«Une singularité» de Bastien Hauser (Actes Sud)

Page 1


© ACTES SUD, 2024

ISBN 978-2-330-18951-8

BASTIEN HAUSER

Une singularité

roman

À

Ingrid.

L’évolution du monde peut être comparée à un feu d’artifice qui vient de se terminer. Quelques mèches rouges, cendres et fumées. Debout sur une escarbille mieux refroidie, nous voyons s’éteindre doucement les soleils et cherchons à reconstituer l’éclat disparu de la formation des mondes.

Georges Lemaître, “L’expansion de l’espace” in La Revue des questions scientifiques

Je ne sais pas le nommer ni le définir, mais cela possède une force irrésistible et obscurcit toutes mes pensées. C’est un vide sans forme ni dimensions, une ombre que je ne peux pas voir mais que je sens de toute mon âme.

Karl Schwarzschild in Lumières aveugles de Benjamin Labatut

Il ne s’agit pas de croire ou de ne pas croire aux hasards. Le monde entier est un hasard.

Roberto Bolaño, 2666

26 juin 2019

23 h 18

Quand elle me demande sur quoi j’écris, je réponds sur les trous noirs, j’écris sur les trous noirs. Personne ne dit rien. Je regarde mes mains. Ça bourdonne dans ma tête, c’est la honte. Si personne ne réagit, c’est la honte. Et puis Marta dit wow et je lui en suis reconnaissant, Sam vide son verre, Joshua dit j’ai des collègues qui bossent là-dessus, je pourrais te mettre en contact, Cleo me regarde depuis l’autre bout de la pièce sans rien dire, j’attends sa réaction, la voir sourire ou se moquer, mais rien ne vient et j’ai l’impression que, pour la première fois, elle me regarde vraiment, c’est grisant, pendant une fraction de seconde je me sens fascinant, je me sens feux d’artifice, coucher de Soleil, supernova et puis, comme toujours, ça passe.

Plus tard, on a poussé la table dans un coin pour faire de la place, Marta et Samuel dansent comme s’ils étaient amoureux, moi j’ouvre le frigo, attrape une bière et reste devant pour la fraîcheur. Il fait tellement chaud, c’est indécent. J’aime la sensation de l’aluminium glacé contre ma peau. Cleo

pose sa main sur ma hanche, son visage par-dessus mon épaule, elle est sur la pointe des pieds, il reste quelque chose à boire ? Je lui tends la canette que je tiens et en attrape une autre. Elle dit j’aime pas la bière, il ne reste que ça et elle fait la gueule. Quand j’ouvre la fenêtre, c’est l’air de toute la rue qui s’engouffre. La fumée qui emplissait la pièce flotte encore quelques instants avant de se dissiper, je me dis nous c’est pareil, on existe seulement quand l’espace entre nos corps ne suffit pas à les distinguer, quand on est serrés dans une cuisine ou autour d’une table dans un café, quand, ensemble, on forme une nuée. Je me penche par la fenêtre, la rue est calme, il y a que notre boucan qui déborde, c’est Britney Spears volume au max, tout le monde aime ça. Joshua est sur son téléphone, il écrit compulsivement, je veux lui demander si tout va bien, mais je ne le fais pas. Cleo s’approche de moi, elle regarde sa bière et mime le dégoût. Si t’aimes pas ça, ne la bois pas. Je ne vais pas boire de l’eau non plus. Elle me fixe dans les yeux, longtemps, avec un air de défi, j’essaie de ne pas me détourner, mais je cède. Je regarde mes mains, je joue avec mon briquet.

Elle dit alors comme ça t’écris sur les trous noirs ? J’acquiesce, mais elle en attend davantage. Je dis pour l’instant je me renseigne, je rencontre des gens, je fais des recherches, c’est encore embryonnaire. Je prie pour qu’elle ne me demande pas pourquoi, pourquoi les trous noirs, mais le sujet est tellement populaire qu’il ne choque plus personne. Je remercie la vulgarisation scientifique et la pop culture pendant qu’elle me parle d’un pote à elle, qui écrit de la science-fiction, un type complètement barge qui

invente des planètes, des peuples et des langages. Elle dit je ne comprends pas comment son cerveau fonctionne. Je réponds je ne comprends même pas comment fonctionne le mien et ça la fait sourire.

Joshua nous rejoint. Comme pour se laver d’une pensée trop privée, il enfonce son visage dans les cheveux de Cleo. Elle enroule un bras autour de lui, elle dit ça va bébé ? T’as l’air fatigué. Les deux me regardent dans les yeux comme si j’étais un animal de foire et pendant un instant j’ai l’impression d’être transparent. J’ai l’impression qu’ils savent exactement ce que je pense, qu’ils voient ce qui se trouve à l’intérieur de moi. Je m’attends à ce qu’ils hurlent, qu’ils reculent d’un coup et disent t’es dégueulasse, c’est quoi ce truc, mais à la place Joshua me demande combien de temps je prévois de rester. Je dis je sais pas, j’ai pas de billet de retour. Il faut que tu restes jusqu’à l’éclipse ! Je ne sais pas de quoi il parle. On va aller camper dans le désert et regarder l’éclipse, ça va être mystique. Il fait un geste avec les mains qui résume la spiritualité, le cosmos et tout ce qui nous dépasse. Marta hurle et sa voix me parvient par-dessus la musique, Abel tu restes pour l’éclipse ? Je hausse les épaules, pourquoi pas. Elle lève les bras, elle mime la victoire. Je les connais depuis moins de vingt-quatre heures, j’ai l’impression de les connaître depuis des années.

Quand il ne reste plus rien à boire, je danse avec Joshua, j’aime comme il bouge, il a sa main sur la peau perlée de mon avant-bras, mes cheveux détachés me rentrent dans la bouche, Cleo change la musique, je reconnais les premiers accords, je les

ai déjà entendus des centaines de fois, c’est Bonnie Tyler, tout le monde est excité, ils disent c’est notre chanson, Every now and then I get a little bit restless, Marta revient avec des paillettes, on en étale des poignées sur nos visages, on prend mille photos, certaines sont déjà en ligne, on dirait que tu pleures des étoiles, je me regarde dans le miroir, And I dream of something wild, ça fait comme une grosse larme sous mon œil droit, je m’allume une clope sans m’arrêter, j’aime fumer quand je danse, la proximité des corps me rassure, je ne sais plus distinguer les membres, seulement une masse de chair qui ondule en rythme, We’re living in a powder keg, je pense à Sacha, à Aloïs, à Val et aux autres, and giving off sparks, je revois leurs yeux rougis d’avoir pleuré toute la nuit, pas toutes les larmes ne sont des étoiles et pas toutes les étoiles ne brillent, je me demande ce qu’ils diraient s’ils me voyaient ici, like a shadow on me all of the time, ils auraient sûrement l’impression d’avoir été remplacés, mais c’est beaucoup plus compliqué, Sam agite la flamme d’un briquet qui fait briller les paillettes sur nos joues, Cleo est debout sur une chaise, elle est magnifique, elle hurle dans un micro imaginaire, Now I’m only falling apart, tout le monde chante et moi je pense aux étoiles, qui s’effondrent sur elles-mêmes.

10 avril 2019

12 h 51

Ça ressemble à des nuages, à des volutes de fumée et, lui, il prend un marqueur vert et encercle un point lumineux. Il dit vous voyez cette tache, monsieur Fleck ? C’est l’hématome. Je ne vois que ça. Vous avez eu de la chance, l’hémorragie a été de courte durée, vous pouvez remercier vos thrombocytes, aucune zone motrice ne semble avoir été touchée. Il est trop tôt pour faire des pronostics, espérons que l’hématome se résorbe. Pour l’instant, rien n’indique la présence d’un œdème, mais il faut rester prudent. Mon cerveau est une voiture cabossée, parechoc éraflé, côté passager défoncé. Il me regarde longtemps sans rien dire. Il interprète la compassion. Je détourne les yeux. Il a l’air plus jeune que moi. Je me dis que c’est parce qu’il est rasé de près. Si je me rase comme lui, j’aurai l’air jeune aussi, j’aurai l’air d’un adolescent.

Le médecin pointe à nouveau mon cerveau du doigt. Vous avez entendu parler de l’aire de Broca ? Comme je ne réagis pas, il agite son marqueur. Il s’agit d’une zone cérébrale intimement reliée au

langage, à mes yeux, rien ne la distingue du reste, la proximité de l’hématome nous oblige à suivre l’évolution de la situation de très près. Il éteint le présentoir. La tache reste imprimée sur ma cornée comme une étoile morte depuis des millions d’années. J’ai levé la tête vers le ciel d’été, inondant ma rétine de photons qui forment de petites flaques et altèrent ma vision. Il continue à parler, mais je ne l’écoute plus.

Toutes les images, de tous les événements sont juste là, mais je ne les comprends pas.

Il y a Sacha dans sa cuisine, la douleur au-dessus de ma tempe, mon estomac qui tombe, il y a le vertige, ma main qui essaie d’agripper la table, mais n’agrippe rien, le bruit du verre brisé, la sensation lisse du carrelage contre l’arrière de mon crâne, l’ampoule du plafonnier qui se balance entre mes cils, mes oreilles qui s’emplissent de ouate et Sacha qui hurle dedans.

J’ai rejoué la scène des dizaines de fois pour tenter de l’expliquer et puis j’ai arrêté d’essayer. J’entends Sacha qui dit une seconde t’étais là, elle de pointer une direction du doigt, et la suivante t’étais allongé sur le sol, j’ai eu tellement peur. Moi, je me demande ce qui relie les secondes. Comment on passe d’une seconde à l’autre, d’un point A à un point B ? Une seconde tout va bien, la suivante tout est différent. Maintenant, je vois toutes les secondes de ma vie individuellement, pas comme un flux, mais comme un puzzle. Plus rien ne bouge, ne se bouscule, au contraire, tout est inerte, tout est là,

ma vie entière étalée à plat devant moi comme une mappemonde éventrée.

Le médecin est assis derrière son bureau, je le vois articuler mon nom, je l’entends distinctement, mais je ne réagis pas. Ces syllabes ne signifient rien, elles n’ont pas plus de liens avec moi que d’autres. Soudain la sensation d’avoir fauté, que la mappemonde c’est moi qui l’ai éventrée, que dans la poche de ma veste il y a le couteau, que c’est un gros couteau à cran d’arrêt ensanglanté, que nous ne sommes pas dans un hôpital, mais un commissariat, que ce n’est pas un médecin, mais un flic, que d’une seconde à l’autre ils vont m’accuser d’un crime, me menotter, me mugshoter, me faire enfiler une combinaison rayée. Je respire à peine. Sacha pose sa main sur mon avant-bras. J’avais oublié qu’elle était assise à côté de moi. Elle me regarde dans les yeux, je regarde ses doigts caresser ma peau, le médecin nous regarde tous les deux. Pendant un instant, on attend la réponse à une question que je n’ai pas entendue. Je déglutis, il continue. Sacha lâche mon bras et sort un carnet dans lequel elle prend des notes. Je lis fatigue, désorientation, perte de mémoire, difficulté à trouver ses mots, un peu plus bas, rendez-vous à fixer pour suivi. Je perçois dans les voix que la discussion glisse vers sa propre fin. Je crois que Sacha pose quelques questions et puis se lève. Je me lève aussi et la suis dans le couloir après avoir placé ma main dans celle du médecin.

On traverse le parking, Sacha dit j’appelle un taxi, pendant que je regarde les volutes de vapeur blanche s’échapper des bouches d’aération, ça danse

un instant devant le bloc en béton de l’aile pédiatrique avant de s’élever vite. Je revois mon cerveau, sa matière grise enroulée, découpée, scannée et projetée. Je le vois flotter, se superposer aux nuages et disparaître parce que je suis incapable de distinguer la vapeur qui se trouve juste là, à quelques mètres de moi, de celle qui emplit le ciel. Tout est sur le même plan, la perception de l’espace est une illusion, si je tends la main j’érafle les constellations. Sacha fait un signe au taxi qui s’approche et s’immobilise devant nous. Pendant un instant, mon cerveau se confond avec le ciel, Sacha m’appelle, elle est déjà installée sur la banquette arrière, Abel, tu viens ? On t’attend, l’interrogation dans les yeux du chauffeur et le compteur qui tourne déjà.

15 avril 2019

14 h 27

Je ne suis pas sorti de mon lit depuis plusieurs jours. Je me lève pour aller pisser, pour me servir un verre d’eau ou pour attraper un des tupperwares qui remplissent mon frigo, mais c’est tout, après je retourne me coucher. Je mange allongé devant l’écran de mon ordinateur qui ne s’éteint jamais.

Sacha est restée avec moi pendant deux jours et puis elle est rentrée chez elle. Elle m’a dit je repasserai, mais il faut que je retourne bosser. Sacha est metteuse en scène et les répétitions pour sa nouvelle pièce vont bientôt commencer. J’ai dit oui, bien sûr, ne t’en fais pas, je vais déjà beaucoup mieux. Après j’ai dit merci, je l’ai dit doucement, très près de son oreille, merci Sacha. Elle a fait ce geste de la main qu’elle fait pour dire ce n’est rien, elle a soupiré l’air de dire t’exagère alors j’ai pris sa tête entre mes mains, je l’ai regardée dans les yeux pour dire je suis sérieux, je l’ai embrassée sur le front puis sur les lèvres. Après, il y a eu un silence pendant lequel j’ai cru qu’on allait pleurer, mais elle a détourné le regard, attrapé sa veste sur le portemanteau, et a dit

j’ai rien fait moi, c’est les ambulanciers, les médecins que tu devrais remercier.

Depuis qu’elle est partie, je n’ai pas bougé. Je passe mes journées à reposer mon cerveau dans la vase réconfortante de séries télévisées et d’émissions de cuisine. Je fais tout pour ne pas penser. Je crains que, si je pense trop, mon cerveau se remette à saigner. J’ose à peine répondre aux messages de mes parents, par peur que l’effort requis soit trop grand. La dernière fois que j’ai ouvert une conversation sur mon téléphone, j’ai perçu comme un bourdonnement à l’intérieur de mon crâne, une sorte de grésillement, j’ai paniqué, j’ai abandonné. Le médecin avait prédit la désorientation et la fatigue, quelque part ça me rassure. Si le médecin l’a prédit, c’est qu’il n’y a rien d’anormal, c’est que tout se déroule comme prévu.

Quand je ferme les yeux, je le revois dans sa blouse blanche. Je l’entends me dire vous avez eu de la chance, beaucoup de chance, dans la majorité des cas, un AVC hémorragique fait davantage de dégâts. C’est comme si le vaisseau ne s’était déchiré qu’une fraction de seconde avant de se refermer. En fait, c’est comme s’il ne s’était pas déchiré du tout et pourtant il ne fait aucun doute que ce que l’on observe ici, il désigne la tache lumineuse au centre de l’image, est la conséquence d’une hémorragie. Vous devez avoir une bonne étoile.

Mon père, à qui je parle trois fois par an, m’écrit tous les jours depuis l’accident. Je n’ai pas souvenir d’avoir contacté mes parents, mais Sacha a dû le

faire ou alors l’hôpital. Dès le lendemain, ils étaient devant chez moi avec des sacs remplis de nourriture. Ma mère s’est assise sur le canapé et a commencé à me caresser les cheveux pendant que mon père sortait des dizaines de tupperwares, des sacs qu’il avait déposés sur la table, pour leur trouver une place dans le frigo. Je le voyais pousser, réarranger, sortir et jeter les aliments périmés. Dans n’importe quelle autre situation, je lui aurais arraché le plat des mains, j’aurais fermé la porte du frigo, j’aurais dit je m’en occupe, pose tout sur la table, je m’en occupe. Mais je n’avais pas la force de m’opposer, d’entendre tu viens de faire un AVC, laisse-moi m’occuper de toi. Si ce n’est pas pour des moments comme ça, à quoi on sert avec ta mère ?

J’ai réussi à les convaincre qu’ils n’avaient pas besoin de rester dormir, qu’ils pouvaient rentrer chez eux, que c’était déjà si gentil de leur part d’être venu me voir et si gentil d’avoir rempli ma cuisine de nourriture vouée à pourrir. J’ai promis de leur écrire.

Quand j’ouvre les yeux, mon ordinateur me demande si je suis encore là.

Moi-même, je ne sais pas. Je ne pourrais pas dire ce que je regarde. Je sais qu’il s’agit d’une histoire que j’ai déjà vue cent fois. Boy meets girl ou quelque chose comme ça. C’est toujours les mêmes dialogues, les mêmes ficelles, la même psychologie à deux balles, qui me tire les larmes à chaque fois. Je pleure tout seul dans mon lit et j’ai l’impression de vivre quelque chose de fort, c’est même le moment le

plus intense de ma journée. Je patauge dans l’imaginaire collectif. Je me gave à l’image canonisée. C’est ce que j’ai trouvé de plus efficace contre la pensée. Je n’ai qu’une idée très vague de ce qu’il se passe. Parfois, je réalise que je n’ai aucune idée de ce que Steven vient de dire à Barbara. Elle écarquille ses gros yeux maquillés, elle a l’air outrée. Elle joue l’outrage. Ça, je comprends. Après, elle hurle un coup, super fort et super énervé. Les mots deviennent une pâtée humide qui me colle au visage. Je m’essuie les joues, elles sont pleines de larmes et mes lèvres, pleines de morve. Quand j’y vois de nouveau clair, je presse la barre d’espace pour répondre à l’inquiétude de la plateforme de streaming.

Je dis tout haut, oui, je suis encore là et le son de ma propre voix me terrifie.

19 avril 2019

19 h 36

Je suis dans la rue. Je n’ai aucun souvenir d’être sorti de chez moi, comme si je venais de me réveiller d’une nuit de plusieurs jours. Il me faut quelques secondes pour comprendre où je suis. Je passe la main sur mon visage, sur mes avant-bras, sur mes coudes, je ne suis pas blessé. Dans ma poche, je trouve mon téléphone. Je me dis tout va bien et puis je pense aux épisodes de somnambulisme de mon enfance. J’entends ma mère raconter aux invités, pour la centième fois, qu’elle m’a trouvé debout au milieu de la nuit, en train de pisser dans le panier à linge sale. C’était comme s’il ne m’entendait pas. Il avait les yeux grands ouverts, mais il n’était pas là. J’avais entendu quelque part qu’il ne fallait pas réveiller un somnambule, alors je l’ai juste raccompagné jusqu’à son lit. Et toujours les mêmes réactions, comme si c’était scripté, wow ça devait être effrayant de le voir comme ça, moi je pourrais pas, imagine s’il avait sauté par la fenêtre ou joué avec les couteaux dans la cuisine. Mais c’est passé, je n’en ai plus fait depuis des années. C’est resté une histoire d’enfant, les adultes somnambules, ça, c’est

effrayant. Peut-être que l’accident a reconfiguré mon cerveau, qu’il a restauré les paramètres par défaut.

Sur mon téléphone, il y a des messages de Sacha qui disent on se retrouve au Petit Lion à 20 heures. Je marchais déjà dans la bonne direction. Quelque part ça me rassure, je me dis même en dormant, je me suis habillé, je suis descendu dans la rue, je ne me suis pas fait renverser en traversant et j’ai pris la bonne direction. Je me demande ce qui se serait passé, si j’avais rejoint Sacha en dormant. Je me demande si elle l’aurait remarqué.

J’ai rencontré Sacha il y a des années, on s’est embrassés avant de s’adresser la parole. On a dansé un temps sans jamais se regarder dans les yeux. Ensuite, on a essayé de discuter en hurlant pardessus la musique. sacha, elle a hurlé je m’appelle Sacha dans mon oreille droite avant de m’embrasser encore et puis elle a disparu. Sur ses lèvres, j’ai lu quelque chose du genre bouge pas je reviens et elle n’est pas revenue.

On a fait ça quelques fois. On se croisait en soirée, on ne se parlait pas, on dansait, on s’embrassait, on criait à travers le boucan quelques informations sur nos vies et puis c’est tout. Un soir on sort fumer une cigarette sur le trottoir. On est assis contre le mur, les genoux remontés, elle me parle et pour la première fois je l’entends distinctement, elle passe ses doigts dans mes cheveux, je lui mordille le poignet, attrape sa clope avec mes lèvres.

On a commencé à se voir plus régulièrement, pour un café, pour un verre en terrasse, elle me disait il te faut des nouvelles chaussures et on allait m’acheter de nouvelles chaussures et pendant que je les essayais elle me parlait de ce type qu’elle avait rencontré et qui avait insisté pour l’emmener boire du champagne dans un bar à huîtres, des histoires comme ça elle en avait des dizaines, la fois où elle avait baisé avec un militaire ou avec un député européen, elle disait quand j’ai senti qu’il allait jouir je lui ai murmuré quelques slogans, comme les images subliminales dans les films. Maintenant, elle regarde régulièrement les rediffusions des assemblées parlementaires, en espérant observer les résultats de son militantisme. On parlait d’amour et de météo, de nos meilleurs coups respectifs, de mes sentiments pour cette fille qui était à la fac avec moi, parfois on allait danser, on passait la nuit ensemble, on cuisinait, on baisait en oubliant d’éteindre le feu, on faisait cramer le repas, on sauvait ce qui pouvait être sauvé, on mangeait avec l’odeur de nos sexes encore sur les doigts.

Et puis je me suis fait virer de mon logement étudiant parce que j’avais terminé mes études et elle a proposé de m’héberger. J’ai emménagé dans son petit appartement, un salon séparé d’une chambre par un rideau et une bibliothèque, une cuisine et une salle de bains au carrelage pastel. Sacha n’était presque jamais seule, il y avait toujours quelqu’un à la maison, ses amis, qui sont devenus les miens, qu’elle avait rencontrés je ne sais pas où et qui formait une sorte de masse de corps toujours collés les uns aux autres, toujours entrelacés. Des corps

qui se déplaçaient partout ensemble, qui parlaient pareil, pensaient pareil et quand une personne n’était pas physiquement là, dans l’appartement, c’était comme si les autres connaissaient ses gestes, sa localisation, sa pression artérielle, son rythme cardiaque à travers internet. Il y avait Aloïs, il y avait Zoé, il y avait Lou, il y avait Sacha, il y avait moi. On était comme le noyau. Et puis il y avait tous les visages qu’on rencontrait en soirée et qui se greffaient à nous pendant quelques heures, quelques jours, avant de disparaître.

Quelle que soit l’heure de la journée, il y avait toujours de la musique sur les enceintes du salon ou sur un téléphone, le son d’une vidéo regardée sans écouteurs, affalé sur le canapé, au moins une fenêtre ouverte et quelqu’un en train de fumer, toujours une bouche quelque part qui articulait une opinion qu’on avait déjà entendue cent fois, toujours de la vaisselle sale dans l’évier. Sacha organisait des fêtes tous les weekends. Souvent on était les cinq mêmes, parfois on était cinquante, compressés dans trente mètres carrés. Il y avait toujours quelqu’un qui finissait par dormir sur le tapis ou dans le lit avec nous.

Ça a duré quelques mois comme ça.

Un soir, on mangeait avec Sacha à la table de la cuisine, où la lumière est toujours trop forte ou trop diffuse, j’avais dit que je changerais les ampoules du plafonnier, mais je ne l’ai jamais fait, Sacha m’a dit je ne veux pas te mettre dehors, mais, si c’est possible pour toi, financièrement, j’aimerais bien que

tu te trouves ton propre appartement. Je n’ai pas compris tout de suite. Tout le monde était chez elle, tout le temps. J’ai demandé si j’avais fait quelque chose de mal, elle a dit non, je me suis excusé quand même. Je lui ai demandé si elle m’aimait encore. Elle a dit t’es vraiment trop con. Elle a dit depuis que tu habites ici, c’est différent. Tu pourras toujours venir quand tu veux, mais j’ai besoin que cet espace soit mon espace, tu comprends ? J’ai pensé aux frontières, celles que l’on trace au feutre rouge sur des cartes, j’ai hoché la tête.

J’ai trouvé du travail, à servir du café dilué et des sandwichs trop chers au Eat&Go de l’aéroport de Zaventem, de 6 heures à 16 heures, cinq jours par semaine. Avec mon salaire, j’ai trouvé un petit appartement à côté de la gare d’Etterbeek et je suis parti de chez Sacha.

Le soir de l’accident, j’étais chez elle. Elle s’est occupée de moi, a appelé l’ambulance, tout ça, si elle n’avait pas été là, je sais pas.

Même avec le bruit de la rue, j’entends mon cerveau qui bourdonne, quelque part entre la fréquence radio et la mécanique défectueuse, comme si on avait oublié de huiler, comme si une pièce avait été déplacée. Je ne parviens pas à me défaire de la sensation que, si je pense trop, quelque chose en moi va céder à nouveau et cette fois pour de vrai, cette fois pas comme un micro-AVC, un AVC avorté, mais comme un torrent, une éruption. Je vois mon visage rougir d’un coup, mes veines gonfler, mon crâne tout entier doubler de volume et

exploser, les morceaux de cerveau, de chair et d’os tapisser les murs carrelés de la salle de bains, couler le long du miroir, ça serait pas beau à voir. C’est pas l’histoire d’un bandage et d’un bisou magique.

20 h 03

Je retrouve Sacha, Aloïs et Lou sur la terrasse du Petit Lion et je regarde la scène se dérouler devant moi. Je la connais sur le bout des doigts, je connais les répliques et les arguments. Je les produis dans ma tête quelques secondes avant qu’ils ne soient prononcés et je perçois la réalité comme dédoublée, comme une sorte de déjà-vu constant ou comme si le monde résonnait à l’intérieur de mon crâne. J’entends leurs voix et l’écho de leurs voix. Je vois leurs mains qui s’agitent une fois dehors, une fois à l’intérieur de moi. Je pourrais me rassurer et me dire c’est l’alcool, faut pas s’étonner, mais je sais que c’est plus compliqué. Je suis en train de glisser de plus en plus loin à l’intérieur de moi-même, je sens que mes yeux sont sur le point de se retourner, comme hypnotisés par la tache lumineuse au centre de mon cerveau, que plus le bourdonnement s’intensifie, moins je perçois le monde.

Je fais un effort, je m’accroche à ce qui m’entoure, j’attrape mon tabac, je répète les gestes que je connais par cœur, je ris, je dis vous êtes trop cons, je vous aime, je réponds machinalement à leurs questions, j’embrasse Sacha, je me passe la main dans les cheveux, ça me fait des sensations, je me dis tant que je perçois le monde, je suis vivant.

Plus j’interagis avec eux, plus je leur parle, plus je les touche, plus je sens l’odeur de leurs corps, plus je suis vivant.

Je vois leurs corps comme autant de bouées, de trucs en plastique pour la piscine, et j’essaie de m’accrocher. Je me dis si j’étais seul, je me recroquevillerais à l’intérieur de moi-même, je disparaîtrais du monde et, pour la première fois, je comprends les civilisations. Les sociétés qui se développent durant des milliers d’années, qui s’inventent une culture, des gestes, des traditions, qui inventent des langages, des écritures et des symboles pour essayer de communiquer, pour avoir l’impression de ne pas être seul, mais d’appartenir à une multitude. Je pense à l’exode des campagnes, aux gens qui se ruent dans les villes par peur d’être seuls, qui s’agglutinent dans les cafés, dans les salles de concert par peur d’être seuls, qui prennent des avions et des bus non climatisés pour se rendre visite, qui s’écrivent des cartes de vœux, qui prennent des pilules multicolores pour dépasser leur timidité, pour danser ensemble plus longtemps, pour baiser ensemble plus longtemps, pour étirer tous les instants où ils ne sont pas seuls, qui créent des réseaux sociaux depuis leur garage, des canaux de communication précisément pour quand on est seul, je pense à internet, aux hologrammes, aux puces connectées dans les cerveaux des porcs, aux satellites qui sont des étoiles filantes éternelles. Je pense aux stations radio que personne n’écoute et aux livres que personne ne lit, au disque en or gravé qu’on a envoyé dans l’espace et qui y flottera pour l’éternité et pour la première fois je vois l’amour non

pas comme une construction romantique dépassée, mais comme l’énergie que chacun d’entre nous déploie pour ne pas être seul.

Je regarde autour de moi, de l’amour, je vois que ça.

20 avril 2019

03 h 56

Il est presque 4 heures, je glisse mon portable dans la poche arrière de mon jean. Les visages familiers sont étirés à travers mes pupilles et je pense aux pluies de météores, celles qui remplissent les nuits d’été, qu’il faut absolument voir, qui sont magnifiques et que je rate chaque année. Je lève les yeux. Je laisse l’air saturé de fumée me rentrer par les narines, me ressortir par la bouche. Je suis éclaté. Quand j’arrête de danser, les ultrabasses me traversent par vagues, j’ai la bouche sèche, pleine de sel. J’ai bu des litres d’alcool, je n’essaie même pas de compter. Après le Petit Lion, on a erré dans les rues, acheté des canettes et des clopes dans un night shop. Lou et Sacha voulaient absolument danser, on a dit OK, on s’est retrouvés dans un sous-sol immense, stroboscopé, où les sons métalliques de la techno apaisent le bourdonnement. Aloïs a disparu dans la foule. Je tape sur l’épaule de Sacha et lui fait signe que je sors fumer, deux doigts agités devant mes lèvres serrées. Elle me dit j’arrive dans deux minutes sans faire un son. Je me presse entre les corps agglutinés, humides et magnifiques. Deux têtes sont en train

de s’embrasser. Je vois leurs langues et leurs lèvres pleines de salive. Tout le monde les voit. On ne voit que ça. Je me dis ils s’embrassent comme des adolescents. Je pense au goût particulier qu’a la salive d’autrui à l’intérieur de ma bouche. Je me demande si elle s’assimile à ma salive, si elle fait partie de moi ou si elle est digérée, si ses cellules sont attaquées, décomposées par mon système immunitaire, comme n’importe quel corps étranger. Je me dis, à un certain niveau, toute intimité est une agression.

En approchant de la sortie, l’air se liquéfie, il glisse sur mon visage rougi et dans mes narines. Sur le trottoir, j’évite les hommes ivres qui discutent en hurlant et trouve un spot un peu plus loin où me laisser tomber. Je glisse contre le mur et m’assieds entre les mégots et les canettes de bière abandonnées. Ça entrechoque des verres, ça hurle des insanités, ça utilise le caniveau comme cendrier. Je crois reconnaître des voix, je m’allume une cigarette, mais ne lève pas les yeux.

Pendant une fraction de seconde, tout disparaît dans la première bouffée de fumée qui me sort par le nez et puis je vois le visage de Sacha qui me cherche. Je gueule son nom super fort, plusieurs groupes se retournent, mais ça fonctionne, elle se fraie un chemin jusqu’à moi. Fatigué ? Non, je réponds, c’est juste les jambes qui – ouais pareil. Elle me demande si elle peut me voler une clope, je regarde ses doigts répéter mon geste.

Pendant qu’elle parle, j’observe la fumée s’élever et disparaître, dessiner des circonvolutions autour

de territoires invisibles. Ça ressemble à mon cerveau. Je le vois se répandre dans la nuit. Il me sort par les narines. J’ai beau me taire, fermer la bouche et les yeux, il se glisse à travers mes pores. Je sens la chaleur se rapprocher de mes doigts. Bientôt, la cigarette manquera de combustible, bientôt elle s’éteindra. Sacha pose la tête sur mon épaule, elle a les cheveux humides qui sentent l’aloe vera et la clope. J’imagine que le médecin ne t’a pas conseillé de te retourner le cerveau avec de l’alcool bon marché. Je souris et l’embrasse sur le front. Le médecin m’a signé un arrêt de travail d’un mois. Il m’a dit on va commencer par ça et on fera le point d’ici quelques semaines. Moi, ça me va.

Je pousse la porte des toilettes et vise le dernier espace libre à l’urinoir. C’est un de ces urinoirs en inox qui ressemblent aux abreuvoirs pour bovins et où viennent se mélanger les urines alcoolisées. D’habitude, si je me sens observé, je suis incapable de pisser. Il suffit qu’un type s’attarde dans des toilettes publiques pour que tout se rétracte, mais l’alcool aide et dilue mon sens de la gêne. Il reste une trentaine de centimètres entre moi et un gars habillé tout en noir et le crâne rasé qui déboutonne son jean d’une main en répondant à un message de l’autre. Trente centimètres, c’est bien. Ça offre un semblant de pudeur, qui disparaît complètement quand un troisième type vient se serrer entre le crâne rasé et moi, son épaule gauche contre mon omoplate, il dit hop là excusez-moi les gars c’est pressant et il sort son sexe de son pantalon. Il urine un gros jet jaune foncé qui vient éclabousser l’inox avant de se mélanger avec les nôtres. Il soupire fort, il dit putain ça

fait du bien, une seconde de plus et je me pissais dessus, tu tiens ma bière ? Je remonte ma fermeture éclair et j’attrape son verre rempli du liquide tiède. Il me dit merci mec, il a une bite immense, épaisse et brune, tout le contraire de moi, à côté, j’ai l’impression d’avoir un sexe d’enfant.

En sortant, il me tape dans le dos, il me dit t’es un vrai et quelques minutes plus tard je sais qu’il s’appelle Cyril, qu’il a une opinion tranchée sur la musique électronique contemporaine et qu’il écrit une thèse en neurosciences sur le problème de la conscience. Pour avoir l’air de m’y connaître, je dis très bien la conscience, très contemporain, et puis je regarde ses lèvres s’agiter devant ses dents jaunies par la nicotine, pendant qu’il me dit c’est la question la plus importante à laquelle doit répondre la science aujourd’hui. Déjà, il me regarde droit dans les yeux quand il me dit ça, comment la conscience émerge-t-elle de l’expérience physique ? C’est la première inconnue. On a beau avoir essayé, on n’a jamais réussi à l’expliquer. Sur le principe, notre corps pourrait fonctionner, avec toutes ses articulations et toutes ses perceptions sans pour autant développer une conscience. On serait comme des zombies, vivants mais pas conscients de l’être. Mais ça, c’est la question facile, la question à laquelle les neurosciences devraient pouvoir répondre d’ici quelques années. On va inventer des machines, des scanners ultrapuissants qui vont tout arranger. C’est après que ça se complique. Après, il faudra expliquer quel rôle joue la conscience dans l’organisation de l’univers. Il m’offre une cigarette et s’en allume une. Moi, je le crois, il pourrait me raconter

n’importe quoi. J’ai l’impression qu’on me révèle les dessous du monde et ça m’excite. Il reprend. Jusqu’à maintenant on a presque toujours considéré la conscience comme un phénomène extérieur, comme un spectateur assis en bordure de terrain et qui pourrait décrire objectivement ce qui se passe devant lui. Mais ça n’a aucun sens, on est sur le terrain nous aussi, on court comme tout le monde, on ne voit qu’une partie, jamais l’ensemble, et nos actions exercent une influence sur ce qui se passe. Tu vois ? Je hoche la tête. Je suis dans la surface de réparation, j’ai la balle dans les pieds, mais je n’ai jamais su tirer.

Il y a un silence, je sens distinctement les vagues d’alcool que mon corps refoule vers mon cerveau et puis j’entends, la photo du trou noir c’est un bon exemple, tu l’as vue ? Ils l’ont publiée il y a quelques jours. Perso, ça me fait phaser de ouf. Je veux dire, c’est pas une simulation, ça ne vient pas d’un jeu vidéo ou quoi, c’est une photo. Il faut la voir. C’est incroyable. Je pense honnêtement que c’est une des images les plus importantes des dernières décennies. Il tape vite sur l’écran de son portable avant de me le tendre. Juste là, au centre de mon champ de vision, il y a un anneau orangé de la taille d’un smartphone ou de l’univers tout entier. On a photographié l’absence. Sur l’écran, il n’y a rien. Ou plutôt il y a un disque d’accrétion orange qui gravite autour de rien. Et le noir du centre de l’image est le noir le plus noir qui soit. Ce n’est pas le noir de la couleur. C’est le noir du vide. Le noir où rien ne se reflète jamais.

Il me dit le trou noir s’appelle M87*.

