. Aussi, l’architecte renaissant ne se confronte-il pas consciemment à la dichotomie qu’il a crée. Ce que les architectes ont alors fait, c’est réaffirmer une division et une hiérarchie sociale, mais ils n’ont certainement pas conscience que la brèche qu’ils ont introduit dans l’architecture est le point de séparation entre deux régimes de sens. L’invention du projet ne peut pleinement s’associer à la reconnaissance de la frontière qui existe entre le projet et la réalisation. Dans la conception renaissante, ces deux termes sont liés par la même matière uniforme issue de la fonte de tous les arts en une seule masse de connaissance. C’est cette réalité de la conception renaissante qui interdit de résumer la période architecturale correspondante uniquement comme un art de «pures formes» selon l’idée communément répandue, et qu’une transposition trop rapide de la pensée foucaldienne tendrait à perpétrer. C’est contre cette idée d’ailleurs que Wittkower prend position quand il écrit Architectural principles in the age of humanism. L’ouvrage, en insistant sur la dimension symbolique de l’architecture renaissante (notamment au travers la relecture des figures 22


formelles sous une théologie qui leur donne sens) rétablit le lien entre signifiant et signifié que les exégètes modernes de la période renaissante avaient gommé au fil de leurs analyses. Selon Wittkower, la spécificité des artistes du Quattrocento est justement qu’ils ont su créer des corrélations entre le visible et l’invisible, entre le monde sensible et le monde intelligible25. C’est là aussi qu’il faut faire la différence entre ce que les renaissants croient faire et ce qu’ils font réellement. La perspective de Wittkower suit l’ambition affichée des architectes renaissants. La réinterprétation foucaldienne suit ce qu’ils ont fait réellement. Les renaissants l’ignorent, et pourtant, la dichotomie entre projet et édifice est concomitante à l’invention du projet. Aussi, les architectes renaissants qui ont pu vouloir parler du projet à l’intérieur de leurs édifices ont également, ce faisant, parlé de leur séparation. Ils ont pu le faire d’abord avec l’ambition d’afficher le fruit de leur récente conquête théorique et sociale, ou de participer à sa revendication. Montrer le projet dans l’édifice revenait alors à témoigner de la dimension intelligible de l’architecture et à ce propos, il s’agissait de ne pas laisser la matière dire le contraire. Montrer le projet dans l’édifice, c’était aussi dire qu’il était œuvre d’un architecte, et écarter la domination des savoir-faire artisanaux. Ils ont pu le faire aussi parce qu’ils ont imaginé un monde des savoirs unifiés, où la correspondance entre les choses était parfaite, et où le sens pouvait glisser sans modulation d’un domaine à l’autre, mais aussi de l’intelligible au sensible. Un fragment du Château d’Anet conçue par Philibert De l’Orme condense tout ce qui a été précédemment analysé: l’affirmation de l’architecture comme art de la conception à l’intérieur du bâtiment, celle du monde humaniste comme un continuum de connaissance permettant d’établir des connections certaines entre les domaines, et l’impossibilité même de cette parfaite continuité, qui transparait au travers les heurts du passage de la conception à la réalisation.

25- A ce sujet, Wittkower écrit: «La croyance en la correspondance entre microcosme et macrocosme, en l’harmonique de la structure de l’univers, en la compréhension de Dieu au travers des symboles mathématiques du centre, du cercle et de la sphère -toutes ces idées étroitement liées qui avaient leurs origines dans l’antiquité et constituaient les doctrines indiscutables de la philosophie et la théologie médiévales, ont acquis une nouvelle vie durant la Renaissance, et ont trouvé une expression dans les églises renaissantes. Les formes créees par l’homme dans le monde physique étaient la matérialisation visible des symboles mathématiques intelligibles, et la relation entre les formes pures de l’absolu mathématique et les formes visibles des mathématiques appliqués étaient immédiatement et intuitivement perceptibles.» Architectural Principles in the age of humanism, p.29, traduction personnelle.

Philibert de l’Orme est né en 1510 fils de maître-maçon, il meurt en 1570, «premier architecte du roi» sous Henri II. Le caractère succinct de ce résumé biographique permet d’en faire ressurgir la dimension paradigmatique. Philibert de l’Orme incarne à lui seul la filiation des architectes renaissants avec la construction et leur émancipation d’avec les maîtres-maçon en même temps que l’accession à la reconnaissance de l’architecture qui prend place dans le cercle des arts royaux. Le château d’Anet, commandé par Henri II pour Diane de Poitier et conçu aux alentours de 1547, est une des réalisations majeures l’architecte. Au sein du château se tient une chapelle 23

double page suivante: Pavement et coupole de la chapelle du château d’Anet, Philibert De l’Orme, circa 1547.


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couronnée d’une voute sphérique, percée en son centre d’un petit oculus couvert par un lanterneau octogonal. La coupole présente un jeu complexe d’entrelacs, formé par le croisement de deux trames de nervures, qui dessinent dans l’espace de leur rencontre de petits caissons renfoncés, lesquels hébergent des décorations peintes. Le jeu de nervures est inédit et l’invention est bien consciente de la part de l’architecte. Car, si comme l’observe Potié, de l’Orme s’inspire des entrelacs à la «mode française26» ainsi que des coupoles à caissons qu’il a pu observer lors de son séjour à Rome (le Panthéon bien sûr), il s’agit bien pour lui de dépasser ces modèles pour en créer un nouveau «de plus grande grâce que l’on a point encore vu», comme il s’en réclame lui-même dans son Premier tome de l’Architecture27. La particularité de cette chapelle réside dans le fait qu’au dessous de la coupole, on trouve projeté sur le pavement à son aplomb ce qui semble être l’épure de sa figure géométrique nervurée. La correspondance est de plus attestée par l’architecte lui-même puisque dans ses écrits postérieurs il prétend à une relation orthographique parfaite entre les deux modèles: «Ceux qui voudront prendre la peine connaitront ce que je dis par la voute sphérique, laquelle j’ai fait faire en la Chapelle du château d’Anet, avec plusieurs sortes de branches rampantes au contraire l’une de l’autre, et faisant par même moyen leurs compartiments qui sont à plomb et perpendiculaires dessus le plan et le pavé (c’est moi qui souligne) de la dite Chapelle28». La figure au sol n’est pas à proprement parler didactique. Elle ne dit rien des techniques constructives qui permettent d’élever une telle coupole nervurée, laquelle d’ailleurs ne présente pas de complexité avancée pour les maîtres-maçons français29. La figure au sol n’est pas purement décorative, sa mise en relation avec la géométrie des nervures du dôme qui la surplombe interdit une telle réduction. La figure au sol, par contre, est loquace : elle parle de l’existence du projet. La monstration littérale du dessin à l’origine de la réalisation architecturale et ce, dans l’édifice lui-même, atteste conjointement de l’antériorité de la conception par rapport à la réalisation, du caractère savant de sa composition, et du même coup, de l’existence d’un architecte à l’origine de cette invention, ce que la coupole seule ne disait pas suffisamment (elle témoigne seulement de la maîtrise des artisans). La figure géométrique projetée au sol est la mise en scène d’une abstraction, elle a quelque chose de cette «forme séparée de la matière» qui «incarne» -si le terme est encore à propos- la part intelligible de l’architecture qui la surplombe, forçant le lien entre les deux domaines qui se déploient conjointement sous nos pieds et sur nos têtes. Dans la mise en parallèle de ce motif d’entrelacs en volume et 26

26- Philibert de l’Orme emploi lui-même l’expression dans son premier tome de l’Architecture. 27- Philibert de l’Orme, Le Premier tome de l’Architecture, 1567, Paris, Cité par Philippe Potié dans Philibert de l’Orme: Figures de la pensée constructive, p.117. 28- Philibert de l’Orme, op. cit. Chapitre XI,p.112. 29- En réalité, le dessin des nervures n’a pas grand rapport avec la technique constructive qui consiste en un appareillage d’éléments modulaires parallélépipédiques sur lesquels sont dessinés les nervures tronquées. A ce sujet, se référer à l’analyse de Philippe Potié dans Philibert de l’Orme: Figures de la pensée constructive, p.114-127.


en plan, qui a ce bel effet de renforcer leurs présences respectives, on retrouve cette croyance renaissante en la communicabilité des domaines. D’abord, parce que ce motif formé par le croisement de courbes elliptiques parait avoir une signification qui dépasse le pur domaine de l’architecture et semble ainsi la relier à d’autres champs du savoir. Potié remarque ainsi que le motif des entrelacs a pu former un thème iconographique du Cinquecento30, son interprétation la plus fameuse se trouvant à Rome sur le sol de la place du Capitole dessinée par Michel-Ange. Les analyses d’Ackerman31 au sujet de Michel-Ange l’avait amené à faire le lien entre la thématique des entrelacs et un schéma des cycles de révolutions de la lune qui dessinait une figure similaire; peut-être y a-t-il un sens caché à cette obsession géométrique en lien avec l’astronomie. Quoi qu’il en soit, le rapport du motif de la coupole d’Anet avec le cercle dont on a auparavant évoqué la charge symbolique est certain et est révélateur de cette perception d’un monde où le contenu des savoirs peut glisser aisément d’un domaine à l’autre avec la géométrie comme fil conducteur. Mais surtout, en affirmant que les lignes sont «à plomb et perpendiculaires dessus le plan et le pavé», Philibert de l’Orme parle de cette fluidité du passage entre le dessin et la construction propre à l’architecture. De l’Orme met en scène le fantasme d’un espace continu et parfaitement harmonieux où le sens passe sans modulation d’une nature à une autre, incarnant l’esprit de cette Renaissance dont la décomposition des registres est fondée sur la croyance assurée en leur connexion. Au demeurant, la correspondance orthographique entre la coupole et le pavement est à regarder de plus près. Dans son analyse de la chapelle, Robin Evans relève un fait troublant. Les deux motifs géométriques ne peuvent être liés par une relation orthographique. Malgré les dires de l’auteur qui le spécifie et bien qu’il semble l’être, le motif en plan n’est pas l’épure du celui du dôme. «Comptez seulement le nombre d’intersections le long d’une des dix-huit lignes longitudinales du dôme, et ensuite comptez le nombre d’intersections le long du radius correspondant sur le sol. Dans le dôme il y en a huit, sur le sol six. Cette simple observation constitue le preuve suffisante qu’aucune projection parallèle ne peut conduire de l’un à l’autre»32. L’auteur prolonge son observation par une investigation sur la véritable épure de la figure géométrique. Il la recompose en un dessin: il s’agit tout simplement d’une série de cercles qui touchent tangentiellement celui formé par l’oculus, au centre de la composition. La projection de ces cercles sur le dôme donne lieu logiquement à des ellipses33 dont l’apparente complexité est bien plus heureuse que la simplicité de la composition plane dessinée par Evans. Aussi, Philibert de l’Orme, plutôt que de reproduire l’exacte épure du dôme qui échouerait à exprimer la dynamique de la géométrie incarnée dans la chapelle préfère la dilater, puis l’am27

30-Philippe Potié dans Philibert de l’Orme: Figures de la pensée constructive, p.118. 31-James.S Ackerman, The architecture of Michelangelo, (Harmonddsworth, 1986) pp.167-8, cité par Robin Evans. 32- Robin Evans, Translation from drawing to building, p.175. Traduction personnelle. 33- «Ce groupement d’anneaux circulaires est, je suggère, le plan véritable du dôme. Chacun de ces cercles produit par projection une autre courbe fermée, mais d’une forme quelque peu différente. La façon la plus évidente d’envisager ceci est de penser au cercle comme la base d’un cylindre, cylindre qui coupe l’hémisphère du dôme lorsque celui-ci touche ses bords». Robin Evans, op;cit. p.182. Traduction personnelle.


puter, en coupant la bordure des cercles. Ainsi, la figure est peut être «explicitée» comme le pense Potié, mais celle au sol n’est pas à proprement parler la projection de celle du dôme. Ce fait vient corroborer l’idée avancée plus haut que le dessin consiste bien plus en une monstration de l’existence d’une pensée conceptrice qu’en l’explicitation de son contenu. Mais aussi peut-on imaginer qu’il s’est agit de parler d’un peu plus que du projet compris comme simple «projection». La géométrie des nervures de la coupole crée une espèce de trompe l’œil34, l’impression de la rotondité du dôme semblant en permanence mise à mal par les nervures qui tendent à dessiner un creux plus conique que proprement rond, et donne à l’ensemble un effet vertigineux. C’est un peu de ce trouble, et de ce tournoiement, permis par la tridimensionnalité de la figure que de l’Orme a préféré reproduire au sol plutôt qu’une exacte projection de la géométrie qui dit tout le vrai de la figure mais aurait perdu son authentique caractère. Ainsi, le dessin sur le sol de la chapelle d’Anet n’est pas seulement un descriptif, il est aussi peut-être son «double dynamique» dont nous parlions plus haut. Le dessin de la chapelle d’Anet est en cela encore plus que la monstration d’une simple projection: il est la monstration d’un projet. Philibert de l’Orme aura voulu parler du nouveau statut de l’architecture récemment acquis et l’aura sans doute fait. Il aura également voulu démontrer la filiation entre le projet pensé et dessiné, et sa réalisation35, et ce faisant il aura parlé de l’existence séparée de deux domaines de l’architecture et de l’impossibilité de leur transparence parfaite36. A la chapelle d’Anet, la figuration d’un continuum parfait commence avec une illusion.

34- L’effet est visible depuis les photographies, mais il est aussi attesté par Potié qui écrit: «En se déplaçant, le spectateur voit l’image de la coupole se transformer. Placé à une distance respectable, on ne perçoit qu’un dessin d’arcatures s’élevant sur la coupole. Mais lorsqu’on avance, ces arcs semblent s’aplanir. Arrivant sous la coupole, ces arcatures se métamorphosent enfin en une série de carrés circonscrits par la base circulaire du dôme. L’entrlacs «parfait» de la trame d’appareillage avec la trame décorative produit très exactement une anamorphose, un trompe l’oeil». Philippe Potié. op. cit.p.124. 35- Evans écrit justement que «c’est seulement avec l’assurance d’une affinité suffisante entre le papier et le mur que le dessin a pu devenir le lieu de l’activité de l’architecte, capable d’absorber toute son attention et ensuite de transporter son idée dans les constructions sans défigurement excessif».Op.Cit. p.175 Traduction personnelle. L’écart entre le projet et l’édifice est issu de cette croyance première, qui pourtant, dès le départ, ne parvenait à s’exprimer qu’au travers d’une forme d’illusion. 36-Dans une étude plus étendue, les débordements maniéristes de Michel-Ange à la bibliothèque Laurentienne tout autant que la rigueur compositionnelle de Palladio, les contradictions géométriques de Vignole à la villa Caprarola tout comme les tentatives illusionnistes de Borromini au Palazzo Spada seraient justiciables d’analyses analogues. ci-contre: anonyme d’après Jacques Androuet du Cerceau avec rajout du pavement

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LA REPRÉSENTATION DU PROJET DANS L’ÉDIFICE: FIGURES CONTEMPORAINES

Ce travail part du présupposé qu’il y a aujourd’hui une production contemporaine d’édifices qui s’attachent à ce qu’y soit active la représentation de leur projet.

La formule est potentiellement générique, aussi faut-il préciser les conditions qui la spécifient. C’est seulement au travers de la reconnaissance implicite de la dichotomie fondamentale entre projet et édifice qu’il est donné la possibilité à ce dernier d’être loquace sur le projet. C’est parce que projet et réalisation ne parlent pas d’une seule voix, qu’ils peuvent parler l’un de l’autre. Aussi, derrière la pluralité des pratiques qui seront observées, nous pensons retrouver une position de fond commune sur les rapports entre conception et réalisation et plus largement sur la définition de la discipline architecturale. Les situations analysées sont réparties en trois parties qui cernent différentes manières pour le projet d’émerger dans l’édifice, de continuer à être actif comme matériau de l’édifice. Différentes façons qui ont avoir avec l’ampleur du terme de projet défini auparavant comme «le descriptif chargé de son double dynamique». Une première partie se penche sur les résurgences de l’acte du dessin dans l’édifice, postulant l’évocation du projet avec l’apparition du moyen de production - le dessin -dans son écart avec le réel. La deuxième partie s’intéresse à la permanence des notions de figure et de composition, qui font réapparaître le projet dans son appartenance à la tradition «classique». Enfin, la troisième étudiera des situations limites en se concentrant sur la permanence du dessein propre au projet au sein des réalisations, situations limites parce que cette permanence peut s’opposer à l’accomplissement de l’architecture dans la réalisation. L’étude qui suit est à la fois partiale et partielle. Par son corpus tout d’abord. Elaborée sur la scène belge, l’étude s’intéresse majoritairement à des architectures locales, mais elle ne cherche pas pour autant à limiter la pertinence de l’axe théorique à cette frontière géographique. Par son corps d’hypothèses ensuite. En posant la question: «Comment l’absence de transparence entre les deux termes de l’architecture - projet/réalisation- peut-elle être utilisée comme génératrice de projet?», l’étude postule d’abord un écart entre le 31


projet et la réalisation d’une part, et d’autre part la possibilité de rendre fertile cet écart par sa maîtrise. L’intuition qui commande cette étude fait de la dichotomie interne à l’architecture un outil de conception. L’intérêt se porte donc vers les possibilités de réunir, en une seule et même réalité, deux termes de l’architecture qui tendent à s’écarter, et qui, historiquement, ont pu séparer l’architecture entre celle du projet et celle des constructions. Par son ambition enfin. Nos développements espèrent établir la pertinence du choix des réalisations au regard de la problématique de l’étude mais ne cherchent pas à produire une logique unique. D’abord, le regroupement des œuvres au sein de ce travail ne cherche pas à décrire un «courant». Leur rapprochement fait sens sous l’angle de l’analyse, mais ne s’appuie ni sur des positions affirmées de leurs auteurs -du moins pas toujours, on le verra- ni sur leur appartenance à une mouvance critique. Ensuite, l’axe d’analyse choisi ne cherche pas à s’établir comme une «solution théorique» hégémonique. C’est un des chemins de lecture parmi tant d’autres qui permettent de s’intéresser à un certain état de l’architecture contemporaine. Et le prisme au travers lequel les architectures sont observées ne suffit bien évidemment pas à caractériser toute l’œuvre des architectes étudiés. Cette étude partiale et partielle affiche toutefois une autre ambition. Elle vise à éclairer un débat sur la discipline architecturale qui, non seulement l’anime depuis que celle-ci a acquis son acception contemporaine, mais aussi trouve aujourd’hui un contexte pertinent à sa réactualisation.

