«La vie des choses» de Marc Agron (La Veilleuse)

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En activité réduite, comme une petite lampe allumée en permanence, de façon durable et attentive à l’environnement dans lequel nous vivons, La Veilleuse s’engage à faire découvrir des façons inédites d’appréhender, de narrer, ou d’écrire le monde.

Ce livre paraît dans la collection « Nuit blanche » qui regroupe les romans écrits par des auteur·trice·s contemporain·e·s.

Les Éditions La Veilleuse bénéficient pour ce titre du soutien de la Ville de Lausanne, du canton de Vaud, de la Loterie Romande et de la Fondation Jan Michalski.

Accompagnement éditorial : La Veilleuse

Graphisme et couverture : La Veilleuse

Mise en page : Maxime Levy

Correction : Céline Guillaume

Illustration de couverture : Anaëlle Clot

ISBN 978-2-88978-007-5

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.

© Éditions La Veilleuse

La vie des choses

Roman

Éditions La Veilleuse

À Sailor et Tim

« L’histoire sanctionne tout, pardonne tout, même ce que nous ne pardonnons pas à nous-mêmes. »

L’ouvrage intriguait par sa couverture illustrée, la légèreté de son papier bible, le portrait de l’écrivain au revers (la photo datait d’il y a douze ans) et son prix bas. En dépit d’une énergique campagne de promotion, le roman était un échec. Ne pouvant l’écouler aussi facilement que prévu, l’éditeur l’avait d’abord soldé. Dans la boutique d’un hall de gare, il avait même été déposé à côté du rayon « alimentation et bricolage » et offert à l’achat d’un traité de cuisine moléculaire écrit par un chef étoilé, lui aussi en mal de lecteurs. À la poste, où se vendent désormais fruits, légumes et livres, il était offert pour tout colis de plus de vingt kilos expédié à l’étranger.

Habitué au succès, l’auteur vivait mal ce soudain désamour. Il se sentait incompris, injustement négligé et songeait à un changement de style. Certaines plumes illustres l’avaient fait avant lui, empruntant les voies tortueuses de la séduction – souvent lamentablement. Pour prouver combien la critique l’avait sous-estimé, il avait envoyé à un quotidien durant tout un trimestre une nouvelle par semaine, signée par

l’anagramme d’un écrivain célèbre, si flagrant, Parcel Mroust. Mais cela n’avait pas suffi. Un aspirant journaliste avait alors rédigé un article dithyrambique, analysant ces nouvelles selon les règles de l’exégèse universitaire, décortiquant le style, épluchant l’humour sémitique de l’auteur, croyant deviner les sous-entendus, les doubles sens. Sûr de son flair, le pigiste n’avait pas hésité à comparer Mroust à Bjørnstjerne Bjørnson, prix Nobel de littérature : « Même verve narrative, ambiances faussement banales, drame sous-jacent à chaque page, réalité floutée d’un voile dentelé, narration irriguée d’une mélodie chimérique ; un écrivain est né », avait-il rédigé.

Quelques semaines plus tard, le chroniqueur était relégué à la rédaction des avis mortuaires.

Conséquence de treize années de gloire littéraire et médiatique, on interpellait encore l’écrivain dans la rue : « Sur quoi travaillez-vous en ce moment ? » S’il répondait « rien » d’un air sérieux, on s’inquiétait comme à l’annonce d’une maladie grave. Il avait donc opté pour une formule plus rassurante : « Mon prochain ouvrage est en cours de lecture, l’éditeur le trouve excellent, mais souhaite le retravailler un peu… Oh à peine, vous savez, moi et l’orthographe ça fait deux, comme Balzac. » Cela l’arrangeait bien. « Comme j’ai touché un important à-valoir – mon avant-dernier livre a été traduit en quatorze langues – je prends mon temps et je travaille à une série d’aphorismes. » Comme un sportif d’élite qui s’adonne au jogging entre deux compétitions.

L’interlocuteur ne devinait jamais le désespoir de l’homme de lettres. Ni son sourire figé de mauvais acteur qui avait préparé ses répliques pleines d’esprit, sa fausse modestie avide de compliments, ses digressions triviales. Personne ne soupçonnait que sa façon d’ouvrir la bouche cachait une dent pourrie qu’il n’était plus en mesure de remplacer. L’invitait-on à dîner, il prétendait ne pas avoir le temps, submergé par ses trois romans en cours d’écriture et la correspondance avec ses lecteurs fantômes.

Les rares fois où on lui demandait comment il allait, il se trouvait déstabilisé, décelant un soupçon dans cette interrogation sans empathie. Il plaçait alors un mouchoir sur ses lèvres, prétextait un rhume et coupait court. L’interlocuteur finissait par poser la main gauche sur son propre cœur, la droite sur l’épaule de l’écrivain et d’un ton compatissant prononçait : « Ça ira, ne t’inquiète pas, appelle-moi si tu as besoin d’aide. » Il continuait son chemin, sachant pertinemment que « non, ça n’irait pas ».

Il désirait, plus que jamais, écrire le livre qu’un congénère, issu d’une même famille de désillusionnés, emporterait sur une île comme seul compagnon. Il imaginait parfois son œuvre comme l’unique recours d’un prisonnier dont il sauverait la vie par la faculté qu’ont les écrits de procurer l’illusion du grand large. Xavier de Maistre n’avait-il pas intitulé son récit Voyage autour de ma chambre ?

Autrefois adulé, désormais mal aimé, il empoignait régulièrement son dernier livre et avait fini par admettre, s’arrêtant sur certains passages, qu’il n’était pas bon. Il lui manquait des

couches de chair, la densité dont un corps doit être pourvu pour tenir debout. Il se rappelait l’écrivain imaginaire de Proust, Bergotte, observant dans un musée La Vue de Delft de Vermeer, attiré par les petits personnages bleus au fond du tableau, le sable rose et enfin la précieuse matière claire, tel un soleil, d’un petit bout de mur jaune. Tout cela le fascinait, la superposition des couleurs, à peine distinctes les unes des autres, mais toujours aussi jaunes, jusqu’à la perfection. Bergotte concevait ainsi idéalement l’écriture, il fallait s’appliquer davantage, relire et réécrire son texte jusqu’à l’excellence. Ses récits étaient trop secs, la palette de couleurs manquait de nuances et de subtilité. Les phrases méritaient d’être plus finement ciselées, comme le peintre avait travaillé les couleurs de la toile, jusqu’à ce petit pan de mur jaune… Il se rappelait aussi que Bergotte était mort de désespoir.

Il jugeait le titre de son dernier livre mauvais et ne comprenait pas pourquoi il n’avait pas accepté les suggestions de son ami éditeur. Cette erreur avait trompé les libraires qui ne savaient pas où le classer. La citation en grec et l’extrait de l’Apocalypse de saint Jean n’avaient aucun rapport avec son texte, mais il avait pensé que pareil étalage impressionnerait le lecteur. La couverture, une reproduction du portrait d’Innocent X par Francis Bacon, produisait un effet répulsif. Rien dans ce bouquin n’était réussi. Pourquoi s’était-il obstiné à le faire publier ? Par vanité, sans doute. Lui vint à l’esprit une phrase de son amie Geneviève : « Tout le monde a son livre à écrire, c’est après que ça se gâte. »

Lors de la publication de son premier roman, il avait exigé que la notice biographique mentionnât qu’il se « consacre désormais à l’écriture ». Il ne pouvait quand même pas afficher son travail de serveur tous les vendredis et samedis soir, ni sa contribution dans la revue Chasse et Pêche. Invité de la rubrique « carte blanche », il avait dû y renoncer en raison des plaintes de lecteurs qui la jugeaient saugrenue. On avait suggéré au rédacteur en chef – un colonel qui goûtait à la littérature – que l’écrivain invité suivît une bonne psychothérapie plutôt que de déverser son flot de mélancolie dans une revue où les animaux sont rois, la chasse et la pêche sont des odes à la nature, et non une incitation au suicide.

Comment en était-il arrivé là ? L’orgueil l’avait-il emporté ? Était-il devenu aussi arrogant que Polycrate, tyran de Samos ?

Pendant longtemps, ses contrats avec les éditeurs et les producteurs de films lui avaient assuré un train de vie confortable. Les courriers de ses admirateurs assouvissaient son besoin de reconnaissance. Invité à s’exprimer sur les plateaux de télévision, il pouvait parler durant des heures. Il avait refusé de prêter son image pour une publicité de lessive, les essais photo l’ayant épuisé, réveillant au passage une allergie aux sulfonates d’alkylbenzène. Il avait en revanche accepté la proposition d’un opérateur téléphonique, qui lui avait rapporté autant d’argent que ses droits d’auteur de l’année. Son image flottait sur la ville.

Les premiers ennuis avaient commencé l’année où il avait quitté la mère de ses enfants pour une femme de quelques

années son aînée. À sa surprise, c’est l’âge de la nouvelle compagne qui avait le plus blessé son épouse, car il n’avait pas l’excuse de tous ces hommes qui « cèdent » à l’attrait de la jeunesse – chose habituelle pour certains qui se mettent à s’habiller comme des adolescents et dissimulent leurs douleurs articulaires à coups d’anti-inflammatoires.

Sa femme s’était sentie humiliée, d’autant plus qu’elle trouvait la nouvelle conquête plutôt laide. Elle lui connaissait un goût marqué pour les femmes petites, plutôt intellectuelles. Celle-ci était sans doute une ancienne haltérophile ou une déménageuse professionnelle, disait-elle la main posée sur le cœur et les yeux tournés vers le ciel pris à témoin. Elle n’avait rien contre elle. Elle aurait juste voulu qu’elle crève.

Ne pouvant résister au charme féminin, il avait multiplié les aventures avec des partenaires toujours plus jeunes. Obsédé par l’image de l’« homme nouveau », redevenu célibataire, il s’était perdu en route. Sa dernière conquête, celle qui s’était étonnée du tatouage « Rosemarie » dissimulé dans les poils de sa cuisse gauche, juste à côté d’un curieux grain de beauté en forme de cœur, l’avait quitté pour un videur rencontré devant une boîte de nuit. Vainement, elle lui avait demandé de faire ôter le tatouage, le prénom d’une ancienne rivale inscrit sur la peau de son amoureux l’incommodait au plus haut point. Cette exigence avait été formulée deux fois, puis elle l’avait quitté.

Il avait fini par revenir auprès de sa femme. Elle l’avait traité de pauvre type, lui avait demandé de raser cette barbe de cinq jours et de porter à nouveau des vêtements de son âge,

mais elle ne l’avait pas rejeté. L’amour prend souvent l’aspect de scènes bibliques, comme le retour de l’enfant prodigue, quand la mémoire et l’orgueil sont comprimés par l’affection, seule à pouvoir guérir les maux de la solitude – cruelle métaphore de la neurasthénie. Il lui avait dit que c’était pour la vie et avait rafraîchi son tatouage, le faisant même colorer. Dupe consentante, elle avait aimé retrouver son prénom sur la peau de son mari.

Après ce retour et des mois sans une ligne d’écriture, il s’était posé devant la bibliothèque de sa compagne, grande lectrice, et avait feuilleté maintes pages au hasard, avec l’espoir qu’une phrase ou un mot provoquerait une étincelle, l’inspiration d’un nouveau roman. En vain.

S’emparant avec rage du livre d’un Irlandais qu’il avait plusieurs fois abandonné avant la page 50, il s’était demandé que trouver à ce salmigondis, pour lui illisible. Il n’était jamais parvenu à sympathiser avec ce texte impénétrable, même si ceux qui en étaient venus à bout s’émerveillaient d’un inventaire des gestes, pensées et divagations d’un type bizarre ; un petit bourgeois de Dublin nommé Léopold Bloom. Il avait tâché de le suivre dans ses pérégrinations, tirant le parallèle avec Télémaque, fils d’Ulysse. Oui, oui ! Et alors ? Il ne comprenait rien à cette Molly Bloom – une sorte de Pénélope, mais infidèle, celle qui « connaissait la science des grands signes ». Tout cela lui donnait le tournis.

Et s’il ne possédait simplement pas les ressources intellectuelles qu’exigeait un ouvrage d’une telle envergure ?

Depuis quelque temps, le personnage de Polycrate, dont lui avait parlé son professeur au lycée, hantait son esprit. Il en tira des parallèles avec sa propre vie, en fut troublé, et tandis que la peur l’envahissait, il se souvint.

Le tyran de Samos jouissait depuis des décennies d’une prospérité inouïe, la providence avait été sa fidèle alliée.

Il suffisait que le despote entreprenne la conquête d’une île voisine et la victoire lui tendait les bras comme un dû. Sa fortune augmentait, sans qu’il eût à s’en soucier. Cela dura plus de quarante ans. Un jour, l’un de ses alliés s’inquiéta qu’une telle chance ne présageât un soudain accident. Puissant, mais superstitieux, Polycrate décida de stopper le cours de sa prospérité au moyen d’une perte volontaire. Il jeta à la mer un anneau orné d’une pierre précieuse, espérant subir au moins une fois dans sa vie un revers et ainsi satisfaire aux rigueurs de la fortune. Aveuglé par sa puissance, il n’était pas conscient que les maux qu’on s’inflige de son plein gré ne font pas mal. Le malheur frappe de manière imprévisible et nous livre démunis face au destin. Il s’était montré orgueilleux. Les forces auxquelles il avait voulu s’abandonner refusèrent son sacrifice.

Un soir de printemps, une fine pellicule de neige s’était posée sur l’île de Samos. À la surface de l’eau, un poisson frétillait comme un petit dauphin. Il fut pris par le pêcheur qui approvisionnait le cuisinier de Polycrate. Une forme ovale au bas du ventre étonna l’homme et quelle ne fut pas sa surprise de découvrir, dans les entrailles du poisson, l’anneau sacrifié. Lorsque le lapis-lazuli fut rendu au tyran, celui-ci pâlit. Mais il sourit, se félicita, se rendit grâce à lui-même, se crut peut-être

immortel, alors même que son conseiller lui annonçait gravement : « Polycrate, tu es maudit. »

Peu de temps après, sa prospérité se transforma en d’abominables revers. C’était l’époque où Darius Ier, le grand roi des Perses, avait entrepris une nouvelle guerre contre les Hellènes. Il réussit à conquérir les colonies grecques d’Asie Mineure, y compris Samos. Un de ses généraux demanda au nom du roi des Perses qu’on dressât une grande croix au milieu de la citadelle conquise pour y attacher Polycrate. Il fut pendu sous les vivats d’une foule en liesse acclamant son nouveau maître. On dit beaucoup de choses, quant à savoir si tout est vrai…

Éloigné de la vie ordinaire par les illusions de la célébrité, et bercé par les critiques élogieuses qui le comparaient aux plus grands écrivains de son époque, il se demanda s’il n’avait pas, lui aussi, été dédaigneux. Il avait osé rêver de gloire en dépit d’une voisine qui lisait dans le marc du café et lui avait rappelé que la gloire était une notion post-mortem, à ne pas confondre avec la célébrité. Il fallait se repentir. Il lui sembla percevoir dans chaque exemplaire de son livre soldé une partie de son corps dépecé, comme si des morceaux de sa chair étaient exposés sur des poteaux, offerts aux charognards. Il ne tarda pas à comprendre que la gloire et le supplice étaient jumeaux, légataires d’un même destin.

II

Trois années s’étaient écoulées. L’auteur les avait vécues à la verticale, la tête en bas, comme un plongeur en apnée. Il avait passé son temps à écrire et à dormir. À l’abri du monde, devenu aphone, il ressemblait à un habitant d’une contrée étrangère qui, discernant un idiome fraternel sur les lèvres d’un passant, se serait mis à pleurer, comme si l’image de sa vie antérieure lui apparaissait. Il s’imaginait par moments flotter au-dessus des réalités grossières tandis que, lors de ses rares sorties dans la rue, il apercevait sur les visages de ses semblables les traits doux et tristes de la frivolité. La vie est-elle autre chose que l’apprentissage de la mort ?

D’autres ouvrages que les siens avaient pris place sur les rayonnages des librairies. Les nouveautés formaient des tours pyramidales au milieu des magasins, aux endroits mêmes où, naguère, son dernier opus avait été exhibé au pied d’une photo aguicheuse, invitant à la consommation. La pile de son roman n’avait jamais diminué, jusqu’au jour fatidique du pilon.

Enfermé chez lui, ne sortant que très rarement, sans radio ni télévision pour éviter les éventuels échos de son échec,

il s’était désabonné de tous les journaux et revues. Lui revenait trop souvent à l’esprit la voix d’un écrivain aigri qui avait déclaré : « Je ne voudrais pour rien au monde vivre l’échec de mon confrère, je ne cherche pas le succès comme lui, j’écris pour moi-même. »

Pour la première fois depuis trois ans, il décida de retourner chez son éditeur.

Il marchait au bord d’un fleuve, rêvant d’y plonger sans résistance, les yeux écarquillés, comme on se livrerait à un baptême dans le Jourdain. Il espérait y trouver, surgissant des profondeurs du temps, des parfums bibliques, celui d’un lys d’or, d’encens et de myrrhe. Il avançait presque en lévitation, dialoguant avec lui-même, changeant jusqu’au timbre de sa voix, improvisant des réponses aux questions qu’on pourrait éventuellement lui poser.

Absent de la vie active, il avait perdu toute notion du temps, ne se souvenait même plus lors de quelle rentrée littéraire son ouvrage damné était paru. Il serrait sa serviette en basane orange sous son bras droit, craignant de la perdre.

Elle contenait le tapuscrit qu’il avait relié dans une papeterie de banlieue, seul endroit où, pensait-il, personne ne l’aurait reconnu – éludant ainsi les questions auxquelles il ne souhaitait guère répondre.

Au lieu d’emprunter les transports publics, il avait préféré marcher. Non en amateur de randonnée, mais par superstition. Le jour où il avait apporté son premier manuscrit à son ami éditeur, avant qu’on ne change de millénaire, il avait là encore fait le trajet à pied. Il avait neigé au mois d’août, ses

Se rendre à pied chez son éditeur quand on habite dans la même ville, c’était une chose, mais Yann, grâce au succès des romans qui devaient suivre, avait acquis une maison en périphérie de Paris. Au fil des ans, le quartier était devenu un dortoir pour ceux qui voulaient fuir la vie citadine. Les habitants des villas mitoyennes avaient planté des thuyas pour se protéger de la vue des passants, conférant ainsi au faubourg un air de cimetière. Le centre se trouvait à trois heures de marche.

Alors qu’il cheminait depuis une petite heure, il croisa un homme svelte, chargé d’un gros sac à dos. À la mine étonnée de Yann, celui-ci s’arrêta et expliqua qu’il s’entraînait pour une expédition dans l’Himalaya. Il allait affronter son premier huit mille mètres et devait s’habituer à porter du poids durant plusieurs semaines. Il ne se séparait donc jamais de sa charge. Enseignant au lycée, il se rendait dans la chambre froide d’un ami boucher pour y passer une partie de la nuit, muni de couvertures – parfois d’un masque à oxygène. Cela durait depuis un mois ; il ne mangeait qu’un jour sur deux. Parmi d’autres contraintes, il s’était imposé l’abstinence sexuelle, sauf les week-ends. Yann voulait lui donner l’adresse de son psychiatre, celui qui avait réussi à le convaincre de recommencer à écrire et d’arrêter de manger des cacahuètes. Certes, concéda l’Himalayen, il souffrait dans la pièce frigorifiée,

23 pieds nus dans ses tongs avaient gelé. L’année suivante, il pouvait se dire « écrivain » à la faveur d’un prix littéraire décroché à la surprise de tous. À cette époque, il pensait sincèrement être dénué de talent, mais comme souvent, une idée géniale avait suffi.

parce qu’il était végétarien et qu’elle était remplie de viande, ce qui le rendait malade. Mais c’était le prix à payer. Il n’allait tout de même pas s’entraîner avec les touristes dans les Alpes, se frayer un chemin parmi les motoneiges, les VTT électriques, les remontées mécaniques et les restaurants d’alpage aux terrasses équipées de sièges chauffants. Il confia à Yann que, la dernière fois qu’il avait essayé de gravir le massif de l’Annapurna accompagné de son sherpa népalais, il avait dû abandonner à cinq mille huit cents mètres. De retour chez lui, il avait eu le sentiment d’avoir escaladé le mont Blanc comme n’importe quel touriste. Il avait honte. Avant de reprendre sa marche, l’ascensionniste lui dit d’une voix rauque, le visage traversé par une douce folie mêlée d’angoisse : « Ne croyez pas que ma vie soit facile, mais je veux m’approcher du ciel pour communier avec les saints au sujet de l’inversion métaphysique du monde. » Pour s’assurer qu’il n’avait pas rêvé, Yann lui donna son numéro de téléphone et le pria de l’appeler le lendemain.

À l’approche de la maison de Louis Van Berg, son éditeur, il tâcha de se souvenir quand il l’avait vu pour la dernière fois. C’était sur le plateau d’une télévision privée, lors d’une émission où le présentateur riait tout le temps de ses propres jeux de mots, se tapant sur les cuisses comme s’il s’était brûlé. Si on avait coupé le son, on aurait pu imaginer qu’il pleurait. Il n’avait pas réussi à placer une phrase sans être interrompu par un comique dont la tâche consistait à mettre en difficulté l’invité et à démolir son œuvre. Son roman fut qualifié de « livre de trop, le bide qui n’avait même pas la forme du ventre de son auteur ». On était censé rire. Il rappela à Yann que du

sublime au ridicule il n’y avait qu’un pas, mais qu’aucun ne conduisait du ridicule au sublime. L’éditeur avait applaudi le jeu d’esprit du clown sans défendre son poulain. À la sortie des studios, Yann lui avait demandé pourquoi il lui avait infligé une exhibition aussi ignoble. L’éditeur s’était justifié en le défiant de trouver une émission qui ne soit pas vulgaire à une heure de grande audience. Il avait ajouté que le plus important, c’était de parler du livre – en mal ou en bien, cela n’avait pas d’importance. Il lui avait rappelé aussi que « vulgaire » et « populaire » relevaient de la même étymologie.

La scène s’était passée quelques mois avant qu’il n’apprenne le retrait de tous les exemplaires invendus des commerces les plus variés, pour qu’ils soient détruits avant que sa maison d’édition ne se retrouve en difficulté.

L’hôtel particulier que son éditeur avait acheté, notamment grâce au succès des premiers livres de Yann, abritait les Éditions du Miroir du Temps. Devant le portail, il fut accueilli par un chien à l’allure d’hyène à rayures qui n’avait pas besoin d’aboyer : son apparence seule et sa manière de se déplacer invitaient le visiteur à rester immobile, dans l’attente qu’on vienne lui ouvrir.

Un jeune stagiaire fit pénétrer l’auteur dans la bibliothèque et le pria de patienter, le patron n’ayant pas encore terminé un précédent rendez-vous. Vieille méthode de domination pour imposer le respect. Dans la bibliothèque qui occupait toute la longueur du couloir étaient alignées les publications de la maison, dont les siennes. Sur les murs figuraient les photographies encadrées des « écrivains maison », mais plus

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aucune de lui. Pourtant, il se souvenait qu’une paroi entière lui avait été consacrée ; l’éditeur avait même installé des spots et ajoutait de nouvelles images à chacun de ses passages dans les médias. Il était particulièrement fier de celles prises devant les élèves, quand ses livres étaient étudiés au lycée.

Yann se doutait qu’il le faisait attendre pour souligner la place qui était désormais la sienne. Van Berg entra dans la pièce, feignit la surprise et interrogea Yann sur la raison de sa venue. Sans dire un mot, ce dernier sortit son manuscrit et le posa sur la table. Il plaça la main sur les feuilles reliées par une spirale à anneaux, ferma les yeux comme pour prêter un serment sur la Bible, et prononça fièrement : « Voici la bête ! »

Van Berg tournait dans son fauteuil Eames, emporté par son énergie centrifuge. Il finit par stopper son mouvement, alluma une cigarette et dit : « On m’a donc menti, tu n’es pas mort. » Il se leva, se fit couler un expresso, retourna à son fauteuil et continua à jouer au carrousel comme s’il avait oublié la présence de son visiteur.

Yann lui dit qu’une partie de son être – la meilleure, sans doute – était en effet morte il y a trois ans, mais que son squelette continuait d’avancer, résistant tant bien que mal à l’attraction des corps massifs. Van Berg ne manifestait aucun intérêt pour les théories fumeuses de la gravitation. Yann lui demanda s’il voulait jeter un coup d’œil à son travail, le feuilleter brièvement, lire un extrait à haute voix, comme autrefois ; mais l’éditeur avait déjà ouvert la porte et lui indiquait la sortie. Il l’informa qu’il remettrait son texte à un comité de lecture et qu’il le tiendrait informé de leur jugement.

Le programme éditorial était déjà chargé par les publications de nouveaux talents, tous âgés de moins de trente ans. À  l’étonnement de Yann, Van Berg répondit par une longue supplique muette en direction du ciel. Yann ne put s’empêcher de lui rappeler qu’il avait longtemps été son plus gros vendeur et qu’il lui devait sa fortune, mais Van Berg lui fit remarquer qu’il l’avait pratiquement conduit à la faillite avec son dernier livre. Son visage de protozoaire resta impassible devant le sourire et la main tendue de Yann sur le seuil du bureau. La porte claqua si fort qu’elle résonna durant quelques instants dans ses oreilles. Le jeune stagiaire, témoin de la scène, ne sut quelle attitude adopter. Yann ferma les yeux et fit non de la tête comme pour se convaincre qu’il n’avait rien vu, rien entendu. Traversant la cour, il se rappela l’hyène qui gardait la propriété. Elle était renversée, immobile, sans vie. Il s’approcha pour constater qu’il s’agissait en fait d’une gigantesque poupée ; un robot qui fonctionnait avec des piles. La batterie était vide et l’animal, mort.

Refermant le portail, il ne put s’empêcher d’arracher la plaque « chien méchant » pour la placer dans une enveloppe et la glisser dans la grosse boîte aux lettres, réceptacle des manuscrits.

Le bruit de la porte claquée le poursuivit, suscitant en lui un sentiment de honte.

Plus aucune photo de lui dans les locaux de la maison d’édition ! Van Berg était devenu éditeur parce que Yann l’avait persuadé de quitter l’enseignement, où il s’ennuyait. Comment, en si peu de temps, avait-il pu se transformer en cet

être ingrat ? Il ressemblait davantage à un officier d’armée qu’à ce professeur d’histoire passionné d’édition et qui avait créé une bourse à l’écriture pour les jeunes romanciers. L’auteur était même le parrain de sa fille Sailor, jeune cavalière devenue anarchiste durant ses études en sciences politiques. Elle s’occupait des sans-abri et avait commencé à ouvrir des squats. Elle avait changé de look, au point que son père l’avait reniée et lui avait interdit de revenir à la maison. Elle avait gardé de très bons contacts avec son parrain qui la surnommait Mère Teresa Punk.

Alors qu’il s’éloignait de cet immeuble où il disposait autrefois d’un bureau personnel, la confusion l’envahit. Combien de nuits avait-il passées à dormir dans le studio sous les combles, après des soirées arrosées, quand tous fêtaient les premiers cent mille exemplaires vendus et qu’il était trop tard pour rentrer ? Van Berg et lui corrigeaient les textes, interminablement, à la recherche de la phrase juste pour la quatrième de couverture, d’une meilleure illustration pour une adaptation en bande dessinée ou encore révisant la préface hâtive d’un écrivain prestigieux. Il se rappela qu’il arrivait à son éditeur de répondre au courrier des lecteurs, imitant l’écriture de Yann et éclatant de rire quand il jouait à l’écrivain mélancolique. Leur complicité était légendaire, on les appelait « les frères ». Si le jeune stagiaire et la secrétaire n’avaient pas assisté à la scène humiliante, il aurait pu avaler ce camouflet, mais devant l’étudiant qui ne savait rien de lui, et la secrétaire qui savait tout, son malaise grandissait à mesure qu’il s’éloignait. Il avait envie de faire demi-tour puis de gifler Van Berg devant tout

le monde, mais il se souvint que l’éditeur était porteur de la ceinture noire et titulaire du troisième dan au judo !

Les hommes sont souvent indifférents aux tumultes du monde extérieur. Ils peuvent être insensibles à la célébrité, mais craignent plus que tout le déshonneur, le dédain et la disgrâce. Certains sont indifférents au chagrin et même au plaisir, mais si la médisance et le mépris les assaillent, ils sont détruits. Yann se demanda, en paranoïaque, ce que l’éditeur allait raconter au jeune homme devant madame Pantalovska, la fidèle secrétaire à qui Yann avait dédicacé tous ses précédents livres, prenant toujours soin d’y ajouter un mot particulier, une pensée admirative et flatteuse. Il avait honte.

La bile noire, cette habitante clandestine de son corps, ce liquide froid et sec, le fluide présumé de la théorie des humeurs dans la médecine antique, se manifesta alors comme une invitée permanente avec laquelle Yann avait appris à vivre. Il se promettait de l’expulser à chaque Nouvel An, à cette heure dite du sabbat des sorcières, quand les hommes et les femmes, un verre de champagne à la main, titubant d’ivresse et de fatigue, à minuit pile, s’engagent dans des promesses qu’ils ne tiendront pas.

Il avait aperçu sur le mur de la maison d’édition l’image d’une jeune auteure dont il aurait pu être le père, très sûre d’elle, fixant l’objectif du photographe comme si elle allait le dévorer. Il l’avait détestée sur-le-champ, ne voulant pas s’avouer que la jalousie l’avait emporté. S’il avait eu un miroir à portée de main, il aurait vu sa figure desséchée, blême, les

orbites creusées, à la façon d’un masque mortuaire. Lui eût-on proposé de se faire couper un bras pour que la jeune perdît sa notoriété, il aurait accepté sans hésiter, oubliant au passage combien il aimait nager et marcher sur les mains avec ses enfants.

Prisonnier de son désir et conscient de la folie qui le menaçait, il poussa un long cri de rage, traita son éditeur de tous les noms.

Yann avait quitté le quartier des éditeurs, le corps et l’esprit plus légers. À présent, il avait faim et il ne savait plus comment porter sa sacoche. En bandoulière ? Sous le bras ? Il en sortit un livre qui ne le quittait jamais et se débarrassa du sac dans la première poubelle venue. Il passa devant le musée qu’il voyait achevé pour la première fois. Remarquant une foule qui se dirigeait vers l’entrée, de même qu’une gigantesque affiche de l’artiste exposé, il décida de s’y mêler dans l’espoir de pénétrer gratuitement à l’intérieur du bâtiment et de goûter aux délices du buffet qu’il devinait au loin. La nourriture était protégée du soleil par un chapiteau aux couleurs d’un parti populiste qui patronnait l’événement. À peine s’était-il approché du pavillon qu’il remarqua l’absence d’assiettes en carton. À sa mine interrogatrice, un homme moustachu, habillé comme un pompier, lui dit que la nouvelle direction avait supprimé les soucoupes parce que les premiers visiteurs – des indélicats qui n’écoutent pas les discours des curateurs et des autorités politiques – se précipitaient sur le buffet et remplissaient leurs assiettes, si bien qu’en quelques minutes, il ne restait plus rien.

Cela n’arrangeait nullement Yann. Il but un verre de vin et se dirigea vers l’exposition.

Il déambula parmi les collections permanentes comme pour faire le plein d’oxygène, se doutant qu’il en faudrait pour la suite. Les étages nobles étaient réservés à l’artiste contemporain, un X.Y. dont il n’arrivait pas à mémoriser le nom. Son patronyme était pourtant écrit sur le dépliant, mais l’interversion des caractères imprimés à l’aide de capsules de bière et de taches de sang rendait le texte illisible pour un profane. Il plia le carton en quatre et le mit dans la poche, se promettant de le lire plus tard.

Sentant une main posée sur son épaule, il crut à une méprise et ne réagit pas, quand il entendit son prénom, se retourna et vit son ami Maximilien, le critique d’art : « Comment vas-tu, revenant ? Cela fait des années que je ne t’ai plus revu ! Tu t’intéresses à l’art contemporain ? »

Yann lui répondit par la négative, expliquant juste qu’il avait faim. Maximilien prit cette réponse pour une boutade : « En tout cas, ici, il y a à boire et à manger. Attention, te connaissant, tu risques l’indigestion. »

Maximilien lui apprit qu’il avait repris du service après avoir été licencié par un journal qui ne consacrait d’échos qu’aux seuls artistes et galeries qui achètent des espaces publicitaires. Il lui était arrivé de faire des papiers dithyrambiques sur des expositions qu’il détestait, et, pour se donner bonne conscience, il les égratignait sous pseudonyme dans d’autres revues. Le jour où il avait été découvert, on l’avait congédié.

« Et aujourd’hui, que fais-tu ? » demanda Yann, la bouche pleine du sandwich que Maximilien avait réussi à lui dénicher.

Le critique lui répondit qu’il s’était assagi. Il rendait compte de ce qu’il voyait, c’est tout.

Yann étant décidé à quitter les lieux, Maximilien parvint à convaincre son ami de l’accompagner dans une galerie toute proche, dont l’ouverture d’un nouvel espace coïncidait avec celle du musée. Arrivé sur place, Yann se crut à un enterrement. On expliqua à l’auteur que Pierre Rottin était le galeriste qui avait réussi à vendre à des oligarques plusieurs bananes collées au mur par un Scotch pour cent vingt mille dollars chacune. Le génie du commerce était sur le point de réussir un autre grand coup. À en croire les critiques d’art inféodés à la spéculation intello-boursière, les grands musées suivraient, de même que les curateurs de biennales. Pierre Rottin avait décidé d’exposer le corps, tiré en bronze à six exemplaires, de son artiste fétiche Maurizio Cattelan, qui venait de mourir. Il était parvenu à fabriquer le moule de la star à la morgue, en payant à la famille une somme qui la mettait à l’abri du besoin pour le restant de ses jours. En plus des exemplaires en bronze, dont le prix était affiché, il y avait là le plâtre, unique, avec mention « collection privée » et le cadavre de l’artiste luimême ! Pierre Rottin ne s’était pas contenté de demander aux spécialistes de plonger le corps de Cattelan dans du formol, comme l’avait fait ce has been de Damien Hirst avec toutes sortes d’animaux. Non, trop facile, avait estimé Rottin. Avec Cattelan, il avait procédé à la plastination, et le résultat était bluffant. Le corps de l’artiste mort avait subi différentes sortes d’imprégnations polymériques afin de préserver ses tissus biologiques, alors même que les liquides organiques avaient été remplacés par du silicone. Pierre Rottin, qui rêvait d’éternité,

avait d’ailleurs rédigé un testament afin que la méthode du professeur Gunther von Hagens soit appliquée à son propre corps. Sans y voir de contradiction et dans un élan de générosité qui lui était peu familier, il avait, dans la foulée, décidé d’offrir son corps à la science.

Le galeriste était en train de conclure un contrat de vente avec un milliardaire maniaco-dépressif. Celui-ci essayait de convaincre sa jeune compagne qu’ils devraient aussi acquérir la série des tableaux, sous verre, représentant des mouches sodomisées par des araignées – une autre œuvre qui séduisait les curateurs de musées d’art contemporain et sur laquelle certains centres d’art (si justement nommés CAC) avaient pris une option. Mais l’épouse, mouchoir sur la bouche, craignant la nausée, faisait non de la tête et fermait les yeux. L’amie de Maximilien, Nicole Esterolle, critique d’art elle aussi, était présente pour décrire ce triomphe du grotesque, duchamposphère où les protagonistes ignoraient qui était réellement Marcel Duchamp. Il y a quelques années, elle avait proposé qu’on vote une loi sur l’imprescriptibilité des crimes perpétrés au nom de l’art. Sans succès. Esterolle se demandait ce que les générations futures penseraient des réfrigérateurs de Bertrand Lavier au MAC de Montréal, des poteaux de Daniel Buren sur la place des Terreaux à Lyon, ou du mur de parpaings de Teresa Margolles, spécialiste de l’horreur morbide qui s’était signalée au FRAC de Lorraine avec une fontaine d’eau pour laver les cadavres dans une morgue. Les amateurs d’art de demain ne manqueraient pas de se demander quel était le code de lecture de cette époque, et au nom de quel ahurissant progressisme artistique on pouvait commettre de telles atrocités.

Soudain, quelqu’un cria : « Il a bougé ! » Stupéfaction dans la galerie, silence de mort. Une dame, verre de champagne à la main gauche, feuilleté de saumon fumé dans la droite, mâchoire bloquée, tétanisée, chuchotait, n’osant plus lever la tête : « Il a bougé, je l’ai vu, il a bougé ! » Son mari lui demanda de cesser de boire, elle ne supportait pas l’alcool. Se tournant vers le public médusé, il déclara : « Il s’agit quand même d’une installation, pourquoi ne bougerait-elle pas ? Elle pourrait même bien se lever et marcher, non ? » Ne perdant pas son sang-froid et sachant tirer profit de toute situation, Rottin prit le micro et proclama : « C’est la preuve que l’art contemporain n’est pas mort ! » Les applaudissements furent rapidement couverts par le brouhaha des visiteurs. Une grande table, nappée de blanc, fut dressée au milieu de la galerie, un chef étoilé déboula avec sa brigade pour servir le repas aux invités.