Ce qui est fou, il continue et je l’entends comme à travers une vitre, ce qui est complètement dingue, c’est que cette image correspond aux prédictions. Ça fait plus d’un siècle que l’existence des trous noirs est reconnue théoriquement, mais jusqu’à aujourd’hui on n’avait que des calculs. Des lignes et des lignes de mathématiques que seuls une poignée de spécialistes maîtrisent. Quand t’y penses, c’est pas très différent d’une secte, c’est un groupe de gens qui pensent avoir compris comment l’univers fonctionne. Personne ne capte de quoi ils parlent, mais on leur fait confiance. Ils inventent l’électricité, la télévision, internet alors on les laisse tranquilles. On préfère tenir un blog, faire des tutos pâtisserie, se masturber pendant des heures devant des vidéos pornos et on se dit qu’aussi longtemps qu’ils ne nous disent pas comment vivre nos vies, qui aimer, qui baiser, ils peuvent continuer à faire de grandes déclarations sur l’origine de l’univers, sur la nature du temps, de l’espace et sur les grandes forces qui régissent toutes les choses. De toute façon, ils ne s’expriment que dans des revues scientifiques que personne ne lit jamais, alors leurs idées et nos existences restent à bonne distance les unes des autres.

Sauf qu’un matin, tu te réveilles et on te dit qu’on a observé un trou noir, que le truc qui semblait être le plus gros délire de science-fiction jamais inventé existe pour de vrai. À côté, les mythologies où les dieux vivent dans les nuages et prennent parfois la forme d’un bœuf pour descendre parmi les humains et violer des femmes semblent presque

vraisemblables. On a pris une photo d’un endroit dans le monde d’où la lumière ne peut pas s’échapper. C’est quand même un délire. Comme voir le Christ ressuscité, ça aussi, ça a dû leur mettre une belle claque. Tu t’imagines, pénard en train de te dire que c’était quand même un chic type qui avait un sacré sens de la morale et qui semblait souffrir du malheur des autres comme personne, t’es sur le point de te resservir un verre pour trinquer à sa santé que le bonhomme fend la pierre de son tombeau en deux et en sort décontract’ comme s’il revenait de la piscine.

Après ça, t’es prêt à croire à n’importe quoi.

Mais tu vois, l’idée même de photographie met de côté la conscience. On dit avoir capturé l’image d’un trou noir, comme s’il avait toujours été là, pareil à lui-même, comme si l’univers était une sorte de zoo à travers lequel on pouvait se balader, ici les antilopes, les koalas et là un trou noir élevé en captivité, tu vois ce que je veux dire ? Si tu veux mon avis, c’est beaucoup plus compliqué que ça. Le simple fait d’observer quelque chose en altère la constitution. C’est prouvé scientifiquement. Quand on regarde un objet, on en modifie la composition cellulaire. Il y a pas de raison que prendre une photo soit différent. La vraie question, que personne n’ose poser, c’est quelle proportion du trou noir existe réellement et quelle proportion est le produit de notre imagination ?

Plus tard, je retrouve Sacha qui veut rentrer. Elle a froid et elle est fatiguée. Tu veux pas danser encore

un peu ? Je suis trop ivre pour aller me coucher. On se regarde en silence et je me dis que je suis terriblement amoureux de cette fille. Vingt minutes et puis on rentre OK ? Je souris et la pousse vers la piste qui se vide à vue d’œil. On danse comme ça, côte à côte, maladroits, sans se regarder pendant plusieurs minutes. Je profite d’un moment de transition entre deux chansons pour me tourner vers elle et lui hurler dans l’oreille que cette nuit me fait du bien. Elle me répond, on en reparle demain. Je pense à la gueule de bois monumentale qui s’annonce et j’éclate de rire.

Sur le chemin du retour, je vois le ciel s’éclaircir au fur et à mesure. J’ai l’impression qu’entre chaque battement de paupières, la planète tourne six fois sur son axe. J’ai beau courir, jamais je ne la rattrape. Je parle et Sacha m’écoute, mais je sais que je n’aurais jamais le temps de dire tout ce que j’ai sur le cœur avant le lever du jour. Parce que mes mots sont vagues et flottants, si je parvenais à dire en une phrase tout ce qui m’entoure et me tapisse, si je parvenais à aligner les syllabes de manière à capturer tout le reste, alors je glisserais plus vite que la Terre elle-même. Je glisserais super vite jusqu’aux limites physiques de l’univers, là où le son ne se propage pas et où la lumière s’enroule sur elle-même, là d’où l’on peut voir simultanément le début et la fin des temps.

Je m’arrête à un feu rouge alors que la rue est vide. Sacha essaie de me dire quelque chose, mais mon cerveau bourdonne de plus en plus fort et je ne la comprends pas. Elle finit par me prendre par

la main. Je lève les yeux vers l’aube qui arrive à des milliers de kilomètres par seconde, ses gros phares braqués sur moi. Le bourdonnement ressemble à un bruit de moteur. Je me fige au milieu de la rue. Je vois les photons qui se répandent et l’angoisse qui vient avec me paralyse. Je suis comme n’importe quel animal, j’arrête de respirer quand le jour se lève et il se lève pied au plancher, je vois bien que, même s’il tirait le frein à main, il n’aurait jamais le temps de s’arrêter. Il va me défoncer. Ça va se passer super vite, mon cerveau n’aura pas le temps de produire de la douleur, il sera dispersé dans la nuit, le bourdonnement s’arrêtera et toute la ville sera silencieuse. Après, on nettoiera la crasse à coups de Javel, le parebrise à coups d’essuie-glace. Je me dis le plus simple c’est de se laisser faire. Tous les matins quand le Soleil se lève, je me dis, le plus simple c’est de se laisser faire. L’énergie nécessaire pour s’échapper est insupportable. L’énergie nécessaire pour dire tout ce qu’on a sur le cœur et s’échapper à la vitesse de la lumière est insupportable. Sacha m’appelle depuis l’autre côté de la rue, qu’est- ce que tu fous ? allez viens, on rentre.

25 avril 2019

14 h 36

Je me réveille dans une salle sans fenêtres, genre épurée, une table et trois chaises, des murs beiges, une moquette beige, une lumière blanche. Sur un des murs, il y a un grand miroir et je me dis c’est un miroir sans tain. J’ai déconné. C’est une salle d’interrogatoire, c’est évident. Je suis étonné de ne pas être menotté. Mon dernier souvenir c’est Sacha et moi, arrachés, qui rentrons à la maison, après avoir dansé. Je nous vois parler dans la rue et puis je me vois moi, figé au milieu de la chaussée. Je ne me souviens pas être allé me coucher. Je me dis peut-être que j’ai fini par jouer avec les couteaux, j’imagine Sacha découpée, je vais pleurer, mais je ne peux pas, s’ils me voient, ils sauront que c’est moi. Je me vois déjà essayer de leur expliquer mes trous de mémoire, leur dire il y a des jours entiers qui disparaissent, leur montrer les scanners de mon cerveau, plaider la folie. Et puis j’essaie de me rassurer, il aurait pu arriver n’importe quoi. Peut-être que je ne suis accusé de rien, peut-être que je suis juste témoin, peut-être que je suis là pour aider. J’en doute. Je regarde mes mains, j’y cherche des

traces de sang. Je ne vois rien. Si j’avais découpé Sacha, je devrais avoir son sang sous les ongles. Je regarde le miroir, comme pour dire je sais que vous êtes là, que vous parlez de moi, vos techniques ne m’impressionnent pas. Et puis, la porte s’ouvre. Les deux hommes qui entrent sont grands et plus jeunes que moi, pour m’échapper, ça va être compliqué. Ils portent des blouses blanches d’hôpital. Ils s’asseyent en face de moi. Ils m’expliquent que je suis là pour passer des examens qui permettront de mieux cerner les conséquences de l’accident.

J’ai envie de leur demander comment va Sacha, mais je ne le fais pas.

Ils m’expliquent qu’on va commencer par de simples questionnaires, c’est très scolaire, ça permet de tester des notions aussi différentes que la mémoire, la logique, l’association de mots. Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise réponse, les examens sont là pour établir une image générale de la situation, il n’y a pas d’échec possible. Ils sortent trois documents d’une chemise en plastique mauve et les répartissent sur la table devant moi. Ils me tendent un stylo-bille noir et un gobelet d’eau.

En sortant, ils pointent une direction du doigt, si vous avez des questions, nous serons au bout du couloir. Quand ils ferment la porte, mon cerveau se met à bourdonner. Je me demande si l’ordre dans lequel je réponds aux tests a une importance. Je regarde à nouveau le miroir et je les imagine derrière en train de m’observer. Ensuite, je regarde le plafond, le bourdonnement semble venir du deuxième néon

et j’envisage de le retirer. Je ne suis pas électricien, mais je me dis qu’un néon doit fonctionner comme la grande majorité des ampoules sur le marché et je sais changer une ampoule. Je me lève, je fais le tour de la table et viens me placer juste en dessous. Le plafond n’est pas bien haut, en montant sur une chaise je peux l’atteindre sans problème. Je m’approche du miroir. Je colle mon œil contre la glace. Je m’attends à voir apparaître une salle de contrôle, plusieurs bureaux avec des appareils électroniques, quatre, cinq personnes en blouses blanches en train de prendre des notes, mais je ne vois que le reflet de ma pupille. Je déplace une des chaises, sur lesquelles ils étaient assis. Je monte dessus en y posant un pied puis l’autre et en m’appuyant sur le dossier pour ne pas perdre l’équilibre. Je suis debout, sur une chaise, au milieu de la salle d’examen, les bras tendus vers le néon incandescent. Je me dis la prochaine fois, ils prendront leurs précautions, ils me camisoleront.

Dans le couloir, je marche lentement. La porte de leur bureau est ouverte, j’entends des voix, des vidéos regardées sur des smartphones. Je toque trois fois au cadre en bois pour attirer leur attention. Quand ils lèvent les yeux vers moi, ça se voit qu’ils m’ont oublié et pendant la fraction de seconde nécessaire à leur cerveau pour récupérer leur souvenir de moi au niveau de l’amygdale, ils ont l’air d’adolescents à qui on aurait donné des blouses trop grandes. Ils récupèrent les tests, notent mon nom et ce que j’imagine être mon numéro de dossier. Je fais attention à garder les poings serrés, sinon ils verraient les brûlures laissées par le néon. Ils notent

l’heure et je me demande si le temps était un facteur d’évaluation. Ils glissent les tests dans un tiroir, attrapent un dossier et ils me disent on va passer aux tests physiques et aux prélèvements. Je les suis à travers les longs couloirs blanc et vert, carrelés, lumineux, stériles, de l’hôpital.

Je ne saurais pas dire tout ce qu’ils ont prélevé.

Le médecin veut me voir avant que je rentre chez moi. Je me rhabille. On m’indique un étage et un numéro de bureau. Si vous prenez à droite, vous allez tomber sur une cage d’escalier au bout du couloir et il vous suffit de grimper. Sinon, il y a les ascenseurs, mais ils ne précisent pas comment y accéder.

Asseyez-vous, je vous en prie, je suis à vous tout de suite. Il boutonne sa blouse. Je vous sers un verre d’eau ? Je pense à tous les fluides qu’ils ont extraits de mon corps et je réalise que j’ai soif. Il remplit deux verres à partir d’une carafe, dans laquelle flotte un brin de menthe. J’imagine que vous êtes épuisé et je ne vais pas vous retenir longtemps. Nous aurons l’occasion de discuter des résultats dans quelques jours. Je voulais voir comment vous vous sentiez, est-ce que certaines difficultés persistent au quotidien ?

Si je lui dis pour les trous de mémoire, il va s’inquiéter, il va vouloir me garder pour la nuit, me faire passer de nouveaux scanners. Je dis tout va bien. Je suis encore un peu fatigué, mais j’imagine que c’est normal. Il dit je vais faire une analogie. Je pense fais-la ton analogie, pas besoin de

l’annoncer, je ne suis pas complètement dégénéré. Vous conduisez ? Je réponds je fais du vélo. Il dit c’est pareil. Voyez, quand vous êtes à vélo et que vous vous rendez quelque part pour la première fois, vous faites attention à tous les signaux de circulation, vous vous arrêtez aux feux rouges, vous chercher votre chemin et, par conséquent, vous êtes lent. Mais lorsque vous répétez le trajet, que vous commencez à le connaître, vous savez quel raccourci prendre, quel boulevard éviter, n’est- ce pas ? À vélo, vous saurez même quel feu rouge vous pouvez griller, parce que vous aurez une compréhension globale du trafic sur ce tronçon. Inévitablement, vous serez beaucoup plus rapide. Eh bien, le cerveau fonctionne de la même manière. C’est une mégalopole dans laquelle les informations doivent apprendre à se déplacer comme vous sur votre vélo. Plus vous répétez une action, plus elle deviendra évidente, plus elle deviendra rapide.

Il se tait, attrape le verre d’eau qu’il a déposé sur le bureau et avale la moitié de son contenu. Bien sûr, c’est une analogie, le cerveau est en réalité infiniment plus complexe que n’importe quel réseau routier, même celui des plus grandes métropoles. Mais vous saisissez l’idée n’est-ce pas ?

Vous vous souvenez de la tache que l’on observait la dernière fois ? C’est comme un trou dans la route. Vous êtes obligé de le contourner. Les informations ne peuvent plus circuler par ce point précis et doivent donc trouver d’autres itinéraires. C’est pour ça que vous êtes fatigué. J’ai un nid-de-poule dans le crâne, une chaussée défoncée. Ne vous

inquiétez pas, le cerveau est un organe exceptionnel, il est déjà en train de vous proposer des déviations.

16 h 42

Je suis de nouveau chez moi, assis sur le canapé, je suis rouge, essoufflé, je peine à respirer. Je me dis j’ai dû courir, mais courir pourquoi, je ne sais pas. Je ne sais pas comment je suis rentré de l’hôpital. Je pourrais être rentré depuis quelques minutes comme depuis plusieurs jours. J’essaie de respirer avec le ventre pour faire redescendre mon rythme cardiaque, sans succès. Je déverrouille mon téléphone portable et je noie mon anxiété dans mes fils d’actualité. Je fais défiler des visages inconnus, des publicités ciblées, des photos d’une fête chez

Lou avec des personnes que je ne connais pas, que je vais stalker, certains profils sont privés, mais pas tous, un de ceux-là dit Ben, between Bxl and Berlin, tentacular performer artist émoji poulpe émoji arc-en-ciel avec un lien vers une plateforme vidéo sur lequel je ne clique pas, je scrolle à travers ses publications, il n’apparaît sur aucune d’entre elles à l’exception d’une photo en gros plan de sa peau, j’imagine que c’est sa peau, couverte de tatouages, je me dis que ça doit être sa cuisse à cause de la pilosité, dense, mais blonde, presque invisible, mais plus je regarde la photo plus je me dis que ça pourrait aussi être son torse, son mollet, son pubis, c’est juste de la peau pixélisée, je reviens en arrière jusqu’à la photo de la fête chez Lou où Ben est assis sur un canapé défoncé, une bière dans une main, l’autre devant le visage fait une sorte de signe peace, il est

beau, il m’excite, je me dis que je suis excité par sa quasi-absence numérique et après je me dis fuck les artistes et l’art conceptuel, c’est tous les mêmes, tu les connais déjà, ils ont l’air passionnants, passionnés, révolutionnaires, ils utilisent des mots compliqués pour parler d’eux-mêmes alors toi tu baves, mais quand tu grattes c’est vide, après il y a des plages retouchées, des cocktails couleur océan synthétique, des gens en maillot de bain que je n’ai jamais vus de ma vie, des billets d’avion moitié prix, un plan d’investissement pour être financièrement indépendant à trente-cinq ans, c’est pas une arnaque, un texte qui dénonce les agressions sexuelles à l’université, une offre limitée pour un mois d’essai gratuit dans une chaîne de fitness, un article sur le développement des robots domestiques au Japon, je clique dessus, des avertissements concernant les dangers de l’intelligence artificielle, au bas de l’article si vous avez aimé ceci vous aimerez sûrement cela, une image d’un tissu de connexions neuronales et la question Where does consciousness hide? je clique, ça ouvre la page d’accueil du site web d’un magazine scientifique dans un nouvel onglet. Je reconnais les anneaux orangés du disque d’accrétion, le même que m’avait montré Cyril, sur son portable.

Je reconnais M87*.

Je me redresse dans le canapé et reste un instant sans bouger. En dessous de l’image, il y a un article qui dit que le 10 avril 2019 a été publiée la première photographie d’un trou noir. Je relis la date trois fois, je la connais déjà, c’est le jour que j’ai passé à

l’hôpital, c’est le jour où on m’a montré l’intérieur de mon cerveau. J’essaie de ne pas flipper, je me dis le monde est rempli de coïncidences, une de plus, une de moins. Sauf qu’une probabilité comme ça, c’est interdit, si je la calculais, si je savais la calculer elle serait si petite, des dizaines de zéros après la virgule, un truc ridicule. Ce que l’on ne peut pas raisonnablement concevoir devrait être interdit par une loi de la nature ou par la Constitution, pour éviter ce genre de situation, pour éviter que le jour où des conférences de presse sont organisées tout autour du globe pour présenter la première photo d’un trou noir, je sois en train d’observer pour la première fois le trou à l’intérieur de moi.

Le bourdonnement dans mon cerveau n’a jamais été aussi fort. J’attrape compulsivement mon tabac pour me calmer et je vais m’asseoir à la fenêtre de la cuisine. L’air frais de la rue me fait du bien. Je me vois dans la vitre, je suis rouge, gonflé comme après avoir pleuré, je transpire, j’ai les tempes humides. Je me souris. Je me dis tout va bien, tout va bien, tout va bien. Je me sens ridicule. Je me dis que les coïncidences c’est bon pour les superstitieux et moi je ne suis pas superstitieux. Les échelles, le nombre treize, les miroirs, tout ça, j’y crois pas. Je suis même le premier à me moquer. Sacha qui doit à tout prix toucher du bois si, par malheur, elle énonce un désir qui ne s’est pas encore réalisé. Si elle ne trouve pas de bois, elle se touche le crâne, il paraît que c’est pareil. Mon père convaincu que, s’il ne regarde pas Arsenal jouer, ils sont incapables de gagner, qu’à travers la télévision il leur transmet les ondes de la victoire. Alors tous les weekends, il est là, fidèle au

poste. Il pourrait leur demander un salaire, mais non, il dit qu’il le fait avant tout par passion. Moi je ne suis pas comme ça.

Moi je suis rationnel.

La date et l’heure d’un événement n’ont aucune importance, je le sais, sinon il faudrait croire à l’astrologie, qui dit que parce que je suis né à 16 h 10 et non à 18 heures, mon caractère a été affecté différemment par la position des astres. Ça n’a aucun sens. J’écrase ma clope et retourne m’asseoir dans le salon. Il faut plus qu’une superstition pour faire disparaître le monde.

26 avril 2019

02 h 44

En 1916, Karl Schwarzschild est le premier à trouver une solution aux équations de la relativité générale. Il est l’un des scientifiques les plus respectés de sa génération. À vingt-huit ans, il devient le plus jeune professeur jamais nommé dans une université allemande. C’est le milieu de la nuit. J’ai éteint toutes les lumières depuis longtemps. Il ne reste que le reflet bleu de mon ordinateur. Je sens les microvaisseaux qui irriguent mes yeux et l’hémoglobine se répandre. La Première Guerre mondiale est déclarée, Karl s’engage. En 1916, il est lieutenant sur le front est, c’est là qu’il étudie la théorie relativiste. En seulement quelques semaines, il parvient à une solution, simple et élégante, qu’il s’empresse de transmettre à Einstein en espérant avoir commis une erreur, mais ses calculs sont exacts et avec eux apparaît le phénomène le plus absurde jamais imaginé, une singularité gravitationnelle. Un point de l’espace-temps si dense, si recroquevillé sur lui- même qu’il absorbe tout ce qui s’en approche, un point d’où même la lumière ne peut s’échapper, un point dans le monde où le monde

disparaît. Un mot sur cinq est un lien hypertexte, j’en choisis un et ouvre un nouvel onglet. Je lis qu’au centre de chaque trou noir il y a une singularité et que des trous noirs il y en a tellement qu’on ne sait pas les compter. Je me dis l’univers est une passoire en train de se vider. Je regarde mon ordinateur, mes mains, le canapé sur lequel je suis assis, j’imagine mon appartement et l’immeuble tout entier se faire absorber. Je vois la matière se tordre et se tendre, s’allonger jusqu’à rompre, jusqu’à briser les connexions atomiques, jusqu’à ce que tout ça ne soit plus qu’une épaisse purée. Si le monde est rempli de singularités, c’est comme ça que ça va se terminer, c’est obligé.

Il y a un lien entre l’observation de M87* et le trou dans mon cerveau. Ça ne peut pas être une coïncidence. J’ai passé la soirée à tourner en rond, à lire tous les articles disponibles en ligne. J’ai commencé un documentaire que j’ai mis sur pause après dix minutes parce que le bourdonnement de mon cerveau devenait insupportable. Une coïncidence c’est rejoindre un pote et constater que vous portez la même couleur, c’est croiser Philippe de la compta au buffet à volonté d’un complexe hôtelier de la Costa del Sol, avoir eu le même prof d’histoire en secondaire. Ce n’est pas l’apparition d’une tache lumineuse dans mon cerveau précisément durant la première observation d’un trou noir.

Dehors, quelqu’un shoote dans une canette de bière qui déchire la nuit. Je ferme les yeux et j’écoute. J’attends que quelqu’un la renvoie dans l’autre sens, qu’on improvise un match de foot, que

les ultras se ramènent avec leurs cagoules et leurs fumigènes, que les chants emplissent la rue, que je doive fermer les volets, me barricader, que la police soit débordée, que les contingents antiémeutes débarquent avec leurs matraques et leurs canons à eau, que dans les journaux on parle de révolution. Je me dis que ça ne serait pas étonnant. Ce qui est étonnant c’est le calme. On a observé ce qui, précisément, devait être inobservable et personne ne crie dans la rue.

Schwarzschild est mort depuis plus d’un siècle quand des conférences de presse ont lieu dans le monde entier pour accompagner la publication de la première observation directe d’un trou noir. On parle d’une des découvertes scientifiques les plus importantes de l’année, peut-être du siècle et pourtant je suis passé à côté. Je pense aux mauvaises séries télévisées, aux émissions de cuisine que je regardais en boucle, aux semaines à flotter entre mon lit et mon canapé.

Il n’est pas si difficile d’oublier le monde.

Tous les articles sur lesquels je clique disent la même chose, des centaines de scientifiques ont collaboré pendant plus de dix ans pour prendre une photo de M87*, le trou noir supermassif au centre de la galaxie Messier 87. Regroupés sous l’égide de l’Event Horizon Telescope, les plus grands observatoires de la planète ont été pointés dans la même direction pendant trois jours et trois nuits. Toutes les données collectées ont ensuite été rassemblées à l’intérieur d’un superordinateur, offrant une définition

jamais atteinte auparavant. Il ne fallut pas loin d’une année pour analyser les données et en extraire une image. Sur celle-ci on observe le disque d’accrétion de M87* qui prend la forme d’une masse orange floue et asymétrique, au centre, une ombre noire.

Une autre page me dit que l’astronome français Charles Messier établit en 1774 le Catalogue des nébuleuses et des amas d’étoiles, qui regroupe plus d’une centaine d’objets célestes fixes pour éviter aux chercheurs de comètes de se tromper. Le quatrevingt-septième objet de la liste a longtemps été classifié comme un simple amas d’étoiles. Les outils de l’époque ne permettaient pas plus de précision, Messier ne savait pas qu’il regardait l’une des plus grandes galaxies elliptiques de l’univers observable. Il ne savait pas non plus qu’en son centre se trouvait un monstre.

S’il avait su, il ne l’aurait pas répertorié, il ne l’aurait pas numéroté, il ne lui aurait pas donné son nom. S’il avait su, il aurait fermé les yeux, c’est évident.

Je regarde par-dessus mon écran et par la fenêtre. D’abord, je ne vois rien et puis progressivement ça revient. La nuit est encore là, le verre d’eau sur ma table de nuit aussi. Je bois une gorgée, elle est tiède et stagnante, elle emplit ma bouche de poussière. Si l’image produite par l’Event Horizon Telescope est la première observation directe, il ne s’agit pas de la première représentation scientifique d’un trou noir.

En 1979, l’astronome et poète Jean-Pierre Luminet est devenu célèbre pour avoir réalisé une simulation

à l’aide de l’ordinateur à transistor  IBM 7040. Il a commencé par entrer toutes les équations disponibles à l’intérieur de la machine, avant de dessiner le résultat à l’encre noire sur du papier négatif. Après développement apparaît une image en noir et blanc, sobre et hypnotique. L’image devient une référence. Je tape Jean-Pierre Luminet dans la barre de recherche. Wikipédia dit né en 1951, soit trente-cinq ans après les calculs de Schwarzschild. Une photo montre un visage rond, presque doux, un large front, des yeux bleus. Je clique sur la vidéo d’une conférence intitulée De la poésie aux étoiles, où Luminet se tient derrière un pupitre trop grand, je remonte jusqu’à sa chaîne YouTube qui compte dix-huit mille abonnés. D’une oreille, je l’écoute pendant qu’il présente le plan de la conférence qu’il s’apprête à donner, sa voix est chaude. Wikipédia dit aussi directeur de recherche émérite au CNRS et membre du laboratoire d’astrophysique de Marseille. Je fixe la page sans savoir ce que je cherche. Comme s’il y avait quelque chose à découvrir, alors que tout est déjà là.

J’éteins mon ordinateur. Le rectangle blanc reste gravé sur ma rétine avant de disparaître lui aussi et il fait noir. Je ferme les yeux et essaie de dormir, mais à chaque fois, je me sens basculer à l’intérieur de mon propre crâne comme un personnage de dessin animé. Je m’enfonce de plus en plus profondément, en regardant le monde s’éloigner toujours davantage. J’essaie de crier, mais il n’y a pas de son dans l’espace. Et puis, je commence à graviter autour du trou. D’abord lentement, puis très vite, comme autour d’une bonde de baignoire. Je m’approche

de la vitesse de la lumière. Je me dis c’est un rêve, détends-toi. C’est l’occasion de regarder ce qui se trouve de l’autre côté. Mais chaque fois que je m’apprête à traverser l’horizon, je me réveille en sursaut. Ça ressemble à du sommeil, mais c’est du vertige.

19 h 57

Si je laisse mon cerveau divaguer, il retourne systématiquement vers l’image du trou noir comme si sa force gravitationnelle traversait l’écran, comme si elle traversait les galaxies et le vide qui les sépare pour venir me trouver. Je l’imagine tendre le bras, qu’il a infini. Je ne suis nulle part à l’abri. J’ai les quatre mêmes caractères qui me tournent en boucle dans la tête, M87*M87*M87*. J’ai essayé de les écrire dans un carnet, j’ai rempli plusieurs pages avec son nom.

J’ai peur de dormir, de glisser vers lui encore davantage, j’ai peur de ne plus jamais me réveiller. J’ai demandé à Aloïs le numéro de son dealer. Je lui ai commandé de quoi rester éveillé pendant plusieurs jours.

J’ai proposé une fête chez moi. Je ne fais jamais ça, mais je me suis dit pourquoi pas. Sacha est venue un peu plus tôt, j’ai pas besoin d’aide, je lui ai dit, mais elle est venue quand même. On est allés faire des courses et on a poussé la table contre un mur. On a mis les bières au frigo et les bouteilles au congélateur. On est prêts à l’heure, mais personne n’arrive jamais à l’heure.

On ouvre une fenêtre et on allume des cigarettes. Elle me parle d’un type qu’elle a commencé à voir. Elle me dit il est bien. Il s’appelle Esteban. C’est un gars intelligent. C’est pas un universitaire comme toi et moi, il a un point de vue précis sur les choses, tu vois ? Il est infirmier et moi, je repense à celui qui a effectué ma prise de sang. Je souris. Tu trouves ça drôle ? Non, c’est juste que –je sais pas – infirmier c’est surprenant. Elle me dit t’es tellement bourgeois, ça me dégoûte. Elle expire par la fenêtre sans me regarder. Je rougis, j’essaie de sourire pour masquer ma honte, je veux changer de sujet, mais je ne sais pas quoi dire. À la place, je regarde la braise consumer ma cigarette et s’approcher de ma phalange, de mon poignet, de mon cœur. C’est une vraie vie, tu sais. C’est un métier, un métier qui sert à quelque chose, je veux dire, qui aide les gens. C’est tangible. Si ses deux mains n’étaient pas occupées, elle aurait fait le geste d’attraper quelque chose. Ses doigts fins, longs et fins, quasi squelettiques se seraient refermés sur l’air empli de fumée. J’acquiesce. Je la regarde dans les yeux en mettant toute ma concentration à avoir l’air présent et empathique. Je détends mes paupières et les muscles autour de mes yeux pour que ceux-ci aient l’air graves, je me penche imperceptiblement vers l’avant, les épaules ouvertes, le plexus ouvert, les lèvres closes. Parfois, je me demande si j’ai vraiment envie de créer. Je veux dire pourquoi est-ce que tous les artistes veulent toujours créer. Pourquoi créer encore plus de personnages, plus d’intrigues, plus de spectacles. Tu trouves pas qu’il y a assez de spectacles comme ça ? Qu’on n’a pas besoin de rajouter quoi que ce soit ? C’est malsain.

On est comme ces sectes qui refusent la contraception. On veut que tout advienne, que rien qui puisse être ne soit pas, jusqu’à se retrouver avec trentecinq gosses de six partenaires différents. Je souris en faisant attention à ne pas rire. Elle regarde ailleurs et il y a un silence. Ensuite, elle dit j’y pense souvent, sa voix est retenue par la fumée qu’elle vient d’avaler, peut-être que le monde serait plus équilibré si on créait tous un peu moins et si on prenait soin les uns des autres à la place, si on prenait tous soin de ce qui existe déjà avant de s’empresser d’en créer de nouvelles versions, avant de peupler le monde de doublons, ça ne ferait de mal à personne. Peut-être qu’on continue à créer parce qu’on se sait incapable de prendre soin de ce qui existe. On sait que ça crève. Que ça vieillit et que ça crève. On a beau essayer autant qu’on veut, lire des bouquins de développement personnel, comment éduquer ses enfants, comment être une partenaire aimante, comment communiquer clairement, on finit toujours par s’éloigner les uns des autres. On se tourne autour, on se frôle, parfois on se touche et ça nous fait des frissons dans le bas-ventre, mais la plupart du temps on s’éloigne, on disparaît lentement. On compare nos corps à des planètes, l’amour à la gravité qui les rapproche les unes des autres, qui forme des communautés, des galaxies, mais l’entropie est beaucoup plus forte. On oublie que l’entropie est beaucoup plus forte, que le mouvement des planètes n’est que la progressive disparition de la lumière. Elle regarde le ciel et moi je regarde ses yeux. Elle dit, peut-être qu’on finit par accepter que l’on ne peut rien sauver et alors on se met à créer. On crée parce que c’est la meilleure

manière d’imiter ce que l’on a perdu. On écrit des livres, on s’invente une vie, on prend des photos, on fait des enfants ou on compose des symphonies, peu importe. D’abord, on crée pour ce que l’on a perdu et puis petit à petit ça devient une habitude, une manière de faire face au monde. Alors on crée pour ce qui existe encore, mais que l’on sait mortel, on crée pour ce qui est à venir.

On se regarde dans les yeux sans rire et les kilomètres se glissent entre nos vies à chaque battement de cils, parce que personne ne va plus vite que la lumière. On sonne à la porte.

27 avril 2019

04 h 35

La musique emplit l’appartement. On a déjà baissé le son une fois parce que le voisin du dessous est venu se plaindre. Quand j’ai ouvert la porte, il m’a regardé d’un air ennuyé. J’ai dit c’est pour la musique ? Il a dit, oui pour la musique. Je vous entends comme si vous dansiez sur mon front. Il est bientôt 3 heures, soyez gentil et éteignez-moi ça, sinon j’appelle les flics. J’ai souri, j’ai dit oui bien sûr, on va faire attention. Il s’est retourné, j’ai glissé un petit désolé pour le dérangement histoire de faire bien et j’ai refermé la porte.

J’ai d’abord essayé de baisser le volume de la sono discrètement en me glissant derrière les groupes qui emplissent le salon. J’ai dit pardon excusez-moi je dois juste – mais inévitablement le volume a fini par remonter. Deux types que je connais à peine viennent de mettre de la psy-trance, je m’approche de la sono et baisse le volume général. Je gueule à travers les trois pièces, à travers la fumée et par-dessus la trentaine de têtes qui emplit l’espace, OK tout le monde on baisse le son, pour celles et ceux d’entre

vous qui veulent continuer sur le même rythme, il va falloir trouver un autre plan, ici c’est mort. Tout le monde acquiesce et reprend sa conversation. Quelqu’un, quelque part, soupire. Les deux mecs de la psy-trance ne disent rien, ils discutent fort de quelque chose que je ne comprends pas. Je traverse le salon pour récupérer le verre que j’ai abandonné près de la fenêtre ouverte. Dans la cuisine, je croise le regard de Sacha, elle est appuyée contre l’évier, en pleine discussion avec Lou et Aloïs. Ils lui posent des questions sur sa nouvelle pièce de théâtre.

Sacha est bourrée de talent. C’est bien la seule à ne pas s’en rendre compte. Elle a commencé par des études de sociologie, mais ça l’emmerdait sévère, elle n’est pas restée longtemps. Elle a lancé sa compagnie de théâtre avec laquelle elle a créé sa première pièce. Ensuite, elle a intégré le conservatoire en section mise en scène et les choses ont pris de l’ampleur.

Quand je l’ai rencontrée, elle avait terminé sa formation et travaillait sur une pièce produite par un théâtre national. Ses spectacles sont éclatants. Des sortes de condensés, comme si on avait compressé une quantité excessive d’êtres, de relations, de rêves et de peurs intestinales sur scène. Ses spectacles pressent les émotions, comme on presse un fruit ou une fleur pour en recueillir l’essence. Ils suintent de partout. Il s’y passe tellement de choses qu’il est impossible de tout voir, que même lorsque l’on voit la pièce pour la troisième ou quatrième fois, certains éléments nous échappent. Chaque fois, j’en sors en me sentant trop plein, trop rempli, prêt à rompre. Quand quelqu’un a autant de talent, ça se voit.

Elle continue à parler des répétitions qui se tiennent en ce moment, mais ses yeux s’accrochent aux miens, comme les doigts blanchis par la magnésie qui s’insèrent dans la faille de la roche. Ses ongles griffent mon nerf optique. Au lieu de hurler, je souris. Je souris un sourire qui dit je te désire là maintenant, tout de suite, peu importe les gens autour, ils n’ont qu’à monter le volume de la musique, peu importe le voisin, il n’a qu’à appeler les flics, peu importe les flics ils n’ont qu’à se joindre à nous avec leurs matraques et leur gaz lacrymo, il reste de la bière au frigo, peu importe les dispositifs antiémeutes, les canons à eau et les flash-balls, vraiment, peu importe le monde. Ça la fait rougir et elle porte son regard vers Aloïs, alors que nos corps nus lui emplissent encore les yeux. Je me dis on est bien polis, on pourrait s’embrasser ici, devant tout le monde, ça dérangerait qui ? On pourrait se déshabiller ici, se toucher ici, jouir ici, ça dérangerait qui ? Tout le monde à l’air si occupé à discuter, à boire, à se séduire, personne ne ferait attention à nous. Je vais jusqu’à la fenêtre où je m’assieds, je suis excité et je dois croiser les jambes pour dissimuler mon érection. Je bois une gorgée du verre que j’avais abandonné, je le pensais encore plein, mais il est presque vide. À côté de moi, Hélène et Zoé discutent de quelqu’un que je ne connais pas. Dans ma poche, j’ai le gramme que le dealer d’Aloïs m’a apporté, maintenant il boit un rhum-coca, assis sur mon canapé. Je glisse un doigt dans le sachet et le frotte contre mes gencives. Je microdose. Je regarde tous ces corps agglutinés dans mon appartement, la chaleur qu’ils dégagent, le mélange de sueur et de fumée. Ils sont magnifiques et pour la première fois depuis quelques jours, je me sens bien. Je me

sens calme. Je n’ai pas pensé au trou noir depuis plusieurs heures. Je me dis que ça pourrait durer des années. S’il y avait assez à boire et à manger, si un météore avait soulevé un épais nuage de cendres et plongé l’hémisphère nord dans l’obscurité, s’il y avait assez de musique, assez d’électricité, assez de drogue, ça pourrait durer toute une vie et je n’aurais plus jamais besoin de dormir, plus jamais besoin de penser à M87*. Il y aurait toujours quelqu’un pour relancer la conversation, c’est le genre de situation où les mots ne manquent jamais, au contraire, ils débordent. Des flaques de langage partout sur le parquet, qui s’infiltrent et gouttent chez le voisin.

