Ali Aarrass (extrait) - Manu Scordia

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Voici les premières pages de la bande dessinée ALI AARRASS scénarisée et dessinée par Manu Scordia A paraitre le 19 avril 2019 aux éditions Vide Cocagne Pour plus d'informations : www.videcocagne.fr


Ali Aarrass Manu Scordia


Cet ouvrage a reçu le soutien d’Amnesty International (Belgique) ainsi que celui de La Ligue des droits humains (Belgique). Une partie des bénéfices des ventes sera reversée au Comité de soutien à Ali Aarrass ainsi qu’à la Ligue des droits humains (Belgique).


Imagine…

Imagine. La police vient t’arrêter alors que tu es tranquillement chez toi avec ta femme et ton bébé. Tu ignores pourquoi. Ils sont violents. Ils fouillent la maison. Ils ne trouvent rien. Tu es emmené au commissariat, interrogé. On te parle de terrorisme et trafic d’armes. Il n’y a rien. Tu es relâché au bout de trois jours. Tu ne comprends pas. Imagine. Deux ans après, la police vient t’arrêter à ton travail. Nouvelle perquisition de ton domicile. Rien. La justice de ton pays de résidence, l’Espagne par exemple, agit à la demande d’un pays étranger, le Maroc par exemple. Tu es soupçonné d’appartenir à un réseau terroriste. On t’enferme dans une prison de haute sécurité. Tu es interrogé. Ils te montrent des photos de gens que tu ne connais pas, te sortent des noms qui ne t’évoquent rien. Tu ne comprends rien. On te fouille à nu, jusque dans l’anus. Tu passes 40 jours en isolement total, sensoriel et temporel. La nourriture t’est passée à travers une grille. Ta détention se prolonge. Le Maroc, qui demande ton extradition, ne fournit aucun élément te concernant à la justice espagnole. Après une année de détention, tu comparais enfin devant un juge et pas n’importe lequel : le plus célèbre juge d’Espagne et peut-être du monde, le juge Balthazar Garzón, celui qui a délivré un mandat d’arrêt international contre le dictateur Pinochet quelques années plus tôt et qui est réputé très dur avec les suspects de terrorisme. Ce juge te blanchit. Il prononce un non-lieu. Logique, le dossier est vide. Imagine. Tu restes malgré tout ça en prison. Cherchez l’erreur. Tu fais la grève de la faim pour qu’on te libère. Tu perds 35 kilos en 2 mois. Ta détention se poursuit une année de plus. Un comité de soutien se mobilise pour toi. Ton pays, celui que tu as servi pendant deux ans sous les drapeaux, la Belgique, se limite à dire qu’il fait confiance à l’Espagne. Amnesty International s’empare de ton cas

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et dénonce ce qu’il t’arrive. Le Haut Commissariat aux Droits de l’Homme des Nations Unies suspend ton extradition. Pourtant, le gouvernement espagnol décide de t’envoyer au Maroc, pays dont il sait pourtant qu’il pratique la torture. Alors que tu es au 24e jour d’une nouvelle grève de la faim et donc très faible, on vient te chercher en cellule. On te dit que c’est pour t’emmener à l’hôpital. Quand on te fait une piqûre, tu comprends que tu ne vas pas à l’hôpital mais à l’aéroport. Tu es extradé. Ta famille n’est pas avertie. La Belgique t’abandonne sous prétexte que tu possèdes aussi la nationalité marocaine. Imagine. Au Maroc, tu es directement conduit au siège de la DGST, la Direction générale de la sécurité du territoire. Dans les sous-sols, tu es torturé pendant 12 longues journées d’un interminable interrogatoire. Passages à tabac. Privation de sommeil et de nourriture. Chocs électriques. Sévices sexuels. Brûlures de cigarette. Supplice de la bouteille. Simulations de noyade. Tu craques complètement. Tu signes des aveux. Tu passes devant un juge qui préside un simulacre de procès. Il te condamne à 15 ans de prison pour terrorisme, sur la base unique de tes « aveux » obtenus sous la torture.

Imagine. Quotidiennement, tu subis des mauvais traitements en prison. Puis, un jour, le Rapporteur Spécial sur la torture de l’ONU en personne vient te voir en prison, avec un médecin légiste qui constate sur ton corps les traces de la torture, les brûlures et les cicatrices des sévices. Un rapport détaillé des Nations Unies confirme que tu as bien été torturé. En appel, tu es condamné à 12 ans de prison. Après une deuxième visite des experts des Nations Unies, l’ONU demande ta libération immédiate. Tes conditions de détention sont inhumaines. Tu fais une grève de la faim de 72 jours. Pour toute réponse, tu es transféré dans une prison de haute sécurité. En isolement 23h sur 24.

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Ta fille a fêté ses 13 ans et tu ne l’as pas vue depuis plus d’une décennie. Un appel téléphonique par semaine. Tu dors sur un bloc de béton sans couverture. Et les autorités de ton pays, la Belgique, t’ont abandonné. Définitivement. Imagine. C’est un cauchemar. Oui. C’est ce qui est arrivé à Ali Aarrass. Cela aurait pu être toi. Cela aurait pu être moi. C’est tombé sur Ali. Et ça continue. Certains y voient au mieux un dommage collatéral de la lutte contre le terrorisme. En réalité, il s’agit au minimum d’une immense injustice et peutêtre même d’une erreur judiciaire. Quand on maltraite à ce point l’être humain, on perd une chance de découvrir la vérité. Il est universellement reconnu que, dans l’Histoire, des innocents se sont auto-accusés pour échapper à la torture. C’est bien pour ça que la torture tombe sous le coup d’une interdiction absolue. L’histoire d’Ali est tellement particulière et si universelle à la fois. Son histoire est particulière parce qu’elle n’est pas croyable. Elle est inimaginable. On se dit que ce n’est pas possible, que c’est un mauvais film, qu’on va nous dire que ce n’est pas vrai, que ça va s’arrêter. Depuis le début, on se dit ça et pourtant son calvaire continue. Son histoire est universelle parce qu’elle touche à l’humanité. Le calvaire d’Ali, c’est une immense violation des droits humains et des libertés fondamentales, gravés dans le marbre il y a 70 ans, déclinés depuis dans de nombreuses conventions internationales directement imposables aux trois pays concernés  : le Maroc comme bourreau et l’Espagne et la Belgique comme complices en spectateurs-approbateurs. Où sont la présomption d’innocence, l’interdiction absolue de la torture et le procès équitable ? Les autorités belges ont abandonné Ali Aarrass à son terrible sort sous prétexte qu’il a la double nationalité. Pour faire passer ce moment de honte, notre ministre des Affaires étrangères Didier Reynders s’est contenté de déclarer à