Yann ressentit un léger malaise et demanda à son ami Maximilien de l’excuser. Il avait hâte de rentrer chez lui. Il fendit la foule en direction de la sortie, entendit son nom chuchoté à plusieurs reprises, et se vit même montré du doigt, mais fit mine de rien, s’étant d’abord rempli les poches de petits sandwiches que quelqu’un avait posés sur le réfrigérateur-œuvre d’art d’un autre artiste maison, Bertrand Lavier, justement. Un visiteur distrait regarda Yann dans les yeux : « Je serais ravi de dîner avec toi aujourd’hui. Après quoi, nous pourrions aller chez moi, j’ai du très bon whisky, j’espère que tu aimes l’Oban. » Stupéfait, Yann lui demanda pardon, mais l’autre s’arrangea les cheveux, redressa le torse, et dit : « À moi aussi tu me plais, je t’embrasse, j’ai très envie, oui j’ai une réserve de petites pastilles

ne t’inquiète pas, à mon âge on s’organise, je suis ravi que tu acceptes. » Quand Yann remarqua les écouteurs sans fil enfoncés dans ses oreilles, il engloutit le reste du sandwich sans le mâcher et disparut. Plus tard, il raconta cet épisode à son ami Michel, qui lui répondit : « Les mots nous ont été donnés pour couvrir le discours de l’autre, comme le dit si bien l’Évangile. Avec les smartphones, nous accédons au stade techno-fasciste de la surdité, de l’incommunicabilité, du malentendu, de la désocialisation. L’écoute a un antonyme, ce sont les petits écouteurs – un préservatif à mettre dans les oreilles, pour ainsi dire. »

La ville était déjà loin derrière lui. Yann se coucha dans un pré, à l’orée d’une forêt. Il se remémora ces trois dernières années passées à écrire, à améliorer son style afin que les critiques n’aient rien à lui reprocher. Dans le texte qu’il venait de laisser à son éditeur, il s’était employé à confondre sa vie passée avec celle de ses personnages-objets qui tous avaient reçu des attributs humains. Il avait vécu à l’abri des regards moqueurs, des vernissages, des cocktails dînatoires et autres mondanités dont il avait été longtemps l’habitué. Il se demanda pourquoi il ne parvenait toujours pas à se départir de ce sentiment de honte. Peut-être l’avait-on vu s’éclipser avec un verre de vin rouge, la bouche pleine ? Et alors ? Ce n’était rien en comparaison de la gêne que devaient éprouver ceux qui avaient osé dîner à côté du cadavre de Cattelan. Allongé sur l’herbe qu’un paysan avait fraîchement fauchée, il respirait l’air parfumé, presque heureux. Presque.

La voûte céleste lui apparaissait remplie de nuages aux formes si complexes qu’il les imaginait humains, l’invitant à les suivre, indifférents aux avions qui les transperçaient.

Fermant les yeux, il s’évada, bientôt assommé par un sommeil inespéré. Par quel décret, se demandait-il, ce que nous voyons les yeux ouverts est-il plus réel que les images qui surgissent et se développent les yeux fermés ? À travers le sommeil qui l’avait saisi, l’immobilité qui le transformait en statue humaine, le silence de la forêt gardienne et dévoreuse de tout, il réalisa que cet état d’assoupissement lui procurait le même plaisir qu’un acte d’amour. Les nuages qu’il suivait dans leurs errances étaient aussi perdus que lui, orphelin du livre qu’il avait achevé dans la douleur et déposé chez son éditeur. Il se sentait dépouillé et avait le sentiment d’avoir laissé son ouvrage comme on abandonne un enfant dans une famille d’accueil qui ne s’en occupera pas. Il ressentait un grand vide.

Que lui restait-il à faire désormais ? Attendre que Van Berg et son comité de lecture lui communiquent une réponse ? Il n’était pas habitué à ce silence. Les seules demandes qu’on lui avait formulées à la remise de ses manuscrits étaient d’ordre technique. Des questions sur la concordance des temps, des précisions sur les noms ou l’origine de certains personnages, des corrections sur les lieux, dates ou certaines allégations douteuses dont il était coutumier. Il acceptait alors de bonne grâce les suggestions et faisait une totale confiance à sa lectrice principale, Florence, qu’il considérait d’ailleurs comme son éditrice, car elle s’occupait effectivement de tout.

Il rentra chez lui en fin d’après-midi et fut accueilli comme s’il revenait du jardin. Aucune question sur sa première sortie depuis trois ans. Sa famille était-elle même au courant qu’il avait quitté la maison tôt dans la matinée ? Il en douta. Pas la moindre curiosité de la part de ses jumeaux qui l’avaient pourtant encouragé à se lancer dans un nouveau roman, espérant ainsi atténuer les sautes d’humeur de l’ours mal léché qu’il était devenu. Jean, à moins que ce ne fût Yvan, lui avait suggéré d’écrire un livre « différent de tous les autres ». Un livre où on ne le reconnaîtrait pas. Ils ne croyaient pas si bien dire, les bessons…

Pénétrant dans la cuisine où Rosemarie et les garçons mangeaient en silence, il se demanda s’il ne s’était pas transformé en spectre. Personne ne leva la tête, comme si la porte avait été ouverte par un courant d’air ou par un être invisible. Rosemarie se redressa et dit : « Tu as l’air d’un clown. »

Croyant, mais superstitieux, il était vêtu des habits portés le jour où il avait présenté son tout premier manuscrit à son éditeur. Son livre accepté, cet accoutrement était devenu pour lui un porte-bonheur, soigneusement rangé au fond d’une armoire. Plus vieux de seize ans et alourdi de quatorze kilos, ces vêtements ne l’avantageaient pas. Il ressemblait à une grenouille jaune et verte. Il avait même accroché le pin’s « Peace and love » sur le revers de son costume, c’était pathétique. Sans pour autant lever les yeux sur lui, son épouse lui demanda s’il avait faim. À sa réponse négative elle se leva, voulut l’embrasser sur la joue, mais renonça quand Yann lui demanda lequel de leurs garçons était Yvan ou Jean. Elle le regarda tristement

et lui dit qu’elle était leur mère, qu’elle les avait nourris au sein jusqu’à leurs trois ans. Elle connaissait leur odeur, leur voix, leur regard si différents. Elle lui rappela qu’elle leur avait appris à marcher, avait soigné leurs rhumes, leurs allergies. Toujours seule. Elle avait assisté à leurs interminables leçons de musique – violon pour Yvan, piano pour Jean. Elle avait supporté leur adolescence avec sourire et patience. Elle avait corrigé leurs devoirs jusqu’à leur maturité. Pendant ce temps, « monsieur écrivait, construisait sa carrière ». Posant sa main délicate sur la joue de Yann, elle aurait voulu le griffer. Elle lui dit, les larmes aux yeux : « Jean est celui qui boite depuis son accident de vélomoteur, il y a cinq ans. Il a failli perdre sa jambe. Tu ne t’en souviens pas ? C’était pendant ta tournée en Amérique latine où tu avais rendez-vous avec tes précieux lecteurs. Et tu es toujours incapable d’identifier tes jumeaux alors que tu connais la vie de tes personnages par cœur. Pardon de te rappeler ta splendeur passée, mais je te conseille de demander à tes enfants de faire quelques pas, ainsi tu pourras les distinguer. Tu me fais pitié. »

Elle ajouta, sur le pas de la porte :

« Je vais te dire quelque chose, si tu es encore capable de t’intéresser à quelqu’un d’autre qu’à toi : tu es sans doute un père, mais tu n’es pas un papa ; un père est fier, un papa est heureux ; un père dit tu dois faire mieux, un papa dit tu peux faire mieux ; un père est ici, un papa est présent ; un père pense à l’avenir, un papa à ce qu’il vit ; un père n’est pas content, un papa est triste. Je continue ? Si jamais notre vie t’intéresse, maintenant que tu es sorti de ta tanière, je te signale que ma première chimio est prévue pour la semaine prochaine et qu’il

serait bien que tu apprennes à cuisiner quelques plats, si tu ne veux pas mourir de faim. Je risque d’être absente quelques semaines. »

Yann ne savait pas s’il était à ce point minable, mais une chose était sûre : son existence ne tenait qu’à un fil, comme un collier de perles que Rosemarie pouvait arracher d’un seul mouvement de la main. Il était conscient que sans elle, il n’était rien. Pourquoi alors ne le lui avoir jamais dit ?

Assommé par ce qu’il venait d’entendre, il se dirigea vers la grande pièce qui servait de bibliothèque, comme s’il se rendait dans une pharmacie pour s’administrer une grosse dose de médicaments. Il prit un livre au hasard et lut ces mots qu’il crut avoir été écrits pour lui : « Le soldat est persuadé qu’un certain délai indéfiniment prolongeable lui sera accordé avant qu’il soit tué, le voleur avant qu’il soit pris, les hommes en général avant qu’ils aient à mourir. C’est là l’amulette qui préserve les individus – et parfois les peuples – non du danger mais de la peur du danger, en réalité de la croyance au danger, ce qui dans certains cas permet de le braver sans qu’il soit besoin d’être brave. » Il remit le livre à sa place et constata pour la énième fois combien Proust le rendait heureux. La bibliothèque comportait quatre mille volumes que sa compagne avait hérités de son grand-père. Il s’agissait surtout de livres de voyage du dix-huitième siècle que personne n’osait toucher à cause de leur reliure fragile ou de leur format souvent énorme. Illustrés de planches dépliantes et de gravures en couleurs, ils invitaient à l’évasion. La partie centrale de la bibliothèque était consacrée à la littérature slave, souvent en langue

originale. Sur les étagères supérieures, en deuxième rangée, se trouvaient les livres de « second rayon » que Rosemarie n’osait pas vendre, même si on lui en offrait une fortune. La réponse aux propositions d’achat avait toujours été non, car elle voulait rester fidèle à son engagement de conserver la bibliothèque dans l’état où elle en avait hérité, à l’âge de dix-huit ans. Le grand-père, un homme spirituel et sobre, un scientifique qui avait besoin de se distraire quand il quittait son laboratoire de chimie, n’avait aucun problème avec sa collection de livres érotiques. Il rappelait aux curieux qui aimaient consulter ses ouvrages que c’était le Vatican qui détenait les plus beaux livres licencieux, ceux-là mêmes qu’on croyait brûlés lors de différentes rafles et que des pères, bienveillants inquisiteurs, conservaient sous clé dans les bibliothèques dites de « l’Enfer ». Dans un des tiroirs de la bibliothèque se trouvait un revolver, Magnum 44, chargé en permanence. Le grand-père l’avait légué avec les livres, précisant que cette arme à feu munie de balles faisait partie de l’ensemble. Car « toute chose doit avoir une vie, comme les livres ont la leur. Lui ôter ses balles équivaudrait à déchirer les pages dans les livres », avait-il écrit malicieusement dans son testament. Rosemarie, malgré la peur, avait respecté les vœux du grand-père, dissimulant le pistolet derrière les volumes les moins accessibles.

Les rares dimanches que Yann passait à la maison, les repas ne variaient pas. Sauf quand ses beaux-parents étaient invités. Dans ce cas c’était le repas végétarien, car la mère de Rosemarie ne mangeait jamais de viande. Elle avait même rejoint un groupe antispéciste et participé à l’enlèvement de vingt-quatre bovins dans une ferme, avant de terminer au poste de police. Le groupe reprochait à l’éleveur son manque d’humanité envers les animaux, entassés les uns sur les autres dans un espace sans lumière et dépourvu d’aération. Cela lui avait rappelé ses années dans la résistance. Son mari avait perdu vingt kilos et ressemblait à un martyr du Greco. Les deux petits-fils l’écoutaient religieusement, bouche ouverte, admiratifs. Elle leur donnait ensuite, directement dans la bouche, à l’insu de Rosemarie, un morceau de sucre, comme on le ferait avec des chevaux. Depuis un certain temps, la grand-mère s’était radicalisée et ne cuisinait plus que de la nourriture vegan. Son mari s’en plaignait et mangeait des sandwiches à la rosette en cachette. Elle allait, le jour de marché, distribuer des tracts et avait modifié son testament en faveur de l’Observatoire du spécisme.

Alors qu’ils finissaient les restes de poulet, Rosemarie l’interrogea sur sa visite à l’éditeur. Yann mentit et détailla un accueil chaleureux, décrivant la secrétaire Françoise toujours délicieuse et émue de le revoir. Il poussa le mensonge jusqu’à décrire le trouble du jeune stagiaire qui, découvrant l’auteur classique de la maison, lui avait demandé une dédicace pour lui, pour sa maman et pour sa grand-mère, fans de ses anciens livres.

Bienveillante, elle sourit. De ses yeux bruns se dégageaient une intelligence intimidante, une pitié profonde – de celle qui en sait bien plus qu’elle ne veut montrer. Passant les doigts dans ses cheveux, sans doute pour garder son calme, elle baissa le regard et demanda des nouvelles de Van Berg : « A-t-il toujours ce sourire cannibale, avec sa dent en or qu’il exhibe comme un gitan, jouant du violon dans la rue ? » Yann prétendit n’avoir rien remarqué. Il lui raconta encore son refus de rester déjeuner, malgré l’insistance de l’éditeur qui lui aurait dit : « Il est temps, mon vieux, il est temps que tu écrives un nouveau livre. » Rosemarie souriait tristement. Elle avait rencontré Van Berg à plusieurs reprises les trois dernières années, surtout quand il avait cessé de verser des droits d’auteur à son mari, prétendant être presque ruiné et ne voulant plus entendre parler de lui. Elle était étonnée que Yann ne lui ait pas fait lire son manuscrit avant de l’apporter à l’éditeur. C’était la première fois. Elle eut un doute et se demanda s’il avait au moins écrit quelque chose. Combien de fois, dans ses précédents livres, ne lui avait-elle pas suggéré de changer des passages qui lui paraissaient faibles, lui dictant parfois des phrases entières comme si elle en avait été l’auteur. Il avait

toujours tenu compte de son avis. Yann lui expliqua qu’il avait changé radicalement de style, qu’il craignait sa critique et qu’il voulait la surprendre. Il devrait sans doute le retravailler et n’était pas même sûr de le garder. Elle ne trouva pas cela drôle. Ils restèrent ainsi durant une heure à regarder par la fenêtre dans le silence. Elle espérait qu’il lui dirait la vérité, il attendait qu’elle lui pose des questions. Elle ne le fit pas, sachant que Yann, par fierté, inventerait. Il avait besoin de croire qu’il était encore un écrivain célèbre… ou qu’il le redeviendrait.

* * *

Durant ces trois dernières années, cloîtré chez lui, il avait pris du poids. On lui avait bien suggéré de s’inscrire au fitness, mais il détestait ce genre d’établissement. Il ne comprenait pas qu’on puisse s’agglutiner dans une salle de sport et courir sur des tapis roulants, ou encore soulever du poids inutilement, infligeant au corps une torture qui plus tard provoquerait de l’arthrose. En outre, les salles de fitness, anciennes boucheries ou boulangeries, occupant des locaux pourvus de larges vitrines, lui paraissaient vulgaires avec cet étalage de chair en mouvement. Rythmés par les machines et écrans lumineux, ces corps pas toujours beaux, en surpoids ou squelettiques, en plein effort, transpirants, lui inspiraient du dégoût. Il s’était imaginé la consternation d’un Martien à la vue de ces humains s’épuisant dans un aquarium. L’extraterrestre se serait demandé quel crime ces infortunés avaient commis pour mériter un tel châtiment. Il ne saurait jamais que les abonnés de ces salles de gym payaient pour cela. Yann avait décidé

de faire un essai après qu’un ami persévérant l’eut convaincu des bienfaits du sport. Il était parti de chez lui en marchant, puis s’était mis à courir pour avoir moins froid. Arrivé devant le bâtiment, il avait aperçu ses congénères en plein effort à travers les baies vitrées d’une ancienne médiathèque pour jeunes, fermée par manque de lecteurs. Traits tirés et casques sur les oreilles, tels des zombies aveugles, les sportifs du soir obéissaient à un colosse épilé qui n’avait pas l’air de plaisanter. Il fit demi-tour, et courut jusqu’à sa maison à toute vitesse, comme s’il fuyait un assaillant. Il voulait bien trouver un coach individuel, gentil, avec lequel il parlerait littérature, politique, et un peu de sport en marchant. Il avait lu, dans un rapport de Rakuten Insight, que les Japonais n’aimaient pas la pratique du sport en salle. Leur seule activité pour se maintenir en forme était la marche, à l’extérieur. Remède infaillible pour cette population qui bat tous les records de longévité.

Les six mois qui suivirent, il les passa de nouveau dans son antre. Si sa femme n’avait pas pourvu à ses besoins, en laissant tous les jours dans le frigo un repas préparé pour lui et les jumeaux, il aurait oublié de manger. « Papa est malade, il faut le laisser tranquille », disait-elle à Jean et à Yvan qui s’interrogeaient sur l’état de leur père. Quand il était sûr qu’il n’y avait plus personne dans les parages, souvent en pleine nuit, il sortait lentement, porté par une musculature atrophiée, pour manger, courbé sur son plat comme un renard méfiant. Il ne se donnait même pas la peine de déposer l’assiette dans le lave-vaisselle.

Revenant dans sa chambre, il s’installait pour boire le café qui le tenait éveillé la nuit. Il écartait les livres entassés, juste

assez pour poser sa tasse et s’adressait à ses illustres voisins : « Salut à vous, Albert, Léon, Marcel, Fiodor, Marguerite, Jil, Mikhaïl, Sándor, Lawrence, Ernest, Guy, Gabriel, Octavio, Pablo, Charles-Albert, Jorge Luis, Italo, Julien, Milan, Eri. »

Il les qualifiait d’amis et leur lisait des passages de son livre tout en leur demandant leur avis. Mais au fil des heures, leurs figures muettes ne s’animaient toujours pas et leurs ombres plus vastes que leurs corps finissaient par l’engloutir. Il se sentait minable. Parmi les deux cents volumes que comptait la bibliothèque de son bureau, les ouvrages dont il était l’auteur n’occupaient pas même un rayonnage complet. Heureusement qu’il y avait les traductions. Il prenait parfois l’un de ses livres traduits en hongrois et il lisait, ne comprenant pas le moindre mot. Il ouvrait alors la version originale et, les comparant, se demandait comment le peuple magyar avait pu inventer des vocables aussi étranges.

Alors qu’il était allongé pour une sieste imméritée, l’un de ses fils entra dans sa chambre pour lui demander de relire une dissertation qu’il devait présenter au lycée. Yann fut surpris. Ni Jean ni Yvan ne lui avaient jamais demandé une telle faveur auparavant. Le fils lui expliqua le plus naturellement du monde : « Quand tu étais écrivain, je ne pouvais pas te déranger et la prof aurait facilement deviné que c’était toi, alors que maintenant… »

Maintenant quoi ? aurait voulu demander Yann, mais il se contenta, par gentillesse ou par dépit, de lui dire qu’en effet maintenant qu’il était homme au foyer, il pouvait vérifier et corriger les devoirs de ses enfants, leur donner un coup de main sans qu’un enseignant devine l’intervention d’un tiers.

Le téléphone sonnait depuis une minute. Les occupants de la maison semblaient ignorer l’existence de l’appareil posé sur une commode au fond du couloir. C’est encore Jean qui se décida à décrocher le combiné et à l’apporter à son père, manquant d’arracher l’ensemble des câbles. Il avait oublié qu’il s’agissait d’un appareil avec fil, autant dire d’une antiquité. C’était un certain Louis Van quelque chose…

Pour Yann, il n’y en avait qu’un au monde. Nerveusement, il essaya de le rappeler, mais l’appareil ne fonctionnait plus. Jean lui prêta son téléphone portable.

On l’informa insolemment que son texte présentait certaines qualités. On lui fixa un entretien.

Le lendemain, au réveil, il se dirigea vers la penderie, en extirpa son vieux costume – préférant ne pas s’examiner dans la glace, ce qui l’aurait sans doute poussé à changer d’avis – obéissant à la superstition dont il était l’otage. Il remit son blouson fétiche, toucha les objets qui lui étaient chers, dont une vieille bible protestante dans laquelle il lisait le

psaume 119 depuis des années : « Seigneur, Ta parole subsistera toujours, elle a sa place éternelle dans le ciel… » Il écrivit un mot à l’intention de Rosemarie, l’avisant qu’il serait absent pour la journée, sans en préciser la raison. Cabotin jusqu’au bout, il entama sa marche avec aux pieds ses bonnes vieilles Stan Smith, muni cette fois d’un pique-nique qu’il rangea dans son sac à dos. Il prit aussi une autre version de son roman, celle qu’il avait l’intention de montrer à Van Berg si celui-ci manifestait des réserves à propos du texte qu’il avait lu.

Il pleuvait à verse. À peine avait-il quitté son quartier qu’une voiture sortie de nulle part klaxonna et s’arrêta à sa hauteur. La portière s’ouvrit comme celle d’un ascenseur, le conducteur lui proposa de monter. Yann reconnut son voisin et refusa poliment, prétextant un besoin impérieux de marcher, d’aérer son esprit avant un rendez-vous important. Le voisin le supplia de monter, il n’avait pas envie de rouler seul, il était déprimé. Cet aveu surprit Yann au point qu’il posât son sac à dos sur le siège arrière et qu’il s’installât à côté du conducteur. Son rituel, aller à pied, était maintenant complètement chamboulé, cela ne présageait rien de bon. Il avait préparé des réponses à une quantité de questions éventuelles. À moins bien sûr que cet homme ne fût son ange gardien, celui dont il connaissait l’existence mais qu’il n’avait jamais rencontré. L’homme parlait sans cesse, de la pluie qui tombait et du beau temps qu’il aurait dû faire, tout en essayant de régler son ordinateur de bord. Après quelques minutes, Yann réussit à placer un mot et demanda quelle était la marque de ce véhicule à l’allure d’un vaisseau spatial. C’était le dernier modèle de Tesla. Yann lui exprima sa peine de voir une voiture porter

le nom d’un tel homme, Nikola Tesla, un génie, un pauvre ingénieur qui avait terminé sa vie comme concierge dans un immeuble new-yorkais. Il lui parla aussi de l’invention du moteur à courant alternatif, de l’ampoule que Tesla avait développée pour le compte d’Edison. Le voisin ne voyait pas de quoi il parlait. Yann lui apprit que Tesla était sans doute l’un des plus grands inventeurs de l’histoire. Le propriétaire de la voiture avoua ignorer tout cela et se félicita d’autant plus de son choix. Il lui proposa un expresso sorti de l’endroit où autrefois se nichait un allume-cigare. Yann accepta, enchanté par la qualité du breuvage.

La voiture semblait planer. Le monde extérieur défilait comme dans un film dont la bande-son aurait été coupée. À travers les vitres teintées, le paysage paraissait aussi irréel que la voiture. En approchant de la ville, Yann aperçut les clochers de l’église Saint-François qu’il aimait tant. Il montra les flèches à son voisin et lui demanda s’il voulait bien le déposer juste devant, car il tenait absolument à accomplir le reste du trajet à pied. Herculien informa l’ordinateur de bord du désir de son hôte et s’entendit dire que l’arrêt se ferait sous les cloches du temple, dans exactement quarante secondes. La voiture s’immobilisa à la manière d’un ascenseur. Yann lança un regard circulaire à la recherche d’une poignée, mais deux battants s’écartèrent, émettant un son à trois tonalités.

La voix d’une femme parlant anglais, à l’accent indien, lui souhaita une belle journée, lui proposa de se munir d’un parapluie, et lui indiqua la température extérieure. Il l’imagina brune aux yeux noirs, portant un sari beige, dans une

banlieue délabrée du Kerala. Machinalement il remercia la dame, dit au revoir à son voisin et réalisa aussitôt le ridicule de la scène.

* * *

Très en avance à son rendez-vous, Yann trouva le portail de l’hôtel particulier ouvert. Il n’y avait aucun chien gardien, ni vivant ni robot ; il franchit le seuil presque joyeux.

Une nouvelle stagiaire l’accueillit. Elle souriait en permanence, affublée d’une tenue on ne saurait plus stricte et convenable. Très appliquée, elle préparait l’envoi d’une annonce à la presse. Elle épluchait des dossiers sur une table quelconque, entourée des bibliothèques où – dans un admirable désordre – s’amoncelaient des livres. Elle lui proposa un café et, sans attendre la réponse, demanda : « Avec du sucre ? crème ? les deux ? » « Non, rien. » Alors elle lui servit un café avec du sucre, de la crème et un verre d’eau. À côté d’elle se trouvait une autre créature, fantomatique. Avait-elle été engendrée par un humanoïde, telle une abstraction scientifique ? Il ne le saurait pas, car Van Berg entra bruyamment dans la pièce et, d’un geste d’autorité, sans un mot, invita Yann à le suivre.

« On peut dire que tu as changé de style, ton écriture est méconnaissable ! »

Tels furent les premiers mots que Van Berg prononça, sans que Yann puisse déceler la moindre franchise derrière ses lunettes de soleil.

« J’ai eu de la peine avec le début, mais je me suis rappelé que tu écrivais avec les pieds les premières pages, pour décourager les cons. Ha ! Ha ! C’est ça ?

— C’est ce que tu m’avais dit autrefois, n’est-ce pas ? Tu vois je m’en souviens.

— C’est réussi. Puis, j’ai avancé dans la lecture, je ne t’ai plus reconnu. Pour finir, c’est justement parce que ce n’était plus toi et parce que ton texte se situait à des années-lumière du navet que tu as écrit la dernière fois que je me suis décidé à continuer. Et tu veux que je te dise ce que j’en pense ? Veux-tu que je te le dise ? Écoute ! »

À cet instant son portable sonna, il répondit, éclata de rire et s’éloigna pour continuer la conversation durant une demiheure dans la petite bibliothèque adjacente à son bureau. Yann avait envie de hurler. Il ouvrit la fenêtre, avala un grand bol d’air et s’arrêta de respirer durant une minute. Alors que ses poumons explosaient, il expira lentement, se rappelant l’adage de son vieux maître de judo, Kazuhiro Mikami : « À la bêtise il faut tourner le dos, elle mourra d’elle-même, faute de combattants. » Il prit place sur le fameux fauteuil Eames et se demanda par quelle force centripète Van Berg le faisait tourner. Regardant par la fenêtre, il fixa le saule pleureur qui avait perdu ses feuilles prématurément. Yann ressentit une fraternité d’âme avec cet arbre en peine. Il était cinq heures, l’heure de la corrida ; celle où meurt le taureau ou le torero. Van Berg ne revenait pas. Il immobilisa son regard sur une petite étagère remplie de livres anciens ; à la lettre H, il remarqua les œuvres de Husserl, Heidegger et Hitler. « Une véritable bombe H »,

pensa Yann. Quand l’éditeur revint enfin, tel un cocaïnomane après sa dose, il lui demanda :

« Qu’est-ce qu’on disait, hein ? On disait quoi ? »

Yann était en train de pivoter, se rappelant le carrousel de son enfance. Il stoppa net sa rotation :

« On ne disait rien, peut-être voulais-tu me faire un commentaire sur mon texte ?

Ah ! Eh bien, mon vieux, tu veux que je te dise ?

— Oui, si tu as fini de prendre ton élan, vas-y, lance-toi ! C’est un peu la raison pour laquelle je suis ici. À moins que ce soit pour le paiement du solde de mes droits de traduction que tu ne m’as toujours pas versés et que, craignant de brûler en enfer, tu aurais décidé de me régler ?

Je vois que tu n’as pas perdu ton sens de la répartie. Non, Yann, pour moi, tout cela c’est du passé. Il ne reste rien, oublie. Je t’avais versé un à-valoir, nous n’avons rien vendu, ton dernier livre n’existe plus et c’est une bonne chose pour nous tous. Sois reconnaissant d’être ici, et de cette nouvelle chance. Alors parlons. »

Comme tous les lâches qui sont à la fois mendiants et orgueilleux, Yann sourit comme s’il avait été infecté par une renoncule, l’herbe qui rend fou, crispant les visages dans un rictus sardonique. Les cyniques, c’est bien connu, connaissent le prix des choses, mais non leur valeur : Van Berg avait manifestement flairé une nouvelle affaire.

« Ton texte n’est, de loin, pas inintéressant. J’ai eu l’impression de découvrir une nouvelle plume. Rien à voir avec les personnages pathétiques des livres précédents, qui ont fini par

déprimer ton public. D’accord, ça se vendait, mais les gens ont besoin de sang neuf, de sexe, de drogue, de rock’n’roll, pour citer je ne sais qui ! Bon, ton roman, ce n’est pas tout à fait ça, mais mon comité de lecture a été scotché. Tu vois ? C’est décidé, je suis prêt à te publier. Pourtant, je m’étais juré que jamais plus je n’accepterais un texte de ta part. Ne me remercie pas, je suis bon, je sais, c’est ma nature, il y a en moi un moine franciscain qui sommeille et je n’y peux rien.

— On peut dire que tu as le sens de la gratitude.

Je te demande pardon ?

Nous avons vendu des millions de livres. Tu as fait fortune avec moi.

J’ai vendu des millions de livres, tu t’es contenté de les écrire ! Que serait Picasso sans ses marchands Kahnweiler, Vollard, Rosengart, Beyeler ?

Il serait toujours Picasso. Et tu n’as jamais été ni Kahnweiler, ni Vollard, que je sache. »

Van Berg se gratta violemment le bout du nez. Comme tous les opiomanes, il avait envie de boire. Il décapsula nerveusement une bière et la but d’un trait.

« Bien. On se calme, tu veux bien ? Ce que tu me présentes aujourd’hui ne te ressemble pas et c’est pour cela que je le trouve bon. »

Après un long silence, chacun fixa le manuscrit posé sur la table. Personne ne bougeait. Yann demeurait interdit. Il pensait au contraire qu’il s’était livré tout entier dans ces pages, que Van Berg n’avait rien compris. L’avait-il au moins lu ?

N’avait-il pas remarqué qu’il ne s’agissait de rien d’autre que du phénomène de la baignoire qu’Archimède avait observé, en se plongeant dans son bain ? Le corps solide de l’auteur avait pris possession de toutes les créatures du roman, portant leur joie et leur détresse, leurs masques. Yann avait transformé ses personnages en de simples objets de décoration. Ainsi, les meubles, les murs, les radiateurs, la vaisselle et tous les ustensiles avaient leur propre rôle, idées, intimité, félicité, peines, un début, une fin. Une vie, une mort. C’est la vie des choses. Van Berg était enthousiaste, mais ne pouvait pas dire pourquoi. Son flair de commerçant lui disait de ne pas rater ça.

Yann se demanda comment Van Berg allait défendre son roman. Avait-il seulement compris qu’il s’agissait d’une suite de paraboles, de dialogues entre stoïciens ? La vie de Yann y était interprétée dans les moindres détails. À travers tout le livre il était question de son dernier échec et de son désir de rédemption. La littérature se résume toujours à l’inversion des rôles établis. La réalité tente toujours d’imiter l’imaginaire dont elle n’est qu’une pâle créature. Pour Van Berg, cela n’avait aucune importance, il voulait publier le livre et c’est tout. Mais à une condition.

« Laquelle ?

Il ne peut être signé de ton nom. On pourrait mettre le tien !

— Très drôle. »

Van Berg fit comprendre qu’il n’était pas en position d’ironiser, lui rappelant qu’aucun autre éditeur n’accepterait de le publier. Sans parler de la presse : il avait insulté tous les

journalistes, traitant d’ignares ceux qui l’avaient encensé durant des années. Il lui promit un important à-valoir et des droits d’auteurs des plus alléchants.

« Ce n’est pas compliqué, le livre devra simplement paraître sous un autre nom. Tiens ! Pourquoi pas un pseudonyme nordique, un nom qui sonne fort et qui donne la chair de poule. Une brève biographie. Par exemple : “L’auteur vit reclus dans un fjord norvégien, dans un village de pêcheurs, refuse tout contact avec la presse. Il est aveugle et dicte ses œuvres à sa sœur avec laquelle il vit.” Tu vois ce que je veux dire ? »

Yann avait envie de le mordre. Il n’y avait pas la moindre violence, rien qui donne la chair de poule dans son ouvrage. Les drames se produisaient entre les objets aux attributs humains auxquels Yann avait donné des noms, une existence, une activité. Le comité de lecture y avait sans doute été sensible. Par-dessus tout, Yann avait besoin d’exister publiquement. Il ne voulait plus de son rôle d’homme au foyer qui corrige les dissertations de ses enfants. Il désirait retrouver l’ambiance des foires et des conférences. Il pouvait s’enorgueillir d’être le seul auteur au monde à n’avoir jamais rédigé deux fois la même dédicace.

Il se souvint d’une rencontre avec ses admirateurs, un certain 11 septembre. Face à une longue file d’attente, il avait écrit au bas de la page : « Eh ! oui, 11 septembre, vous avez pris le risque de venir à ma conférence en ce jour si tristement célèbre, vous n’êtes pas superstitieux. » Il l’avait répété une trentaine de fois, à chaque fois qu’il signait. Les réactions étaient toujours les mêmes : chacun voulait lui raconter

où il se trouvait ce jour-là. Puis, un homme se tenant raide, genre gentleman anglais, déployant le livre ouvert et prononçant le nom de son épouse à qui il le destinait, avait interpellé

Yann :

« Je ne sais pas ce que cette date signifie pour vous, pour moi c’est la plus importante du vingtième siècle, j’avais trente ans et j’ai été bouleversé ». Yann lui dit que ni New York ni l’Amérique ne seraient plus jamais les mêmes. Alors, au-dessus de sa tête, la voix de l’homme s’abattit comme une pierre : « Je me moque de votre 11 septembre 2001 et des attentats de New York ! Pour moi, le 11 septembre est celui de 1973, le jour de l’assassinat de Salvador Allende. »

Yann avait levé la tête, se souvenant que son père lui avait décrit le combat de l’homme qui n’avait pas abandonné son palais présidentiel et qui avait été assassiné par la milice d’Augusto Pinochet.

Il était dépité à l’idée que son livre serait publié sous pseudonyme ! Retrouvant ses esprits, il remarqua que Van Berg avait quitté la pièce. À sa place se trouvait une secrétaire qui, sans quitter des yeux son écran, lui proposa un verre d’eau et une aspirine. Yann refusa le verre d’eau et demanda si elle n’avait pas plutôt du whisky. Elle se révéla être la lectrice principale de la maison. Elle sortit d’on ne sait où une bouteille de Kurayoshi pure malt et demanda, le plus sérieusement du monde : « Avec une aspirine ? » Yann fixa le plafond puis le sol, et avala sa boisson dans l’espoir qu’elle l’achèverait ou lui sauverait la vie. Les vêtements que la jeune femme avait dû emprunter à sa fille adolescente, plus mince qu’elle,

lui donnaient l’air d’une choriste de Madonna, alors qu’elle ressemblait à la Madone elle-même. Son teint était pâle, son visage longiligne semblable à une Vierge de Parmigianino.

« Je suis nouvelle dans cette maison d’édition. J’ai été la première lectrice de votre roman et je dois dire qu’il ne ressemble à rien de ce que j’ai déjà lu. Tous ces personnagesobjets si curieux. On dirait que vous avez tenu le rôle de tous vos protagonistes. »

Il la dévisagea longuement et, au lieu de sourire, se mit à pleurer. Il lui demanda son prénom. Elle s’appelait Monique. Comme la mère de saint Augustin. Cela lui plut, il avait bien pensé qu’il s’agissait d’une sainte. Il décida de quitter les locaux sans chercher à revoir Van Berg.

* * *

Quelques semaines plus tard, le facteur lui apporta une lettre recommandée. Il la réceptionna de mauvaise humeur comme on le ferait d’un commandement de payer, et se demanda de quel genre de créancier elle pouvait bien provenir. Elle était de Van Berg.

C’était un contrat d’édition que l’éditeur lui demandait de bien vouloir lire attentivement. Une convention de six pages, préparée par un bureau d’avocats. Elle comportait d’importants avertissements, renvois en bas de page, et des mises en garde que Yann interpréta comme des menaces. Une somme importante lui était proposée s’il acceptait de signer. Le montant du chèque lui donna le tournis. Yann ne savait pas s’il avait envie de maudire son éditeur ou de bénir

la providence qui lui accordait une nouvelle chance. Il ferma la porte de son bureau à double tour et relut la convention.

Ses mains humides froissaient les feuilles, alors que de son front perlaient des gouttes salées, qu’il avalait inconsciemment. Le nom de l’écrivain, un certain Norga Abraham, figurait en gras, souligné en rouge.

Norga Abraham ! Où était-il allé chercher un nom pareil ? L’éditeur ne lui avait même pas donné la possibilité de choisir son pseudonyme, comme l’avaient fait Michel Thomas ou Louis-Ferdinand Destouches. Les deux écrivains avaient pris le nom ou le prénom de leur grand-mère. Yann était conscient que son aïeule n’avait pas un patronyme aussi percutant, mais de là à lui coller le nom du patriarche Abraham, il ne comprenait pas. L’auteur se sentit humilié. Il saisit le téléphone avec l’intention de dire à Van Berg qu’il ne signerait jamais un tel contrat, ni n’accepterait de disparaître derrière un nom aussi balourd. Le répondeur l’invita à laisser un message après le bip sonore. Il fracassa le combiné par terre et jura : « je ne suis pas norga abraham ! » Avait-il fini par lire le manuscrit ou sa collaboratrice Monique, désormais dans le secret, lui avait-elle détaillé son contenu ? Il ne s’agissait pas d’un roman d’horreur, il n’était traduit ni de l’islandais, ni du norvégien. Il n’y avait pas d’organes vitaux découpés dans une chambre froide. Rien qui puisse provoquer ces frayeurs dont les humains sont addicts devant le journal de vingt heures, télécommande en main, dans l’attente des mauvaises nouvelles.