04 h 53

Presque tout le monde est dans l’entrée en train d’enfiler ses chaussures et de fouiller dans le tas informe de textile à la recherche de sa veste. Ça part danser. Quand je referme la porte, il ne reste que Zoé, Lou, Aloïs, Sacha et moi. Lou me demande si je suis sûr. Tu ne veux pas qu’on parte nous aussi ?

Je la prends dans mes bras. Ses cheveux sont secs, ils sentent la cardamome, j’enroule une mèche autour de mon index et l’embrasse sur le front. Non, je dis, s’il vous plaît, restez, j’ai pas envie d’être seul ce soir. Elle me regarde l’air de dire il y a quelque chose qui ne va pas. Abel, qu’est-ce qui t’arrive ? Je sens les larmes monter, j’inspire profondément et je me cache dans ses cheveux pour qu’elle ne me voie pas. Je dis rien, tout va bien, j’ai juste envie d’être avec vous, tu vois ? Elle me serre encore plus fort et elle dit bien sûr, on reste aussi longtemps que tu veux.

La personne qui mettait de la musique est partie avec son téléphone, je branche le mien au câble jack, qui pend de la commode. Je choisis quelque chose de plus calme, un album que je n’ai pas écouté depuis longtemps mais que je connais toujours par cœur. Je règle le volume pour que le son soit présent, mais discret, pour que l’on puisse parler sans hausser la voix. On s’assied dans les canapés. Il y a un moment de silence, du silence sans gêne.

On se dévisage lentement, en souriant, ivres.

Sacha se lève, dit quelqu’un veut une bière ? Certains hochent la tête et elle disparaît dans la cuisine. Zoé essaie d’appeler Hélène qui a oublié son porte-monnaie sur la table. Son téléphone sonne dans le vide et la tonalité résonne super fort dans mon oreille droite. Du coin de l’œil, je vois Lou expliquer quelque chose à Aloïs qui n’est pas d’accord, qui veut intervenir, mais Sacha revient avec des canettes fraîches alors il se tait. Je roule une cigarette. Zoé écrit des messages à cent à l’heure. Elle fronce les sourcils quand elle se concentre. Elle a un visage fin, un corps tout entier fin, la peau mate, les cheveux et les poils noirs, des yeux transparents. Je ne sais pas si son téléphone se reflète dans ses pupilles ou si c’est l’inverse.

La pression artérielle de la pièce baisse, comme si on avait ouvert une fenêtre, pas en grand, mais comme une crevaison par laquelle s’échappe le gaz, sifflant doucement comme tout élément qui s’étend. De la fumée s’élève d’une main et ressemble soudain à de l’encens ou à du joint. Je les regarde et

je me sens bien. Je me sens en sécurité. J’appuie la tête contre le mur. Je sens le sommeil se glisser sous mes paupières, je ferme les yeux. L’obscurité est brutale, elle me pique le crâne, mais je presse mes paupières encore plus fort jusqu’à ce que les rhizomes électriques qui sous-tendent l’univers apparaissent. La voix de Lou qui ne s’adresse pas à moi résonne et dessine des formes qui disparaissent aussitôt. Un réseau de points lumineux, certains statiques, d’autres en mouvement. L’intérieur de mes paupières ressemble au ciel au-dessus de Los Angeles la nuit, où je n’ai jamais mis les pieds.

J’entends la voix de Sacha, basse et douce, le briquet qui grince entre ses doigts, la jambe que Zoé allonge sur le tapis, l’électricité statique entre son collant et la laine, une canette que l’on pose sur la table, une autre que l’on déverse dans une bouche ouverte, j’entends Aloïs et Lou discuter comme on discute quand on préférerait s’embrasser. Ils étaient ensemble au lycée. Maintenant, ils en rient. Ils pensent que ça suffit à dissimuler l’amour. Lou dit souvent j’arrive pas à croire qu’on ait passé deux ans ensemble. On est tellement différents. Ensuite, elle rit trop fort et elle change de sujet.

Sans les voir je sens leurs corps en relation, l’énergie qui passe de l’un à l’autre, je vois le réseau électrique qui se tisse entre eux dès qu’ils se trouvent dans la même pièce, invisible, scientifiquement anecdotique. Une toile d’araignée, des racines entremêlées. Quand il y a une connexion comme ça, pas besoin de langage pour communiquer. Le langage est même dangereux, il se glisse entre les corps, c’est

une infiltration, ça ronge les fondations, ça pourrit dans le plafond. Bientôt, je ne les entends plus et je me dis tant mieux, j’accepte le sommeil qui revient comme la marée haute.

Ensuite, alors que je sens encore la présence réconfortante de Sacha, de Lou, d’Aloïs et de Zoé dans la pièce autour de moi, je me revois à dix-neuf ans, à Mostar. Je suis parti de chez mes parents pour la première fois. Je devais voyager avec mon meilleur pote pendant l’été, mais il s’est dégonflé. Je suis passé par Berlin, Prague et Vienne avant de prendre la route de la Méditerranée. Je suis en Bosnie depuis quelques jours, je bois des verres avec des inconnus, dans la cour d’une auberge de jeunesse. On est tous adolescents, on se connaît pas depuis cinq minutes, on sort acheter de l’herbe. Les têtes dans un sachet transparent, on se dirige vers un bâtiment abandonné depuis la guerre. Un ancien building de bureaux qui s’élève au milieu de la ville, désaffecté. Un squelette de béton qui servait de planque aux snipers, remplacés par les junkies et les curieux. Pour y accéder, il faut passer par-dessus une palissade en bois. De l’autre côté, c’est un bordel de déchets, restes de feux de bois, seringues, et cetera. On allume les lampes de nos téléphones portables pour être sûrs d’où on met les pieds. Les faisceaux blancs tremblent à travers les murs couverts de graffitis. Je finis par trouver la cage d’escalier. Hey guys, this way. Cinq ou six étages plus haut, on débouche sur le toit. On s’approche du bord comme les enfants qu’on est. La ville s’étend, abasourdie. Derrière un parapet, on trouve des douilles de balles, auxquelles se mélangent des mégots, ça fait augmenter

le taux de testostérone dans nos corps. Les rues sont désertes, c’est le milieu de la semaine, personne ne traîne dehors à part les étrangers.

Je ne sais plus de quoi on parle, mais on parle facilement, le langage lubrifié par l’alcool. Les mégots qu’on lance dans le vide trébuchent sur la chaussée, laissant dans leur chute une traînée de cendres orangées. On parle cette langue internationale, qui nous donne l’impression de communiquer. Les mots coulent de nos lèvres sans signification, on remplit le temps de voyelles dépareillées que l’on ne prononce même pas correctement. Demain, on ne se souviendra de rien. On répète les mêmes expressions à longueur de soirée simplement parce qu’on aime leur sensation dans nos bouches, yeah obviously , et elles deviennent des sons que rien ne relie. Personne n’a réellement prévu de dire quoi que ce soit.

Un type sort une bouteille de rhum de son sac, un autre quelques bières. Une Australienne roule un joint, pendant que celui que j’ai en main s’éteint. Les façades des bâtiments qui nous entourent sont criblées d’impacts de balles et nous regardent avec condescendance. La jeunesse dorée vient se déchirer le crâne pour quelques centimes, là où le sang versé a fait chuter le prix de l’alcool.

Je suis déjà bien explosé. Mais il y a une sensualité dans l’excès, dans la perte de sens, une excitation qui vient du flux incontrôlé du langage, quand les mots qui sortent de nos bouches finissent par nous sembler étrangers et que le cerveau leur invente de nouvelles significations. Alors, quand elle me tend

la braise, je tire plus que ce que ma tête peut supporter. Je me laisse tomber en arrière, les yeux dans la nuit. Je sens mes connexions neuronales ralentir et tourner en boucle. Tout ce que je pense ressemble à un écho, je le pense une deux trois mille fois dans la même seconde. Comme si je ne pouvais pas m’arrêter sur une seule idée. Tout se percute et revient. L’intérieur de mon crâne ressemble à un palais des glaces. Partout où je vais, je m’écrase contre l’impossibilité de ma propre pensée. J’essaie de me concentrer sur une étoile qui brille plus que les autres. Si je la fixe avec insistance, j’arrête de ricocher à l’intérieur de moi.

Je sens un corps s’allonger sur ma gauche. Are you alright? La voix de l’Australienne est douce et ronde. Je lui dis que oui, que tout va bien, que ma tête ressemble à un palais des glaces, mais aucun son ne sort de ma bouche. Elle me prend la main. What are you thinking about? Je ne bouge pas, me concentre sur l’étoile dont l’intensité varie à présent, comme si quelqu’un essayait de me dire quelque chose depuis l’autre bout de la galaxie. It’s okay, we don’t have to talk. Pendant quelques instants, le silence de nos respirations est la seule chose que j’entends, puis les bières que l’on ouvre, les voix de ceux qui sont allés s’asseoir un peu plus loin. J’arrive à articuler, en faisant attention à chaque contraction de ma mâchoire, can you please keep talking? Cette fois, les mots sortent de ma bouche, j’en suis certain parce que je les regarde flotter au-dessus de moi pendant plusieurs secondes. Sure, have you ever been to Australia? Je fais non de la tête.

Elle me parle de la ville d’où elle vient, sur la côte. Un coin de vieux hippies. Je me concentre sur sa voix et commence à voir les rues qu’elle décrit, les maisons en bois peint, le jardin où elle a grandi. Les étoiles au-dessus de moi se mettent à dériver. Elles glissent tout en restant sur place. Je suis sûr de les voir tomber vers l’horizon et pourtant elles sont toujours là exactement au même endroit. Comme une chute sans fin. Un jardin avec un potager. Sa mère et sa sœur qui cueillent des tomates. Pourtant je suis immobile, les étoiles aussi. Ça doit être l’espace entre les deux, entre moi et le monde. Comme si celui-ci avait disparu. C’est son souvenir préféré de sa sœur. Les joues rouges, les yeux grands ouverts. Comment faire si la distance avec le monde se brise ? Comment faire s’il est juste là, tout entier à l’intérieur de moi ? Elle a fait une overdose à dix-sept ans, sa sœur. Elle ne comprend pas pourquoi. Est-ce qu’elle a pensé à elle quand elle se l’est plantée dans le bras ? Le monde entier, les étoiles et le reste se percutent. Les glaces qui tapissent mon crâne reflètent l’univers, projetant des infinités de possibilités, d’arrangements différents. Je vois tout en même temps. Elle a arrêté de parler. Je me concentre sur ses doigts qui jouent avec ma main. Je peux sentir la chaleur de sa chair, le contact osseux de son annulaire. Ça faisait longtemps qu’elle n’y avait plus pensé. Sa voix est calme, adoucie par les larmes qui coulent jusqu’au sol en béton, comme une odeur d’orage de printemps. L’univers tout entier est un miroir brisé.

Je sens sa main se crisper autour de la mienne et sa respiration saccadée. She’s here. Je ne vois que

ce qu’il reste du ciel. Elle peut la sentir, pour la première fois depuis qu’on l’a retrouvée avec une seringue plantée dans la veine, elle peut l’entendre lui parler. Si je l’entends aussi ? Je n’entends que le grésillement incessant de l’univers qui s’étend. Pourtant elle est juste là, allongée à côté de nous, elle en est certaine. Elle n’ose pas regarder. Elle n’ose pas tourner la tête. Elle ferme les yeux, mais ses paupières ne retiennent pas les larmes et les hoquets. Je serre sa main. Elle n’est pas triste, ce sont des larmes de joie, n’a pas peur non plus, mais s’agrippe à mes doigts. Elle ne veut pas qu’elle disparaisse une deuxième fois. Les lèvres bleues, les yeux grands ouverts ne voient plus le ciel. Je la regarde, essaie de comprendre, mais dans le miroir brisé du monde je ne vois que mon reflet.

Ses paroles ne sont plus pour moi, mais pour une version de l’univers où sa sœur est encore là. Toutes les glaces dans mon crâne ne me permettent pas de me mettre à sa place. Je commence à parler, moi aussi, des étoiles qui glissent et des mondes entiers qui se planquent derrière mes iris. Je le dis avec tous les mots que je connais, mêlant des syntaxes dépareillées. Mais cela n’a aucune importance, personne n’est là pour m’écouter. Le langage a glissé sur la chaussée, s’est mangé le trottoir. Demain, on ne se souviendra de rien. On parlera à nouveau cette langue plate et aseptisée qui nous donne l’impression de nous comprendre.

30 avril 2019

15 h 56

Je me réveille sans savoir où je suis. C’est le milieu de l’après-midi. Il me faut une seconde pour comprendre que je suis assis sur le canapé du salon. Les autres sont partis et plus rien autour de moi n’indique la fête. La table basse est propre, fraîchement nettoyée, je devine encore les traces de l’éponge humide. Je me penche pour trouver les brins de tabac qui seraient tombés sur le tapis, mais je n’en vois aucun, comme si quelqu’un avait passé l’aspirateur, comme si la fête n’avait jamais eu lieu ou comme si je l’avais rêvée. Pourtant, je revois le voisin, Sacha appuyée au plan de travail dans la cuisine. Je revois Lou, Aloïs, Zoé et Sacha, une fois que tout le monde est parti. Je me souviens avoir fermé les yeux, avoir pensé à Mostar et à l’étoile la plus brillante du ciel que je fixais pour ne pas vomir. J’ai dû m’endormir. J’ai dormi tellement profondément que je ne les ai pas entendus ranger, pas entendus partir.

Quand je me lève, je remarque que je ne porte plus les mêmes habits. Je ne me souviens pas m’être

changé. Il fait une chaleur à crever. J’ouvre la fenêtre, mais dehors c’est pire. L’air gonflé par l’humidité s’engouffre dans le salon et coule dans mon larynx comme une glaire. Mon ordinateur est ouvert sur la table, je ne me souviens pas l’avoir laissé là. J’essaie de réfléchir à ce que j’ai bu, mais rien ne me semble inhabituel. Je fouille mes poches à la recherche du sachet, mais ne le trouve pas. Mon téléphone est dans la salle de bains. Je suis identifié sur plusieurs publications, des photos de nous dans mon salon, la table couverte de canettes et de paquets de chips, les bagues d’Aloïs en gros plan, les paillettes sur les paupières de Sacha et les miennes, cinq personnes qui massacrent Dancing Queen au karaoké, beaucoup de cœurs en commentaires et un message de Zoé qui dit merci pour hier soir, j’ai passé une trop belle soirée, son message date de plus de quarantehuit heures.

J’ouvre le calendrier. On est mardi. La fête était vendredi soir.

J’entre dans la douche et laisse l’eau froide couvrir mon crâne. Quatre jours ont disparu. Surtout ne pas paniquer. Je me dis réfléchis, réfléchis tu dois te souvenir de quelque chose c’est obligé. On n’oublie jamais rien, pas vraiment, ça disparaît dans l’inconscient, c’est tout. Si tu réfléchis suffisamment, ça va revenir. J’essaie de me rassurer, je me dis, je suis quelqu’un de rationnel. Si j’en crois l’état de l’appartement, je n’ai pas arrêté de vivre. J’ai rangé, je me suis changé, je n’ai pas faim donc j’ai probablement mangé. J’ai continué ma vie sans me souvenir de rien. Je pense à l’ordinateur ouvert sur la

table, à l’historique de mon navigateur. Je ne l’efface jamais. Si moi j’ai oublié, les réseaux sociaux et les disques durs de mes appareils se souviennent, c’est certain.

Je sors de la douche, enroule une serviette autour de ma taille et vais m’asseoir devant mon ordinateur. Mes cheveux sont trempés et gouttent sur le clavier. J’ouvre mon navigateur, puis déroule l’historique. Il y a des centaines d’entrées, elles portent toutes sur les trous noirs. Je clique sur quelques onglets au hasard, je fais défiler des pages qui contiennent plus de chiffres que de lettres et auxquelles je ne comprends rien.

19 h 26

La couleur du ciel me fait penser à un coucher de Soleil que j’ai déjà vécu, mais je ne saurais pas dire lequel. J’ai passé quelques heures à chercher les différentes traces numériques que j’aurais pu laisser depuis la fête, en espérant pouvoir reconstituer une sorte d’itinéraire ou d’emploi du temps, mais j’ai fini par abandonner. Ça ne peut pas être seulement du somnambulisme. Personne ne dort pendant quatre jours. Je pense au trou à l’intérieur de mon cerveau, peut-être que les souvenirs des quatre derniers jours n’ont simplement pas ajusté leur trajectoire à temps. Le médecin m’a dit c’est comme un trou dans la chaussée, sauf qu’un trou dans la chaussée n’est pas sans fond, ce qui tombe dedans, il suffit de se pencher pour l’attraper. Ça fait des heures que je cherche. La chaussée, j’y suis enfoncé

jusqu’au cou, j’ai de la boue jusqu’aux genoux, mais je n’ai rien trouvé.

Je me demande ce que devient la matière qui tombe dans un trou noir. J’ouvre un nouvel onglet puis un deuxième. Dans les années cinquante, les trous noirs deviennent un domaine de recherche en vogue. On commence à organiser des colloques, des conférences et des cocktails dont c’est le sujet. Les universités engagent des professeurs capables d’enseigner la physique spécifique aux objets supermassifs. En 1956, l’université Cornell, à Ithaca dans l’état de New York, engage l’Autrichien Wolfgang Rindler. Je clique sur son nom. Il naît à Vienne en 1924, huit ans après les calculs de Schwarzschild, et fuit l’Autriche pour l’Angleterre en 1938, où il étudie à l’Imperial College de Londres avant de rejoindre les États-Unis. Rindler est le premier à parler d’horizon des événements pour désigner la limite extérieure d’un trou noir, la limite au- delà de laquelle la force gravitationnelle de la singularité est si grande que même la lumière ne peut s’en échapper. Quelques années plus tard, David Ritz Finkelstein parle de la frontière au-delà de laquelle aucun événement, quelle que soit sa nature, ne peut affecter un observateur extérieur. Un trou noir c’est pas comme un trou dans la chaussée. Il n’y a pas de déviation possible.

Toutes les théories scientifiques s’accordent sur le fait que l’information ne disparaît jamais, qu’il y a toujours quelque chose, quelque part, qui se transmet, qu’il y a la chaleur des draps après le corps qui se lève, l’humidité de l’air après la pluie,

la pourriture sur les murs après l’hiver, le goût de ses lèvres des jours, des années après l’avoir quittée, le nombril quand le cordon est sectionné. La science dit, et moi je lui fais confiance, que si on s’applique, qu’on tire la langue, qu’on regarde d’assez près, on peut remonter jusqu’au commencement et que de la même façon, si vraiment on fait l’effort, si on y met toute la bonne volonté du monde, on peut prédire l’entièreté de ce qui va arriver. La science dit, et moi je lui fais confiance, que si on n’y parvient pas, c’est par manque de précision, qu’il reste des erreurs à corriger, des calculs à revoir, mais un jour, elle dit qu’on est sur la bonne voie, un jour on saura. Avec les trous noirs, c’est différent.

Celui qui bascule à l’intérieur disparaît pour de bon.

Généralement, ce n’est pas inquiétant. Le trou noir le plus proche de la Terre se trouve à des milliers d’années-lumière. Les risques de basculer à l’intérieur par inadvertance semblent plutôt minces. Mais j’imagine que ça serait très différent si le trou noir le plus proche se trouvait à l’intérieur de moi.

5 mai 2019

14 h 42

Je sors de l’hôpital et l’odeur de la ville me remplit les narines. Le médecin a dit les pronostics sont vraiment bons. Il avait les résultats des tests ouverts devant lui. Vous devriez retrouver jusqu’à quatrevingt-dix-neuf pour cent de vos capacités antérieures à l’accident. Il m’a dit ça en souriant, comme si le pour cent manquant était anecdotique, comme si je l’avais généreusement offert à la science et qu’il m’en remerciait au nom de toute la communauté. Il m’a redemandé si j’avais eu des complications, s’il y avait quelque chose dont j’avais envie de lui parler. Je ne lui ai pas dit pour les absences. C’est comme ça que j’ai décidé de les appeler, les trous de mémoire, les heures ou les jours qui disparaissent, que je ne retrouve nulle part dans mes souvenirs. J’ai hésité, j’ai même balbutié quelque chose, mais je me suis repris. Je ne peux pas lui dire que de plus en plus régulièrement, je me réveille sans aucun souvenir d’être allé me coucher. Je ne sais pas ce qui se passerait, s’il réalisait qu’il ne s’agit pas d’un hématome, mais d’un trou noir et je préfère ne pas le savoir. Il m’a encore parlé de la plasticité du cerveau

comme si cela voulait dire quelque chose pour qui que ce soit et puis il m’a demandé si je me sentais prêt à reprendre le travail la semaine suivante. Je n’y avais même pas pensé. Pendant une seconde, je me suis imaginé en tablier blanc, en train de servir des sandwichs à des familles avec enfants traînant leurs valises, et j’ai dit je me sens encore très fatigué. Il a répondu bien sûr, ça se comprend, il est important que vous preniez le temps de vous reposer et il a prolongé mon arrêt maladie.

Je détache le cadenas de mon vélo, le glisse dans mon sac à dos. Une ambulance passe à côté de moi, feux allumés, sirène éteinte. J’enjambe le cadre, m’assieds sur la selle et sors mon portable de la poche de ma veste, je ne peux pas rentrer chez moi. Je sens le bourdonnement s’intensifier. Il faut que je pense à autre chose, que je sois avec quelqu’un. Je déroule un fil d’actualité, je reconnais la terrasse du Supra, bondée, des images de soirées en appartement, tout est violet, il y a une boule à facettes, des visages pimpés, une bande-annonce hollywoodienne, une affiche pour un vernissage, Val qui boit un café dans un post repartagé, je clique sur son profil, je remonte jusqu’à cette photo d’elle, celle que j’aime bien. Je me dis que ça fait longtemps, je lui envoie un DM. Je prends à droite sur le boulevard et quand j’arrive à la hauteur de l’université je sens la poche de ma veste vibrer. Je suis chez moi, passe quand tu veux ;) la winky face c’est tellement Val. Je prends la deuxième sortie au rond-point. Elle n’est pas au courant pour le trou dans ma tête. Une voiture me coupe la route, je ne l’ai pas entendue arriver, je n’entends plus que le bourdonnement. Je pense aux

déviations dans mon cerveau, aux connexions qui ne se font plus parce qu’elles s’engagent à contresens, parce qu’elles se font renverser par un bus. Je transpire même si l’air est frais.

Je pense au pour cent manquant.

Plus j’y pense, plus il manque. Je ne sais pas penser l’absence. Je peux sonder l’intérieur de mon crâne tout ce que je veux, je ne peux pas penser ce qui ne s’y trouve plus, ce qui y était, mais a disparu de l’autre côté de l’horizon des événements. Une sensation fantôme, homéopathique, inutile. Le manque n’est pas la négation, c’est un glissement de terrain qui traverse un village de montagne. Un village tout calme où rien ne se passe jamais, où les mêmes quinze habitants habitent depuis cinquante ans, où personne ne naît, personne ne meurt, où il y a une épicerie qui est aussi une boulangerie, fromagerie, boucherie, bureau de poste, pharmacie et bar du coin. Et puis un jour il y a un pan de la montagne qui se détache, peut-être qu’il a plu pendant des semaines, peut-être pas, on a l’habitude de la pluie dans ces coins-là. Ça glisse et ça emporte tout sur son passage, les troupeaux, les panneaux de signalisation, l’abribus. Quand ça entre dans le village, ça emporte les chaises, les bancs, les pots de fleurs, les voitures et les tracteurs. Ça se passe super vite. Tout le monde regarde depuis sa fenêtre sans pouvoir rien faire. Et après il faut nettoyer, déblayer tout ce que la terre a charrié. On balaie, on frotte, on met des gants, des bottes, on y va à la Javel pour essayer de retrouver ce qu’il y avait avant, pour effacer la coulée de nos vies, pour recommencer à boire son

café devant la porte en parlant météo avec le voisin, comme si de rien n’était. On appelle l’armée pour qu’elle mette à disposition ses régiments de gros bras qui prennent la poussière dans les casernes et pendant quelques jours ça s’agite, ça court, ça déblaie en hurlant des ordres dans un dialecte germanique, dans l’espoir de retrouver ce qui a disparu. Comme si on pouvait hijacker le temps, le tordre jusqu’à en faire une boucle. Parce qu’on a entendu parler de la relativité générale à la radio ou dans un journal, parce que si le temps et l’espace forment un tout on se dit qu’en frottant fort, qu’en récurant, qu’à renfort de pelleteuses et d’hommes en tenue de combat, il n’y a pas de raison qu’on ne puisse pas arranger ça. Mais ça ne s’arrange pas. L’événement reste là, même si on est incapable de le voir. On gravite autour parce qu’il a compressé l’espacetemps, il l’a densifié jusqu’à avaler la lumière.

Je presse sur la sonnette, mais elle ne fonctionne pas. J’essaie encore deux, trois fois et puis je toque à répétition. Quand Val ouvre la porte, elle a le visage qui dit t’abuses, je t’avais entendu la première fois. Elle dit quelque chose que le bourdonnement avale tout entier. Je lui demande de répéter, de parler plus fort, mais plus aucun son ne me parvient. Je vois sa bouche s’ouvrir et se fermer, ses lèvres s’agiter. Rien de plus. Elle parle de je ne sais quoi et moi je ne vois que son plexus solaire qui se soulève quand elle inspire. J’espère qu’elle ne dit rien qui ait de l’importance.

Quand tous les sons du monde reviennent d’un coup, on est couchés nus sur son canapé, ses doigts

jouent avec mon téton, ça me fait des courants électriques jusque dans la nuque. J’entends le murmure des eaux usées dans les canalisations, sa respiration sur ma peau, le frottement de nos corps sur le tissu, les voitures sous la fenêtre, l’ascenseur qui va et vient, le bruissement de l’électricité dans les prises, la circulation de mon sang à l’intérieur de mon crâne qui ressemble au bruit de la mer, la lente décomposition des aliments dans nos estomacs, le battement de nos paupières, tout ça est assourdissant. J’avais oublié à quel point le monde était bruyant.

Je m’imagine en tenue de cosmonaute, en train de pénétrer dans l’atmosphère. Après des semaines dans l’espace, tous les sons reviendraient d’un coup. Après le silence, le bruit du monde doit être la plus belle chose qui soit. La friction me ferait prendre feu, me consumerait sans jamais me laisser m’approcher de la Terre. Je serais une comète comme les autres. Juste avant de perdre connaissance, je percevrais les vibrations du monde entier. J’entends le pouls de Val à travers sa peau, je sens les odeurs, de sa transpiration, de son haleine, de son sexe. Je me laisse tomber. Rien ne sert de résister, quoi que je fasse je suis attiré par une masse mille fois plus grande que la mienne. Je ne peux pas m’échapper, l’espace-temps est un plan incliné. Je suis destiné à m’écraser sur la singularité qui est au centre de toute chose, mais je meurs systématiquement bien avant de l’atteindre.

10 mai 2019

21 h 41

Il y a une vingtaine de danseurs qui occupent l’espace, leurs corps pulsent dans les basses, tous habillés de noir, les yeux vides et pourtant l’impression qu’ils me regardent. Dans les danseurs je cherche Sacha, Aloïs, je cherche Jo, mais je ne reconnais personne. Je suis compressé, assis épaule contre épaule dans une foule, je suis spectateur. Devant moi, les stroboscopes se reflètent dans les pupilles et sur le sol humide, luisant, sur le sol trempé. Un tuyau a lâché, on a oublié de fermer un robinet ou alors c’est la sueur qui s’est amassée et forme une flaque dans laquelle les semelles compensées viennent s’écraser, envoyant des gerbes pailletées éclabousser les mollets tatoués qui les entourent. Je ne sais pas où je suis. Je sens venir la panique. Quelqu’un quelque part monte progressivement le volume de la musique, elle me prend aux tripes. Je peux sentir mes organes traversés par les vibrations. Encore un peu et ça va devenir douloureux. Personne n’a l’air près de s’arrêter.

Un grand type maigre, peau fine genre on voit les veines, a commencé à hurler quelque chose, mais

je ne l’entends pas. Il s’approche de moi, mais la musique est trop forte, elle repousse les mots à l’intérieur des bouches. Tout le monde s’arrête. Certains parlent dans ma direction, d’autres fixent le sol ou se prennent dans les bras. Les strobos impriment le tableau sur ma rétine et quand les lumières et la musique s’éteignent d’un coup, il persiste en négatif. C’est un silence nerveux. Un silence comme on ferme les yeux. Un silence que l’on est impatient de rompre. Il s’étire encore pendant quelques microsecondes et puis explose. Plus vingt, mais deux cents personnes qui hurlent et applaudissent, il y a des sifflets et des pieds qui tambourinent contre le gradin. Je suis dans un théâtre. Les lumières reviennent, les interprètes se tiennent droit, à l’avant de la scène, les bras tendus le long du corps, ils ne sourient pas. Simultanément, ils font un discret mouvement de la tête, puis un second, puis désignent la régie. Je comprends qu’il s’agit du spectacle de Sacha. J’avais noté la date dans mon agenda. Je me lève. Je crie bravo, surpris d’entendre aussi distinctement ma propre voix au milieu du brouhaha. D’autres corps se lèvent autour de moi. Je perçois leur présence, on fait partie de la même entité. J’ai chaud. Je suis ému. Je suis fier aussi et ça me remplit le ventre. Ils restent là longtemps comme face à la mer et puis disparaissent en coulisse. Quand les applaudissements s’épuisent et que tout le monde se dirige vers la sortie, je ressens un immense soulagement. Je sais où je suis et je suis vivant.

Quand je prends Sacha dans les bras, j’enfouis mon visage dans ses cheveux, je lui dis c’était incroyable, bravo, je suis tellement fier de toi. Ses

mains se posent sur mes hanches et m’attirent vers elle. Merci d’être venu. Évidemment que je suis venu. Je dis je n’aurais raté ça pour rien au monde et je pense à toutes les raisons qui auraient pu m’empêcher de venir. Je recule de quelques centimètres pour la regarder. Elle porte un pantalon à pinces taille haute bleu marine et un body argenté à paillettes. Son maquillage est accordé, ses yeux brillent. Tu es magnifique. Elle pose sa paume sur ma joue, je suis heureuse de te voir. Je réponds moi aussi, moi aussi. J’aimerais ne pas sentir la présence des autres personnes dans mon dos qui attendent leur tour pour la féliciter. Je dis je ne vais pas te voler à tes admirateurs, en faisant un pas sur le côté. Elle me dit je vais aller dire bonjour, mais tu restes hein ? Tu veux que je reste ? Elle hoche la tête.

Je m’assieds sur le trottoir devant le théâtre. Je n’ai plus aucun souvenir de ce qui précède la représentation. Je ne sais pas comment je suis venu. Instinctivement, je remonte mes manches à la recherche de bleus ou d’éraflures, mais ne trouve rien. Je me dis, ça devient inquiétant. Il faut que je reste éveillé. Je cherche le numéro du dealer d’Aloïs dans mon téléphone. Je me rassure en me disant, ce n’est pas une solution permanente. C’est juste le temps que je comprenne ce qui se passe. Dans la conversation, je vois que j’ai déjà passé trois commandes dans la dernière semaine. Je n’en ai aucun souvenir. Dans ma poche de pantalon, je trouve un sachet vide. Je l’éventre et le frotte contre mes gencives. Je me dis ça n’a pas l’air de suffire pour me tenir éveillé. Je lui demande s’il a quelque chose de plus fort.

Je n’entends pas Sacha s’approcher. Elle s’assied à côté de moi, ne dit rien, rayonne. Tu passes une bonne soirée ? Elle dit presque parfaite. Pourquoi presque ? Parce qu’il y a eu deux, trois erreurs dans le spectacle, des petites choses que personne n’a remarquées, mais qui sont importantes pour moi. J’ai demandé à l’équipe de revenir un peu plus tôt demain pour retravailler sur quelques détails avant la représentation. T’es une tyran. Elle rit. Je lui dis que c’était merveilleux, que je ne m’en suis pas encore remis, cette fin, je dis, cette montée en puissance à la fin c’était sublime. Je savais que ça te plairait. Les gens avaient l’air contents, non ? Tu rigoles, ils ont adoré. T’as pas entendu l’ovation ? T’es une star maintenant. Elle me regarde longtemps dans les yeux, un regard étreinte, puis vers la rue où les voitures se font de plus en plus rares. Tu dois rester ici ou je peux t’inviter à boire un verre pour fêter ça ? Non, je suis même heureuse de partir, mais je crois que j’ai vu assez de monde pour ce soir. Ça t’embête si on va chez moi ?

23 h 16

Sur le chemin, on achète une pizza et une bouteille de champagne qu’on boit au goulot, assis sur son canapé. J’ai des flûtes en cristal, tu sais. Je dis je sais, mais c’est meilleur comme ça. Je lui tends la bouteille qu’elle tient à deux mains pour la porter à sa bouche. Elle a des bulles sur le menton. Elle me regarde la regarder se débattre avec la pizza, me dit de ne pas me moquer.

C’est bête, mais j’ai envie de prendre un bain, ça te dérange ? Elle fait couler de l’eau pendant que je glisse le reste de pizza dans le frigo. Le bruissement de la baignoire qui se remplit se répand entre nous. Je m’assieds à la fenêtre du salon, regarde à travers la vitre la rue, les voisins qui ont été les miens. Ils ont changé de télévision. Je dis pas mal le nouveau setup. Qu’est-ce que tu dis ? Sa voix me parvient depuis la salle de bains. Je répète plus fort. Elle se démaquille face au miroir, me tourne le dos. Je vois les draps lilas dans lesquels j’ai tant dormi, la plante sur la table de chevet que j’avais achetée sur un coup de tête et qu’elle avait appelée Charlie. Je connais les livres dans la bibliothèque, mais plus ceux qui sont posés ouverts sur la table basse ou au pied du canapé et je me dis que ça fait trop longtemps que je ne suis pas venu ici.

Elle a enlevé son haut argenté et je regarde le bas de son dos qui se creuse sous les reins, où on devine sa colonne. Elle termine de se déshabiller et se retourne. Tu ne viens pas ? Je dis si, je te rejoins tout de suite. Elle sourit et plonge une jambe, puis l’autre, dans l’eau. La porte de la salle de bains se découpe dans la lumière tamisée du salon, les murs sont couverts de carreaux vert pastel sur lesquels s’amasse l’humidité qui reflète la blancheur d’un néon. Elle s’assied dans la baignoire et tourne le visage vers moi, les cheveux passés par-dessus son épaule, la bouche entrouverte par la chaleur et j’ai envie de crever dans sa beauté. Je me lève et attrape son appareil photo qui traîne sur une commode. Je cadre la porte au centre, le rebord de la baignoire au premier tiers et déclenche. Elle sourit

quand elle entend la mécanique. Je me rapproche, dis regarde-moi et déclenche une nouvelle fois. Ses joues rougissent dans la vapeur, elle s’appuie contre la fraîcheur des carreaux, la tête basculée en arrière, le menton relevé. Elle me regarde par-dessus son corps et à travers le film.

Je repose l’appareil et attrape la bouteille de champagne que je lui tends. Je m’assieds sur le sol carrelé. Elle dit tu ne rentres pas ? Peut-être plus tard, j’ai déjà trop chaud. Alors qu’est-ce que tu fais encore habillé ? Je plonge la main dans l’eau. Elle est bouillante. Elle dit tu exagères. Elle me regarde regarder son corps nu troublé uniquement par l’irrégularité des ondes. J’approche ma main de sa jambe, de l’intérieur de sa cuisse, où la peau est la plus douce, de son sexe. J’ai de l’eau jusqu’au coude. Ma peau rougit et je pense à mon sang, séparé de l’eau du bain par quelques millimètres de peau. Je me dis une bête déchirure et ça se mélange, ça fait des volutes magenta, des nuages pourpres. Je vois mille Soleils se couchant tous en même temps sur une ville sans nom.