LA PERSISTANCE DU DESSIN L’avènement du projet passe d’abord par la généralisation de l’usage d’un médium, le dessin, et d’une technique privilégiée, la projection orthogonale. Initialement, l’outil du dessin est mis en œuvre avec la conviction qu’il est le plus parfait moyen pour la fin. Si Alberti lance un processus qui fera du dessin la pierre de touche de la discipline architecturale, c’est dans la croyance d’une continuité parfaite entre son espace et celui de l’édification assurée par le système de projection orthogonale qui permet la transcription de l’échelle du papier à celle de l’édifice. L’architecture a pu -et peut encore- croire au silence du médium. Le moyen n’est alors qu’un trait d’union entre l’intelligible et le tangible, entre le dessein et l’édifice: technique de transcription pure, le dessin véhiculerait le projet vers un réel qui, sitôt né, existerait au delà de toute paternité technique. 32


C’est croire aux anges et aux êtres sans nombril. C’est penser la primauté de la fin sur le moyen, procéder à un renversement de la chronologie opératoire pour lui préférer une hiérarchie ontologique proche de l’essentialisme. L’architecture existerait d’une certaine manière avant et après le projet, le dessin n’étant qu’un moyen pour transcrire les idées en matière. Tout à l’inverse, convaincu de l’absence de neutralité des médiums, on peut la mettre en scène, vouloir la dépasser, ou encore user de son potentiel. Aujourd’hui, alors que les inventions techniques semblent ouvrir d’autres chemins possibles pour concevoir l’architecture, certaines réalisations opérent manifestement un retour, à la fois critique et jubilatoire sur ce medium originel. Et c’est au travers sa part «d’inefficience», de «non transparence» face à la construction du réel, que la conception trouve dans le dessin l’ouverture à de nouveaux possibles.

La mouche dans le Telepod

Le magasin Twigy par Architecten De Vylder Vinck Tailleu, 2013 A Gent, un commerce de vêtement fait l’acquisition d’une demeure du XIXe siècle et engage le bureau Architecten De Vylder Vinck Taillieu pour le réaménager. Très vite apparaît la nécessité de construire un deuxième escalier s’ajoutant à l’existant. Pour ne pas altérer la composition de la maison originelle, le bureau fait le choix, somme toute banal, de placer ce nouvel escalier vers l’intérieur de l’îlot, sur la face arrière du bâti. L’opération donne lieu à une construction surprenante. Plutôt que de s’assumer comme un élément nouveau, l’escalier s’inscrit littéralement dans la façade originelle, qu’il vient par son épaisseur et son orientation, décaler en biais par rapport à sa position première. C’est tout un pan de mur qui semble ainsi s’être décroché de la maison pour s’avancer vers l’intérieur de la cour. S’il témoigne d’un goût pour l’existant, le geste n’a rien d’un procédé mimétique visant à le préserver. Si le neuf insiste sur sa similitude avec l’ancien, dont il en est l’exacte reproduction, c’est pour illustrer la nouvelle construction comme une opération de déplacement d’une partie de la façade originelle. Un morceau du mur a été translaté de quelques degrés sur un axe de rotation à l’extrême angle gauche, dans un mouvement similaire à celui qui aurait fait s’entrebâiller une porte autour de ses gonds. La découpe du nouveau pan de mur se limite ironiquement à l’enveloppe stricte des utilités. Elle suit au dessus comme au dessous les pentes hautes et basses des escaliers qu’elle abrite. L’unité des éléments d’architecture y est niée, des parties de fenêtres se voyant projetées quelques mètres plus loin en avant 33


du reste de leur corps. La translation radicale opère ici un arrachement. A l’opposé de la posture d’effacement qu’impliquerait une attitude patrimoniale, c’est ici l’acte de l’architecte qui est réaffirmé. Celui-ci consiste en une procédure de dessin, une opération de géométrie simple et compréhensible par tous : c’est une trans-

Twiggy, Gent, 2012 DVVT architecten plan du niveau 3

Twiggy, Genbt, 2012 DVVT architecten élévation sur cour 34


lation qui se raconte ici dans sa plus parfaite expression, l’idée abstraite triomphant sur la compacité de la matière. La réalisation se montre comme la mise en forme d’une opération de dessin auquel elle donne de fait une visibilité au sein l’édifice, qu’elle double d’un pouvoir démiurgique: celui de modifier le réel en un tour de compas. Mettre en crise la planéité d’une façade fait écho à une certaine histoire de la représentation. L’élévation est le lieu par excellence de la projection orthogonale, là où celle-ci peut opérer avec le plus de vraisemblance entre le dessin et l’ouvrage, et historiquement, la raison même du développement de la technique géométrale à la Renaissance. Le plaisir des accointances de sa frontalité avec la feuille de papier avait conduit Alberti dans ses compositions à mêler en un même plan des ordres antiques originellement déployés dans le temps et dans l’espace. L’élévation s’effectuait ainsi par un médium technique aveugle à ses aberrations et à ses audaces, assumant d’aplatir le réel. Le dessin de l’élévation faite par De Vylder Vinck Taillieu passe elle aussi sous silence les effets de la tridimensionnalité. L’opération est bien Twiggy, littéralement «mince comme un fil». Sur le papier, seuls deux traits de crayons sont apposés sur le relevé de la façade originelle. Peut-être ne sont-ils que les traces malencontreuses d’un crayon vacillant dans la main d’un architecte somnolent? Mais le passage du monde des tracés au monde des formes a eu un effet papillon. Ce qui semblait n’être que respect envers la composition XIXe explose comme une protubérance presque outrancière, un irrespect notoire. Le film La mouche de David Cronemberg raconte l’histoire de l’échec d’une translation. Seth Bundel, brillant physicien au prénom prophétique1, met au point, après des années de recherches acharnées, une machine qui permet de transporter quasi instantanément des objets d’une cabine à une autre sans que leur composants originels en soit affectés. Après avoir tenté l’expérience avec des objets inanimés et d’autres vivants, comme son chimpanzé, il ne peut résister à la tentation d’en faire l’essai lui-même. Mais voilà que les ambitions démiurgiques du savant se retournent contre lui. Alors qu’il s’apprête à engager le mécanisme, une mouche se glisse avec lui dans l’appareil. Les deux corps, de l’insecte et de l’homme, fusionnent en un être hybride. Et si le scientifique ne s’en aperçoit pas tout de suite, c’est pour être condamné à assister à sa transformation lente mais certaine, sa conscience forcée d’observer ses mutations progressives, jusqu’à ce qu’il prenne la forme définitive d’un monstre, une mouche humaine autant qu’homme mouche.

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1- Frère d’Osiris, Seth est dans le panthéon égyptien une divinité hybride entre l’animal et et l’homme dotée de pouvoirs maléfiques.


Twiggy, Gent, 2012 A DVVT architectes faรงade sur cour 36


Si la translation du dessin à l’ouvrage a quelque chose de celle du Telepod, la bévue de Seth a avoir avec l’illusion albertienne. La translation parfaite d’un espace à l’autre n’est pas envisageable, ni pour l’architecture, ni pour les êtres humains. Il y aura toujours une mouche dans le Telepod. Le problème est peut être même plus fondamental pour l’architecture: avec le dessin, la mouche fait partie intégrante du Telepod. Comme le film de Cronenberg qui s’attache à mettre en scène le problème d’une technologie parfaite dans un monde imparfait en postulant de prime abord sa possibilité, l’exemple de Twiggy s’attache à rompre avec l’idée de la transparence entre le dessin et le bâtiment justement en postulant leur équivalence parfaite. Le passage de la demeure gantoise du XIXe dans la machine de projection orthogonale de ADVVT subit les conséquences de cette illusion. Un insecte est venu se faufiler dans le système, un presque rien, quasi invisible sur le dessin, produit cette extravagante réalité. Le sommeil de la raison engendre des monstres. Le jeu de ADVVT, est certainement ici de se servir de la mouche comme d’un potentiel créatif, et donc de revendiquer le dessin dans ce qu’il peut permettre de contrevenir à ses attentes. Il faut se souvenir ici des mots de Robin Evans qui, à propos du dessin en architecture, écrit que ce dernier est à considérer «non pas comme une oeuvre d’art ni comme un passeur qui déplace des idées d’un endroit à un autre mais comme le lieu des subterfuges et des évasions où un chemin ou un autre permet de contourner l’énorme poids des conventions qui a toujours été la plus grande sécurité de l’architecture et en même temps son plus grand frein2 ». ADVVT lui fait un étonnant écho : « Le dessin est l’instrument ultime de l’architecte. Et pour l’architecture. Mais le dessin peut être et doit être apprécié pour une autre raison : il est toujours présent. Non seulement dans le process du dessin, mais dans le bâtiment lui même. Seul le dessin représente un désir pour une certaine réalité et il représente plus que ce que l’on voit en réalité3 ». La créativité ne nécessite pas d’aller au-delà du medium, elle est permise par le dessin, justement par ce qu’il peut avoir d’inadéquation avec le réel. C’est dans cet espace entre le dessin et l’ouvrage qu’ici se loge l’invention de ADVVT.

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2- Robin Evans, op. cit. p;182. Traduction personnelle. 3- Jan De Vylder dans Architeture as a craft, p. 92. Traduction personnelle.


Les profondeurs de Flatland

La transformation du Centre aquatique de Marcinelle, Réservoir A, 2014 A Marcinelle, la rénovation d’un centre aquatique conçu dans les années 1950 amène le bureau carolo Réservoir A à concevoir une opération qui vise à subordonner le réel au dessin. La relative étroitesse du champ d’intervention - il n’est presque pas question ici de bâtir mais plutôt de restaurer les bassins et de donner à l’ensemble un aspect plus «contemporain»- aurait vite fait de limiter l’action des architectes au choix d’un traitement de sol. Cette limitation semble avoir été assumée pour devenir le point de départ du projet. Par la logique radicale du graphisme occupant tout l’espace du projet, virtuel comme réel, le pavement amène pleinement à l’architecture une situation qui la marginalisait. L’évidence du dessin des dalles est prise au mot. Un échiquier blanc et noir, dont le module parait basé sur la largeur d’une ligne de nage, vient s’étendre sur la quasi totalité du site, selon une constante répétition indifférente à la distinction des espaces, et que seuls le bâti des vestiaires et les terrasses de verdure parviennent à stopper. La planéité graphique prend le dessus sur les émergences d’architectures anciennes et nouvelles. Les imperturbables aplats de couleurs, indifférents aux sauts des courbes de niveaux, se répercutent d’une hauteur à l’autre du bassin. Les rectangles modulaires, à la rencontre du bord de la piscine, se voient ainsi tranchés et projetés quelques mètres plus bas sous l’eau. La régularité des aplats prévaut sur celle, physique, de la dalle. Dans un respect quasi militaire, tous les éléments mobiliers nouveaux sont assujettis à la trame, chaises longues et plongeoirs forment les rangs -blancs ou noirs- et s’y tiennent sur

Centre aquatique, Charleroi, 2014, RESERVOIR A, architectes 38


toute la surface du centre aquatique. La photographie aérienne du projet réalisé consacre cette victoire de l’abstraction graphique sur la réalité topographique. Vue d’en haut, et d’en haut seulement, la réalisation est l’exacte reproduction du document originel : le plan a eu raison de sa mise en forme. Robin Evans à propos du travail de projet au travers du dessin aborde la nécessité d’une «suspension de l’incrédulité critique» de celui qui conçoit. L’idée derrière cette notion est que l’architecte, pour pouvoir mener son travail de projet à bien, doit faire «comme si» la traduction du dessin à l’ouvrage pouvait se faire sans encombre. Pour pouvoir se fier au médium, l’architecte doit un temps prétendre à la fiabilité de celui-ci dans sa capacité à être fidèlement retranscrit en architecture. Pour le réaménagement du Centre aquatique de Marcinelle, si l’on peut invoquer l’expression de Evans, il faudrait presque en inverser les termes. Dans les rapports du projet et de la réalisation, il y a eu «suspension de l’incrédulité critique» envers l’architecture construite elle-même plus qu’envers le médium. Il semble s’être agit de faire «comme si» le projet n’allait pas devenir proprement architecture, comme si la tridimensionnalité n’allait pas perturber la bidimensionnalité du plan, comme si la situation concrète n’allait jamais faire mentir le dessin. Dans son roman Flatland4, Edwin Abbott décrit un monde imaginaire amputé de sa troisième dimension. Il s’étend en une unique surface plane. Sur ce plan bi-dimensionnel infini, vit une société d’hommes et de femmes, respectivement des figures géométriques pour les premiers (carrés, triangles, pentagones) et de simples lignes ou segments pour les deuxièmes. Ceux-ci vivent ou du moins se déplacent dans l’inconscience généralisée de la possibilité d’une autre dimension. L’enfermement spatial

4- Edwin Abbott, Flatland, Oxford, Basin Blackwell, 1884.

Centre aquatique, Charleroi, 2014, RESERVOIR A, architectes 39


est un enfermement sociétal, et il faudra l’imagination d’un carré issu d’une rencontre mystique avec une sphère venue de la troisième dimension pour commencer à envisager l’étendue d’autres possibles. Bien sûr, on peut regretter le manque de «profondeur» d’une architecture qui trouve sa raison d’être dans une évidence formelle tapageuse. Cependant, l’obstination du motif sur la forme, dans sa négation absolue du réel, fait malgré tout émerger la profondeur pour dire quelque chose des termes de leur rencontre. Ce qui ressort de cette impossible communication, est leur non-équivalence de principe. Dit trivialement, la trame n’a rien à faire de son support. Mais l’étrangeté née du choc de leurs rencontre indifférente permet à l’ensemble de faire sens architectural. L’intérêt de l’obstination d’un Flatland à Marcinelle se trouve dans les co-existences –ici proche de la rencontre d’une machine à coudre sur une table de dissection- entre deux mondes conjointement fermés à leurs existences respectives. Si ce projet crie un peu fort ce qu’il pense, c’est pour affirmer sa volonté d’exister quoi qu’il en soit d’un programme et d’un contexte qui tendaient à le condamner au silence. Derrière l’opportunisme d’un design, c’est aussi le dessin qui s’impose, et ce au travers d’un principe d’intellection. En imposant une logique plane sur des réalités tridimensionnelles, la réalisation oblige à concevoir un processus abstrait et logique. Là où les corps auraient pu s’épandre dans les mouvements fluides des courbes des bains originels, le projet rappelle haut et fort son existence, en superposant une prise de conscience de son abstraction à l’expérience purement phénoménale d’un après-midi au centre aquatique de Marcinelle. Centre aquatique, Charleroi, 2014, RESERVOIR A, architectes vue aérienne

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Anamorphoses Jusqu’à ce point, l’intérêt s’est porté sur la présence manifeste dans l’édifice du dessin d’architecture, celui-ci étant compris dans son acception géométrale. Les modes de représentation «non réalistes», dans lesquels se range la projection orthogonale, ont un écart intrinsèque avec la réalité de l’architecture construite du fait de leur caractère bidimensionnel. Comme le constate Alice Thomine5 , la sacralisation du géométral au cours de l’histoire de l’enseignement de l’architecture est liée à la préférence pour une conception intellectualisée de l’architecture permise par l’abstraction du médium. La perspective, par contre, a ce pouvoir d’installer la représentation directement dans le domaine du perceptif. Daniel Estevez et Génard Tiné parlent eux d’une «transparence» entre l’outil perspectif et l’objet représenté, à l’inverse de «l’opacité» de l’outil géométral6. Aussi, de prime abord, on serait bien en peine de penser la possibilité de faire émerger le projet dans l’édifice au travers l’écart entre le moyen de représentation perspectif et la réalisation architecturale, puisque justement, la perspective vise à réduire cet écart au minimum. La technique perspective vise l’unité de la représentation et de la perception de l’architecture construite. Cependant en certaines circonstances, la perspective affiche ses contradictions par rapport au réel et retrouve ainsi sa dimension intellectualisée. C’est le cas des architectures qui usent de la figure du trompe l’oeil. En proposant une perception faussée en même temps que la conscience de la duperie, l’architecture établit une distinction

5- Alice Thomine, «Perpective savante ou perspective pittoresque? L’enseignement de la perspective aux éléves architectes de l’école des Beaux Arts au XIXe siècle», Cahiers de la recherche architecturale, (17) pp 129-139, Marseille, Editions Parenthèses, 2005. 6- Daniel Estevez, Gérard Tiné, «Projet et projection, les efficiences du principe d’opacité», Cahiers de la recherche architecturale, (17) pp 152-162, Marseille, Editions Parenthèses, 2005.