Yann ne quitta plus sa chambre durant deux mois ; il cessa de se raser, toucha à peine à la nourriture que Rosemarie

déposait devant sa porte. Plusieurs fois, elle lui tendit le téléphone pour qu’il rappelle son éditeur ; il ne voulait plus rien entendre et le contrat froissé gisait au fond de la corbeille. Le chèque à encaisser servait de marque-page dans un livre qu’il ne quittait pas du matin au soir, le chef-d’œuvre de son écrivain préféré. Celui qui lui donnait envie de vivre, juste pour pouvoir le lire. Car personne mieux que lui n’avait compris la compagnie secrète des âmes, où le mal sans cesse pose des peaux de banane au bien, sur lesquelles celui-ci glisse, surpris comme si c’était toujours la première fois.

Un matin plus froid que les autres, il se leva et observa les dernières lignes du Temps retrouvé qu’il avait terminé dans la nuit. Comme halluciné, il reprit le volume tombé par terre et lut, la voix tremblante, les yeux remplis de larmes, la toute dernière phrase : « Si du moins il m’était laissé assez de temps pour accomplir mon œuvre, je ne manquerais pas de la marquer au sceau de ce Temps dont l’idée s’imposait à moi avec tant de force aujourd’hui, et j’y décrirais les hommes, cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux, comme occupant dans le Temps une place autrement considérable que celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace, une place, au contraire, prolongée sans mesure, puisqu’ils touchent simultanément, comme des géants, plongés dans les années, à des époques vécues par eux, si distantes – entre lesquelles tant de jours sont venus se placer – dans le Temps. »

Il referma le livre calmement, l’embrassa, comme sa mère autrefois collait les lèvres sur la Bible, le posa sur la table et ferma les yeux. Puis, comme si quelque ouragan avait nettoyé

la rancune accumulée pendant des mois, il se rendit dans la salle de bains, se rasa, se parfuma et retourna dans la chambre pour se changer. Il traversa la maison comme un zombie, ne salua personne, alors qu’il avait croisé Jean, Yvan et Rosemarie, figés, presque alignés au garde-à-vous. Ils s’écartèrent comme face à un pestiféré, tandis que son regard illuminé et souriant obéissait à un ordre quasi compulsionnel. Il se contempla dans le grand miroir, se trouva vieilli. Ses cheveux étaient clairsemés, il avait perdu dix kilos. Il saisit son téléphone, annonça son arrivée dans quatre heures aux bureaux des éditions. Une voix tremblante lui répondit : « D’accord monsieur, nous vous attendons. » Il se dirigea vers le vestiaire et préféra son vêtement des mariages et des enterrements. Ainsi déguisé, il quitta sa maison sans un mot. Pour unique bagage, le chèque qu’il comptait encaisser dans la journée. Il ne savait pas encore si, ensuite, il sauterait d’un pont, se jetterait sous les roues d’un train, ou croquerait une pomme empoisonnée, pour mourir comme le célèbre mathématicien Alan Turing, admirateur de Blanche-Neige.

Van Berg, son avocat et un notaire relurent le contrat à haute voix et demandèrent à l’auteur s’il avait des questions. Yann n’en avait pas. La convention était à la fois un acte de naissance et un certificat de décès : Yann s’engageait à ne plus apparaître en public en tant qu’auteur et à ne jamais divulguer sa paternité de La vie des choses. Il y avait dans la voix de Van Berg, qui se frottait les mains comme s’il avait froid, une

tendresse impitoyable. Il présenta son auteur comme l’un des plus originaux de sa génération, mais qui avait besoin de prendre du recul, après les soucis de santé que la notoriété lui avait causés. À l’observer gesticuler, Yann eut la conviction que le désir de puissance et de gloire ne pouvait jamais être pardonné. Il savait que même si l’envie de dévoiler le secret lui venait un jour par une imprudence irrépressible, la vérité, lorsqu’elle est formulée, est réduite de moitié, tandis que le mensonge est multiplié par deux. Sa vie lui sembla soudain comme une passagère clandestine à qui le sort n’avait accordé aucun droit de cité, mais seulement celui de passer, laissant à un autre le privilège de vivre. Tel un serpent, il se débarrassa de sa propre peau et sortit du bureau, contrat plié en quatre, écrivain devenu anonyme.

Reprenant le même chemin au retour, il évita de s’arrêter dans le quartier des musées et des galeries. C’était de nouveau un jeudi ; il y avait des vernissages partout. Il se rappela que Maximilien lui avait appris que le jeudi, jour de congé des médecins, clientèle reine des galeries, s’était imposé pour ce genre de célébrations. Il prétendait que ces derniers avaient toujours été les meilleurs acheteurs. Yann se rendit à la banque pour transformer le chèque en argent liquide.

À la sortie de la ville, sur un terrain de football, un groupe d’amateurs jouaient, habillés aux couleurs de leur club préféré, les noms des stars au dos, s’identifiant à leurs idoles par une coupe de cheveux, des tatouages, la manière de fêter un but marqué, se tournant vers leurs enfants ou épouses, regards

davantage fixés sur leur smartphone, naviguant sur les réseaux sociaux. À la place du ballon, Yann voyait sa propre tête frappée et envoyée en l’air. Cela lui rappela Emil Cioran, évoquant un ami fossoyeur qui, dans sa jeunesse en Transylvanie, lui procurait des crânes pour jouer au football. À quelle danse macabre s’étaient livrés son éditeur et ses conseillers après qu’il fut parti, son honneur vendu ? Comment Van Berg allait s’y prendre pour gérer la vie de Norga Abraham ? Pour être si sûr de lui, il devait avoir une idée bien précise en tête.

VI

Rosemarie avait préparé le poulet grillé avec des pommes au four, son repas du dimanche. Pourquoi l’avait-elle cuisiné un jeudi ? Mystère. Une fois de plus, elle n’interrogea pas son mari sur son emploi du temps. Et pourtant, il aurait pu lui raconter l’humiliation qu’il avait subie. Dans sa poche, il y avait une somme rondelette qu’il se décida finalement à remettre à sa femme, comme s’il venait de braquer une banque. De gros billets, flambant neuf, étaient entassés dans un sac en plastique. Étouffée par un morceau d’aile de poulet, elle toussa et but un grand verre d’eau.

« Tu as fait un casse ? »

Cela lui donna des idées. Alors qu’il n’avait rien préparé, il lança d’un ton convaincant :

« Oui, en quelque sorte. J’ai détroussé un voleur ou, si tu préfères, j’ai reçu une somme qui correspond à ce que vaut désormais ma vie. Mais j’ai réussi pour l’instant à ne commettre aucun meurtre. »

D’habitude clairvoyante, Rosemarie ne comprit pas les divagations de son mari ; elle préféra ne pas poser de questions.

La liasse de billets qui correspondait à une année de salaire était dispersée sur la table comme du tabac qu’on aurait éparpillé pour qu’il sèche. À la fin du repas, elle demanda ce qu’il fallait faire de tout cet argent. Il lui répondit qu’il s’agissait d’un premier versement…

« Allez ! dit-elle, on va ranger ce Monopoly dans une boîte et on reprendra le jeu une autre fois. Tu me raconteras la vérité quand tu cesseras de te fabriquer des mythes. » Ce Allez avait toujours été une façon pour Rosemarie de changer de sujet quand elle n’arrivait pas, par une explication rationnelle, à obtenir de son homme le moindre retour cohérent. Elle le connaissait bien. Quand il voulait cacher quelque chose, au lieu de se taire, il inventait des histoires maladroites, à l’opposé de ce qu’on pouvait attendre d’un bon romancier. Il se mettait à raconter des banalités – sur le voisinage par exemple, alors qu’il ne connaissait aucun habitant par son prénom. Il lui raconta le trajet qu’il avait fait avec le propriétaire de la Tesla, dont il avait oublié le nom, agitant ses bras et grimaçant comme un enfant au retour d’un parc d’attractions. Il imitait les voix enregistrées de la voiture, exagérait le trait, comme s’il ne pouvait pas se contenter de relater la simple réalité, une banale histoire d’auto-stop non sollicité. À un certain moment, le prénom d’Herculien lui revint à l’esprit et il le cria si fort que sa femme lui proposa un calmant. Il se retira dans sa chambre et n’en sortit plus durant plusieurs semaines. Les rares fois qu’il émergeait, c’était pour envoyer l’un de ses fils à la bibliothèque emprunter tel ou tel livre, utile à son apprentissage des langues.

Rosemarie, qui aurait pu être une sainte, mais peut-être que l’amour conjugal se transforme simplement, au fil des ans, en amour maternel, lui apportait literie, sous-vêtements propres et aliments, comme si elle nourrissait un malade en soins palliatifs. Un jour, elle posa sur son assiette Le Monde du vendredi où il était question d’un écrivain mystérieux, Norga Abraham ! La dernière pépite des Éditions Miroir du Temps. Son livre était en train de battre tous les records de ventes. L’auteur suscitait d’autant plus d’intérêt de la part des lecteurs intrigués qu’il vivait reclus. On ignorait son âge, son origine, son passé. Ceux qui l’avaient vraiment lu et qui avaient décortiqué son style dans les moindres détails prétendaient qu’il s’agissait d’une femme. Le long article était suivi de la critique du livre. La lecture de ce « dossier spécial » décida Yann à quitter sa tanière. Il se rasa de nouveau, attacha ses cheveux en queuede-cheval et sortit de la maison.

Le supplément du Monde sous le bras, il s’arrêta à l’orée d’un parc, s’adossa à un tronc d’arbre et se mit à lire.

La critique de La vie des choses était sophistiquée : « L’auteur, mais tout laisse entendre qu’il s’agit d’une autrice, force le trait pour tromper son lecteur, commence son livre de la même manière qu’il, ou elle, le termine. Les bruits des mots résonnent si fort, ont une telle puissance qu’ils restent bloqués au fond des oreilles et que la pensée se roule en boule pour échapper au boulet en feu, situé au bas de chaque page. » Yann relut, car il n’avait rien compris. « Les objets parlent, crient, sans haine, sans passion, détruisent le langage des hommes pour en inventer un autre, une sorte d’espéranto musical prenant l’allure du jazz-rock, puis se transformant, sans crier gare,

en oratorio. Par la syncope, le rythme, et le geste vocal, le langage est dénaturé, rendu incompréhensible par la distorsion des mots, le timbre, l’intensité à la hauteur de la voix. Au début de chaque chapitre nous sommes surpris, dialoguant avec un mur ; fascinés par une armoire contenant tant de secrets de famille ; un miroir à qui rien n’échappe, habité par la lumière, hanté par les ombres ; une poupée d’enfance qui demande pitié à celui qui, inconscient, avait décidé de la ranger dans une malle, une fois l’âge adulte atteint. Puis, il y a l’autre monde, les humains, présences sans voix, semblables à ces ombres légères que fait apparaître la lune, présente dans toutes les pages, hésitante, comme si son heure ne devait jamais arriver. L’auteur ne choisit pas un jargon pour faire entendre ses personnages, car cette paléontologie mentale invite le lecteur à sortir de son confort, le bousculant jusqu’à le terrasser à lui faire perdre conscience. À demi assommé, on reprend le livre comme un élixir d’amour, Donizetti n’est pas loin, afin que l’hypnose reprenne ses pouvoirs, ceux qu’ont les livres pour nous transporter ailleurs. Voici un auteur·trice (?) qui va bousculer les codes établis dans le monde trop souvent aseptisé de la littérature. Tout ici est coups de théâtre dépourvus de dialogue, explorations amoureuses autour d’une chambre à coucher, sans jamais y pénétrer, élans d’euphorie et abîmes de l’asthénie. Lorsque nous approchons de l’épicentre du séisme de ce livre, nous sommes rejetés en arrière par tel ou tel objet qui vient nous mettre des bâtons dans les roues et nous frappe à la figure. Tout l’ouvrage est une succession de tons harmonieux, souples, nerveux, somptueux, irrévérencieux. Comment ne pas penser au Ring de Wagner et à

l’orchestration modulée des mouvements musicaux du feu qui brûle sans savoir pourquoi, postulat épilogué dans la Métaphysique d’Aristote… »

Yann interrompit sa lecture et nota le nom du critique littéraire avec l’idée de lui écrire un mot. Un remerciement ? Une insulte ? À voir. Il ressortit la petite bouteille et la vida d’un trait. Une petite bouteille qu’il portait sur lui et qu’il avait vidé après avoir lu l’article dithyrambique et hallucinant sur La vie des choses dans Le Monde. La gorge en feu, il ressentit un impératif besoin de hurler. C’est à ce moment précis qu’il prit la décision qui allait bouleverser sa vie. Il entama le chemin du retour avec une seule et unique idée en tête. Partir.

Il récupéra une vieille valise à la cave, réunit quelques affaires, choisit deux livres dans la bibliothèque, décrocha la photo de Rosemarie et une autre où Jean et Yvan feuilletaient ensemble Babar. Il les embrassa comme on le ferait avec une image sainte et les plaça dans la mallette, au milieu des vêtements. Il fit le tour de l’appartement, ouvrit les portes les unes après les autres et dit adieu à tout ce petit monde d’objets qu’il voyait pour la dernière fois.

Il entra dans la chambre à coucher, là où il n’avait plus mis les pieds depuis bientôt trois ans et remarqua sur la table de nuit une photo encadrée de lui en jeune marié, embrassant Rosemarie et lui passant la bague au doigt. La moitié du lit était défait et les rideaux à peine entrouverts. Le ventilateur au plafond vacillait plus qu’il ne tournait. Un livre ouvert entre les pages 42 et 43 était posé sur le fauteuil, comme s’il était tombé sur les tranches, juste à côté d’une boîte de somnifères à moitié vide. Il s’approcha du lit pour revoir la photo de leur mariage et particulièrement les yeux de Rosemarie. Il entendit le « oui, je le veux » qu’elle avait prononcé de sa voix de

fumeuse de Gitanes et ressentit le baiser qui s’en était suivi. Il se souvint qu’il lui avait mordu la lèvre. Elle avait crié « aïe ! » et dans l’église pleine à craquer, on avait ri et même applaudi.

Voulant quitter la chambre, il réalisa avec horreur qu’elle lisait La vie des choses. Était-ce ce rai de lumière, porteur de délires, qui donne aux choses un aspect tout autre que dans la réalité, ou Rosemarie avait-elle vraiment acheté ce roman ? Il se sentit brusquement effrayé de se trouver seul dans la chambre à coucher, un peu comme un enfant fouillant les affaires intimes de ses parents. Entrant dans la cuisine, il fut surpris de voir Rosemarie occupée à boire en silence son thé et à lire le journal.

Ne laissant rien transparaître, il accepta le café qu’elle lui proposa. Cela ne leur était plus arrivé depuis si longtemps. Et pourtant, elle ne manifesta aucun étonnement. Comme si la dernière fois datait d’hier, comme s’ils venaient de quitter ensemble le lit conjugal, comme s’ils formaient un couple normal. Seuls les cernes et la coupe de cheveux négligée trahissaient son état de femme délaissée. Puis arrivèrent Jean et Yvan, à peine surpris de voir leurs parents ensemble, presque unis. Personne ne commenta son allure et on ne s’inquiéta pas non plus de la présence de la valise dans le couloir. Il les avait habitués à des absences journalières, toujours sans la moindre explication et, excepté les visites de son ami Andréi, médecin qui le soignait gratuitement, peu de gens prenaient de ses nouvelles – comme s’il avait déjà un peu disparu. L’heure avançait, Yann avait un train à prendre. Il ne comprenait pas pourquoi ils n’étaient pas encore partis, les garçons à l’école, Rosemarie à son travail. Elle administrait un

immeuble de rendement qu’elle avait hérité avec son frère à la mort de leurs parents. Quand il s’en étonna, on lui apprit que c’était un jour férié et ce mot sonna si étrangement dans ses oreilles, comme s’il ignorait sa signification. Quand enfin Jean et Yvan quittèrent la cuisine, priant leur mère de bien vouloir ranger leurs tasses, car ils étaient en retard pour un tournoi de foot, Yann demanda à Rosemarie ce qu’elle lisait en ce moment.

« Un livre étonnant. Norga Abraham. Certains critiques parlent d’une femme, mais je ne crois pas. Il transgresse toutes les règles de ce qu’on pourrait appeler encore de la littérature. Mais je ne pense pas qu’il puisse te plaire. Ce n’est pas ton genre. C’est à des années-lumière de ce que tu aimes. Je suis juste étonnée que Van Berg ne me l’ait pas envoyé en service de presse comme il le fait d’habitude. Cet éditeur a vraiment de la chance. Je ne sais pas comment il fait pour viser juste, il est devenu si abruti.

Je pense qu’il est bien entouré. Et tu aimes donc ce livre ? Oui. Cela fait des années que je n’ai pas lu un texte aussi original. Je viens de le recommencer, car je n’avais pas tout compris la première fois. Je le déposerai sur le seuil de ta porte si tu veux. Mais je te le redis, je ne pense pas qu’il puisse te plaire. »

Elle lui adressa cette dernière phrase avec une tristesse inouïe, puis alluma une cigarette. Elle quitta la table, ouvrit la fenêtre et se mit à pleurer, remplissant ses poumons de grosses bâfrées de fumée dans l’espoir qu’elles l’étouffent. Yann ne savait que faire. Il était incapable de la prendre dans ses bras, alors que Rosemarie n’avait besoin que de cela. Il voulait la

questionner sur ce Norga Abraham de manière détachée, sans lui donner l’impression que cela l’intéressait vraiment. Mais Rosemarie se mit à tousser. Il se rappela qu’elle était souffrante.

« Que dit le médecin concernant ton cancer ?

— Ah, tu te souviens que je suis malade ?

Rosemarie, s’il te plaît.

Eh bien, comme tu le vois, c’est une récidive, mais je vais bien. Les derniers résultats sont rassurants. Quoique j’aie ajouté des filtres à mes cigarettes. »

Elle sortit de la cuisine et demanda à Yann, sans se retourner, de refermer la fenêtre quand la pièce serait suffisamment aérée. Il la rejoignit dans sa chambre, elle était déjà assise sur le bord du lit. Il s’approcha, s’agenouilla, l’embrassa. Elle fut surprise, il ne l’avait plus touchée depuis trois ans. Elle se laissa faire, alors que ses larmes coulaient en abondance. Il se déshabilla. Elle caressa longuement son tatouage, Rosemarie… Ils firent l’amour et s’endormirent.

Alors que les cheveux bruns dissimulaient le visage de Rosemarie, il la recouvrit, l’embrassa sur l’épaule et quitta la chambre sur la pointe des pieds. Obnubilé par son plan, il ferma la fenêtre, lava toutes les tasses à la main, les essuya, prit un morceau de papier et écrivit d’une main tremblante : « Rosemarie, on pense que je ne suis plus l’écrivain que j’ai été autrefois… c’est peut-être vrai, mais j’ai quand même… »

Puis, froissant le morceau de papier, il le jeta en direction de la poubelle qu’il manqua.

Deux jours plus tard, elle trouva la feuille quadrillée, chiffonnée et à moitié déchirée, elle n’imagina pas qu’il s’agissait

d’un mot d’adieu. Elle l’aplatit, repassa ses longs doigts avec douceur sur l’encre bleue et tâcha de comprendre.

* * *

Après avoir parcouru la France en train durant plusieurs semaines, décidé à brouiller les pistes, Yann quitta le train au Havre. Sa barbe sel et poivre le surprit par sa couleur, il se croyait plus jeune que ça. Il avait acheté des lunettes sans dioptrie à la Le Corbusier, qui lui dissimulaient la moitié de son visage. Il était méconnaissable. Il demanda au chauffeur de taxi de le conduire au port, débarcadère des transatlantiques. Il avait six heures d’avance. Suffisant pour changer d’avis, reprendre un autre train, s’en retourner, se rappeler finalement qu’on ne décide pas soi-même de tronquer le cours du destin. L’histoire de Polycrate lui traversa l’esprit, mais il l’oublia aussitôt. Il lui était impossible de vivre un jour de plus dans ce pays à l’ombre de Norga Abraham, que tous les journalistes réclamaient et dont on inventait les vies les plus délirantes.

Il s’assit sur un banc, face à l’océan, dans cette ville au caractère bien trempé. De là, il voyait l’étrave du gigantesque Queen Mary 2 sur lequel il allait embarquer. Il sortit de sa sacoche l’un des deux Pléiades qu’il avait décidé d’emporter. Il lut, et relut encore. Au lieu de reprendre le train et de retourner chez lui – car ce qu’il allait entreprendre était une folie – il fut gagné par le sommeil et s’assoupit un moment.

La lumière était déjà enveloppée par le manteau du soir. La ville, le port, les bateaux touchaient le ciel, celui dont les

Celtes redoutaient la chute. Alors que l’annonce d’un torticolis l’éveillait, un homme à l’accent slave lui demanda s’il avait du feu. Il lisait Le Monde diplomatique derrière une pancarte

« j’ai faim ». Yann sortit un sandwich de sa sacoche, assura le mendiant qu’il n’y avait pas touché et que lui-même allait dîner sur le bateau. Cadeau. Mais le mendiant avait besoin d’argent. Yann s’excusa de ne pas avoir de monnaie et s’apprêta à s’éloigner. Le mendiant se leva alors et l’informa qu’il acceptait aussi les cartes de crédit. Il sortit une petite machine, un terminal de paiement relié à un réseau qui lui permettait d’encaisser des sommes directement créditées sur son compte dans un pays de l’Est. Il avait sur lui l’autorisation que reçoivent les musiciens de rue pour pratiquer leur métier, car il était officiellement accordéoniste. Un bandonéon auquel il manquait la moitié des touches était posé à côté de sa valise.

« Je suis professeur de sciences économiques à l’université de Iasi, mais je ne gagne que cinq cents euros par mois ; aussi, pendant les vacances universitaires, je m’exporte en Occident. Nous avons loué une camionnette et, avec quatre autres collègues, nous nous sommes partagé les secteurs de la ville. Pas de concurrence, chacun son quartier. Le soir, je donne des cours de mathématiques aux migrants dans un squat tenu par une équipe d’idéalistes aux allures folles, possédant des cœurs en or. Et comme je ne joue d’aucun instrument et que les gens n’ont pratiquement plus d’argent liquide sur eux, j’ai décidé de me mettre à jour avec ce terminal CashFlow, mis au point avec mes étudiants… »

Yann sortit sa carte Visa et autorisa le professeur à débiter cent euros. Celui-ci lui délivra un reçu et ajouta timidement :

« Vous pourrez déduire ça des impôts. » Puis, ouvrant une sacoche en cuir de laquelle tombèrent plusieurs pièces d’identité, Yann lui demanda ce que cela signifiait. Le professeur lui expliqua qu’il trouvait souvent des objets personnels dans les parcs, autour des bancs, devant les poubelles. Il y avait des permis de conduire, pièces d’identité, préservatifs, bagues, livres et même des actes de mariage déchirés. Il s’amusa à extraire une pièce d’identité d’un homme barbu aux grosses lunettes noires. Yann lui proposa de la lui racheter, mais le mendiant la lui offrit. Il ajouta en souriant :

« On dirait vous.

— Et ça, c’est quoi ?

C’est le dentier de ma grand-mère. Cela vous intéresse ? Je ne vous le fais pas cher. On peut l’adapter. Je le lui avais acheté au marché aux puces de Bucarest pour ses soixantedix ans. Il est comme neuf. Elle se brossait les dents avec un produit de vaisselle parce qu’elle voulait que ses dents brillent.

Ça avait fait des jaloux dans le quartier. Il était juste à peine trop grand, ce qui l’obligeait à garder la bouche constamment entrouverte. Elle disait que ça ne servait à rien d’avoir un dentier en pure porcelaine si personne ne le voyait. En plus, regardez, il y a deux dents en or ! »

Yann éclata de rire et se promit d’insérer cette anecdote dans un de ses livres. Passant devant une poubelle, il jeta son téléphone portable, sa vraie carte d’identité et se dirigea vers le port. Pour accomplir son destin, il fallait obéir aux pulsions capitales, fondements de civilisations nouvelles.

* * *

À la billetterie, il accepta d’acheter un ticket aller simple pour une luxueuse cabine Britania Balcon, la seule disponible grâce à une annulation de dernière minute. Le prix était exorbitant et le payement cash qu’il proposa fut accepté aussi facilement que la pièce d’identité héritée du mendiant-professeur roumain. Il se présenta à l’embarquement et ne mit pas longtemps à comprendre qu’il était le seul voyageur à partir en solo. Il comprit que le passage de la terre ferme à l’édifice flottant ne lui avait procuré aucune sensation particulière. Il s’attendait à sentir l’océan sous ses pieds et à perdre l’équilibre sur le navire, livré aux vents et aux vagues. Il n’en fut rien. Il se souvint que la prestigieuse embarcation anglaise devait faire plus de soixante-dix mille tonnes et que mille passagers et autant de membres d’équipage ne pesaient rien face à cette île flottante.

Il était déjà huit heures du soir. Il avait le sentiment de marcher sur une exoplanète de type tellurique posée comme par miracle dans le port. Il se demanda comment ce bâtiment gigantesque allait pouvoir quitter son attache, sans ébranler les jetées alentour.

Les quelques centaines de passagers qu’il croisa furent guidés jusqu’à leur cabine par le personnel de bord. Yann prit l’ascenseur et se retrouva devant la sienne sans prendre le temps de se dire une dernière fois que ce départ était une folie. Un lit gigantesque posé face à une télévision occupait toute la largeur de la paroi. Sur le canapé en cuir, des pétales de roses disposés en forme de cœur manifestaient l’amour du personnel pour leurs passagers. Il les ôta délicatement et les posa dans une assiette remplie d’eau. Il se laissa tomber sur le lit de tout son poids et, comme si le contact avec le matelas avait actionné

la télécommande, une émission de télé-réalité apparut. Un célèbre présentateur – des plus narcissiques – lui souhaita la bienvenue à bord. Il appuya le plus fort possible sur la télécommande pour chasser l’image de celui qu’il considérait comme le plus médiocre animateur de télévision au monde. Il ne réussit qu’à couper le son, ce qui était encore pire, car il ne restait à l’écran que les grimaces et gesticulations de la bestiole affolée, passant sans cesse une main dans ses cheveux, et de l’autre caressant sa barbe comme on flatte un animal de compagnie. À l’étroit dans ses vêtements, il se déplaçait comme si on avait oublié de lui changer ses couches. De rage, Yann tira la prise et la lune lui apparut dans le noir, comme par miracle. Il ne la quitta pas des yeux, alors que le sommeil envahit son corps. Quand on vint frapper à sa porte pour l’informer que le petit-déjeuner était servi dans la grande salle, les bleus de l’océan et du ciel se confondaient à travers le hublot, alors que le ronronnement des machines lui rappelait qu’il était en pleine mer. Certains voyageurs élégants, d’autres en tenue de plage, formaient une longue queue devant un chef breton élaborant des crêpes minute. Yann ne put s’empêcher de saisir son carnet vert et de croquer quelques-uns de ses congénères, toujours exotiques dès qu’ils quittent leur biotope naturel. Il se demanda pourquoi les humains se sentent obligés de manger trois fois plus parce que leur forfait all inclusive le leur permet. Au milieu de la collation, alors qu’il en était déjà à son troisième café, au deuxième jus d’orange et à un énième croissant, on lui présenta le programme des différentes activités : la piscine olympique, le court de tennis, la salle de gym et celle des concerts, un cinéma, une chapelle, une mosquée, une

synagogue, les cinq restaurants – chacun à l’image d’un continent. Mais il décida de sauter le déjeuner pour s’économiser en vue d’un dîner dans la salle des glaces. Il se souvint alors qu’il n’avait pas les vêtements adéquats, à part des chaussures auxquelles il avait toujours accordé une grande importance. Il croyait que l’élégance, la classe chez un homme, se vérifiait toujours à l’allure des souliers. On peut être habillé comme un clodo, si les chaussures sont belles, tout va.

Lors de la troisième journée en mer, attablé dans la salle des petits-déjeuners dont les murs étaient bleu, rouge et doré, il lui arriva ce qu’il craignait. Il avait pourtant préparé toutes sortes de réponses à d’éventuelles questions sur sa personne, sa vie, sa profession – y compris celle qui consistait à faire comprendre à son interlocuteur qu’il était hongrois, basque ou finlandais, qu’il ne parlait aucune autre langue, ce qui devait lui assurer une paix royale durant les six jours de traversée.

Un homme svelte, qui venait de déposer son chien dans sa cabine après l’avoir promené durant une heure sur le pont, se présenta et exigea du regard la pareille de la part de Yann.

La conversation s’engagea de la manière la plus courtoise. La météo, sur un bateau plus encore que sur la terre ferme, est toujours au centre de toute conversation. « Il ne fait pas beau alors qu’il aurait dû », aurait dit le coiffeur de Yann. Cette fois, c’était le contraire : « Quel beau temps, alors qu’on annonçait la pluie », dit l’homme au cou de girafe.

Yann apprit qu’une fois par année il partait pour New York rendre visite à un médecin réputé. Il s’agissait d’un fameux psychiatre qui soignait les animaux mieux que personne.

« Les animaux ? Un vétérinaire, donc ? Non un médecin. »

Monsieur Camson annonça d’une voix grave que son chien était dépressif.

Persuadé que l’animal avait fait plusieurs tentatives de suicide en tombant d’un balcon, seul le Dr Friedrich, un Autrichien installé aux États-Unis depuis une trentaine d’années, parvenait, en une semaine d’intenses traitements, à remettre sur pied Boxi. Camson donna d’ailleurs la carte de visite du praticien à Yann, car il soignait aussi les humains – mais en silence. Sa méthode consistait à observer le patient, à lui parler sans engager le moindre dialogue. Il se contentait d’observer sa physionomie, les mouvements des sourcils, l’animation maxillo-faciale, etc., afin d’établir un diagnostic qu’aucun autre médecin ne pouvait faire. Yann avait remarqué que Monsieur était accompagné de son épouse, mais celle-ci n’assistait jamais aux repas. Le propriétaire du chien expliqua que Madame ne supportait pas le bateau, raison pour laquelle elle passait la plus grande partie du temps dans la cabine, assommée par des somnifères.

« Pourquoi, dans ce cas, n’avez-vous pas pris l’avion ? demanda Yann.

— Parce que je ne le supporte pas.

Et vous imposez un voyage de six jours à votre épouse ? Ce n’est pas ce que vous croyez. Nous avons joué à la courte paille et Nadine a perdu. C’est aussi simple que cela. Votre épouse n’a pas préféré renoncer à son voyage ?

Non, parce que le Dr Friedrich la soigne aussi. Au retour, elle voyage avec moi ! Elle croit être un dauphin. Elle ne parle

pas, elle sourit tout le temps, mais nous sommes ensemble. Que voulez-vous, monsieur, chaque couple doit trouver une façon d’exister pour vivre ensemble. Nous, cela fait trente-huit ans. Et j’ai déjà été marié deux fois, mais mes deux premières femmes voulaient des enfants et pour moi c’était exclu. Un chat oui, un chien oui, mais pas d’enfants. D’ailleurs, vous imaginez un enfant dans un avion durant le décollage ? Ou les vomissements d’une vicieuse petite charogne sur un bateau ? Ce sont des pesanteurs qui s’accumulent et la Terre est déjà assez lourde comme ça. Non merci ! Je laisse cela aux irresponsables idéalistes qui croient être d’indispensables continuateurs d’écraseurs de fourmis. Alors que ces pauvres petites bêtes sont plus nombreuses que nous et qu’elles pèsent sur la Terre le même poids que nous. J’espère que je ne vous apprends rien. Je suppose que vous êtes célibataire, sans enfants. Et votre métier ? » Yann émit une sorte de gargouillement incrédule, regretta de ne pas être hongrois, finlandais ou basque, toussa longuement pour se donner du temps, avala un gros morceau de pain. Alors que Camson attendait une réponse, il vérifia du bout des doigts l’acuité des pointes de sa fourchette, comme s’il envisageait de se la planter dans le cou. Le serveur arriva pour débarrasser et s’enquit de la qualité du repas. Camson nota chaque plat selon le barème qu’il avait établi, d’un à cinq. Cette diversion épargna à Yann la réponse qu’il n’avait pas envie de formuler. Les deux se levèrent en même temps comme des officiers prussiens, redressant le torse, et se saluèrent poliment : « Bonsoir monsieur Parker, bonsoir monsieur Camson, bien des choses à votre épouse, je n’y manquerai pas. » Alors que Camson s’était éloigné, Yann

remarqua qu’il boitait. Il dit alors : « Je suis… » Il allait dire : « Je suis écrivain » ou une autre mièvrerie, mais il baissa les yeux, observa ses mains qui n’avaient jamais travaillé, et ajouta pour lui-même : « Je ne suis pas Norga Abraham. »

À quelques milliers de kilomètres de là, dans un poste de police, Rosemarie remplissait le formulaire signalant la disparition de son mari. La policière, à moins que ce ne fût un policier, lui posait toutes sortes de questions, jusqu’aux plus indiscrètes. Du groupe sanguin de Yann, que Rosemarie ne connaissait pas, aux moindres détails sur leur vie intime. « Votre mari a-t-il déjà fait des tentatives de suicide ? Maîtresse ? Amant ? Dettes ? Ennemis ? Frère jumeau ? Dans son travail, était-il apprécié ? Aimait-il ses enfants ? Vous ? Sa mère ? Enfant caché ? » Puis, après un long soupir : « Avez-vous une photo de Monsieur ? Nous allons la faire circuler sur les réseaux sociaux. » La réponse à toutes ces questions était : « Non ! » Un « non » sec, qui surprit le primate en uniforme et le déstabilisa. Rosemarie signa sa déposition, désespérée par le temps qu’elle venait de perdre. La policière, assistante du chef somnolent n’ayant enregistré aucune information, la pria de recommencer parce qu’elle avait malencontreusement tout effacé. Rosemarie toucha le front du gendarme pour vérifier s’il était vivant, refusa de tout répéter et partit.

Elle avait collé sur la porte du frigidaire le mot que Yann avait commencé à griffonner dans la cuisine avant de manquer

la poubelle, et le relisait tous les jours en buvant son café. Elle essayait de recouvrir par la caféine et la cigarette l’empreinte creusée par le chagrin. Que pouvait bien signifier ce bout de message qui aurait dû finir dans la poubelle ?

Quand les jumeaux constatèrent que leur père ne reviendrait pas, ils se mirent à interroger leur mère devenue presque muette. Mais eux, qu’en pensaient-ils ?

Pour Jean, papa préférait mourir plutôt que d’écrire aussi mal que ce Norga Abraham. Pour Yvan, en revanche, il avait dû se dire : « Si je ne suis pas capable d’écrire aussi bien que celui-là, je préfère disparaître. » Rosemarie réfléchissait sur la manière d’aborder l’éditeur de son mari.

Elle se rendit aux Éditions du Miroir du Temps où Louis Van Berg la reçut, non sans étonnement. Que lui voulait-elle ? Il craignit un moment les indiscrétions de son auteur, alors que le contrat stipulait clairement que personne ne devait être mis au courant de l’accord passé entre l’écrivain et l’éditeur.

Puis, comme tous les malfrats qui se rachètent en versant des sommes considérables aux œuvres caritatives, il se répéta à lui-même qu’il avait été généreux, qu’il avait pris un risque en lui accordant une grosse avance, qu’il avait du nez, et que cela se payait. Cela se payait même très cher ! Qu’elle vienne lui réclamer encore de l’argent ! Qu’elle ose venir lui faire des reproches ! Il faut qu’ils sachent, ces deux-là, qu’il ne se laissera pas faire ! Il fut pourtant surpris que Rosemarie soit juste venue l’informer que son mari avait disparu. Van Berg prétendait tout ignorer. Le seul lien qu’il avait gardé avec Yann était le compte bancaire lui permettant de lui verser ses droits, mais de cela, il n’avait pas l’intention de parler. Rosemarie

ne put s’empêcher de s’arrêter longuement devant la galerie de photos des auteurs maison. Beaucoup de nouveaux visages. Aucune photo de Norga Abraham. À la demande de Rosemarie – pourquoi tant de mystères ? – il ne sut que répondre.

« C’est un marginal. Il ne veut pas apparaître en public, mais il faudra bien qu’il se manifeste un jour, on le réclame, les journalistes racontent sur lui des histoires folles.

Certains disent qu’il s’agit d’une femme ? Oui. Je les laisse faire.

— Est-ce une femme ? À moi tu peux le dire ; moi aussi je pense que l’écriture est travaillée pour dissimuler quelque chose. C’est trop parfait.

— Tu l’as lu ?

On peut difficilement y échapper, avec tout ce tapage médiatique. Tu as de la chance.