11 mai 2019

09 h 24

Quand j’ouvre les yeux, le temps est encore enroulé sur lui-même. Je suis chez Sacha. Je me souviens m’être endormi dans son lit. Jusque-là, tout va bien. Je cherche des traces de notre soirée pour m’assurer de la continuité de mon expérience. Je me lève, je trouve mon caleçon sur le canapé, entre deux coussins, je l’enfile. Dans la salle de bains, il y a l’appareil photo et la bouteille de champagne. Je me dis rien n’a disparu et je souris. Je vais jusqu’à la cuisine où j’ouvre un placard, en sors la cafetière italienne.

Elle se réveille quand l’odeur du café remplit la pièce. Elle s’étire dans le lit, marmonne quelque chose. Je me dis sans moi elle n’existe pas et ça m’excite. Pendant un instant, je vois tout. Le Soleil qui remplit le ciel, la rue, la poussière déposée sur le rebord de la fenêtre, les plantes, les bouquins, les rideaux, l’ordinateur branché, je vois le canapé, la bibliothèque, le parquet, le tapis rouge foncé, rouge vin rouge, mes habits parmi les siens, le lit, les draps, ses membres dans les draps, son corps, ses cheveux, elle, et je me dis que je suis le début

et la fin de toute chose. Le bouillon dans la cafetière s’intensifie ou alors il s’agit du bourdonnement de mon cerveau. Je passe la main au-dessus du bec verseur pour vérifier et laisse la vapeur me brûler la paume. J’imagine ma peau rougir et se friper sous l’effet de la chaleur et de l’humidité. Ça me fait penser à l’odeur des vestiaires de piscines publiques. L’odeur du café ressemble à celle du chlore. Je retire la cafetière du feu, la pose sur un plateau où se trouvent deux tasses en porcelaine dépareillées. Je me demande si un corps ébouillanté sent le chlore. Je sais que ma main me fait mal, mais je ne ressens aucune douleur.

À nouveau allongé dans le lit, je m’accroche à sa peau. Je pourrais me rendormir contre elle, mais je lutte. Je sais ce qu’il se passe, parfois, quand je ferme les yeux. J’hésite à dire quelque chose. Quelque chose du genre à l’aide, s’il te plaît, aidemoi. J’ai l’impression de m’enfoncer de plus en plus profondément à l’intérieur de moi. Je vois le monde s’éloigner, le temps défiler et je ne sais pas comment l’arrêter. Mais je ne dis rien. Comme si elle m’avait entendu, elle prend ma main dans la sienne, mais ne me regarde pas quand elle dit je suis si heureuse que tu ailles mieux. Du bout des doigts je caresse la cloque qui s’est formée dans la paume de ma main ébouillantée pendant que je réponds oui, oui, moi aussi.

18 mai 2019

17 h 34

J’ouvre les yeux et c’est comme voir le Soleil pour la première fois. Je suis assis en terrasse, je ne sais pas comment je suis arrivé ici, ni quel jour on est, je reconnais les voix d’Aloïs, de Lou et de Sacha, j’attrape le verre que j’imagine être le mien, la bière est tiède, mais me fait du bien. Je m’accroche à leurs voix. Ils parlent de partir habiter au bord de la mer, de gagner à la loterie et d’acheter une grande maison tous ensemble. On aurait un jardin. Je déteste jardiner. Tu feras autre chose. On ira se baigner tous les jours. Quelqu’un dit oui, quelqu’un dit j’aimerais tellement me baigner là, tout de suite. Aloïs dit oh mon Dieu on est tellement bourgeois et tout le monde rit. Après, ils parlent de chirurgie esthétique et de la nouvelle mâchoire d’une amie que je ne connais pas, j’imagine le bandage sur son visage et le grain du fond de teint sur la première photo qu’elle postera. Ils parlent de la pièce de théâtre de Sacha, ils disent c’était incroyable, la fin était juste wow, ensuite quelqu’un dit les Sagittaires n’existent pas et tout le monde acquiesce comme si ça allait de soi, on me demande quel signe je suis, je dois

répondre, mais ça ne vient pas, Sacha doit voir le vide dans mes yeux et elle répond Scorpion, évidemment, Lou dit omg c’est vrai, t’es tellement Scorpion et pendant une fraction de seconde je me sens compris, je me sens à ma place. Quelqu’un se lève, va aux toilettes, on recommande à boire, Aloïs est sur son téléphone, il dit je comprends pas cette fascination pour les trous noirs. Tout le monde ne parle que de ça en ce moment. Il nous tend son écran, sur lequel on voit le titre d’un article et une image de ce qui ressemble à un long tunnel. D’abord la photo de M87*, il y a quelques semaines, et là ils viennent de capter des ondes gravitationnelles pour la première fois, dans un centre de recherche aux ÉtatsUnis. Ligo ça s’appelle. C’est le nom d’un mauvais club à Saint-Tropez. Il dit je comprends pas, on est en train d’injecter des millions, peut-être des milliards de dollars dans la construction d’appareils hautement sensibles, dont le but est de détecter le vide. C’est quoi le délire ? Je pense qu’on est tous d’accord pour dire qu’il y a d’autres priorités, que cet argent pourrait servir à nourrir une bonne partie de la population mondiale au lieu d’essayer de détecter des objets qui se trouvent à des centaines de milliers d’années-lumière. Je tends la main et attrape le téléphone d’Aloïs. Sacha revient des toilettes, les doigts encore humides, elle les essuie sur son jean et, moi, je clique sur le lien. Je lis que ça se passe en Louisiane, qu’ils ont construit un tunnel semi-enterré de quatre kilomètres, qu’ils ont mis de grands miroirs aux extrémités entre lesquels ils font rebondir des photons à une vitesse folle. Je pense à mon reflet qui se

démultiplie à l’infini dans le miroir de la salle de bains, ça doit être pareil. Je lis qu’en surveillant la trajectoire des photons, en calculant leur position et en la comparant avec les résultats, ils peuvent en déduire la présence d’ondes produites par les trous noirs. J’entends les voix de Sacha, d’Aloïs et de Lou comme depuis sous l’eau. Je devine leur présence au bord de l’écran, mais je ne les vois plus, je suis aveuglé, je baisse la luminosité, mais ça ne change rien. Le bourdonnement à l’intérieur de mon cerveau s’intensifie. Il y a un scientifique qui explique, il dit avec Ligo on est capables de détecter des trous noirs comme jamais auparavant. On observe des singularités beaucoup plus petites et beaucoup plus proches de nous que ce que nous imaginions. On apprend que les trous noirs ne sont pas aussi rares qu’on le pensait, qu’il s’agit en fait d’un phénomène relativement commun. Je sens l’odeur de la clope que je fume, mais ne me souviens pas l’avoir allumée, je suis hypnotisé. J’entends Aloïs qui dit qu’est-ce que tu regardes comme ça, j’espère qu’il ne s’adresse pas à moi. Je lis que le tunnel a été construit il y a une vingtaine d’années, mais que jusqu’à récemment, il n’avait jamais détecté quoi que ce soit. Le scientifique explique, et moi je lui fais confiance, que la technologie se précise, que chaque ajustement, chaque mise à jour, augmente les chances d’observation. Il dit ce qui était un pari fou, il y a quelques années, est en train de se transformer en un chasseur de trous noirs. On me tape sur l’épaule, je lève les yeux, les trois me regardent, j’entends dire Abel ça va ? T’es tout pâle. Mon cerveau bourdonne comme jamais. On me tend un verre d’eau, que je regarde sans réagir. J’articule

quelque chose du genre je ne me sens pas très bien, je vais rentrer m’allonger un peu. Ça se voit qu’ils ne me croient pas. Je dis ne vous en faites pas, c’est juste une sale migraine.

Je marche vite pour les semer, au cas où ils auraient décidé de me suivre. Je sais que si je ne leur dis pas, si je ne leur explique pas l’horizon des événements, l’information, les journées entières qui disparaissent dedans, je vais les perdre. Si je ne leur explique pas ce qui se trouve à l’intérieur de moi, ils ne pourront pas comprendre. Mais je ne saurais pas comment leur dire. Vous voyez les trous noirs ? Bah j’ai la même chose dans ma tête. Et quoi, s’ils ne me croient pas, s’ils se moquent ? S’ils pensent que j’ai pété un câble ? S’ils posent leur main sur mon bras, me regardent dans les yeux et me disent Abel ce que tu racontes n’a aucun sens. Ce n’est pas possible d’avoir un trou noir dans la tête, t’as regardé trop de science-fiction. S’ils me disent que je leur fais peur, qu’il faut que je consulte, s’ils me disent tu as déjà pensé à en parler à quelqu’un ?

C’est ce qui se passerait. Je ne peux pas leur expliquer ce que je ne comprends pas moi- même. Je me vois essayer de les convaincre en invoquant mon intuition, en disant, je le sens, je le sens dans mon bide que ce n’est pas une coïncidence, que le trou dans mon cerveau cache autre chose, leur expliquer que quelque part à l’intérieur de moi se trouve une de ces singularités, qui structure l’espacetemps depuis bien avant le système solaire, un de ces points où le monde disparaît et qui existent depuis les premières nanosecondes de l’univers. Mais ils

ne me croiraient pas, ceux qui parlent comme ça ont complètement perdu la tête, ils traînent pieds nus avec des pancartes, ils annoncent l’apocalypse et on monte le son de nos écouteurs quand on les croise dans la rue.

20 h 11

Je repasse dans la chambre, maquillé et en caleçon. J’allume l’enceinte et branche mon portable. Les synthétiseurs saturés d’une chanson dont je ne connais pas le nom pulsent à travers l’appartement beaucoup trop fort. Je ne peux pas prendre le risque de fermer les yeux. J’enfile un pantalon. Sur ma table de nuit, il y a un petit sachet avec des pilules orange que je n’ai jamais vues de ma vie. J’en avale deux et mets le reste dans une poche. J’ouvre la fenêtre, le ciel s’est vidé, j’ai son essence sur les doigts. Il ne reste que la chaleur et l’air gonflé par le pollen, qui flotte au ras du sol et devant les bouches. C’est une soirée d’été qui commence, une de celles où le Soleil ne se couche pas ou alors à peine, où les terrasses sont pleines, les rues et les places aussi, où on porte tee-shirt et short en jean, où on sort maquillé, coiffé, assoiffé, où on a envie de tout bouffer, de se lécher les lèvres et les globes oculaires pour être sûr de ne rien rater, où on a la peau perlée, chaude, et caressée, où on essaie de parler mais finit par s’embrasser, où la chaleur s’accumule sous les toits, où on dort la fenêtre ouverte ou sur le balcon, où on ressent l’univers qui s’étend, pas comme une source d’angoisse, mais d’apaisement, où les émotions se taguent à la bombe sur les murs, sur les ponts,

Emma love u 4 ever, où c’est crasseux, ça dégouline, tu rêves d’une douche, ça gueule c’est mort ici viens on décale, ça gravite autour des trois mêmes bars sans jamais s’asseoir ou alors seulement sur un coin de chaise par peur de rater quoi que ce soit, de cligner des yeux et que la nuit se passe sans toi, alors ça reste alerte, cocaïné, ça commence des conversations avant de dire scuse-moi, faut que je bouge on se capte plus tard, ça vit mille vies en un quart d’heure, ça en fait les minutes les plus longues de l’année, ça essaie d’acheter de l’alcool, mais tout est fermé, les bars nous mettent dehors, on continue dans les cafés où on commande des œufs brouillés et du whiskey bon marché, quand le Soleil se lève c’est comme si le monde entier était en train de brûler, pour le sauver on pisse dessus et puis on allume nos clopes dans ses ruines incandescentes.

Je regarde l’horizon et ma cage thoracique se remplit d’un liquide visqueux et inflammable. Je suis prêt. J’ai du bleu sur les yeux, j’ai mis mes bagues, deux à l’index gauche et une au pouce droit. Je suis en retard, mais j’attends encore. Je me dissous dans la sensation. J’ai envie de pleurer dans un ciel sans nuages, de l’emplir du sel de mes larmes, d’être l’érosion des comètes et des galaxies, la corruption de l’espace-temps.

Je retrouve Val au milieu de la place Flagey. Elle me sourit. Le fait que quelqu’un puisse éprouver autant de joie à me voir me semble absurde. Il ne s’agit pas seulement de Val, mais d’Aloïs, de Sacha et des autres. Parfois, je me dis qu’ils ont été engagés, qu’on les paie pour le temps passé avec moi,

pour les discussions, les sourires, les regards, pour l’amour. Ça me paraît raisonnable. Il doit exister un barème de rémunération, une sorte d’échelle qui indiquerait combien vaut un sourire. Elle tend les yeux, le menton et les lèvres vers moi. Dix euros. Je pose ma main dans son cou. Désolé pour le retard. Elle dit t’es beau. Trente-cinq euros. Je dis merci sans les mots. On se met à marcher dans la même direction sans savoir où on va. Elle dit je suis affamée, j’ai presque rien mangé aujourd’hui. On achète une pizza, une bouteille de vin et on se pose quelque part ? Je dis tout me va. C’est le genre de soir où je dirais oui à n’importe quoi, tant que ça m’évite de penser à ce qui se passe à l’intérieur de moi. Je respire l’air chaud, il est plein de diesel, plein de sueur, plein de goudron, c’est abrasif, ça me brûle dedans et je regarde le compteur qui tourne encore. Je me demande s’il y a un plafond à l’amour ou bien si c’est comme la dette américaine. Je me demande qui paiera quand il faudra rembourser. Sûrement pas moi.

Val est la seule qui ne sait pas pour l’accident. Je ne lui dois rien. On parle d’autre chose et ça me fait du bien. Je lui laisse la dernière part de pizza et attrape la bouteille de nero d’avola qu’on boit au goulot. Quand on se voit, ça se passe toujours de la même façon. On se retrouve en fin de journée, parfois on mange, parfois pas. Ensuite, on passe d’un bar à l’autre, d’une fête dans un appartement à une cave, d’un concert à une boîte crade qui sent la pisse, mais qui passe de la bonne musique, d’un bout de trottoir à une banquette en cuir dans une brasserie. Vers 4, 5 heures, on rampe jusqu’à

l’appartement le plus proche où on se laisse tomber sur le tapis. S’il reste quelque chose dans le frigo, on l’avale, sinon on fait des pâtes au beurre qu’on mange allongés sur le sol en parlant de nos crushs de lycée et de ce que cela fait de ressentir quelque chose pour la première fois. Ça nous excite, alors on finit par se déshabiller, on lèche nos corps salés pendant des heures, c’est toujours pareil.

Après avoir quitté Sacha, Aloïs et Lou, j’ai marché jusque chez moi. J’ai eu envie de fermer les yeux et de dormir pendant deux semaines, mais j’ai eu peur de ne jamais me réveiller. J’ai appelé Val, ça a sonné un moment avant qu’elle ne décroche. J’ai pensé réponds, réponds, réponds et quand elle a répondu j’ai dit tu fais quoi ce soir ?

19 mai 2019

01 h 23

Il doit faire plus de trente- cinq degrés, aucune fenêtre, tout le monde fume à l’intérieur, l’air de la pièce c’est du goudron. Dans un coin, on a installé une table de mix et un système son, deux lampes multicolores projettent des formes géométriques au plafond, type salle des fêtes ou colonie de vacances.

On a croisé Zoé et des amis à elle sur une terrasse blindée. Elle nous a dit des potes organisent une soirée dans une cave vous voulez venir ? Sur le chemin, on a acheté une bouteille de gin, du tonic et des gobelets en plastique. Val vient dans mon dos et enroule ses bras autour de mon torse. Cinquante euros. Je laisse mon index glisser sur son poignet, son avant-bras, le creux de son coude avant de revenir. Sa peau est douce et humide. On se laisse flotter dans l’atmosphère enfumée, dans les basses qui se réverbèrent dans les battements de nos cœurs. Zoé danse avec un garçon. Je les regarde, j’essaie de discerner s’ils couchent ensemble. Je dis à Val, tu paries combien ? Elle dit non, c’est sûr que non. On les observe, on analyse les sourires,

les mains dans les dos et sur les avant-bras. Je dis ils ont passé la nuit ensemble hier. Tellement pas ! Tu vois bien qu’ils se regardent à peine. Je sais qu’elle a raison, mais on continue encore un moment parce que ça nous amuse. J’ai bien fait de venir, d’appeler Val et de sortir de chez moi. Ici, je ne pense à rien. Il y a trop de monde, trop de bruit, trop d’alcool pour penser à quoi que ce soit. Je regarde les corps compressés qui s’aiment et j’aurais envie que ça dure toujours. Val se met sur la pointe des pieds pour m’embrasser et hurler, est-ce qu’on se barre ?

Pendant qu’elle dit au revoir à une amie que je ne connais pas, j’attrape le sachet que j’ai glissé dans ma poche avant de sortir de chez moi et j’avale une autre pilule orange.

Après la chaleur de la cave, la nuit semble fraîche. On marche dans des rues résidentielles où tous les immeubles se ressemblent. Une laverie 24/24 déverse sa lumière crue sur le trottoir. La porte est ouverte, les machines vides, l’espace inoccupé. Je regarde Val entrer et aller s’asseoir sur une machine à laver, les jambes pendantes. Je reste un instant à l’extérieur.

Le cadre de la vitrine découpe une image sur ma rétine. Elle me regarde la regarder comme si j’étais Edward Hopper. Quand je m’assieds à côté d’elle, elle est en train d’effriter du shit qu’elle s’applique à répartir dans le joint. Je regarde le morceau de gomme. Je ne sais pas quand j’ai vu du shit pour la dernière fois. C’est presque impossible d’en trouver à Bruxelles. Elle en a ramené de Marseille où elle a été voir sa famille à Pâques. Elle préfère ça à l’herbe alors elle stocke quand elle en a l’occasion. Je tends mon briquet dont elle aspire la flamme.

La braise a déjà fait plusieurs allers-retours entre nos mains quand elle dit comment tu vas ? Je veux dire, pour de vrai ?

Je retiens ma respiration, je gagne du temps, jusqu’à ce que le nuage de shit me griffe la gorge. J’ai de la ouate derrière et devant les yeux. Aucune voiture dans la rue. Je me dis après la vitre, il n’y a plus rien. Après la vitre tout disparaît. Il n’y a que moi, elle, les machines à laver vides, je ne peux m’échapper nulle part.

Je dis ça va, rien de spécial. Elle me regarde longtemps et moi je regarde le reflet des néons dans le carrelage blanc. Je me demande si elle sait, si quelqu’un lui a dit pour l’accident, si elle a parlé à Zoé pendant que j’allais chercher quelque chose à boire. Pourquoi tu me demandes ça ? Elle hoche la tête, elle dit pour rien, et puis elle dit c’est juste que l’autre jour quand on est allés manger libanais, t’étais grave chelou, je t’avais jamais vu comme ça, t’as parlé sans t’arrêter, toute la soirée, on aurait dit que t’avais pris un truc. Tu m’as pas posé une question, tu parlais tout seul, sans me regarder, t’as parlé, parlé, parlé de trous noirs et d’équations mathématiques super compliquées comme si c’était une évidence, comme si ça m’intéressait. Quand tu m’as appelée tout à l’heure, ça me saoulait de te voir et de passer la soirée à t’écouter, mais je me suis dit au pire je me casse et j’ai bien fait, aujourd’hui, rien à voir, t’es normal. J’ouvre le compartiment à lessive et écrase le mégot dans le bac pour l’adoucissant. Je suis vraiment désolé. Je m’en suis pas rendu compte. Elle passe son bras autour de moi et me

tire vers elle. Je pose ma tête sur son épaule. Elle dit c’est pas grave, ça m’a juste surprise. Ça te ressemblait pas. J’imagine le bruit des tambours des machines à laver qui tournoient à longueur de journée. J’entends les tambours et le bruit de la mer. Je vois la lessive former une mousse blanche. Ma bouche est pleine d’écume.

Je ne me souviens pas être allé manger libanais. Je ne me souviens pas avoir parlé de trous noirs, pas à qui que ce soit. Je pense à tout le reste de ce que j’ai pu dire, à Val, mais aussi à Aloïs, à Sacha et aux autres. Je vois les tambours tournoyer, ils sont tous à l’intérieur de moi. Je suis en train de me déverser dans le monde sans m’en rendre compte. Peutêtre que je passe mes journées à parler de ce qui se passe à l’intérieur de mon crâne à qui veut bien l’entendre, peut-être que j’en parle en ligne, peutêtre que je fais des vidéos documentant mon état, peut-être que j’ai des milliers de followers, peut-être que je donne des interviews à la presse étrangère. La possibilité de ma propre parole me terrorise. Je me demande quelle est la méthode la moins douloureuse pour se sectionner les cordes vocales. J’imagine une pince, de type jardinage, quelque chose de long et de fin qui se glisse entre les dents sans difficulté, qui s’insère dans le pharynx et qui coupe net et précis. Je ne pourrais même pas hurler. Pendant un temps, j’envisage l’option. Je me dis c’est pas idéal, mais c’est peut-être nécessaire. Elle passe sa main dans mes cheveux. Je me demande combien ça va me coûter. Je sais très bien que je n’ai pas assez d’amour en moi pour rembourser tout ce que l’on m’a donné.

25 mai 2019

10 h 16

Quand j’ouvre les yeux je suis assis sur une chaise en plastique dans le hall d’accueil de l’hôpital. Rien ne se passe, personne n’entre ni ne sort, comme si j’étais le seul patient, le seul malade de la ville. Périodiquement, des membres du personnel médical passent devant moi en faisant semblant de lire quelque information contenue dans un dossier cartonné qu’ils viennent déposer à l’accueil avant de discuter avec le réceptionniste du temps magnifique, de la chaleur et du barbecue à venir, comme s’il s’agissait d’une situation appropriée, comme s’ils tenaient une épicerie ou une franchise de fast fashion, avant de repasser dans l’autre sens, les mains dans les poches ou triturant les cartes d’accès pendues à leur cou.

Je suis dans le passage, mais personne ne me voit.

Le réceptionniste m’ignore et regarde des vidéos sur son téléphone portable. C’est le milieu de la matinée, à travers les portes vitrées il fait déjà chaud, ça fait fondre la chaussée qui s’évapore et laisse son

odeur plastifiée flotter à hauteur de narines, mais à l’intérieur on a allumé l’air conditionné. Je me dis que si je reste ici trop longtemps je vais choper froid. Je tâte discrètement mes poches à la recherche des pilules orange, j’en avale une.

La dernière fois, le médecin m’avait dit qu’il voulait reprogrammer un scanner, pour être sûr que tout se passe comme prévu, vaut mieux être trop prudent. Il a la science de son côté, alors je n’ai pas insisté, mais s’il veut refaire un scanner, c’est qu’il soupçonne quelque chose, c’est qu’il soupçonne le trou noir et, avec les nouvelles technologies, ils vont voir que la tache s’est étendue, qu’elle a grappillé du terrain, rongé la matière grise. Un lieu dans le monde où le monde disparaît. Tout se met à graviter autour jusqu’à se faire happer. Plus elle me ronge l’intérieur, plus elle grossit, elle se nourrit de moi jusqu’à devenir si lumineuse qu’elle en sera inobservable. Un lieu dans le monde où l’obscurité et la lumière sont identiques. Je ne peux pas les laisser regarder. S’ils la voient, ils vont m’enfermer. Bien sûr, ils diront que c’est pour mon bien. Ils diront ne vous en faites pas monsieur Fleck, nous allons vous garder quelques jours en observation afin de mener une batterie d’examens supplémentaires. Rien d’anormal, nous voulons simplement nous assurer que vous ne courez pas le risque d’une récidive. C’est un coup à se retrouver sous morphine en moins de temps qu’il ne faut pour le dire et quand je gueulerai dans les couloirs pour qu’ils me laissent rentrer chez moi, ils ajouteront des antipsychotiques. Ça ne marchera pas non plus, parce que je ferai semblant de les avaler, j’ai vu une vidéo sur internet qui expliquait comment

conserver une pilule dans son pharynx pendant plusieurs minutes. Tant qu’ils me gardent à l’hôpital, je trouverai une solution pour m’échapper. Les hôpitaux ne sont pas conçus pour empêcher les gens de sortir. Bien sûr, il faut pousser quelques portes, passer devant le bureau des internes sans se faire remarquer, mais ça reste faisable. Le problème c’est s’ils contactent les autorités, s’ils font remonter mon dossier jusqu’au gouvernement et me transfèrent dans un de ces centres médicaux gérés par l’armée. Il paraît que certains de ces sites ne sont même pas répertoriés. Sur internet, il y a des listes. Il est préférable de se méfier des zones qui ne sont pas visibles sur Google Earth. Je pense au tunnel semi-enterré de quatre kilomètres avec des miroirs aux bouts, s’ils me mettent là au milieu, s’ils me démultiplient à l’infini, ils vont voir tout de suite que ce que j’ai dans la tête ressemble à ce qui se trouve au cœur des galaxies. Je vais finir dans un de ces souterrains, où ils font des expériences, où ils accélèrent les particules. J’ai vu un documentaire, non merci. J’ai regardé assez de séries policières pour savoir crocheter une serrure ou me servir de ma brosse à dents comme arme blanche, mais je ne pense pas que ça suffirait. Dans ce genre d’endroit, ils sont équipés.

Ils essaieraient de comprendre comment elle est apparue, s’il s’agit d’un phénomène isolé ou s’il en existe d’autres. Mais ils ne comprendraient pas. Peu importe le nombre et la taille des scanners ou des électrodes placées sur mes tempes. L’observation fige le monde. Elle dit le monde est comme ça alors que non, pas du tout, le monde est de mille manières différentes. L’observation dit ceci existe

alors que non, ce n’est que la photographie d’un possible. Le plus simple serait de se laisser faire. C’est le genre de situation où résister n’amène rien de bon. Il faudrait obtempérer, avaler ce qu’il y a à avaler et ne pas faire de vague, il faudrait s’incliner devant la toute-puissance médicale.

Je ne sais pas depuis combien de temps j’attends. J’ai compté six infirmiers, trois aides- soignants, deux ambulances à travers la baie vitrée, dont une, sirène allumée. Ça me rassure. Je me dis au moins je ne suis pas seul à être observé. Et si l’autre est arrivé en ambulance, ils vont sûrement s’occuper de lui en premier. Moi, je suis ici volontairement, je me suis montré collaboratif, ça doit valoir quelque chose, des points de bonne conduite. J’espère que c’est un cas désespéré, un corps massacré, un corps qui ne ressemble plus à un corps, à qui il manque des membres, qui se vide de son sang, de sa conscience ou au contraire un corps tout raide, figé comme la pierre, victime d’un mal que l’on ne sait pas traiter, un nouveau virus, une peste. J’espère que c’est une peste. Que l’on décrète un état d’urgence national, que l’hôpital soit mis en quarantaine, que l’on distribue des masques, des gants, des tenues antiradiations et que, même momentanément, on suspende les observations.

Je regarde en direction de l’accueil, le réceptionniste n’a pas l’air inquiet. Il a un écouteur dans une oreille et sourit à l’écran de téléphone qu’il tient horizontalement. Au loin, j’entends un hautparleur, un ascenseur qui arrive ou repart, le bruit du café moulu, mais pas son odeur. Je me dis quel

intérêt ? Quel intérêt de devenir un cobaye alors qu’il est peut-être tout à fait normal d’avoir une tache dans le cerveau ? Peut-être qu’on a tous une tache, qu’elle est là depuis bien avant le langage, quand la masse neuronale se contentait d’opérations basiques, quand l’abstraction, les concepts, les mathématiques n’étaient que des météores fuyants au milieu de constellations pas encore répertoriées, la tache, elle, était déjà là. On n’avait simplement pas les outils pour la percevoir. Et puis sont venues les machines. On a inventé des scanners plus grands, plus performants, capables de voir l’inobservable, mais ce sont des mécaniques sensibles et leur utilisation coûte cher. Alors on la réserve à ceux qui vont mal, ceux qui font un accident, qui s’écroulent sans raison dans leur cuisine ou leur salon. Forcément, si on ne regarde que les accidentés, la tache devient leur dénominateur commun. On voit ce que l’on veut bien voir. Je me dis si on scannait tout le monde, si on passait huit milliards d’êtres humains dans un scanner, on remarquerait la tache partout. On verrait l’absence au centre et peut-être qu’au début ça nous étonnerait, certains seraient même réticents, mais on finirait par se faire à l’idée, par dire oui, c’est ainsi que vivent et meurent les galaxies.

J’espère que c’est la peste.

Le corps médical aurait déjà les yeux brillants, la salive au coin des lèvres. Dans les cages d’escalier, on se bousculerait, on essaierait de se sauver, de sortir le premier, on hurlerait des insanités. Les pires seraient les chirurgiens et les psychiatres, qui ont une vie trop rangée pour la laisser filer. Ils seraient les premiers

à en venir aux mains, à planter leurs ongles manucurés dans les visages des infirmiers. Les ascenseurs laisseraient s’échapper une vague de blouses blanches immaculées qui soulignerait la panique. Ils passeraient tous devant moi en hurlant, terrorisés par la peur des autres et se disperseraient à l’extérieur.

Je suis dans le passage, mais personne ne me voit.

Si tout le personnel fuyait, je serais rassuré. Il n’y aurait plus que moi dans les couloirs blancs. Je serais seul avec les machines et les machines ne me font pas peur. Au contraire, j’aime la mécanique. J’aime l’articulation huilée des choses. Ce qui m’effraie, ce sont les humains qui s’en servent. Mais personne ne fuit. Au contraire, tout le monde s’affaire. Je les imagine monter et descendre les marches, s’appeler par interphones, changer les draps, huiler les scanners. C’est le calme avant la bataille. Je sais qu’ils se préparent pour moi, qu’ils sont en train de libérer un étage, une aile du bâtiment pour moi tout seul, pour m’observer tranquillement, pour ne prendre aucun risque. Bientôt, ils vont venir me chercher, ils seront douze, mon neurologue en tête, tout sourire. Il dira bienvenu monsieur Fleck, comment s’est passé votre voyage ? Il dira vous serez bien ici, vous allez voir, l’équipe a tout préparé pour votre arrivée. Il me parlera d’animation en soirée, de feu de bois ou de karaoké, mais je n’y croirai pas. Je suis lucide moi, je sais que cela n’a rien à voir avec un camp de vacances. Ils essaieraient de les dissimuler, mais je les verrais, moi, les seringues de sédatif et les camisoles de force.

Je ne peux pas rester ici.

Je suis toujours seul avec le réceptionniste. Je me lève. Il me sourit par-dessus le comptoir. Je fais deux pas. Je me dégourdis les jambes. Je regarde les portes vitrées, puis le réceptionniste puis à nouveau les portes vitrées qui se trouvent à moins de cinq mètres. La cellule photovoltaïque émet une sorte de déclic lorsque je rentre dans son champ d’action et l’air chaud, l’odeur de la chaussée s’engouffrent par les portes qui s’ouvrent. Il relève la tête et me dit ça ne devrait plus être très long, le médecin sera avec vous d’ici quelques minutes. Je ne réponds pas. Je le dévisage, le bassin toujours orienté vers la rue. Il soutient mon regard un instant, sans comprendre, puis finalement, il comprend. Il sort l’écouteur de son oreille, pose son téléphone à plat sur son bureau. Son regard devient sévère et je me sens écrasé par le poids de son autorité quand il dit vous ne pouvez pas partir maintenant, tout a déjà été arrangé.

18 h 11

Je ne peux pas rentrer chez moi.

Ils doivent avoir mon adresse dans un dossier, quand ils remarqueront que je me suis enfui, quand ils comprendront pourquoi, ils commenceront la traque par là. Je me rassure en me disant que j’ai encore quelques longueurs d’avance. Pour le moment, je ne suis qu’un cas d’étude incompris, une anomalie. Le temps qu’ils fassent toutes les connexions, qu’ils mettent bout à bout les

informations, que les supérieurs soient avertis, je me dis s’il faut courir c’est maintenant. Alors je cours, longtemps. D’abord à travers la place du Jeu-de-Balle et puis le long du boulevard du Midi, ensuite le long du canal que je remonte jusqu’à ce que ce ne soit plus la ville, mais un ensemble de zones, de structures architecturales et d’échangeurs d’autoroute. Il y a une limite, que je dépasse, où les rues ne sont plus pensées pour les piétons, où il n’y a plus de trottoirs seulement des bords de route.

Mon téléphone vibre, c’est Sacha, je ne peux pas. Je sais qu’elle m’aime et qu’elle sera la première à me ramener de force à l’hôpital. Je balance l’appareil vibrant dans le canal. Pendant une fraction de seconde, c’est dramatique et puis c’est terminé. Il disparaît dans l’eau vaseuse. Je me vois en train d’essayer de le récupérer, en caleçon et plus tard, chez moi, l’enfoncer dans du riz. Je n’en fais rien.

J’arrive à la hauteur d’un arrêt de bus et regarde les carrosseries défiler contre le ciel violet jusqu’à ce qu’un bus s’arrête. Je monte à l’arrière et me laisse tomber sur un siège, les fenêtres sont embuées comme en plein hiver. Je colle ma tête à la vitre humide, la fraîcheur me fait du bien, elle me coule sur le front. Je regarde le ciel changer de couleur à travers la sueur de la machine. Les feux de circulation sont gonflés, les caisses qui nous dépassent sont toutes noires, les couleurs se sont estompées. Tout est difforme et pourtant tout se ressemble.

Je finis par reconnaître les rues, je ne suis pas loin de la place Jourdan. Val fait quelques shifts par

semaine à l’Autobus, le bar qui fait l’angle. L’idée de la voir me soulage. Il n’y a plus qu’elle avec qui je peux me reposer. Je ne sais pas si elle travaille ce soir, mais je n’ai aucun moyen de lui écrire pour vérifier, alors je descends du bus. La terrasse se déverse sur la chaussée. C’est bondé. Je jette un œil par- dessus les tables, essaie d’apercevoir l’intérieur, mais tout brille et je ne vois rien. Je fais le tour, m’approche de la vitre, devine la forme de plusieurs corps derrière le comptoir. Les probabilités ne sont pas en ma faveur. Sa main contre le bas de mon dos, elle dit qu’est-ce que tu fais ici toi ? Je te cherchais. Je vois ça, tu as l’air tout perdu, debout au milieu de la terrasse à fixer le vide. Je ne fixais pas le vide. Si, t’as l’air tout vaseux, tu veux boire quelque chose ?

Je m’assieds dans un coin de la terrasse, elle passe un coup de torchon humide sur la table avant de revenir avec une bière. On a du monde ce soir, je ne peux pas vraiment m’arrêter pour discuter avec toi. Mais si ça se calme, je viens te voir, promis. Elle repart entre les chaises et les jambes étendues, empile les verres vides et les cendriers sur son plateau, je la regarde jusqu’à ce qu’elle disparaisse à l’intérieur. Je sors le sachet de pilules de ma poche, il n’en reste que deux. Je les avale avec une gorgée de bière.

31 mai 2019

02 h 37

La circulation se réverbère sur le plafond. J’écoute la respiration de Val. Elle dort depuis longtemps. Elle s’est tout juste démaquillée avant de s’effondrer sur le lit. Je ne voulais pas rentrer à la maison et elle m’a dit bien sûr que tu peux dormir chez moi, mais je t’avertis, je suis claquée. J’ai insisté pour payer les bières qu’elle voulait m’offrir, mais j’ai fini par abandonner et on a marché jusque chez elle sans parler. J’ai été à la cuisine pour me servir un verre d’eau et quand je suis revenu elle dormait. Je me suis allongé à côté et je reste là sans bouger. Je vois mon appartement vide et je me demande si on me cherche déjà.

J’imagine que mon médecin essaiera de m’appeler, que ça sonnera occupé et qu’il laissera des messages sur ma boîte vocale, des messages qui seront stockés quelque part sur un serveur pendant une éternité, mais jamais consultés. Je peux imaginer sa voix, il me dit bonjour monsieur Fleck, j’espère que vous allez bien, nous avions un rendez- vous prévu aujourd’hui que vous avez manqué, il me

dit que ce n’est pas grave, mais que je dois l’appeler dès que possible pour en fixer un nouveau. Il est poli, professionnel. Je préférerais qu’il hurle espèce de monstre, je sais ce que tu es, je vais te trouver, je vais t’ouvrir le cerveau en deux au scalpel, tu ne pourras plus te cacher, qu’il soit rouge, qu’il soit méchant.