Maison Rot-Ellen-Berg, Braives,2011 ADVVT, architectes façade sur cour

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Maison Wese, structure cantilever en trompe l’œil ADVVT, architectes

Andrea Pozzo (1642-1709) coupole en trompe l’œil Eglise de San Ignazio Rome,

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entre le tangible et l’intelligible en jouant sur leurs oppositions. L’évocation construite de la représentation réaliste sait renvoyer à la part conçue de l’architecture. Dans les réalisations d’Architecten De Vylder Vinck Taillieu, on retrouve ça et là des fragments d’architectures qui usent des effets du trompe l’oeil par des moyens plus ou moins sophistiqués. C’est le cas par exemple de la maison Rot-Ellen-Berg sur le toit de laquelle les pans latéraux de l’avancée d’une fenêtre et la corniche sont recouverts de miroirs. De cette façon, ces plans sont simultanément présents et absents, effacés par le miroitement du prolongement des lignes du toit. Sous d’autres points de vue, en d’autres occurrences, c’est le ciel de la petite ville d’Oudenaarde qui s’y reflète, et impose sa profondeur à ces surfaces. A moins que, sous une autre lumière, ce soit justement la planéité de la surface qui l’emporte: alors le miroir fait émerger la réalité extérieure «comme un dessin», comme un ornement ponctuel sur une architecture vernaculaire d’ordinaire peu dépensière. Dans tous les cas, le stratagème permet de parler de la tromperie des sens, d’évoquer la possibilité d’un ailleurs insoupçonné, d’une autre réalité que celle immédiatement visible, et agit ainsi comme l’indice du fonctionnement du projet dans son entier. Ailleurs, le trompe l’oeil architectural est un support pictural. A la maison Weze, connue ici que sous forme de photomontages, la requête des commanditaires de faire un atelier sous le auvent d’une grande cour pouvait se résoudre de façon évidente par l’ajout d’un simple mur pour clore l’abri existant. Cependant, le mur en viendrait à cacher la profondeur de ce préau qui donnait à la cour attenante son caractère particulier. Les architectes s’emploient donc à faire un mur qui soit le dessin, en trompe l’oeil, de la structure de cantilever avec son remplissage de briques, tel qu’on pouvait la distinguer depuis le côté opposé de la cour. L’usage du trompe l’oeil pictural en architecture trouve son origine –et du même mouvement son apogée- dans les anamorphoses des plafonds d’églises baroques. A la chiesa del Gesu ou à Sant’Ignazio de Rome, la représentation des ciels de paradis permet d’annihiler le sentiment de la présence de la matière pour évoquer une réalité au delà de celle immédiatement présente. A Sant’Ignazio toujours, dans une autre partie de l’édifice, l’illusion vient servir l’architecture elle-même. En peignant la profondeur d’une coupole, Andrea Pozzo figure un dôme que la paroisse n’avait pas pu financer et par la même occasion provoque l’étrange plaisir de la tromperie des sens. Le trompe l’oeil de Weze d’ADVVT est proche de cette figure. Avec une différence de taille cependant: un auvent n’a rien d’une 43


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architecture sainte, et la structure de cantilever n’a rien de la noblesse d’une coupole. Les plaisirs contemporains de la tromperie sont pleins d’ironie perverse7. La peinture vient sublimer l’architecture originelle- un fond de préau de brique et d’acier- au moment même de son retrait. Le trompe l’oeil a pour effet de faire apparaître comme «projet» une architecture vernaculaire initialement parfaitement impensée. De plus, le mur peint ne couvre pas la totalité de la structure existante. La part qui en reste visible dans son état original a désormais valeur d’architecture là où avant l’intervention d’AVVT elle n’était tout au plus que simple construction.

7- Une halle de marché d’Adelfo Scaranello à Arnay le Duc (France) est justiciable d’une analyse équivalente. 8- ADVVT, Architecture as a craft,

Dans Architecture as a craft, Jan de Vylder du bureau ADVVT écrit: « La perspective et le dessin. Ils vont ensemble. Alors que la réalité a sa propre perspective véritable, le dessin peu ajouter une autre perspective, qui semble plus vraie que la vraie perspective. Et en ajoutant cette autre perspective, quelque fois, on rend la réalité plus claire que ce que la réalité peut l’être d’elle-même8 ». Comme ces trompes l’oeil qui font déborder les personnages du cadre de la toile pour rétablir le lien entre le monde diégétique de la peinture et celui de l’observateur, on retrouve chez ADVVT un jeu sur la rencontre de deux réalités distinctes. En peinture comme en architecture, le geste parle de l’impossible rencontre de la représentation et du réel, mais se réjouit du choc de leur confrontation. En retirant la profondeur de l’archi-

ci contre galerie du Palazzo Spada, Rome, architecte Borromini, 1653, prise de vue, coupe et plan 45


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tecture originelle, pour dans un second temps, la lui restituer à travers la figuration d’une illusion, l’intervention joue à substituer une perception intelligible à une perception sensible. De fait, le trompe l’oeil a ce pouvoir de ré-invoquer une réalité dans son état perspectif projectuel, perceptif mais désincarné, pour rappeler par la présence d’un simple mur le pendant fictionnel du projet. Cette réalité «plus claire que la réalité peut l’être d’ellemême», c’est ainsi peut-être celle de l’architecture construite rechargée de son double dynamique, le projet. Les trompes l’oeil d’ADVVT nous mettent en présence de surfaces places, portions d’architectures qui parviennent, par l’usage d’un matériau ou de la peinture, à produire une impression de profondeur là où il n’y en a pas. Mais l’architecture peut aussi faire illusion immédiatement par les moyens qui sont les siens, en usant de ses trois dimensions. Au Palazo Spada, la galerie aménagée par Borromini est construite pour produire une fausse perspective au moyen d’éléments d’architecture. La convergence forcée des lignes de fuites des murs et du sol, l’amenuisement des colonnes latérales, et la déformation progressive des dalles de pavement sont les outils d’un trompe l’œil qui permet de donner à une galerie de huit mètre de long l’illusion d’une profondeur de trente six mètres. Le Bernin usera d’un stratagème similaire, mais inversé, pour les escaliers royaux du Vatican, avec un dispositif qui croise le kynesthésique et le visuel, le parcours réel des escaliers étant plus long que ce que l’œil annonce. A Gant, le pont de Handelsbeurs projeté par OFFICE, qui lie une des rives du canal à la terrasse d’une salle de concert s’inscrit dans cette filiation architecturale. En première approche, le pont ne montre que la simplicité de sa facture. La hauteur constante des éléments verticaux de la balustrade cache l’artifice qui vient troubler l’expérience de ceux qui le traversent. Le sol du pont est incliné et, en plan, l’ouvrage est trapézoidal, avec son petit côté vers la salle. Cette déclivité du sol, doublée par l’horizontalité des lisses -si bien que la hauteur de la balustrade dépasse largement celle d’un homme d’un côté du pont alors qu’elle arrive à sa hanche de l’autre côté-est augmentée de la convergence des garde corps. La perspective est alors doublement faussée. D’une part, elle semble plus profonde lorsqu’on traverse le pont depuis la rive, plus courte, lorsqu’on l’aborde depuis la salle de concert. La présence des passants participe du processus global de trompe l’oeil dans sa double ambition de mentir et de montrer le mensonge. Les hommes présents d’un côté du pont agissent comme des facteurs d’échelle pour ceux d’en face, et participent ainsi au sentiment d’étrangeté de cette expérience baroque: nains d’un côté et géants de l’autre. 47

ci contre Pont pour le Handelsbeurs, 2008, OFFICE KGDVS architectes plan, coupe, prise de vue


Ici, la référence au projet est explicite, il s’agit de faire projet en se référant au projet. Mais le jeu est double. L’expérience de la passerelle est à la fois intellection et sensation. Intellection par le travail de citation, de référence, de convocation de dispositifs historiques savants, et sensation, par retour physique sur l’expérience baroque. Aujourd’hui comme hier, troubler la perspective réelle, c’est insinuer le doute dans l’expérience phénoménale de l’architecture, forcer la perception du sujet à se reconsidérer. Celle-ci est issue d’une logique exogène que l’habitude a établi comme vérité. Et les lois qui gouvernent cette illusion quotidienne sont celles qui régissent l’illusion de la représentation perspective. Dans un trompe l’oeil architectural, les lois de la représentation perspective et celles de la perception persepctive sont les mêmes mais le projet se manifeste par leur usage savant et retors. Dans cette architecture qui trouble l’expérience phénoménale, la maitrise technique du dessin installe la représentation perspective dans le monde de la perception perspective. Mettant en scène l’écart de leurs discours, les architectes jouent du vertige d’un monde où le dessin perspectif aurait raison du le réel perceptif. En définitive, le médium du projet, dans sa part d’ «inefficience», peut être le lieu du fantasme du projet. Figurer le descriptif par l’écart qui distancie sa nature de celle de la réalité de l’architecture construite, c’est parler du même coup du projet et de son «double dynamique», de cette part bavarde de l’intelligible que la matière tend à réduire au silence. 
L’écart des médiums avec l’expérience phénoménale est le lieu de cette résurgence de la part abstraite du projet. Dans notre développement, nous avons commencé par la représentation géométrale, dont le décalage peut être utilisé pour faire projet. Nous avons aussi émis l’hypothèse que la perspective, malgré son ambition mimétique avec l’expérience réelle, peut jouer des mêmes écarts. En s’appuyant sur des situations de projets éfifiés, notre analyse ne nous a pas amené à croiser l’axonométrie. A ce sujet, nous nous arreterons à une promesse qui ne pourra pas être tenue. Le projet d’Office pour un complexe d’appartement à Genève nommé Urban Villa ne sera pas réalisé. Ce projet était clairement fondé sur la technique de représentation. L’inclinaison virtuelle d’un plan carré en axonométrie est la raison du dessin. La perspective qu’en donne KGDVS, avec l’ouverture du patio au ciel qui reprend très précisément l’emprise géométrique du plan en losange, est didactique. Elle engage ce passage du dessin à l’ouvrage où le réel, le phénoménal, doit témoigner des outils du projet. 48

ci contre Logements à Genève, 2010, OFFICE KGDVS architectes plan et perpective


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RESURGENCES: FIGURE ET COMPOSITION Résurgences de la figure Figures everywhere

«We design everything with geometries1» déclarent les membres du bureau d’architecture portugais Fala Atelier en introduction d’une conférence à Timisoara. Et l’affirmation ne pourrait être contredite au regard des quelques plans reproduits ici. La diversité des programmes -deux écoles primaires, un centre culturel, une bibliothèque- que celle du contexte géographique et culturel -la Suisse, le Portugal et l’Afghanistan- y paraissent peu de chose comparé au systématisme d’une approche géométrique. Les plans ne nous renseignent d’ailleurs en rien sur la position ou les dimensions des sites, privilégiant la force immédiate d’une figure décontextualisée, dont la pureté nécessite d’en avoir écarté les contingences. A en croire les architectes, tous les projets pourraient être élaborés sur deux figures géométriques élémentaires, le carré et le cercle, soit qu’ils s’y réduisent purement et simplement, soit qu’ils les additionnent et les multiplient, ou encore qu’ils les combinent. A travers la mise en scène d’une certaine hégémonie de la figure, ce bureau fait un peu plus décrire chacun des projets. Il fait valoir une manière de faire qui a quelque chose d’une revendication. Tout se passe comme si les projets trouvaient leur légitimité, non par les conditions spécifiques à chacun, mais par une logique opératoire indifférente aux contingences. Fala Atelier n’est pas le seul bureau d’architectes contemporains à manifester un regain d’intérêt envers les possibilités offertes par ces fondamentaux de la géométrie. Que l’affaire se passe au Portugal, en France (np2f, Eric Lapierre, Thomas Reynaud), en Italie (Baukuh, Dogma), en Espagne (Campo Baeza), en Suisse (Olgiati) ou en Belgique (Office, Blaf, 51n4e, Réservoir A, Gafpa, et tant d’autres), on retrouve des dessins d’architecture qui paraissent s’en remettre à la même évidence graphique. Bien sûr, l’intérêt pour des figures aussi simples que le carré et le cercle n’est pas chose nouvelle. C’est même un fait récurrent au fil des périodes et courants qui découpent l’histoire de l’architecture. Ainsi, très récemment, celles-ci ont pu servir le propos minimaliste. A l’appui d’une conception idéaliste des figures, les formes qui s’ y incarnent furent dotées d’une puissance phénoménologique supposément a-culturelle2. Deux décennies avant encore, les figures aussi ont participé à soutenir l’ambition postmoderniste de constituer un répertoire d’«archétypes culturels». Bénéficiant de l’habitus sémantique construit par leur répétition au cours de l’histoire, on vit alors en elles 51

1- «Nous dessinons tout à partir de géométries», conférence de Fala Atelier à Timisoara, Roumanie. Pour les références des plans, se conférer à deux des plans de la double page suivante, et au plan de la bibliothèque Aurora sur la page encore après. 2- A ce sujet, voir notamment les thèses développées par Martin Steinmann dans Formes fortes.


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1. Fala Atelier, Of Houses, 2014. 2. Architecten De Vylder Vinck Taillieu, Woning BM, 2013. 3. Fala Atelier, Romont, 2014. 4. Bogdan Van Broek, Bakala Academy, 2014. 5. Office KGDVS, Lakeside Villa, 2007. 6. 51n4e, Speelspeinstraat, 2008. 7. Office KGDVS, CitĂŠ refuge, 2007. 8. Baukuh, Genoa, 2008. 9. Fala Atelier, Bamiyan, 2015. 10. 51n4e, Kantoor, 2008. 11. Blaf Architecten, dnA House, 2013. 12. 51n4e, Kantoor, 2008. 52

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22 23 24 13. Office KGDCS, Solo Summer House, 2015. 14. Productora, Concurso Museo MPAC, 2012. 15. Secchi&Vigano, Hostel Wadi, 2013. 16. Architecten DVVT, Kavel HOuses, 2014. 17. Baukuh, Central mosque, 2013. 18. Pezo Von Ellrichshausen, Galeria Casa Gago, 2013. 19. Office KGDVS, Wall scenography for a theater, 2010. 20. Dogma, Easier taken slow, 2014. 21. Fala Atelier, Library Aurora, 2013. 22. Campo Baeza, Head office of Caja General, 2001. 23. Reservoir A, Caserne des pompiers de Charleroi, 2014. 24. Office KGDVS + Dogma, City walls, 2005. 53


une valeur de «signe» autorisant l’espoir de rétablir un langage commun, supposément perdu, entre l’architecture et le public. Les figures des plans contemporains n’ont pas la charge intrinsèque des formes minimalistes. Elles n’ont pas non plus la portée culturelle extrinsèque des archétypes post-modernes. Peut-être la spécificité contemporaine de l’usage de ces figures est-il autant soutenu par l’absence de réalisation de nombre de ces architectures -beaucoup restent encore des architectures de papier- que par l’inexistence du discours qui pourrait leur être associé -on conviendra qu’avouer que l’on dessine tout à partir de géométries ne suffit pas à élaborer une pensée autour de l’acte. Les figures contemporaines semblent simplement «parler d’ellesmêmes». Coquilles vides de sens et de matière, leur vacuité renvoie de fait à la dimension scolastique de la discipline architecturale. Carré et cercle sont les géométries avec lesquelles on commence par principe, par rétablissement d’une convention qui s’érige comme «raison suffisante» pour être le point de départ d’un processus de projet. A vouloir caractériser cette façon de faire, on serait tenté de parler comme d’un retour à la tradition, à une posture «classique».

3- Le terme de «classicisme» fait référence autant à la période antique qu’à la période qui recouvre le XVIIe et la première moitié du XVIIIe siècle qui, renouvelant la lecture des anciens par les renaissants, fondera son esthétique architecturale , à travers l’institution académique, sur un système de codification des ordres. La période «néo-classique», plus tournée vers l’antiquité grecque que latine (Schinkel) couvre une large partie du XIXe siècle. Les codes de la beauté classique fondent une doctrine académique, notamment avec l’école des Beaux Arts française, qui s’opposera sans jamais l’exclure au pittoresque et à l’éclectisme architectural issus de la crise du langage classique de la deuxième moitié du XVIIIe et la première partie du XIXe. A ce sujet voir Françoise Fichet, chapitre «De la théorie de l’ordre à l’idéologie du goût», .op.cit.

La notion de tradition classique est polysémique3 . Lorsque nous l’évoquons, nous nous rapportons à deux de ses aspects: sa dimension référentielle, historique, et son caractère de codification d’une discipline. Dans sa dimension historique, elle peut être employée parce que le répertoire auquel l’usage des figures s’avère lié est bien celui, aussi large que diffus, de l’antique revisité par les périodes renaissantes et classiques.

Bibliothèque Aurora à Porto,2013, FALA architectes présentation conjointe des plans coupe et de sa référence (site web des auteurs) 54


Ainsi, Fala Atelier fait directement référence au Panthéon pour la conception de la bibliothèque Aurora à Porto4. En Belgique, le plan de la villa Buggenhout de Office est sans conteste un jeu sur la radicalisation de l’exercice du plan à neuf cases qui a concentré tout l’effort de composition de Palladio pour ses villas vicentines5. Dans le bâtiment d’exposition à Courtrai réalisé par Office également, la façade qui superpose deux ordres contradictoires -un treillis de division binaire est posé sur une façade préexistante de division tertiaire- fait écho aux pratiques renaissantes de superposition des ordres qu’on trouve chez Alberti, Palladio et Michel Ange6. Enfin, tous les plans circulaires qui servent à accueillir indistinctement caserne de pompier, crèche, centre commercial, bureaux, théâtre temporaire, villas, etc. réactualisent, de façon consciente ou non, les préoccupations issues de l’adoption du plan centré pour les églises de l’époque Renaissante7. Quant à la volonté récurrente d’inscrire le cercle dans un carré, ou inversement, elle reprend à son compte le fantasme autant renaissant qu’antique, de parvenir à une mise en forme de la quadrature du cercle8. Mais si quelques fois la référence à une certaine histoire de l’architecture est un processus conscient, le plus souvent, celleci est le fait d’une mémoire diffuse, qui se remémore plus des figures que des formes, des «abstractions géométriques» plutôt que les occurrences de leurs incarnations. De fait, les figures se déchargent de la symbolique qui leur était associée au fil des époques, abandonnent la rhétorique dans laquelle celles-ci avaient pu prendre leur sens, pour s’offrir vides de toute signification exceptée peut-être celle d’avoir existé dans l’histoire de l’architecture. De ce point de vue, on est proche de ce que Colqhoun pensait déceler dans le réemploi des figures opéré par le néo-rationalisme et le néo-réalisme. En 1976, il écrivait à propos de ces deux courants: «[le] rétablissement [de la tradition] dépend d’un processus selon lequel les éléments d’un langage ancien sont réutilisés. De plus, les références ne sont pas celles de la tradition d’origine, où elles composaient une série d’idées appartenant à un tout culturel, dont le langage de l’architecture faisait intégralement partie. Dans la récupération moderne de la tradition, la référence est la figure architecturale en tant que telle. Ce qui était autrefois la forme d’un contenu est maintenant le contenu lui-même9». Ce rapprochement avec l’analyse de Colqhoun met en évidence la spécificité du réemploi des figures dans les projets qui concernent notre situation contemporaine. Si l’on retrouve bien actuellement un métalangage -une architecture qui parle d’elle-même- dans ce procédé, c’est bien plus dans 55

4- Les architectes citent le panthéon dont ils joignent une image lors de leur conférence à Timisoara. 5- Sur les villas palladiennes, Wittkower montre comment toutes sont des orchestrations différentes du même thème, d’une même formule géométrique, qui donne forme au programme d’usage des villas italiennes. Cf. Architectural Principles in the Age of Humanism, partie 3: «Les principes de l’architecture de Palladio». 6- Chez Alberti, comme le dit Wittkower, la pratique est issue, en partie, d’une erreur d’interprétation de l’Antique. Ainsi, à Sant Andrea, il mêle la figure de l’arc de triomphe de Titus à Rome avec celle du fronton des temples grecs. Ce faisant, il montrera le chemin au maniérisme. Palladio lui, adoptera une pratique similaire de façon consciente, par exemple pour la façade du Redentore où il fait s’entremêler les ordres, superposant de petites et de grandes colonnes. cf. Architectural Principles in the Age of Humanism, partie 2 «L’approche de l’Antiquité d’Alberti en architecture» et partie 3 « Les principes de l’architecture de Palladio». 7- Wittkower raconte comment le plan centré est devenu la forme parfaite des églises des renaissants à la suite de l’observation des temples antiques, ronds eux-aussi, et par la croyance en une symbolique mathématique transcendantale. Il rapporte également les questionnements et débats concernant le point d’entrée et les parcours internes que l’adoption de ces plans implique. Ironiquement, le réemploi actuel de cette géométrie ramène avec lui les mêmes problématiques. in Architectural Principles in the Age of Humanism. 8- On peut citer l’exemple récent de la Solo House de Office qui en inscrivant la figure du carré dans celle du cercle fait des espaces «résiduels» de cette combinaison les pièces de vie d’une maison de


la façon de faire référence à la pratique de projet plutôt qu’aux figures historicisées comme signifiants culturels10. L’auto référencement de l’architecture se joue maintenant moins en rapport à l’histoire des bâtiments et de leurs agencements physiques qu’à celle de sa conception par le projet. Les plans présentent ainsi des figures «telles quelles», dans leur nudité géométrique. Elles arrivent seules, sans discours, mais aussi sans corps, prenant leur autonomie autant par rapport à leurs mises en formes possibles que par rapport à l’histoire concrète de l’architecture. Les figures sont alors seulement des outils, tout aussi nécessaires qu’inépuisables, tout peut être fait à partir d’eux, ils sont les moyens originels de l’opération de conception, et peut-être la base de celle de composition11. Et s’il est fait référence à l’histoire, comme nous le postulions en premier lieu, c’est plus encore à celle du projet, telle que l’invente la Renaissance, qu’à celle des architectures proprement dites. Les figures sont les ingrédients de base d’une architecture du dessin, le médium par lequel s’est fondé le projet et où il acquiert une légitimité disciplinaire. En cela, on peut de nouveau employer le terme de classicisme pour ce qu’il contient de discipline élaborant ses propres règles, ses «dogmes». Il s’agirait bien alors de refonder une discipline qui se justifie par la discipline elle-même, qui construit son autonomie, ici comprise comme la discipline du projet.