La chance, je la provoque ! C’est mon métier. »

Rosemarie se souvint que Louis Van Berg, jeune enseignant enthousiaste, avait créé sa maison d’édition dans le but de publier Yann dont il adorait la manière, le style. Elle avait rencontré son futur mari grâce à une amie qui l’avait invitée pour une soirée lecture. C’est Louis qui lisait devant un parterre d’une trentaine de personnes installées dans de vieux fauteuils, récupérés dans un cinéma désaffecté, aux ressorts avachis. Tous les meubles de cet appartement, transformé en maison d’édition, avaient bourlingué avant d’être récupérés au Centre social protestant ou chez Emmaüs. La lugubre pièce

où elle avait passé tant de nuits lors de lectures à voix haute était voisine de celle de Louis qui hurlait de rire avec son compagnon Yann, répétant : « Un jour, on aura des prix littéraires ! » La mémoire est souvent cruelle et s’agrafe comme des chardons du Baragan à la peau. Le film se déroulait lentement dans sa tête. Avec Yann, ça avait été l’histoire d’un regard. Elle portait un Rolleiflex en bandoulière et s’était agenouillée pour prendre quelques clichés. Yann avait son appareil dans la poche de son veston. Un Leica minizoom Vario. Il avait remarqué l’appareil photo de Rosemarie. Quand les deux objectifs s’étaient croisés, les deux « photographes » avaient éclaté de rire, baissé leurs engins et s’étaient présentés :

« Je sais, c’est vous que je suis venue écouter. Une amie m’a parlé de cette soirée, alors comme je n’avais rien de mieux à faire…

Que peut-on faire de mieux de sa vie que d’assister à une lecture en présence de l’auteur ? avait dit Yann en se hissant sur la pointe des pieds, arborant un large sourire et arrangeant ses cheveux gras.

— Aller au cinéma voir un bon film, avait répliqué Rosemarie, faussement sérieuse. J’avais hésité, mais il était trop tard, la séance avait déjà commencé.

— Mes livres seront un jour adaptés au cinéma et vous regretterez alors d’avoir raté les débuts de ma gloire. »

Ne devinant pas le moindre deuxième degré dans cette phrase, Rosemarie avait cherché une réplique pas trop blessante, mais Yann avait été plus rapide.

« Après les lectures, nous avons l’habitude d’aller au cinéma.

— Une habitude ? Vraiment ? Depuis quand ?

— Depuis ce soir. »

Ce dialogue avait été interrompu par le son d’une fourchette frappant un verre en cristal de Bohême. Louis annonçait qu’on allait commencer malgré la panne de micro et l’absence de l’ingénieur du son, bloqué avec sa voiture en rase campagne.

« Tant pis pour l’enregistrement et pour celles et ceux qui ne sont pas ici ce soir ! L’histoire leur donnera tort. Je me réjouis de vous présenter mon grand ami, mon frère, celui qui a ruiné ma carrière de professeur, mais qui fera ma fortune ; celui qui m’a donné envie de quitter un métier passionnant pour devenir éditeur, Mesdames, Messieurs, camarades syndiqués, je vous présente Yann Mendelec qui ne sait rien faire d’autre dans sa vie que d’écrire. »

Rosemarie se souvint que la lumière avait baissé, une lampe s’était allumée au-dessus de la tête de Louis, qui s’était mis à lire, lentement, en changeant de rythme au fil des pages, pour ne s’arrêter que deux heures plus tard. Elle était restée dans la même position, hypnotisée. Quand on avait rallumé les lampes, le public était resté silencieux durant trois minutes.

Une cinquantaine de pages étaient éparpillées sur le sol, elles allaient un jour être réunies pour former un livre. Certains pleuraient, d’autres, la gorge serrée, se raclaient la voix en toussant, avant que quelqu’un ose un « bravo », suivi d’un applaudissement général. Yann avait quitté la pièce. Assis sur une chaise métallique sur le balcon, il fumait nerveusement. Rosemarie s’était approchée, avait posé la main sur son épaule et avait dit :

« Je n’ai jamais entendu quelque chose d’aussi beau.

— C’est parce que Louis est un bon lecteur. Il est capable de commenter un match de hockey de manière à le rendre poétique.

— Vous n’arrêtez donc jamais de dégager en touche ?

Pourquoi, vous aimez le foot ?

— Bon, si j’ai bien compris, nous allons maintenant au cinéma ?

C’est une idée.

— Non, c’est une habitude ! » avait répliqué Rosemarie en sentant sa main effleurée par celle de Yann, lui demandant l’heure et n’écoutant pas la réponse.

À première vue, rien d’autre que le début d’une banale histoire d’amour, un samedi soir sur Terre. D’ailleurs, que serait le monde sans ces rencontres incertaines, que personne ne prévoit, mais qui naissent sans être fécondées (genitum, non factum dirait le Credo ) et deviennent des contes. Puis des lieux communs se transformant au fil des ans en couples octogénaires, avançant à l’aide de béquilles et autres déambulateurs de vie. Rosemarie n’avait aucune idée de ce qu’étaient devenus les autres participants à cette soirée. Sortant par le jardin, ils avaient disparu tous les deux, attirés par les lumières de la ville. Le destin qui incendiait tout sur leur passage avait transformé la nuit en un blanc jour d’hiver. Ils étaient entrés dans le premier cinéma venu, sans consulter le programme…

Elle se souvint que le livre de Yann était paru quelques mois plus tard et qu’il avait rencontré un immense succès. Il voulait se consacrer entièrement à l’écriture et leur vie,

devenue commune, allait être rythmée par son besoin d’écrire, de publier, d’être admiré.

« Penses-tu que j’ai séquestré ton mari ? dit Van Berg, la sortant de sa rêverie. Je ne l’ai pas kidnappé, rassure-toi. Il est devenu fou et si j’ai bien compris, il ne sort plus de chez lui. »

Les traits de l’éditeur s’étaient tellement durcis qu’elle le reconnaissait à peine. Même sa voix, qui ne change jamais complètement chez un homme, était celle d’un cynique, forçant la dose pour se montrer agréable. Il caressait son chat comme s’il allait l’étrangler.

« Je crois savoir qu’il est venu te montrer un texte écrit ces dernières années, dit-elle en regardant le saule pleureur par la fenêtre.

— Oui, mais il ne me convenait pas. Il te l’a fait lire ? Non, pas cette fois, dit-elle tristement. Il aurait dû, dit-il rassuré, offrant un café à Rosemarie qui le refusa.

Tu pourrais donner de l’eau à ce pauvre arbre, il est en train de mourir », dit-elle, ouvrant la porte-fenêtre, comme pour le pousser à l’action, avant de quitter la pièce sans dire un mot.

Elle prit le chemin de la maison dans sa Mini Morris fabriquée l’année de sa naissance. Elle se souvint avoir ramené Yann chez lui le soir où ils s’étaient rencontrés. Il avait insisté pour qu’elle vienne boire un dernier verre, mais elle avait refusé, ajoutant qu’elle n’avait pas l’habitude de monter « boire un verre » chez quelqu’un qu’elle ne connaissait que depuis

cinq heures. En revanche, lui aurait-il manifesté le désir de l’embrasser qu’elle aurait accepté.

« De la part d’un écrivain “dont les livres seront un jour adaptés au cinéma”, le public pourrait exiger un peu plus d’originalité. À moins que tu aies l’intention d’écrire des scénarios pour des séries B, pour des militaires débiles ou pour le cinéma muet ? Dans ce cas, tu pourrais aussi me proposer de monter écouter un disque 33 tours sur la Thorens de tes parents. »

De ce jour, Yann avait eu une certitude. Rosemarie serait un jour sa femme.

C’est aussi la Mini Morris qui fut chargée de trois cents exemplaires du premier volume que Yann signa au Salon du livre de la petite ville au bord du lac, le lieu même où Rosemarie observa son futur mari en pleine séance de dédicaces, demandant patiemment leur prénom aux lecteurs, heureux d’être au centre du monde et ne dissimulant pas son bonheur. Cela faisait sourire Rosemarie, au fil des ans un peu moins, pour finir plus du tout.

À l’autre bout du monde, l’éditeur américain Estéban Levis rentrait de sa balade vespérale avec, au bout d’une laisse, son teckel qui n’aimait pas les autres chiens. L’animal s’approchait toujours des chats, d’oiseaux en tout genre, mais jamais de ses congénères.

Levis avait traduit en anglais et publié tous les livres de Yann ; de plus, au fil des ans, il était devenu son ami et le

parrain de l’un de ses fils. Yann ne savait naturellement pas duquel. Pour ne pas faire de la peine à l’un des jumeaux, quand une fois l’an il faisait venir son filleul à New York, il invitait les deux. Une année avant de prendre sa retraite, il s’était séparé de son épouse alors que ses enfants étaient déjà mariés et qu’il était devenu grand-père. Sa femme était tombée amoureuse de sa professeure de yoga. Il n’avait donc pas été question de la garde des enfants ni du partage de l’appartement à Brooklyn, mais plutôt du loft où le couple avait installé leurs éditions et que Francesca réclamait pour y dispenser des cours de taichi, en compagnie de sa nouvelle amie. Le divorce obtenu, Francesca avait épousé sa professeure colombienne, chamane à ses heures, dont la situation avait été régularisée grâce à ce mariage. Auparavant, Levis avait bien proposé qu’ils trouvent ensemble un ami qui accepterait d’épouser la clandestine pour lui éviter d’être expulsée. Dénicher une personne de confiance qui accepterait l’expédient – par idéologie ou amitié – était une cause perdue d’avance. Aucun candidat sérieux ne fut trouvé, jusqu’au jour où Francesca se proposa de jouer ce rôle, avouant ainsi son amour pour Yonni. Dépité, Estéban Levis s’était demandé ce qui lui arrivait. Elle lui avait laissé le teckel, comme une partie de son cœur déchiré, l’obligeant à le promener deux heures par jour. Le chien était matinal, ce qui n’était pas le cas de son maître. À minuit, il fallait encore faire une dernière promenade, sinon l’animal ne tenait pas jusqu’au matin. Quand le mari avait été convié à l’inauguration du « Centre de bien-être des pratiques et philosophies orientales » de son ex-épouse, il avait accepté. Il n’aurait pas dû. Il avait fait des cauchemars pendant plusieurs semaines, apercevant

sa femme dans les positions du lotus, du chien tête en bas, de la demi-lune, de l’arbre, du cobra, de la demi-tortue, du lapin, du souffle de feu, du cadavre (savasana). Il l’imaginait immolant des béliers, des chèvres et des bœufs en sacrifice aux déesses vegan, dispersant leurs entrailles pour les brûler ensuite comme une offrande purificatrice, créatrice d’une alliance nouvelle.

Il avait reçu du Havre un message laconique : « Je prends le bateau lundi, je serai à New York dimanche en huit, dans la matinée. J’espère que tu seras là. »

Yann n’avait précisé ni l’heure d’arrivée ni le port du débarquement. Levis s’était renseigné sur les horaires des navires en provenance de France et était arrivé sur place avec une heure d’avance, comme il avait l’habitude de le faire pour tous ses rendez-vous. Quand les évènements l’exigeaient, il redressait sa nuque douloureuse et avançait comme s’il voyait son but des kilomètres à l’avance. Sa physionomie et sa stature donnaient alors aux autres l’impression d’être des poltrons.

Il avait écrit le nom de Yann sur une pancarte et se tenait debout, derrière un cordon de sécurité, comme les chauffeurs d’hôtel qui attendent leurs clients. D’abord les deux hommes ne se reconnurent pas. Ils avaient changé, mais pas de la même manière : Yann avait perdu une partie de ses cheveux, ceux de Levis étaient devenus blancs. Ils ne s’étaient plus revus depuis leur tournée mémorable pour la promotion d’un livre de Yann publié en anglais – une traversée de l’Amérique de vingt jours dans une Chevrolet Impala, en réparation permanente depuis vingt ans. Le gigantesque coffre de la belle cylindrée, rempli

de livres, la faisait pencher vers l’arrière, ce qui lui donnait l’allure d’un avion sur le point de décoller. C’était il y a dix ans. À force d’accrochages légers, de réparations par des garagistes qui ne connaissaient rien à la mécanique (Estéban lui apprit qu’elle avait un moteur de Volvo, comme cela se fait à Cuba), la limousine avait perdu de son éclat et la cadence de son moteur, si caractéristique autrefois, et ressemblait à celle de n’importe quel diesel puant.

Ils s’embrassèrent sans un mot, émus par les retrouvailles. Le silence dura une grande partie du trajet. Devant son immeuble, pour se garer entre deux énormes SUV à qui il ne manquait que des lance-roquettes pour partir en guerre, Levis mit huit minutes. Il jura dans toutes les langues qu’il connaissait, mais le mot « fils de chienne » en anglais revint le plus souvent. De rage, il décida de porter un coup fatal au Hummer H1 en s’introduisant sur une place de parking étroite. Une fois calé entre les deux chars d’assaut, il ne restait pas un centimètre entre les deux véhicules. « J’espère que ce Cro-Magnon, s’il veut reprendre sa voiture, possède la fonction hélicoptère ! Moi, je ne bouge plus la mienne cette semaine ! » Quand Yann lui parla de l’hôtel où il avait réservé une chambre, Levis lui répondit que, depuis son divorce, il y avait toute la place qu’il voulait à la maison. Il lui raconterait comment et pourquoi sa femme l’avait quitté et comment il avait perdu la vue durant un mois. Depuis, ça s’était un peu amélioré, il voyait toujours trouble, mais n’en parlait à personne de peur qu’on lui retire son permis de conduire. Il avait préparé un repas avec des produits congelés soigneusement apprêtés et cuits dans des casseroles neuves. La table avait été mise pour trois. « On

attend quelqu’un ? » demanda Yann, naïvement. Estéban lui répondit qu’une assiette était toujours disposée pour le jour où Francesca reviendrait, ce dont il était persuadé, puisqu’une voyante de Central Park l’avait lu dans le marc de café. Yann sourit. Il ne voulait pas lui rappeler qu’on ne lit pas dans un marc de café sorti d’une vulgaire machine Nespresso. Ce dernier doit être cuit dans une djezva turque, sur un réchaud à gaz qui laisse au fond de la tasse une couche de marc bien épaisse. Une fois le liquide bu, des traces apparaissent – miroir des histoires vécues ou à venir. Yann se dirigea alors vers la bibliothèque et aperçut une pile de livres écrits par un même auteur.

Il en feuilleta un, trouva la quatrième de couverture intéressante et demanda qui était le jeune écrivain sur la photo. Estéban éclata de rire, leva les yeux au plafond :

« C’est la première fois que ça m’arrive, dans ma carrière. Ce jeune m’avait envoyé son manuscrit par la poste, sans aucune recommandation. Quand je me suis décidé à le publier, il a été extrêmement reconnaissant, puis, au fil des mois, pénible et impatient. Une année après la sortie de son roman, il a commencé à me harceler pour que je lui communique le décompte de ses droits. Je ne pouvais pas, je n’avais pas le retour des diffuseurs, je lui ai donc proposé de patienter. Je l’avais presque oublié quand, quelques mois plus tard, il est revenu à la charge. Je me suis décidé alors à voir la chose de plus près. Sais-tu combien de livres avaient été vendus ?

Quarante-neuf ! Et pas un de plus. J’avais pourtant adressé cinquante exemplaires de presse aux journalistes. Je ne savais que lui dire. Je craignais qu’il se jette d’un pont. Après plusieurs semaines de réflexion et l’espoir d’un article dans les

journaux, ce qui aurait pu tout changer, je l’ai convoqué dans mon bureau. Il est arrivé fringant, apportant des chocolats et une bouteille de champagne. Sa gratitude était infinie. J’avais préparé une série de prétextes pour justifier cet échec, accuser l’attaché de presse qui n’avait pas bien effectué le travail, les journalistes qui n’avaient pas pu lui consacrer un article à cause des élections présidentielles, les livres politiques occupant tout l’espace. Je lui ai rappelé que si Proust n’avait pas offert des centaines de ses livres aux amis, il ne resterait pas la moindre trace de ses premiers tirages. Que Julien Gracq avait été refusé par Gallimard… Quand je lui ai annoncé que seulement quarante-neuf exemplaires avaient trouvé lecteurs, il m’a demandé si j’étais sérieux. Je lui ai répondu que, ma foi, il s’agissait des chiffres, et sans lui laisser le temps d’encaisser la nouvelle, je lui ai énuméré les nombreux écrivains désormais célèbres qui, comme lui, n’avaient connu que quelques ventes anecdotiques. Alors que j’avançais leurs noms et surveillais sa mine pâle, alternant le rouge pivoine et le vert pomme, il a fondu en larmes et m’a dit : “C’est le plus beau jour de ma vie !” Comme le malade qui avalerait n’importe quoi – même le produit le plus répugnant, convaincu qu’il lui sauverait la vie – pour le jeune auteur, ce chiffre magique représentait le Graal. »

Stupéfait de la réaction du jeune homme, Levis lui avait appris que deux autres exemplaires pourraient trouver preneurs la semaine suivante, une commande venant juste de lui parvenir. Le chiffre de cinquante serait donc dépassé ! Cette nouvelle provoqua chez le jeune Roland J. une nouvelle réaction épidermique, suivie d’un tremblement de tous ses

membres. Retrouvant ses esprits, il se leva et jura qu’il était prêt à entamer un autre livre d’envergure et qu’il le lui enverrait dès qu’il serait terminé. Il précisa qu’il aurait mille pages et qu’il faudrait au lecteur une année pour le lire, car il contiendrait toutes les fibres et les formules sacrées de l’univers en mouvement. Levis l’encouragea à prendre tout son temps, il espérait secrètement mourir avant.

Le repas était servi, Yann fut invité à regagner la salle à manger. Levis le pria de prendre place à la droite de Francesca, lui-même s’assit en face. Un peu gêné par la figure absente de l’épouse, il ne fut pas étonné quand, au milieu du repas, Estéban demanda au fantôme de sa femme comment elle trouvait ses raviolis au pesto. Il écouta la réponse de l’invisible, ajouta un peu de sel dans son assiette, hocha la tête et reprit la conversation avec son ami le plus naturellement du monde. Il débarrassa la table, proposa un café à Yann, affirma que Francesca n’en prenait jamais, puis jeta la totalité du contenu de l’assiette de sa femme dans la poubelle. Il en était ainsi à chaque fois qu’il mangeait avec elle en tête-à-tête.

Ce faisant, Estéban ne pouvait se douter qu’un homme, le propriétaire de l’immonde véhicule garé au bas de l’immeuble, qu’il avait qualifié un peu plus tôt de Cro-Magnon, avait quitté son bureau au bras d’une créature qui avait été belle avant de multiples interventions sur son visage. Le couple avait traversé la chaussée, brûlé un feu rouge sur le passage pour piétons, gratifiant d’un doigt d’honneur le conducteur qui avait failli les écraser, acheté une dose de cocaïne dans le kiosque à journaux et regagné leur véhicule. L’homme avait élégamment

ouvert la portière de son Hummer six litres, douze cylindres, cinq cents chevaux, à sa belle, enchantée que le monde soit aussi bien fait. Alors qu’elle communiquait avec son clone sur Instagram et écartait sa poitrine pour permettre l’encliquetage de la ceinture, la mélodie l’incita à bouger au rythme d’un son qu’on ne pouvait pas qualifier de musique. Le gorille en costard-cravate mit en marche son automobile comme on active les réacteurs d’un avion de chasse, sans tenir compte de l’environnement. Toutes ses opérations étaient exécutées sans quitter les yeux de son téléphone portable. Un bruit de tôle, suivi d’une mini-explosion, dérangea à peine les deux amis, trois étages plus haut, dans leur conversation littéraire. Estéban se leva de table, dit à Yann que New York, même dans les quartiers les plus silencieux, restait une ville bruyante et ferma la fenêtre. Un autre bruit, celui de vitres cassées résultant d’une compression à froid, éveilla le soupçon de Yann qui conseilla à son hôte d’aller voir si sa Chevrolet Impala 1976 – l’année de naissance de Francesca – se portait bien. Levis bondit, se pencha par la fenêtre, devint blême puis se mit à jurer de manière inaudible. Le Hummer n’était plus dans le parking. La Chevrolet était raccourcie d’un bon mètre et ressemblait désormais à une Smart. « Ce goy, ce monstrueux Procuste a réduit ma voiture de moitié, je le maudis pour trois générations et lui souhaite qu’une armée de grenouilles s’abatte sur sa voiture et l’engloutisse dans la rivière Hudson ! » Yann ne put s’empêcher de rire. Son ami, malgré la colère, s’était souvenu d’un brigand de la mythologie grecque, Polypémon, surnommé Procuste, qui offrait l’hospitalité aux voyageurs juste pour les torturer, les raccourcissant littéralement en découpant

leurs corps. C’est en vain que Yann lui répéta que la réparation de sa vieille Chevrolet allait lui coûter plus cher que son remplacement. Il n’y avait rien à faire. La plaque d’immatriculation encastrée dans le pare-chocs permettrait de localiser le trader cocaïné en peu de temps. Estéban n’en démordait pas, il voulait sa Chevrolet : c’est dans cette voiture qu’il avait rencontré Francesca, lors d’un open air cinema sur les rives de l’Hudson, et on ne peut rien faire contre les symboles, ignorant qu’il s’agit souvent de superstitions et de rien d’autre.

Il revint à table, posa ses mains délicatement sur un livre, les observa comme s’il voulait lire les lignes de son avenir.

Il se tourna vers Yann et changea de sujet.

« Eh bien, je crois qu’il est temps que tu me dises ce qui s’est passé. Pourquoi es-tu venu en Amérique ?

— C’est un peu long à expliquer, répondit Yann, pas vraiment surpris par la question.

Je ne te demande pas d’être bref. On ne demande jamais ça à un écrivain. Raconte ! Comment va Rosemarie ? Jean ?

Yvan ? Quel âge ont-ils aujourd’hui ? Que deviennent-ils ? Et Louis Van Berg, ton éditeur, est-il toujours aussi vénal ? »

Yann se mit à raconter.

Une année plus tard, à Paris, malgré la nouvelle rentrée littéraire et ses cinq cents nouveautés, le nom de Norga Abraham était encore sur toutes les lèvres.

Il était question d’adapter pour le théâtre La vie des choses. Un metteur en scène célèbre voulait rencontrer l’auteur pour

affiner sa mise en scène, pour travailler les dialogues. Cela était évidemment impossible. Yann recevait des nouvelles de son éditeur en Europe à l’adresse qu’il lui avait indiquée : la poste restante de la gare centrale de New York. Ses droits d’auteur lui permettaient de vivre confortablement et dans le plus parfait anonymat. Selon les instructions de Yann, Rosemarie percevait une « rente de veuve » de la part de Van Berg qui, rongé par le scrupule, avait brodé une histoire invraisemblable sur les droits que Yann n’avait pas encore touchés, le décompte tardif de nombreux éditeurs étrangers et des erreurs de calcul qui permettaient ces versements. Perplexe, Rosemarie avait accepté sans trop poser de questions, se remémorant les promesses pécuniaires, qu’elle avait jugées irréalistes, de son époux évaporé.

Il n’y avait plus de doute sur la disparition de Yann. Jean et Yvan avaient aidé leur maman à ranger la chambre-bureau de leur père. Rosemarie voulait surtout mettre la main sur un texte que Yann disait avoir terminé et sur lequel il avait œuvré jour et nuit pendant trois ans. Comme Dostoïevski, il avait travaillé avec acharnement sur deux manuscrits différents, l’un le matin, l’autre le soir, pour ne pas gâcher les idées contradictoires nourrissant son esprit. Cette envie d’écrire et de ne plus fréquenter ses congénères avait fini par le rendre presque fou. Rosemarie se doutait que non seulement il avait rédigé des centaines de pages, mais qu’il les avait imprimées et reliées dans une papeterie de la ville. Elle avait retrouvé un reçu de la caisse enregistreuse qui traînait encore sur la commode à côté du vieux téléphone. Elle se disait qu’elle aurait pu aller voir la personne qui s’occupe des impressions chez Copy Quick,

et peut-être retrouver la trace du texte. Yvan avait passé en revue toutes les clés USB restées dans le bureau de son père, mais nulle trace d’un inédit, aucune ligne qui ressemblât à un roman. Rosemarie se souvenait qu’il était parti chez son éditeur pour lui présenter son récit. Il lui avait même raconté son accueil chaleureux. Yann aurait-il menti ? N’aurait-il rien écrit ? Avec le sang-froid d’un politicien de haut vol, Van Berg niait avoir reçu le moindre manuscrit. Il rappela à Rosemarie que Yann était son meilleur ami et qu’il lui manquait. Cette dernière déclaration la poussa à chercher encore. Elle savait surtout combien son mari voulait exister comme écrivain. Il ne pouvait pas disparaître ainsi avec son manuscrit. Il ne l’aurait sûrement pas brûlé. Il n’avait pas été enlevé puisqu’elle n’avait jamais reçu la moindre demande de rançon. Cette dernière supposition aurait plu à Yann. Sa carrière relancée, sa vie serait devenue un vrai roman. L’idée saugrenue lui était venue que Yann voulait jouer, imitant son éminent maître russe, voyageant anonymement à Baden-Baden ou MonteCarlo. N’admirait-il pas la capacité autodestructrice du grand Dostoïevski sans pour autant être capable de l’imiter ?

Rosemarie se levait parfois en pleine nuit, montait dans la chambre de Yann, décidée à arracher la guirlande bon anniversaire suspendue depuis dix ans au-dessus de la bibliothèque et que les garçons, par nostalgie, avaient refusé de jeter. Quand elle restait muette dans la chambre, son corps ne cohabitait plus avec son esprit qui continuait à chasser le moindre indice. Il lui semblait être déjà sortie de la pièce, mais non : elle était toujours là, immobile, comme si quelque chose la clouait au sol et que cette fixité allait engendrer une réponse

aux questions qu’elle ne formulait pas. Son corps tout entier se transformait en un point d’interrogation. Puis la temporalité changeait de paradigme ; son visage devenant blafard, perdant son sang, comme une vague se retire pour revenir transformée en tsunami. La douleur réapparaissait. La torpeur s’emparait de son esprit, paralysant ses membres, inondant ses joues, laissant exploser la colère. C’est quand elle réussissait à pousser des cris de rage, des hurlements qui parfois inquiétaient les voisins, que Rosemarie pouvait enfin se coucher, avalant au préalable un cachet qui l’assommait. La prise de médicaments provoquait parfois des hallucinations durant lesquelles elle revoyait Yann revenant du marché, souriant, narrant une rencontre intéressante, fertile en potentialité créatrice. Elle ouvrait alors les yeux pour constater qu’on ne peut pas se claquemurer à l’intérieur d’un rêve.

Van Berg avait réuni ses avocats pour leur faire part d’une idée qu’il mûrissait depuis un certain temps, afin de stopper la déferlante de suppositions sur l’identité de son auteur. Les spéculations autour de Norga Abraham avaient redoublé depuis la traduction du livre en japonais. Un spécialiste de la littérature nipponne démontrait, par un exposé thèseantithèse-synthèse, que Norga Abraham était en réalité un écrivain japonais.

La supercherie, affirmait-il, résidait dans le fait que l’ouvrage n’était pas traduit du français en japonais, mais le contraire. L’ambiance, la thématique, le rythme, les références, tout dans ce livre était japonais. Il en ressortait clairement que les grandes périodes de la littérature japonaise, à savoir Asuka, Nara et Heian, étaient noyées dans un patchwork à la Georges Perec, juste pour perdre le lecteur. Le spécialiste, qui avait même promis de trouver le nom de l’auteur, prétendait qu’il était un habitant de Kyoto, car là aussi, plusieurs éléments décortiqués et transposés illustraient parfaitement la vie quotidienne à l’intérieur d’un pavillon japonais, typique de

la région de Kansai – et particulièrement de l’île de Honshu. Il suffisait, disait le spécialiste « d’analyser les suppositions contraires et de les confronter aux hypothèses pour que les soupçons, conjectures et postulats révèlent le véritable sens de ce roman brillant, une sorte de confession de foi, version intégrale de Nicée-Constantinople. Le Credo, quoi ! » Cette thèse prêtait à sourire sans que personne n’osât traiter l’universitaire de charlatan. Il faut dire que deux des protagonistes du livre s’appelaient Henri et Serge. Or, entre le 6 et le 9 août 1945, la ville de Kyoto avait échappé de peu au bombardement et à la destruction atomique, alors qu’elle figurait en tête des cibles désignées par le Comité américain des objectifs militaires. Elle fut sauvée grâce à l’intervention d’un certain Henry Lewis Stimson, secrétaire de guerre et du moins connu Serge Elisséeff, son conseiller français. Tous deux avaient estimé que la destruction du patrimoine historique et artistique de Kyoto pouvait être un obstacle à une éventuelle réconciliation entre les peuples. Que l’humanité ne pardonnerait jamais un tel crime. Une preuve de plus que le cynisme connaît le prix des choses, mais non pas leur valeur. Quel rapport avec le livre de Norga Abraham ? Aucun, mais la piste japonaise aurait pu être crédible.

Que serait le monde sans la fécondation hasardeuse des idées qui accouchent parfois de théories obscures, publiées sous forme de thèses de doctorat et portant des titres d’astéroïdes ou de dieux grecs ?

L’éditeur commençait à redouter qu’un homme se présente un jour avec un manuscrit raturé, parlant on ne sait quelle langue et affirmant être Norga Abraham. Impressionné et

Quand Van Berg présenta son projet de faire revenir Yann au pays, l’un de ses conseillers fut pris de malaise et s’absenta pour prendre l’air. De retour dans son bureau, il déclara que l’indécence passait encore quand il s’agissait de gagner de l’argent, mais qu’il ne pouvait pas admettre une telle obscénité.

Comment pouvait-on demander à un homme de se défigurer, même s’il était prêt à tout pour revenir dans la lumière ? Les arguments de l’éditeur, pour céder à la pression de la presse et des lecteurs, n’étaient pas suffisamment convaincants aux yeux des hommes de loi, spécialistes en exil fiscal, prétendant avoir encore un peu de cœur. En homme d’affaires avisé, Van Berg avait pourtant envie de relancer la machine ; il imaginait une nouvelle campagne de presse et les photos de son auteur enfin dévoilées. Le meilleur moyen consistait, selon lui, à révéler l’identité de Norga Abraham. Ne tenant pas compte de l’avis de ses conseillers, qui trouvaient le mystère entourant l’auteur rentable, Van Berg négocia en secret avec Yann un

105 séduit par un film d’horreur, Van Berg eut l’idée d’inciter Yann Mendelec à changer de visage et à revenir. Les ventes s’étaient calmées, le roman n’était plus en pile dans les librairies et l’on avait cessé de dépenser de grosses sommes pour disposer de la première page des grands journaux. Norga Abraham restait cependant son plus gros vendeur, juste devant un certain… Yann Mendelec, considéré comme mort. Quand on l’interrogeait sur le sujet, l’éditeur avait une réponse toute faite, précisait que tout séparait les deux écrivains, qu’ils n’étaient tout simplement pas de la même génération ni de la même culture. Cette dernière affirmation plongeait les critiques dans les spéculations les plus folles.

éventuel retour au pays. Il élabora différents schémas, tous plus sophistiqués les uns que les autres, alors que Yann à New York demandait du temps pour réfléchir.

À New York, Yann avait pris quelques habitudes. Notamment chez un bouquiniste polyglotte, spécialiste en littérature latine. On y croisait des Italiens, des Espagnols, des Portugais et beaucoup de Sud-Américains. Les livres second hand étaient soigneusement emballés sous le même genre de cellophane qu’utilisent les fleuristes. Si Yann voulait parcourir l’intérieur de l’un des ouvrages, on le lui déballait et très souvent, il l’achetait.

Un jour d’automne plus froid que les autres, il s’arrêta face aux bacs posés devant la librairie. Il passait en revue les derniers arrivages quand il découvrit l’un de ses propres livres, Alma et Maximilien, à côté des Hugo, Giono, Cendrars, Houellebecq, Gracq… Puis, dans le bac voisin, Ecco, Saba, Lévi, Svevo, Leopardi, Calvino. Un peu plus loin, les García Marquez, Borges, Cervantès, Vargas Llosa… Il pénétra dans la librairie, dissimulant son émotion. Quand il voulut payer, le libraire lui demanda s’il voulait jeter un coup d’œil au texte. Yann affirma qu’il préférait la surprise d’une découverte. Il savait qu’en se déclarant l’auteur du livre, c’en était fini de sa vie secrète à New York.

« Vous allez adorer, c’était l’un des premiers succès de cet auteur. Je l’avais d’abord lu en espagnol, puis en anglais et

même en français parce que j’aime lire le français juste pour m’exercer. Mais quelle langue compliquée avec toutes ces lettres pour un seul son ! Ils écrivent “l’eau” avec quatre lettres et une apostrophe ! Alors qu’ils pourraient dire “lo”. Idem pour “aujourd’hui” ! Où sont-ils allés chercher l’orthographe de ce mot pour signifier today, oggi, hoy ? Mais leur littérature est grande ! Camus est un dieu pour moi, et j’ai lu tout Proust deux fois. Son univers est d’une drôlerie incroyable. Je préfère lire

Le Quatuor d’Alexandrie de Durrell en français qu’en anglais. Idem pour les livres de Poe, la traduction de Baudelaire me plaît tellement.

— Mais Baudelaire parlait à peine anglais, plaisanta Yann. Cela m’est bien égal, son adaptation est géniale, continua le libraire. Et parmi les contemporains, j’aime bien Yann Mendelec que vous avez choisi dans les bacs. Quel auteur ! Quelle vie ! Quel destin. Quelle tristesse… »

Yann demeura un temps figé, il ne savait comment réagir, essayait de garder son calme, ne laissait rien transparaître.

« Pourquoi dites-vous ça ? se contenta-t-il de dire, sans quitter la quatrième de couverture des yeux.

Parce que c’était une star. Il égalait Houellebecq, Le Tellier, Mauvignier, Echenoz ! On l’a comparé à Gracq, à Céline ! Puis, dans un tout autre registre, à Borges ! Mendelec a vendu des millions de livres, il a été traduit dans une trentaine de langues. Un jour, il a disparu. Tout simplement disparu ! Pouvez-vous croire cela ? Plus de nouvelles. Il s’est suicidé. Moi, j’ai même ma petite idée sur le pourquoi, mais je n’ai pas envie d’en parler maintenant. On a avancé une crise conjugale et qu’il ne voulait plus voir les journalistes,

107

les accusant de toutes les incuries. Alors ils se sont vengés et ont démoli son dernier livre. Il a fini par être liquidé par son éditeur. Il ne reste aucune copie, tout a été brûlé. Moi, j’ai un exemplaire, je ne le trouve pas si mauvais. Il avait essayé de changer de style et ça n’a pas marché. Je pense qu’il se droguait, qu’il avait des problèmes d’alcool. On lui avait diagnostiqué un cancer et ce n’était pas un homme qui pouvait vivre sa vie à moitié. Mon fils qui vit à Paris a découpé tous les articles de journaux concernant cette triste histoire. J’ai du matériel pour écrire un livre sur le sujet. D’ailleurs, j’ai déjà commencé. Avez-vous d’autres livres de cet auteur ? demanda Yann, imperturbable.

Non, c’est le seul que je possède en français. J’en ai tout un rayon en traduction anglaise – une exception chez moi.

Parce que, vous savez, je ne suis pas spécialiste de la littérature anglophone, il y a assez de libraires dans cette ville pour ça. Regardez mon cabinet d’amateur, il renferme ses quatorze titres. C’est ma retraite ! Si un jour je les vends, je suis riche. Ils sont tous dédicacés. Et il n’était pas du genre à écrire « bien à vous » au-dessus de sa signature. Non, Mendelec rédigeait des choses personnelles, parfois une page entière. Il avait la réputation d’être le seul écrivain au monde à n’avoir jamais répété une dédicace. Et, je vais vous apprendre quelque chose : à tous les lecteurs qui lui écrivaient, il répondait par une longue phrase dans leur langue. Il se débrouillait pour faire traduire son envoi dans la langue du correspondant. L’anglais, l’italien, l’espagnol, c’est facile. Non, je vous parle des langues impossibles à apprendre, le chinois et tout ça. Je vous garantis que ces volumes sont rares.

— Vous en avez ?

Évidemment. Je les possède dans toutes les versions. Pour les conserver à l’abri, j’ai loué un coffre-fort dans une banque suisse. Avec les Suisses, on est en sécurité ! »

Il monta sur l’échelle en bois peinte en bleu et descendit tout le rayon des livres traduits en anglais. Yann demanda la permission de s’asseoir et passa délicatement ses doigts sur les livres à la couverture gaufrée, kitch, ceux que Estéban Levis lui avait envoyés durant des années, à peine étaient-ils sortis de presse. Il se souvint des heures passées dans le bureau de Van Berg à signer des exemplaires pour les collectionneurs anglophones, que l’on trouvait quelques années après sur les sites de ventes en ligne – à prix d’or.

« Je les ai mis à part, je ne veux pas qu’on me les vole. Des auteurs contemporains français, il n’y a que Houellebecq qui soit plus coté. Alors, ceux qu’il m’a dédicacés, je les conserve dans le coffre à la maison avec les bijoux de ma mère et la montre que mon père m’a léguée, avant son décès. Vous savez, rares sont les écrivains contemporains qui ont pénétré aussi profondément l’âme de cette Mitteleuropa dont il était originaire. J’évite en principe les poncifs, mais les Juifs sont des êtres d’exception, doués d’une intelligence supérieure. En revanche, il m’est difficile de comprendre que les Israéliens d’aujourd’hui s’en prennent aux Palestiniens, comme s’ils avaient oublié leur propre passé. C’est quelque chose qui me dépasse. On m’avait dit que Mendelec s’était converti au catholicisme juste avant sa mort, mais de toute façon il ne pouvait que devenir judéo-chrétien, comme tous les autres catholiques. Personne ne pourra jamais nier que le Christ ait

été Juif. Il est né, a vécu et est mort Juif. Pardon, je m’égare. Ah, pauvre Mendelec, je l’avais rencontré une fois à Paris. Bel homme, très grand. Il pouvait discuter sans fin avec chaque lecteur et s’intéressait vraiment à leur vie. »

Yann était resté calme, plongé cette fois dans une fausse lecture de son propre livre et de lui-même, comme s’il les découvrait. Il le tourna dans tous les sens avant de se décider à l’acheter. Il s’adressa soudain au libraire.