La présence de Val me rassure. Je me cale sur sa respiration, son rythme cardiaque. Pendant un instant, je ne pense qu’à ça, je pense à mon ventre qui se remplit d’air et puis à mes poumons, je pense à l’air que j’expulse, je pense à nos deux corps côte à côte synchronisés, mais ça ne suffit pas. Tout le reste revient. Les circonvolutions de mon cerveau rétroéclairé, la tache lumineuse au centre, le disque d’accrétion orangé et l’ombre au cœur de tout, la gravité qui s’intensifie au fur et à mesure, le temps qui se dilate et qui disparaît. Plus je me rapproche de l’horizon, plus ma tête bourdonne fort. J’ouvre les yeux et des éclats de carrosserie défilent sur le plafond de plus en plus vite. Ça roule à une vitesse folle pour aller nulle part. Je me lève et laisse couler l’eau dans la cuisine jusqu’à ce qu’elle soit froide. Je ferme l’écoulement et attends que l’évier se remplisse. Lorsqu’il est à moitié plein, je plonge la tête dedans. Je retiens ma respiration. Le froid me bouffe les tempes, mais le bourdonnement persiste. Je reste comme ça, jusqu’à manquer d’air. Je sors la tête d’un coup et laisse mes cheveux goutter bruyamment. J’ai l’impression que mon crâne va exploser. Je me dirige vers la salle de bains, j’ouvre plusieurs tiroirs jusqu’à trouver les médicaments. Je retourne les différents flacons, j’avale trois antidouleurs, je

trouve de la Ritaline en comprimés de trente milligrammes, j’en prends deux.

Je retourne dans le salon, je m’assieds sur le canapé. Je presse sur mes paupières avec le dos des mains, elles sont fraîches et je me concentre là-dessus. Pendant un temps, ça soulage et puis le bourdonnement revient. Le bruit de la circulation dans la rue est assourdissant. Je me lève pour fermer la fenêtre, mais elle l’est déjà. Mes perceptions sont décuplées. J’ai l’impression qu’on a retiré le film protecteur de mes sensations. J’entends les voitures comme si j’avais la tête plaquée sur la chaussée.

04 h 58

Je marche vite, mais mes pieds nus sur le goudron ne font aucun bruit. J’ai couru dans les escaliers, j’ai glissé, je me suis rétamé sur le palier maintenant ma lèvre supérieure a enflé et ma salive a un goût d’aluminium. Il fallait bien que quelqu’un les arrête. Elles allaient réveiller tout le quartier à force d’accélérer sous nos fenêtres. J’ai déboulé dans l’allée et suis venu me planter au milieu de la chaussée. J’ai attendu les bras écartés que des phares viennent m’illuminer, qu’on me klaxonne, qu’on baisse la fenêtre pour me hurler de dégager, qu’on s’énerve à en frapper le tableau de bord, c’est qui cet allumé, qu’on sorte de sa caisse, prêt à en découdre, qu’on finisse ensanglantés, il fallait bien que quelqu’un les arrête. J’ai attendu, mais personne n’est venu et j’ai réalisé que la chambre de Val ne donnait pas sur une rue, mais sur un parking. Il n’y a pas de

circulation sur un parking. Pas même un petit scooter trafiqué à qui j’aurais pu balancer un coup de pied. Ça se voit qu’il n’y a aucun bruit et pourtant je les entends. J’ai essayé de retourner me coucher, mais je me suis aperçu que j’étais sorti sans les clés. Sans vêtements et sans chaussures. J’aurais pu sonner, mais alors j’aurais dû expliquer à Val ce que je faisais dehors en caleçon, la lèvre en sang.

Les rues sont vides. La température est agréable, mais personne n’en profite. Je marche vite parce que je sais que le jour se lève bientôt et qu’avec lui, ça va se déverser dans les cafés et dans les gares, ça va faire des commissions et déposer les enfants à l’école, ça va sûrement pas apprécier ma dégaine. C’est le genre d’histoire à se faire verbaliser et s’il y a bien une chose que je voudrais éviter, c’est de me retrouver menotté sur une banquette arrière ou pire, sédaté dans une ambulance.

Le bourdonnement n’a pas disparu. J’entends comme un poids lourd qui s’approche, qui est juste là, au coin de la rue, éternellement le pied sur l’accélérateur, mais que je ne verrai jamais. À chaque intersection, je m’attends à le voir apparaître, mais les rues sont vides. Je me concentre sur le picotement du goudron contre mes plantes de pied, au début c’est dérangeant, mais on s’habitue. Il faut juste éviter de marcher sur un tesson. Les premières personnes sortent de chez elles, j’accélère encore un peu, je me cache derrière un conteneur quand il faut. J’arrive à la hauteur de mon immeuble et entre le code. Je perçois les vibrations qui indiquent que la porte est déverrouillée. Je monte dans l’ascenseur.

Je ne croise jamais personne, il n’y a pas de raison que cela soit différent aujourd’hui. Sur le palier, je réfléchis à une autre solution, mais rien ne vient alors je mets un premier coup d’épaule dans le battant. Au troisième, le bois autour du verrou se fend. Au cinquième, la porte s’ouvre.

J’ouvre mon ordinateur et attends qu’il se connecte à internet. Je me demande quel bruit fait un trou noir et je tape exactement cela dans la barre de recherche de mon navigateur. Je tombe sur des vidéos d’ASMR, un enregistrement du son produit par deux trous noirs qui gravitent l’un autour de l’autre jusqu’à n’en former qu’un seul, mais cela n’a rien à voir avec mon bourdonnement. Je continue, je clique sur un lien puis sur un autre. Quand je trouve ce que je cherche, j’imprime tous les articles disponibles.

En 1974, Stephen Hawking avance que les trous noirs émettent une radiation. De l’énergie qui s’échappe, qui fuit jusqu’à ce que finalement le trou noir s’évapore. Ce que dit Hawking c’est que les trous noirs se consument progressivement jusqu’à disparaître avec tout ce qu’ils avaient avalé. À la fin, il ne reste rien.

Un endroit dans le monde où le monde disparaît.

Mais certains ne sont pas d’accord. Certains pensent qu’il s’agit d’une abomination, si ce qui tombe dans un trou noir disparaît complètement, nos lois les plus élémentaires seraient violées. Ils disent l’information ne meurt jamais. La matière

peut s’effondrer jusqu’au dernier atome, l’espacetemps s’enrouler sur lui-même, la lumière flotter comme la poussière dans un rayon de Soleil, mais l’information doit se transmettre, coûte que coûte.

Ils disent ce qui tombe dans le trou noir doit ressortir.

Je croyais que ce qui basculait à l’intérieur d’un trou noir disparaissait pour de bon, que ce n’était rien d’autre qu’un gros siphon. C’est ce que dit la relativité générale et moi je lui faisais confiance. Mais quoi, si ce n’est pas le cas, si ce qui tombe à l’intérieur continue à exister, transformé au-delà de nos capacités d’imagination, de l’autre côté de l’horizon ? Quoi, si l’information n’est pas perdue, mais que l’on est incapable de la détecter ? On a beau aligner nos plus belles machines, les pointer vers les astres et prier pour que ça marche, le ciel n’est jamais là où on l’attend.

09 h 22

Mon ordinateur vient de s’éteindre. Je suis assis sur le carrelage de la cuisine. Je fixe le vide pendant plusieurs minutes. Le Soleil s’est levé et se déplace sur le mur en face de moi, bientôt il réchauffera ma peau. J’ai refermé la porte défoncée du mieux que j’ai pu. Le bourdonnement est omniprésent. Je me masse les tempes lentement. Je me concentre, essaie de le distinguer au milieu de tous les autres sons. Il y a l’eau qui coule dans les murs et jusqu’aux radiateurs, les prises électriques et le modem internet, l’écho lointain des voitures qui démarrent et

se garent dans la rue. Si je me concentre suffisamment, je parviens à faire abstraction. Ce que je pensais être le bourdonnement de mon cerveau après l’AVC ressemble davantage à une fréquence radio, une vibration. Elle a quelque chose de physique, je la perçois autant dans mon estomac que je l’entends, comme quand tu colles ton oreille au caisson de basses.

4 juin 2019

21 h 13

La fréquence ne me quitte plus. J’ai recouvert les murs et les fenêtres de tous les articles que j’ai trouvés pour essayer de l’expliquer. J’ai épluché internet jusqu’à tourner en rond. Certains disent qu’internet est un espace infini dans lequel il est facile de se perdre, mais c’est faux. D’abord, ce n’est que légèrement plus grand que le monde et on s’ennuie sacrément vite du monde. Et puis, tout y est cartographié alors c’est dur de se perdre. J’ai regardé toutes les vidéos et imprimé tous les articles disponibles sur les trous noirs et sur ce qui arrive à la matière qui disparaît dedans. Je ne suis pas sorti une fois, pas même pour faire les courses. J’ai regroupé tous les aliments qui restaient dans ma cuisine, j’ai dressé un inventaire et j’ai rationné. Je ne pourrais pas dire si je dors.

Si je ralentis ma respiration, si je dirige toute mon attention vers la fréquence, j’ai l’impression de flotter dedans. Je passe des heures, des jours peut-être, allongé sur le tapis du salon à l’écouter résonner à l’intérieur de mon crâne. Au début, j’ai essayé de

la bloquer. Je plongeais la tête dans une bassine remplie de glace ou bien j’écoutais de la musique beaucoup trop fort. Mais dès que la chanson se terminait, ça recommençait. Val est venue avec mes affaires. Je lui ai parlé à travers la porte. Je lui ai dit que j’étais désolé d’être parti au milieu de la nuit, que je faisais une migraine et que je ne voulais pas la déranger. Ab t’es sûr que ça va ? T’es parti sans tes habits. C’est toi qui as fait ça à ta porte ? J’avais fait ce que j’avais pu pour retaper la porte défoncée avec une planche de bois clouée là où le verrou avait cédé. J’avais installé un loquet improvisé. Elle m’a demandé si elle pouvait entrer. J’ai répondu j’ai une méchante grippe, c’est mieux que je ne voie personne pendant quelques jours. Elle a insisté, mais elle a fini par s’en aller en laissant un sac plastique avec mes affaires sur le paillasson.

J’ai fermé les volets. Tout est plongé dans la pénombre. Je ne vois plus les jours et quand j’ouvre les yeux, je n’ai plus aucune notion de temps. Je ne sais pas si cela fait vingt-quatre heures ou deux mois que je suis là.

Sur internet, je lis que le cerveau et le ciel c’est pareil, que si on compare la distribution de la matière et la manière dont l’information se transmet, c’est pareil. La structure de l’univers est si proche de celle du cerveau humain, qu’il est probablement capable de penser lui aussi. Je me demande à quoi pense l’univers, je me demande s’il pense à moi, s’il sait que j’existe, si un médecin trop jeune lui a montré des scanners de ce qui se passait à l’intérieur de lui, s’il lui a dit vous voyez cette tache ? C’est un trou

noir. Tout le monde s’inquiète de savoir ce qui se passerait si l’univers pensait, si nous n’étions que de minuscules particules à l’intérieur d’un cerveau géant. Mais ils passent à côté du vrai problème. Si l’univers ressemble à notre cerveau, notre cerveau ressemble à l’univers et celui-ci est régi par quatre forces fondamentales, la force électromagnétique, la force nucléaire faible, la force nucléaire forte et la force gravitationnelle. La science dit que, contrairement aux trois autres forces, la gravité ne s’applique pas à la physique des particules, mais seulement aux interactions macroscopiques. Il y aurait de la gravité dans l’univers mais pas dans notre cerveau, de la gravité entre les planètes, entre les systèmes solaires, entre les galaxies, mais pas entre les neurones, pas entre les atomes, pas entre les électrons. Bullshit. Si notre cerveau ressemble à l’univers, la science se trompe, la gravité est partout. Si notre cerveau ressemble à l’univers, il est, lui aussi, rempli de météorites, de Soleils, de nébuleuses et de trous noirs.

J’ai divisé le salon en deux. Sur le mur du fond, j’ai regroupé tout ce que j’ai trouvé sur la photo de M87* et sur les trous noirs en général, autant ratisser large. De l’autre côté, j’ai mis les articles de neurologie, les scanners de mon cerveau, mes résultats d’analyses médicales.

À côté de la photo de M87* imprimée sur une feuille A4, il y a la simulation de Luminet et celle plus tardive de Marck. Pour quelque chose dont on parle aussi souvent, il existe étonnamment peu de modèles scientifiques. Les plus prolifiques sont les artistes, des illustrateurs aux créateurs d’animations

vidéo, il semble que chacun y soit allé de sa touche personnelle, ajoutant tantôt une palette de couleurs chaudes, tantôt un effet de loupe, jusqu’à obtenir des résultats de plus en plus visuels, hollywoodiens.

C’est le sacré sans la peur, le sacré avec des dorures, celui qui s’incarne dans les images que l’on baise, nos lèvres sucrées par le vin contre l’aluminium froid des icônes. C’est le sacré pour lequel on a longtemps construit des bûchers, mais aujourd’hui il ne reste que ça alors autant y aller franchement. Un maxi popcorn et des Lunettes 3D pour être sûr de ne rien rater.

Il faisait beaucoup trop chaud pour le mois de novembre et la salle était pleine. Aloïs avait réservé plusieurs semaines à l’avance pour s’assurer d’être bien placé. J’aime parler pendant les pubs, mais je sais qu’Aloïs est concentré, il se met en condition, c’est ça qu’il dit, c’est comme une sorte de méditation. J’écoute les gens, leurs doigts dans les sachets plastique, leur langue dans leur bouche ou dans celle d’autrui, l’électricité statique entre les corps et le velours des sièges. Le système de ventilation émet un vrombissement discret. Je m’enfonce dans le dossier, croise les jambes, presse mes mains dans mes poches d’où je sors des pastilles à la menthe. J’en extrais une du paquet et la tends à Aloïs qui l’attrape sans rien dire. Des visages trop souriants me parlent d’assurance-vie, de la nouvelle Nissan hybride et de promotions sur le foie gras. Christopher Nolan s’est affirmé comme l’un des réalisateurs à succès des dernières années et la sortie de ses films constitue toujours un petit événement. Particulièrement pour Aloïs qui répète à qui veut bien

l’entendre qu’Inception est un chef-d’œuvre absolu. J’ai pris deux places pour Interstellar, il m’avait dit tu viens avec moi, ce n’était pas une question. J’ai demandé de quoi il s’agissait, le truc avait quand même un nom de mauvais spin-off de Star Trek. C’est le dernier Nolan, ça va être une tuerie. Il paraît que l’équipe du film a travaillé avec la Nasa pour produire des illustrations d’étoiles et de trous noirs les plus réalistes possible. Dinguerie, je te dis, dinguerie. J’ai dit OK, d’accord.

Finalement, le coup de la Nasa c’était bidon.

En sortant, Aloïs m’a dit wow, la vache. Moi j’ai répondu ouais, pas mal et puis on est allés boire une bière. Cooper, un type un peu rustre qui pense à exprimer ses émotions seulement après s’être fait happer par un trou noir, se fait envoyer dans une autre galaxie à la recherche d’une planète habitable. Le visage excité d’Aloïs quand il se rejoue le film. Il a de la mousse de bière dans la moustache, mais je ne l’arrête pas pour le lui dire. Il fait de grands gestes avec les mains. Autour, on parle fort et les paroles se mélangent avec la chaleur des corps. J’y repense quand j’accroche une image du film sur le mur avec les autres.

Je prends un scanner de mon cerveau sur le mur d’en face, un de ceux où la tache est la plus lumineuse. Je l’épingle au milieu des images de trous noirs. Je recule jusqu’au canapé. Ce sont les mêmes formes géométriques, les mêmes circonvolutions de matière, la même absence au centre. C’est sûr. Le cerveau et le ciel, c’est pareil.

7 juin 2019

00 h 29

Tout le temps se ressemble. Dans l’obscurité, je ne prends pas la peine de laver la vaisselle. Je me contente d’attraper une des assiettes qui traînent sur le sol ou dans l’évier. Ce n’est pas si dérangeant, les couches de crasse se sont solidifiées. Et puis j’en ai de moins en moins besoin, je n’ai presque plus rien à manger. Il me reste des galettes de riz et un paquet de pâtes que je me suis promis de garder comme dernier recours. J’ai trouvé un vieux carnet dans lequel j’avais pris quelques notes de cours à l’époque de la fac. Sur les pages blanches, j’inscris des formules mathématiques. Celles qui régissent le monde et celles qui me régissent moi. J’ai l’impression de m’approcher de quelque chose sans le voir. Je tourne en rond de plus en plus vite. J’ai mangé une galette de riz, il y a douze heures. Je l’ai noté sur un morceau de papier pour m’en souvenir. Après j’ai essayé de dormir un peu, mais comme à chaque fois que je ferme les yeux, la fréquence m’emplit le crâne, elle dessine des arabesques sur mes paupières closes. Comme de grands arcs électriques qui veulent me communiquer quelque chose, mais je ne parle

pas leur langue. Si je me concentre suffisamment, si je parviens à faire abstraction, je peux isoler les arcs les uns des autres. Je les retranscris dans mon carnet. Pris individuellement, ils ressemblent à la ligne d’un électrocardiogramme, mais en moins régulier. Sur la gauche de la page, la ligne est calme, presque plate. Plus elle avance vers la droite, plus elle fluctue, dessinant des arcs de plus en plus rapprochés, de plus en plus hauts. Quand le carnet est rempli, je trouve un mur qui n’est pas encore recouvert d’images de trous noirs et je continue à les dessiner, cette fois au feutre noir, du sol au plafond.

Plus que le battement d’un cœur, on dirait une onde.

Je pense aux ondes qui s’échappent des trous noirs, à celles qu’ils ont détectées avec leur tunnel semienterré aux États-Unis. J’ouvre mon navigateur. Il y a un mail de Sacha qui dit coucou Abel, comment tu vas ? Ça fait plusieurs jours que tu ne réponds pas à mes messages, je voulais juste m’assurer que tu allais bien. Xoxo. Je ne réponds pas. J’ouvre l’article concernant Ligo, le même que m’avait montré Aloïs. Je l’ai lu des dizaines de fois. Je fais défiler l’introduction et l’interview du scientifique jusqu’à une photo du tunnel prise par un drone. Juste en dessous, il y a des schémas qui montrent les ondes qu’ils ont observées. Je me dis le cerveau et le ciel, c’est pareil. Je regarde mon écran puis le mur et à nouveau mon écran. Les deux lignes sont identiques. Ce n’est pas une coïncidence. Ce qui bourdonne à l’intérieur de mon crâne depuis l’accident ce sont les ondes gravitationnelles produites par un trou noir.

9 juin 2019

03 h 06

J’ouvre les yeux, je suis assis sur le rebord de ma fenêtre. Les deux jambes dans le vide. Je regarde en bas. Je pense au vertige mais ne le ressens pas. J’imagine l’accélération de mon corps en direction du trottoir, attiré par la masse de la Terre. Je pense à la formule mathématique qui décrit la gravité. J’imagine ma chute comme une fonction de la masse terrestre, de la masse de mon corps et de la hauteur combinées. À l’œil, je dirais six mètres. Je ne fais pas le poids. Sauf si le trou noir à l’intérieur de moi a une masse supérieure à celle de la Terre. Si j’en crois les équations, ça changerait tout. Les planètes, les Soleils et au moins les petites galaxies orbiteraient autour de moi. Peut-être que je suis le centre de l’univers et je ne le sais pas. Il me suffirait de sauter pour vérifier. Je ne tomberais pas, c’est certain, je flotterais juste là, à quelques mètres au-dessus de la rue. Je verrais Sacha, Aloïs, Val et les autres, je verrais le monde entier, graviter vers moi. Je serais le début et la fin, le dernier échelon de la chaîne causale, je serais le temps, je serais l’espace, et toutes les religions porteraient mon nom.

Je lève les yeux et je regarde la Lune. Elle est immense, comme si elle était plus proche que d’habitude. Je dis toi aussi bébé, je vais finir par t’avaler. Elle est comme une tache dans le ciel. Elle est si lumineuse qu’on ne voit pas une seule étoile. Je la fixe et me demande si je risque de m’abîmer les yeux comme quand on est petit et qu’on veut absolument regarder le Soleil. On sait qu’il ne faut pas, tout le monde le dit, mais on le fait quand même. On lève les yeux quand les adultes tournent le dos, tout seul dans le jardin ou avec des potes dans la cour de l’école. On regarde l’inobservable et on dit même pas mal. On joue à qui peut le regarder le plus longtemps et pendant des semaines on se vante des taches jaunes qui sont apparues sur nos cornées incendiées.

La Lune, c’est pas pareil. L’inobservable y est médiatisée, il se reflète sur le satellite. Je le fixe assez longtemps et vois apparaître ses reliefs. Je vois le cratère Copernic et la mer de la Sérénité, on l’observe depuis des millions d’années, on a eu le temps de tout nommer. Je me dis qu’à bien y regarder, ça ressemble à mon cerveau. Je le vois projeté sur le firmament rétroéclairé, le même que dans le bureau du médecin. Je m’attends à ce qu’il apparaisse sous ma fenêtre. Il sortirait son marqueur vert de sa blouse blanche pour délimiter la zone du ciel reliée au langage. Il hurlerait vous voyez la tache, monsieur Fleck ? Je ne vois que ça. Il dirait elle a grossi c’est évident, ce n’est pas rassurant. Elle gagne du terrain. C’est un beau gaspillage de matière grise, si vous voulez mon avis, mais le cerveau, comme le ciel, ne connaît pas la douleur. Les étoiles qui

meurent ne souffrent pas. La Lune, elle, est morte depuis longtemps, elle est blanche et stérile, comme une chambre d’hôpital. Tellement clean qu’on peut en lécher la surface.

C’est ce qui arrive quand on se laisse observer, quand on devient un objet scientifique. Tout est expliqué, désinfecté, ça devient morne et terne. Tellement safe qu’on va s’y promener, le dimanche avec les enfants, comme on irait au zoo. C’est pour ça que je me planque. Je ne peux pas les laisser me faire pareil. S’ils savaient ce qui se trouve à l’intérieur de moi, je deviendrais une attraction et pendant un temps, je serais riche. Je serais monstrueux, on me regarderait avec des yeux immenses, on me dévisagerait dans la rue, on me prendrait en photo, on m’achèterait mon image pour vendre des produits. Je pense que rapidement, on me trouverait un nom. Je veux dire, un autre nom, un nom de scène. Je serais présenté dans des centres de convention devant des foules immenses. Il y aurait des films documentaires, des travaux de recherche et des émissions de télévision qui porteraient mon nom. Des chercheurs feraient des milliers de kilomètres pour me voir, pour m’ausculter, pour essayer de comprendre. Chacun voudrait être le premier à résoudre le cas Fleck. Évidemment, quelqu’un finirait par gagner un prix Nobel. Je serais aussi célèbre que les étoiles. Le monde entier parlerait de moi. Mais je sais que quand on parle des étoiles, c’est toujours pour parler d’autre chose.

Pendant un temps, j’envisage cette option.

Je regarde la Lune et ses cratères, je me dis pourquoi pas. Il n’y a pas que du mauvais dans la célébrité, quand on y pense, il y a même pas mal d’avantages. Je pourrais arrêter de me cacher, arrêter de mentir, je pourrais à nouveau marcher dans la rue, aller faire des courses, manger au restaurant, voir mes amis et ceux que j’aime. Ça faciliterait les choses. Il suffirait de me rendre. Je pourrais y aller maintenant, sortir de chez moi et marcher tout droit jusqu’à l’hôpital. Le réceptionniste me reconnaîtrait. On me prendrait en charge.

12 juin 2019

07 h 22

Je n’ai plus rien à manger. J’ai vérifié. Pour être sûr, j’ai vidé les placards jusqu’au dernier, maintenant, toute la vaisselle est brisée, elle forme une sorte de tapis de verre et de céramique sur le sol de la cuisine. Je me suis entaillé les pieds en marchant sur des tessons. Je suis surpris par la quantité de sang. Je suis assis dans le salon, je regarde les plaies et je me dis ça ne s’arrêtera jamais. Je me demande ce qu’il se passera si je ne fais rien, si je ne fais pas pression, si je ne fais pas un garrot au niveau du mollet. Je me demande si je me déverserais entièrement. Cinq litres ce n’est pas tant. C’est comme oublier de fermer le robinet en se brossant les dents. Et puis, comme toujours, ça s’arrête.

Parfois, la fréquence s’intensifie. Elle devient si forte que j’ai les tempes qui chauffent comme si j’avais de la fièvre et des arcs électriques qui se dessinent sur mes paupières quand je ferme les yeux. J’ai l’impression que mon crâne est sur le point d’imploser. Je me dis cette énergie ne peut pas venir de moi. Je connais les lois de la thermodynamique. Je

ne peux pas continuer à produire autant d’énergie après avoir perdu mon sang, et sans avoir mangé depuis je ne sais quand. Je pense à tous les articles qui tapissent les murs. Je me dis le mouvement perpétuel n’existe pas. Si je fonctionne encore, c’est que je suis connecté à une source d’énergie extérieure.

Je pense à M87*.

Il est beaucoup plus gros que moi. Si, d’une manière ou d’une autre, nous sommes connectés, c’est sûr qu’il pourrait m’entretenir. Je cherche des preuves sur internet. Certains scientifiques pensent que les trous noirs sont des tunnels. Des points où deux espaces-temps différents sont reliés par la gravité. La physique classique leur répond que mathématiquement c’est impossible, que le tunnel serait tellement instable qu’il disparaîtrait avant même d’être apparu. Mais ça ne serait pas la première fois qu’elle fait erreur. Si les trous noirs sont des tunnels, tout ce qui entre d’un côté ressort de l’autre.

Si les trous noirs sont des tunnels, celui dans ma tête communique avec M87*.

Je pense aux journées entières qui ont disparu de ma vie, je me dis c’est là qu’elles sont allées, elles sont tombées dans le trou, mais en fait c’était un tunnel et maintenant elles flottent de l’autre côté de l’horizon.

Si les trous noirs sont des tunnels, nous dépendons l’un de l’autre. Je me demande s’il ressent ce que je ressens, s’il sait que je suis affamé. Peut-être

que c’est sa manière de m’aider, de me fournir en énergie. Peut-être que, la plupart du temps, il n’absorbe que des gaz, des éléments légers qu’il n’a aucun mal à digérer. Mais peut-être que, parfois, il avale une planète ou un système stellaire tout entier pour pouvoir partager son repas. Peut-être que s’il dévore des galaxies, il le fait un peu pour moi.

Mes placards sont vides, mais je ne suis pas inquiet. Je suis sous perfusion cosmique. Je reçois mes nutriments directement depuis l’autre bout de l’univers.

Les ondes gravitationnelles sont comme un canal radio. Une fréquence que M87* utilise pour communiquer avec moi. Je me demande si moi aussi je peux communiquer avec lui. Pour le moment, je ressemble davantage à un récepteur passif, mais peut-être que je peux consciemment lui transmettre des informations. Je pense à comment je me présenterais. Je serais gêné. Plus j’y pense, plus je me dis que toutes mes connaissances sont circonstancielles. Tout ce que je sais est fondamentalement lié à mon existence terrestre. Rien de ce que je pourrais lui dire n’aurait de sens pour quelqu’un qui n’a pas grandi ici. Je pourrais parler des couleurs, mais à quoi bon, des odeurs, des bruits, des forces qui régissent notre monde, mais à quoi bon. Il faudrait qu’il vienne jusqu’ici, comme on inviterait un vieil ami pour un repas ou pour une semaine de vacances dans le sud de la France. Je tape position de la Terre dans l’univers sur mon moteur de recherche, comme si je cherchais l’adresse de ma maison d’enfance sur Google Earth. J’ouvre des

onglets, des images, des illustrations de l’univers observable. D’abord, je me perds dans des questions d’échelles, ensuite j’apprends l’adresse de la Terre par cœur et je commence à la répéter en boucle. Je me dis si je me concentre suffisamment, il devrait être capable de m’entendre, je devrais réussir à lui parler moi aussi.

Superamas de la Vierge, Voie lactée, Bras d’Orion, Ceinture de Gould, système solaire, Terre, Superamas de la Vierge, Voie lactée, Bras d’Orion, Ceinture de Gould, système solaire, Terre, Superamas de la Vierge, Voie lactée, Bras d’Orion, Ceinture de Gould, système solaire, Terre, Superamas de la Vierge, Voie lactée, Bras d’Orion, Ceinture de Gould, système solaire, Terre, Superamas de la Vierge, Voie lactée, Bras d’Orion, Ceinture de Gould, système solaire, Terre

Je suis un émetteur. Je me dis je suis un phare cosmique.

Si M87* veut me trouver, il me trouvera.

15 juin 2019

18 h 23

Je me réveille avec le couinement métallique des portes de l’ascenseur qui s’ouvrent à mon étage. J’entends les pas dans le couloir, j’espère qu’ils continuent, qu’on sonne chez le voisin, mais je sais qu’ils sont là pour moi.

Quelqu’un tambourine à la porte et la voix d’Aloïs me parvient jusqu’au salon. Abel ouvre, c’est nous. Tu ne réponds plus au téléphone. On s’inquiète tous pour toi. Est-ce que tu es là ? Tu ne peux pas t’enfermer indéfiniment, ça n’a aucun sens. Il y a la voix de Sacha aussi. On veut juste s’assurer que tu vas bien. T’as pas besoin de nous parler, on veut juste te voir et on te laissera tranquille. Ça frappe encore plus fort. La porte est bien abîmée, elle ne les retiendra pas longtemps s’ils essaient d’entrer.

Je regarde autour de moi. Le sol est dégueulasse, mais je pourrais l’expliquer. Il est couvert de vaisselle sale, d’articles surlignés et de cendriers. Rien de vraiment inhabituel. Ils seraient peut-être dégoûtés, mais ils pourraient comprendre.

Ils ne comprendraient jamais les murs.

Il y a des photos et des articles épinglés jusqu’au plafond et puis il y a les retranscriptions de la fréquence tracées au marqueur sur les murs. Il y a aussi des équations, des points d’interrogation par dizaines et au centre, une sphère noire d’environ vingt centimètres de diamètre qui semble avoir été brûlée dans la paroi. Quand je m’approche, je reconnais les marques laissées par mes cigarettes.

Abel si tu ne réponds pas, on va être obligé d’appeler les flics. Tu sais que c’est la dernière chose qu’on a envie de faire, mais mets-toi à notre place. Sacha dit est-ce que tu peux au moins nous dire que tu es là ? Je sens les larmes dans sa voix. Ouvre cette porte bordel de merde. Aloïs pleure aussi. Je passe le doigt sur les brûlures de cigarettes. Je me dis c’est l’horizon. J’ai brûlé l’horizon des événements, mais je n’en ai aucun souvenir. Je ne peux pas les laisser entrer, mais s’ils appellent la police, c’est terminé. Je passe du salon à l’entrée. Mon poids fait craquer le plancher et les coups sur la porte s’arrêtent. J’entends le corps de Sacha glisser contre le battant et jusqu’au sol, elle pleure en hoquets. Pourquoi tu fais ça ? Pourquoi ? Je te déteste. Dis quelque chose, bordel. T’es la personne la plus égoïste que je connaisse. Sa respiration s’étouffe dans l’étreinte d’Aloïs qui dit Abel il va falloir que tu sortes d’ici. On ne veut pas te forcer. On veut juste être sûrs que tu vas bien, que tu as à manger, mais si tu ne nous aides pas, on va devoir appeler les flics. Ça serait tellement plus facile si tu nous ouvrais la porte. On pourrait discuter, boire une

bière dans ta cuisine, écouter un peu de musique. Comme on fait toujours. Tu nous connais, tu sais qu’on t’aime.

Pour me donner de la force, je me dis au fond, je le fais pour les protéger. S’ils s’approchent trop, ils risquent de basculer à l’intérieur du trou noir avec moi. Je dois éviter ça. Quand ils s’en vont, j’écoute leurs pas, le couinement de l’ascenseur et la porte d’entrée de l’immeuble se refermer avant de bouger. J’ai gagné cette fois-ci, mais ils vont finir par revenir et je préfère ne pas être là quand ça arrivera.

16 juin 2019

04 h 53

Je marche depuis des heures. Je suis sorti de chez moi dès que la nuit est tombée. J’ai enfoncé quelques affaires dans un sac à dos et je suis sorti par la cour arrière au cas où ils se seraient postés devant. J’ai traîné dans les parcs et dans les rues peu fréquentées. Je me suis caché entre les voitures stationnées chaque fois que je voyais des phares se pointer dans ma direction. Ils doivent être en train de me chercher. Sacha, Aloïs et Val, ils ont sûrement contacté les autorités. Peut-être que mon identité a déjà été diffusée alors je dois rester discret. S’ils me trouvent, c’est terminé. Ils m’interneront et me forceront à repasser des examens. Ils découvriront ce qui se trouve à l’intérieur de moi. Je deviendrai un cobaye, un cas d’étude, hors de question.

J’ai dormi quelques heures sur un banc du parc Duden et puis je me suis remis à marcher. J’évite les grandes artères, je préfère les rues résidentielles. Quand je lève les yeux, je vois le jour qui s’approche et j’accélère le pas. Je ne peux pas être dehors quand ça arrivera. Je repense à cette fois où je suis resté

figé au milieu de la chaussée, si Sacha n’avait pas été là, je me serais fait renverser. Je finis par apercevoir les néons polychromatiques d’une épicerie qui clignotent tabac rouge presse bleu alcool vert. J’entre et la lumière trop forte, réverbérée sur le dallage blanc, contracte ma pupille. Je me dis que c’est parfait, qu’ici au moins je ne verrai pas le jour. La lumière aseptisée des frigidaires me protège. Le gars derrière la caisse ne relève pas la tête de son téléphone sur lequel il regarde une émission dans une langue que je ne reconnais pas. Je fais une fois le tour du magasin sans rien toucher. Je ne suis pas pressé. Je compte m’abriter, attendre que le Soleil soit levé, après ça, je pourrai continuer. Je m’arrête longtemps devant les produits frais, je fais mine de les étudier. Ensuite, je lis les compositions des plats préparés. Je sens que le vendeur relève la tête périodiquement, mais il n’a pas l’air de s’inquiéter, il a l’habitude. Au milieu des produits pour les vitres, détartrants, Javel, il y a un sandwich au thon dans son emballage plastique triangulaire. Je ne peux m’empêcher de me demander comment il est arrivé là. Je le fixe pendant un temps. Le reste est très classique, les barres chocolatées, les chewinggums devant la caisse, les alcools forts derrière avec les cigarettes. Il y a un écran dans un coin sur lequel sont retransmises les images des caméras de surveillance. J’y apparais plusieurs fois. La case en bas à droite est restée figée. Je m’y vois en train de regarder le sandwich triangle. Je me retourne pour voir si je suis encore là. Quand je regarde à nouveau l’écran, j’ai disparu.

06 h 41

La vague de l’aube est passée et je me suis remis à marcher vers chez moi. Je sais que ce n’est pas la bonne direction, que je ferais mieux de m’éloigner, de fuir, mais j’ai besoin de les voir et je sais qu’ils seront là. J’ai besoin de voir leurs visages une dernière fois avant de m’en aller et de les laisser derrière moi. Je tire ma capuche sur ma tête. Plus je m’approche, plus je fais attention. Je garde mes distances avec les personnes que je croise, je change de trottoir.

Dans ma rue, je m’accroupis entre deux voitures. Le moteur d’une des deux est encore chaud. Ça me berce un peu. Depuis là où je suis, je vois les trois volets fermés au deuxième étage. Je les regarde et rêve de l’obscurité à l’intérieur. J’ai passé deux semaines sans voir la lumière du jour et le ciel de juin me brûle la rétine. Je ferme les yeux.

08 h 37

Quand je les ouvre, il y a une ambulance en bas de chez moi. De l’autre côté de la rue, juste devant la porte de l’immeuble. Elle semble vide, poliment rangée sur une place visiteur. Pas de sirène, pas de gyrophare. Peut-être que cela n’a rien à voir avec moi, qu’elle est là pour un autre voisin, en soi, tout est possible, mais je ne crois plus aux coïncidences.