Figure VS Forme

La chambre de commerce à Courtrai par Office KGDVS Jusqu’ici, nous avons essentiellement parlé de plans, leur évidence permettant de redéfinir la notion de figure dans un usage contemporain. Leur mise en œuvre dans l’espace du papier est une chose. Cela revient à parler du projet par le projet, soit évoquer un univers sémantique par ce même univers sémantique. Faire ressurgir l’évidence de cette figure dans les réalisations en est une autre. Cela revient à entreprendre une opération similaire à celle observée dans la coupole d’Anet de Philibert de l’Orme, lier dans une même architecture deux univers sémantiques différents tout en parlant de l’écart qui les distancie. Dans la continuité de notre hypothèse, nous supposons que cette opération peut consister dans la recherche d’une permanence de la figure au delà de la forme. Une chambre de commerce est un programme essentiellement administratif, une partie devant être accessible au public, l’autre réservée aux employés. La relative banalité du programme est évidemment assumée par Office KGDVS. Aussi le bâtiment ne prétendra pas être autre chose que ce qu’il est. 56

vacances articulée autour d’une cour centrale carrée. Colqhoun Alan, «Formes et Figures», p. 207 9- Colqhoun Alan, Op.cit, p. 207. 10- Ici, on peut préciser que la définition de Colqhoun de la «figure», en cohérence avec son propos, diffère de la notre. Pour l’auteur elle est «une configuration dont la signification est donnée par la culture, que l’on suppose ou non que c’est la nature qui lui donne son fondement ultime». Il charge donc, comme l’auront fait les courants néo-réalistes et néo-rationalistes, la figure d’un «double culturel» qui lui est intimement lié. «Formes et Figures», p.198. Comme nous l’aurons compris, nous donnons au terme un sens beaucoup plus terre à terre: la «figure» est «figure géométrique», que l’on peut décrire comme «aplat de lignes qui se rejoignent et forment une surface déterminée, finie» (Trésor Langue Française Informatisé). Dans notre acception, si celle-ci se retrouve chargée de signification, ce n’est que dans le domaine sémantique du projet. 11- On pourrait généraliser une remarque de Zanderigo et Tamburelli sur le travail d’Office: «Office Kersten Geers David Van Severen fait un usage systématique du carré (la figure géométrique). L’insistance avec laquelle la forme est utilisée n’a rien à voir avec une obsession géométrico-mystique. Pour les architectes, le carré est juste un outil, un dispositif qui permet de rendre les choses plus abstraites, plus propres, une figure qui inclus ou exclu les éléments de la composition.» in 2G, «Cutting Holes in the trash and other stories».


Déposé dans cette banlieue proche de Courtrai, il se présente à ceux qui y accèdent depuis le carrefour de départementales qui le dessert comme un bâtiment de bureaux, une boîte parallélépipédique12. Le mur rideau qui recouvre le «building» double le dévoilement de son organisation spatiale d’une sorte de promesse de transparence. Tout est affiché dans cette façade. Les quatre étages réguliers de plans libres dont la trame horizontale se répercute sur le mur rideau, l’organisation interne des bureaux dont l’intervalle répond à une partition tripartite verticale sur la façade. Le bâtiment pourrait avoir quelque chose d’un «hangar même pas décoré», affichant à la fois la simplicité de sa forme et son honnêteté en se montrant dans le plus simple appareil. La forme se veut d’ailleurs un peu plus qu’un «hangar même pas décoré». Il y a de la dévotion programmatique pour la fonction d’abri dans la forme «hangar». Rien de tout cela ici, la forme se présente calmement, sans aucune emphase quant à ses impératifs fonctionnels et contextuels. Indifférent au niveau de sol du site, le parallélépipède rectangle est posé quelques mètres en dessous de lui. La découpe sur sa façade de la pente propre au terrain en découle, ce qui a le double effet de souligner la contingence du site et l’autorité du quadrilatère qui l’occupe. Comme pour les volumes parfaits des architectures de la Cité Idéale qui se hissent sur un socle pour s’épargner d’avoir à toucher le sol tangible d’une Rome imaginaire, il aura fallu au volume d’Office poser pied sur un plan parfait, trouver l’assurance d’un niveau zéro absolu pour pouvoir s’y déployer. Le traitement de la façade vient renforcer le sentiment d’au-

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12- Dans une conférence au Pavillon de l’Arsenal du 19/03/2014, les architectes parleront de vouloir présenter le bâtiment comme «the most office-like office building».

chambre de commerce à Courtray, 2010, OFFICE KGDVS architectes façades sur rue


tonomie de la forme. La façade est détachée du système porteur qu’elle recouvre, le périmètre du quadrilatère est laissé inchangé par son contenu, laissant aux limites du volume leur indépendance. Mais en réalité, la chambre de commerce de Courtrai est la mise en scène d’une «déception». L’entrée qui se trouve sur une des deux faces qui regardent le jardin oblige le visiteur à faire le tour du bâti et à constater sa méprise. Les deux autres côtés du quadrilatère parfait sont tout simplement «inexistants». Ils font place à deux «barres» peu épaisses qui dessinent un volume rentrant en «L». L’image du «cube» , annoncée de prime abord, se trouve démentie par l’expérience du volume complet. Le revêtement des deux faces intérieures de l’édifice montre leur différence de statut par rapport aux deux premières. A la place du mur rideau sèchement dressé de l’autre côté, on se trouve ici face à une frontière brouillée par un dédoublement de sa limite en un pan de métal séparé de quelques mètres de l’intérieur clôt par le verre.

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Chambre de commerce à Courtray, 2010, OFFICE KGDVS architectes façades sur cour


Chambre de commerce à Courtray, 2010, OFFICE KGDVS architectes plans niveau 0 et étage courant 59


Si le bâtiment joue double jeu13, c’est qu’il ne s’agit pas là de parler de la forme, mais de la figure. Pour cela, l’édifice fait croire à la forme, attendue, pour finalement décevoir cette attente, et n’en faire ressortir que le double fantomatique, la figure. L’inachèvement de la figure dans la forme fait émerger en négatif son élément générateur: le carré, composante de base du projet14. La cour côté jardin vient explicitement évoquer la figure par un aplat constitué par la couverture de l’étage enterré, le carré au sol vient attester de l’incomplétude de la figure. Il y a dans ce geste quelque chose d’une révélation par l’absence. «La présence incomplète - écrit Sylvain Malfroy- c’est typiquement le mode d’être du symbole. Le symbole atteste la présence de quelque chose qui ne peut être là, mais qui existe bel et bien15». Ce qui ne peut être là mais qui existe bel et bien, c’est peut être cette part conceptuelle du projet, cet «avant la forme», figure originelle dont l’évidence de la translation géométrique aurait bien pu ne rien dire, la faire passer sous le silence de l’ordinaire. Ce qui est évoqué «en creux», c’est une instance de l’architecture à laquelle il n’est pas possible de donner matière, le projet. Dans un article critique de l’œuvre d’Office, Ellis Woodman a pu écrire, à propos de ce bâtiment : «les rapports de la façade avec la pente du sol donnent l’impression que l’édifice est antérieur au paysage -un vestige d’une ancienne civilisation, peut-être, comme la statue de la Liberté découverte émergeant du sable à la fin de la Planète des singes16». Il y a effectivement quelque chose de dramatique, voire qui a trait au registre esthétique du sublime, dans cette façon de convoquer, ici et maintenant, une réalité qui serait antérieure à l’incarnation du bâtiment. Cependant, à la découverte de la face cachée du bâtiment, si celui-ci évoque un «avant» avec autant d’emphase, c’est peut-être celui de l’architecture elle-même, de cet état conceptuel désincarné qu’il s’agit de ramener, dans un ultime coup de théâtre, à la face de la construction elle-même. Et en effet, il y a bien quelque chose de théâtral dans ce retournement de situation qui se joue au détour des façades. La déconvenue de la perception d’une forme lacunaire participe d’une surprise architecturale comparable à celle qui au théâtre fait surgir sur la scène un personnage jusqu’alors resté en coulisse. Plus avant encore dans ce rapprochement avec le théâtre, peut être y-a-t-il ici quelque chose de ces pièces de Brecht qui parviennent à faire s’entrechoquer, et heureusement coexister cependant, la fiction diégétique et le dispositif de mise en scène extra-diégétique. 60

13- On peut en effet parler de «double jeu», ce que d’ailleurs les architectes ne sont pas loin de faire quand ils décrivent leur bâtiment en ces termes: « Le bâtiment est conçu comme ayant deux faces, comme le Dieu romain Janus, affichant deux aspects distinctement différents à la rue et au jardin» Cf. site officiel de Office KGDVS. 14- Le bureau ne cesse d’insister sur la valeur qu’il donne au projet d’architecture par rapport à l’architecture construite. Ainsi, dans Architecture as a craft, Kersten Geers écrit : «Architecture happens through the project, and does not exist outside of it». p. 218. 15- Sylvain Malfroy à un tout autre sujet dans Perception critique à l’oeuvre et perception critique de l’oeuvre, in Matière n°3, p.47. 16- «At the chamber of Commerce in Kortrijk, the façade’s accomodation of the sloping ground gives the impression that the building predates the landscape - a remnant of a former civilization, perhaps, like the statue of Liberty discovered rising from the sands at the close of Planet of the Apes.» Ellis Woodman, «Picturing the present», 2G, p.44.


L’édifice de KGDVS propose cette double lecture simultanée, ou plutôt cette confrontation instantanée de deux univers sémantiques dont l’écart n’interdit pas la réunion. L’édifice montre ensemble et simultanément le bâtiment construit, présent et palpable et le projet abstrait, passé et intangible. Seule la somme de ces deux dimensions forme l’architecture, de la même manière que chez Brecht seule la somme de la fiction et de son envers formait la réalité de la discipline théâtrale17.

Résurgence de la composition La composition comme conception de projet Une autre pratique fait ressurgir le projet à l’intérieur de l’édifice, elle s’articule autour de la notion de composition. Historiquement, la composition architecturale -dont Lucan nous rappelle qu’elle se confond à ses origines avec les termes de disposition et de distribution18- est liée à l’agencement des espaces intérieurs des villas. Elle est inséparable du projet en tant qu’elle implique une pensée organisatrice -par le biais du dessin et de la géométrie- à l’origine de l’édifice. Celui-ci est alors conçu par anticipation comme un tout, la composition consistant à trouver la meilleure disposition de ses parties. Ce n’est cependant qu’au travers de la systématisation opérée au début du XIXe siècle par Durand, qui l’applique indistinctement à tous les programmes, que la composition en vient à désigner la conception de projet d’architecture19. Les deux termes en viennent alors à être quasi synonymes. Concevoir un projet, c’est faire de la composition et inversement, composer c’est concevoir. Au cours du XXe siècle, pour reprendre le développement de Lucan, le terme de composition paraît ne plus pouvoir englober l’acte de conception de projet dans son ensemble et tombe petit à petit en désuétude. En effet, le concept implique une hiérarchisation des éléments, ceux-ci étant des pièces, des entités closes et fermées, de la «pièce»- salon, boudoir, chambre, à l’élément traditionnels d’architecture: la porte, la fenêtre, le mur, etc... La remise en question de ce système élémentaire par la modernité architecturale (on pense à l’avènement du plan libre) aura pour effet de mettre en cause la notion de composition elle-même. Si aujourd’hui le terme de «composition» n’est plus synonyme de «conception de projet», l’évocation du premier terme ramène pourtant immédiatement à l’autre terme. La composition renvoie à une certaine façon de concevoir le projet, telle qu’elle s’est développée depuis la fin de la Renaissance jusqu’au néo-classicisme systématisé par Durand. La composition évoque une conception géométrisée, ordonnée, issue de règles autant que des capacités organisatrices individuelles des architectes. La composition est une conception codifiée. 61

17- L’habileté des architectes dans cette entreprise, c’est de faire de cette «figure de style» un atout pour le bâtiment de bureaux. Sous une autre analyse, on pourrait aussi dire que cette amputation de la forme raconte l’histoire d’un immeuble de bureaux historiquement parallélépipédique qui, tout en gardant sa stature, parvient à se libérer des inconvénients que cette forme engendrait (le manque de lumière, les problèmes d’aérations, de circulation d’air, etc.). 18Jacques Lucan, Composition-Non Composition, Chapitre 1 : Disposition, distribution, composition. 19- Lors de ses cours à l’école polytechnique au début du 19e siècle, JNL Durand établira alors une «marche à suivre dans la composition d’un projet quelconque», donc un manuel de la conception de projet, quel que soit le programme et le site. Cf. Composition, Non composition, Lucan, pp. 11-25.


Composition + Non composition

La villa Buggenhout et la villa Schor par Office KGDVS On peut constater dans le travail d’Office une préoccupation pour la «pièce» qu’il s’agit de réintroduire au centre de l’acte de conception de projet20. Ce faisant, ces architectes retournent à la notion de composition, et donc à une certaine manière de faire du projet. Au demeurant, les architectes ne retiennent pas la totalité du concept. Ils semblent parvenir à en exclure la part de hiérarchisation des éléments dont parle Lucan. Ainsi, le procédé de conception est adopté, tandis que l’idéologie sous-jacente en est évincée. Délestée de l’obligation de hiérarchie, la composition ouvre à de nouvelles manières de projeter. A la villa Buggenhout, la composition palladienne est une référence directe21. La maison unifamiliale de plan carré est constituée à partir d’une pièce unique, elle aussi carrée, dont la répétition par groupe de trois, latéralement et longitudinalement, forme un ensemble que l’on appelle communément un plan à neuf cases. L’appellation correspond ce qui est devenu un exercice d’architecture après que Palladio en ait systématisé l’usage pour ses villas dans la campagne vicentine22. A Buggenhout, les grandes règles qui régissaient l’ordonnancement palladien sont respectées. Le nombre des pièces, leurs disposition en carré, et la répétition des étages les uns sur les autres sont pris au mot. Le marquage de la centralité -dôme chez Palladio, escalier en colimaçon chez Office KGDVS- est également repris. Les ingrédients avec lesquels Palladio cherchait à s’approcher du type idéal de la villa à plan centré sont donc réappropriés. Mais voilà qu’ici, ils sont repris «tels quels», sans apprêts, pourrait-on dire. Toute opération de hiérarchisation des éléments, c’est-à-dire, tout ce qui justement rendait l’exercice de composition particulier pour chaque villa est abandonné. Ici, les pièces font toutes exactement le même dimensionnement (quatre mètres sur quatre), leurs ouvertures les unes sur les autres sont centrées pour n’inviter à aucun parcours privilégié, et leur fonction est volontairement indifférenciée23. Leur rapport à l’extérieur est systématisé par le positionnement du volume bâti au milieu du terrain, mettant ainsi chaque pièce en lien direct avec un extérieur. Enfin, cette localisation de la figure dans la parcelle est complétée par une schématisation quasi ironique de l’organisation des villas palladiennes entre un jardin avant et un jardin arrière. Une clôture grillagée soustrait l’emprise de la demeure aux contingences du découpage parcellaire, pour enclôre, à l’avant comme à l’arrière de la villa, deux jardins parfaitement égaux. Seule la différence de traitement entre les deux étages -l’un en béton, l’autre en bois-, permet d’établir une forme de distinction, qui de fait produit son exact contraire, puisqu’elle ne 62

20- Pour ne prendre qu’un exemple de critiques ayant relevé cette caractéristique du travail des architectes, on peut citer Tamburelli et Zanderigo qui écrivent : «Les projets de Office Kersten Geers David Van Severen se basent systématiquement sur la création d’une pièce à l’intérieur d’un contexte donné». in «Cutting Holes into the trash and other stories», 2G OFFICE KGDVS, Traduction personnelle. 21- Si les architectes ne citent pas directement Palladio, leurs propos reconnaissent régulièrement l’importance de l’histoire de l’architecture dans leur projets. Ainsi, Kersten Geers écrit: «The architect’s project always talks about architecture. It deals with everything that has happened before, both in the field of architecture and in the world. Architecture without aknowledging history is impossible. The project is not about inventions to bring something new into existence, but about formulating intentions to reassemble things already known in another way». in «Crafting Architecture. In search of the architect’s projet», in Architecture as a craft, p.217. 22- Rudolf Wittkower écrira à ce sujet: «Pour ses villas, Palladio a suivi des règles dont il ne s’est jamais écarté: un axe central et une absolue symétrie. [...]Etant devenu l’architecte favori de Vicence, Palladio a dessiné beaucoup de villas qui sont toutes des orchestrations différentes du même thème, une même formule géométrique.» Op. Cit; Traduction personnelle. Celle-ci découle des usages des villas italiennes (hall, axe central, plusieurs salons et chambres) où le carré à 9 cases est souvent dédoublé de latérales. 23- Cette indifférenciation est explicite pour KGDVS qui dans leur conférence au Pavillon de l’Arsenal du 19/03/2014 disent avoir voulu travailler sur l’enfilade des pièces sans les affecter à un usage particulier.