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la télévision : « C’est un dossier lié au terrorisme… dans le climat actuel, il faut être prudent. Donc demander des conditions de traitement correct, la lutte contre la torture, demander qu’on mette fin à une grève de la faim pour qu’on puisse réintégrer de façon correcte la prison dans de bonnes conditions, oui ; dire qu’il faut le libérer, je n’irais pas jusque-là. »

Ah bon ? Monsieur le Ministre n’irait pas jusque-là ? Pourtant, le Groupe de travail sur la détention arbitraire du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies avait été jusque-là et demandé la libération immédiate d’Ali Aarrass ! Dire que le même ministre des Affaires étrangères a vanté à cette même période l’exemplarité de la Belgique en matière de respect des droits humains et loué les institutions de l’ONU pour nous y faire élire, tout en niant les décisions de ces mêmes institutions. La Belgique a donc réussi à se faire élire au Conseil des droits de l’homme des Nations Unies pour la période de 2016-2018 et puis pour la période de 2019-2020 au Conseil de Sécurité, le Saint des saints de l’ONU. En même temps, la Belgique détourne le regard de toutes les décisions de ces instances onusiennes qui embarrassent trop la réalpolitique de notre pays et qui risquent de mettre à mal nos excellentes relations avec le Maroc. Que pèse le cas d’Ali Aarrass face à ce pays ami dont on a tant besoin pour arrêter les migrants subsahariens, pour reprendre les marocains sans-papiers qu’on veut leur remballer et pour lutter contre le terrorisme ? Circulez, il n’y a rien d’autre à voir. Didier Reynders oublie de dire que l’assistance consulaire, auquel tout belge en difficulté à l’étranger a droit, avait été refusée par son administration à Ali Aarrass. Il aura fallu une action en justice de ses avocats pour obtenir la

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condamnation du ministère des Affaires étrangères à apporter une assistance consulaire à Ali Aarrass. Et encore, celle-ci a été réalisée à minima, tout en contestant en appel et en cassation cette condamnation judiciaire à l’assistance. En outre, s’il n’est pas certain que le ministre des Affaires étrangères ait effectivement fait part à son homologue marocain du vif mécontentement de notre pays à propos de la manière dont notre ressortissant fut traité ; il est cependant certain qu’il ait fait part de son plus vif mécontentement à la hiérarchie de la télévision publique belge, après la diffusion d’une longue interview où son inertie fut un peu trop soulignée à son goût sans que la journaliste ne soit intervenue. Cet abandon des « doubles nationaux » est un très mauvais message à tous les citoyens belges issus de l’immigration. D’un seul coup, on fait bien comprendre à une personne pourtant née en Belgique et Belge de naissance que s’il possède une deuxième nationalité, qui date parfois de ses parents ou grands-parents et dont il ne peut souvent pas se défaire même s’il le voulait, sa nationalité belge ne vaudra jamais autant que la nôtre, unique. Les doubles nationaux ou les citoyens qui ne sont pas belges de naissance sont donc bien, aux yeux des autorités, des citoyens de seconde zone. C’est inacceptable. Pour Ali, face à l’abandon par son pays la Belgique, face à la violation de ses droits les plus élémentaires, face à tant d’injustices, face à tout cela, il n’y a plus grand-chose à ajouter. Une chose peut-être. Je suis Ali Aarrass. Nous sommes tous Ali Aarrass ! Alexis Deswaef Président d’honneur de la Ligue des Droits Humains (Belgique) Avocat au Barreau de Bruxelles et à la Cour Pénale Internationale





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A suivre...



ALI AARRASS est le quinzième titre de la collection Soudain, Cette collection regroupe des ouvrages contemporains, certains engagés, sociaux voire politiques, certains plus personnels et intimes, mais toujours avec une thématique forte et le souci de choisir des autrices et auteurs qui se positionnent dans le monde d’aujourd’hui et le décortiquent.

Déjà parus : Les Désobéisseurs du service public, collectif Canis Majoris, de Loïc Locatelli Kournwsky Poète à Djibouti, de Nicoby Quelque chose nous a échappé, de Gwendoline Blosse et Juan Pablo Miño Hôpital Public, collectif El Mesias, de Mark Bellido et Wauter Mannaert Comme un frisson, d’Aniss El Hamouri Je n’ai jamais dit je t’aime, d’Alexandre De Moté D’ailleurs, d’Alain Munoz Féministes, collectif Mon Petit Ponant, de Nicoby Le temps où on enfilait des perles, de Colocho Bienvenue à l’usine, de Bastien Bertine Traits intimes, de Joub


©Vide Cocagne 18 rue Geoffroy Drouet 44000 Nantes Correction : Cassandre Thiénot ISBN 978-2-37936-004-6 Dépôt : 1e semestre 2019 Imprimé en France par SEPEC




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