D’ici, j’ai une vue dégagée. J’attends une dizaine de minutes avant de les voir émerger. Ils sont trois,

ils ont des kits d’urgentiste sur le dos. L’un d’eux est au téléphone. Ils discutent, mais je suis trop loin pour les entendre. Quand celui avec le téléphone raccroche, ils montent dans l’ambulance et s’en vont. J’attends encore un peu et je vois Aloïs, Sacha et Val sortir de l’immeuble. Ils ont l’air secoués. Aucun d’eux ne parle. Ils ont les yeux rougis, je le vois d’ici qu’ils n’ont pas dormi de la nuit. Pendant une fraction de seconde, j’ai envie de courir vers eux, de traverser la chaussée en hurlant tout va bien, regardez je suis en pleine forme, les prendre dans mes bras, dire je suis désolé de vous avoir fait peur, c’est fini maintenant, je suis là, dire je suis là comme si cela voulait dire quoi que ce soit, j’avais juste besoin de régler quelques histoires, mais tout est en ordre, tout peut recommencer comme si de rien n’était, comme si le ciel ne s’était pas déchiré, comme si les yottaoctets d’information avalés chaque seconde par M87* à l’autre bout de l’univers ne se déversaient pas à l’intérieur de moi. Mais ils ne comprendraient pas. Les ambulanciers ont probablement forcé l’entrée et ils ont vu les dessins sur les murs, les équations et l’horizon des événements gravé à la clope dans le papier peint.

Ils restent sans rien dire jusqu’à l’arrivée d’une voiture de police. Les agents sortent du véhicule et Aloïs craque. Il s’excuse d’un geste de la main et s’éloigne. Il s’assied sur le rebord du trottoir. Je vois ses épaules se soulever de manière irrégulière. C’est Val qui parle aux agents. Elle fait des gestes précis. Elle a l’air toute petite à côté d’eux. Je me dis qu’elle doit avoir l’air toute petite à côté de moi aussi. Et puis ils disparaissent dans l’immeuble. Aloïs reste

assis sur le trottoir. J’ai l’impression qu’il regarde dans ma direction, mais ses yeux sont pleins de larmes donc cela n’a aucune importance.

Maintenant, tout va se passer très très vite.

Ils vont fouiller mon appartement, me chercher dans les cafés et là où les gens se piquent, contacter mes parents et les urgences des hôpitaux de la région. Quand ils feront le lien avec mon dossier médical, ils avertiront les autorités, ils engageront l’armée. Ils installeront des barrages routiers et mon visage sera placardé dans les gares, mais ils ne trouveront rien. Je sais des choses qu’ils ne sauront jamais. J’ai des années-lumière d’avance.

21 juin 2019

04 h 07

Mon voisin me réveille en allant aux toilettes. Il s’accroche au siège devant nous, lève une jambe puis l’autre, il essaie de bien faire, mais c’est foutu. Je fais semblant de rien, ne bouge pas, n’ouvre même pas les yeux. Je sens sa cuisse se glisser entre mon genou et la pochette qui contient une paire d’écouteurs à usage unique, un magazine que j’ai déjà traversé deux fois sans rien lire et les consignes de sécurité. Ma rotule s’enfonce dans son artère fémorale et pendant une fraction de seconde je perçois son pouls. Il respire par la bouche. Il sent le parfum industriel et le menthol, une éternité que les types comme lui sentent comme ça.

Quand j’ouvre les yeux, le signal lumineux des toilettes est rouge. La cabine est plongée dans l’obscurité. Il ne reste que le marquage au sol et les écrans qui occupent le dos des sièges. Depuis là où je suis assis, j’en compte une cinquantaine. Je me redresse. Je devine que la plupart sont allumés aux fluctuations lumineuses produites par les images. De l’autre côté de l’allée, une femme regarde un film

et je me laisse happer. Tout se passe sans le son, ça s’engueule, ça pleure, ça s’enfuit, ça vole une caisse que ça démarre super vite, ça vient se crasher sur le bas-côté, il y a les sirènes, des gens qui courent sans être pressés, tout a l’air calme et orchestré. La femme a les yeux humides. Elle est affectée. Je me dis qu’il ne nous en faut pas beaucoup, qu’on est prêts à croire n’importe quoi, à se laisser raconter des énormités, des histoires plates et mal ficelées tant que cela nous permet de ressentir quelque chose.

Sur mon écran, il y a une carte du monde et une modélisation 3D de l’avion qui indique notre position en direct. Je me demande pourquoi il est si important de constamment ressentir des émotions. On passe des années à entretenir des relations, à se battre pour que ça marche et à dire que c’était perdu d’avance. On se défonce, on dilue notre sang à l’essence, on fait des enfants, on ouvre un commerce, on se met au sport pour ressentir quelque chose. Comme si quoi que ce soit avait de l’importance. Comme si quoi que ce soit était autre chose qu’un mauvais film, vu sans le son, par-dessus l’épaule de quelqu’un d’autre.

Cette fois, je vois mon voisin remonter l’allée centrale et j’anticipe. Je me lève pour le laisser s’asseoir. Il me sourit, s’excuse de m’avoir réveillé, j’ai essayé de me lever sans vous déranger, mais les rangées sont si étroites. Je lui dis qu’il n’y a pas de mal, que je ne dormais pas vraiment. Il dit moi non plus je ne dors jamais dans l’avion. Parfois, j’aimerais bien, pour passer le temps. Je hoche la tête. Je me rassieds. Il dit à la place, je regarde des films. Parfois

quatre ou cinq à la suite, tout dépend de la longueur du vol. Mon record c’est huit. Vous avez déjà fait New York-Singapour ? Il faut le faire au moins une fois dans sa vie. C’est le plus long vol commercial en activité, plus de seize mille kilomètres en un peu moins de dix-neuf heures. Oui, moi aussi, au début, quand j’ai entendu dix-neuf heures je me suis dit bordel ça va être long, mais en fait ça va. Passé un point, tout se mélange et il est difficile de dire depuis combien de temps on a décollé. C’est comme quand il fait très froid, je veux dire moins vingt, moins trente degrés. Alors on ne sent plus la différence. Il pourrait tout aussi bien faire moins deux cent cinquante. Je me dis c’est pas vrai, puisque à moins deux cent cinquante degrés l’oxygène s’est solidifié et autant dire qu’on sentirait sacrément la différence, mais je ne l’interromps pas. Ensuite, il parle de la dilatation du temps dans un avion, que parce qu’on va super vite, c’est tout à fait normal, il me raconte l’histoire de l’horloge atomique, pendant que je rêve d’un monde où l’oxygène solidifié se ramasse à la pelle.

Il me demande si je voyage pour le travail ou le plaisir, du tac au tac je réponds pour un enterrement. Je ne sais pas d’où ça me vient. Je suis désolé, il pince les lèvres et pose sa main sur ma cuisse. J’ai envie de me lever, de hurler que ça me dégoûte, merci de garder tes mains de ton côté de l’accoudoir, gros porc. Il doit le sentir, il la retire. Quelqu’un dont vous étiez proche ? Mon frère, je dis, je déglutis. Je suis vraiment désolé. Je sens qu’il hésite à creuser la question, il attrape ses écouteurs qu’il s’apprête à enfoncer dans ses oreilles avant de s’arrêter. Si ce

n’est pas indiscret, qu’est-ce qui lui est arrivé ? Il a fait un AVC. Je suis en impro totale, mais ça a l’air de fonctionner. Son visage est torturé entre la pitié et une sorte de jouissance qu’il ne parvient pas à dissimuler. C’est tout juste s’il tient en place. Ses doigts s’enroulent dans le câble de ses écouteurs, la peau blanchit là où le sang ne passe plus. Il dit quelle horreur. Je ne ressens aucune culpabilité à le faire marcher. Si ce n’est pas moi, ça sera quelqu’un d’autre et au moins, comme ça, je ne pense pas au fait que je viens de me réveiller dans un avion dont je ne connais pas la destination.

Je crois que j’ai inventé une famille à mon frère imaginaire, une femme et des enfants que leur père emmenait faire de la natation tous les dimanches matin et à quel point c’est tragique pour eux de le perdre si jeune quand l’équipage annonce la descente. Mon voisin dit qu’il a l’impression qu’on vient tout juste de décoller. C’est fou comme le temps passe vite quand on s’amuse. Are you entertained? À travers le hublot, l’aube nous poursuit, mais on a encore de l’avance et l’intérieur de la cabine est plus lumineux que le ciel. Il colle le front au plexiglas, l’avion est encore trop haut et on ne voit que la couverture nuageuse.

06 h 46

Le hall des arrivées est blindé. Il y a des gens qui attendent avec des ballons, des pancartes. Il y a une fresque murale qui dit Welcome to Tucson in the sunny state of Arizona depuis laquelle un cactus me

fait un signe de la main. Je cherche les souvenirs manquants. Ceux où je suis à l’aéroport, où j’achète un billet d’avion pour les États-Unis, pas pour New York ou Los Angeles, mais pour Tucson. Pourquoi Tucson ? Je ne sais pas. Je me glisse entre les corps qui attendent. Il y a la femme qui était assise de l’autre côté de l’allée qui embrasse quelqu’un. Je me demande si elle a complètement oublié le film qu’elle regardait, s’il suffit d’éteindre l’écran pour passer à autre chose. Après, il y a les chauffeurs avec leurs écriteaux que je lis mécaniquement. Je lis le nom d’un complexe hôtelier, je lis le nom Wustenberger, je lis le nom Anita Lund, je lis mon propre nom.

Il y a un type avec mon nom écrit sur une tablette tactile. Ça doit être un homonyme. Je ne dois pas être le seul Abel Fleck du monde. Je ralentis, mais ne m’arrête pas. Il doit avoir la cinquantaine, des cheveux blancs coupés très court, un visage rond, je ne l’ai jamais vu de ma vie. Je m’arrête et me retourne là où je peux l’observer sans être vu. S’il existe un autre Abel Fleck, qui arrive lui aussi à Tucson aujourd’hui, je veux savoir à quoi il ressemble. J’attends. Progressivement, le hall se vide. Les ballons ont disparu. Ça pourrait être moi. Je ne me souviens pas avoir pris l’avion, j’aurais pu arranger un transport. J’espère tellement que quelqu’un arrive, un peu essoufflé et dise Abel Fleck c’est moi, je suis désolé, ils ont perdu ma valise, ça a pris un peu de temps. J’espère que ce quelqu’un ne me ressemble pas, qu’on n’a rien à voir. J’espère que ce n’est que ça, une histoire d’homonyme, une anecdote amusante, une probabilité ridicule, mais je ne crois plus aux coïncidences.

Pendant une fraction de seconde, je me demande si c’est un coup du gouvernement. Peut-être que tout a été beaucoup plus vite que prévu, peut-être qu’ils ont bien fait leur travail, peut-être qu’ils ont été avertis de mon embarquement. J’imagine une unité spéciale d’intervention courir à travers l’aéroport, lourdement équipée. Bouclier antiémeute et fusils d’assaut, de quoi faire la chasse aux monstres. Ils seraient arrivés quelques minutes trop tard. Ils auraient informé Interpol et les services secrets américains. S’ils ont bien compris ce qui se passe à l’intérieur de moi, ils auraient demandé toute l’aide possible. À leur place, c’est ce que j’aurais fait.

Le hall est presque vide. Le type avec la tablette n’est pas imposant, sa chemise est rentrée dans son pantalon. Il n’est pas armé. Je ne risque pas grandchose.

Il m’ouvre la porte d’une Volkswagen noire et je me glisse sur le siège en cuir. Je le regarde faire le tour du véhicule. Si je veux m’échapper, c’est maintenant. Il s’installe au volant. Vous avez fait bon voyage ? Je hoche la tête dans le rétroviseur. Je dis je n’ai pas beaucoup dormi, où est-ce que vous m’emmenez ? Il répond ne vous inquiétez pas, tout a été arrangé.

Par la fenêtre, le ciel entre, il est immense. Il n’y a pas un nuage. Le paysage est plat et sec. Je me dis c’est à ça que ressemble l’Amérique. Les panneaux de signalisation, les pavillons qui forment les zones résidentielles que l’on traverse et qui me donnent envie de vomir, j’ai déjà tout vu quelque

part. Pendant une seconde, ça me rassure et puis ça me terrifie, je ne sais pas pourquoi.

Devant nous, les pavillons deviennent des buildings qui deviennent des tours. Des tours en acier et en verre qui reflètent le ciel parfait. On se dirige tout droit vers là.

Pour me rassurer, je pense à M87*. Je me dis lui, au moins, il sait où je suis. Il voit tout ce que je vois et ressent tout ce que je ressens. Il est en Arizona avec moi. Si ça devait mal se passer, il viendrait me chercher.

10 h 21

C’est une serrure électronique dans laquelle il faut glisser une carte magnétique. Une microampoule verte s’allume et on peut entendre le mécanisme se désamorcer. Il appuie sur la poignée et pousse la porte qui a l’air plus lourde que prévu. Il dit vous avez la télévision ici, le minibar de ce côté-là et si vous composez le #1 la réception vous renseignera. J’écarte les rideaux translucides. J’ai mon sac à dos sur les épaules. Vingt-cinq étages plus bas, il y a une piscine et des chaises longues sur lesquelles il n’y a personne. Partout autour, du béton. Je passerai vous prendre à 18 heures, le professeur est occupé durant la journée, mais il souhaiterait vous rencontrer avant la conférence. Je hoche la tête sans comprendre. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je vous laisse mon numéro, n’hésitez pas à me contacter. J’entends le bruit d’une carte que l’on dépose

sur une table, je l’imagine à côté des bouteilles d’eau et du plan d’évacuation. Essayez de dormir un peu, ça vous fera du bien.

Je ne suis pas sûr d’avoir vu des images de Tucson avant ce matin. Je ne suis même pas sûr d’avoir déjà réfléchi à ou imaginé Tucson dans ma vie. Mais pour une raison ou une autre, je suis surpris par la quantité de béton. Plus loin, après la ville, il y a ce qui ressemble à du sable, à des dunes et pendant une seconde je me demande comment on coule du béton sur du sable. Je referme les rideaux. Je serai incapable de dormir. Je commence par prendre une douche, je laisse l’eau brûlante couler dans ma nuque et dessiner des plaques rouges dans mon dos. Je vide l’entièreté de mon sac sur le lit queen size. Je voyage léger. J’ai un déodorant, une brosse à dents, un caleçon de rechange et deux paires de chaussettes, mon passeport, un demi-sandwich au thon, mon ordinateur et le carnet rempli des retranscriptions de la fréquence.

J’allume la télévision et passe de chaîne en chaîne pendant un moment avant de l’éteindre à nouveau. Je m’agenouille pour ouvrir le minibar. La blancheur me fait plisser les yeux. Je ne vois plus que ça. J’ai l’impression de basculer en avant. Je ne pourrais pas dire combien de temps je reste accroupi, au moins jusqu’à ce que la lumière et l’obscurité se confondent. L’air réfrigéré me dresse les poils et me rappelle que je suis nu. Il est vide, le minibar, à l’exception d’une mignonnette de vodka dans la porte. Je fixe le liquide transparent. Je me dis c’est pas sérieux, il est pas 10 heures et je la décapsule.

L’odeur me ramène au monde et à la sensation rugueuse de la moquette contre la plante de mes pieds. Quand l’alcool glisse dans ma gorge, je me rassure en pensant au décalage horaire.

Je referme le minibar et m’assieds contre le lit. J’aime la sensation d’être nu dans une chambre d’hôtel. J’ai l’impression de faire quelque chose d’interdit, que quelqu’un risque d’entrer à tout instant, pour sûr, il serait désemparé, pas que j’aie un physique surprenant, au contraire, mais la nudité, quelle qu’elle soit, désarçonne. Je pense à Aloïs qui ne m’a jamais vu nu. Je me dis que c’est étrange pour quelqu’un que j’aime.

11 h 52

Je me souris dans le miroir de l’ascenseur. Je porte le peignoir en mousse et les pantoufles brodées à l’effigie de l’hôtel. Ça me donne un air décontracté. En dessous, je suis nu, à l’exception d’un slip de bain bleu marine avec trois bandes blanches sur le côté. Très peu mon style le slip de bain. J’ai toujours favorisé le maillot, celui qui tombe au-dessus des genoux, plus pudique, mais ils n’avaient pas d’autres modèles à la réception et je n’avais pas envie de sortir de l’hôtel. L’ascenseur descend à une vitesse folle et pendant un instant je me sens plus léger, j’oublie la gravité. Je défais le peignoir et en écarte les pans pour voir à quoi je ressemble en slip de bain. Je me dis finalement, c’est pas si terrible, le côté échancré donne l’air sportif. Je viens de rajuster le peignoir quand les portes s’ouvrent. Dans le hall,

je croise une famille avec toutes ses valises, un petit garçon est assis sur la plus grande, le visage entre les mains. Il y a le réfectoire, c’est là qu’est servi le petit-déjeuner entre 6 et 9 heures m’a expliqué la réceptionniste. Elle m’a aussi donné une carte de la ville où elle a fait de petites croix au stylo à bille. Si vous mangez de la viande, c’est le meilleur grill. Là, un parc sympa pour une balade ou un café, et cetera. Je suis incapable de dire si elle flirtait avec moi ou si elle faisait son job. Je repense à l’image de moi en slip de bain dans l’ascenseur. Je me dis à tous les coups, elle regardait les caméras, mais ça ne me gêne pas, au contraire, quand je passe devant la réception, je la regarde dans les yeux. Ça se voit qu’elle se souvient de moi, elle m’a vendu un slip de bain, c’est sûr qu’elle m’imagine dedans, elle me sourit un peu.

La piscine est vide. Il y a un aspirateur qui tourne au fond.

Tout ce que je vois, autour de moi, c’est des palmiers, une sorte de palissade derrière laquelle j’entends la rue et des tours immenses qui cachent le ciel. Pour ce que j’en sais Miami, c’est pareil. Singapour, Buenos Aires, Melbourne, c’est pareil. Je n’ai aucun moyen de savoir où je suis. Je dis que je suis à Tucson parce que c’est ce qui était écrit dans le hall des arrivées de l’aéroport, mais en réalité ils auraient pu nous faire débarquer n’importe où.

Le Soleil vient se refléter dans les vitres. On est à l’ombre, mais irradiés. C’est un effet de loupe géante et quand j’enlève les pantoufles brodées à

l’effigie de l’hôtel, le sol est brûlant. Je transpire et je pense à la fraîcheur du minibar, à sa blancheur aussi et pendant un instant j’ai envie d’être dans ma chambre, vingt-cinq étages plus haut, allongé sur la moquette, les rideaux tirés, éclairé seulement par l’ampoule LED du réfrigérateur. C’est une lumière blanche comme la Lune, stérile comme la Lune. Alors qu’ici, la lumière transpire de bactéries.

Je pose mon peignoir sur une chaise longue, m’accroupit au bord du bassin. Je me demande s’il est conseillé de se baigner pendant que l’aspirateur est en service. À tous les coups, il fonctionne sur batterie électrique. Je mets la main dans l’eau, j’attends la décharge, mais rien ne vient.

Un homme en tunique turquoise sort d’une porte de service. Il rajuste quelques chaises longues, ouvre un parasol. Je lui demande on peut se baigner avec ça dedans en montrant l’aspirateur. Il me regarde moi, puis il regarde le fond du bassin. Il a le regard vide. J’observe la surface de l’eau se refléter dans ses pupilles et il dit tu connais Boston Dynamics ? Je ne vois pas le rapport, alors je ne dis rien. Ils construisent les robots pour Mars. Il y en a qui ressemblent à des chiens, il y en a qui ressemblent à des humains. C’est des bons produits. Ils peuvent porter jusqu’à dix fois leur poids, sauter jusqu’à un mètre vingt verticalement. Il dit c’est le futur. Il regarde toujours le fond de la piscine, mais j’ai l’impression que ses yeux me traversent. La plupart de leurs modèles ne sont pas accessibles au grand public. Ce sont encore des prototypes scientifiques ou alors ils sont vendus exclusivement à

l’armée. Alors que bon, il y a pas mal de gens à qui ça pourrait servir. Un robot qui porte tes courses, qui te fait à manger ou un robot sur les chantiers, pour remplacer les hommes qui se pètent le dos à soulever des poutres en acier. Le robot, s’il se pète le dos, tu le répares, c’est pas compliqué. C’est de la mécanique. Ça va changer beaucoup de choses. Pour le moment, les options sont limitées. Le seul modèle commercial, c’est lui, l’ACS-1, mais moi je l’appelle Bobby. Il n’est pas aussi impressionnant que les autres, mais il est bien foutu quand même. Il s’approche du bassin et s’accroupit à côté de moi. Il fonctionne à l’énergie solaire. Tu vois les petits panneaux qu’il a sur le dos ? Il est autonome. Pas besoin de le brancher pour l’alimenter. Il vit sa petite vie au fond de la piscine, il fait chier personne. Faut juste le sortir une fois par semaine pour vider le réservoir, c’est tout. C’est pas comme quand on faisait tout à l’épuisette. On reste un moment comme ça, accroupis côte à côte, en silence. On regarde le robot. Périodiquement, il libère quelques bulles qui remontent jusqu’à la surface. Plus je le regarde, plus j’ai l’impression de voir un être vivant. Une créature recomposée de plastique et d’acier. Je pense aux crustacés qui se construisent une carapace avec tout et n’importe quoi. Ce n’est plus une piscine, mais un aquarium. Je me sens ridicule en slip de bain. Il se lève, se dirige vers un palmier et ramasse une poignée de petit gravier. Il dit regarde bien et lâche les cailloux dans le bassin. Ils tombent tout droit. Quand ils touchent le sol, Bobby se réoriente instantanément. Il est sensible aux vibrations. Il modélise l’espace à l’aide d’un sonar Sounder S500. Pour avancer, il active ce qui ressemble à des chenilles,

les mêmes que sur les chars d’assaut, et qui le propulsent à une vitesse maximale de 2,5 kilomètres par heure. Bobby traverse la piscine d’un bout à l’autre en deux minutes et trente-sept secondes. Il passe par-dessus le gravier qu’il avale. Je me demande à quoi ressemble l’intérieur de Bobby. Je vois des câbles et des cartes mères dans des compartiments étanches. Je vois un cœur de la taille de celui d’un gros chat, pomper du silicone à travers son corps, de la graisse de moteur, des articulations et des tendons. Je vois un réservoir qui ressemble à un intestin de plusieurs mètres de long. Je pense au petit gravier qui se fait digérer dedans.

14 h 42

C’est une main sur mon épaule qui me réveille. Je suis recroquevillé au bord du bassin. On me demande si tout va bien. Je hoche la tête. Je me souviens de l’homme en tunique turquoise qui disparaît par la porte de service par laquelle il était apparu. Je me souviens du reflet du Soleil sur l’eau. Je me souviens avoir observé les déplacements de Bobby allant d’un bord à l’autre du bassin, j’ai pensé au logo DVD video qui rebondit contre les bords de l’écran. J’ai attendu qu’il vienne taper parfaitement un des quatre angles et je me suis endormi.

Désolé de t’avoir réveillé, mais pendant une seconde, je me suis dit que tu avais besoin d’aide. C’est à cause de la position. Si t’avais été allongé sur une chaise longue, je ne me serais pas inquiétée, mais là t’es très proche de l’eau, même pour une

sieste. Un faux mouvement et tu tombes dedans. Je dis oui. Je dis merci.

Je vérifie si Bobby est toujours là. D’abord, je ne le vois pas et ça me terrifie, je me demande s’il est capable de remonter tout seul le long des parois ou si l’homme à la tunique turquoise l’a sorti pour vider le réservoir, et puis je le vois. Il est juste en dessous de moi. Il ne bouge pas. On dirait qu’il me regarde, que lui aussi, attend le faux mouvement, qu’il est patient, qu’il sait que tôt ou tard ça va arriver, comme s’il l’avait lu quelque part, dans les étoiles ou dans les lignes de son propre code. C’est sûr, il connaît les lois de l’univers et le principe d’entropie. On l’a fait trop intelligent. Maintenant, il connaît le futur. Il connaît la date et l’heure de ma mort. J’ai envie de plonger, de me laisser couler jusqu’au fond, de lui poser la question. Il m’avalerait et je me retrouverais avec le petit gravier dans l’estomac siliconé. Je me dis que ça ne serait pas si terrible. Une semaine au fond de la piscine, avant d’être récupéré par l’homme à la tunique turquoise. Il comprendrait c’est sûr. Il me ferait sécher au Soleil. Il prendrait soin de moi.

Je me relève, j’ai la marque de la grille d’écoulement imprimée sur le flanc. La personne qui m’a réveillé a les cheveux coupés court, d’immenses lunettes de Soleil, son téléphone dans une main et une serviette dans l’autre. Elle me demande si l’eau est bonne. Je dis je ne sais pas et il y a un silence. Elle pose sa serviette sur une chaise longue. Je ne peux pas la laisser se baigner. Je dois lui expliquer que c’est un aquarium, pas une piscine, que la

baignade est interdite. Je dois éviter qu’elle plonge et qu’elle se fasse avaler. Je vois Bobby qui fait des allers-retours, qui attend. Je dis je voulais me baigner, mais on m’a dit d’attendre la fin du cycle de nettoyage. Je lui montre l’aspirateur du doigt. Elle dit on ne peut pas se baigner pendant ? Non, ça perturbe le logiciel ou quelque chose comme ça, ne me demande pas pourquoi, c’est ce qu’on m’a dit.

Elle finit par s’asseoir au bord, les jambes dans l’eau. On reste comme ça un temps. On ne parle pas vraiment, elle, sur son téléphone et moi qui surveille Bobby.

17 h 35

Quand j’essaie de rentrer, les portes coulissantes ne s’ouvrent pas. Je dis tout haut c’est une blague et je passe la main devant le détecteur de mouvement à plusieurs reprises. Je suis là. Je sautille. Je suis là bordel c’est pas possible. De l’autre côté, je vois un autre homme en tunique turquoise qui pousse un chariot de draps propres. Je fais de grands gestes avec les bras. Il ne lève pas la tête. Je tape contre la vitre. Je suis là. Ça le fait réagir. Il me regarde l’air de dire t’es qui toi, je suis un client bordel, je paie une chambre dans cet hôtel, ouvre-moi. Il se rapproche de la porte, mais il n’a pas l’air convaincu, c’est du double vitrage, il n’entend rien de ce que je lui dis. J’enlève la pantoufle droite, la ramasse et la plaque contre la vitre. Le logo, tu vois le logo ? Je les ai pas trouvées dans la rue, les pantoufles brodées, laisse-moi entrer. Je vois

bien qu’il est sceptique. Il pointe quelque chose du doigt, mais je ne vois pas quoi. Il fouille dans une poche de sa tunique. Il sort une carte magnétique de sa poche et la secoue devant son visage. Il pointe du doigt la carte et puis à nouveau autre chose que je ne sais pas distinguer. Il insiste, je suis son mouvement du regard et vois le lecteur électronique qui se trouve à droite de la porte. J’enfonce mes mains dans les poches du peignoir et attrape la clé que j’y avais oubliée. Je fais le geste de la surprise et puis celui qui dit voilà j’ai compris. Il sourit et d’abord j’y vois du soulagement, ensuite, alors que je dépose la carte sur le lecteur et que les portes s’ouvrent sans aucun bruit, j’y vois aussi de la compassion et ça me plaît moins. Je rentre, le remercie, essaie d’expliquer que ce n’est quand même pas très bien indiqué, mais il n’a pas l’air de me comprendre alors je lève le pouce bêtement et me dirige vers les ascenseurs. Dans le hall, on a changé de réceptionniste.

18 h 21

Il me demande si la température me convient. Je hoche la tête. Je ne sais pas s’il me voit dans son rétroviseur, mais il n’insiste pas et j’en déduis que oui. En attendant l’ascenseur pour descendre dans le hall, j’ai hésité. Je me suis souvenu que je ne savais pas où il voulait m’emmener. Je me suis dit je peux encore m’échapper. Il doit y avoir une cage d’escalier de secours, qui donne sur l’arrière. Je pourrais descendre par-là, sortir de l’hôtel et disparaître. Il ne me retrouverait jamais.

Mais il y a tellement de choses que je ne comprends pas. Si le type avec sa Volkswagen et le rendez-vous avec le professeur peuvent servir à répondre à certaines de mes questions, alors je veux bien prendre le risque. Le risque de me faire manipuler. Le risque de me retrouver dans un laboratoire obscur au milieu du désert, qui n’apparaît pas sur les cartes, l’Area 51 ou quelque chose du même type, une zone grande comme Bruxelles dédiée aux expérimentations scientifiques de l’armée américaine. C’est sûr que là-bas, ils ont des scanners assez puissants. Ils me traiteraient correctement. Ils me nourriraient, me masseraient les tempes avant d’y poser les électrodes, ensuite ils me découperaient au laser. Ils m’ouvriraient le crâne comme on ouvre un abricot pour accéder à M87*. Ils essaieraient de communiquer avec lui en faisant passer des informations à travers le trou dans ma tête. Ils feraient de moi un portail et je serais enfin une machine moi aussi. J’aurais une fonction et cette idée me détend. Je rêve qu’on s’occupe de moi, qu’on me découpe, qu’on me dise quoi faire, qu’on fasse de moi une ligne de communication intergalactique ou un scanner de l’univers.

Quand les portes de l’ascenseur se sont ouvertes sur le hall d’entrée, le chauffeur était déjà là, accoudé à la réception. Il riait avec le jeune réceptionniste, celui que je ne connais pas. Je suis sûr qu’ils riaient de moi. Je me suis dit le plus simple c’est de se laisser faire, l’énergie nécessaire pour s’échapper est insupportable et je l’ai suivi jusqu’à la Volkswagen.

On roule depuis une dizaine de minutes. J’appuie le front contre la vitre et regarde les gens à l’intérieur

des voitures qui roulent à la même vitesse que nous. Vous avez pu dormir un peu ? J’ai fait une sieste. Il dit tant mieux, les conférences du professeur c’est toujours quelque chose, il faut être reposé. Peutêtre que c’est votre domaine, peut-être que toutes ces mathématiques, ça ne vous fait pas peur, moi je n’y comprends rien, vous êtes astrophysicien ? Non, juste un amateur. Moi aussi je suis un amateur, il répond, j’ai même mon petit télescope avec lequel je peux regarder les étoiles, c’est le professeur qui me l’a offert il y a quelques années, un homme bien le professeur, il y en a plus beaucoup des comme lui, ça je peux vous le dire, vous le connaissez ? Je fais non de la tête. Vous allez voir, il est formidable. On passe devant un motel. Un bâtiment sobre de deux étages en forme de U, qui encercle un parking, un distributeur automatique et une piscine, elle-même entourée d’une grille. Sur le toit, une immense enseigne rouge qui dit Wildcat Inn avec une tête de lynx, de chat ou de renard, je sais pas. J’ai un déjà-vu, un de ceux où je ne sais pas si je suis déjà venu ici ou si je suis voué à y revenir, où le temps s’enroule sur lui-même jusqu’à ressembler à un cinnamon roll et la voiture se remplit de l’odeur de ma grand- mère. Je dis vous sentez ça ? Il me regarde dans le rétroviseur, ses narines se dilatent, il secoue la tête, mais ouvre la fenêtre quand même. Il dit on est presque arrivés. En se penchant par-dessus le volant, il dit vous voyez ce grand bâtiment, celui avec les marches et les portes vitrées ? C’est là que ça se passe. Il me dit de descendre et d’y aller à pied, d’entrer et de m’annoncer à l’accueil, là, ils s’occuperont de moi.

Au-dessus de la porte et à l’intérieur, dans le hall, sur de grandes affiches et banderoles, il est écrit Welcome to the 18th edition of the Arizona International Astrophysics Convention. J’hésite avant d’entrer. Tout le monde a un badge pendu autour du cou, des dépliants dans la main, ils ont l’air de connaître. Je repère l’accueil situé de l’autre côté du hall. Je traverse la foule sans regarder qui que ce soit dans les yeux. On parle anglais avec autant d’accents différents qu’il y a de personnes présentes. L’homme en costume à l’accueil est excessivement beau et je rougis quand je dis bonsoir, je m’appelle Abel Fleck. Il dit bienvenu monsieur Fleck et puis il fouille dans un bac qui contient des dizaines de tours de cou auxquels sont attachés des badges comme ceux que portent les gens du hall. Il murmure D, E, F. Il répète plusieurs fois Fleck, Fleck, Fleck et moi je l’imagine en slip de bain au bord de la piscine. Voilà, vous êtes ici. Il le dit avec tant d’assurance que je le crois. Je le crois quand il dit qu’il sait où je suis, qu’il faut porter le tour de cou en tout temps sans quoi il est impossible de savoir qui on est. Sur le badge il y a mon nom et l’inscription journalist . C’est peu de chose, mais ça organise le monde. Si on portait constamment un badge avec notre nom et notre rôle, cela éviterait bon nombre de situations délicates. Je me dis qu’il devrait même exister une application, un truc simple d’utilisation, qui permettrait de scanner une personne que l’on croise dans la rue ou au café afin de savoir de qui il s’agit. Il n’y a rien de plus frustrant que de reconnaître quelqu’un, mais d’être incapable de retrouver son nom. Je me dis que ça ne doit pas être très compliqué à mettre en

place, toutes les données nécessaires sont déjà enregistrées, dans d’immenses centres climatisés. Il me dit le professeur Bunster vous a laissé un message et me tend un bout de papier plié en deux. Bonsoir monsieur Fleck, je suis toujours stressé avant de donner une conférence. Je tends à l’oublier, je fais comme si, avec le temps, je m’y étais habitué, mais je me mens. Je serai plus disposé à vous rencontrer après, disons 21 h 30 au Lucky ? Pour m’excuser, la première bière sera pour moi. Je glisse le mot dans ma poche. Le Lucky, vous connaissez ? C’est à dix minutes d’ici, sur Pennington Street.

Je flotte sans but à travers les petits groupes. J’attrape un verre de vin blanc sur un plateau, il est tiède. Je passe en revue les visages qui m’entourent à la recherche de je ne sais quoi. Il est évident que je ne connais personne, je suis à l’autre bout du monde, mais je ne peux m’empêcher de penser que je vais tomber sur les cheveux oxygénés de Sacha ou sur la boucle d’oreille d’Aloïs. Je rêve de la chaleur de leurs corps, mais je sais que s’ils apparaissaient ici, s’ils m’avaient suivi, je serais en danger. Parce que si eux savent où je suis, alors il y aurait fort à parier que le gouvernement aussi. Je m’approche discrètement de l’accueil, je pourrais me cacher sous le comptoir et le garçon qui m’a donné mon badge ne dirait rien, ça serait comme notre secret.

Je l’ai lu ce mot quelque part et ça me revient d’un coup, la paréidolie. Je m’en souviens à cause de la sensation étrange que ce mot provoque entre ma langue et mon palais, paréidolie. C’est le processus de voir des formes familières là où il n’y en a

pas, de faire des liens qui n’existent pas. Je passe d’un visage à l’autre de plus en plus vite à la recherche de quelque chose de familier. Mais je ne vois rien. Je décompose les visages jusqu’à ce qu’il ne reste que leurs attributs, jusqu’à ce que je puisse dire ce nez, je le connais, ses sourcils, ce menton, ce teint, je les connais. Je n’entends plus le bruit des discussions et puis, pour la première fois depuis mon arrivée, je perçois la fréquence qui s’intensifie. Elle s’amplifie rapidement. Je bois mon verre de blanc en deux gorgées, ne sens aucune différence. Je me dis que ce n’est pas le moment, que j’ai besoin d’être en pleine maîtrise de mes moyens. J’imagine des planètes de la taille de Saturne se faire digérer par M87*. Je murmure c’est vraiment pas le moment. Du coin de l’œil, je repère les panneaux qui indiquent la direction de la salle où ont lieu les conférences. La fréquence n’a jamais été aussi forte. Je me touche le front, il est chaud. Je ferme les yeux et retrouve les arcs électriques qui me sont à présent familiers. Je n’essaie plus de les comprendre. J’ouvre à nouveau les yeux, mais les arcs persistent. Ils déforment le hall, les bannières, les plateaux remplis de verres à vin, les murs. Ils tordent les visages jusqu’à ce que toute familiarité en soit définitivement évacuée. La lumière flotte devant mes yeux et me rentre dans la bouche.

Je longe le mur jusqu’à l’auditorium et me laisse tomber sur une chaise au dernier rang. Je suis le premier, la conférence ne commence que dans une demi-heure. Le tableau noir est vide à l’exception d’une équation. Je l’ai déjà vue quelque part. Je suis sûr de l’avoir épinglée au mur du salon, mais je ne parviens pas à me souvenir de sa signification.