Villa Buggehout, 2010, OFFICE KGDVS architectes plan niveau 0 et prise de vue frontale

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fait que mettre en exergue le constat que le changement de sytème constructif est sans incidence sur le projet. Du niveau en maçonnerie à l’autre, apparament en bois, tout est reproduit à l’identique, plan, coupes, dimensionnements. La villa Buggenhout est une composition non composée. Alors que pour Palladio, le postulat des neuf cases était un point de départ pour faire «projet», l’accord chiffré d’une partition de basse continue permettant la pluralité des possibles (au fond, l’exercice n’a jamais amené Palladio à conclure à une disposition de neuf pièces identiques), chez Office l’énoncé est pris au pied de la lettre24. Pour eux, le système est accompli comme substrat, comme schéme. Il ne s’agit pas ici d’une variation sur le type -pratique courante- mais d’une tentative de produire la figure même du type, cet «objet abstrait construit par l’analyse qui permet de rendre

24- On peut imaginer que Palladio verrait dans ce résultat la disparition stricto sensu de l’exercice de composition, qui ne peut se jouer qu’en supposant une diversité hiérarchique des éléments et de leurs rapports. Villa Buggehout, 2010, OFFICE KGDVS architectes prise de vue niveau 0

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compte avec économie des propriétés essentielles d’une catégorie d’objets réels»25. Par la récupération d’un système et par un travail qui a comme horizon la supression des variations, des singularités de ses incarnations réelles, l’édifice réaffirme le projet et lui seul. La réalisation de la maison Buggenhout a comme objet non de composer un projet mais de mettre en évidence, en n’utilisant que des ingrédients purs, les composants fondamentaux de sa composition. Encore une fois, si un certain lien culturel semble être rétabli avec les architectures historiques «classiques», c’est bien plus le concept du projet seul qui est évoqué par l’édifice que la référence à une des propositions spécifiques auxquelles il a pu mener. La villa Buggenhout ne fait pas plus référence à la villa Malcontenta, qu’à la Rotonda, la Barbaro ou la Valmanara; elle est leur dénominateur commun, hors champ de l’histoire.

25- Philippe Panerai, in Eléments d’analyse urbaine.

Villa Buggehout, 2010, OFFICE KGDVS architectes prise de vue niveau 1

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A la villa Schor à Bruxelles, l’introduction de la composition apparaît là où on l’attendrait le moins. Si le projet de la villa à Buggenhout s’articule autour de celui de la villa idéale, ce ne peut être le cas pour la villa Schor, où l’action des architectes est contenue par le programme de l’extension. Le choix est fait de conserver l’édifice néo-classique dans sa forme originelle et donc de placer la nouvelle construction en dessous de l’existante. Vue depuis le jardin, l’extension se profile en une enfilade de portiques de béton au rythme régulier et répétitif, qui soutient la maison mais aussi va déborder sur la droite de la façade sur rue. En substituant à la terre l’appui d’une structure poteau poutre, la localisation de cette extension lui donne une forme d’antériorité et de prévalence sur l’édifice qui s’y pose désormais dans une position latérale et presque instable. L’effet immédiat des structures à ossatures -dont Colin Rowe a pu écrire à leur propos «qu’elle témoignent d’une telle authenticité que nous y verrions volontiers des phénomènes naturels, géologiques, plutôt que des réalisations architecturales26»- est convoqué ici. Dans cette relative indifférence à son environnement, aussi bien géographique que construit, l’enfilade de poutres est donnée comme un préalable à ce qui le surplombe. Ce soubassement a ce quelque chose de sublime, au sens romantique. Il vaut comme un morceau d’architecture originelle, constitutive, sous jacente à toute la surface de la terre, qu’une excavation hasardeuse aurait mis à jour. C’est d’ailleurs sous cet angle qu’il faut comprendre les convergences esthétiques entre les productions de Office et les clichés du photographe Bas Princen27. Ils travaillent en proche collaboration depuis de nombreuses années et partagent cette fascination envers les évocations d’une architecture tellurique qui se déploierait dans une indifférence totale aux hommes. Mais s’il est certain que cette imagerie participe du champ de référence de ces architectes -ce que confirme le choix de Bas Princen pour les photographies de cette extension- il se joue ici quelque chose d’un peu plus complexe. Le dessin de la structure n’est pas celui d’une grille neutre, indifférente, originelle. D’abord, le rythme des entraxes et leur remplissage s’ordonnent autour d’une travée centrale longitudinale, de part et d’autre de laquelle, symétriquement sur la façade, les embrasures sont d’un côté vitrées et de l’autre marbrées. La façade est donc hiérarchisée. Mais c’est surtout à l’intérieur de l’édifice que le système des colonnes prend toute sa dimension de composition. Là où l’on aurait pu attendre l’usage d’un plan libre ponctué de colonnes porteuses à espacement régulier -une organisation structurelle que la nécessité de soutenir la villa semble impliquer logiquement- c’est tout autre chose qui se dessine. Les colonnes s’organisent en «pointillés» pour dessiner différentes pièces et couloirs dont elles forment les contours. Les 66

26- Colin Rowe, «Chicago : l’architecture à ossature», in Mathématiques de la villa idéale et autres essais, p. 111. 27- Régulièrement, dans les clichés de Bas Princen, les éléments géographiques et les phénomènes urbains du «sprawl» contemporain de la ville tentaculaires se rencontrent dans l’économie d’un même mouvement, semblant ainsi participer d’une seule et unique matrice.

Villa Schor, 2012, OFFICE KGDVS architectes coupe et plan niveau 0


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colonnes supplantent les murs dans un effort pour distinguer des entités spatiales qu’il s’agit, si ce n’est de hiérarchiser, tout du moins de différencier. Colin Rowe, dans un article sur l’architecture à ossature, s’intéresse à l’idéologie moderne que le système poteau poutre a pu engendrer. Il remarque que celle-ci s’articule autour du postulat de l’indépendance fonctionnelle de l’espace et de la structure, l’architecture se concevant sur leur opposition dialectique: «dans le Style International, une structure autonome perfore un espace librement découpé qu’elle ponctue plutôt qu’elle ne le définit28». Or justement, à Schor, l’architecture se fonde sur la réunion fonctionnelle de la structure et de l’espace; la structure crée les espaces à moins que ce ne soit les espaces qui créent la structure. D’un côté, l’esthétique de l’ossature est convoquée dans son indifférence aux aléas et pour sa pureté fonctionnelle (elle est un système porteur), d’un autre côté, ses constituants, poteaux et poutres, deviennent le matériau essentiel d’une architecture de composition qui travaille à la distinction d’espaces différenciés et se substituent en cela aux traditionnels murs29. L’économie rationnelle de la structure en grille est mise de côté pour plier ses composants essentiels à l’esthétique de la pièce, et en définitive, les adapter à une composition. La notion de composition réapparaît au lieu même où elle avait été défaite, dans l’emploi d’une structure qui, à l’aube de la modernité, avait eu pour conséquence de lui ôter le monopole de la conception du projet. Le système par excellence de la non composition est réemployé au service de la composition. La villa Schor est une non composition composée. Ainsi, ce qui a été exhumé, comme le fait d’une entreprise archéologique, n’est pas seulement une structure porteuse qui soutiendrait, comme une sous couche de la surface terrestre, l’édifice classique qui est au-dessus d’elle. Ce qui a été mis à jour, c’est le processus de composition comme un acte de projet au sens classique, et réhabilité ainsi comme le fondement de toute émergence d’architecture30. Ce qui soutient la maison, c’est une structure classique de projet. Quant au sentiment de sublime issu de cette colonnade dont l’excavation nous semblait révéler le caractère primitif et originel, on peut remarquer qu’il a cet étrange effet de glisser d’un phénomène quasi a-culturel vers un phénomène purement culturel. Les effets de l’esthétique essentialiste se déplacent vers la convention du projet, lui procurant par là valeur d’absolu31. En définitive, figures et manquements à la forme semblent aujourd’hui dessiner, dans l’abstraction des dessins ou dans les évocations de leurs réalisations, un retour à la conception «classique» du projet. Il s’agit alors de réinstaller l’histoire de l’architecture dans le processus de création architectural.

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Villa Schor, 2012, OFFICE KGDVS architectes prises de vue frontale et intérieure

28- Colin Rowe, «Chicago : l’architecture à ossature», in Mathématiques de la villa idéale et autres essais, p. 113. 29- On pourrait aussi faire une comparaison avec les architectures antiques grecque et romaine, auxquelles on attribue souvent respectivement l’importance pour l’une de la colonne, et pour l’autre du mur. On retrouve dans le plan de la villa Schor quelque chose de la division des naos et pronaos du temple grec, autant que l’on peut y voir une interprétation du système de division des pièces romaines autour d’un atrium. En cela, le plan joue également de la réunification de deux systèmes constructifs dont le mariage a pour effet d’en brouiller les idéologies respectives. Autant le sens grec du sacré se dilue dans cette composition spatiale que la distinction des pièces romaines gagne en sacralité. 30- Remarquons d’ailleurs que le geste d’Office a pour effet de révéler l’architecture déjà présente de la maison néo-classique. On peut supposer que les clients, qui au départ souhaitaient faire détruire l’édifice originel, peuvent désormais le voir d’un autre oeil, rechargé qu’il est de sa dimension d’ «architecture». 31- convenons que nous faisons là la part belle aux volontés de projet de KGDVS, le difficile déguisement de la porte du garage en colonnade est très loin de l’esthétique du sublime...


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Mais l’histoire de l’architecture ainsi évoquée est sélective. C’est celle d’une discipline «anoblie» par l’éloignement du projet du terrain de l’édification. Lorsque la revendication de cet héritage théorique se manifeste dans les réalisations, elle se mute en une forme de militantisme pragmatique. C’est de cette manière qu’ une certaine culture du projet, et la conscience de son abstraction par rapport à l’édifice, semble être à l’origine de nombre de réalisations d’Office. Ce qui nous intéresse, au delà du simple jeu de la citation et de la référence, est la mise en scène au sein de la réalisation de la double dimension d’une discipline architecturale fondée sur la dichotomie projet/ouvrage. La figure n’est pas la forme, du même coup, la forme peut parler de la figure. La composition n’englobe pas l’architecture, mais du même coup, l’invoquer permet de figurer la conception de projet. Ce qui maintenant semble être à nouveau actif, est l’abstraction réalisatrice du projet. Elle est un champ d’investigation des possibles de l’architecture, et justifie en acte, la pensée de la discipline et sa réalisation concrète. Ce qu’au fond, Office KGDVS revendique clairement: «La fabrique de l’architecte est impliquée dans la connaissance de l’architecture. Elle est ancrée dans toutes les combinaisons et tous les principes possibles que l’histoire de l’architecture charrie avec elle; là où la matière est mise en œuvre avec l’ambition d’incarner des principes32».

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32- «The craft of the architect is embedded in the knowledge of architecture. It is grounded in all the possible combinations and all the possible principles that the history of architecture bulks; Where matter is used in an attempt to materialize principles.» Kersten Geers, Architecture as a craft, p.219.


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DESSEINS LIMITES «Les architectes sont dans la fiction; ils jurent par tous les saints qu’ils veulent revenir à la réalité 1». Dessins, croquis, maquettes, axonométries, photomontages.... Notre contemporanéité est marquée par une production architecturale qui dépasse largement sa réalité construite. Face à tous ces projets laissés à l’état de papier, beaucoup certainement sont déçus mais beaucoup aussi sont satisfaits de cette condition. Alors que des projets ont été pensés dans l’espoir d’un édifice, d’autres au contraire trouvent leur liberté dans leur caractère purement spéculatif.

1- Pascal Urbain, De l’indifférence à l’architecture, p. 160. 2- Pascal Urbain attribue cette possibilité à l’émergence au XVIIIe siècle d’un «courant intellectuel et artistique conscient d’[une] intrication entre le réel et l’imaginaire», Op.Cit, p.21.

La possibilité de penser la conception de projet indépendamment de la possibilité de sa réalisation, voire grâce à la possibilité de sa non-réalisation n’est certainement pas concomitante à la naissance du projet. Il aura fallu que le projet s’écarte assez de ce vers quoi il projette pour envisager d’exister sans volonté de réalisation de l’ouvrage. On pourra alors suivre les règles du possible dans l’insouciance des nécessités de sa réalisation. A suivre l’analyse de Pascal Urbain, on constate qu’il aura fallu passer par une prise de conscience de l’intrication entre l’imaginaire et le réel au XVIIIe siècle pour qu’au XIXe «la possibilité théorique d’un projet sans volonté d’un ouvrage [devienne] une pratique commune2». L’œuvre de Boullée est certainement une de celles qui illustrent le mieux cette indépendance du projet par rapport à sa réalisation, que ce soit dans la conception de l’auteur, ou dans l’appréciation de son œuvre. D’abord, l’architecte a conçu en conscience de l’improbabilité technique de la réalisation de ce qu’il dessinait, comme l’exemple de la sphère du cénotaphe en atteste. Ensuite, grâce à sa popularisation par Kaufmann comme «archi-

Cénotaphe à Isaac Newton, 1780-1793, Etienne Louis Boullée 72


tecture révolutionnaire», et alors même que la technique la rendait désormais constructible3, sa fortune critique s’établit en dehors de toute hypothèse d’actualisation de ses projets. Cette pratique -du concepteur comme du public- a progressivement ouvert la possibilité de fonder une esthétique de projet sans rapport avec l’esthétique de l’ouvrage. Les projets de papiers des architectures utopistes des années 1960 en sont le parfait exemple. Selon Pascal Urbain, un élément indépassable sépare l’esthétique du projet de celle de l’édifice: «(...) l’esthétique du projet est une esthétique du possible4 ». En ouvrant une série d’éventualités que sa réalisation réduirait à une seule, le projet peut à la fois s’établir dans la singularité d’une représentation tout en visant une pluralité de réalités possibles, et surtout en n’en désignant aucune spécifiquement. Le projet tire son esthétique de son indétermination. Et le plaisir que l’on peut y trouver relève certainement de l’expectative. Le projet est plausible, mais dans son état propre il est fondamentalement inconcevable, au sens premier. En cela, sa forme se rapproche de celle du rêve, c’est à dire d’une fiction narrative fondée sur l’impossibilité de sa réalisation, due à une succession d’éléments non univoques. L’unicité du récit permet la coexistence simultanée de plusieurs histoires qui ne peuvent être réduites à une seule. Par définition, la richesse qui nait de l’indéfini ne peut perdurer dans le fini5. Mais on peut observer l’effort de certains architectes de faire passer cette esthétique propre au projet dans l’ouvrage, chercher une manière le laisser ouvert à d’autres possibles. Très souvent, il faudra user d’une forme d’illusionnisme pour que perdure une part de la forme abstraite du projet dans le réel construit. Dans une autre approche, on observera que la représentation de l’indétermination propre au projet a cet étrange effet d’empêcher la réalisation de devenir proprement «architecture».

Le complexe de la feuille blanche Dans le Oase #90, quatorze pages sont offertes aux illustrations d’Eva Le Roi. Celles-ci jouent le jeu d’aborder par le dessin la question qui constitue la thématique de ce numéro de la revue : «What is good architecture?». La série d’images, au caractère plus ou moins figuratif, fonctionne sur la répétition d’un solide géométrique axonométrique dans plusieurs «situations illustrées», chacune faisant apparaître la forme par différents moyens. Par deux fois, dans la première et la huitième image, la figure n’est pas véritablement dessinée mais laissée blanche, et c’est le traitement du contexte s’arrêtant à ses contours invisibles qui lui donne sa lisibilité. La traditionnelle interprétation de la découpe de 73

3- «(...) le projet de Boullée est manifestement beau, sublime, en ce qu’il contient le principe de sa possibilité, bien plus que la réalité de l’ouvrage», Pascal Urbain, Op.cit p.174. 4- Pascal Urbain, Op.Cit, p.171. 5- Une petite histoire résume assez bien l’impossibilité de la traduction du caractère indéterminé du projet dans le monde réel du fini: Un écrivain souffrant d’un complexe de la page blanche observe chaque nuit, impuissant, la richesse de son imaginaire dans ses rêves. Au matin, tout s’efface, et il se retrouve dans la même incapacité de produire que la veille. Il lui vient l’idée de résoudre le problème en mettant un petit calepin sur sa table de chevet. De cette façon, il pourra au sortir d’un rêve, en noter le contenu, et le restituer le lendemain dans son livre. La nuit vient. Le rêveur rêve d’une histoire d’amour, plus belle et plus émouvante que n’importe quelle histoire d’amour qu’il a pu écrire. Il se réveille et se jette sur son calepin pour écrire son souvenir, puis se rendort. Le lendemain matin, il ouvre le carnet et lit: «Homme. femme. love story». L’esthétique du rêve ne peut être traduite en mots telle qu’elle, parce que le mot aplanit le caractère protéiforme des éléments qui constituent le rêve. De même l’esthétique du projet ne peut se retrouver telle qu’elle dans l’édifice. L’édifice devra se mettre à l’ouvrage, comme l’écrivain à sa page.


la figure sur le fond, qui offre la primauté de la représentation à la première, est inversée. C’est le fond qui est illustré, et la figure absente n’existe que par le vide qu’elle y dessine. Le langage des images, s’il ne peut être assimilé à celui des mots, n’en dit pas moins quelque chose. Ces images d’Eva Le Roi jouent d’une rencontre entre l’abstrait et le figuratif dans une opposition formelle que l’on peut rapprocher du travail des photomontages de Baldessari, ou encore de celui des peintures d’Ed Ruscha. Il faut noter que dans les images produite pour Oase par l’illustratrice, la part figurative est laissée au contexte -un paysage de montagne, une composition de géométries assimilable à des éléments urbains- alors que la part abstraite est laissée à l’architecture. Dans ces deux images d’Eva le Roi, le caractère de la «bonne architecture», c’est peut-être d’abord -et c’est bien normal sous la plume d’une illustratrice- une architecture représentée, mais plus encore, une architecture représentée dans son indétermination.