« Alors, ainsi, vous l’avez connu personnellement ? Il était très grand ?

Oui. Et grand séducteur. Je n’habitais pas à New York à l’époque. J’ai quitté l’Italie il y a sept ans pour reprendre la librairie que mon grand-père avait ouverte ici, après la guerre, et qu’il avait transmise à mon oncle.

— Auriez-vous un livre d’un certain Norga Abraham ?

Norga comment ?

Abraham.

Ah oui, je vois. J’ai entendu parler de lui. C’est un phénomène en Europe. Non, pas encore en deuxième main. Même pas de traduction anglaise, je crois. Vous savez, il faut mériter mes bacs de livres d’occasion. Je n’ai que des classiques. Mais je vais me renseigner et je vous le mets de côté dès que je le trouve. Quel est votre nom ?

Maximilien.

Maximilien comment ?

— Aucune importance. Quel est votre numéro ? Je n’ai pas de téléphone.

— Mais comment faites-vous pour vivre sans téléphone ?

— En déplaçant mon corps là où les voix vibrent et provoquent des sons.

Pardon ? »

Il quitta la librairie, s’assit sur un banc au milieu d’un parc et se mit à feuilleter son livre. Les ombres défilaient, s’animaient. Il fallait les éclairer. Sous les doigts longilignes, les feuilles se déplièrent, le passé se manifesta, comme si une main battait la mesure. Le noir et le blanc s’emparèrent de la couleur, perception visuelle de la répartition spectrale. Rien d’autre qu’un accident de la nature provoqué par la lumière, dirait Aristote.

Un homme vint s’asseoir à l’autre extrémité du banc. Après quelques minutes de silence, des ondes devaient établir la connexion. Yann lui demanda s’il n’était pas par hasard Yann Mendelec. Celui-ci répondit par l’affirmative : « Oui, je le suis comme vous l’êtes ! Ravi d’être assis ici à Paris avec vous. »

L’autre répondit qu’ils n’étaient pas à Paris, mais à New York, il n’y avait qu’à regarder les bâtiments autour du parc. L’un parlait en français, l’autre répondait en anglais, sans accent.

« Le libraire prétend que tu es mort.

Oui, et il sait même de quoi je suis mort et pourquoi. Endetté et alcoolique, je serais tombé dans la drogue. Ma femme m’aurait quitté, ne supportant plus mes excès.

Il possède tous tes livres dédicacés, c’est un fan !

Je me souviens d’avoir dédicacé mes livres traduits dans toutes les langues et de les avoir expédiés aux lecteurs, mais toujours en français.

Il assène que tes œuvres sont signées dans la langue de la traduction. Il a de l’imagination, ton bouquiniste.

— Quand un auteur est mort, on peut facilement créer un mythe autour de sa personne. J’ai vu des dizaines de livres signés maladroitement, soi-disant de la main gauche de Blaise

Cendrars. La fameuse « main amie ». Que de faux envois ! Dédicaces, tellement faciles à falsifier.

— Tout ce qu’il dit n’est pourtant pas faux.

Oui, Borges aurait volontiers adhéré, toute littérature est un peu mystificatrice. Quand je reverrai le marchand, je lui demanderai de me montrer mes livres dédicacés en russe, indien ou turc. Je suis curieux de voir comment j’ai pu écrire dans ces langues.

— Ne sois pas méchant. Laisse-le vivre.

Tu as raison. Je ne lui dirai rien.

Rosemarie ne te manque pas ?

— Si.

N’est-il pas cruel de la laisser croire qu’elle est veuve depuis si longtemps ?

Je n’ai plus le choix.

Ton égoïsme me déplaît.

— Je me dégoûte moi-même. Mais j’ai toujours voulu être l’acteur et le spectateur de ma propre vie.

À n’importe quel prix ?

— Au prix d’une vie, s’il faut.

Il te suffit de rentrer.

Je suis un lâche.

— Tu voudrais que je te dise le contraire ?

Oui.

Je ne le ferai pas, tu es un pauvre type, comme le sont souvent les écrivains.

Je sais, je te connais. Pour avoir un compliment, ce n’est pas ton genre.

Mais ton dernier livre est un immense succès ! Que veux-tu de plus ?

Je ne suis pas Norga Abraham !

— Tu ferais mieux de le devenir.

Aux conditions que me suggère Louis Van Berg ?

Pas besoin de te défigurer. C’est toi qui as besoin d’exister ! Comme si vivre n’était pas déjà exister ! C’est toi qui veux prouver à tes détracteurs qu’ils avaient tort. Tu accuses les journalistes, ceux-là mêmes qui t’ont porté aux nues durant des années. Tu devrais plutôt les remercier. Alors qu’il suffirait d’admettre que tu as juste raté un livre, ça arrive. Les journalistes ont osé critiquer ton livre, il était mauvais, ils ont fait leur travail. Tu ne vas quand même pas te contenter de mener cette existence de « personne » et continuer à toucher des droits d’auteur jusqu’à la fin de ta vie ?

As-tu quelque chose de mieux à me proposer ?

Tu vois cette femme là-bas ? —

Oui.

Tu l’as reconnue ?

Je crois que c’est Alma, le personnage féminin de tous mes romans. Peut-être me cherche-t-elle ?

Oui, c’est elle. Pourrais-tu la retenir un instant ? J’aimerais lui parler, mais j’ai un rendez-vous chez le coiffeur. »

Il quitta le banc, se retourna et aperçut son voisin indiquant à Alma le chemin à prendre pour retrouver Yann Mendelec. Il eut la vision qu’une armée de lecteurs le traquait, comme

on chasse le gibier sur un terrain marécageux. Mais animé par une force funambulesque, il était étranger à cette battue. Durant quelques instants, sa vie entière défila, accélérée par une force centrifuge. * * *

Le coiffeur John Dalla Lupa était installé dans le quartier des bouquinistes, mais il ne lisait pas. Dans son salon de coiffure, il y avait quatre grands écrans pour les retransmissions des matchs de foot. Les clients pouvaient apporter leur bulletin et parier sur n’importe quelle rencontre de la série A italienne. Selon le rythme du championnat, le salon perdait sa vocation première et devenait une salle de jeux en ligne. Pour s’amuser, Yann paria que la Juve allait gagner contre la Sampdoria. Il apprendrait quelques heures plus tard qu’il s’était trompé. Il ne connaissait rien au football et observer l’activité secondaire de son coiffeur, en réalité, l’amusait. John lui rappela que la Juventus n’était plus la grande équipe d’autrefois et que beaucoup de gens tombaient dans le piège lors des paris.

Il rentra tard chez Levis, par la porte de service, dans la partie de l’appartement que son ami américain lui avait réservée. Il avait hérité de la chambre à coucher du couple parce que Levis ne pouvait plus dormir dans le lit conjugal, le souvenir de son épouse lui causant d’interminables insomnies. Son hôte dormait avec son chien dans la chambre de bonne où il avait installé une télévision qui lui servait de somnifère.

Le lendemain, à l’heure du déjeuner, il se mit à lui raconter sa journée et son passage chez le libraire.

« J’ai beaucoup appris sur moi dans une librairie. J’ai rencontré un homme qui me connaissait mieux que moi-même. Il paraît que je dédicace mes livres dans toutes les langues, que j’ai été alcoolique, drogué, que j’ai mené une vie peu recommandable. Bientôt, une biographie paraîtra sur ma vie, mon œuvre et ma mort. »

Levis entendit l’histoire dans les moindres détails, peut-être embellie, ou dramatisée. Yann ne pouvait jamais s’empêcher de rajouter une couche à tout ce qu’il avait vu ou entendu, le rendant invraisemblable comme si la vraie vie, trop banale à son goût, n’avait pour lui aucune épaisseur. Il sourit et lui dit que c’était son sort désormais : être vivant pour lui-même, mort pour les autres. Levis avait préparé une bouteille de champagne. Il avait si rarement l’occasion de faire la fête.

« Sais-tu quel jour nous sommes ? demanda Levis.

— Oui, mais pourquoi cette question ?

Trois ans que tu es arrivé à New York. Il faut arroser ça ! » Levis l’assura qu’il était ravi de vivre avec lui, mais il voulait savoir quels étaient ses projets. Il n’allait quand même pas rester dans la clandestinité toute sa vie. En outre, il ne le voyait jamais écrire. Lui qui rêvait que sa femme revienne, ne pouvait pas comprendre que Yann puisse abandonner Rosemarie seule avec ses enfants. L’orgueil qui ne cherche pas l’esbroufe est une attitude innée. Serait-il devenu misanthrope ? Depuis qu’il était à New York, Yann ne s’était fait aucun ami. Comme si le ressort qui nous fait tendre la main vers l’autre s’était cassé, le bloquant en position arrêt, il avait perdu la capacité d’échanger

avec son prochain. Sa seule façon de vivre consistait à activer une machine à fabriquer des monologues intérieurs, où tous les personnages étaient créés à son image. Dans ses écrits, il avait si souvent exploré les tréfonds de l’âme humaine, autopsié les corps inertes des vieux couples, capables des pires vilénies après seulement quelques années de mariage. Désormais porteur d’une idée essentielle, fondatrice, il dialoguait avec lui-même, imaginant déjà cet « autre », lui attribuant un visage inconnu mais porteur d’un paroxysme de bonheur.

Pour le début de la quatrième année de sa vie américaine, Levis avait changé de ton, n’usait plus du langage diplomatique avec son ami. Il acheva son argumentation par une réflexion qu’il espérait juste et raisonnable.

« Ami, je t’assure que tu es bienvenu chez moi. Ma maison est un peu la tienne. J’ai reçu une lettre de Rosemarie qui me dit être veuve depuis plusieurs années. Elle me raconte sa nouvelle vie ; oh, je te rassure, elle est toujours seule. Elle m’écrit à propos de vos jumeaux et se demande pourquoi je ne les invite plus à New York. Je dois lui répondre, je suis mal à l’aise, je ne peux pas lui mentir. »

Ce jour-là, alors qu’ils dînaient ensemble, Yann décida de raconter l’idée insensée de son éditeur Louis Van Berg. Changer de visage et repartir à Paris. Estéban se mit à tousser durant trois minutes avant de reprendre ses esprits, pâle et presque sans voix.

« Dis-moi que ce n’est pas sérieux ! Ton imagination te joue des tours. Tu ferais mieux de te remettre à écrire. Cela te permettrait de calmer la folie qui t’habite.

Ma vie est déjà un roman, hélas. Je n’en ai aucune autre que celle menée par un autre à ma place et dont les journaux attendent le retour. Une sorte de messianisme pour mécréants.

— Tu te prends un peu trop au sérieux, mon cher. Et c’est moi que tu as choisi de mettre dans la confidence. Pourquoi encore moi ?

Tu es mon seul ami !

Non, Yann, tu as une femme et deux enfants, comme moi.

— Il faut que tu m’aides à trouver un chirurgien.

Jamais !

Tu veux me tuer une deuxième fois.

— C’est ton éditeur qui veut ta mort. Ta vraie mort. Tu ne pourras plus te regarder dans la glace ! Le réalises-tu ?

Mais je pourrais retrouver mes lecteurs.

— Ils te dévisageront comme une bête de foire.

Non, si le travail est bien fait.

Tu es insensé ! Je vais téléphoner à Van Berg. C’est un monstre !

Tu n’as pas le droit.

Toi, tu n’as pas le droit de te défigurer juste pour « exister ». Vous êtes complètement malades tous les deux. Et que feras-tu de ta voix ? De tes mains ? De tes yeux ? De ta façon de te déplacer ? Et Rosemarie ? Que devient-elle dans votre délire ?

Cela se travaille. La voix, la démarche, la façon de s’exprimer. J’y pense depuis trois ans. Je me suis habitué à cette idée. Depuis que Van Berg m’a dit que je pouvais revenir à condition de changer de visage, je ne pense qu’à ça. Norga Abraham n’a pas de visage, il pourrait en avoir un.

— Et Rosemarie ? Jean ? Yvan ?

— Elle a sûrement décidé de refaire sa vie avec quelqu’un. C’est une belle femme.

Tu es abominable. Je ne peux pas cautionner ton plan. Pourquoi ne pas trouver quelqu’un qui se présenterait à Paris à ta place ?

Comment ça ?

Simplement, une personne qui jouerait ton rôle.

Non. Si je ne suis pas écrivain, je n’existe pas. Jure-moi que tu garderas cette histoire pour toi.

Je n’ai pas besoin de te le jurer. J’essaierai de l’effacer de ma mémoire, j’aimerais mieux apprendre le français à mon chien, ça m’occuperait l’esprit. Il est le seul à n’avoir jamais changé d’attitude, même quand Francesca est partie. En fait, quand je le sors, c’est lui qui me promène. Je ne vois pas de différence entre suivre mon chien et les pérégrinations d’Ulysse. Vous êtes les deux mêmes lâches. Puis-je te rappeler que le seul être vivant qui ait reconnu Ulysse à son retour d’Ithaque, c’est son chien ? Décidément, l’humain ne peut trouver un sens à son existence que dans une animale embardée qui le conduit à se détruire lui-même.

Je t’ignorais philosophe, mon ami.

Je t’ignorais ignoble. Je me demande ce que tu fuis.

— J’ai juste besoin d’exister.

Hitler aussi avait besoin d’exister.

Toujours des grandes phrases ! J’espère que tu vas me trouver le meilleur chirurgien des États-Unis.

Je te l’ai déjà dit, je n’ai aucune intention de participer à cette entreprise destructrice.

— Considère-la plutôt comme une renaissance.

— Tu veux dire une résurrection ?

Si tu préfères.

C’est un blasphème !

— Oh, ne recommence pas ! Tu deviens catholique quand ça t’arrange.

— Ce qui m’arrange, Yann, c’est que tu n’acceptes pas le plan infernal de ton éditeur. Et je te rappelle que je suis catholique depuis que ma famille a été obligée de se convertir au seizième siècle. Comme vous tous avez été convertis une fois. Il n’existe pas d’autres chrétiens que des judéo-chrétiens. Ne viens pas me provoquer sur ce terrain, sinon tu pourrais écrire un livre entier sur ce que j’aurais à dire sur le sujet.

Je ne vois pas d’autre solution.

Moi, j’en vois une ! Tu es prêt à dépenser une très grosse somme pour te défigurer définitivement juste pour « exister », comme tu le dis. Je pense que cet argent peut être mieux dépensé et ton roman pourrait véritablement continuer.

— Veux-tu accoucher ?

Tiens ! On dirait que tu es impatient. Tu viens de dire que ta vie est un roman. Alors écris-le, ton livre, et construis les situations les plus invraisemblables si cela te chante, au lieu de t’infliger cette ordalie.

— Je suppose donc que tu as une meilleure idée ?

Pourquoi n’engages-tu pas un autre pour jouer ce rôle à ta place ? Je pense que Van Berg ne mérite pas mieux. Il te demande de revenir, de changer de visage. Quelle ordure ! Réponds-lui que tu es d’accord de revenir après ton opération. Dis-lui que tu vas faire la totale, mais alors la totale ! Et le jour où il te verra, il mourra de peur. Je pense à un comédien, ami

de mon fils. En plus, je connais quelqu’un qui a travaillé à la CIA, il pourrait nous aider à lui faire les papiers d’identité aux nom et prénom que tu veux. Il s’agirait de former l’acteur, ce qui prendrait, à mon avis, au moins une année. Tu lui apprendrais les moindres détails de ta vie, même les plus insignifiants, il apprendrait ton livre par cœur. Et si ton éditeur devait douter de quelque chose et se mettait à l’interroger, ton double connaîtrait ta vie et la sienne dans les moindres détails. Cela te permettrait de vivre le spectacle en observateur privilégié, comme assis dans une loge confortable. Et d’intervenir quand bon te semblera. »

Estéban Levis s’était animé, oubliant son corps douloureux. Il construisait des schémas, des plans, dessinait des croquis. On avait l’impression qu’il écrivait une pièce de théâtre. Il lui décrivit un Français de Los Angeles qui travaillait avec son fils aux doublages des films. L’homme avait quarante ans, il était acteur professionnel, avait tenu des petits rôles dans des séries policières aux scénarios douteux. Il pensait que Yann aurait pu prendre sa revanche par une double supercherie. C’était sans compter sur le besoin irrépressible de ce dernier d’exister par lui-même !

« Et moi dans tout ça ?

Rien ne change pour toi. J’ai même une petite pensée pour la suite…

— Je t’écoute.

Ah non, laisse-moi savourer mon idée ! Pour une fois qu’il m’est donné d’écrire une histoire. Je peux juste te dire que le comédien te ressemble un peu et qu’il a comme toi un léger

accent du sud-ouest. Ses parents venaient de Biarritz avant de s’installer en Californie. Je vais lui envoyer un exemplaire de La vie des choses, sans lui dire qui tu es véritablement. Je ne vais pas l’influencer. S’il est capable de devenir Norga Abraham, je pourrai l’inviter à passer un week-end chez nous et tu verras par toi-même. Ami, c’est un scénario que toi-même tu n’aurais pas été capable d’élaborer, avoue-le ! »

Yann avait d’abord cédé avant de se raviser. Il avait au passage noté le nom de l’ancien agent de la CIA, le faussaire potentiel. Il était arrivé à la conclusion que le seul gagnant dans cette histoire serait son éditeur. Il avait ajouté, comme un enfant gâté : « Et c’est ton ami comédien qui irait à la rencontre de mon public ? Il n’en est pas question ! » La réponse de Yann ne se discutait pas. Il allait se mettre à la recherche d’un chirurgien qui accepterait de l’opérer. Levis était désespéré. Yann réunit ses affaires, quitta son ami Estéban, lui promettant de revenir quand il le pourrait. Il allait s’installer dans un hôtel.

Rosemarie lisait pour la septième fois le livre de Norga Abraham. Cette fois, elle n’avait plus aucun doute. Elle croyait avoir trouvé. La coïncidence n’était plus permise ! En larmes, elle relut hallucinée les premières phrases de chaque chapitre et ses mains devinrent moites. Elle se précipita tremblante devant la bibliothèque, saisit le tout premier livre de Yann, relut ce qu’elle savait déjà. Puis un autre volume. Idem.

Continuellement le même topo. Un autre encore et ainsi de suite. Tous les livres de son mari portaient le même message, qu’elle seule avait su découvrir ; un secret qu’aucun critique au monde n’avait réussi à percer. Ni l’éditeur, ni les correcteurs, ni les professeurs qui programmaient ses ouvrages dans les lycées, ni aucun scénariste lors des adaptations cinématographiques. Presque en transe, elle tenta d’aligner les livres de Yann Mendelec les uns à côté des autres, puis, effrayée, ajouta La vie des choses de Norga Abraham. Il était trois heures du matin ; elle décida de prendre une douche, de s’habiller et de recommencer une dernière fois la lecture des neuf chapitres du livre de Norga Abraham…

comme ceux de tous les autres livres de Yann Mendelec. Elle lut les premières phrases à voix haute sans les achever. Ce qui l’attirait, c’était la première lettre !

« Retour au pays des ombres où la nostalgie avait pris possession de tous les objets, endormis, muets, mais vivants…

On savait que ce vaste territoire glissant qu’est la mémoire n’est autre que le sac à dos collé à son corps comme une dépouille de sa jeunesse…

Sachant que la vie et la mort, chez l’alpiniste, partagent la même cordée, les couleurs et les odeurs envahissent ses yeux et ses narines comme des vagues prennent possession d’une terre, sans qu’elle puisse manifester la moindre résistance aux choses…

É puisé, donnant libre cours à sa plume, il confond les époques, il écrit au présent qui à peine transcrit devient passé, parcourant les pièces de la maison et entendant la respiration des chaises, des lustres et des rideaux en mouvement…

Mais il suffit qu’un pas soit franchi dans ce labyrinthe pour qu’il se retrouve piégé entre les spirales d’un coquillage, d’une syllabe, pour accéder au cœur de son être et comprendre qu’il ne s’agit que d’une étape de sa mutation et que son corps était composé de la même matière inerte, mais vivante, que le fauteuil sur lequel on avait posé une couverture en peau de mouton, autrefois chair d’une pauvre brebis sacrifiée…

Alors, il décide de se délester de l’enveloppe de son corps, de sa deuxième peau, tantôt ours, tantôt agneau, jamais luimême. Parfois le fil est coupé, il devient une tache noire, un sentiment sans ombre, une absence, une chute, le vide absolu, un objet…

Revenant à lui, il distingue sur la corniche de l’armoire savoyarde, la phrase gravée : « la connaissance engendre l’amour aussi clairement qu’une lampe répand de la lumière, que le parfum de l’aube s’évade du cœur même d’une fleur sur laquelle s’est posée la rosée avant le matin… »

Il avait pensé que la nostalgie était passagère, elle s’était greffée dans la chair et s’y était installée pour toujours, comme le devient définitivement un grain de beauté qu’on soupçonne en vieillissant d’être un mélanome, un hôte perpétuel, né sous la peau, épousant ses cellules, tendre et menaçant, qu’on nomme cancer des années plus tard…

Elle lui divulguait l’importance de la solitude et des silences, souvent des oxymores, seules réalités persistantes, cognitions couvrant la matière et redonnant la vie aux choses… »

Elle lâcha un soupir. Y a-t-il d’autres messages subliminaux dans ce récit polymorphe ? Dans tous ses précédents livres, Yann avait pris l’habitude de faire passer un message à sa femme. Mais celui-ci avait l’allure d’un testament. Elle entoura les premières lettres de tous les chapitres avec un stylo à bille rouge, pour lire : « R.O.S.E.M.A.R.I.E. » Ceci la plongea dans

un état de perplexité inouïe. Yann aurait-il vendu son livre à un autre avant de disparaître ? L’aurait-il écrit avec quelqu’un d’autre, à quatre mains ? Elle se rappela qu’il avait eu ce projet. Elle n’osait parler de sa découverte à personne, de peur qu’on la prenne pour une folle. Chacun peut trouver son prénom, s’il cherche bien, dans un livre, il suffit de placer les chapitres dans l’ordre qui convient, de construire son puzzle. Entre métalangage de Yann et mythologie recyclée à la brocante que Roland Barthes n’aurait pas reniée, il y avait de quoi se perdre. Lui revint à l’esprit qu’une journaliste, l’une des rares à n’avoir pas démoli le travail de Yann alors que tous les journaux l’avaient mis en pièces, avait l’intention d’organiser un colloque pour marquer les sept années de sa disparition. Rosemarie était invitée à s’exprimer, Van Berg avait refusé, prétextant que c’était trop douloureux pour lui. Elle se demanda s’il fallait révéler sa trouvaille, mais elle craignait le ridicule. De plus, le livre de Norga Abraham était aux antipodes de l’écriture de Mendelec. Alors, elle se remit à le lire dans tous les sens, décortiquant chaque phrase, reprenant la théorie du chercheur japonais, inversant les sens des mots, cherchant à chaque objet son synonyme, son contraire et sa vraie signification. Peut-être lui aurait-il laissé d’autres messages ? Lui aurait-il fait comprendre, à travers des objets, seuls protagonistes de son livre, tels qu’une armoire contenant des secrets de famille, un miroir cassé et recollé, les tapis d’Orient dont les motifs conduisaient aux terres lointaines, qu’il partirait sans jamais revenir ? Une douce démence s’emparait de son esprit. Dans cet état d’hypnose torpide, elle faisait peur à ses jumeaux. Sa matité blême, ses yeux fixes et son échine

de plus en plus courbée effrayaient son entourage. Dans son esprit, un orchestre s’était mis à jouer une valse funèbre pour la narguer. « Rosemarie », ça ne pouvait être qu’elle, même si elle avait dû modifier l’ordre des chapitres. Debout devant la bibliothèque, à la recherche d’autres indices, le corps oscillant telle une barque abandonnée en quelque furieuse tempête, elle supplia les saints de venir à son secours. Durant quelques semaines, elle vit des signes partout. Le moindre objet posé devant la bibliothèque ou, prétendait-elle, mystérieusement déplacé, devenait un possible signe de l’existence de Yann ou un message qu’il aurait laissé avant de partir. Jean et Yvan avaient essayé de l’interroger pour comprendre le mystère de ce soudain changement. Elle s’était résignée pendant des années à vivre sans Yann et soudain, pensaient-ils, l’approche de ce colloque la rendait folle. Jean avait fini par suggérer à l’organisateur de ne pas inviter leur mère, hors d’état de s’exprimer. Elle finit par être hospitalisée durant deux mois et revint à la maison, hallucinée, se déplaçant comme une danseuse d’eurythmie, souriant aux humains et aux objets de la même manière, aimable et attentionnée. Quand elle regardait un tableau, elle se concentrait surtout sur le cadre alors que le miroir devant elle devenait une fenêtre à travers laquelle elle percevait la lumière du jour. Elle guidait ses prières hors des champs habituels pour se soustraire aux mirages des songes. Elle voulait savoir quel feu chauffait son corps, quelle lumière arrosait l’enceinte de son esprit. Elle savait désormais qu’il faut donner la priorité au muable sur l’immuable, à l’imperceptible sur le visible. À l’espoir sur la mort.

« Je parle un peu le français, mais je préfère que nous communiquions en anglais pour éviter tout malentendu. J’ai accompli une année de stage chez un professeur en Suisse romande, selon qui le meilleur français se pratiquait dans une petite ville nommée Neuchâtel, Rousseau dixerat ! Qu’est-ce qui vous amène chez moi ?

On me croit mort.

— Je suppose que vous avez commis un crime. Vous pouvez tout me dire. Secret médical. Je suis comme un prêtre catholique. Confessez-moi tout, si cela peut vous soulager, je ne dirai rien à personne. Vous avez assassiné un homme ? Une femme ? Abusé d’un enfant ?

— Pire.

Pire, ce n’est pas possible. Racontez-moi. Je vous rappelle que je suis médecin.

— Je ne peux pas. Il s’agit de moi-même, je me suis tué moi-même.

Ah, je vois. Vous n’êtes pas à la bonne adresse, je vais vous donner l’adresse d’un ami psychiatre…

— Non, j’ai besoin d’un chirurgien. »

Yann essaya, confusément, de reconstituer les sept dernières années de sa vie. Pendant ce temps, le médecin traçait des esquisses dans un cahier, déchirant des pages qu’il finissait par jeter dans la corbeille. Yann parlait, hypnotisé. Le docteur approcha une feuille transparente de son visage, comme s’il allait le décalquer, puis il pivota pour éclairer favorablement la silhouette. Yann avait l’impression qu’il allait lui tailler un costume sur mesure ou un masque. Alors que le spécialiste le dévisageait pour mémoriser les moindres traits de sa face, il lui demanda à quel type il voulait ressembler. Plutôt méditerranéen ? Nordique ? Slave aux traits caucasiens ? Mais avant tout, il devrait revenir pour passer un examen médical complet. Il était question d’abrasion, de greffon, d’adipocyte, de blépharoplastie et d’autres termes imprononçables que le docteur balançait au futur patient, sachant pertinemment que celui-ci ne comprenait rien.

L’ayant inondé d’informations, des risques et des conséquences de l’opération et après que Yann eut dévoilé sa vraie identité, le médecin se montra presque déçu. Il aurait préféré avoir affaire à un tueur en série, un type qui aurait égorgé une maîtresse d’école avant de la mettre, découpée en morceaux, dans un congélateur. Il l’invita dans sa bibliothèque et sortit fièrement un livre rare qu’il était seul, ou presque, à posséder. Un autre exemplaire connu se trouvait à la bibliothèque du Vatican. Il s’agissait de Chirurgia nova de nasium, aurium, labiorumque defectu per insitionem cutis ex humero, de Gaspare Tagliacozzi. Un livre du seizième siècle décrivant, entre autres, la technique de la greffe du nez. Yann ressentit

un léger dégoût, ce qui n’échappa pas au chirurgien. Ce dernier l’avertit que s’il était une petite nature, il ne fallait rien entreprendre, car sa requête, à savoir la chirurgie totale du visage, nez, oreilles, cordes vocales, nécessiterait au moins une année de cicatrisation. Le choc psychologique pouvait être considérable. S’il n’était pas assez fort pour affronter tout ça, il était de son devoir de l’en décourager. Le médecin était l’élève du fameux professeur Pierre Marie Banzet, dont la petite fille était devenue une grande éditrice parisienne. Il était célèbre pour avoir pratiqué des opérations sur des transgenres à une époque où ce mot ne signifiait rien pour le commun des mortels. Il proposa à Yann, s’il voulait vraiment passer inaperçu, de changer aussi de sexe et de se présenter comme une femme à son retour en Europe : « C’est moi qui ai refait les seins d’Angelina Jolie ; si ça vous dit, vous pourriez aussi être une belle femme. » C’en fut trop pour notre auteur. La peur l’envahissait à chaque mot prononcé par le savant. De retour à son hôtel, il visualisa des crânes et des orbites, il prit connaissance des malformations congénitales et autres traumatismes qu’il pourrait subir si quelque chose devait mal tourner. Il se réveilla aux sons de fentes labio-palatines et de dysmorphophobies qui risquaient de le transformer durablement en patient psychiatrique. La décision définitive fut prise lors du deuxième rendez-vous, quand le médecin lui raconta qu’il avait « peaufiné » les détails de plusieurs sosies de présidents de pays de l’Est pour leur permettre d’accomplir des missions en différentes parties du monde à la place de l’« original ». Chose très courante dans l’ex-bloc soviétique et chez les dictateurs africains. On ne compte pas le nombre

de faux Kadhafi assassinés par les services secrets américains. Certains savaient que le véritable était toujours vivant et que son fils reviendrait au pouvoir un jour.

Yann lui avait communiqué son nouveau nom, sa date de naissance, son origine. Il ne manquait plus que la nouvelle photo à son passeport original.

Il retourna chez le chirurgien une troisième fois avec, sous le bras, un catalogue de différents types de visages et un traité de morphopsychologie. Il ne voulait surtout pas ressembler aux frères Bogdanoff qu’il considérait comme des monstres. Dans un état second, il parla au médecin pendant trente minutes sans s’arrêter et ne sachant plus son nom. Il oublia même de l’informer qu’il avait pris un puissant antidépresseur. De temps à autre, il prononçait un terme savant qu’il avait appris dans les dossiers lus la veille. Il signa une décharge.

Le dernier qui vit Yann Mendelec sous son identité originelle fut un chauffeur de taxi algérien, né à Mondovi un 7 novembre – comme Albert Camus. Il aimait demander à tous les passagers qui parlaient français : « Vous connaissez l’auteur de La Peste ? » Yann lui avait répondu qu’il comptait quelques écrivains parmi ses connaissances, tous des narcissiques et qu’il n’en aimait aucun. Pour le conducteur, Camus était une exception et sans doute le meilleur des hommes. Il ajouta, presque halluciné : « Comme tous les saints, il est mort jeune et de manière violente. » En lui laissant un gros pourboire, Yann se contenta de dire : « Je vais moi aussi mourir jeune, j’ai bientôt l’âge de votre Camus. Mais je reviendrai vous voir et vous ne me reconnaîtrez pas. » Ne cherchant pas

à comprendre cette phrase christique, l’homme de Mondovi encaissa sa course, joignit ses mains en guise de remerciement et prononça : « Que Dieu vous bénisse ! J’ai vu vos yeux, je vous reconnaîtrai toujours. » Yann lui rendit un large sourire, le dernier aux traits du visage de sa naissance, celui dont le conducteur se souviendrait.

Ici disparaît la trace de Yann Mendelec tel que sa famille, ses amis et le monde littéraire l’avaient connu.

L’opération eut lieu tôt un lundi matin, afin qu’aucun évènement imprévu ne vienne troubler l’esprit du patient. Le soir précédent, il s’était saoulé au whisky jusque tard dans la nuit et, au petit jour, il avait tout vomi. Ça tombait bien, il devait se présenter à jeun. De son côté, le professeur conservait une bouteille d’Oban dans son bureau et avait pris l’habitude de boire un coup sec juste avant d’entrer dans la salle d’opération ; cela le calmait et augmentait la précision de son geste. Une surdose d’anesthésiant avait assommé l’écrivain en quelques secondes, il n’avait eu que le temps de dire bonjour au médecin et de s’étonner d’une certaine odeur d’alcool. À peine quelques gouttes de sang étaient tombées sur le sol, échappées d’une chair qui résista bravement à l’aiguille courbe, produisant l’horreur diffuse sur tout le visage primitif de Yann Mendelec. Une partie de sa conscience était encore en éveil, ce qui n’était pas prévu. Comme si le liquide n’avait pas atteint tous les recoins de son corps, Yann ressentit une douleur au niveau des vertèbres crâniennes. La première partie de l’intervention dura huit heures, avant d’être reprise la nuit venue.

Pris du remords de l’avoir laissé partir, Levis se rendit à l’hôtel où Yann avait logé quelque temps, lieu de la dernière dispute au cours de laquelle il avait tout tenté pour dissuader son ami d’entreprendre sa folle démarche. À la réception, on l’informa que la personne en question avait quitté l’établissement depuis plusieurs mois déjà. Se rendant au cabinet médical que Yann avait – de guerre lasse – divulgué à son ami, Levis demanda au chirurgien si Yann était seulement vivant. Le praticien se retrancha derrière le secret médical en lui rappelant quelques banalités : « Être vivant ne signifie pas grand-chose, il s’agit plutôt de savoir ce que l’on fait de sa vie. » Il ajouta que n’importe quel animal ou plante étaient vivants, ce qui ne faisait pas d’eux des personnes. « Le chirurgien n’est pas autorisé à divulguer les secrets médicaux, vous devriez savoir cela. » Un autre patient en quête de féminité – comme tout son corps l’exigeait depuis sa naissance – attendait patiemment dans la salle d’attente, ajoutant du vernis sur ses ongles et rejetant avec fierté son abondante chevelure en arrière.

Quelques jours avant son opération, Yann avait rencontré dans la rue deux jeunes femmes répondant aux noms de Lisbeth et Lola. Elles l’avaient vu errer, l’œil sombre et mélancolique, la joue droite lacérée d’une griffure en traînée de larmes. Son corps penché vers le sol, porteur d’une tristesse essentielle, aurait voulu être fortifié par l’intrusion de la grâce. Se regardant dans la glace d’une boutique de luxe, il avait tenté de s’arracher la peau avec les ongles. L’ayant pris pour un clochard, elles lui avaient proposé de le loger dans leur squat, le temps de se remettre et de se nourrir correctement durant quelques jours. Il avait accepté et s’était retrouvé dans un monde qu’il ne pouvait imaginer. Une douzaine d’occupants vaquaient à leurs occupations ; les uns préparaient un gigantesque plat végétarien, les autres imprimaient des tracts, tandis qu’un homme grand, tatoué de partout, d’une étonnante beauté, prodiguait un cours d’anglais à une famille de réfugiés syriens. Yann apprendrait qu’il avait un doctorat en physique et portait le nom de Patrick Zénon, comme le héros de Marguerite Yourcenar. Ils allaient apporter un gigantesque tiramisu à leur ami Timbo, entrepreneur, ancien judoka, qui tenait un restaurant joliment nommé Montelly, sur les rives de l’Huston. Il fut reçu en frère ; on lui donna une chambre dans la partie de la maison où logeaient les familles clandestines avec enfants, alors que certains dormaient dans les roulottes chauffées au feu de bois. Il quitta la petite communauté en promettant d’y revenir, sans doute un peu différent, mais qu’il ne faudrait pas s’en étonner. On lui proposa un tatouage qu’il refusa poliment en montrant le sien : « Rosemarie », à côté d’un grain de beauté en forme de cœur. Marchant vers cet autre

137 lui-même d’un pas déterminé, il eut le sentiment d’avoir rencontré des anges. Il n’avait jamais vu des gens aussi détachés de la vie matérielle, aussi désintéressés, et pacifiques. La violence innée des hommes se manifestait seulement dans leur allure vestimentaire, leurs tatouages ou la musique punk ; tout le reste de leur être n’était que fraternité et don de soi. Ce phalanstère où toute hiérarchie semblait absente fonctionnait « à l’horizontale », comme lui avait en souriant raconté Lola, et chacun vaquait à ses occupations en silence ou en chantant. C’est là-bas qu’il avait ressenti une sorte de tressaillement, la première fois qu’il avait entendu une conférence sur la domination suivie d’un témoignage vidéo sur les dérapages des policiers. Un certain Mike Ben Peter venait de mourir sous les coups de six policiers abusant de leur autorité. Yann apprit qu’ils ne furent même pas condamnés à des peines administratives. Rien, libérés, et presque dédommagés pour le temps perdu lors de leur procès. Le pouvoir, corrompu, avait estimé que l’homme noir aurait pu trépasser même sans les coups assénés par les policiers qui l’avaient violemment plaqué au sol et maintenu ainsi durant de longues minutes, provoquant sa mort.

Un homme métamorphosé, décidé à prendre l’avion pour Paris dans quelques mois, décida de rendre visite à ses rares amis dans la grande ville américaine : son libraire et son coiffeur. Il irait ensuite chez Estéban Levis pour le saluer et le remercier, lui dire adieu. Mais pour cela, il lui faudrait un peu plus de courage.