J’ai froid et je remets la veste que j’avais enlevée en entrant. Mon front est brûlant. La fréquence siffle dans mes oreilles. Je me concentre sur l’équation, je sais que si je la comprends, ça se calmera. Je pense à tout ce que j’ai lu, mais rien ne vient. Comme si toute l’information avait été aspirée sans avoir le temps de s’imprimer quelque part. Je vois les connexions neuronales comme des traces dans le sable, mais on a marché trop près de l’eau, tout s’efface et ça n’a aucun sens. Et puis, soudain, tout revient. Je reconnais la constante de Planck, je la multiplie par la vitesse de la lumière et je m’évanouis.

T = hc3 16π2 GMk

Quand j’ouvre les yeux, la salle est remplie, il y a des corps amassés jusque dans les escaliers. Pendant une fraction de seconde, je suis convaincu que tous me regardent, qu’ils ont vu ce que je suis et qu’ils ont contacté les autorités. Mais personne ne s’intéresse à moi. Je ne vois qu’une succession de nuques. Toute l’attention est portée vers l’estrade où se tient un grand type en chemise-cravate. L’équation a disparu, remplacée par d’autres, plus longues, et des graphiques que j’essaie de déchiffrer. Le type doit être Claudio Bunster. Il parle avec plus de gestes que de mots, il m’inspire confiance, mais je ne comprends pas ce qu’il dit. J’écoute et certains termes résonnent, je reconnais des concepts, mais je ne parviens pas à les relier, comme si rien ne les unissait. Il y a trop de câbles sur le sol en moquette grise de l’estrade et je me dis qu’il risque

de tomber, qu’il va finir par oublier de lever le pied et s’étaler de tout son long, ça fera sensation. Je le regarde se déplacer, il fait des allers- retours entre le tableau noir et l’avant de la scène, il le fait lentement. Pour quelqu’un de stressé, il cache bien son jeu. Mon regard est attiré par le clignotement épileptique de l’équipement informatique. Ça clignote vert, bleu et rouge sans s’arrêter. J’essaie d’y voir une régularité, mais il y a trop de variables et je ne perçois que la succession chaotique alors que je sais bien que tout cela a un sens. Le ventilateur du PC tourne à plein régime, en sort comme une expiration qui ne reprend jamais son souffle. J’ai l’impression que quelqu’un vient de me coller un coquillage creux sur l’oreille. Je vois les lèvres de Bunster remuer, ses doigts se resserrer autour de la craie qu’il tient dans la main droite et qui blanchit son poignet avec lequel il corrige les équations au tableau, mais je n’entends que le reflux de la mer, le sang qui traverse mon cerveau à 0,5 mètre par seconde ou internet qui respire, je ne sais plus faire la différence. J’attends que quelqu’un réagisse, que quelqu’un lève la main et dise excusez-moi professeur, je suis vraiment navré de vous interrompre, mais nous ne vous entendons pas très bien, peut-être faudrait-il éteindre cet ordinateur. Mais personne ne dit rien. Ils font tous semblant de comprendre. Il y a en a même qui se penchent en avant et qui hochent la tête. Je me dis le monde scientifique est rempli d’hypocrites. J’ai envie de hurler. Personne ne comprend rien bordel. Si tout le monde fait semblant, ça peut durer longtemps. On peut passer des siècles dans le mauvais paradigme, à essayer de résoudre des équations qui ne possèdent pas de

réponse, parce que c’est plus simple de hocher la tête que de dire je ne comprends pas jusqu’au jour où on réalisera que le monde tel qu’on le perçoit n’existe pas.

Je suis les câbles des yeux jusqu’à une prise qui disparaît par un trou ménagé dans le plancher. Je me dis qu’il suffirait de tout arracher. Il suffirait de me lever, de descendre les escaliers jusqu’au bas de l’auditorium, à tous les coups on me regarderait de travers, et puis il faudrait tirer sur les câbles de toutes mes forces. J’espère que ça serait suffisant. Je pèse quatre-vingt-cinq kilos, mais le caoutchouc isolant c’est résistant. Un gars avec un tee-shirt staff se déplace dans les rangs avec un micro. Je n’entends pas les questions, mais je les connais déjà. Ce sont toujours les mêmes questions auxquelles personne ne répond vraiment. Enfin, deux cents personnes applaudissent et se lèvent en souriant comme si elles venaient de voir un bon spectacle.

20 h 56

J’ai attendu que tout le monde sorte de la salle et puis je me suis glissé jusqu’aux toilettes. J’ai fait couler l’eau jusqu’à ce qu’elle soit glacée et j’en ai rempli mes paumes pour m’asperger le visage. Je m’attends toujours à ce que ça serve à quelque chose, du type retour à la réalité, mais ça ne sert à rien. J’en ai profité pour pisser et puis je suis sorti du centre des congrès. Si quelqu’un me demandait ce que j’avais pensé de la présentation de Bunster, j’aurais dû mentir et je n’en avais pas la force. En sortant,

j’ai pris à droite, comme on me l’avait indiqué. J’ai tourné un moment avant de tomber sur le Lucky. Il y a un néon rouge à l’entrée et il faut descendre quelques marches. C’est un sous-sol. Les tables sont en faux marbre et les banquettes en skaï. Je me suis assis dans un coin. J’avais faim et j’ai commandé un cheeseburger. On ne peut pas rater un cheeseburger. Il était accompagné de frites et d’une bière que j’avais commandée aussi. Maintenant, j’ai les doigts gras et je dois me pencher jusqu’à la table voisine parce que j’ai déjà utilisé toutes les serviettes qui se trouvaient sur la mienne.

Je ne sais pas ce que je vais dire à Bunster. Je pensais pouvoir rebondir en fonction de sa conférence, mais tout a disparu, comme si dès que les équations avaient été énoncées, elles avaient été avalées. J’ai des questions auxquelles il a peut-être des réponses, mais je dois les poser sans me démasquer. À l’hôtel, j’ai profité de la connexion internet pour faire quelques recherches. Avec le nom et le numéro de téléphone sur la carte de visite du chauffeur, je suis rapidement remonté jusqu’à Claudio Bunster. D’après sa page Wikipédia, il est connu pour ses recherches sur la gravité. Je me demande pourquoi j’ai rendez-vous avec lui et pas avec n’importe quel autre spécialiste. Je me dis que certaines questions n’ont pas de réponse. Et je me dis aussi que ce n’est pas une réponse qui me plaît. Ce qui apparaît sur Wikipédia, c’est que Claudio Bunster ne s’est pas toujours appelé Claudio Bunster. Né en 1947 à Santiago, il porte le nom de son père, l’auteur et politicien communiste, Volodia Teitelboim. Ce n’est qu’en 2005, à cinquante-huit ans, que Claudio

Teitelboim devient Bunster. Le paragraphe s’arrête net, comme s’il s’agissait d’une information qui ne demandait aucune explication, comme si changer de nom à cinquante-huit ans était la chose la plus naturelle du monde. Le paragraphe suivant reprend une description détaillée de son cursus universitaire, d’abord à l’université du Chili, ensuite à Princeton, où il étudie avec John Archibald Wheeler, l’un des plus grands physiciens américains du xxe siècle, qui fut le premier à utiliser le terme trou noir. On trouve aussi une série de prix et de reconnaissances internationales pour ses recherches, mais plus aucune information concernant son changement de nom. C’est sur la page du père que quelqu’un, une des mains invisibles qui possèdent et diffusent l’information, a pris la peine d’ajouter une explication. À vingt-neuf ans, Volodia Teitelboim épouse Rachel Weitzman. Membre du parti communiste, Teitelboim doit disparaître. Pendant son absence, Rachel donne naissance à Claudio. L’enfant n’est pas celui de Volodia, mais d’un collègue universitaire de Rachel. À son retour, Volodia adopte Claudio et étouffe l’affaire. Quelques années plus tard, Rachel le quitte et il se retrouve seul avec l’enfant. Enfin ça c’est dans les grandes lignes, je n’ai pas une mémoire photographique. Je finis ma bière, la mousse se dépose au fond du verre et sur mon palais. Quand il a appris la vérité sur son géniteur, Claudio a coupé les ponts avec Volodia qui avait alors quatre-vingt-neuf ans et a pris le nom de son père biologique, Bunster. Ça sera comme notre secret, je vais tout te cacher, ça va te briser. Dans mon souvenir l’article avait un happy end du genre Volodia meurt en 2008 des suites d’un cancer, avant quoi on dit qu’il se serait réconcilié

avec Claudio. Je me demande qui dit ça et je pense à l’ordinateur qui expire sans reprendre son souffle.

Je fume une cigarette sur le trottoir. Les rues sont calmes. Je m’appuie contre le mur et je sens la fatigue se déverser dans mes veines comme un produit de contraste. Je ne me souviens pas de la dernière vraie nuit de sommeil que j’ai eue. L’horloge d’une pharmacie, plus bas dans la rue, indique 21 h 35. Je me dis cette journée est interminable et quand ces mots passent dans ma tête, je suis physiquement convaincu que je n’en viendrai pas à bout, qu’il reste une infinité d’obstacles entre moi et demain, le boss final est tellement loin, les câbles sont à portée de main, mais jamais je ne les débranche. Je me dis rationnellement, c’est le jour le plus long de l’année. Je l’ai commencé de l’autre côté du monde et l’ai continué ici. Je me demande combien de temps peut durer un jour si on le suit sans s’arrêter, si on saute dans un deuxième, un troisième avion, si on se bourre le sang de taurine jusqu’à palpitations. Il y a sûrement des gens qui vivent comme ça, énergisés dans leur jet privé, qui ne dorment plus depuis des années. J’ai vu sur internet que c’était conseillé par les plus grands CEO. Moi je suis resté coincé du mauvais côté du globe, comme la tache aveugle sur la rétine ou la face cachée de la Lune, je suis là où personne ne me connaît, où personne ne me voit et je rêve d’une nuit qui dure six mois.

Il a une démarche dégourdie. Je le regarde. Je sais que c’est lui. Il ne porte plus la chemise-cravate de la conférence, mais un col roulé bleu marine et une veste beige. De loin, je vois sa barbe blanche et

ses cheveux blancs. J’écrase ma cigarette et quand il arrive près de moi, la première chose que je vois, ce sont ses yeux. Ils sont bleus, quasi transparents et ça me surprend. Quarante-cinq ans que je n’ai pas touché une cigarette. Je le regarde mégot en main. Je vois que tu as trouvé le Lucky. Je hoche la tête, j’y ai même mangé. Le cheeseburger, j’espère ? C’est le seul plat décent du menu. Il n’attend pas de réponse, pousse la porte, je le suis à l’intérieur et on va s’asseoir à la table que je viens de quitter. Mon assiette grasse, les serviettes et la chope ont été emportées. On commande deux bières et il me demande si j’ai pu assister à la conférence. Je déglutis. Oui, c’était passionnant. Je n’ai pas tout compris. Il y a beaucoup d’éléments qui m’échappent. Il dit évidemment, même si je cherche à adapter mes conférences à un public varié, certaines formules peuvent paraître un peu abruptes au premier abord. Les deux bières sont déposées devant nous, il attrape la sienne, me regarde droit dedans, j’ai peur qu’il me voie vraiment, je cligne, ça s’entrechoque, merci de prendre le temps de me rencontrer. C’est moi qui te remercie, d’avoir fait tout le chemin depuis Bruxelles et puis je dois dire, j’ai trouvé nos échanges très intéressants. Parfois, je recevais ton e-mail et je passais la nuit à fouiller dans mes notes avant de te répondre.

Tu m’as dit que tu écrivais sur les trous noirs, c’est juste ? Pendant une fraction de seconde, j’ai envie de lui dire la vérité, de lui dire non, j’ai menti, je n’écris pas sur les trous noirs, je suis un trou noir, mais je ne le fais pas. Après, je pense au tour de cou que je porte encore et sur lequel il est écrit journalist, je le

tripote du bout des doigts. Je pense aussi au carnet qui est dans ma chambre d’hôtel et dans lequel il y a les retranscriptions de la fréquence. Je me dis, ça aussi, c’est une forme d’écriture et je hoche la tête.

Je ne sais pas encore quelle forme cela va prendre, je n’en suis qu’à la phase de recherches. Je n’ai aucun souvenir de notre correspondance alors autant rester vague. Si je dis quelque chose qui ne colle pas avec le reste de l’histoire, il va se rendre compte de l’invention, il faut que je reste prudent, ne jamais donner plus d’informations que nécessaire. Il dit si j’ai bien compris ce qui t’intéresse, ce sont les conditions de formation d’un trou noir. Je dis oui, j’ai compris que lorsqu’une étoile meurt, en fonction de sa masse, elle s’effondre sur elle-même jusqu’à se concentrer en un point d’une telle densité que même la lumière ne peut pas s’en échapper. Mais est-ce qu’il existe d’autres circonstances qui peuvent mener à l’apparition d’un trou noir ? Théoriquement, oui, il boit une gorgée, théoriquement il n’y a pas de masse minimum nécessaire à la formation d’une singularité. Les trous noirs résultant de l’effondrement d’une étoile ont généralement une masse qui va de cinq à des dizaines de fois celle du Soleil. Mais prends la Terre, si tu étais capable de la compresser jusqu’à ce qu’elle ne soit pas plus grande qu’une balle de ping-pong, il fait le geste avec les mains qui forme une sphère et qui se rapproche lentement, si tu en étais capable, tu créerais un trou noir.

J’imagine le bâtiment du Lucky dans lequel nous sommes assis et le signe néon à l’extérieur, je vois

le trottoir et l’angle de la rue. Je dézoome et je vois les tours en acier, le centre des congrès, je vois le sable et le désert de tous les côtés jusqu’à Phoenix, El Paso, jusqu’à Las Vegas, je vois la frontière mexicaine, la côte pacifique et l’océan, je vois tout le continent, l’Arctique et la courbure du globe. Je dézoome encore et bientôt je vois la Terre entière qui tient sur mon écran, comme je l’ai déjà vue des centaines de fois. Je me demande si c’est assez dense pour attraper la lumière. Mais rien ne se passe alors je continue. Je dézoome et je dépasse la Lune. Je voyage plus vite que tout. La Terre comme une balle de ping-pong, comme un noyau d’olive, comme un pixel et puis plus rien.

Je dis je comprends, mais ça reste très hypothétique. On ne pourra jamais vérifier cette affirmation. La technologie nécessaire pour compresser autant de matière en un si petit espace est inimaginable. Est-ce qu’il n’y a pas un moyen de faire des tests à plus petite échelle. Il me dit c’est ce qu’on fait. Ça fait des années que le Cern, en Suisse, y travaille. Ils utilisent ce qu’on appelle un accélérateur de particules pour créer des collisions de particules élémentaires à très haute vitesse. Certains pensent qu’avec la vitesse suffisante, on pourrait créer un micro-trou noir, mais jusqu’à aujourd’hui on n’en a jamais observé. Celui-ci serait si instable, qu’il s’évaporerait presque aussitôt. Le seul moyen de l’observer serait de détecter la radiation émise. Parce que même le plus petit des événements gravitationnels émet un rayonnement. J’espère me tromper, mais je ne pense pas que l’on observera un trou noir au Cern. Je disais qu’il n’existe pas de

masse minimum nécessaire à la formation d’une singularité, mais il faut l’énergie suffisante et on en est loin, très très loin. J’ai vidé ma bière et il n’a presque pas touché à la sienne. Un type s’est installé au piano et a commencé à jouer quand Bunster a prononcé le terme accélérateur de particules. C’est du jazz. Le piano est désaccordé. Ça sonne faux, mais tout le monde s’en fout. Je sens ses yeux transparents sur mon visage.

Est-ce qu’il est possible qu’une singularité se crée spontanément ? Je veux dire sans collision, juste comme ça. Pas dans la région de l’univers que nous connaissons. Elle n’est pas assez dense. Peut-être au commencement, dans les premières nanosecondes qui ont suivi le Big Bang, peut-être que l’univers était assez dense pour que des trous noirs se forment spontanément, mais pas aujourd’hui, pas ici.

26 juin 2019

17 h 48

J’entends d’abord le verrou de la serrure électronique, la porte qui s’ouvre, le chariot qui bute contre le cadre et le cri de la personne de service. J’ouvre les yeux, je fixe le plafond. Je suis couché sur le sol de ma chambre d’hôtel, nu. Je sais que je suis nu parce que je perçois la rugosité de la moquette contre mon dos, mon coccyx, l’arrière de mes cuisses. Je relève la tête juste à temps pour voir la porte se refermer. Les rideaux sont tirés, il n’y a que la lumière du minibar ouvert qui donne à ma peau un aspect blanc, translucide. Mon avantbras gauche est zébré de veines vert et bleu. J’ai l’air d’un corps. Un de ces corps que l’on voit dans les films policiers, allongé sur une table en aluminium chez le médecin légiste. Je sais qu’ils utilisent des poupées, que ce ne sont pas de vrais cadavres, que quand ils découpent pour prélever, ils découpent du silicone. Mais mon imaginaire de la mort est aseptisé, il est rempli de poupées et je ne sais plus à quoi ressemble un vrai corps mort, si je devais en voir un dans la rue, accident de voiture, paf à travers le parebrise, étalé sur la chaussée, ça arrive, je

veux dire, c’est une possibilité, je ne le reconnaîtrais pas. Je passerais à côté sans m’arrêter, je me dirais c’est un tournage, une performance. Je ne sais pas à quoi ressemble un cadavre, je n’en ai aucune idée. J’ai l’air d’une poupée. C’est peut-être aussi ce que s’est dit la personne qui est entrée, qui a dû s’annoncer à plusieurs reprises, room service room service, qui a poussé la porte et m’a vu blanc, translucide et allongé. Dieu sait ce qu’elle a imaginé. Fort à parier qu’elle s’est précipitée vers les ascenseurs, a appuyé sur tous les boutons, mais que les deux cabines étaient occupées, qu’elle a poussé la porte de la cage d’escalier et a dévalé les vingt-cinq étages qui me séparent de la réception. Elle sera arrivée dans le hall complètement essoufflée, n’aura pas hurlé, surtout ne pas effrayer la clientèle, se serra glissée derrière le comptoir et aura murmuré à l’oreille de la réceptionniste qui se sera décomposée, qui aura appelé les pompiers.

Je me lève et commence par fermer le minibar. La chambre est plongée dans le noir. Je n’ai aucune idée de l’heure qu’il est. J’ouvre mon ordinateur qui est posé sur le lit, mais il n’a plus de batterie. Je tâtonne jusqu’à la salle de bains où j’allume la lumière. J’ai les yeux rouges et gonflés. La bouche sèche, genre cendrier. Mes habits forment une boule de tissu dans un coin. Je fais couler l’eau dans la douche. En attendant qu’elle soit à température, je retourne dans la chambre. Le néon de la salle de bains se déverse en une large raie orangée sur le sol et sur le mur. Il y a une bouteille de gin aux trois quarts vide sur la table de nuit et des canettes de bière écrasées sur le sol. Sur le lit, à côté

de l’ordinateur, il y a un plateau avec les restes d’un repas, ça ressemble à un burger, il y a deux frites qui baignent dans un excédent de sauce. Je repasse dans la salle de bains où de la buée commence à se former sur le miroir et entre dans la douche. Mon tee-shirt sent un mélange de cigarette et de transpiration, mais c’est le seul que j’ai et quand je l’enfile je me sens sale. Je me brosse les dents, mets mon ordinateur à charger, la bouteille de gin dans le minibar, les canettes dans la poubelle et je sors. Je traverse le hall sans lever les yeux. J’ai peur d’y croiser les pompiers qu’aurait appelés la réceptionniste. Les portes coulissantes s’ouvrent devant moi quand quelqu’un crie hey toi. Je ne me retourne pas. Je me dis ça pourrait être n’importe qui. Je n’ai pas plus de raison qu’un autre de me sentir concerné. Je prends à droite sur le trottoir et accélère le pas. Hey attends ! Je n’ai pas envie d’expliquer pourquoi j’étais allongé sur le sol, entièrement nu. Est- on obligé de tout expliquer ? C’est juste comme ça et puis c’est tout. Pas de grandes théories. It is what it is. Une main attrape mon épaule, soit je m’arrête, me retourne et dis c’est à moi que vous parliez, je suis désolé, je n’avais pas compris que c’était à moi que vous parliez ; soit je cours, je sprinte, tous les muscles sollicités, bousculer quelques passants et renverser un étal de fruits et légumes pour retarder mes poursuivants, mais à quoi bon.

Eh bah t’as une sale gueule bébé. Je t’ai repéré à l’odeur depuis l’autre bout du hall d’entrée. Il faut que tu te changes c’est pas possible. Je la regarde sans comprendre. C’est la fille de la piscine, Cleo, elle s’appelle. Sans ses lunettes de Soleil, c’est pas pareil

et je ne la reconnais pas tout de suite. Le silence est pâteux. C’est quoi le problème ? Je dis j’ai rien d’autre à me mettre. T’es marrant toi. Tu fais quoi là ? Rien ? Alors viens, on va faire du shopping.

Je la suis sans rien dire.

T’as les yeux tout bouffis. Je te paie un café, ça te fera du bien. Perso, je me suis réveillée vers midi, j’ai essayé de te remonter sur le lit, mais tu ne bougeais pas. J’oublie toujours à quel point c’est lourd un corps inerte. J’ai abandonné et je suis retournée dans ma chambre. Je voulais prendre une douche, tu vois une de ces douches de gueule de bois qui te sauve la vie, mais j’ai vu le maillot de bain que j’avais fait sécher sur le radiateur. Je me suis dit c’est ça qu’il me faut et je suis descendue à la piscine. Tu devrais essayer, crois-moi, ça régénère. J’allais sortir manger quand je t’ai croisé. Elle continue avec tant de mots, j’ai beau me concentrer, je n’arrive pas à leur donner du sens. J’entends les sons, je perçois l’effort qu’elle met dans leur articulation, mais le vide qui les sépare est assourdissant. Entre chaque phrase, chaque mot, chaque syllabe, il y a un gouffre et moi je tombe dedans.

En vrac, j’entends, le type dans le bar, tellement le bon plan, la tête du réceptionniste quand, genre défoncé, comment on s’est retrouvé, trop fumer, une minute il est là, hématome au niveau de la hanche, yeux transparents, comme faite pour danser, en espagnol, are you guys a couple, hahaha, jamais été en Europe, pleine Lune et room service, trop fumer, trop trop fumer, shots anyone, vraiment désolée,

l’important c’est le moment présent, what the actual fuck, la musique était beaucoup trop forte, top charts et reggaeton, stroboscopes, minibar, mauvais gin, regarder l’aube au-dessus du désert, c’était primal, vingt-cinq étages et la piscine vide, sommeil sans rêves, ça venait d’où, la voix enregistrée dans l’ascenseur, toujours les mêmes sharks, l’autre côté de l’équateur, tenir debout, d’ici à Ushuaia, la coke c’est pas mon truc, plus dehors que dedans, se sentir libre sur la piste, quand tu transpires sous la clim, it’s all downhill from here, c’est magnétique, les toilettes des filles c’est un microclimat, se regarder se regarder dans les vitres teintées, quand la pilule fait effet, breaking the ceilling, une nanoseconde c’est un concept étrange, tu trouves pas ?

Je prends tout, comme ça vient et j’imagine les scénarios possibles, ils sont innombrables. Chaque mot peut vouloir dire des centaines d’expériences différentes et mon cerveau n’est pas habilité à faire le tri. Ça lague. Un peu plus et j’ai le champ de vision qui freeze. Il faudrait tout déconnecter, débrancher le modem et recommencer, la ligne est saturée. J’essaie de respirer. Je me dis il ne faut pas oublier les bases. Je me concentre sur la sensation de mes chaussures contre le béton. Je pense aux exercices de méditation que je connais. Je me répète je suis présent, ici, maintenant. J’essaie de percevoir mon corps, quand j’avale c’est des minéraux, ça me coule dans la gorge, dans la trachée, pénètre les poumons comme l’amiante. J’ai une stalactite qui va du crâne au bassin. Elle pousse une porte en verre. J’entends attends-moi ici, alors je ne bouge pas. La porte se referme et elle me renvoie mon reflet. Quand je me

vois, je sais que je vais vomir. Je cherche un endroit adéquat, mais je ne trouve pas. Ça me remonte depuis le ventre comme un glissement de terrain. Après je me sens tout de suite mieux et quand elle revient avec des cafés, je lui souris.

On est assis sur des chaises rouges en plastique autour d’une table avec le logo d’une marque de soda imprimé dessus. Elle a presque fini son sandwich, j’ai à peine touché le mien. Tu parles plus quand t’es ivre. Je dis je suis désolé et je cherche une question que je pourrais lui poser, mais rien ne vient. Je mâche longtemps une bouchée de pain sec. Tout à un goût de poussière. J’ai abusé hier, j’ai complètement blackout. Elle rit. Elle cache sa bouche pleine dans le creux de son coude et elle rit. Ça ne m’étonne pas, t’étais explosé chéri. À un moment, t’as essayé de m’expliquer que tu avais un trou noir dans la tête. Tu me disais que tu pouvais l’entendre, qu’il émettait un genre de rayonnement ou je ne sais pas trop quoi et que si je collais mon oreille contre ton crâne c’était sûr que je l’entendrais moi aussi. J’ai trouvé ça beau. Tu m’as dit de poser mon oreille au niveau de ta tempe, que c’est là que je l’entendrais le mieux. On est resté longtemps comme ça.

Je n’en ai aucun souvenir. Mes mains se serrent autour du sandwich, le papier plastifié se crispe. Il faut que je fasse plus attention. Je ne peux pas me mettre dans ce genre d’état. Elle n’a pas l’air de m’avoir pris au sérieux, mais quoi si elle avait été moins ivre, si elle avait fait vraiment attention ? Elle aurait vu que je ne plaisantais pas et alors elle aurait

changé d’attitude très vite. Elle attend que je dise quelque chose. Je souris pour dire désolé. Il ne faut pas faire attention à ce que je dis quand je bois. J’ai tendance à inventer de grandes théories sans queue ni tête. Elle dit ça va, c’est des belles histoires.

On se lève pour payer, elle s’appuie avec les deux coudes sur le bar derrière lequel se tient une femme en tablier, les cheveux attachés par un foulard. Je la regarde attendre sa monnaie et tout revient d’un coup. Je la revois exactement dans la même position, accoudée au comptoir dans ce qui ressemble à une boîte de nuit. Je ne sais ni où ni quand. Je la revois qui me dit je t’aurais presque pas reconnu sans ton slip de bain. Je suis avec des amis, on boit un verre, viens ! Allez, me dis pas que tu vas rentrer à l’hôtel maintenant ? Tu vas faire quoi sinon, regarder la télévision, les images des émeutes en Grèce et un énième reportage sur l’éclipse solaire, après tu vas te branler sous la douche et aller te coucher ? Je la regarde et elle ne cille pas. On est à la table juste là. Elle pointe une direction du doigt sans me quitter des yeux.

Je les écoute parler à deux mille à l’heure en anglais. J’essaie de suivre, mais je manque les nuances, très vite je ne sais plus de quoi on parle. Elle doit le remarquer parce qu’elle pose sa main sur mon bras avant de dire ça c’est Samuel, Joshua et Marta, tous hochent la tête, moi c’est Cleo, mais, ça, tu le sais déjà.

Des bribes de la soirée me reviennent, mais pas assez pour tout reconstruire. Elle marche vite, elle a

l’air de savoir où elle va, alors moi je ne pose pas de questions, je lui emboîte le pas. Les rues sont de plus en plus animées. Les enseignes lumineuses accompagnent l’éclairage public et les vitrines sont pleines de néons. On rentre dans un magasin qui ressemble à n’importe quelle grande marque de prêt-à-porter. Le sol c’est du carrelage blanc, il y a une musique d’ambiance et un excès de parfum qui me sature les narines. Je la suis au premier étage où elle s’engage dans un rayon, sa main se perd dans les tissus, parfois elle soulève un article, le laisse retomber. Elle attrape une chemise en velours côtelé couleur sable. Elle la pose sur ma poitrine. Elle dit c’est parfait. À la caisse, je paie et refuse le sac en papier qu’on me propose. Dehors, elle tient ma veste pendant que je me change. Je lui dis que je suis complètement perdu et elle m’explique qu’on est passé par ici hier en rentrant de boîte.

Qu’est-ce qu’il s’est passé à l’hôtel ? Quand je me suis réveillé, j’ai trouvé une bouteille de gin. Elle dit on s’est arrêtés dans une épicerie. Je ne sais pas pourquoi on pensait que c’était une bonne idée, comme si on n’avait pas assez bu comme ça. On s’est posés dans ta chambre. On a parlé longtemps, je crois, mais je ne saurais pas dire de quoi. Quand le Soleil s’est levé t’as dit qu’il faisait trop de bruit, qu’il résonnait dans ta tête ou quelque chose comme ça. On a fermé les rideaux, mais ça n’a rien changé. Tu disais que tu avais trop chaud, que tu allais exploser. Tu as ouvert le minibar et tu t’es assis devant. Tu te souviens de ça ? Je fais non de la tête. Tu t’es déshabillé aussi. Elle rit. T’étais là, complètement à poil devant le minibar ouvert,

c’était incroyable. Attends, je crois que j’ai pris des photos. Elle sort son téléphone de sa poche. On s’arrête à un passage piéton et elle me tend l’appareil sur lequel on voit un corps, mon corps, je présume, assis en tailleur devant une source de lumière blanche. On ne voit rien, je suis à contre-jour. Je suis désolé, je ne suis pas comme ça normalement, je veux dire, je ne me déshabille pas devant les gens. Elle dit la nudité, ça ne me gêne pas. Il faut arrêter de sexualiser le corps en permanence. Tu vois ce que je veux dire ? Je hoche la tête. Tu pensais qu’on avait couché ensemble ? Je déglutis. Elle rit. Non chéri, t’étais juste ivre et nu devant ton minibar.

Sam et Marta lui proposent de venir boire un verre chez eux. Elle appuie sur l’icône d’appel, quand ça répond, elle dit je suis avec Abel, il peut venir aussi ? Je lui fais signe que ce n’est pas nécessaire, que de toute façon je suis fatigué, qu’il faudrait que je me repose. Elle dit parfait, on arrive et elle me sourit quand elle raccroche.

22 h 48

On est serrés autour de la petite table en bois dans la cuisine de Marta et Samuel. Cleo rit super fort et appelle tout le monde chéri. D’abord, ça m’a fait comme une déception, comme s’il s’agissait d’une attention réservée à moi, preuve d’une connexion particulière ou quelque chose comme ça. Et puis, je me dis c’est mieux ainsi, ça me fait appartenir. Marta remplit les verres vides et distribue des cigarettes, j’en attrape une que j’allume avec

l’extrémité incandescente de celle qui s’éteint entre mes doigts, Samuel change la musique, monte le son, dit écoute ça c’est une tuerie, je me penche en avant, ferme légèrement les yeux pour montrer que je me concentre, Joshua pose une main sur mon épaule, me demande mon feu, me le rend, je lui souris et je sens, à la chaleur qui emplit mes pommettes, que je suis ivre, je me demande si M87* le perçoit, s’il titube comme moi, Cleo sort le bac à glaçons du congélateur, le frappe contre l’inox de l’évier, ne s’arrête jamais de parler, le bruit de la glace qui glisse dans les verres recouvre sa voix, moi je regarde tout ça et je me dis que le sentiment de chez-soi est éphémère.

De l’autre côté de la table, Samuel, Marta et Cleo parlent bruyamment de quelqu’un que je ne connais pas. Je comprends qu’ils se connaissent depuis l’école, qu’ils ont habité ensemble et puis séparément, qu’ils sont partis en vacances une fois en Europe, Marta parle de la Croatie, de Venise et de Paris, évidemment, une autre fois au Mexique, mais pas à Cancún dit Joshua, on n’est pas comme ça nous, Cleo dit bien sûr, on est exactement comme ça, on est juste trop snobs pour l’admettre, tout le monde rit. Il y a un silence, quelqu’un dit c’était quand même bien. Si je pouvais recommencer, je le ferais tout de suite. Si je pouvais claquer des doigts et me retrouver le jour où on s’est rencontrés, je le ferais, pas vous ? Je sais pas. Si on pouvait constamment y retourner, ça n’aurait plus rien de spécial. Quelqu’un d’autre dit ce n’est pas terminé, on est encore là. Oui, mais c’est pas pareil. Cleo habite à Portland, toi à Phoenix et nous on est ici. On se voit,

quoi, une fois par an à tout casser et encore c’est si on arrive à coordonner nos semaines de vacances. Joshua a vu que je ne suivais pas, il se penche vers moi et, assez bas pour que les autres puissent continuer, il m’explique qu’ils viennent tous de Phoenix, que c’est là qu’ils ont grandi. Cleo et lui sont partis à Los Angeles pour leurs études, alors que Samuel et Marta sont venus s’installer à Tucson parce que Marta a trouvé du travail comme mécanicienne sur la base aérienne. Il dit moi je suis revenu à Phoenix, après les études, pour m’occuper du business familial et Cleo est partie vivre avec ses potes bobos à Portland. Il me dit qu’elle s’est fait son petit nom dans le monde de l’art. Elle a ouvert une galerie digitale pendant ses études, t’iras voir.

Je la regarde jouer avec son verre, attraper le poignet de Marta, lui dire quelque chose sans la lâcher, boire une gorgée et passer sa main dans ses cheveux qu’elle a hyper courts, tout ça comme dans un seul mouvement et je sens le regard de Joshua sur moi. C’est quelque chose à voir, non ? Crois-moi, je rêverais d’être à ta place et de la voir pour la première fois. Elle se tourne vers nous, nous rend notre regard, dit qu’est-ce que vous vous chuchotez comme ça ? Je suis sûr que vous parlez de moi. Je ne détourne pas les yeux. Joshua dit j’expliquais à Abel à quel point j’étais chanceux de vous avoir dans ma vie. Tous en chœur ils disent n’importe quoi, on ne te croit pas. Cleo dit aucun d’entre nous ne sait recevoir un compliment. Une main remplit lourdement mon verre vide. Je dis merci sans savoir à qui. Et toi, c’est quoi ton histoire ? Leurs yeux sont sur moi. Pour gagner une seconde, je bois une gorgée

qui me brûle la trachée. Je laisse l’alcool circuler. Je le sens se déplacer dans mes veines comme un liquide de refroidissement. D’un coup, je vois Sacha, Aloïs, Val et les autres, je vois nos appartements, je vois l’accident, forcément, l’hôpital, les radiographies de mon cerveau, le marqueur vert qui dessine dans ma matière grise, les livres qui remplissent ma bibliothèque, surtout ceux que je n’ai jamais lus, je vois mes parents, droits et calmes dans le jardin de la maison où j’ai grandi, moi défoncé, traversé par des ultrabasses en soirée, je vois le disque d’accrétion orangé figé par la photographie de M87*, la peau de Sacha rougie par la chaleur de l’eau du bain après la première de sa pièce, les retranscriptions de la fréquence sur les murs de mon appartement, je vois Val qui parle de moi aux flics, je vois tout et je ne sais pas par où commencer.

Je dis j’écris. Joshua lève les yeux au ciel évidemment que tu écris, ça se voit à des kilomètres. Pendant une seconde, je me sens bien, c’est ça que je fais, j’écris. Je pense à Bunster, au tour de cou qui dit journalist et je me dis c’est plus facile comme ça. Quand Cleo me demande sur quoi j’écris, je réponds sur les trous noirs, j’écris sur les trous noirs.