«What is good architecture» Eva Le Roy in OASE 92 dessin 1 74


Si le traitement de la question de la «bonne architecture» par Eva Le Roi nous intéresse, c’est parce qu’il illustre une pratique relativement courante chez certains architectes. On retrouve ainsi ça et là des photomontages qui reprennent le principe d’opposition forme absente/fond présent au compte de la représentation de l’architecture, mettant en évidence les bâtiments par des opérations de retrait, d’ «insuffisance», par rapport à un contexte finement représenté. C’est le cas chez Dogma et chez Office KGDVS par exemple. Cette esthétique graphique de mise en présence par l’absence semble être également au goût des étudiants qui savent la mettre à profit de leurs projets, toujours, désincarnés. Ellis Woodman, à propos des photomontages de Dogma et d’Office pour une nouvelle ville en Corée du Sud écrit: «Dans un contraste saisissant, les tours cruciformes sont seulement figurées au travers de formes blanches émergeantes, totalement exemptes de détail. Leur rôle est tout juste celui d’être une vague toile de fond, en

«What is good architecture» Eva Le Roy in OASE 92 dessin 8 75


d’autres mots, d’incarner la définition du mur de Robin Evans comme le premier instrument environnemental dans ‘la guerre contre l’information’6 ». Dans l’usage que fait Woodman de cette dernière expression, on comprend que l’information qu’il s’agit de supprimer est celle de la ville grouillante sud coréenne dont l’activité est suspendue par la présence silencieuse des tours. L’effet de contraste lui donne raison, tant la puissance graphique nait ici de la tension entre des silhouettes blanches et un fond saturé. Au demeurant, en tant que pure image de projet, on émettra l’hypothèse que la véritable «guerre contre l’information» qu’opèrent ces architectures, c’est contre elles-mêmes. Le dispositif du «cut» de la figure sur le fond permet d’éviter à l’architecture le processus de la définition, celle-là même qu’une plus grande représentation du projet véhiculerait immanquablement avec elle. Ne disant rien, les tours blanches restent libres de tout dire. Et c’est aussi pour ça qu’elles sont belles. Tout comme le blanc, résultante optique du mélange de toutes les couleurs, n’en exclue aucune, le projet blanc contient toutes les architectures sans qu’aucune ne vienne altérer ses puissances. Cette esthétique du projet dans son indétermination, qui trouve son expression paroxystique dans l’usage du blanc, ne peut pas être celle de l’édifice, autant que l’absence ne peut pas être une modalité de la présence. Mais les plaisirs de l’expectative laissent des traces.

6- Ellis Woodman, «Picturing the present», in 2G Office KGDVS, p.7.

Aussi, il advient que l’architecture manifeste dans sa forme ce fantasme de se soustraire du monde réel, la matière visant à quelque chose de cet état où elle était désincarnée. Les volumes auront bien du mal à faire passer le message. Les murs blancs, aidés de leur planéité, jouent souvent plus habilement à ce jeu de cache-cache du plan dans l’espace. Dans ces cas là, la photographie est souvent la complice de l’architecture. Tout comme les moyens du projet, elle aussi est un «médium» qui permet de retrouver par son abstraction les visées du projet. Le ciel de la Belgique l’aide dans cette entreprise, en confisquant au réel ses ombres et parfois même aux édifices, leurs arrêtes. La photographie de la réalisation de Arteconomy prise par le bureau 51n4e joue de l’ambiguïté de statut d’un mur qui a été construit tout autour de la maison. Dans ce pincement de doigt ici mis en scène, on lit le plaisir de montrer son épaisseur fine comme celle d’une feuille de papier. Par ce geste, la présence du mur est ramenée au minimum, l’élément d’architecture parvient à être réduit à son substrat graphique, n’être plus qu’une enceinte de papier. «C’est seulement avec l’assurance d’une affinité suffisante entre le papier et le mur que le dessin a pu devenir le lieu de l’activité de l’architecte» a pu dire Robin Evans. Cette formule semble ici avoir été prise au pied de la lettre. Ce qui s’impose au réel, ce n’est pas 76

ci-contre Projet pour une nouvelle capitale administrative en Corée du sud, 2005. Photomontage. Office KGDVS et DOGMA architectes


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tant le médium du dessin que son support dans la pureté de son abstraction. Le cadrage de la photographie, qui place la tranche du mur au centre de l’image orientée horizontalement et la coupe en deux images verticales, instaure une ambiguïté entre l’abstrait et le figuratif. Cette ligne de métal peint qui sépare deux mondes distincts pourrait tout autant être l’espace laissé blanc entre deux photographies posées l’une à côté de l’autre. Ce pan de papier, qui sépare deux parties du monde, a aussi la capacité, vu frontalement, d’en effacer une partie. La deuxième photographie met en scène cette situation. Le mur blanc soustrait une portion de paysage au réel, réduisant du même coup ce dernier à n’être qu’une impression photographique. La portée esthétique de cet élément d’architecture retranscrit ainsi dans la représentation photographique de l’ouvrage l’esthétique de l’absence, de l’élision, qui appartenait au projet. Dans la planéité qui leur est commune, photographie et projet partagent leurs plaisirs. La photographie de Bas Princen du projet du Computer Shop par Office fonctionne sur un effet similaire, à partir d’un élément d’architecture comparable au précédant. La délimitation irrégulière du terrain est extrudée par les architectes en un mur blanc dont les zigzags incertains parlent des aléas de la découpe du territoire. Dans la lumière diffuse qui baigne l’image photographique, les plis du pan de mur s’effacent, et laissent place à une bande monochrome, qui ne laisse dépasser que les émergences multicolores des maisons de l’arrière plan. Cette image, qui ne se concentre étonnamment que sur l’espace entre les deux édifices, est celle d’un photographe, mais les conditions qui ont rendu un tel effet possible sont le fait des architectes. Le niveau du mur, haut derrière les deux parties bâties, s’abaisse subitement dans l’espace de la cour pour arrêter son faîte juste au dessous des toitures des maisons qu’il laisse ainsi visibles. Ce dispositif architectural anticipe la possibilité du mur de pouvoir

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6- Si ce qui nous intéresse ici, c’est la complicité que trouve l’architecture dans la photographie, on pourrait aussi faire le chemin inverse, pour s’interroger sur la complicité que trouve la photographie dans l’architecture. Une observation plus poussée pourrait mettre en évidence que l’art des trois dimensions qu’est l’architecture sert bien souvent la photographie dans une esthétique qui la relie à sa planéité. Ainsi elle semble y trouver le plaisir de fuir les caractéristiques qui sont propres au médium, celui de donner l’impression de profondeur, pour retrouver un peu des prétentions de la peinture abstraite, par exemple la peinture constructiviste.

Restructuration de villa, Arteconomy Sint-Elooi, 2007 51N4E architectes


apparaître «en négatif», et de tirer de cet effet de contraste une forme de présence absente. Aussi, s’il y a bien ici quelque chose du mur de Robin Evans, premier rempart dans la «guerre contre l’information», on peut aussi constater que la lutte prend bien soin de ne s’attaquer à elle qu’en partie. Pour que l’on voit la procédure, encore faut-il qu’elle laisse échapper un peu de ce qu’elle efface. Les propos de Tamburelli et Zanderigo traduisent bien ce procédé lorsqu’ils écrivent à propos des espaces d’ Office qu’ils « tirent leur pouvoir du bordel qui les environne (...) Les espaces sont définis par «l’absence de bordel», et de fait, ce dernier joue un rôle déterminant dans leur définition. Le bordel est la substance dont l’absence crée l’architecture8 ». Le fantasme du mode d’existence de l’architecture observé dans le photomontage pour la nouvelle ville de Corée du Sud se retrouve dans cet élément d’architecture du Computer Shop. La procédure de retrait appliquée par la construction sur le réel fait exister l’un et l’autre sous le régime d’une ambiguïté entre le figuratif et l’abstrait. La photographie se charge de faire glisser cette ambiguïté vers celle qui met en confrontation planéité et profondeur. Ce faisant, elle réactive la part du projet auquel les architectes ont donné un moyen d’apparaître dans la réalisation. Elle fait perdurer l’absence jusque dans la présence. Et l’architecture ainsi photographiée retrouve à la fois cette vérité du projet et, peut-être, son plaisir d’avoir été de papier.

8- Andrea Zanderigo et Pier Paolo Tamburelli in 2G, op. cit.

Pierre, feuille, ciseaux.

Intervention au Cinéma des Galeries, par Sophie Dars et Bernard Dubois, 2012 Lorsqu’en 1969, Super Studio réalise sa série de photomontages du «Monument Continu», il s’agit de faire des images d’architecture et seulement des images d’architectures. D’abord, parce que l’utopie politique et sociale qu’elles figurent est envisagée avec une distance ironique qui n’attend pas de passage

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Computer shop, OFFICE KGDVS, Tielt, 2010 Photographie de Bas Princen


à l’acte. Pour cette avant-garde italienne, le totalitarisme de l’architecture illustre la radicalité critique d’une extrême gauche qui épouse avec autant de fascination que d’effroi les potentialités de la nouvelle ère post-industrielle mondialisée. Ensuite, parce que les formes que prend cette architecture totalitaire ne préfigurent rien de réalisable. Le monument continu est ce morceau d’architecture pure qui inonde les montagnes et traverse les océans dans une indifférence absolue aux obstacles qu’il rencontre. C’est proprement son abstraction qui lui permet de triompher de toute réalité physique, cette réunion du plausible et de l’inconcevable illustrant bien les conditions qui ont rendu possible l’esthétique du projet indépendamment de celle de l’ouvrage. Et ici, l’esthétique du projet s’accomplit sous la condition de n’appartenir qu’à celui-ci. Sa forme libérée des conditions techniques de sa réalisation se déploie avec acharnement sur toute la surface de la terre. Sa radicalité, indépendante des discours idéologiques qu’elle sous tend, s’exalte dans ses effets plastiques. La forme architecturale n’existe alors plus que pour elle-même. Le photomontage est bien ici le médium d’une architecture sans finalité objective. Il n’est pas porteur des possibilités d’existence de l’architecture, il est la condition sine qua non de son existence. Le réel du monument continu est et restera le photomontage. Aussi, dans cette architecture de papier qui joue à projeter une réalité qui n’est que spéculative, le medium est-il un moyen pour lui-même. Cependant, son influence théorique et surtout formelle est évidente. Koolhaas comme Dogma, pour ne citer qu’eux, produisent des variantes du Monument Continu, sur la Londres des prisonniers volontaires de l’architecture pour l’un, dans Non Stop City pour l’autre. Implémenté dans des situation plus locales, le Monument continu semble chercher le lieu de son passage à l’acte. Le dispositif d’exposition installé dans les sous-sols du Cinéma des Galeries de la Reine par Sophie Dars et Bernard Dubois emprunte vraisemblablement quelque chose de l’esthétique des architectures imaginaires de Super Studio. Il simule d’ailleurs autant le monument que le continu. Il se présente ainsi comme un monolithe blanc imposant, les percements spontanés qui permettent le passage d’une allée à l’autre se chargeant d’en révéler l’épaisseur. De plus, s’étirant sur toute la longueur de la salle, son interruption à la rencontre des amas de briques des fondations est niée par son redéploiement systématique après l’obstacle. Bien sûr, par sa taille réduite et son matériau fragile, cette incarnation du monument continu n’en à ni la masse ni l’échelle. C’est une autre caractéristique que l’architecture retient de son original: son abstraction. Ainsi le dispositif apparaît dans une blancheur immaculée qui rencontre sans altération les épais massifs de briques des galeries de la Reine. Sa rectitude plane intersecte les accidents des fondations dans une indifférence totale qui fait écho à celle du monument continu face aux variations de la topographie natu80


Le monument continu, Photomontage 1969-1970 SUPERSTUDIO architectes

relle. Contredisant son poids apparent, le dispositif cherche à donner l’illusion d’échapper à l’appui du sol par une fine plinthe en retrait. L’organicité des entrailles de briques des galeries finit de construire le jeu d’opposition qui caractérise cette intervention. Les deux architectures ne sont pas faites des mêmes composantes physiques: le souterrain est bien matière, le dispositif se veut immatériel. La référence au projet utopique de Super Studio ne souhaite ni donner consistance à un discours -face à la trivialité de l’impératif fonctionnel, on préfère se taire- ni même offrir l’immédiateté de la présence du colossal -la légèreté perceptible de la construction l’en empêche. Ce qui est repris à l’architecture du monument continu est justement ce qui la limitait à n’être qu’une «possibilité théorique sans volonté de l’ouvrage». A savoir, son «impossibilité» technique et son inconsistance physique. Autrement dit, ce qui est 81


repris au monument continu, c’est son caractère de papier. L’incarnation invoque l’esthétique de la désincarnation, l’architecture, celle du projet dans sa forme la plus autonome. Il y a dans ce jeu de la référence quelque chose d’une volonté de rendre la fiction victorieuse du réel. Au moyen d’une mise en scène, un peu de la radicalité du projet -radicalité qui doit justement tout à l’impossibilité de sa réalisation- se voit «réalisée» quoi qu’il en soit. L’imaginaire totalitaire du monument continu est aussi celui de l’architecture de papier au regard de la pierre. Alors que la référence est investie pour sa charge d’abstraction, les stratagèmes de traitement du détail se chargent d’en restituer l’effet. Le jeu contemporain témoigne ainsi de sa fascination envers une production théorique élaborée dans une culture de projet qui refuse de se limiter à celle du construit9. Dans cette entreprise qui consiste à convoquer un projet de papier, on trouve à la fois la tentative de charger une architecture ordinaire d’un peu de la force extra-ordinaire du projet qui l’inspire, et celle de (re)donner à sa part théorique la possibilité d’une présence, même relative, dans l’ouvrage. L’autre réalité, qui sourd comme «en négatif» de cette appropriation, est l’impossibilité d’une telle esthétique de projet de passer naturellement du concept à l’ouvrage. Aussi, la faire vivre nécessite-t-il de mettre en place des stratégies d’illusions, qui comme avait pu le faire le cinéma de Mélies, tente de ramener la matière à un presque rien.

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9- il faut encore ici reprendre les mots de Pascal Urbain qui dit bien l’appréciation par les architectes de cette part «invisible» de l’architecture : «Etre architecte, c’est tout autre chose que d’aimer l’architecture construite. Il faut l’aimer d’abord; il faut l’aimer naïvement, familièrement (...)Mais cet amour ne suffit pas. Pour être architecte, il faut aimer son ombre». Pascal Urbain, De l’indifférence à l’architecture, p.19. Cinéma des galeries de la Reine 2012 Sophie Dars, Bernard Dubois


Là aussi, la force abstraite du projet ne peut être ramenée à l’édifice qu’à la condition de faire mentir les rapports de forces qui régissent la relation de la feuille et de la pierre.

Phantom of the Paradise

La maquette 1:1 du Club de Golf de Mies à Krefeld par Robbrecht en Daem architecten, 2013 Trois des projets de Mies van der Rohe dessinés pour la ville allemande de Krefeld sont restés à l’état de papier. Dans le but de monter une exposition sur cette part méconnue du grand public du travail de l’architecte, la curatrice Christiane Lange a fait appel aux architectes Robbrecht en Daem pour réaliser une construction d’un genre un peu particulier, la maquette échelle 1:1 du projet du Club de Golf de Krefeld dessiné par Mies en 1929. L’entreprise fait écho avec celle qu’aurait conduite Mies luimême avec la maison Kröller-Müller. Ce projet de villa ne sera jamais réalisé, mais il est dit que l’architecte en a fait une maquette à l’échelle 1:1 sur le site qui lui était destiné. Le caractère hypothétique de l’existence d’une telle maquette -seule reste une photographie dont l’authenticité n’a pu être attestée-, n’a pas conduit pour autant à mettre un terme aux fantasmes et aux interrogations. Quel pouvait bien être pour Mies le statut de la construction d’une maquette d’échelle 1:1? Pourquoi approcher la représentation de l’édifice et l’édifice lui-même? Pourquoi confondre leurs mises en œuvre dans une échelle commune? Pourquoi, finalement, ouvrir une crise de confiance dans le processus de production de l’architecture? La réalisation de Robbrecht en Daem réactualise ces questions et relève leur pertinence fondamentale. Elle parvient à montrer jusqu’à quel point les rapports entre projet et architecture ne vont pas de soi. Au premier abord, tout porte à croire que l’entreprise d’exposition du projet de Mies aboutit indubitablement à la réalisation d’une architecture. D’abord parce que matières et volumes sont là, et à l’endroit où ils devraient être, le projet s’implantant sur son site originel. De fait, il est possible pour le visiteur de pénétrer le «Golf club» et d’en faire véritablement l’expérience comme il pourrait le faire d’un édifice «normal». Ensuite, parce que ces matières et volumes ne sont pas feints10 mais véritablement construits selon les nécessités de mise en œuvre qui sont celles de l’architecture; la présence des éléments structurels miesiens en témoigne. Les remarques de la curatrice sur le processus de chantier vont dans ce sens lorsqu’elle observe que la réalisation «est une maquette mais [elle] a demandé toute la recherche technique d’un bâtiment: fondations, taille des colonnes et des poutres, etc...11». Pourtant, l’ambition de la réalisation est de n’être «que» la représentation d’un projet. Le bâtiment qui se présente sous nos yeux, que l’on peut parcourir, toucher, apprécier jusque dans ses 83

10- On peut en effet envisager une maquette 1:1 où l’emplacement des murs aurait été signifié mais pas réellement construit. Christine Lange évoque l’exemple de la maquette échelle 1:1 en toiles qui avait été faite pour la maison Kröller-Müller, in «1:1 Scale Models», Accatone 1, 2014, p.53. 11- Christine Lange, in «1:1 Scale Model», Accatone 1, 2014, p. 53.