Il avait au préalable téléphoné à son éditeur à Paris pour lui annoncer son retour, aux conditions qu’il avait fixées. Métamorphosé. Il lui demanda de préparer le contrat qu’il faudrait désormais revoir. Et il refusa de lui envoyer sa nouvelle photo d’identité. Surprise.

L’homme muni d’un passeport au nom de Norga Abraham faisait semblant d’être sûr de lui. Il regardait ses interlocuteurs droit dans les yeux, avec une intensité si étrange qu’on ne pouvait soutenir ce regard sans ressentir un léger malaise. Le visà-vis finissait par baisser les yeux au bout de quelques secondes.

Le chirurgien était intervenu aussi sur ses cordes vocales. Il s’était adjoint les services d’un collègue ORL, ce qui lui avait permis d’obtenir une voix semblable à celle de don Corleone dans Le Parrain. On sait que le spécialiste avait une passion particulière pour les bandits, sa meilleure patientèle. Quand Norga Abraham fut pris de vertige devant une vitrine lui renvoyant sa propre silhouette, il se retourna pour voir qui donc était collé à son dos. La peur de devenir fou le poussa alors à faire une sorte de chute contrôlée, s’adressant à lui-même, à la troisième personne : « Eh bien, vous avez bonne mine aujourd’hui, monsieur Abraham ! Quel est le programme de la journée ? » Il vouvoyait son nouveau visage, alors que celui-ci lui répliquait, le tutoyant comme pour le rassurer, optant pour un accent méridional : « Dans le sac de sa peau, faire ses affaires à soi et dire merci au Créateur. » Pendant quelques semaines, il s’était rendu à Grand Central pour observer les voyageurs aller et venir, imaginant leurs destinations, inventant leur vie. Dans les yeux des passagers, il devinait les résurgences d’un

Il se rendit à la boutique de son libraire et commit une première erreur. Il aurait dû se rappeler qu’il n’était pas son ami et que rien ni personne n’aurait dorénavant un passé pour lui. Il le salua amicalement et lui demanda s’il avait des livres de Yann Mendelec. Le bouquiniste leva la tête, baissa ses lunettes, comme si sans ses binocles il voyait mieux, et répondit : « J’ai bien quelques livres de cet auteur, mais je dois les garder pour un client que je n’ai plus revu depuis longtemps. »

Norga Abraham réussit à se ressaisir et dit que cet homme était justement un ami, c’est lui-même qui l’envoyait aux nouvelles. Il ajouta que l’ami en question s’excusait de son absence, mais il avait dû partir à l’étranger. Le libraire étala les livres sur une table basse et dit, d’une voix résignée : « Étonnant personnage, il m’avait promis de venir toutes les semaines, puis rien. Il ne m’a pas laissé ses coordonnées et j’ai failli remettre en vente les livres que j’avais dénichés pour lui chez mes confrères. Tenez. »

C’était la première fois que Yann feuilletait ses propres livres dans sa nouvelle incarnation. Il essaya de mettre une distance entre lui et son passé et ce fut au prix d’un grand

139 voyage accompli et la préfiguration de celui à venir. À Paris aussi, Yann avait toujours aimé rôder dans les gares sans avoir de train à prendre. Dans tous ses précédents livres, on y trouvait des scènes qui se passaient dans ces agoras exposées aux courants d’air, où coulent dans tous les sens, dans un mouvement perpétuel, les hommes et les femmes fuyant leur destin ou à la recherche d’un autre. Ce microcosme, matrice urbaine qui accouche ou avale les voyageurs, avait inspiré à Yann ses plus belles pages.

effort qu’il réussit à dire « Voyons cela », pour marquer le commencement d’un cycle. À la manière de celui qui est capable de commettre les crimes les plus atroces, de boire le sang de ses ennemis, comme Ivan le Terrible, il fallait qu’il se montre hautain si les situations l’exigeaient. Il avait oublié comment il s’était comporté la dernière fois qu’il avait rendu visite au libraire, lui promettant de revenir toutes les semaines. Avec son nouveau visage, une partie de sa mémoire s’était effacée. Ce n’était pas plus mal. Il voulait que son comportement supprime toute trace de l’écrivain Yann Medelec ; sa manière de parler, son attitude et la façon de feuilleter les livres, jusqu’à la posture face à la bibliothèque qu’il regardait comme si elle était un aquarium rempli de cétacés. À force de surjouer, il devenait suspect. Finissant d’examiner les romans de Yann Mendelec, il dit d’un air détaché et franc :

« Je ne sais pas ce que mon ami trouve à cet auteur, son style me semble assez plat, mais bon, je vous prends les livres puisqu’ils ont été réservés pour lui. S’il y a des doublons, il les donnera aux bouquinistes. Il sera content de savoir que vous avez rentré toute une bibliothèque et que vous avez gardé ces livres pour lui. »

Il s’en voulut aussitôt d’avoir dit « doublons », et « rentré », vocabulaire de bibliophile. Il se mordit la langue et serra les poings si fort qu’il brisa le crayon qu’il avait toujours dans sa poche.

Puis, sans l’avoir prévu, il demanda :

« By the way, vous n’auriez pas en seconde main un livre d’un certain Norga Abraham ? Mon ami m’en a dit le plus grand bien. »

Sans mot dire, le libraire disparut dans sa réserve et sortit triomphalement La vie des choses, qu’il présenta comme un trophée.

« Je n’ai que la traduction anglaise. Elle vient de sortir. Je peux vous commander la version originale, mais il faudra patienter un peu, le livre est en rupture de stock chez l’éditeur. J’ai lu sur les réseaux sociaux que son identité serait dévoilée au public lors du prochain Salon du livre à Paris. Je l’ai lu d’une traite et je peux vous dire que ce livre ne ressemble à aucun autre. Tenez, j’ai même découpé la critique du Times. Elle vaut ce qu’elle vaut, vous savez, les journalistes n’ont pas toujours le temps de lire les livres en entier. Mais comment voulez-vous qu’ils lisent tout ce qui sort ? C’est de la folie. Cinq cents livres sont publiés à chaque rentrée littéraire en France ! Dans tous les cas, Abraham est l’antithèse de Mendelec, si vous voulez mon opinion.

Lequel préférez-vous ?

Entre Mendelec et Abraham ? Ça n’a rien à voir. D’abord, je pense qu’Abraham pourrait être une femme. J’ai bien connu Mendelec et je dois vous avouer que j’ai décelé – mais cela reste entre nous – quelques similitudes. Mais je ne suis pas un critique littéraire, seulement un libraire. Je me suis dit que dans les livres de Mendelec, il y avait plus de gentillesse, malgré le même désir de dépecer le corps de son ennemi, de lui manger les entrailles, lui vider les veines et ne laisser que le squelette afin qu’il puisse quand même s’enfuir. Un peu comme chez Cioran, vous voyez ? Il me semble que chez Abraham, il y a aussi une volonté d’effacer les mauvais penchants des hommes en les rendant muets, comme l’étaient nos

ancêtres quand, dans les temps anciens, ils assouvissaient leurs bas instincts sans discours inutiles ; en assassinant leurs adversaires, en volant leur récolte ou en violant leur femme. Tant que les hommes étaient des animaux, ça allait, c’est quand ils sont devenus humains civilisés que ça s’est dégradé… Il me semble que c’est le message qu’Abraham essaye de faire passer dans son livre. »

Effrayé, Yann ne sut que penser de la critique délirante du libraire. Il lui dit que cet auteur ne l’intéressait pas vraiment, mais qu’il allait faire ce que son ami lui avait demandé. Il allait se contenter de parcourir Mendelec, même si la lecture n’était pas, prétendit-il, son passe-temps favori. Le libraire alluma une cigarette et, dans un nuage de fumée, dit :

« Quand vous verrez votre ami, dites-lui de revenir, j’ai encore fait des recherches et je crois savoir de quoi et comment Yann Mendelec est mort.

Vraiment ?

Absolument, j’ai de nouveaux éléments en ma possession. Je ne connais rien à la littérature.

— Sans vouloir vous vexer, ça se voit, mais vous avez sans doute d’autres passions. Je devrais dire, d’autres tares, parce que la lecture n’est pas forcément une qualité, elle peut vous guérir de tous les maux mais aussi mener à la folie ! Êtes-vous un joueur d’échecs ?

Non, qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— Quand vous regardez les livres, on dirait que vous établissez une stratégie, que vous réfléchissez à la manière dont vous allez attaquer.

— Comment voit-on qu’un visiteur n’est pas lecteur ?

— Vingt-huit ans que je suis libraire, je peux vous dire que je le vois tout de suite et je ne me trompe jamais.

Mais comment ?

— Par la manière dont la personne se déplace dans une librairie, la façon maladroite de saisir un livre, la manière de le feuilleter et de parcourir les pages. Tout, tout peut s’observer chez un lecteur. Et encore, je ne vous parle pas des bibliophiles. C’est une race à part. Il y a les bibliophiles, les bibliomanes et les bibliodépendants.

On se croirait chez un médecin.

On sort d’ici, généralement, plus heureux qu’en arrivant.

Parfois guéri.

Je vous ai dit que je n’étais pas un grand lecteur, pardon. Il y a différentes manières de se donner la mort. D’après vos recherches, comment ça s’est passé avec Yann Mendelec ?

Je ne peux pas vous le dire, je prépare un livre sur le sujet et je ne voudrais pas dévoiler un scoop !

Bien, je ne voudrais pas vous déranger davantage, mais pourriez-vous m’adresser votre livre quand il paraîtra ?

— Bien sûr, avec plaisir. Votre nom ?

Norga Abraham.

Je vous demande pardon ?

— Vous avez bien entendu.

Homonyme de l’auteur ? Quelle coïncidence ! Et votre adresse ?

— Envoyez-le aux Éditions Miroir du Temps à Paris.

Je ne comprends rien, vous n’êtes quand même pas…

Ce n’est pas possible ! Attendez ! Laissez-moi prendre une photo ! »

Mais l’auteur de La vie des choses avait déjà quitté la librairie et se dirigeait à grands pas chez son ami coiffeur. Il passera là quelque moment mémorable, recevant des compliments sur sa belle chevelure, si bien conservée pour son âge. L’ayant pris pour un nouveau client, John lui offrit le brushing et établit une carte de fidélité ; la dixième coupe lui serait offerte, le café d’une véritable cafetière italienne, tout cela accompagné d’une foule d’informations de première main sur la vie du quartier et sur l’actualité internationale. Car le coiffeur John est au courant de tout, c’est un don du ciel. Déjà tout petit on le consultait, comme l’enfant Jésus, pour telle ou telle affaire. Il ne jurait que sur la tête de son compatriote Antoine de Padoue, dont il prétendait être le descendant. L’image du saint, encadrée entre deux écrans, prouvait qu’il existait un air de famille. Norga Abraham osa lui suggérer que saint Antoine était originaire de Lisbonne et non de Padoue, ce qui fit sursauter le coiffeur : « Si cela était vrai, on l’appellerait saint Antoine du Portugal et non de Padoue ! » Norga Abraham n’insista pas…

John était l’âme du quartier. Chez lui, on pouvait déposer une enveloppe dont le contenu resterait secret. On pouvait passer une petite annonce pour un appartement ou signaler une perte. John prétendait garder un secret pendant toute une vie. Il disait à tout le monde qu’il était une tombe, qu’il ne dévoilait rien à personne, même sous la torture. Une sorte de coffre-fort où sont déposés les secrets les plus banals et quelques billets de banque… Norga Abraham fut heureux que son coiffeur, pourtant physionomiste implacable, n’ait rien remarqué. S’il n’avait rien deviné, c’est que l’opération était vraiment réussie. Avant de quitter Hair Academy, sur le pas

de la porte, l’auteur lui confia : « Puisque vous êtes un gardien de secrets, je voudrais vous dire quelque chose que j’ai sur le cœur : je ne suis pas Norga Abraham. » Et il lui demanda, le visage grave pour marquer l’importance de l’information, de garder cette nouvelle pour lui. Interloqué, le coiffeur mit la main droite sur le cœur en déplaçant une kalachnikov qu’il prétendait avoir trouvée dans la rue, et dit :

« Vous pouvez compter sur moi, je suis une tombe. Que dis-je ! un sarcophage ! »

Puis, troublé par ce nom qui ne lui disait rien, il quitta le salon, courut sur le trottoir et cria :

« Mais qui êtes-vous alors ?

Je suis Yann Mendelec. Et c’est quoi la différence ?

— Aucune. Je voulais juste que quelqu’un le sache. Alors, comptez sur moi, je ne le dirai à personne. Donc, Yann Abraham, c’est cela ? »

L’écrivain éclata de rire et réalisa qu’il ne l’avait plus fait d’aussi bon cœur depuis des années. Il avait envie d’embrasser le coiffeur, mais se contenta de le serrer longuement dans ses bras, et partit.

XII

Quelques jours après, il décida de rendre visite à Estéban Levis. Yann craignait ce moment et ne savait pas comment s’y prendre. Il sonna. À la voix dans l’interphone il répondit simplement : « C’est moi. »

Son ami et éditeur américain savait que ce jour viendrait. Il savait aussi ce qu’il allait lui dire. Il ouvrit fébrilement la porte et n’eut pas le courage de lever la tête pour dévisager son ami. Il tourna les talons pour disparaître en boitant. Dans le salon se trouvait un autre personnage… Levis marchait plié à l’équerre comme s’il était en perpétuelle prière. De toutes les meurtrissures vécues, le départ de sa femme était la plus vive. Il se prit les pieds dans un tabouret et faillit tomber. Yann le suivit sans dire un mot. Il entra dans le séjour-salle à manger où Levis avait pris place dans un fauteuil monumental. En face de lui se tenait un homme qui semblait tétanisé par la peur. Le corps anguleux de Levis résistait à la mollesse des coussins, alors que son squelette portait avec peine la raideur pétrifiée de ses nerfs. Il avait perdu au moins vingt kilos. La sueur ruisselait sur son front et des gouttelettes

pointaient au bout de son nez. Il les laissait choir sur le bas de son ventre, fixant un objet de lui seul visible. Il leva la tête et regarda par la fenêtre. Entre deux toux qui ne semblaient pas sortir d’un être vivant, il fit les présentations :

« Cela fait près d’une année que je forme cet homme à devenir Norga Abraham, dans l’espoir de te convaincre de renoncer à ton projet fou. Je sentais que tu pourrais venir ces jours-ci. Je refuse de te regarder. Je ne supporterais pas la vue de ton visage, Yann Mendelec, si tu avais osé toucher à la peau que ta mère t’a donnée. J’espère que tu n’as rien fait ! Dis-moi que tu as renoncé à ton projet, que tu n’as pas laissé toucher à ton visage. Non ! Ne me dis rien ! Tais-toi !

Estéban mon ami, dit Yann, cela fait longtemps que nous ne nous sommes pas revus. Avec les années, on change.

— Qu’est-ce que cette voix ? Es-tu malade ? Tu as perdu tes cordes vocales ? » demanda Levis.

Yann se leva, le saisit violemment par les épaules et cria :

« Regarde-moi !

Non ! Je ne supporterais pas.

Je suis Norga Abraham.

Tu ne le seras jamais ! Norga Abraham, prêt à partir pour Paris, est assis en face de toi. Vérifie si tu veux, et dis-moi si j’ai fait du bon travail. Si je pouvais, j’étranglerais Louis Van Berg. Je ne pensais pas que tu serais capable de te défigurer. Vincent de Montignez, ici présent, dont la famille a fui la Révolution française, connaît Norga Abraham mieux que personne, mieux que toi-même, je te le garantis. Nous avons relu et annoté La vie des choses vingt fois jusqu’au moindre détail. Tu as été génial, mon salaud, tu as écrit un sacré livre,

149 d’accord. J’ai saisi toutes les paraboles de ton livre. Et Vincent, avec lequel je passe deux jours par semaine depuis une année, accepte de jouer ton rôle pour une somme modique, parce que cela l’amuse et parce que cela lui donne l’occasion de vivre une expérience totale ; autre chose que la répétition des rôles au théâtre et les doublures dans les films. J’ai déjà tout réglé. Nous nous sommes mis d’accord pour qu’il aille à Paris et qu’il disparaisse de nouveau un an après, si tu le souhaites. Et c’est là que tu reviendrais si tu veux. Je me réjouis déjà de voir la tête de Van Berg quand il se mettra à sa recherche. Il ne me reste pas beaucoup de temps à vivre, c’est mon dernier vœu, tu ne peux pas me le refuser. La mort est venue frapper à ma porte plusieurs fois depuis que tu es parti, je l’ai reconnue, je sais maintenant à quoi elle ressemble. Je lui ai demandé d’attendre, j’ai un travail à finir. Je ne peux plus la fuir. Dismoi que tu n’as rien fait sur ton visage, je t’en prie, laisse cet homme faire le travail à ta place, c’est son métier. Van Berg ne mérite pas mieux. Il ne sait pas à quoi ressemble Norga Abraham. Vincent jouera le rôle très bien, je te l’assure. Je l’ai vu au théâtre, il peut être méconnaissable. Nous avons tourné plusieurs vidéos avec mon fils, le cinéaste. Nous avons fait de nombreux essais. Tiens, je te donne les enregistrements et tu verras comment Norga Abraham répond à mes questions, alors que je tiens le rôle du journaliste. Prends-les. Je peux te dire qu’il connaît ton livre par cœur et qu’il peut même te montrer un manuscrit raturé de son travail. Tu verras, il en a trois versions, dont une à moitié déchirée, les placards à la Proust, c’est bluffant. Avec mon fils, nous n’avons rien laissé au hasard. Personne ne peut le piéger. Il est Norga Abraham,

il est l’auteur de La vie des choses et il le restera le temps que tu voudras ! Si un jour tu décides de te montrer à Van Berg, ta présence le paralysera pour le restant de ses jours. Il ne mérite pas mieux ! Je vous laisse, je vais sortir mon chien dans le parc. »

Levis quitta l’appartement sans jeter le moindre regard à Yann. Il s’arrêta un instant puis, fermant les yeux, posa la main droite sur son épaule et dit : « Je sens que dans ce corps habite un meilleur que toi et qu’à l’intérieur bat le cœur de Yann Mendelec, Dieu soit loué. » Il sortit et referma la porte à clé.

Désormais seuls, les deux inconnus que le destin avait réunis dans le même appartement – bientôt dans la même identité – fixaient le parquet luisant, muets et intimidés. C’est Vincent qui parla en premier.

« Monsieur, je vous répète ce dont vous avez déjà connaissance, mais je tiens à vous dire que cela fait déjà un certain temps qu’Estéban m’a soumis ce projet, et j’avoue qu’au départ cela m’a juste un peu amusé. Puis, lisant votre livre, j’ai trouvé que c’était un rôle magnifique pour un comédien comme moi. J’ai tout quitté pour me consacrer à ça. Je serais honoré si vous me permettiez de devenir Norga Abraham pour un temps. Il ne s’agit pas d’argent. Ce serait juste le plus grand personnage de ma vie. Le spectacle ne doit pas avoir une scène séparée du public, il doit se situer au centre de tout, comme dans une arène. Nous vivons sous un chapiteau, la voûte céleste est un toit. Je ne vois pas pourquoi on doit monter sur les planches et éclairer une scène pour jouer un rôle que nous jouons tous, tous les jours, sans même le savoir. En plus de ça, j’ai renoncé à une tournée lucrative à travers les États-Unis avec un Songe d’une nuit d’été mis en scène par le

fameux Dan Jemmett. Ça ne se refuse pas ! Tous les comédiens veulent travailler avec lui. Et pourtant, je l’ai fait. Je ne vis plus que pour ce rôle, celui de Norga Abraham. J’espère que vous me comprendrez. Je suis dans la peau de ce personnage depuis une année, je m’apprêtais à partir pour Paris. Ma compagne ne voulait pas me suivre, je l’ai quittée. »

Yann leva la tête, se frotta les yeux et dit : « Pardon, c’est à moi que vous parlez ? » Le comédien avait déjà commencé à jouer sa partition. L’acteur cherchait par tous les moyens à convaincre Yann de le laisser partir à Paris à sa place. Il était prêt à le payer pour cela.

« Je crois avoir bien saisi la demande d’Estéban. Il aurait voulu que je coupe le scalp de votre éditeur Van Berg en pleine émission de télé si j’en étais capable. Il en veut à mort à cet homme. Il en a fait une affaire personnelle. Je crois qu’il vous aime infiniment.

C’est réciproque.

— Vous ne le lui avez jamais dit. C’est ma nature, je parle peu.

— Vous pouvez me faire confiance. De toute façon, Levis ne voit plus rien. Sa femme lui a envoyé une lettre l’avisant qu’elle ne reviendrait plus jamais. Elle adopte un enfant avec la femme qu’elle a épousée. Sous le choc, il en a perdu les trois quarts de sa vue. Il connaît son chemin par cœur, mais il est quasiment aveugle. C’est la première fois que je vous rencontre. J’ai lu tous vos autres romans, même celui qui était votre dernier échec. En fait, La vie des choses est exactement le même roman que le dernier écrit sous votre vrai nom. Personne ne l’avait-il remarqué ? Quelques rares exemplaires qui ont échappé au pilon

circulent sur internet. J’aurais besoin de connaître toute votre trajectoire avant de rencontrer votre éditeur. C’est devant lui seul que je dois être crédible et capable de répondre à toutes les questions qu’il pourrait me poser. Racontez-moi votre vie dans les moindres détails. Vous ne le regretterez pas. L’éditeur sera sans doute surpris par mon allure comme il l’aurait été par la vôtre. Les autres ne me connaissent pas, ne poseront aucune question concernant ma vie d’avant.

— Mais, je suis Norga Abraham !

Je vous en prie, cessez !

Regardez mon passeport ! Lisez ! Mes papiers sont en ordre.

Les miens aussi. Tenez ! Norga Abraham ! C’est écrit. C’est impossible.

— Lisez ! »

Estéban avait tout prévu. Sur les documents de Vincent de Montignez, Norga Abraham avait juste quelques années de moins que Yann.

« Ainsi donc, vous avez vraiment réussi à complètement changer de visage ?

Tout ! Je suis Norga Abraham. C’est désormais mon portrait et mon identité. Je n’en ai pas d’autre. Croyez-moi, il m’arrive de ne plus me rappeler mon vrai nom.

Je ne peux pas croire que vous ayez osé. Quand j’ai commencé à lire votre livre, Estéban m’avait dit que vous aviez probablement renoncé à cette opération. Vous aviez à nouveau disparu. Depuis tant d’années que vous ne lui avez plus donné de nouvelles… Il m’a déjà versé une généreuse avance que je suis prêt à vous restituer. »

Vincent de Montignez chaussa ses lunettes et lut quelques lignes de La vie des choses. Après avoir parcouru quelques pages et interprété les dialogues en variant le ton – Yann fut ému aux larmes – il posa le livre et continua à le réciter par cœur. Quoique fixant souvent l’écrivain avec une intensité inouïe, Vincent en revenait parfois à ses pages, halluciné, plongeant dans ses arcanes comme s’il voulait labourer une terre et extraire les racines de toute chose. Essuyant son front, il cherchait le regard de son vis-à-vis, désormais fixé au plafond et qui demandait l’aide au ciel et la fin de ce spectacle. Les minutes passaient, puis le comédien annonça : « Chapitre deuxième, page 54. » Débuta alors un autre tour de carrousel ayant don d’étourdir notre auteur, désormais hypnotisé par la voix du comédien qui rendait la vie aux Choses, animant les protagonistes du roman de Norga Abraham. Dans un état second, l’auteur se rappela les instants où, cloîtré dans sa chambre pendant trois ans, il insufflait lui-même, comme ce comédien devant lui, la vie et la voix aux différents objets. Yann n’avait jamais été capable de réciter une seule page de son livre par cœur. Il n’avait jamais aimé lire en public, il engageait toujours un comédien pour le faire. Montignez n’était plus un simple acteur, il était devenu l’incarnation de Norga Abraham. Alors que la lumière commençait à baisser, l’auteur réalisa que trois heures avaient passé. L’acteur sortit de sa serviette un manuscrit raturé et le posa sur la table.

« Dites-moi si cela ressemble à votre écriture ? Non.

C’est parfait. Je l’ai inventée, peaufinée pendant des mois ; j’en ai éliminé ses sources. Une sorte d’espéranto

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graphologique. Je dispose de plusieurs versions antidatées et écrites avec des stylos et crayons de toutes les couleurs, au cas où un chercheur s’aventurerait à me demander la genèse de La vie des choses. J’ai plusieurs sacs-poubelle du manuscrit raturé. »

Le comédien mû par sa passion était parfait dans son rôle. Yann lui avoua que cela faisait plusieurs mois qu’il errait dans les rues de New York afin de s’habituer à sa nouvelle peau. Il raconta qu’il s’était établi sur la côte ouest durant trois ans, la Californie lui paraissait plus facile à vivre, si quelqu’un l’avait trouvé bizarre ou ayant une drôle de tête. Yann raconta qu’il s’était mis en couple avec une femme asiatique, si jalouse qu’elle lui avait ordonné d’enlever le tatouage « Rosemarie » sur sa cuisse gauche. Il avait refusé. Il voulait désormais retourner chez lui, entamer une nouvelle existence, retrouver ses lecteurs, une nouvelle raison de vivre. Il lui raconta sa vie dans les moindres détails comme s’il avait été hypnotisé. Vincent buvait ses paroles, prenait des notes, remplissait des pages…

Tard dans la nuit, on sonna à la porte de l’appartement de Levis. C’est alors que les deux Norga Abraham réalisèrent que leur ami n’était toujours pas rentré : eux-mêmes l’avaient oublié. Yann se leva, voulut ouvrir la porte et la trouva fermée à clé. Puis, elle s’ouvrit d’elle-même. C’était la police. L’agent, qui avait sur lui le trousseau de clés et les documents d’Estéban Levis, apprit aux deux hommes que ce dernier avait succombé à une crise cardiaque quelques heures auparavant. Il voulait savoir ce que tous deux fabriquaient dans l’appartement fermé à clé. Ils n’étaient pas de la famille. Alors, qui étaient-ils ?

Yann n’avait pas d’autres documents que ceux certifiant qu’il était Norga Abraham, écrivain. Vincent de Montignez eut juste le temps de sortir sa véritable carte d’identité établissant qu’il était bien comédien professionnel. Il répétait un texte, en présence de l’auteur, pour un spectacle qu’il avait l’intention de monter au théâtre. L’œil torve, le policier crut à une plaisanterie. Il arracha La vie des choses des mains de Montignez, le feuilleta d’un air dubitatif et, ne comprenant pas le français, reprit le passeport de Norga Abraham, le retourna dans tous les sens, puis le lui rendit, incrédule. Le souci de bien se présenter leur fit presque oublier la terrible nouvelle : Estéban Levis était mort. L’ataraxie de toute émotion troubla Yann. Il avait tant aimé Levis, il lui devait tant ! La forteresse intérieure est décidément inviolable sans son propre consentement. Et si tout comportement humain n’était qu’une mise en condition ? À commencer par la perception de sa propre personnalité. La joie, la peine, le rire et les larmes, tout, absolument tout est soumis au conditionnement régi par ces glandes surrénales qui fabriquent l’équivalent de la cortisone, cette défense naturelle contre toutes les douleurs. Par elles sont confortés les souffrances et les deuils silencieux, seuls visibles par les yeux de l’âme. Dans son infinie complexité et sa multiple coloration, la conscience s’égare pour amortir les chocs que, sans la faculté de l’oubli, les humains ne pourraient supporter. Oui, Yann avait aimé Levis, mais il avait oublié de le lui dire. Il en était de même pour sa femme et ses jumeaux.

Levis était mort. Yann ne pouvait comprendre que cette nouvelle ne provoque pas plus de tourment que s’il s’agissait d’un inconnu. Comme toujours, avec les personnes qui disent

sans cesse « je vais mourir », on n’avait plus prêté attention aux ritournelles pathétiques de Levis au retour de chaque promenade avec son chien, traînant son spleen aussi lourdement que lui-même. Chaque fois qu’il recevait une lettre recommandée en provenance des impôts, chaque fois qu’un écrivain lui réclamait ses droits d’auteur, tous les jours depuis qu’il avait décidé qu’il était vieux à soixante ans, il répétait : « Je vais mourir. »

Bientôt les deux hommes furent autorisés à quitter l’appartement après que les agents eurent établi un procès-verbal, et que les deux fils de Levis, enfin arrivés sur les lieux, eurent témoigné que les « suspects » étaient en fait de très bons amis de leur père.

Assis sur un banc de Central Park, alors que minuit avait sonné depuis longtemps, les deux Norga Abraham plaidaient chacun leur cause, avançaient leurs arguments, présentaient leurs atouts pour incarner l’auteur. Assis, éclairés par une lune hésitante comme si son heure n’était pas encore venue, ils s’adressaient l’un à l’autre à la manière des stoïciens : « Je te parle, mais c’est à moi-même que je m’adresse. » Encore une histoire de fous, se disait Yann, trouvant que cela commençait à bien faire. Légalement, ils étaient tous deux Norga Abraham, ils en possédaient les preuves officielles. Ils pourraient se dénoncer mutuellement. Le comédien disait que l’éditeur allait de toute manière découvrir un autre homme, autant que ce soit lui. L’écrivain n’avait que peu d’efforts à faire pour lui répondre qu’il n’avait pas fait « tout ça pour ça ». Ils entrèrent dans un bar de nuit et commandèrent de l’alcool

Finalement, Yann lui détailla d’autres parties de sa vie. Ses débuts avec Louis Van Berg, professeur d’histoire devenu éditeur parce qu’il voulait publier le premier livre de son ami. Il lui conta leur complicité, les jours heureux, la rencontre avec Rosemarie le fameux soir de lecture et la projection du film. Il lui parla de leurs premiers succès et de l’établissement de la maison d’édition Le Miroir du Temps, dont il avait été le seul auteur pendant des années. Louis était un frère pour lui.

Vincent de Montignez mémorisait tout, jusqu’au moindre détail. Il notait. Il savait où étaient enterrés les parents de Yann aussi bien que ceux de Van Berg. Celui-ci n’avait aucune chance de le piéger si l’idée de le questionner lui venait à l’esprit. Il savait tout sur Rosemarie, depuis leur rencontre jusqu’à la naissance des jumeaux, leurs joies et leurs peines.

Il connaissait le contenu de la bibliothèque que Rosemarie avait héritée de son grand-père. L’histoire du revolver chargé, caché derrière les livres et beaucoup d’autres anecdotes. Leur aventure sud-américaine, consommation d’herbe, sorties avec des filles peu recommandables. Les premiers succès en librairie, le transport des livres avec la Mini Morris dans différents festivals, et les nuits blanches à faire la fête. Les noms et les caractéristiques de tout son entourage et celui lié à son éditeur. Le comédien mémorisait tout, il notait encore les détails. Pour finir, Yann lui révéla les détails sur l’invraisemblable contrat qu’il avait accepté de signer pour La vie des choses et le prix à payer s’il trahissait le secret à quiconque.

157 fort. Yann n’avait jamais consommé d’alcool de toute sa vie. Montignez le buvait comme de l’eau.

Peu de temps avant l’aube, alors qu’il n’y avait plus d’autres clients dans l’établissement, épuisés, aucun des deux n’avait cédé. Ils étaient ivres. Les deux exhibaient leur nouveau passeport, criant plus fort que la musique : « Je suis Norga Abraham ! », « Non, c’est moi qui suis Norga Abraham ! » Ils se poussèrent réciproquement, titubant d’ivresse. Soudain, l’un des deux saisit la bouteille de whisky et frappa l’autre de toutes ses forces sur la tête. Norga Abraham s’écroula sous la table et ne bougea plus. Son homonyme se baissa, ramassa son passeport qu’il rangea dans sa poche, partit aux toilettes, se recoiffa et quitta le bar, imitant le pas de danse au rythme de la musique, éclairé par les flashes du stroboscope. Il demanda au videur s’il avait du feu. Celui-ci lui offrit son briquet. Il sortit dans une cour obscure, accéléra le pas, brûla le passeport de Norga Abraham et jeta le briquet dans le premier conteneur venu.

Le lendemain, tremblant, il assista aux funérailles d’Estéban Levis, au Washington Cemetery de Brooklyn. Parmi les cent mille tombes réparties sur quarante hectares, la famille d’Estéban Levis était réunie autour du rabbin, alors que le cercueil était déjà placé dans la tombe. L’un des proches prononçait le kaddish. Pour manifester leur tristesse, les parents les plus proches du défunt pratiquaient le « rite de la déchirure », entaillant leurs vêtements au niveau supérieur de leur poitrine, près du cœur. Tous se lavèrent les mains, sans les essuyer, en signe de contact durable avec le défunt. Norga Abraham aperçut un jeune homme pleurant à chaudes larmes, à l’écart de l’assistance. Il s’approcha et lui présenta ses condoléances.

Le dénommé Roland J. lui dit que Levis avait été son éditeur et qu’il lui devait tout. Il avait publié son premier livre et ne verrait, hélas, pas le second qui bientôt aura mille pages et qui lui sera dédié. Norga Abraham lui dit toute sa compassion et quitta le cimetière discrètement comme il était venu. Il monta dans un taxi qui le conduisit dans une agence de voyages, afin d’acheter un billet d’avion pour Paris. Mais rien ne se passa comme il l’aurait voulu. Le tour-opérateur n’arrivait pas à enregistrer le passeport au nom de Norga Abraham. Il passa quelques coups de fils à l’administration de la compagnie d’aviation, mais il n’y avait rien à faire. Proche de la syncope, Norga Abraham eut peur que la police ne débarque. Il décida de renoncer, prétendant avoir un autre rendez-vous important. Contrarié, il se rendit au port de New York afin d’acheter un billet de transatlantique en partance pour l’Europe. Quand on lui demanda la destination désirée, il opta pour Lisbonne : par un instinct de survie, il pensa à Calouste Gulbenkian et son destin hors norme. La logique aurait voulu qu’il aille à Southampton, une ville qu’il connaissait un peu, d’où était originaire une partie de sa famille, mais Lisbonne avait surgi dans son esprit comme par miracle, il voulait croire à ce signe. Il avait le sentiment qu’on serait moins pointilleux avec son passeport. Malgré l’appréhension qu’il avait pour les grands navires et le mal de mer qui l’accablait, il se rendit au port de New York un soir de septembre, alors qu’il faisait déjà nuit.

Il avait déjà passé les contrôles de police, les vêtements collés sur sa peau trempée par la sueur et la peur. Alors qu’il traversait la passerelle d’accès à la plateforme, une femme qui s’avéra être française, encombrée d’un énorme dossier aux couleurs de la compagnie, l’approcha pour lui annoncer qu’il avait été « upgradé ». Elle lui remit une carte VIP. Il aurait une suite royale. Il devait cette faveur à sa célébrité. De nombreux écrivains avant lui avaient voyagé sur ce navire, tous avaient témoigné dans le livre d’or ; on espérait bien sûr qu’il en fasse autant. « Je ne lis que des auteurs femmes, ajouta l’hôtesse de bord, mais ce que j’ai aimé dans votre livre, c’est qu’aucun de vos personnages, si l’on peut appeler ainsi vos objets, n’a de genre, de race, d’âge, ni de fonction sociale. C’est presque une écriture épicène. Mon compagnon vous tient pour un réformateur. Virginie Despentes prétend que King Kong n’avait pas de genre, et c’est précisément l’absence de sexisme que j’ai aimé chez vous. C’est si rare en littérature. En revanche, si vous me permettez cette remarque, je vous voyais tout autre, Norga Abraham. Accepteriez-vous que je fasse un selfie ? »

Il détestait ce mot. Il lui expliqua, avec un léger accent américain, que le théâtre était son monde, plus précisément la comédie, espérant qu’elle n’y connaîtrait rien. Il n’aimait pas les photos. Il devait s’agir d’une erreur, sans doute un homonyme écrivant des livres, il ne voyait pas de quoi elle parlait.

Elle lui fit un clin d’œil : « J’adore votre discrétion, elle vous honore. Vous avez bien raison de parler de théâtre, de comédie, vous le faites très bien. Je sais, vous voulez être tranquille, je vous comprends. Comptez sur moi, je suis une tombe. Vous conserverez votre suite, cela va de soi, et si vous acceptez de mettre votre griffe dans le livre d’or, je serais ravie. » Norga Abraham lui sourit et lui demanda sa carte de visite.

Les passagers, enfants compris, avaient les yeux rivés sur leur téléphone portable ou leur tablette. Une gigantesque antenne-relais trônait dans la partie surélevée à l’arrière du vaisseau. Norga Abraham trouvait que traverser l’Atlantique au rythme des vagues était finalement bien plus naturel et moins agressif pour l’organisme que l’avion. Le bleu de l’océan, la magie de l’eau et le silence de la mer ne passionnaient sans doute pas autant ses congénères multiconnectés. L’écrivain, ou le prétendu tel, aimait balader son regard, observant les enfants hagards derrière leur écran. Il nota dans son carnet qu’il suffisait de devenir aliéné suffisamment tôt pour que la vie paraisse plus légère. L’hôtesse l’avait à l’œil et n’arrêtait pas de lui faire des signes de complicité. Il avait acheté trois livres dont il voulait comprendre le sens et les liens qui les unissaient. Il avait envie de se « cultiver ».

Il les lisait en parallèle. Le premier était d’un richissime conseiller impérial, le second d’un esclave devenu professeur de philosophie, le troisième d’un roi. Les Lettres de Sénèque, le Manuel d’Épictète, et les Pensées de Marc-Aurèle l’interrogeaient d’une seule et même voix : pourquoi accorder une telle importance à sa propre personne alors qu’à notre mort il ne se produira pas davantage de trouble que lors de la chute d’une feuille morte ? Les stoïciens lui rappelaient, à deux mille ans d’intervalle, que peu d’humains réussissaient la performance d’être des individus complets. Il se rendit dans la salle des ordinateurs, trouva les coordonnées des Éditions Miroir du Temps, composa le numéro sur le téléphone mis à la disposition des passagers. Louis Van Berg n’était pas présent. Le jeune stagiaire lui demanda trois fois son nom, le pria de l’épeler et lui suggéra que si c’était pour un envoi de manuscrit, il fallait le faire directement par la poste, la maison n’acceptant ni les textes par mail ni les clés USB.

Et le navire avalait les milles marins. Norga Abraham rappela le lendemain et s’annonça. La secrétaire laissa presque tomber le combiné en entendant son nom et passa tout de suite la ligne à son patron. Une musique insultant Brahms l’invitait à patienter avant que Van Berg, dérangé dans sa sieste, ne se décide à prendre la ligne, de très mauvaise humeur. L’écrivain fut très sobre ; il se présenta et dit simplement : « Je serai aux éditions en fin de semaine », et il raccrocha. L’éditeur ressentit une décharge, comme si on lui avait tiré une balle dans la tête. Il se signa à la manière des mécréants quand ils ont peur, puis se renversa dans son

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fauteuil, les yeux exorbités. Sa fidèle secrétaire demanda s’il fallait appeler une ambulance, il répondit : « Non, c’est le plus beau jour de ma vie. »

Les pensées de Norga Abraham vagabondaient dans cette suite offerte. Les yeux fermés, souriant, il dialoguait avec ses interlocuteurs potentiels. Il répondait aux questions avant qu’elles ne fussent formulées, ne laissait aucun piège l’enfermer dans son étreinte, coupait la parole aux journalistes, refusant de répondre quand il s’agissait de sa vie privée, menaçait de quitter un entretien, faussement vexé et touché dans son honneur. Au lieu de se rappeler son passé, il imaginait son proche avenir et préparait des répliques au cas où on lui tendrait une embûche. La vie d’un homme obéit aux différentes lois. Il se comporte souvent comme un repris de justice, se justifiant sans cesse, clamant son innocence inutilement, sans avoir été accusé. C’est le propre même de la psychose.

C’était le dernier jour en mer pour Norga Abraham. Il se souvint alors de la demande de l’hôtesse et se rendit dans le salon pour rédiger un petit texte dans le livre d’or. Ne sachant pas quoi écrire, il se mit à lire la prose des autres passagers en différentes langues, parfois en lettres dorées, vertes, et même orange et mauves. Sur une page, il remarqua l’empreinte d’un rouge à lèvres, avec l’inscription : « Vincenzo, tu me manques déjà. » C’était le nom du barman napolitain qui faisait des ravages avec ses cocktails.

Tournant les pages, il s’arrêta sur des noms connus et moins connus. Certains avaient rempli une page entière d’un texte bavard et prétendument philosophique, d’autres s’étaient contentés d’apposer une griffe illisible. Il opta pour une citation empruntée à Yourcenar : « Ça ne fait rien, on n’est pas d’ici, on s’en va demain. »

Il resta une semaine à Lisbonne qu’il considérait comme la plus belle ville d’Europe. Il vit dans plusieurs vitrines des libraires La vie des choses, traduit en portugais. Il visita la fondation Gulbenkian et fut touché par le destin exceptionnel de cet homme qu’on avait surnommé « Mister Five Per Cent », il savait dorénavant pourquoi.

Entre Lisbonne et Paris, le voyage lui permit de répéter une dernière fois le rôle qu’il s’apprêtait à jouer, il ne savait pas pour combien de temps, il espérait pour toujours. Il descendit du train à Paris. Le temps pluvieux semblait rétrécir la ville et la rendait presque invisible. Tout lui paraissait petit, le ciel était d’une couleur inaccoutumée pour lui et cela klaxonnait de partout. Paris était plus bruyant que New York. Il faillit se faire renverser par deux scooters zigzaguant avant de gagner l’hôtel La Louisiane, rue de Seine. Il lut la plaque sur la façade et apprit qu’ici avait vécu, durant cinquante ans, le grand auteur égyptien d’expression française, Albert Cossery. Norga Abraham demanda si la chambre de ce Cossery était libre. Elle l’était. Malgré sa petite taille, elle était considérée

comme « suite junior » et il fallait la laisser libre tous les mercredis après-midi pour les visites guidées. Le réceptionniste lui apprit que Cossery avait été un homme aux principes bien définis, dont ceux de ne jamais travailler (ou d’en faire le moins possible), mais surtout de ne jamais rien posséder. Il avait dit : « Si j’avais eu les dents en or, je les aurais vendues. »

Ses livres dédicacés aux différents employés de l’hôtel étaient à disposition des hôtes, en libre accès, comme l’auteur l’avait souhaité, à condition d’être lus avec précaution puis remis à leur place. Norga Abraham saisit au hasard Les Fainéants dans la vallée fertile, dont le titre l’intriguait, puis partit au jardin du Luxembourg comme il l’avait prévu. Plus tard, il apprendrait qu’autrefois, habillé en prince, l’œil espiègle, l’auteur égyptien s’installait aux Deux Magots, chez Lipp, ou au Chai de l’Abbaye, pour observer les gens dans leur errance quotidienne. Dès les premières lignes, Norga Abraham se dit : « C’est ainsi qu’il faudrait écrire. » Il lut le livre d’une traite. Le réceptionniste, qui se revendiquait « spécialiste mondial » de l’auteur, lui raconta que lorsqu’il fut retrouvé mort dans sa chambre d’hôtel, c’étaient les pompiers du « service de la voirie des existences » qui s’étaient chargés de l’enlèvement du corps. On lui apprit qu’en France, quand on meurt sur la route ou en dehors de chez soi, c’est la police qui est normalement chargée de la levée du corps. Le « Voltaire du Nil » aurait ouvert les yeux et aurait dit à ceux qui transportaient son corps : « Regardez mes mains, elles n’ont plus travaillé depuis deux mille ans. » Joli, se dit Norga Abraham avant de commencer la lecture d’un autre volume, Mendiants et Orgueilleux. Le réceptionniste, ayant perçu l’intérêt de son énigmatique client,

s’était décidé à lui raconter chaque jour une nouvelle anecdote sur Cossery. Apprendre le calcul de certains spécialistes de l’auteur l’amusa : en quatre-vingt-dix ans d’existence, il n’avait publié que huit livres. Autrement dit, il n’avait écrit qu’une phrase par jour ! Quand on lui en fit la remarque – ou était-ce un reproche ? – il avait répondu : « Une phrase par jour, c’est beaucoup. » * * *

Il demanda alors au taxi de le conduire aux Éditions Miroir du Temps. C’est le cœur serré et fasciné qu’il regardait la ville à travers le toit vitré d’une voiture électrique, silencieuse, qui lui donnait le tournis. Paris était décidément plus beau que New York.

À l’entrée de l’hôtel particulier dont la façade était fraîchement repeinte, un drôle d’animal dormait, à moins qu’il ne fût mort. Norga Abraham siffla pour s’assurer qu’il n’allait pas bondir. Il n’en fut rien, le robot était éteint. Son pelage bougeait pourtant sous l’effet d’une légère brise. La porte automatique s’ouvrit sans qu’il ait eu besoin de sonner. Il se présenta en journaliste désirant parler au patron en vue d’un article consacré à Norga Abraham. On l’invita à prendre place dans la bibliothèque. Le catalogue des nouveautés mettait en valeur les auteurs de l’écurie du Miroir du Temps. Les photographies des têtes les plus photogéniques, toujours en noir et blanc, étaient d’une sobriété mortuaire. La couverture de La vie des choses était tirée en poster et occupait une paroi entière avec les coupures de presse dans toutes les langues. Van Berg pénétra

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dans la bibliothèque comme un médecin un peu las qui vient chercher son dernier patient de la journée. Il salua Norga Abraham tout en fermant la fenêtre, ce qui provoqua un appel d’air et une mini-explosion qui fit sursauter le visiteur.

« On se croirait dans un pays tropical, un coup de vent et l’on passe d’un soleil éclatant à l’orage sans crier gare. C’est ainsi tout l’été. Bonjour, je suis Louis Van Berg.

Tout un symbole, dit Norga Abraham en lui serrant la main.

C’est-à-dire ?

Vous savez, les marées se manifestent toujours au loin, à l’équinoxe, et provoquent des vagues qui finissent toujours par échouer sur un rivage. Cela prend parfois des jours. Mais le vent, de différentes couleurs, continue sa route sur le continent, provoquant quelquefois des ravages, parfois juste un courant d’air qui fait claquer les portes. C’est La vie des choses. »

L’éditeur se retourna et s’immobilisa. Son regard, logé dans une cavité profonde, semblait logé dans les abîmes dont on ne revient pas. D’une voix tremblante, et ressentant un urgent besoin de s’asseoir, il prononça un inaudible : « Yann, c’est toi ? », comme si cela devait être ses derniers mots.

Norga Abraham le fixa du regard, s’avança si près qu’il lui toucha presque le visage :

« Je suis l’écrivain Norga Abraham, celui que tu as inventé de toutes pièces. Ne me dis pas que tu attendais Yann Mendelec. Il est mort. Il n’est pas ressuscité. Serais-tu devenu un homme de foi ? Notre ami commun, Estéban Levis, paix à son âme, pensait que le seul Dieu que tu connaissais était l’argent.

— Levis est mort ?

— Oui, comme l’écrivain Yann Mendelec. Vous êtes un charlatan !

Et maintenant, on se vouvoie ?

— Vous cherchez à me piéger, vous ne réussirez pas.

C’est une certitude. Pourrais-tu demander à ton stagiaire de quitter le bureau afin que nous puissions discuter sérieusement ? »

Van Berg se leva et pria le stagiaire de bien vouloir partir, il avait du travail. Celui-ci se leva et le salua timidement. Alors qu’il ouvrait la porte, un autre courant d’air provoqua la fermeture d’une fenêtre dont la vitre se brisa.

« On vit en effet dans un pays tropical, tout ce vent ! Une vitre cassée porte bonheur. Tu n’es pas croyant, mais tu es au moins superstitieux, non ? dit Norga Abraham. Levis aurait sans doute trouvé une parabole dans la Bible pour te faire un sermon et pour te demander de te repentir. Pourrais-tu sortir notre contrat et appeler tes hommes de loi, afin que nous procédions à quelques rajustements nécessaires. »

Oppressé, Van Berg se déplaça à la manière d’un cardiaque. Il s’assit à son bureau et se tut.

Norga Abraham prit place dans le fauteuil qui lui faisait face, tourna autour de son axe, amusé, sortit son passeport de son blouson et le lança sur le vaste plan horizontal partiellement encombré de dossiers. L’éditeur regarda le document, incrédule, ne sachant pas s’il fallait le toucher ou non. Ses yeux apeurés naviguaient entre le visage de son invité et le document de voyage. Il le saisit comme s’il allait toucher un objet brûlant.

« Tu es complètement fou ! réussit à dire Van Berg après avoir feuilleté longuement le passeport.

— Je n’ai fait que mon travail. Celui que tu exiges de moi depuis des années. Mais si tu préfères, considère tout cela comme un roman, c’est quand même mon métier.

— Je ne peux pas croire que ce soit toi. Comment peut-on changer à ce point ? Tu me fais peur. Ces sourcils, ce nez, ces yeux bleus… mon Dieu, cette voix ! Ça ne peut pas être Yann Mendelec.

Je l’espère bien ! Je te rappelle que c’était ton idée et qu’au début, je la trouvais immonde ! Mais, comme certains personnages de mes précédents livres, j’ai eu, moi aussi, envie de recommencer une nouvelle vie.

— Mais là, ça dépasse l’entendement ! On t’a peut-être coupé la tête, je ne sais pas, mais tes mains, ta voix, ton corps, ta manière de te déplacer… Je ne comprends pas. Tu me fais peur.

Que pensais-tu ? Que j’allais devenir monstrueux ? C’est ça que tu voulais, hein ? Tu avais prévu de me promener telle une bête de foire dans des salons du livre ? Tu pensais m’attacher le pied comme un dresseur roumain le ferait avec un ours et me faire danser ? D’abord, je t’interdis de m’appeler Yann ! Compris ? »

Van Berg ne dit rien, mais son regard parlait pour lui. Il fléchit involontairement les épaules, reprit sa tête entre les mains. Il la serrait comme s’il voulait aplatir l’ovale de sa figure, ou extraire quelques sucs d’énergie qui semblaient l’avoir quitté.

Le souffle de vie avait déserté son corps. Soudain, ses yeux s’illuminèrent :

« Pourrais-tu me rappeler comment nous nous sommes connus ? »

Norga Abraham ne s’attendait pas à tant d’incrédulité de la part de son éditeur, mais il n’avait pas l’intention de se laisser déstabiliser. Il sourit, et répondit longuement, insistant sur certains détails que l’éditeur lui-même avait oubliés.

« Et tes enfants ? Ont-ils quelque chose de particulier ?

— À part qu’ils sont jumeaux, je ne vois pas de quoi tu parles.

Aucune différence entre les deux ?

— Aucune ! Des jumeaux, Jean et Yvan. L’un des deux boitait, pourrais-tu me dire lequel ? Pardon de te l’apprendre, mais l’un de tes garçons est décédé durant ton absence, je suppose que tu es au courant. Puis, ta femme, ma foi, devait bien vivre sa vie. Elle a eu une fille. Ça lui a mis du baume au cœur. Elle est très belle…

— Arrête avec tes insinuations. Cette vie-là n’existe plus pour moi ! Je ne suis pas revenu vivre la vie de Yann Mendelec, mais la mienne ! Celle de Norga Abraham. Mais je pourrais te dire la date, l’heure et la couleur des yeux de ta maman qui était malade quand on lui a rendu visite à l’hôpital pour lui annoncer la création de la maison d’édition. Elle t’avait reproché de quitter l’enseignement pour devenir un vendeur de livres. Veux-tu que je te donne aussi les noms des participants de notre première lecture publique, quand Rosemarie est venue avec son amie Claire-Lise ? Et quand nous sommes partis au cinéma, mes débuts avec Rosemarie ? Mais je crains que tu ne te souviennes de rien. Sais-tu ce que tu avais répondu à ta mère ? »

Van Berg revenait à la vie, cependant que ses yeux s’extrayaient d’un crâne prêt à exploser. Sur ses lèvres

tremblantes, on pouvait deviner l’expression silencieuse de la peur envahissant un individu face au destin qui vient demander des comptes. Il réussit à murmurer « non ».

« Tu lui as dit : “Maman, avec cet homme, je deviendrai un jour un grand éditeur.” » Elle nous a donné sa bénédiction, elle est décédée le jour où nous fêtions les cinq ans des éditions. Veux-tu que je te dise le nom de ta petite amie de l’époque et celui de son chien qui avait tout le temps le rhume ? Ou préfères-tu que je te rappelle notre tournée sud-américaine, quand j’ai dû te sortir du commissariat de police au Chili pour consommation de drogue et fréquentation de prostituées mineures ? Te rappelles-tu comment j’avais réussi à corrompre le juge ?

On dirait que tu as tout appris par cœur, dit Van Berg, stupéfait.

Et si j’avais juste une excellente mémoire ? »

La réponse de Norga Abraham avait le poids d’un mur qui vous tombe sur la tête. À demi assommé, l’éditeur se leva, se dirigea vers lui, le prit dans ses bras et éclata en sanglots. Celui-ci dut fournir un effort pour ne pas le repousser. Il aurait tant voulu que Levis lui envoie du ciel les forces nécessaires pour le scalper.

Van Berg convoqua la presse dans un grand palace de la capitale. Il proposa à Norga Abraham de s’y installer aux frais de la maison d’édition, mais ce dernier refusa, ne voulant pas quitter La Louisiane et surtout, la chambre d’Albert Cossery. Les demandes de rendez-vous affluèrent de toute part. La télévision, la radio et des cinéastes proposaient des contrats alléchants, en vue de documentaires sur l’auteur. L’offre qui sortait de la norme venait d’un producteur japonais. Il s’était assuré les services d’un critique qui avait consacré sept ans à l’étude de l’unique œuvre de Norga Abraham, qu’il considérait comme un auteur japonais. Il avait l’intention de le confondre et ne lésinait pas sur les moyens d’y parvenir. Van Berg fut surpris quand Norga Abraham demanda à la production nipponne de se présenter à la conférence de presse comme toutes les autres. Il précisa qu’il ne répondrait qu’aux questions concernant son livre et à aucune autre. Sa vie privée ne regardait personne, sinon, il n’aurait pas passé les dix dernières années à vivre discrètement. Ces exigences refroidirent une partie de la presse people que seule la vie privée de l’auteur intéressait.

Après avoir monopolisé les journaux télévisés de l’Hexagone pendant six mois, puis ceux des pays limitrophes, Norga Abraham annonça qu’il avait l’intention de s’installer en Suisse pour retrouver le calme et entreprendre une nouvelle œuvre.

À deux reprises, il quitta les émissions dites « de variétés » qui s’étaient révélées des guet-apens. Dans l’une d’elles, un animateur cocaïné osa suggérer que l’auteur invité n’était peut-être pas Norga Abraham. Bien préparé, Norga Abraham rappela à l’animateur son vrai nom, bien moins « sexy » que celui qu’il portait sur scène et lui présenta son passeport au nom de Norga Abraham. Il demanda au guignol de lui montrer le sien.

Il lui suggéra même de lire un livre jusqu’au bout – sans doute une première dans sa vie – au lieu de se contenter de résumés, avant de parler littérature avec un écrivain. Norga Abraham lui rappela qu’ils avaient les mêmes origines, il aurait dû le savoir en préparant son émission. Le scandale fit la une de la presse, ce qui intensifia les ventes du livre à un point tel qu’il fallut en retirer cent mille exemplaires supplémentaires. Mais le pays étranger où le livre se vendait le mieux était le Japon, où le « traducteur » n’en démordait pas et l’affirmait haut et fort : Norga Abraham est un auteur japonais.

Invité à un salon du livre au Cap Ferret, il se trouva si bien qu’il accepta de parler un peu de sa vie, de son enfance au Québec, perdu entre les lacs gelés quatre mois par an, puis de sa vie aux États-Unis, ensuite de l’Afrique, où il avait suivi ses parents, employés dans les services secrets. Il s’excusait de ne

pas pouvoir en dire davantage sur lui et sa famille – question de secret d’État, justement, son père étant toujours en activité. Cela expliquait le goût du secret de l’écrivain et son désir de vivre dans l’ombre. À la fin de la conférence et avant de se consacrer aux dédicaces, l’organisatrice passa le micro dans la salle. Norga Abraham se prêta de bonne grâce à l’exercice et répondit patiemment à toutes les questions, même les plus farfelues. Et c’est alors qu’une voix blanche venant du fond de la salle réussit à déstabiliser l’auteur de manière tout à fait inattendue :

« Pourriez-vous nous dire si votre livre contient un message subliminal, un secret que vous-même seriez le seul à connaître avec celle à qui vous l’auriez adressé ? »

Cette question avait été posée par une femme élégante, le visage pâle, le regard en feu. À la demande de l’organisatrice du débat, elle se leva, rejeta ses cheveux grisonnants en arrière et, d’une voix saccadée, comme si elle bégayait, elle réitéra sa question en appuyant bien sur chaque mot. Sa posture était celle d’une femme ayant vécu des épreuves, une héroïne de guerre, une veuve blanche. Rosemarie.

Norga Abraham sourit et vida un gros verre d’eau avant de répondre que tous les livres, sans doute, contiennent des messages que seuls leurs destinataires peuvent lire. Pour sa part, poursuivit-il, s’il avait insufflé la vie aux objets, c’était pour qu’ils deviennent des instruments produisant des sons, parfois des paroles. Tout langage est une partition de musique. Un pas à droite, un pas à gauche, et ces points de vue peuvent modifier la perception du bruit. Chaque interprétation est donc basée sur une position unique. Le sentiment que l’on

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ressent à la lecture de certains passages est conditionné par nos origines, par notre vécu, par notre âge, et surtout par le rapport qu’on entretient avec l’auteur, à condition d’avoir déjà lu l’un de ses précédents livres, ou pire, de le connaître personnellement. Si l’on y ajoute la faune et la flore, cela devient une onomatopée universelle, où chacun entend des échos de son enfance.

« Vous ne répondez absolument pas à ma question », osa Rosemarie, avant de s’asseoir, déçue. Puis, trouvant qu’il y avait matière à débattre, la journaliste saisit le microphone et demanda à Rosemarie si elle pouvait préciser le sens de sa question. Aurait-elle perçu, elle-même, un « message caché » ? Elle dessina des guillemets dans le vide avec ses deux index. Rosemarie se sentit gênée et laissa la parole à Norga Abraham, ressaisi, qui dévoila quelques clés de lecture relativement banales, finissant son long discours par une théorie opaque sur la dissection que tout livre de qualité doit subir de la part des critiques et du public, et qu’il ne s’agissait jamais de rien d’autre que de ça.

Le débat fut suivi par une séance de dédicaces sous une tente surchauffée, où une centaine de lecteurs attendait patiemment une griffe de l’auteur. Norga Abraham prit place sur une minuscule chaise en bois, retroussa ses manches et leva la tête face au premier lecteur, avec un sourire bienveillant. Il signait depuis une heure quand vint le tour de Rosemarie. Elle s’assit en face de l’auteur pour une dédicace originale, quelque chose hors du commun. Alors qu’elle prononçait son nom, Norga Abraham lui demanda de bien vouloir l’épeler : Mendelec ou Mandelec ? Elle lui dit : « Avec un E. » Il l’interrogea sur son

métier, à quoi elle répondit : « Lectrice de votre livre, je ne fais que ça ». Puis elle ajouta : « Rien ne m’échappe. J’ai lu et relu durant des années tous les livres de mon mari. Je les ai corrigés et lui ai suggéré des changements. Alors, voyez-vous, sans vouloir être prétentieuse, j’ai une certaine habitude, un défaut, si vous préférez, celui de pouvoir déceler les anomalies dans les ouvrages qui m’intéressent. Je suis veuve à présent. » Norga Abraham garda son calme, mais demanda à l’organisateur de lui indiquer le chemin des commodités, il devait absolument prendre une pause. Rosemarie en éprouva une vive contrariété, mais lui annonça, irritée, qu’elle l’attendrait sans trouver de justification à son insistance. Cela ne fut pas du goût de l’organisateur qui l’invita à libérer la place. Elle quitta la tente contre son gré, traversant la foule, furieuse, fixant la signature de Norga Abraham et tâchant d’y déceler une singularité…

XVI

Les Éditions du Miroir du Temps étaient en effervescence.

Le téléphone sonnait sans arrêt et les demandes de rendez-vous avec Van Berg ou Norga Abraham étaient gérées par une attachée de presse quadrilingue, engagée à plein temps.

Aux différentes sollicitations, elle répondait que l’agenda de l’auteur était plein, mais « qu’elle allait voir ce qu’elle pouvait faire » sitôt qu’elle entendait les offres hallucinantes que certains formulaient pour obtenir une tournée britannique, allemande, japonaise ou… américaine !

À chaque retour de voyage, Norga Abraham regagnait son hôtel, La Louisiane, retrouvant le réceptionniste, fier de sa biographie bientôt terminée sur Albert Cossery. Norga Abraham lut attentivement le texte du disciple, lui faisant quelques suggestions et lui promettant qu’il en parlerait à son éditeur sitôt que le texte prendrait l’allure d’un livre. Comme par superstition, ou par devoir moral, au retour du parc, il s’arrêtait chez Lipp, puis aux Deux Magots et, en fin de journée, au Chai de l’Abbaye, imitant parfaitement son idole égyptienne. Il aimait toujours plus s’identifier à Cossery dont il

avait désormais lu toute l’œuvre, étant peu à peu devenu aussi fervent adepte que le réceptionniste de l’hôtel. Il s’était fait tailler un costume trois-pièces avec des rayures, pantalon en pattes d’éléphant, négligeant le côté suranné de cet accoutrement. Observant scrupuleusement les photos de son modèle, il se coiffait en arrière en appliquant du gel, ce qui lui donnait des airs de musicien gitan. Van Berg détestait l’allure de son auteur vedette, mais celui-ci ne tenait compte de ses conseils esthétiques. Même chose concernant son obstination à rester muet devant les journalistes, toujours aussi insistants au sujet de sa biographie.

Un jour, lors d’une de ses promenades au Luxembourg, il croisa Rosemarie. Elle était assise sur le banc qu’il avait l’habitude d’occuper. Il éluda la présentation qu’elle esquissait. Il lui dit en souriant : « Oui, Rosemarie Mendelec, c’est un nom qu’on n’oublie pas.

Dans les livres de mon mari, il y a toujours eu des clins d’œil que j’étais obligée de repérer moi-même. C’était notre jeu. Il me fallait parfois lire trois ou quatre fois l’ouvrage pour trouver une phrase ou une situation qui me faisait sourire, parce que je savais que c’était pour moi. L’hubris des artistes est telle qu’ils oublient qu’ils sont eux aussi de simples mortels, alors qu’ils se positionnent à la hauteur de Dieu. Ils ne se rendent pas compte qu’ils jouent avec le feu. Vous admettrez que c’est une affaire qui ne peut que mal finir. Pourquoi leur accorde-t-on autant de pouvoir ? Mon mari était l’homme le plus timide au monde et, dès qu’il publiait un livre, il se transformait en tyran de Samos, dont vous parlez d’ailleurs dans le vôtre…

Ce sont ceux qui n’ont jamais exercé le pouvoir qui le considèrent généralement comme peu plaisant. Je ne pense pas que les écrivains aient du pouvoir. Je dirais plutôt que ce sont les lecteurs qui leur en donnent.

Mais certains laissent des traces indélébiles sur leur passage.

Je ne vous suis pas.

Vous le savez très bien ! Nous ne sommes plus en public, alors, une dernière fois : y a-t-il une Rosemarie dans votre vie ?

Vous ne me l’avez jamais demandé auparavant. Mais j’avoue qu’avec l’un de mes amis, nous avons beaucoup parlé d’une femme qui aurait pu être vous.

N’apparaît-elle pas dans votre livre ?

Aucun de mes personnages ne porte ce prénom.

À moins que vous ne soyez pas l’auteur…

Vous me parlez de l’hubris des écrivains, et je vois que vous êtes une connaisseuse. Alors rappelez-vous qu’il y a en face Némésis, déesse de la vengeance, qui sous les apparences de la peinture, de la musique, ou de la littérature, redonne l’espoir à ceux qui se sentent victimes des auteurs qui outrepassent le rôle qui leur est accordé.

Vous êtes décidément maître en mystification. Ne pourriez-vous pas faire un effort et renoncer, pour un bref instant, à votre cinéma et répondre à ma question ?

Ce serait un effort assez vain que de renoncer à soimême. À la rigueur, on pourrait commencer par s’assumer.

Vous continuez votre discours de démagogue. D’où venez-vous ?

— Du lieu le plus proche.

— Je vois. Et où allez-vous ?

Est-ce qu’on sait où on va ?

Pourquoi tant de mystères ?

— Vous ne voulez pas que je vous réponde que “tout ce qui nous arrive de bien et de mal est écrit en haut” ?

— Je vous conseille de cesser de vouloir me perdre, vous n’y arriverez pas ! Je connais, moi aussi, Diderot et son Jacques le fataliste. »

Norga Abraham se sentit à la fois découragé et attiré par Rosemarie, qui voulait toujours une réponse claire. Il lui proposa de boire un verre au Chai de l’Abbaye. Ils pourraient poursuivre là leur conversation calmement, le banc n’étant pas l’endroit le plus propice à une discussion littéraire. Mais Rosemarie n’en démordait pas.

« Qui êtes-vous vraiment ? D’où tenez-vous ce léger accent ?

Je suis Norga Abraham, comme vous pouvez le constater, je vous ai dédicacé mon livre.

— Avez-vous rencontré mon mari, Yann Mendelec ?

Vous m’avez dit, madame, être veuve. »

Rosemarie regretta d’avoir posé la question de cette manière et, saisie de tremblements, elle se mit à sangloter. Norga Abraham s’approcha, posa sa main sur son épaule, provoquant une décharge électrique entre les deux corps. Elle leva la tête et dit, essuyant ses larmes, que les vêtements en acrylique gardaient toujours de l’énergie statique, puis elle se ressaisit. Elle s’en voulait d’avoir craqué.

« Oui, je suis la veuve de Mendelec, mais mon mari avait écrit un livre avant de disparaître. Son éditeur, qui est aussi le vôtre – je ne l’aime pas, je le hais – prétend ne rien savoir.

Je n’arrive pas à faire confiance à ce type. Il y a quelques années, il s’est mis à me verser des droits d’auteur exorbitants, sans doute remué par la mauvaise conscience d’avoir exploité mon mari au faîte de sa célébrité. Impossible de vérifier le nombre d’exemplaires vendus, surtout quand le livre est traduit en plus de vingt langues ! Vous verrez, méfiez-vous de lui !

Yann avait passé les trois dernières années de sa vie dans notre maison, enfermé dans sa chambre. Nous l’avons nourri, avec mes deux garçons, alors qu’il ressemblait à un clochard. Puis un jour, il est sorti, il s’est rasé, a mis son costume des mariages et des enterrements – ne riez pas, c’est ainsi qu’il l’appelait –et est parti en ville. Il me semble qu’il avait son texte sous le bras, il est revenu les mains vides. Il m’avait dit ne pas vouloir me le faire lire, alors que j’ai toujours été sa première lectrice.

L’aurait-il vendu à quelqu’un ? L’aurait-il détruit ? Van Berg prétend ne rien savoir. Je sais qu’il ment. Je ne peux pas le prouver sauf…

Sauf ?

Non, rien. Je voudrais rentrer.

— Vous ne voulez vraiment pas boire un verre ? »

Rosemarie n’écouta pas la proposition de Norga Abraham et, le regard perdu, poursuivit.

« Yann avait l’habitude de me faire un clin d’œil dans tous ses livres. Dans le vôtre, il y a des passages troublants.

Je l’espère. Puis-je savoir lesquels ?

— Non, c’est ridicule, je ne veux pas en parler maintenant. Vous ne voulez vraiment rien boire ?

Je dois rentrer.

— Puis-je vous raccompagner chez vous ?

— Aucun homme ne m’a plus accompagnée chez moi depuis plus de dix ans… Je vous demande pardon.

— C’est moi qui vous demande pardon, je dois préparer le repas, je passe la soirée avec mon grand fils et ma fille de dix ans. Un cadeau que mon mari m’a offert juste avant de disparaître. Nous avons fait l’amour le jour où il a disparu. Pardonnez-moi de parler de cette chose si intime. J’ai porté ma fille sous le regard inquisiteur de mes amis et voisins, comme une pestiférée. Être enceinte sans mari est lourd à porter, et ce n’est pas un jeu de mots. J’ai perdu deux êtres, un fils et mon mari en l’espace de deux ans, leur absence m’assourdit. Leur voix me manque. Vous ne savez pas ce qu’est le bruit du silence, la douleur définitive. J’ai appelé ma fille Yvanne en souvenir de son frère, elle lui ressemble tellement. Elle est aussi le portrait craché de son père, hélas. Elle invente toutes sortes d’histoires et les note dans un carnet. Elle dit vouloir devenir écrivaine.

Quelle horreur. Les gènes ! Décidément, il n’y a rien à faire. »

Norga Abraham était paralysé, il respirait avec peine. Il se rappela l’instant où, à New York, avec son homonyme, il préparait son voyage à Paris, répétant les détails de la vie de Yann Mendelec dans les moindres détails. Il regarda Rosemarie partir, creusée, évidée, pure et déserte. Elle marchait comme si elle ne touchait pas le sol. C’est sans doute l’attribut des anges, pensa-t-il. Décidé à lui confier un jour qui il était vraiment, il s’écroula sur le banc et se gifla si violemment que le sang jaillit de ses lèvres. Il s’invectiva à haute voix, s’élevant contre sa stupide afféterie de dominer sa vie, le rôle qu’il s’était mis à jouer. L’orgueil le poussait à continuer son expérimentation

Dans sa chambre, il lut le message de Van Berg lui rappelant le repas organisé le soir même par les sponsors de sa prochaine tournée sud-américaine. Il voulait annuler la soirée, hors d’état de sortir. Sa chevalière lui avait déchiré une partie de la joue et il ne cessait de saigner. Van Berg fut intraitable, l’apostrophant à chaque phrase et évoquant les sommes énormes que ses donateurs avaient mises sur la table pour ce voyage promotionnel. Un dîner avec les sponsors était une obligation. Norga Abraham céda.

Le restaurant décoré par Philippe Starck ressemblait à une morgue ; les convives en smoking arrivaient comme s’ils venaient à l’opéra. Après un discours où il était question du pour cent culturel qu’une grande banque de la place avait décidé de consacrer aux différentes formes d’art, le directeur du marketing dressa le portrait de Norga Abraham, le comparant à Lionel Messi et à Usain Bolt, ce qui fit rire les convives étant donné la différence de taille entre les deux sportifs et

187 ravageuse. Il frappa son visage une nouvelle fois et cria de douleur. Il se traita de salaud et se mit à compter le temps qui lui avait été nécessaire pour apprendre à devenir Norga Abraham et combien de temps il pourrait encore tenir. Les fautes et les mérites, en réalité les fruits du hasard, divisés par le code génétique (quand même) multiplié par le nombre de jours passés sur cette terre : voici le prix d’une vie ! L’idée l’effleura que ce serait un bon titre pour un prochain livre. Il pensa d’ailleurs qu’il faudrait se mettre à écrire. Alors qu’une envie de se frapper une troisième fois le saisit, il se leva et prit la direction de son hôtel.

leurs probables lacunes littéraires. Mais on a les références qu’on peut. Il savait aussi, comme tout directeur de marketing qui se respecte, que les convives passaient plus de temps à regarder des matchs de foot qu’à lire.

Norga Abraham portait un pull sur lequel était reproduit en grand un doigt d’honneur argenté, œuvre du célèbre Ai Weiwei, dont l’entreprise du directeur de marketing avait sponsorisé la rétrospective au musée d’Art moderne. Certains invités trouvèrent cela original, alors que les non-initiés, en large majorité, regardèrent ailleurs, outrés par l’impertinence de la vedette de la soirée. C’était d’ailleurs la seule raison de s’étrangler, car on n’était là ni pour manger, ni pour se nourrir, mais pour déguster. Vivre une expérience. Les vulgaires qui avaient faim auraient dû manger à la maison avant de s’asseoir dans ce trois étoiles Michelin, noté 19/20 au Gault et Millau. D’ailleurs, le carton d’invitation signalait que les invités allaient vivre « une expérience culinaire de haut niveau ». Pour accéder au restaurant situé dans un vieux manoir, il fallait montrer patte blanche à un vigile qui surveillait la grille du parc. La salle à manger, aux dimensions d’une piste d’atterrissage, donnait aux invités des allures de nains, alors que Norga Abraham n’arrêtait pas de fixer une magnifique fresque où un aigle enlevait Ganymède et un centaure faisait l’éducation d’Achille. Il se demandait qui pouvait bien être l’auteur de cette œuvre magique. Il fut tiré de sa rêverie par le serveur qui annonçait la carte. L’homme ne cessait de se dresser sur la pointe des pieds comme s’il voulait s’envoler et déclamait le menu en souriant sans interruption, avertissant les convives qu’ils allaient voir ce qu’ils allaient voir. Peut-être un général

189 de Napoléon allait-il débarquer directement sur son cheval ? Alors que certains invités avaient passé leur manteau de peur de s’enrhumer, Norga Abraham écoutait le directeur du marketing lui parler de sa passion pour la littérature policière nordique qui l’empêchait de dormir « tellement c’est prenant ». Son désir de résoudre les intrigues stimulait chez lui les capacités qu’il faut avoir pour signer des contrats importants. Mieux vaut avoir « les couilles bien solides » et ne trembler devant aucun chantage ou aucune tentative de déstabilisation. « Je n’ai pas encore fini votre livre, j’avoue qu’il me résiste, il est différent des autres, mais je me réjouis d’arriver au pic de l’intrigue et de vérifier dans mon petit carnet la fin que j’ai déjà imaginée et notée. J’aime les intrigues alambiquées et les péripéties rocambolesques. J’adore écrire les fins moi-même pour m’assurer que j’ai bien saisi la pensée de l’auteur. Je suis un peu philosophe moi-même. Dans votre roman, je n’en suis pour l’instant qu’aux objets, longue présentation des décors, je suppose, et je me réjouis que vous y introduisiez les personnages. Permettez-moi juste une question : y aurait-il des meurtres ? » Norga Abraham lui révéla que tous les personnages étaient déjà morts, puisqu’il n’y avait que des objets dans son livre. Et que ces objets, il fallait les caresser afin de sentir la sensualité nue des choses. C’est, de manière subliminale, leur vie qui est racontée. Cette information plongea le directeur dans la stupeur, ce qui poussa son assistante personnelle, assise à ses côtés, à extraire de son sac le tensiomètre de permanence. Il commanda finalement un whisky et une aspirine.