détails nous l’affirme autrement. Il n’est pas une architecture mais une maquette grandeur nature. Le médium permet de mettre en forme une étape de projet12 dont Mies avait laissé les traces au travers de quelques dessins et perspectives conservés aux archives du MoMA. Et en effet, l’ambition de la réalisation est de transcrire le projet dans son indétermination, celle là même qui laisse certains des possibles de l’architecture en suspend. On comprend l’ambiguïté de l’entreprise, puisque pour Robbrecht en Daem, il s’agit de donner forme à un projet tout en veillant à ce que l’édification n’entraîne pas avec elle la fixation de ce qui, à l’état de projet, est indéfini. Aussi, le travail des architectes a-t-il consisté à produire une construction autant qu’à tenter de retenir celle-ci de tomber dans le domaine de l’architecture. Cette double ambition qui fait marcher la réalisation sur le fil du rasoir entre le projet et l’édifice, a dû être l’occasion d’un travail de recherche particulier. Il aura fallu déterminer tous les éléments définis par les dessins de Mies autant que trouver une façon de figurer tous ceux qui n’ont pas été définis par l’architecte (soit que les différents documents du projet se démentent l’un l’autre, soit que l’information soit tout simplement absente). La réinterprétation de ces éléments d’architecture manquants témoigne de la volonté de rendre manifeste leur caractère indéterminé. Ainsi, le matériau13 choisi pour l’ensemble du bâtiment est un contreplaqué «coupé en fines tranches, comme une maquette de papier ou de carton14» et légèrement blanchi, pour les ressemblances que ce dernier peut avoir avec le balsa. Sur certaines surfaces où Mies aurait pu faire usage d’une matière noble comme le marbre, le contreplaqué est seulement vernis pour que le motif de ses veines réapparaisse. Enfin, certains panneaux dont l’emplacement exact ne pouvait être déterminé, sont posés sur pied et laissés libres, la fragilité de leur présence, et leur indépendance structurelle faisant ressortir leur caractère hypothétique. Dans ces différents choix qui convoquent l’esthétique de la maquette ou la fragilité de la pose d’un mur, s’opère ce que l’on pourrait lire comme un travail de suppression du sentiment de l’architecture. En même temps que la construction réalise son objet, elle s’attèle à estomper le caractère définitif de la matière. Au travers son traitement, il s’agit de lui faire évoquer l’immatériel, l’absent, l’hypothétique et l’abstrait. C’est demander à l’unicité de la matière de se départir de son caractère univoque. L’entreprise donne certainement une construction étrange, quelque peu hybride. Assurément, la réalisation tient un double discours. On entend un «je suis là» et un «je ne suis pas là», prononcés par des protagonistes qui semblent avoir permuté leurs rôles. Cette fois-ci c’est le projet -abstrait- qui nous assure de sa présence, et l’édifice -concret- qui affirme son absence, alors que nos sens tendent à nous dire le contraire. 84

12- Paul Robbrecht dit lui même que «le dispositif de la maquette à l’échelle a l’avantage de rendre un état de recherche». in «1:1 Scale Model», Accatone 1, p. 53. 13- «(...) nous n’avions presqu’aucune idée des matériaux que Mies avaient en tête. Nous ne voulions pas inventer quelque chose qui n’était pas sur les dessin, et surtout, nous ne voulions pas faire une reconstruction complète du projet de Mies, comme un décor de cinéma.» Paul Robrecht, in «1:1 Scale Model», Accatone 1, p. 52. 14- Paul Robrecht, op.cit. p. 53.

ci -contre: maquette du club de Golf, 2013 Robbrecht en Daem architectes


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On pourrait arrêter l’analyse ici, et se contenter d’observer cette étrange capacité du projet qui, par son indétermination, parvient dans sa présence concrète à retirer au construit sa dimension d’ «architecture». Mais, tout comme le soleil ne rencontrera jamais la lune dans le même espace physique, nous supposons que la présence simultanée du projet et de l’édifice dans le même champ sémantique est impossible. L’exacerbation des rapports du projet et de l’édifice de cette œuvre de Robbrecht en Daem permet ainsi de dire quelque chose, pressenti dans certaines analyses mais pas explicité, du type de perception que projet et édifice requièrent. La réalisation limite qui nous occupe embrasse un paradoxe, celui de faire parler le projet et réduire l’architecture au silence, et ce au travers la réalisation. Or, ce paradoxe fait écho à un autre, constitutif de l’ambition de l’exposition à son origine, faire parler l’intelligible au travers d’une expérience phénoménale. D’un côté pour la curatrice et les architectes, il est question de rendre lisible un projet de Mies15 , et donc de parler de ses possibles dans la forme qui les rendaient possibles. L’entreprise fait appel à une lecture cognitive de la part du spectateur; il s’agit de lui permettre la connaissance d’un intelligible. D’un autre côté, il est question de communiquer cet intelligible au travers de son expérience sensible. Le but étant de rendre la compréhension de cette architecture non réalisée accessible à tous, alors que l’affichage de dessins en aurait arrêté la portée aux experts16. Dès lors, l’entreprise fait appel à aux sensations du spectateur; il s’agit de lui permettre l’appréhension d’un phénoménal. Il en faudrait peu pour imaginer que cette exposition si particulière parvienne à rendre possible l’ambition de faire passer la connaissance du projet par son expérience, autrement dit de faire passer l’intelligible par le phénoménal17. Or, ce qui se joue ici est plus complexe. Dans sa pure présence, celle qui permet son expérience sensible, la réalisation 1:1 fait inévitablement pencher la balance du côté de la perception d’une architecture. D’où toute la série d’évitements mise en place par les architectes pour empêcher que le réel ne transforme la matière en édifice. L’impossibilité pour le projet de garder sa forme dans une construction grandeur nature oblige à contrevenir à l’effet de réel pour continuer à faire exister le projet. Dans cette élaboration d’un «artifice» qui fait dire à la matière qu’elle est là et pas là en même temps, on perçoit les contradictions entre le phénoménal et l’intelligible, contradictions qui reflètent celle de l’architecture et de l’édifice. La part d’édifice de cette réalisation offre une sensation spatiale; dès lors, il s’agit de rendre l’appréhension du projet possible par la figuration d’un in86

15- En cela, l’exposition fait appel au cognitif. Et il s’agit bien ici de parler du projet, compris comme nous l’entendions comme le «descriptif chargé de son double dynamique». On s’en remettra à l’affirmation de Christine Lange lorsque celle-ci déclare que la réalisation a cette capacité de rendre explicite -plus que ne l’aurait fait un édifice- la part conceptuelle de la conception : «Rien ne montre mieux que ce que le fait cette maquette que Mies travaillait avec des plans verticaux comme une série d’écrans de théâtre». op.cit., p.54 16- «(...) une exposition d’architecture classique avec dessins, photographies, maquettes est intéressante seulement pour ceux qui connaissent déjà bien le sujet, pour les architectes ou les historiens. Ce n’est pas une expérience, c’est juste de la connaissance». Christine Lange, op.cit, p.52. 17- Si l’on jouait à réunir la double ambition en une seule, il en résulterait en cette aporie: «il s’agit d’exposer le projet dans son état intelligible sous l’expérience immédiate de sa spatialité sensible».


telligible. Autrement dit, l’appréhension de l’œuvre comme un état du projet, comme maquette, requiert un processus d’intellectualisation de la part du visiteur, pour que l’expérience des sens puisse être ramenée à celle du projet. Il faut noter également que ce processus d’appréhension est rendu possible au travers du symbole. Nous citions ailleurs dans ce travail l’analyse de Sylvain Malfroy : la présence incomplète comme le mode d’être, par excellence, du symbole18. L’aspect «pas fini» d’un matériau et le caractère «laissé en suspend» du mode structurel des pans de murs sont des modes d’exposition qui travaillent à une «présence incomplète». Ces derniers relèvent donc du «symbole», et convoquent le projet, encore une fois, comme une part absente de la réalisation. Le projet évoqué en creux atteste de l’impossibilité de sa mise en forme. En visitant la maquette échelle 1:1 du projet de Mies par Robbrecht en Daem, nous faisons l’expérience phénoménale de l’espace architectural, et cela est permis par l’édifice. Nous appréhendons également le projet dans sa forme indéterminée, et cela est permis par la lecture intelligible des éléments d’architecture. Les deux réalités de l’architecture son bien co-présentes mais leurs champs sémantiques restent étanches à leur tentative de fusion, et gardent dans cette polarité leur écart fondamental; pour évoquer l’un et l’autre, il est encore besoin à chacun de parler l’un de l’autre19. L’intérêt de l’entreprise de Robbrecht en Daem réside dans cette capacité de pousser projet et édifice dans leurs retranchements. Bien sûr, la réalisation est bien celle d’une maquette 1:1, mais l’expérience qu’elle permet n’est pas celle de la forme d’un projet. L’architecture n’aura pas été complètement réduite au silence, et le projet n’aura pas véritablement été mis en présence, mais, et de façon encore plus forte, ils seront parvenus à parler l’un de l’autre, dans le maintien de leur écart fondamental. Par une comparaison avec l’art moderne qui peut être éclairante, on pourrait dire ici que la réalisation emprunte autant à la Trahison des images de Magritte qu’à la Fontaine de Duchamps. Comme le «ceci n’est pas une pipe», la construction nous affirme «ceci n’est pas une architecture» dans le but de faire naître l’idée qu’elle est «la représentation d’une architecture». A ceci près que le médium de la maquette réduit la distance entre la représentation et le réel à un presque rien. Contrairement à la pipe de Magritte qui ne pouvait être fumée, la maquette du projet de Mies peut être «habitée». On aboutit ici à une «trahison du réel». C’est ici que la réalisation emprunte à l’œuvre de Duchamps. En étant exposée ainsi, l’architecture est destituée de son appartenance au monde réel, pour être ramenée à son existence symbolique. Comme l’urinoir de Duchamps, elle force l’intellection de l’objet, sa compréhension abstraite, pour pouvoir être retirée au 87

18- Sylvain Malfroy in «Perception critique à l’oeuvre et perception critique de l’oeuvre», dans Matière n°3 : Regard, p. 47. 19- On peut d’ailleurs remarquer que le langage utilisé par Robbrecht en Daem pour symboliser la maquette ne permet pas de réduire la polarité entre le sensible et l’intelligible. Utiliser le contreplaqué parce qu’il évoque le balsa parlera aux avertis, laissera probablement les autres devant l’unique observation qu’il s’agit d’un matériau peu coûteux. La polarité entre langage d’expert et langage pour tous subsiste. Les visiteurs amateurs d’architecture ressortiront en conscience d’avoir parcouru une maquette. Il est moins sûr que les autres ne concluent pas à la visite d’une architecture d’un projet de Mies.


monde de son usage, et atteindre véritablement au statut d’œuvre comme projet. En définitive, que ce soit par les illusions d’une architecture de l’image, par la référence du projet de papier au papier du projet, ou encore par la réalisation arrêtée à une maquette, il se joue à différentes échelles et au travers de différents moyens une ambition commune. Celle de restituer, au sein des réalisations, la «suspension» propre à la forme du projet qui, par définition, est intraduisible en l’état dans le monde réel. Il s’agit alors d’évoquer la permanence du dessein d’une architecture dans une forme de manquement à son accomplissement. Pour ce faire, l’architecture use d’artifices pour mettre en scène cet éternel absent qu’est le projet. La représentation d’une absence, c’est aussi la valorisation d’une discipline par sa dimension intellectuelle, d’une discipline qui ne peut émerger de la matière qu’au travers de l’intelligible.

ci contre: La Fontaine, New York 1917 Marcel Duchamp 88


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L’ÉDIFICE COMME REPRÉSENTATION DU PROJET Actualités Les analyses des réalisations contemporaines du point de vue de leur rapport au projet font écho à notre lecture de la période renaissante. En opérant une dichotomie entre le projet et l’édifice, la Renaissance ouvre une boite de Pandore. La perte de l’innocence engendre la discipline dans la conscience d’elle même et la force à l’exploration de sa complexité. L’architecture en embrassant la modernité et se joignant ainsi aux autres arts et domaines de connaissance, doit alors faire face à ce paradoxe moderne par excellence: celui de poser la question de l’être en posant les termes du faire. La pratique de l’architecture devient une quête de sa définition. Dès lors, «l’architecte est à la recherche de l’architecture1». La belle formule de bOb Van Reeth décrit ce mouvement performatif de la discipline, qui va du faire à l’être. Chaque réalisation significative s’avance comme l’accomplissement d’une position sur ce que peut être l’architecture. Et, immédiatement, elle participe à son tour à alimenter le débat en reposant cette question essentielle. En cela les objets d’architecture, jusque dans leur inconscience, ont bien cette structure de l’œuvre d’art, dont Sylvain Malfroy observe qu’elle est à la fois injonctive et interrogative2. C’est ainsi qu’à se construire, les architectures construisent aussi le débat. Et c’est pourquoi les objets que nous avons étudié, qui réactivent une position qui fonctionne sur la dichotomie entre le projet et l’édifice fondatrice de la discipline, posent question au regard de l’actualité. Nous nous proposons, en guise de conclusion et d’ouverture d’hypothèses, de présenter comment ces pratiques de conception peuvent prendre position dans le débat contemporain.

Comprendre/sentir, grand débat Le grand débat est grand. Il ne s’agit pas ici de prétendre pouvoir en restituer les termes en quelques lignes, mais plutôt de l’aborder partiellement pour ce qu’il peut aider à la lecture de l’architecture contemporaine qui a concentré nos efforts d’analyse. Comme tout débat, il s’articule autour d’une polarité de positions qui se concentre sur une différence de fond. L’organisation de cette polarité est difficile à résumer, d’autant que chaque époque lui donne un nouveau visage, chaque pratique un vocabulaire propre, et surtout qu’aucune réalisation ne pourra jamais être réduite à l’une ou à l’autre des polarités sans réduction caricaturale. 91

1- bOb Van Reeth cité par Geert Bekaert, A.W.G. bOb Van Reeth Architects. Ghent-Amsterdam : Ludion, 2000, p.7. Traduction personnelle. 2- Je détourne ici l’emploi de la formule par Sylvain Malfroy puisque que dans son article elle lui sert à décrire la structure de l’oeuvre d’art dans son rapport au spectateur pour forcer son jugement critique. C’est lui qui se voit enjoindre puis questionner, pas la discipline elle-même, comme je l’entends ici. in «Perception critique à l’oeuvre et perception critique de l’oeuvre», dans Matière n°3 : Regard, p. 50.


Cependant, au risque nous même de la caricature, on peut avancer que ce débat oppose une tradition intellectualiste à une tendance sensualiste de l’architecture. D’un côté, on trouve les tenants d’une architecture qui vise au sensible, fait appel au phénoménal, valorise la subjectivité de la perception, et conçoit son exercice comme art pour sa capacité à exprimer une sensibilité de l’auteur ou à exalter la sensation chez le spectateur. De l’autre, on rencontre les tenants d’une architecture qui vise à l’intelligible, fait appel à l’intellect, considère l’édifice dans sa capacité à véhiculer un sens à travers sa lecture, et conçoit son exercice comme art pour sa capacité à produire des objets culturels, tout ceci reposant sur une recherche d’objectivation de l’expression architecturale3.

L’actualité du débat Sous des formes renouvelées la polarité entre ces deux conceptions de l’architecture continue d’être opérante. C’est elle qui amène Sylvain Malfroy au travers de l’analyse d’architectures contemporaines au constat du paradigme opposant deux poétiques de l’architecture4. L’une est matérielle et l’autre immatérielle, à l’une correspond une réception «sensorielle», à l’autre «cognitive». L’une se donne dans son immédiateté, l’autre comme média. Lucan, Picon, ou Lapierre, pour être des figures importantes de la théorie architecturale, n’en comptent pas moins les points et prennent parti, confirmant ainsi cette approche duelle du champ architectural contemporain. Ils constatent, chacun à sa manière, l’importance prise au cours des vingt dernières années par les postures sensualistes sur la scène architecturale. Elles occupent une part considérable des publications dans les revues spécialisées, ainsi qu’une grande partie de la commande publique notamment parce qu’elles ont trouvé un allié dans la politique de promotion des villes. Que l’on s’accorde ou non avec ce constat, l’architecture «sensualiste» est aujourd’hui assez vivante pour susciter sa critique au nom de la culture. Jacques Lucan, qui ne mâche pas ses mots dans sa leçon d’honneur à l’EPFL5, donne à sa critique un goût amer. Pour lui, la victoire de cette architecture à sensation est aussi celle de l’inculture sur la culture. L’observation de l’actualité architecturale l’amène à faire l’hypothèse d’une récente inflexion de l’architecture vers ce qu’il appelle l’«archaïsme». L’historien attribue cette conjoncture à deux types de postures architecturales. La première -qu’il illustre avec la chapelle Bruder Klaus de Zumthor- consiste en une réévaluation de l’expérience architecturale au travers la présence physique de la matière. Elle s’articule autour du fantasme de retrouver, au tra92

3- L’histoire de l’architecture semble être marquée par un mouvement de balancier, autant spatial que temporel, qui donne l’hégémonie à l’un puis à l’autre des termes de ce débat. A l’objectivation de la beauté à la période Renaissante fait suite ainsi l’exubérance plastique et sensuelle des mouvements Baroques. L’opposition à cette «décadence» et la volonté de créer un art national donne naissance à l’ordre classique français. Plus tard, c’est l’éclectisme et le néo-classicisme qui se font face. L’un remet le sujet au coeur du jugement de goût, l’autre récupère les codes classiques pour fonder une discipline dogmatique. 4- Sylvain Malfroy, «Perception critique à l’oeuvre et perception critique de l’oeuvre», dans Matière n°3 : Regard. 5- «L’archaïque et le sublime», Leçon d’honneur de Jacques Lucan à l’EPFL, 13/04/2015.