« Les artichauts poivrade à la barigoule », annonça fièrement le serveur qui marchait sur des œufs. Au sourire ébahi

de Norga Abraham, il expliqua en dansant que la sole, avant d’être légèrement grillée, avait été vidée, pelée avec un ciseau adapté, les arêtes et la carcasse ayant été « réservées » pour la sauce qu’on ajouterait à la fin. « Le jambon de Jabugo a été coupé délicatement en brunoise et mixé avec le reste de jus dans un délicat fumet mélangé à l’huile d’olive, puis… »

Norga Abraham l’interrompit et demanda du pain. Erreur fatale. L’élégant homme partit en masquant avec peine son irritation, ordonnant à son assistant d’apporter des biscottes à ce malotru. Il revint vers la fin du repas pour présenter le dessert, un « macaron glacé à la benoîte urbaine, sauce café imprécatoire », en réalité un flan au caramel. Alors qu’une partie des convives avait déserté le repas, prétextant avoir un train à prendre ou les enfants à conduire à l’école tôt le lendemain, le chef de cuisine se présenta, la mèche soignée, barbe de trois jours, parfum Oscar de la Renta qu’il avait dû boire. Il salua les invités, étonné de voir dans son restaurant un type accoutré comme un clown. Ignorant la présence de l’écrivain, il présenta son propre travail multiprimé comme le summum de ce qui se fait dans le domaine de la gastronomie : « Ce n’est pas moi qui le dis, c’est écrit dans les bibles Gault & Millau et Michelin », sourit-il en s’essuyant le nez avec la manche de sa blouse immaculée, impeccablement repassée. Il raconta comment, en 2000, son « œuf au foin à l’oxalis avec des raviolis de légumes oubliés » avait gagné le Grand Prix de la Gastronomie d’Islande. Quand le chef s’approcha de la table, Norga Abraham faillit se lever pour baiser son immense gourmette, comme on le ferait pour le pape. Sachant que la soirée était organisée en son honneur, le chef raconta

son amour des livres et demanda ingénument où se trouvait l’illustre homme de lettres. Norga Abraham se mit au gardeà-vous, mais le regard du chef resta accroché sur le grand doigt d’honneur de l’artiste chinois. Il se ressaisit, se racla la gorge, arracha un verre de vin du plateau d’un sommelier qui passait par là et, arborant un large sourire, affirma être bibliophile. Oui, il adorait Joseph Delteil et son traité de gastronomie paléolithique. Il avoua la peine que lui coûtait la mise au point d’une recette. Il était question d’anthropométrie, du nombre d’or, du Parthénon. Sur sa lancée, alors que le directeur du marketing revenait des toilettes où il était resté quinze bonnes minutes, le chef exprima son rêve d’obtenir enfin sa quatrième étoile – du jamais-vu, mais il suffirait de changer le règlement, car il avait décidé de bannir l’aluminium et autres ferblanteries de sa cuisine.

Quand le chef se fut éloigné pour saluer un hôte de prestige qui partait – un pilote de Formule 1 – le directeur du marketing en profita pour demander l’addition et l’assemblée quitta précipitamment la grande salle, oubliant Norga Abraham curieux de visiter le manoir et ses trésors. Contrarié par cette soirée ratée, Van Berg voulut ramener son auteur en ville et profita du trajet pour lui reprocher son choix vestimentaire, puis son manque de bonne volonté à communiquer avec les sponsors. Alors qu’il avait l’habitude d’imiter Albert Cossery, toujours tiré à quatre épingles, qu’est-ce qui lui avait pris de venir dans un restaurant gastronomique habillé comme s’il allait promener son chien ? Norga Abraham lui dit tout le mépris qu’il avait pour les assureurs qu’il considérait, avec les garagistes, comme la pire espèce. Que le doigt d’honneur d’Ai

Weiwei ne devait pas les offusquer puisqu’eux-mêmes avaient sponsorisé l’exposition du dissident-artiste-homme d’affaires chinois. * * *

Pendant la tournée sud-américaine, Norga Abraham eut de nombreuses aventures, sans jamais tomber amoureux, sans jamais laisser d’adresse. Il avait envoyé plusieurs cartes postales à Rosemarie qui, surprise, les avait jetées, à peine déchiffrées. Il n’y avait pas grand-chose à lire, Norga Abraham se contentait d’écrire : « Dans l’espoir que vous acceptiez de me revoir à mon retour à Paris. »

Après tant d’années, des questions revenaient cependant sur toutes les lèvres : « À quand une prochaine publication ? Seriez-vous l’homme d’un seul livre ? Y a-t-il une femme dans votre vie ? Un homme ? Pourquoi tant de mystères ? » Norga Abraham répondait invariablement qu’il avait mis sept ans à écrire son premier et unique roman et que le suivant était en cours d’écriture. Le rapprochement avec Albert Cossery ne pouvait que lui faire plaisir. Il aimait dire : « Une phrase par jour, c’est beaucoup ! » Il espérait que, dans le ciel, le vieux pharaon qui n’avait jamais travaillé et dont la vertu principale était la fainéantise, l’entendait.

Rosemarie savait que Norga Abraham était revenu du Brésil, le dernier pays où sa tournée l’avait mené, depuis plusieurs semaines. À chacune de ses étapes, il avait soulevé l’enthousiasme des foules, comme Stefan Zweig en son temps.

Fatigué, il avait maintenant besoin de se ressourcer. Il confia au « biographe » de Cossery, toujours impeccable à la réception de La Louisiane, qu’il avait commencé un nouveau roman basé sur la vie de son idole, le prévenant qu’il serait écrit au rythme de ses pas et qu’il mettrait le temps qu’il faudrait pour le terminer. Il lui confia surtout qu’il changerait d’éditeur, mais qu’il fallait garder tout cela secret. Norga Abraham ignorait que Rosemarie était souvent venue s’enquérir de lui à l’hôtel et que le réceptionniste la tenait au courant quand il avait des nouvelles. Ce dernier n’avait pas le sentiment de trahir son ami.

C’est au Chai de l’Abbaye, au 26 rue de Buci, que la nouvelle rencontre eut lieu. Rosemarie était assise à la table habituellement réservée à l’écrivain. Surpris, Norga Abraham se mit à tousser. Elle se leva et dit : « Ah ! vous n’allez pas commencer à éternuer à chaque fois que vous me voyez ! » Elle lui rappela qu’il l’avait déjà fait la toute première fois, lors de la rencontre avec les lecteurs au salon du livre. Ces mots, fluides, acides de vérité, firent se dresser les poils sur l’échine de Norga Abraham qui protesta, faussement fâché, ravi de cette réminiscence flatteuse pour lui. Elle était venue d’elle-même. Cela signifiait-il quelque chose ? Comment allait-il se comporter désormais ? Il était déstabilisé.

« Je suis presque chez moi ici. Vous n’avez pas oublié ! Vous m’avez un peu aidée.

— Accepteriez-vous de déjeuner avec moi ?

— Oui, mais je ne suis pas une grande mangeuse. Ça tombe bien, nous sommes dans un restaurant bistronomique. »

Norga Abraham se mit à parler de la météo, du jardin du Luxembourg, de Paris qui est une ville moins lumineuse qu’il n’avait imaginé avant de s’y installer. Puis, sans transition, il bifurqua sur les trois livres d’Albert Cossery, qu’il lisait en parallèle, s’amusant à les fusionner dans son esprit. Il lui dit que Cossery avait toujours écrit le même livre. Pas de la même manière que Modiano, qui lui aussi a toujours décrit le même monde, mais si l’on réunissait tous ses titres, il n’y aurait même pas besoin de modifier le nom des chapitres. Le livre pouvait simplement s’appeler Les Hommes oubliés de Dieu. Rosemarie lui apprit qu’elle habitait dans une banlieue un peu trop chic à son goût, qu’elle ne venait à Paris que lorsqu’elle n’avait vraiment pas le choix. Elle avait connu Joëlle Losfeld, l’éditrice de Cossery. Quelle femme ! Ils comparèrent leurs points de vue sur le grand auteur et tout semblait les rapprocher. Le sommelier faisait des allers-retours avec des canapés de plus en plus sophistiqués, alors que l’alcool commençait à agir sur le débit et la fluidité des paroles de Norga Abraham. Rosemarie, cependant, feignait de boire et ajoutait de l’eau à ses Campari et autres mojitos, attendant le bon moment pour placer sa question, comptant sur l’ivresse de son acolyte d’un soir. Alors que l’emphase des paroles de Norga Abraham résonnait dans sa tête comme des éructations d’étoiles absentes, la nuit commençait à bâiller, et Rosemarie avec elle. Elle lui demanda finalement, faisant semblant d’être ivre, quel était son vrai nom ; il monta sur un tabouret, ajusta sa cravate, repoussa

Devant une hideuse haie de thuyas de trois mètres de haut, la villa de Rosemarie ressemblait à une œuvre d’Émilienne

Farny dans sa série Paysage après meurtre. Norga Abraham tenta de l’embrasser, mais elle recula brusquement, donnant l’ordre au chauffeur de ramener monsieur à son hôtel. Norga Abraham lui demanda pardon, elle ne répondit pas. Les grands brûlés n’ont pas de voix.

La nuit blanche qu’ils passèrent tous les deux ne fut pas due aux mêmes raisons. Elle ne pouvait pas tomber amoureuse, elle n’en était plus capable. C’est bien connu, il en faut

195 ses cheveux gras à l’aide d’un peigne qu’il sortit de sa poche, à la manière d’un magicien, et lança solennellement : « Norga, Samuel, Georges, Édouard, Joseph, Abramovich… Abraham pour mes lecteurs et pour vous, madame. » Il descendit du tabouret, se mit à genoux et demanda si elle voulait bien lui accorder une danse. La mélodie qui venait du bar était une interprétation des Pêcheurs de perles de Bizet, arrangée par David Gilmour. Norga Abraham l’entonna, écartant les bras et invitant Rosemarie à s’approcher. Elle lui donna la main et dit qu’elle ne savait pas que Gilmour chantait en français. Elle avoua préférer la version du chanteur de Pink Floyd à celle, originale, de Bizet. Ils avaient fermé les yeux tous les deux et sur leurs lèvres on pouvait lire le refrain « Charmant le souvenir ». Puis, comme tirée d’un rêve, Rosemarie se dégagea et déclara que c’était de la folie, que depuis dix ans elle n’était jamais rentrée à la maison passé minuit. Il lui proposa de l’accompagner, elle accepta un taxi. Quand la voiture arriva, il lui promit qu’il rentrerait ensuite.

beaucoup plus à une femme qu’à un homme, pour se lier. À une mère, davantage encore. Norga Abraham lut quant à lui jusqu’au matin, puis essaya d’écrire, ne sachant trop comment s’y prendre. Il savait qu’il ne pourrait donner un sens à cette nouvelle existence, dans la peau d’un autre, qu’à la condition de ne pas se laisser aspirer dans un maelström qui le sortirait de lui-même au point d’oublier qui il était réellement.

Errant dans les rues désertes et zigzaguant entre les camions-poubelles, il aperçut une fleuriste en train d’ouvrir sa boutique, choisit un bouquet, reprit le taxi et alla déposer les fleurs devant la porte de la maison de Rosemarie. Il laissa son numéro de téléphone et son adresse mail sur un bout de papier.

De ce jour, il ne vécut plus que dans l’espoir de la revoir. À l’envoûtement de ces premières années passées à répondre aux mille questions sur son unique livre succéda l’attente d’une rencontre qu’il ne voulait plus provoquer. Norga Abraham avait cessé d’aller au jardin du Luxembourg le jour où il avait cru apercevoir Rosemarie devant le Chai de l’Abbaye, traversant la rue avec son chien. C’était juste une vision. Alors qu’il marchait lentement, il avait été dépassé par une femme. La même démarche, la même silhouette, la même coupe de cheveux, la tête légèrement penchée à gauche, un foulard en soie rouge et noir. Il avait pressé le pas, et juste avant de prononcer son prénom, il avait remarqué que le chien n’était pas celui de Rosemarie. Désespéré, il avait ralenti, puis s’était arrêté. Une autre femme l’avait croisé, tenant en laisse un labrador couleur chocolat, pareil à celui de Rosemarie, mais la démarche de la

Le temps ne passait pas, il s’écoulait. L’année changea de quantième, mutation des nombres. Des ombres voyageaient, le temps devenu sédentaire.

* * *

Rosemarie hésitait. Alors qu’elle écrivait un mot pour l’inviter à « boire un verre », sa bouche, orpheline de baisers, balbutiait des phrases que sa main refusait d’écrire. Les mots ne furent-ils pas inventés pour combattre le désespoir ? Il lui vint à l’esprit le désir insensé – celui qu’elle n’avait jamais ressenti jusque-là – de savoir Yann réellement mort et non seulement « disparu ». Elle voulait être libre. Quelques convulsions subconscientes avaient ranimé la mémoire des cellules, elle se sentait à nouveau vivante. Le passé finit toujours par devenir lointain, il ne fallait pas réveiller le chagrin qui dort. Au milieu de la houle qui s’était formée au creux de son ventre, elle luttait contre les crampes d’estomac, signe manifeste qu’un proverbe arabe qu’elle venait de lire, « si tu veux dissimuler quelque chose, pose-le dans l’œil du soleil », lui était destiné. Elle griffonna à la hâte quelques lignes, mit le bout de papier dans une enveloppe, inscrivit l’adresse et courut à la boîte aux lettres avant qu’elle ne change d’avis. Le regret viendrait après, mais il serait trop tard. Elle demanda à son fils s’il pouvait

197 femme était lourde et décidée, le bruit de ses bottes ne pouvait pas être celui de la femme de Mendelec. Il n’avait même pas voulu lever les yeux pour vérifier mais s’était souvenu que Levis lui avait affirmé un jour que les anges parfois descendaient déguisés sur la Terre.

s’inviter le samedi chez son amie, parce qu’elle organisait une réception. La fille serait gardée par sa tante. « Une petite soirée littéraire, rien d’intéressant, un truc de vieux », avait-elle ajouté, rajustant une mèche inexistante.

C’était la première fois que Norga Abraham recevait un courrier à l’hôtel. L’enveloppe l’attendait à côté de la clé de sa chambre et semblait avoir été ouverte, puis refermée. Norga Abraham ne saurait jamais qui de l’expéditeur ou du bienveillant concierge était en cause :

« Une admiratrice, sourit le concierge, en tendant la lettre à son destinataire.

Qu’est-ce qui vous fait croire cela ? demanda Norga Abraham, dissimulant mal son plaisir.

— C’est une écriture de femme, ça se voit, répondit José.

C’est peut-être la secrétaire d’un créancier qui m’adresse une sommation pour une facture non payée ?

On parie ?

D’accord, je ne gagne jamais les paris, donc vous avez toutes vos chances. »

Il ouvrit l’enveloppe, tournant légèrement le dos au concierge qui, sur la pointe des pieds, trépignait d’impatience.

« Vous avez gagné. En fait, pas tout à fait. Ce n’est pas une admiratrice, c’est juste une invitation à une soirée. Avec d’autres gens.

— Je parie qu’elle n’est pas innocente. Vous n’avez jamais reçu la moindre lettre d’une femme depuis trois ans.

Bon, vous avez déjà gagné une fois, on ne va pas recommencer. D’ailleurs, sur quoi avons-nous parié ?

De me la présenter un jour.

Décidément, vous y croyez, vous !

Je ne me trompe jamais sur les affaires de cœur. J’ai souvent transporté des lettres d’amour qui ne pouvaient être envoyées par la poste. Les femmes sont si transparentes qu’on peut tout deviner. À commencer par la manière d’écrire l’adresse, on devine là une main tremblante, nerveuse. On peut aisément deviner le contenu.

— Que faites-vous ici ? Vous devriez travailler pour les services secrets !

Qui vous dit que je ne l’ai pas fait dans mon pays, sous un autre nom ? Vous savez, on n’est pas toujours celui qu’on croit. Vous devriez en savoir quelque chose.

Je vous demande pardon ?

— Vous savez très bien de quoi je parle.

Certainement, nous sommes tous des comédiens, dès qu’on est un personnage public.

Mais vous, vous êtes un comédien professionnel.

Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

— Je viens de vous dire, j’ai une longue expérience dans ce domaine. J’ai aussi eu une autre vie avant, comme vous. Et je vous entends parler avec vous-même dans votre chambre.

Vous répondez aux questions que vous vous posez à vousmême. Vous lisez votre propre livre à haute voix.

Tous les écrivains travaillent les dialogues à haute voix.

— Je ne vous ai jamais vu écrire. Étonnant, n’est-ce pas ?

Et qu’allez-vous faire de tout ce que vous savez sur moi ?

Rien. Je vous admire, c’est tout.

— Vous plaisantez ?

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— Pas du tout. Mais comptez sur moi ! Cela m’amuse. Je suis une tombe. »

Ils éclatèrent de rire tous les deux, puis Norga Abraham partit dans sa chambre, dubitatif, confiant en sa bonne étoile. Il monta les escaliers sans quitter des yeux la suscription du précieux colis : Samuel, Georges, Édouard, Joseph, Abramovich, dit Norga Abraham, c/o Albert Cossery, Hôtel La Louisiane, rue de Seine, 75006 Paris.

À la fin de la semaine, il décida d’abandonner les vêtements d’Albert Cossery pour s’offrir des jeans et des mocassins. Il passa chez le coiffeur, ce qui ne lui était plus arrivé depuis longtemps. Il s’était toujours coupé les cheveux lui-même devant le miroir. Il indiqua l’adresse au taxi, mais ne se souvenait plus du numéro de la maison. À l’arrivée, il découvrit trois villas mitoyennes en construction et un énorme chantier sur la chaussée. Quand il vit trois ballons illuminés, attachés au portail de la maison, il se dirigea à la bonne adresse. Le jeune homme qui lui ouvrit la porte se présenta.

« Bonsoir, vous êtes le dernier ! C’est plus commode que d’être le premier. Je suis Jean, le fils de Rosemarie, enchanté. »

Norga Abraham ne perdit pas son sang-froid.

« Norga Abraham, articula-t-il, les yeux baissés. Ne vous présentez pas, je vous connais, ma mère m’a parlé de vous. J’ai lu votre livre. J’ai remarqué qu’on pouvait le lire aussi en commençant par la fin. Je n’ai rien dit à ma mère, mais je me suis reconnu dans une description de meuble design, on dirait que vous avez voulu dresser mon portrait. Mon père s’amusait à nous mettre toujours dans ses livres,

— Vous habitez toujours chez votre mère ?

Je suis revenu quand mon frère est mort, maman était détruite. »

Norga Abraham tendit la main, mais Jean s’était écarté pour le laisser entrer. Il le précéda dans le salon-bibliothèque et l’annonça de façon théâtrale, après avoir frappé un verre vide avec une fourchette. Norga Abraham aurait voulu disparaître. Au brouhaha succéda un silence absolu. Un homme s’avança, deux verres en main, appela Rosemarie d’une voix de contralto comme si elle avait été sourde, et souhaita la bienvenue à l’étranger.

« Ah ! les cocktails dînatoires, c’est quelque chose. J’adore ! Et pourtant, l’origine du mot est plutôt cocasse, le saviez-vous ?

Oh ! sans doute êtes-vous au courant, vous les écrivains, vous savez tout. Le problème, comme toujours, c’est que celle qui accueille passe plus de temps à la cuisine qu’avec ses invités. Et l’origine du mot ? demanda Norga Abraham. Quel mot ?

— Cocktail.

Ah oui ! Écoutez, ce n’est pas moi qui le dis, c’est Lawrence Durrell, vous savez, l’auteur du Quatuor d’Alexandrie. J’avoue que je ne l’ai pas lu, mille six cents pages, non merci, c’est ma

201 sous différentes formes. Votre ouvrage, si l’on cherche un peu, ressemble étrangement aux livres de mon père. Je trouve ça marrant. Je suis désolé de ne pas pouvoir rester et mieux faire votre connaissance, ma mère m’expédie chez ma copine pour la soirée.

femme qui m’a raconté, c’est une fan de Durrell. Moi et les quatuors, ça fait deux, si vous voyez ce que je veux dire. Je préfère les grands orchestres. En réalité, j’adore la musique, mais j’aime quand ça déménage. Bref, bref, bref. Qu’est-ce qu’on disait ? Oui, Durrell prétend que cette coutume a été inventée par les chiens ! En plus, j’adore les chiens. Cock voulant dire relever, et tail la queue. Il pense qu’il ne s’agit de rien d’autre que de se renifler le derrière, habitude élevée au fil des ans au rang d’institution mondaine. Je le cite de tête, quelque chose comme ça. »

Rosemarie arriva avant que Norga Abraham ait pu répondre, sauvant son invité des griffes de François, journaliste sportif à la retraite. Dans l’immense bibliothèque éclairée par des bougies, la lumière était mouvante. Une jeune femme était au piano alors que certains fumaient sur la terrasse. Tous, d’une certaine manière, avaient un œil sur Norga Abraham.

« C’est la première fois en douze ans que j’organise un repas. Je suis heureuse que vous ayez pu vous libérer.

Ce n’est pas un cocktail dînatoire ? demanda Norga Abraham, surpris.

Je vois que François vous a parlé. Il rabâche cette théorie des cocktails partout où il va. Il est ivre après un verre de champagne. C’est le mari d’une de mes meilleures amies. Vous rendez-vous compte, elle n’a pas pu venir, alors il est venu sans elle.

— Grâce à lui, j’ai appris quelque chose », s’amusa Norga Abraham avant de s’arrêter devant la bibliothèque.

Rosemarie le guida.

« Ce sont les livres de mon grand-père bibliophile. C’est mon héritage, depuis mes dix-huit ans. Je l’ai transportée à chaque déménagement. Yann piochait dedans quand il était en manque d’inspiration. Je vois que Pierre Larousse vous intrigue. Si vous ouvrez au hasard n’importe lequel des dix-sept volumes, vous risquez d’y passer la soirée. C’est addictif, Pierre Larousse. Rien à voir avec le Larousse du vingtième siècle en sept volumes. Là vous avez le vrai, l’édition complète. On dit que Larousse l’a rédigé presque entièrement seul. »

Norga Abraham prit un volume au hasard et tomba sur la notice « théâtre ». Il le referma aussitôt. Ils entamèrent le tour des invités, la plupart debout, un verre à la main. Tous, ou presque, avaient lu son livre et l’avaient aimé. Certains demandaient : « À quand le prochain opus ? », d’autres suggéraient qu’il fallait, comme Alain-Fournier, ne se faire l’auteur que d’un seul livre. Norga Abraham songea que ce dernier aurait sans doute plus écrit s’il n’avait pas perdu la vie sur le champ de bataille à vingt-sept ans.

La bibliothèque était immense. Elle occupait une paroi de quinze mètres de long. Devant les livres, les photos de famille un peu ringardes : Rosemarie et Yann Mendelec entourant leurs jumeaux Jean et Yvan. Puis, plus loin, sur l’étage supérieur, une série de petites statuettes d’éléphants, dont certaines servaient de serre-livres. Alors que Norga Abraham balayait des yeux les ouvrages reliés, il en prit un au hasard, le feuilleta, puis le reposa délicatement. Rosemarie ne le quittait pas des yeux. Elle scrutait le moindre de ses gestes. Elle n’entendit pas Fatima, la cheffe des traiteurs, qui invitait les convives à se mettre à table.

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Tournant le dos aux invités, un homme assis dans un fauteuil lisait comme s’il était seul au monde. Personne ne semblait l’avoir remarqué. Il prenait des notes dans un grand cahier vert, recopiant des passages entiers. Norga Abraham lui demanda quel était ce livre. Sans lever la tête de son cahier, il lui dit : « Un livre du temps où les papes étaient encore des guerriers, les alchimistes en quête de quintessence, les astrologues respectés, les vieillards fous d’amour, les écrivains sans grade et convaincus de leur talent, et où les épouses trompées finançaient l’assassinat de leur mari. L’éloge de l’amour vivant et la condamnation de la bestialité de la chasse, la captivité injuste des animaux. La justice allait à celui qui payait le mieux, les morts étaient pleurés par des professionnelles en la matière, le paradis était à vendre. Vous avez trouvé ? Non ? »

Norga Abraham resta silencieux.

« Ce livre a été publié à la veille d’un carnaval, mais aujourd’hui, qui sait ce que ce mot signifie ? Qui sait qu’il doit avoir lieu quarante jours avant Pâques et non n’importe quand et dans n’importe quel pays, catholique ou protestant ? Dans ce livre serpente le message de l’Évangile. Ainsi, par degrés du corps à l’âme, où les organes sensibles transmettent les messages du dehors, où sont portés, en vue d’un jugement à établir, les matériaux fournis par les organes sensibles, la conscience de l’être. Il rend la vie plus légère, car tout ce qui est réel n’est pas forcément rationnel. Savez-vous que la folie est un remède pour ici-bas et un visa pour l’au-delà ? Avez-vous trouvé, ami écrivain, ce que je lis ? »

Norga Abraham répondit d’une voix hésitante :

« La Nef des fous ?

— Presque ! Non. Éloge de la folie ! Comme vous, cher ami, la folie caracole sur le chemin de crête, où se rencontrent à l’étroit la réalité et l’illusion, le naturel et le surnaturel, préjugés et convictions. Le lecteur choisira entre tous les visages possibles de la folie et peut-être saura-t-il bientôt qui vous êtes ! Le savez-vous au moins vous-même ? Moi, je le sais. »

On cria son nom, le buffet était dressé, on l’invitait à se servir. Norga Abraham se retourna et vit Rosemarie lui faire un signe de la main. Il voulait inviter l’inconnu à le suivre, mais l’homme avait disparu. Le fauteuil aussi…

Quelques heures après son arrivée, il n’était déjà plus le centre d’intérêt des invités ; il retourna au salon, les yeux fixés sur la bibliothèque. La soirée touchait à sa fin. Certains commençaient à partir, le taxi en prenait plusieurs dans la même voiture pour les amener au centre-ville. Les voix de ceux qui étaient partis se répercutaient dans son crâne, avec elles tous les clichés, toutes les formules qui huilent les rapports humains. Il était minuit. Le traiteur chargeait sa camionnette, chantant une mélodie d’Aznavour. Un couple s’était endormi sur le canapé, François défendait la liberté des pingouins à disposer d’eux-mêmes et la nécessité de stopper l’importation des produits sud-africains à cause du racisme des Afrikaners. Son interlocuteur attentif lui demanda quel rapport il y avait entre les Hollandais et les Sud-Africains, François lui dit : « Laisse béton. » « Le béton ? » demanda-t-il. « Oui, béton ! Laisse tomber ! » Puis il déclara qu’il allait aussi rentrer. Il était contrarié : il venait de rencontrer une amie avec laquelle sa femme était censée passer la soirée ailleurs. Un ancien soixante-huitard

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mettait un vinyle de Bob Dylan et n’en revenait pas qu’on ait pu accorder le prix Nobel de littérature à ce chanteur. « Prix Nobel de la paix, d’accord, mais de littérature ! » disait-il, dépité.

« Un dernier verre ? demanda Rosemarie, alors que Norga Abraham regardait la lune à moitié borgne.

— On pourrait dire le premier, car je ne suis pas sûr qu’on ait trinqué une seule fois ce soir. Votre maison est plus belle à l’intérieur que de l’extérieur.

— J’admets que la meilleure manière de mieux faire connaissance n’était pas de vous inviter avec tout ce monde. Mon carnet d’adresses a terriblement vieilli. Parmi les invités, j’avais même oublié le visage de certains. Mais je ne pouvais pas faire autrement. Je n’avais pas le courage de vous revoir en tête-à-tête. Je voulais qu’on soit le plus nombreux possible. Paradoxalement, cela m’a déstressée.

Je vous en suis reconnaissant, vous m’avez aussi facilité la tâche. C’est bizarre d’être dans votre maison. Me permettez-vous de changer de disque ? Bob Dylan, ça va un moment… Vous préférez David Gilmour, je sais. Je n’en ai pas.

— Vous n’en avez jamais eu ?

Si, bien sûr, et tous les Pink Floyd, mais j’ai mis à la cave tous les disques de Yann. Il est temps que je prenne ma vie en main. »

Il n’y avait plus personne. Norga Abraham et Rosemarie étaient sortis sur la terrasse, un verre de vin rouge à la main. Après un long silence, elle lui fit remarquer qu’il avait passé la plus grande partie de la soirée devant la bibliothèque et lui demanda ce qui l’avait particulièrement attiré. « Les rayons consacrés aux femmes écrivaines. » Rangées par ordre

Desbordes-Valmore, Li Qingzao… Une étagère entière pour les femmes nobélisées : Selma Lagerlöf, Pearl Buck, Gabriela Mistral, Toni Morrison, Elfriede Jelinek, Doris Lessing, Svetlana Alexievitch, Olga Tokarczuk… puis celles qu’il connaissait un peu, Emily Dickinson, Jane Austen, Virginia Woolf. Tous les livres traduits par Eva Antonnikov.

« Je ne suis pas féministe, mais l’amie de mon fils Jean l’est et elle est en train de me “convertir”, j’avoue. Saviez-vous que la poète sumérienne Enheduanna avait écrit des hymnes à la déesse Inanna, en 2300 avant Jésus-Christ ? C’est la première œuvre signée par un auteur, je devrais dire une auteure, de toute l’histoire littéraire ! Pensez-vous qu’un seul professeur au monde aurait eu l’idée d’enseigner cela aux étudiants ? »

Norga Abraham l’ignorait. Il n’avait d’ailleurs rien lu de ces femmes auteurs. Elle le pria au moins de les appeler écrivaines, si le mot autrices ne lui plaisait pas. Ils adoptèrent auteures, que Norga Abraham trouvait beau et juste. Il lui proposa de ranger les verres et les assiettes dans la cuisine et de mettre le lave-vaisselle en marche. Elle lui dit que ce n’était pas nécessaire, elle le ferait demain, aidée par sa femme de ménage. Un nouveau silence. Ils se dirigeaient vers l’extérieur quand la porte d’entrée claqua. C’était Jean. Le jeune homme traversa le séjour en courant, souriant devant la masse des bouteilles vides sur la table.

207 chronologique, la plupart de ces auteures lui étaient inconnues. Il avait appris l’existence de Fatima de Cordoue, Marie de France, Christine de Pisan, Marie de Gournay, Marceline

« Wow ! on peut dire que tes invités avaient soif ! Il était temps que tu organises une réception. Ils ont dû avoir faim aussi.

— Tu rentres déjà ? fit Rosemarie, cachant à peine sa déception.

— Non, je suis venu juste chercher mes affaires, Sailor m’attend dans la voiture, on retourne chez elle. Ses parents sont partis dans le sud, on a la maison pour nous tout le week-end. »

Descendu de l’étage avec sacoche et guitare, il s’approcha de sa mère, la prit dans ses bras et lui dit : « Je t’aime. » Puis, alors qu’il allait refermer la porte, il lui lança : « N’oublie pas d’être heureuse ! » Il revint quelques secondes après et cria depuis le pas de la porte :

« Tu ne viens pas saluer Sailor ?

— Bien sûr ! répondit-elle, je dois vraiment être dans la lune pour n’y avoir pas pensé. »

Norga Abraham l’accompagna jusqu’à la voiture. La jeune fille baissa la vitre et salua poliment. Elle ressemblait à Amy Winehouse. Rosemarie dit : « Je vous présente Mère Teresa Punk, c’est comme ça que mon mari l’avait baptisée, adolescente. Il était son parrain. Pourriez-vous imaginer un instant que cet ange soit la fille de votre horrible éditeur ? » Tous rirent et la voiture fila. Quand elle disparut à l’horizon et que le clignotant s’estompa dans la nuit, Rosemarie dit : « Sortir avec la filleule de son père, tout un symbole… » Elle essuya une larme.

Comme les lacs gelés abritent dans leurs transparences des présences inattendues, Norga Abraham sentit se rompre la glace qui entourait son corps, sous l’effet d’un souffle torride. Pour ne pas croiser les yeux de Rosemarie, il laissa son regard

209 se perdre dans la course des nuages, jusqu’à ce que le silence de l’obscurité devienne absolu.

Ils restèrent immobiles. La nuit était calme. Pourtant, deux ombres se tenaient là, vivantes, par la grâce du réverbère qui leur permettait d’exister, formant une seule ombre, immobile. La grande silhouette saisit la main la plus fine et observa son alliance. Rosemarie lui dit qu’elle avait pensé l’enlever ce soir-même à minuit, mais qu’elle avait oublié. Demain cela ferait onze ans qu’elle était veuve. Il posa sa main sur son épaule et l’embrassa sur le front. Elle ne l’empêcha pas. Il défit le nœud de son chignon, ses cheveux grisonnants parurent dorés et fins. Elle ferma les yeux. Sans prononcer le moindre mot, ils rentrèrent dans la maison. Ils s’immobilisèrent devant la bibliothèque, juste en face de la photographie de Yann Mendelec souriant. Il demanda si elle voulait bien éteindre les lumières. Elle répondit : « Non, je veux qu’il me voie de là où il est, s’il est quelque part. » Ils s’embrassèrent pour la première fois. Il sentit ses seins effleurer son corps et n’osa pas les caresser, comme si une partie de lui se réservait le droit de ne pas être comblée. Un courant d’air ouvrit la fenêtre du salon et, au bout du couloir, une porte claqua, tétanisant un bref instant les deux corps réunis. Un léger frisson sembla parcourir Rosemarie. Le ciel apparut alors, une étoile au milieu, l’astre qu’elle aurait voulu attraper pour l’embaumer. Ils commencèrent à se déshabiller lentement, leurs mains aveugles cherchant leur chemin. Un fond musical eût couvert leurs bruyants soupirs, mais aucun des deux n’osait faire un pas vers le tourne-disque de peur que la réalité des objets n’interrompe le songe. Jusqu’alors cloués au sol, ils firent quelques

pas aussi lentement que peuvent avancer deux corps étirés comme de la guimauve. Ils s’allongèrent sur le grand canapé de cuir. Retrouvant ses esprits, elle enleva son alliance, l’embrassa et la posa sur le rebord du canapé. Elle ouvrit alors les yeux et dit à son amant : « Venez. » Il se mit à genoux et parcourut son corps, s’immobilisant longuement sur chaque trace de cette carte géographique immaculée, embrassant ses seins en disant : « Ils sont si beaux. » Elle murmura, inconsciente du danger que ses mots impliquaient : « Le gauche n’est pas le mien, il a été reconstruit. » Il ne l’entendit pas. Soucieux de retenir son désir, il s’abreuvait à cette source comme celui qui n’avait jamais bu. Il ne savait pas s’il contrecarrait son destin ou s’il allait à sa rencontre. Elle revint à la vie quand le plaisir, cet étrange objet d’appétence, parcourut l’entier de son corps comme une décharge électrique. Elle se mit à trembler, évoqua un saint, se crispa, se détendit et le repoussa.

Alors qu’elle observait Norga Abraham couché sur le dos, elle se rappela la dernière fois qu’elle avait fait l’amour. C’était il y a plus de dix ans, quand Yann Mendelec était parti. Elle n’appréciait pas particulièrement l’embonpoint chez les hommes, mais s’efforçant de lui rendre un peu de plaisir, elle balada sa main dépourvue de bague sur le corps de cet inconnu. Un triste et fortuit sourire, comme chargé d’une espièglerie latente, fit place au mouvement de ses lèvres qui ébaucha encore une phrase inaudible. Ils s’enlacèrent alors qu’elle prononçait des mots qu’il lui demandait de répéter. Elle ne le pouvait pas. Elle pensait ne pas en avoir le droit. Ils firent l’amour comme des novices en territoires inconnus.

Puis ils s’endormirent épuisés, heureux de ce qui leur avait été donné.

* * *

C’est Rosemarie qui se réveilla la première, tâchant de ne pas heurter l’homme qui l’avait étreinte toute la nuit. Voulant se lever, elle dégagea ses bras, ressentit une courbature au niveau des reins, embrassa son amant sur le front, caressant d’une main son corps endormi. À la hauteur de la cuisse, ses doigts frôlèrent furtivement un grain de beauté en forme de cœur. Elle frissonna.

À travers la douce toison, elle aperçut un pâle tatouage : « Rosemarie ».

De ses yeux surgit une lumière, peut-être une flamme.

Un grand merci à Jil, Joson, Pascal V. Danièle, Geneviève, Sailor, Karla, Philippe B. Vincenzo, Jacques R. Sébastien, Jacques M., Mannuelle et bien sûr Michelle, pour leurs relectures, conseils, regards bienveillants ou critiques.

L’Auteur remercie la ville de Lausanne pour la Bourse à la création littéraire dont il a été bénéficiaire pour l’écriture de ce roman.

Du même auteur

Mémoire des cellules, Éditions L’Âge d’Homme, 2017, Poche suisse, 2019

Nouvelle édition revue et corrigée, Éditions Florides helvètes, 2024

Carrousel du vent, Éditions L’Âge d’Homme, 2019, Poche suisse, 2020

Rêver d’Alma, Éditions L’Âge d’Homme, 2020

Collection « Nuit blanche »

Marc Agron, La vie des choses

Fabienne Bogádi, La saveur du vent

Julien Burri, La double nuit du lac

Maxence Marchand, Timidité des cimes

Pour en savoir plus sur les Éditions La Veilleuse (catalogue complet, auteur·trice·s, titres, vidéos, comité de lecture…), vous pouvez consulter notre site Internet :

www.editionslaveilleuse.ch

Achevé d’imprimer en janvier 2024 en Europe. Cette impression bénéficie du label FSC pour une gestion forestière responsable.

Dépôt légal : janvier 2024

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