vers de l’architecture, «une expérience du monde qui précède toute pensée sur le monde6 ». La deuxième attitude est celle de Koolhaas qui, face au spectacle tout autant effroyable que fascinant de l’accroissement des villes, s’emploie à déclarer la nécessité pour l’architecture de frapper encore plus fort. Dès lors, l’architecture doit provoquer des situations de choc, notamment par le mariage d’entités qui n’ont «rien en commun au delà de leur coexistence7» (Lucan prend l’exemple de la Casa de Musica de OMA à Porto, et des empilements de Vitra de Herzog et De Meuron à Bale). La recherche de sensations primitives et la quête du choc par l’«iconisme»8, parce qu’elles imposent l’émotion au corps, a à voir avec une esthétique du sublime9,et, comme elle, s’appuie sur les impressions de stupeur et d’effroi. Ses modalités d’expression relèvent de l’«archaïsme» en ce qu’elles appellent à une déprise de la culture, au profit d’une immédiateté perceptive qui s’impose aux sens sans passer par l’intellect. Pour Lucan, ces postures se construisent sur la rupture par rapport à l’histoire, dans l’incapacité où se trouve l’architecture de se comprendre, depuis la modernité, sous le sigle de la continuité. Antoine Picon, dans une conférence également donnée à l’EPFL10 arrive à un constat similaire à partir d’une approche qui privilégie l’analyse de la culture architecturale au travers ses expressions architectoniques. Picon lit notre actualité sous l’égide d’une «crise architectonique» par opposition à une époque où la construction disait la vérité de l’édifice. Pour Picon, le fait que l’illisibilité structurelle soit aujourd’hui devenue une qualité est signe de la perte de la culture. Nous sommes entrés dans une époque où les modèles structurels traditionnels ont perdu leur capacité d’ordonner le monde de l’architecture11. Le retour de l’ornement, permis notamment par le numérique, se greffe sur cette perte. Mais celui-ci nous arrive sous une forme qui n’est pas celle que lui connaissait la tradition. L’ornement, auparavant ponctuel, essentiellement ajouté, mais organisateur, politique et symbolique, se retrouve désormais omniprésent et nécessaire, quoi que destitué de sa capacité organisatrice et de sa dimension signifiante, plus libre encore pour ne finalement donner cours qu’aux sensations visuelles. Pour Picon, désormais, l’ornement se substitue à la lisibilité architectonique en englobant le bâtiment -comme en témoigne l’exemple du stade de Pékin par Herzog et De Meuron- pour faire tomber la perception de l’architecture du côté de l’affect. Là encore, le sensation immédiate semble avoir gagné sur la culture. Eric Lapierre, disciple de Lucan12, professe contre une architecture qui a destitué la culture en rompant les liens qu’elle peut avoir avec l’histoire de la discipline13. L’architecte fait le lien entre 93

6- L’expression employée par Lucan fait référence à la phénoménologie de Merleau-Ponty. 7- J’emprunte ici les mots de Lucan, «L’archaïque et le sublime», Leçon d’honneur de Jacques Lucan à l’EPFL, 13/04/2015. 8- Le terme employé par Lucan est à rapprocher de son usage dans la linguistique: l’iconisme est une démarche qui généralise l’effet de l’interaction entre des icônes -compris comme signeset la réalité extérieure. 9- Bien sûr, la connotation positive qui est attribuée au terme dans son emploi courant est ici à laisser de côté. 10- Antoine Picon, «Pour une lecture culturelle de la construction», conférence à l’EPFL du 12/11/2012. 11- Cette déprise de la culture est bien résumée en une formule qui redonne au propos de Picon un peu de l’amertume qu’une lecture d’honneur aurait peut être également stimulé: «Le panthéon est mort une première fois à la fin de l’Antiquité. A la Renaissance, il renait de ses cendres. Aujourd’hui c’est la deuxième mort du Panthéon». 12- Eric Lapierre a suivi l’atelier de Jacques Lucan et les accointances de leurs pensées théoriques sont notables. 13- Eric Lapierre, «Tradition et spontanéité», texte pour la Maison de l’architecture de Picardie, septembre 2006.


cette position et un certain état idéologique du monde. Il relève les convergences d’une telle posture, issue des avant-gardes artistique et architecturales du début de XXe siècle, avec l’état actuel d’un monde marchand. Dans sa croissance infinie, celui-ci se nourrit sans mesure de la «nouveauté», laquelle conserve la valeur idéologique dont la modernité l’avait chargée. Aujourd’hui, l’invention ne peut se concevoir que dans la distinction d’avec le «déjà vu», chaque réalisation tombant immédiatement du fait même de son existence dans ce domaine dont elle essayait de s’extraire et qu’elle grossit maintenant de sa présence. Complice de l’inconsistance d’un monde de l’image l’«architecture du spectacle» gesticule, dans le but de se rendre visible dans le flux d’informations non hiérarchisées qui baignent nos quotidiens14. En refusant de s’inscrire dans une culture qui obligerait la lecture de la tradition architecturale, l’architecture se coupe de toute possibilité de s’inscrire dans la profondeur du temps. Enfin, d’autres théoriciens mettent en avant les bouleversements de la conception architecturale induits par l’émergence et le développement des outils numériques. Ces derniers opèrent une réduction de l’«opacité» du médium du dessin, et tendent à réduire à la transparence les rapports entre le projet et la réalisation15. De fait, ils favoriseraient une approche immédiate de la conception de l’architecture qui pourrait avoir l’effet de mettre à mal sa tradition intellectuelle. Ainsi, Potié relève la spécificité des ces nouveaux outils qui mettent en place «une pensée de caractère génératif [qui] se substitue, en l’absorbant, à la culture typologique16 ». Pour Mario Carpo, c’est la forme même du projet renaissant qui est mise à mal. Il avance ainsi les affinités que ces technologies ont avec un mode de conception métrique, tel qu’on le trouvait sur le chantier avant l’invention du projet: «Les technologies digitales de dessin et de conception peuvent dans certains cas être perçues comme des instruments ou des médiums, mais dans leur fonctionnement, elles sont plus proches des outils tels que marteaux et burins, que des vecteurs notationnels traditionnels, tels que les plans et les dessins17 ». Il en prédit l’avenir prochain de la mort d’un certain auteur, «l’auteur moderne albertien18 ». C’est à toutes ces menaces que la culture du projet «cosa mentale» est censé devoir faire face.

La question de la culture On peut trouver des affinités de pensée entre les postures théoriques précitées et certaines des pratiques architecturales qui nous ont intéressé. En ce qui concerne la relation à la culture architecturale, les 94

14- Lapierre n’est pas le seul à remarquer les affinités structurelles entre le fonctionnement d’une certaine architecture contemporaine et celle du capitalisme, permis notamment par le développement d’un monde de l’image. Jean-Louis Genard et Jean-Didier Bergilez font un rapprochement similaire: «Après avoir servi le pouvoir par sa capacité de signifier ou de symboliser la puissance politique, après avoir été le vecteur d’un contrôle social rationalisé, l’architecture semble s’être mise désormais au service de nouvel esprit du capitalisme qui s’appuie volontiers sur les séductions que peuvent lui offrir les ressources des disciplines esthétisantes». «Le destin de l’architecture à l’ère de l’esthétisation de la vie quotidienne», Recherches en communication, n°18, 2002. p.22. 15- C’est l’horizon que semblent se donner les BIM (Building intelligent Model) avec leur objectif de parfaite communication entre les acteurs du bâtiments et de parfaite coïncidence du modèle numérique avec l’ouvrage à réaliser. 16- Philippe Potié, «Géométrie savante et écriture baroque», in Les Cahiers de la recherche architecturale n°17: «Perspective, projection, projet. Technologies de la représentation architecturale», Septembre 2005, p. 78. 17- Mario Carpo, The Alphabet and the Algorithm, MIT Press, Cambridge, Massachussetts, London, England, 2011, p. 31.


accointances sont évidentes et ont déjà été relevées. Montrer le projet dans l’édifice, selon l’hypothèse que nous avons développé dans ce travail19, c’est, comme tel, revendiquer la filiation de la conception avec une certaine culture architecturale, et de cette manière, rompre avec la nécessité de la rupture20. On notera simplement que dans les exemples qui nous ont intéressé, très souvent, la filiation cherche moins à s’établir qu’à se montrer. Et si l’on pourrait qualifier de formalistes des architectures qui mettent en scène dans leurs dessins l’évidence des figures géométriques en les extrayant de toute contingence, toutefois, le procédé pourrait aussi être compris comme une forme d’affichage ostentatoire de la filiation. Dans le «m’as-tu-vu» d’une évidence graphique, on peut aussi imaginer qu’il y ait quelque chose de l’ordre de la revendication d’une paternité culturelle. Dans la conférence précitée, Lucan s’étonne que les formes irrégulières aient pu entrer récemment dans le domaine de l’architecture alors même qu’elles constituaient le point de séparation entre la pensée de l’architecture et un monde chaotique. Il évoque rapidement l’idée que l’usage des polygones irréguliers est le symptôme d’un glissement vers l’archaïsme parce que ces formes n’ont pas à être appréhendées par l’intelligence géométrique. Ces propos mériteraient certainement d’être développés pour être discutés, mais quoi qu’il en soit, ils invitent à supposer que l’emploi des formes fondamentales de la géométrie impose, lui, l’évidence de la conceptualisation. Aussi, les résurgences dans les réalisations de ces figures géométriques visent certainement l’effet de s’imposer à l’entendement, justement parce qu’elles sont des fondamentaux. De même, les compositions de Office KGDVS en s’en remettant à une simplicité algébrique (le 3x3 de la maison Buggenhout) cherchent aussi à forcer le caractère conceptuel du dispositif.

L’invention - L’auteur Prendre ses distances avec la tendance à la rupture, c’est choisir de s’affilier à une culture architecturale. Pour autant, cette volonté de subordination et de continuité ne doit exclure ni la possibilité de l’invention, ni la revendication du statut d’auteur, l’un et l’autre faisant eux mêmes partie de la tradition de la discipline architecturale. C’est bien la résolution de ce paradoxe qui semble active dans nos objets d’analyse. Pour ce qui est de l’invention, on aura observé au travers de ce travail que le maintien d’une contradiction entre les conditions de la réalisation et la réalisation elle-même permet son émergence. L’invention «retrouvée» est celle qui -par opposition 95

19- Je précise «selon l’hypothèse que nous avons développé dans ce travail», parce qu’on pourrait également remarquer qu’afficher la nouveauté d’une architecture, comme le font les «architectures du spectacles» pour reprendre l’expression de Lapierre, c’est aussi d’une certaine manière montrer le projet dans l’édifice. Toutefois, une telle monstration oblige à une fuite en avant, puisqu’aussitôt avancée, la nouveauté n’en est plus une et en requiert une nouvelle. De plus, mais ce point demanderait de trop longs dévelopements ici, la nouveauté spectaculaire emprunte systématiquement à des disciplines hors du champ de celle de l’architecture. 20- Lucan prononce ainsi dans sa lecture d’honneur: «Allons-nous rompre avec cette idée qu’il faut rompre avec ce qui nous a précédé?».


à l’exploration de la «tabula rasa»- autorise la recherche de l’imprévu au sein de la complexité propre au cadre historiquement constitué de l’architecture. Travailler sur une tension interne à la discipline, entre les moyens de sa réalisation et la réalisation elle-même, apparaît comme une façon d’échapper à l’idée que l’invention ne peut être atteinte qu’au travers de l’originalité. L’architecture qui fonde sa conception sur la recherche de la nouveauté, en étant destructrice des conventions, est également destructrice de la discipline. A l’inverse, fonder l’invention dans les rigueurs du projet, pour ce qu’elles permettent de création, c’est aussi d’une certaine manière, consolider la discipline dans ses principes. Ensuite, la représentation du projet dans l’édifice a quelque chose à voir avec une revendication du statut d’auteur, lui-même intimement lié à la notion d’invention. Une nouvelle combinaison à l’intérieur des canons disciplinaires, la trouvaille d’une variation élégante sur une question de composition 21 peuvent être le lieu de l’invention. Mais, si l’affiliation à une culture consacrée de l’architecture permet à l’œuvre de revendiquer une ascendance disciplinaire, l’exercice semble particulièrement difficile lorsque la culture du projet se confronte à celle du vernaculaire22. Une large part de la condition du projet contemporain, contenue dans les utilités, invisible par sa modestie même -intervention dans des édifices existants, extensions, occupation d’un parcellaire banal, etc.- est confrontée au vernaculaire comme espace de projet. Chercher à faire œuvre dans ce cadre «banal», c’est courir le risque de tomber dans «l’ordinaire»23, de simplement rejoindre les rangs du réel construit. Afficher le projet dans l’édifice peut, sous cet aspect là, être envisagé comme une solution pour échapper à cette dilution de l’édifice «banal» dans le construit. En figurant le travail du projet, l’édifice peut alors témoigner de son passage par le dessin, et attester de fait de sa filiation conceptuelle et intellectuelle. Un retour rapide sur la réalisation Twiggy de Architecten De Vylder Vinck Tailleu permet d’illustrer cette idée. Son analyse a montré comment le médium du projet permet paradoxalement d’aboutir à un résultat qui est généralement celui d’une architecture qui n’a pas été projetée. La technique savante permet de créer l’irrégulier, l’incongru, le «gauche»; la forme «spontanée» est retrouvée par les moyens traditionnels du projet. Mais ici, l’esthétique du vernaculaire peut être prolongée sans qu’il y ait méprise, il s’agit bien d’une architecture pensée, «œuvre d’architecture». En cela, la monstration du projet rétablit la possibilité de la signature de l’auteur dans des réalisations qui prennent les allures d’une architecture qui n’en avait pas24. 96

21- On pense ici à Livio Vacchini, qui a déployé une large part de son énergie inventive autour de la question de la résolution du problème d’angle résultant du fait qu’en architecture une trame a une épaisseur. 22- Dans un article intitulé «L’ordre de l’ordinaire- Architectures sans qualités», Eric Lapierre fait une distinction entre le banal et l’ordinaire. Le banal, s’il n’a pas vocation à se distinguer ou se signaler outre mesure, et a bien cette intention de «se fondre dans la masse», ne perd pas pour autant sa capacité ordonnatrice. Le banal «peut atteindre un niveau de qualité et une capacité de signification exceptionnels; mais [il] doit assumer de rester un individu dans la foule». L’ordinaire à l’inverse, «se présente (...) à nous comme la mise en oeuvre systématique de relation de contrastes non contrôlées». in Peinture sans qualité, Catherine Perret, Les presses du réel, Dijon, 2005. 23- Il faut insister sur cette différence : l’architecture banale ne refuse pas pour autant à marquer la spécificité d’un bâtiment, comme la cohérence n’exclue pas la distinction des éléments sur lesquels elle se fonde. 24- On pourrait faire le même constat en ce qui concerne la banalité d’une commande parfois réduite à l’échelle de l’intervention dans des intérieurs privés. La réalisation de cette rampe d’escalier d’Aurélie Hachez, qui glisse jusqu’à être «coupée» et «projetée» quelque centimètres plus bas, dans une ligne de métal aussi fine que celle d’un tracé, peut être un exemple de ce type de projet. Le dessin devient alors la forme de préciosité qui dans ses résultats permet de différencier le banal d’une intervention «projetée» du banal d’une rampe ordinaire.


On remarquera, enfin et surtout, que ce type d’intervention a cet étrange effet d’agir sur notre perception du réel construit, celui-là même qui a échappé au contrôle de l’architecte. Et ici, la spécificité du contexte belge, où la spontanéité constructive a trouvé le lieu de son expression paroxystique, y est certainement pour quelque chose. Ainsi d’une manière générale, si le réel construit permet de faire projet, en retour on peut également faire projet du réel. La technique du projet, en permettant d’arriver au même résultat que celui atteint par la construction spontanée, donne une part de son dessein à ce qui n’en avait pas. Montrer le projet dans l’édifice peut alors se concevoir pour ses effets rétroactifs sur le construit. A la manière du New York Délire de Koolhaas, manifeste rétroactif qui produit le projet jusque là silencieux de Manhattan, l’affichage du passage par le projet offre au réel belge son manifeste rétroactif. Tout se passe comme si il s’agissait de produire le projet qu’ignorait son architecture, comme la pensée qui manque à son acte.

24- On pourrait faire le même constat en ce qui concerne la banalité d’une commande parfois réduite à l’échelle de l’intervention dans des intérieurs privés. La réalisation de cette rampe d’escalier d’Aurélie Hachez, qui glisse jusqu’à être «coupée» et «projetée» quelque centimètres plus bas, dans une ligne de métal aussi fine que celle d’un tracé, peut être un exemple de ce type de projet. Le dessin devient alors la forme de préciosité qui dans ses résultats permet de différencier le banal d’une intervention «projetée» du banal d’une rampe ordinaire.

Finalement, c’est la structure même de l’abstraction impliquée par une architecture qui s’attache à parler d’un ailleurs qu’elle ne peut rendre présent qui obtiendra nos derniers mots.

Détail d’une rénovation de maison unifamiliale à Bruxelles «Oriel» par Aurélie Hachez et Philibert de Viron

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Dans une émission de radio qui s’intéressait aux Ménines de Velasquez, il était relevé encore une fois la particularité de ce tableau qui s’attache à représenter l’art du peintre en même temps qu’elle inscrit le spectateur dans l’espace de la représentation. Les intervenants en venaient à conclure à l’étonnant tour de force d’une peinture qui, prise au piège de ses capacités mimétiques, s’en sortait en représentant la représentation. Dans un article de Philippe-Alain Michaud25, celui-ci s’intéresse à un bref moment de l’histoire du cinéma où le médium cherchait à fuir son pouvoir le plus fort, celui de pouvoir «capter» le réel. Pendant une brève période, le cinéma aura préféré figurer des abstractions peintes mouvantes, se complaisant dans un autre système de représentation que celui qu’on lui connaît aujourd’hui. Le cinéma aura ainsi pour un instant refusé les présupposés réalistes de l’image photographique pour affirmer la nature bidimensionnelle, non consistante, du film. On pourra toujours s’étonner des moyens employés par les arts pour s’efforcer de combattre l’évidence de leur emploi ou pour dépasser le domaine d’existence auquel leurs caractéristiques intrinsèques pourraient les cantonner. Cet élan pour sortir des limites de leur immédiateté correspond souvent à un effort pour s’affirmer en tant qu’art. Peut-être peut-on voir un peu de cet effort dans les détours d’une architecture qui cherche à faire de sa présence matérielle retour sur son état immatériel. Le bâtiment prend l’architecture au piège du réel. Le réel prend l’architecture au piège des moyens qui sont les siens. Que parfois l’architecture joue à prendre le réel au piège de sa représentation est un juste retour des choses.

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25- Phillipe Alain Michaud, Pouvoyeur d’irréalité: Fantasmagorie d’Emile Cohl, 1908, in 1895, Revue de l’association française de l’histoire du cinéma.


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