27 juin 2019

00 h 17

Le plafond est fissuré. Je dis c’est sûrement parce qu’on chante faux. Tout le monde rit. Sam dit ne t’inquiète pas la fissure était déjà là quand on a emménagé, ça n’a rien à voir avec notre performance sur Bonnie Tyler. Je me dis qu’elle ressemble à un fleuve ou à une constellation. Elle va d’un bout à l’autre de la pièce, elle se dédouble et se superpose. L’alcool n’aide pas. Les autres discutent de l’éclipse et de la route pour se rendre à Kitt Peak, c’est là qu’ils ont prévu d’aller pour la regarder. Ils disent que c’est le mieux, qu’il n’y a aucune pollution lumineuse. Je me demande si c’est possible, s’il existe réellement encore des endroits sur la planète qui ne sont pas pollués. Peut-être que c’est juste une façon de parler. Sam explique qu’il est allé faire du repérage. Il y a ce spot parfait en contrebas de l’observatoire. Il dit si on part le 1er juillet, tôt le matin, ça nous laisse le temps de visiter un peu les environs. Ensuite on monte les tentes, on fait du feu – Cleo crie barbecue – Josh crie encore plus fort marshmallows –, l’éclipse aura lieu le lendemain autour de 19 h 30, on pourra se promener dans le désert. Marta dit ça

va être tellement bien. Sam se tourne vers moi et dit je crois que j’ai un sac de couchage supplémentaire et la petite tente une place que j’ai utilisée quand j’ai été faire de la randonnée l’été dernier. Je dis je ne veux vraiment pas m’imposer. Ils rient, Cleo dit si on te le propose c’est que ça nous fait plaisir. On n’est pas du style à faire semblant d’aimer les gens. Si on ne pouvait pas te blairer, tu serais au courant depuis longtemps et ils rient davantage. Joshua me regarde comme on regarde un animal blessé qu’on aurait ramassé sur le bord de la route.

Pendant une fraction de seconde, je me demande ce que je fais ici. De l’autre côté du monde, avec ces gens que je connais à peine. Mais je sais que je ne peux pas rentrer, qu’il y a des choses que je ne peux pas effacer. Jamais Sacha ne me regardera pareil. Je pense à la première fois que nos regards se sont croisés, à la sensation de sa langue dans ma bouche alors que je ne connais pas encore son prénom. Mais maintenant, c’est différent. À Bruxelles, mes relations sont comme des cathédrales gothiques construites sur des églises romaines, elles-mêmes construites sur des temples celtiques. Ça déborde de colonnades et de luxure, c’est des grosses relations, bien riches, plaquées or. Mais il y a trop de couches. Plus personne ne sait d’où viennent les pierres et quand j’essaie de prier je ne sais plus à quelle divinité je m’adresse. Ici, personne ne sait qui je suis, mais pour une raison qui m’échappe, ils m’aiment quand même.

Et puis Josh dit il faut prendre soin des éclipses solaires. Je veux dire, il faut y faire attention, prendre

le temps de les observer et de se laisser changer par elles. C’est un phénomène incroyable, une probabilité ridicule. Imaginez la probabilité que la Terre développe un satellite naturel, déjà ça, ce n’est pas donné, beaucoup de planètes ne possèdent pas de satellite. Ensuite, il faut ajouter la probabilité que ce satellite, la Lune, fasse exactement la bonne taille et orbite exactement à la bonne distance entre la Terre et le Soleil, sinon pas d’éclipse. Si la Lune était plus grosse ou plus proche de nous, elle couvrirait une plus large part du ciel et les éclipses seraient des phénomènes communs. Si elle était ne serait-ce que sensiblement plus petite ou plus lointaine, le disque lunaire ne couvrirait jamais l’entièreté du disque solaire. Le fait que les deux disques se superposent parfaitement est dingue. Cleo pense à autre chose, elle a les yeux brillants, je la fixe tellement fort que je suis convaincu que je vais finir par entrer dans sa tête. Elle doit sentir mon attention, elle me regarde dans les yeux et me sourit. Josh continue en disant que les éclipses sont en voie de disparition. Il dit la Lune s’éloigne tous les jours un peu plus et le Soleil grossit. Dans quelques centaines de millions d’années, ça sera terminé. Il ne restera que nos souvenirs d’éclipses et leur possibilité théorique.

28 juin 2019

14 h 32

D’abord, je pense que le bureau de Bunster ressemble à n’importe quel bureau universitaire. Il y a une étagère métallique remplie de dossiers, une plante grasse, une imprimante, quelques livres en pile sur une table qui donne sur la seule fenêtre. Il m’invite à m’asseoir dans le canapé à droite de la porte et retourne sa chaise pour me faire face. Il y a un moment de silence où l’absence de meuble entre nos corps me dérange. Je me dis, d’habitude le bureau est au centre de la pièce, afin de pouvoir s’asseoir d’un côté et de l’autre, qu’il y ait quelque chose de solide qui nous sépare. Là, je vois bien que Bunster ne sait pas quoi faire de ses mains, il les agite sur les accoudoirs. Moi, je plie et déplie les jambes plusieurs fois. Il y a aussi la différence de hauteur, le canapé étant bas, j’ai les genoux au niveau du visage et il me regarde par au-dessus. Tu veux un café ? J’acquiesce, oui merci. Il se lève et disparaît de mon champ de vision.

Je l’entends allumer une machine et faire couler de l’eau dans une salle adjacente. Je m’extirpe

du canapé et m’approche de la pile de livres sur le bureau. J’en prends un dans la main, je lis le nom, je lis le titre que je n’ai jamais entendu de ma vie, je le retourne comme pour lire la quatrième de couverture. La fenêtre donne sur un parc et je suis surpris de voir que pour la première fois depuis mon arrivée, il pleut. Je touche les épaules de ma veste comme pour le confirmer, mais elles sont sèches. Bunster dit ah oui évidemment, c’est un classique ! Je me retourne, il désigne le livre et me tend une tasse. Je souris, ferme les yeux et hoche la tête juste assez pour transmettre quelque chose qui s’apparente à du respect, quelque chose qui dit oui, moi aussi je l’ai lu, je l’ai compris, je saurais en dire quelque chose, mais tous les mots de la terre ne sauraient rendre justice à l’expérience unique que m’a procurée cette lecture et je m’empresse de reposer le livre sur la pile. C’est le même regard que je fais lorsqu’on me demande si j’ai vu Apocalypse Now, Princesse Mononoké ou Mulholland Drive. J’ai l’habitude, ça marche à tous les coups. J’ai eu le temps de perfectionner la technique, de remarquer qu’il était plus efficace de ne rien dire que de mentir, le silence dit je n’ai pas de mots, il s’agit d’une œuvre tellement importante pour moi, si j’essaie d’en parler je vais pleurer. Le sourire et les yeux fermés disent la nostalgie, l’envie de se replonger dans cette atmosphère, de ressentir à nouveau ce que, déjà, j’ai ressenti. Mais le plus important c’est l’inclinaison de la tête. Elle doit être légère, presque imperceptible et pourtant exposer le cou et l’artère carotide. L’inclinaison dit la vulnérabilité à ce qui nous dépasse, c’est vieux comme le monde et je pense à La Vierge à l’Enfant de Botticelli, aux traits fins presque stricts

de son visage, à la blancheur maladive de sa peau et pourtant à l’absence de dureté parce que la tête est inclinée, le cou, la clavicule exposés, le corps entier offert, disposé à la Grâce. C’est l’animal qui s’abandonne au divin ou à l’art, peu importe, qui dit la transcendance, moi je l’accepte, qu’elle me morde à pleines dents, qu’elle me suce le sang. Alors forcément, Bunster me croit.

On boit notre café en silence. Après, il me pose quelques questions qui n’ont aucune importance et moi je pense à sa relation avec son père. J’ai envie de lui demander qui change de nom à cinquantehuit ans ? À vingt-deux je veux bien, il y a la fougue, la révolte, mais à cinquante-huit ? Et puis lui dire le happy end moi j’y crois pas, mais à la place je lui demande, qu’est-ce qu’il se passe quand on franchit l’horizon des événements ?

Il n’y a pas une bonne réponse à cette question. L’horizon est un endroit où le monde se divise, c’est une intersection, on prend à droite ou à gauche, mais pas les deux. Je dis oui, ce qui passe de l’autre côté disparaît à jamais. Il dit c’est plus compliqué. Disons que nous sommes tous les deux dans une navette spatiale et que, pour les besoins d’une mission scientifique, nous orbitons autour d’un trou noir. Je dis M87*. Il acquiesce, oui, par exemple, disons que nous orbitons autour de M87*. Nous faisons attention de rester à distance suffisante afin de pouvoir nous échapper de sa force gravitationnelle lorsque la mission sera terminée. La journée, on fait des observations, on rentre des données dans des superordinateurs qui font des simulations de plus

en plus précises. Chaque jour, on en apprend davantage, chaque jour, nos observations se rapprochent de l’horizon. On n’a jamais aussi bien compris la physique des trous noirs, on est fiers, on se félicite, on passe nos soirées à regarder le disque d’accrétion par le hublot comme un coucher de Soleil éternel, peut-être qu’on écoute du jazz, on boit des boissons fermentées avant d’aller dormir. Il cherche mon regard et me sourit quand il le trouve. Je le lui rends et je me demande si on peut appeler ça de la complicité. Après, il y a un silence.

Quand il reprend, sa voix est plus basse, plus posée. Il dit et puis un jour on ne pourra plus rien apprendre. On saura tout ce qu’il y a à savoir et pendant un instant on pourra expliquer le monde. Une fraction de seconde de connaissance absolue, la béatitude, probablement qu’il faudrait mourir à ce moment-là, mais on ne meurt jamais heureux. On en veut toujours davantage. On est assis devant la baie vitrée du poste de commande à regarder la matière orbiter proche de la vitesse de la lumière et l’obscurité immense, nos verres sont vides, on est arrivés à la fin de l’album, il n’y a que le silence et puis tu dis je veux voir l’autre côté. D’abord, je ne comprends pas ou je fais mine de ne pas comprendre. Je dis l’autre côté de quoi ? Et toi, sans détacher tes yeux de l’abîme, tu réponds l’autre côté du monde. J’essaie de te convaincre que cela n’a aucun sens, qu’il n’y a rien à y voir, que si tu t’approches trop tu meurs, qu’à ce stade ce n’est plus de la science, c’est du suicide. Mais je ne suis pas convaincant parce que je ne suis pas convaincu moi-même. Tu enfiles ta combinaison, tu me dis je

vais passer de l’autre côté et je trouverai un moyen de communiquer pour te raconter à quoi ça ressemble. Je dis rien ne ressort jamais, tu le sais.

Je te regarde glisser vers l’horizon.

Plus tu t’éloignes de moi, plus tu t’approches de M87*, plus la différence de gravité s’intensifie et plus j’ai l’impression que tu accélères. Le temps que je traverse est beaucoup plus dilaté, alors j’ai l’impression que tu accélères, l’impression que tu surchauffes, l’impression que tu disparais. Bientôt, je peine à te distinguer du cercle d’accrétion et puis je te perds de vue.

Scientifiquement, tu te désintègres.

Ton corps se décompose en atomes, tu te mélanges à la matière jusqu’à en devenir indiscernable et puis même cette matière disparaît. C’est ça que je note dans mon carnet de bord. Tu es mort bien avant d’atteindre l’horizon. Tu ne verras jamais l’autre côté du monde, parce que pour moi, celui-ci n’existe pas.

Il y a un silence. Il est long, mais je n’ose pas le briser. Bunster se lève, attrape sa veste qui est posée sur le dossier de sa chaise et sort de la pièce. Je le suis dans le couloir, dans les escaliers et jusqu’au trottoir sans un mot. Je marche quelques mètres derrière lui. J’imagine que tu as appris les bases de la relativité à l’école comme tout le monde. Chaque expérience, chaque perception est relative à sa position et à son mouvement. Prends deux voitures qui roulent côte à côte exactement à la même vitesse. Si

les deux chauffeurs se regardent, ils auront l’impression de ne pas avancer, de faire du surplace pendant que le paysage défile à une allure folle. Même chose avec les astres. Nous percevons le mouvement des étoiles, ou celui de la Lune, seulement en fonction de notre propre mouvement. On sait que la Lune traverse le ciel en quelques heures. Mais imagine si la Terre s’arrêtait net. Paf, quelqu’un tire sur la sonnette d’alarme, tous les freins sont activés, ça crisse sec sur la voie ferrée. Si la Terre s’arrêtait d’un coup, la Lune traverserait le ciel en un instant. Elle ferait est-ouest en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, comme un boulet de canon dans le firmament. Il traverse la rue, je le suis. Une voiture freine pour nous laisser passer, une autre klaxonne. Il ne réagit pas, je fais excusez-nous avec la tête et avec la main.

Il entre dans un parc. Tout est sec. On remonte une petite allée, des deux côtés il y a des plantes qui poussent dans le désert, je ne connais pas leurs noms. À chaque fois que je pense au nombre d’espèces végétales qui existent, je me dis que c’est indécent. Pareil avec les insectes. Il paraît qu’on n’en aurait même pas répertorié la moitié. Bunster marche vite et je suis essoufflé. On arrive à un petit bassin dans lequel nagent des dizaines de poissons orange. Ceux-là je les ai déjà vus, mais je ne saurais pas les nommer non plus. Il ralentit sans s’arrêter, regarde le fond du bassin et dit j’aime venir ici. Je trouve ça apaisant. Je reprends ma respiration.

Moi qui te regarde disparaître n’est que la première version.

Celle relative à mon point de vue, en sécurité à bonne distance. Ce serait la version de n’importe quel observateur extérieur, mais ce ne serait pas la tienne. Depuis l’extérieur, l’horizon des événements apparaît clairement. D’un côté, il y a le monde, les étoiles, les astéroïdes, les gaz, la lumière et nous, de l’autre il n’y a rien. Depuis l’extérieur, la frontière est indiquée, il y a de gros panneaux le long de la route, mesdames et messieurs vos passeports s’il vous plaît, c’est aussi clair qu’une ligne rouge sur une carte en papier, il n’y a pas de doute, pas d’ambiguïté, mais sur le terrain c’est plus compliqué. Tout ce qui existe avant l’horizon existe après. Ce qui change c’est la possibilité de sa perception. Alors probablement que tu tomberas sans te poser de questions. Tu écouteras de la musique, Frank Sinatra ou quelque chose comme ça, dans ton casque de cosmonaute et quand tu basculeras de l’autre côté du monde, tu ne t’en rendras même pas compte. Pour celui qui le franchit, l’horizon n’existe pas.

D’abord, je suis silencieux et puis je dis je ne comprends pas.

Je pense à Sacha, à Aloïs, à Val, je pense à Bruxelles. Je les vois encore, ils sont juste là, l’espace est une illusion si je tends la main, je les touche. La distance, ça n’existe pas, tout se passe toujours ici et maintenant. Et puis je me demande si eux pensent encore à moi, s’ils passent devant l’appartement le soir en espérant y voir de la lumière, s’ils m’écrivent toujours des messages, s’ils parlent de moi quand ils sont ivres. Je me demande combien de temps il faut pour être oublié, pour n’être

que des notes dans des carnets scientifiques ou un visage en plus sur de vieilles photos de soirées. Je décide de me connecter à ma boîte mail en rentrant à l’hôtel. Pendant longtemps, on observe les mouvements circulaires des poissons. Il dit tu vois, il n’y a pas de bonne réponse à ta question. Les deux versions coexistent, mais nous ne pourrons jamais les connaître simultanément. C’est comme les deux faces d’un vinyle, tant que tu joues un côté, tu ne peux pas savoir ce qu’il y a sur l’autre.

29 juin 2019

13 h 11

Je retrouve Joshua et Cleo, on marche dans les rues longtemps en silence, on a tous la gueule de bois. On s’arrête pour manger, on boit uniquement du café et alors on parle beaucoup. J’ai l’impression qu’on avance au hasard, mais en fait non. On se retrouve en haut de Sentinel Peak, d’où on voit toute la ville et le désert après, je transpire d’être monté à pied jusqu’au sommet, je me laisse tomber sur un banc, je pense finalement cette ville est belle, mais je ne le dis à personne. Josh allume un joint et on se le passe. C’est pur, ça griffe la gorge et je suis défoncé.

J’ai l’impression d’avoir de la fumée dans le sang. Au loin, je perçois la circulation. Je dis à haute voix le corps c’est comme une ville, vous trouvez pas ?

Josh dit c’est clair, c’est deux types d’organismes. Je pense aux artères en silicone de Bobby, Cleo dit dans ma tête c’est l’heure de pointe. On rit, mais je comprends exactement ce qu’elle veut dire. Après on parle des plus gros organismes vivants et Josh veut absolument nous montrer la baleine suspendue dans le hall central du musée d’histoire naturelle.

On reste devant le squelette pendant une éternité, ça doit se voir à des kilomètres qu’on est défoncés. Deux gardiens discutent dans un coin, ils se rapprochent, comme pour s’assurer qu’on ne parte pas avec le cétacé. J’ai envie de leur dire c’est juste des os, des gros os, mais des os quand même. Je regarde Cleo, elle a l’air fascinée. Josh lit le premier paragraphe de la plaquette explicative pour la cinquième fois. Je fais le tour de l’animal pour mieux le voir, mains dans le dos, l’air concentré, je ne veux rien rater. Je me dis c’est dingue, on a tout conservé. Il y a des gens dont c’est le métier, déterrer, trier, nettoyer, pour être sûr que rien ne soit jamais perdu. On classe tout dans des musées, dans des tiroirs d’archives, dans des sous- sols dans lesquels personne ne va jamais. On est terrorisés à l’idée que l’information disparaisse. On entasse tout ce qui nous passe sous la main, on se retrouve avec des gigaoctets qui ne servent à rien. À force de saturer nos disques durs, on va créer une singularité, un point dans l’espace où la densité sera si élevée que même la lumière sera incapable de s’en échapper. On ne fait pas d’archéologie dans les trous noirs. Josh tend la main vers la mâchoire de la baleine, il le fait tendrement, on dirait qu’il veut la caresser, mais ça n’a pas l’air de plaire aux gardiens qui lui crient quelque chose et moi j’en profite pour m’échapper par une salle latérale. C’est rempli d’insectes et je me penche pour voir les motifs dorés sur le dos des coléoptères. Je me dis c’est beau, ça brille. Plus loin, il y a une salle avec des mollusques. À partir du moment où on décide de tout conserver, pourquoi pas les mollusques. Un autre gardien est assis sur une chaise et relève la tête quand je passe à sa

hauteur. Je lui souris de manière à communiquer que je sais apprécier la diversité de la collection qu’il est chargé de garder, que je suis un connaisseur et que je le remercie pour son dévouement. Je me demande si les autres sont toujours devant la baleine ou s’ils se sont fait chasser. Je vais finir par retomber sur eux, il n’existe pas une infinité de parcours possibles, au contraire, tout est cartographié, il y a même un plan disponible à l’entrée, traduit en huit langues. Dans chaque nouvelle salle, je m’attends à reconnaître les pommettes hautes de Cleo, les grosses boots en cuir de Josh. Je m’attends à ce qu’ils disent t’es là toi, on se demandait si t’étais parti, qu’ils me prennent dans les bras et qu’on aille boire un café au Soleil. C’est comme ça que ça va se passer, c’est obligé.

Dans de grandes vitrines, il y a ce qui ressemble à des êtres humains. Ça a les proportions que l’on connaît, les bras, les jambes et le crâne que l’on connaît. Mais quelque chose est différent. Ils sont plus petits que d’habitude, comme des miniatures, et à la place de la chair ils ont une sorte de glaise qui leur donne un air de statuettes. Sur une plaquette, je lis momies chinchorros, 5500 av. J.-C., Arica, Chili. Il y en a deux plus grandes et une petite qui a tout juste la taille d’un nouveau-né. Je me penche en avant pour mieux la voir. Plus je la regarde, moins je la comprends. Au niveau des jambes, il y a ce qui s’apparente à de l’os, je m’arrête sur sa blancheur. Je cherche des traces organiques sur le torse et le visage, mais ne trouve rien. Je ne vois que de la glaise noire qui forme un masque et puis des cheveux. Je me dis que les cheveux ne sont

pas à leur place, qu’il y a quelque chose d’artificiel dans leur implantation. Ni humain ni statue. Je me penche encore, j’ai le front contre la vitre, ma respiration floute ma vision.

Quand je me redresse, j’aperçois le garde, celui de la salle aux mollusques. Il a dû me suivre et se tient à quelques mètres derrière moi. Il dit quelque chose que je ne comprends pas, j’imagine qu’il n’aime pas que je touche la vitrine, je m’excuse d’un geste de la main, je dis sorry, sorry et il doit comprendre que je ne suis pas d’ici parce qu’il reprend plus lentement. Si tu as de la chance, elles te parleront. Je ne comprends pas. Il se rapproche de moi. Il dit certains pensent qu’on les a dérangées dans leur sommeil éternel, il fallait les laisser là où on les a trouvées, refermer le trou, elles étaient tranquillement enterrées depuis sept mille ans et nous ont les a ramassées, on a effectué des prélèvements et fait des tests, on les a transportées jusqu’aux ÉtatsUnis pour les exposer dans un sarcophage en verre où elles passent leurs journées à regarder défiler des classes de secondaire et des touristes. Ça doit être un choc. No doubt. Ils disent qu’elles sont contrariées, mais moi je n’y crois pas, je pense qu’elles sont comme toi et moi, qu’elles rêvent de quelqu’un à qui parler, sept mille ans c’est affreusement long et elles ont un paquet de choses à raconter. Elles ont tout vu, tout connu. L’humanité depuis ses débuts, pré-céramique, pré-fer, pré-écriture. Elles connaissent ce monde et toutes ses autres versions. Si elles nous racontaient tout ce qu’elles ont vu, ça nous grillerait le cerveau, on n’est pas faits pour connaître plus d’une histoire à la fois. Ça serait

comme un virus, on perdrait le contrôle de l’interface, de nouveaux onglets s’ouvriraient chaque seconde et très vite tu ne saurais plus d’où vient la musique, très vite ça serait juste de l’information brute, du code, et puis quand tu voudrais forcer à quitter, ça ne quitterait pas.

Il s’avance vers la vitrine et s’arrête à quelques dizaines de centimètres. Il dit l’archéologue responsable de la fouille de 1993 à Arica était parano. Il a commencé à avoir si peur de la voix des momies, qu’il ne travaillait jamais sans un casque antibruit. Il était sûr qu’elles allaient prendre la parole et qu’il allait perdre la raison. Il a obligé toute son équipe à faire pareil. Il disait que l’information se perdait pour une bonne raison, qu’il était bon d’en déterrer des bribes, mais que si l’on devait tout découvrir simultanément, ça serait la fin des temps. Arica c’est une petite ville coincée entre la côte pacifique et le désert d’Atacama qui est le lieu le plus sec de la planète, que de la poussière là-bas, de la poussière et du sel sur des kilomètres. Ils étaient une dizaine, sur les dernières dunes avant l’océan, tous avec des casques antibruit sur les oreilles. La fouille a duré des mois, ils n’ont pas parlé, même pas entre eux, pas une seule fois, ils n’entendaient même pas le fracas des vagues en contrebas. Il dit les gens n’écoutent plus le monde. Ils préfèrent écouter de la musique super fort, prendre le métro pour aller voir des concerts et applaudir jusqu’à avoir les paumes rouges qui picotent, taper du pied sur le plancher, hurler hourra, hourra et quand ça ne suffit toujours pas, ils se bouchent les oreilles en chantant à tuetête, ils prennent des trains suburbains jusque très

très loin, jusque quelque part où il y a une porte à claquer, une télé à allumer, des somnifères à avaler. Je te jure, les gens sont prêts à tout pour ne pas entendre le monde. Il lève le bras et toque trois fois contre le verre. Ça sonne creux. Ils ont insisté pour qu’elles soient conservées dans une vitrine insonorisée dernière génération, mais ça ne suffit pas. En collant l’oreille, on perçoit leurs hurlements.

Parfois, en semaine juste avant la fermeture, quand le musée est vide, je viens ici pour les écouter. Je ne comprends pas ce qu’elles disent, mais c’est évident qu’elles veulent nous parler. Elles veulent nous raconter ce qu’elles savent et moi ça ne me fait pas peur. Il plaque une oreille contre la vitre. Il dit tu les entends ? Je ne réponds pas, il dit viens, essaie. Je fais non de la tête. Il insiste, je te promets que ce n’est pas dangereux. Elles ont les réponses à toutes les questions. Je m’approche et colle l’oreille au sarcophage. Le verre est brûlant. Je hurle de douleur, mais ne bouge pas et constate que le cri ne vient pas de moi, mais de la plus petite momie, celle du nourrisson et soudain c’est évident qu’elle a vu des choses que je ne verrai jamais, elle a vu l’autre côté du monde, le verso, les coutures, les finitions. J’essaie de la comprendre, mais l’insonorisation rend son discours inintelligible. Je sens qu’elle me regarde. Ses yeux sont comme des billes sans vie dans lesquelles se reflète le monde. Elle sait ce qui se trouve à l’intérieur de moi, elle sait de quoi il s’agit, elle sait pourquoi. Je la dévisage, j’hésite un temps, mais les réponses à mes questions, je les veux maintenant.

Dans le coin de la pièce, il y a un extincteur, accroché au mur. En quelques pas j’y suis, mon oreille est brûlante, le cri se confond avec la fréquence qui s’intensifie rapidement, je reconnais les arcs électriques sur mes paupières quand je cligne des yeux. Je décroche le cylindre de son socle, il est lourd et je peine à le soulever au-dessus de ma tête. Je prends mon élan pour le lancer de toutes mes forces contre la vitre et je m’évanouis.

16 h 02

Je suis assis sur une chaise en plastique dans le hall d’entrée du musée. Cleo me tend un carré de chocolat. Le gardien est là aussi, accompagné d’un type habillé en noir qui porte des bottes paramilitaires. Il a une oreillette d’où me parviennent des voix atténuées et un badge qui dit Security. Tous me regardent et semblent attendre que je dise quelque chose. J’attrape le morceau de chocolat, je dis merci et le laisse fondre sur ma langue. Cleo demande au gardien de lui expliquer à nouveau ce qui s’est passé. Je les entends comme si je suivais la discussion par vidéoconférence depuis l’autre bout de la planète. Il dit je l’ai trouvé inconscient, dans la salle des momies. Le type de la sécurité dit ce n’est rien, il a fait un malaise, comme s’il s’agissait d’une évidence. Je regarde Cleo et me force à articuler que tout va bien. Je regarde le gardien, mais il évite mon regard. Joshua apparaît avec une bouteille de Coca-Cola. Il dit tiens bois, ça te fera du bien. Cleo me demande si je peux marcher, je hoche la tête et me lève. Pendant une fraction de seconde,

le sol semble inégal et puis l’équilibre revient. Elle dit on va te ramener à l’hôtel et on se dirige vers la sortie. Je me retourne une dernière fois et quand je croise le regard du gardien, il me sourit.

On marche longtemps en silence. Ils ont l’air inquiets. Pour les rassurer, je dis ce n’est rien. Ça m’arrive parfois, si je n’ai pas assez mangé ou que je suis fatigué. Je veux utiliser l’expression chute de tension, mais je n’ai pas le vocabulaire nécessaire. À la place, je dis des absences et ils hochent la tête. Il a encore un silence et puis Josh dit t’étais si pâle, je crois que j’avais jamais vu quelqu’un d’aussi pâle et il rit. Cleo rit aussi, elle dit t’étais transparent chéri. On rit tellement qu’on est obligés de s’arrêter au milieu du trottoir. Je peine à reprendre mon souffle. Joshua dit arrêtez ça me fait mal au ventre. Nos bouches sont grandes ouvertes, mais il n’y a plus d’oxygène. Cleo attrape mon poignet et je peux sentir son pouls ou peut-être que c’est le mien qui bat dans ses doigts. Les gens nous regardent comme si on était des adolescents et quelque part ils n’ont pas tort.

30 juin 2019

01 h 36

Sam et Marta ont insisté pour nous emmener danser. Vous allez adorer. Cleo m’a demandé t’es sûr ?

Ça serait pas mieux que tu te reposes un peu ? J’ai prétendu avoir fait une sieste à l’hôtel. Ça a suffi pour la rassurer. On est devant un immense bâtiment brutaliste en béton, j’entends quelqu’un dire c’est une ancienne imprimerie de billets de banque, la file d’attente est interminable, on enchaîne les clopes pour passer le temps, on boit des canettes de bière fraîches qui transpirent, on mange des empanadas végétariennes que Josh a été acheter dans une épicerie à côté. Les DJ viennent de Londres et de Berlin, il paraît que c’est gage de qualité, moi, je ne m’y connais pas, mais je dis wow, ça va être dingue et puis je tire une immense latte qui me remplit les yeux de larmes. Autour de nous, il y a des blousons en cuir, du nylon et du mesh, ça parle anglais, ça parle fort. On se rapproche et on entend la techno comme une respiration, comme le soulèvement régulier d’une poitrine, une immense poitrine en béton, à l’intérieur de laquelle on aurait imprimé des billets de banque tellement longtemps que les

poumons seraient à présent tapissés de feuilles d’or, je pense aux miens, noirs de goudron. Je scanne la façade, je ne vois aucune fenêtre, comme si toute la structure avait été coulée d’une seule pièce. Je me dis qui entre dans ce genre d’endroit, qui en ressort ?

Sam parle à un groupe de gens plus loin comme s’il les connaissait, Josh le regarde et Cleo raconte qu’elle a une amante à Portland, qui n’a jamais lu un seul livre de sa vie, Marta dit j’y crois pas, c’est impossible. Cleo dit elle passe sa vie sur internet, elle sait beaucoup plus de choses que toi et moi réunies. Elle stocke tout sur des disques durs qu’elle garde dans un coffre anti-ondes. Marta dit oui, mais les livres c’est pas seulement la connaissance. C’est comme une muqueuse. On la regarde sans comprendre. Elle dit un livre c’est hyper intime, c’est là où on se mélange, je sais pas, offrir un livre c’est offrir une partie de soi. Je serais incapable d’aimer sans livre. Cleo dit il y a les mèmes et on rit tous parce qu’on ne sait pas si c’est ridicule ou si c’est vrai. Josh dit on ne prend pas assez soin de nos bibliothèques et ensuite il pointe quelque chose du doigt. C’est la Voie lactée qui traverse le ciel. Elle est plus proche que d’habitude. À l’est s’étend le désert, quand le jour se lèvera, il commencera par là. Sam revient tout excité, on le regarde gigoter, il dit j’ai une surprise pour vous et sort un sachet de cristaux de sa poche de veste, est-ce que ce n’est pas précisément ce qui nous manquait ? On estime le temps qu’il nous reste avant d’entrer, Sam brise les plus gros cristaux et nous laisse choisir notre morceau, j’en choisis un de taille moyenne qui a la forme d’un crâne. Il y a comme une excroissance qui fait

le nez, des cavités qui font les yeux. Je pense à la plus petite des momies, celle qui voulait me dire quelque chose et pendant un instant j’ai l’impression de la tenir dans la main et qu’elle se fout de ma gueule, j’entends quelque chose qui ressemble à un hurlement, mais très vite il se confond avec la musique électronique. Je la dépose sur ma langue, je la sens qui fond, qui se répand. J’essaie de l’avaler avec une gorgée de bière. Josh se plaint, il dit c’est vraiment dégueulasse cette merde.

J’imagine les cristaux glisser de plus en plus profondément à l’intérieur de moi. Je pense à Bobby et à son estomac en silicone. Je me demande qui viendra me vider, moi, quand je serai plein. Cleo dit l’art est en train de disparaître et on ne peut plus rien faire pour arrêter ça. On la regarde tous, genre de quoi tu parles, Josh dit t’es déjà défoncée, Sam rit, Cleo dit je suis très sérieuse. La valeur de toute chose est définie par l’offre et la demande. Ça tout le monde le sait, mais la rareté est limitée. Il n’y a que tant d’or, tant de cobalt, tant de pétrole et on a tout épuisé. Alors, pour que certains puissent continuer à posséder plus que d’autres, on invente de la valeur là où il n’y en a pas. On dit, ça là, c’est exclusif. Ce tableau est exclusif, ce vinyle est exclusif et quand il n’y a plus de vinyles à vendre, on se souvient des cassettes et des CD que plus personne ne voulait et on dit ça, c’est encore plus exclusif. Parce qu’il y a toujours un millionnaire pour acheter une merde qu’on a trouvée sur un marché aux puces à un prix exorbitant, si on sait le vendre. Au début, on se dit bien joué, on se dit c’est la redistribution des richesses et il faut bien gagner sa vie,

il y a pas de mal. Sauf que de plus en plus de gens achètent. La tendance est en train de s’inverser, bientôt on achètera plus d’art qu’on en produira, ça se raréfiera, ça deviendra encore plus cher, ça se vendra encore plus vite. Pendant que Cleo parle, on s’approche de la porte d’entrée. Le videur ressemble au gardien du musée, je ne crois plus aux coïncidences et je le regarde pendant qu’il fouille un gars en sandales. Cleo dit le problème c’est que l’art qu’on achète arrête d’être de l’art. Il devient capital culturel, décoration dans un loft new-yorkais ou commodité fiscale dans un hangar situé dans la zone internationale d’un aéroport suisse. Sam n’est pas d’accord, mais Cleo dit laisse-moi finir et il se tait. Josh me regarde, il me sourit comme pour dire elle fait ça parfois, elle part dans de grandes théories que personne ne comprend. J’essaie de lui sourire comme pour dire, moi, je trouve ça intéressant. Elle dit les gens comme moi, avec ma galerie, on participe à la disparition de la culture. À chaque fois que je fais un post sur un nouvel artiste, je fais inévitablement monter sa valeur. Initialement, le but était de faire connaître des artistes talentueux, de mettre en avant leur travail, mais ce qui se passe vraiment c’est que je dis aux millionnaires quoi acheter. Bientôt, toutes les œuvres du monde seront dans des collections privées, dans des châteaux à la campagne et personne ne les verra, plus jamais. Parce que, quand les millionnaires meurent, ils lèguent leur collection aux musées d’État qui se trouvent à Washington et ceux-ci les stockent dans d’immenses hangars enterrés des dizaines de mètres sous la terre. Ils disent que c’est pour la conservation, que l’air y est tempéré, l’humidité maîtrisée,

mais ce n’est pas différent d’un coffre- fort. Il y a plus de cent cinquante kilomètres de tunnels sous Capitol Hill. C’est une deuxième ville sous la ville. C’est là que tout disparaît. Ce qui y entre ne ressort jamais ou alors exceptionnellement pour être montré dans un musée équipé des dernières technologies de sécurité. Ces gens-là ne prennent aucun risque. Les plans des tunnels sont top-secret alors personne ne sait pour sûr tout ce qu’ils cachent làdedans. La plus grande collection d’art du monde ça c’est certain, mais il doit y avoir d’autres choses. Josh dit des armes, Sam dit des formes de vie extraterrestres.

Ils doivent avoir une aile entière consacrée aux gens comme moi.

Dedans, c’est immense. Il y a des couloirs qui se ressemblent tous et qu’on longe sans faire de bruit, un immense hall, d’immenses machines avec d’immenses pistons encore pleins de graisse de moteur à moins que ce ne soient juste des ombres. On se glisse jusqu’au milieu de la foule, je sens que ça monte, on danse, certains crient, vont chercher à boire et disparaissent pendant un temps, Cleo me prend dans ses bras, essaie de me dire des choses que je ne comprends pas, la musique est tellement trop forte, je fais le signe pour dire que je n’entends pas, une fois, deux fois, elle colle sa bouche à mon oreille et hurle toi et moi, on va prendre le Capitole. J’ai des amis à Portland qui pourraient nous aider, ils peuvent nous trouver des armes et de fausses identités. Tout le monde pensera qu’on s’attaque au Congrès, mais pas du tout, on sera là

pour les tunnels secrets. Il suffit de trouver l’entrée.

Une fois dedans, on ouvrira grand la porte pour que tout le monde puisse voir ce qu’ils y cachent. Il est temps que les gens sachent. Elle me fait un clin d’œil et puis elle disparaît dans la foule. Plus tard, la langue d’un inconnu se glisse dans ma bouche. J’aime ça. Je pense à sa salive qui se déverse dans mon organisme et à mon organisme qui l’assimile ou la digère. J’aime son corps, comme il bouge dans les stroboscopes, je pense aux étoiles qui ne sont pas des météores, aux étoiles qui font semblant de tomber, qui en réalité n’ont jamais bougé et je me demande si, vraiment, l’univers est en mouvement.

Ensuite, on est au bar, sa main est sur ma joue, dans mes cheveux et dans mon dos et puis je vois Marta quelque part plus loin, je dis excuse-moi je reviens tout de suite et je traverse la foule. Quand elle me voit, Marta hurle Abel et me prend dans ses bras. Je lui demande où sont les autres. Elle a vu Cleo dans une autre salle, mais ça fait longtemps qu’elle a perdu Josh et Sam. Je dis je vais les trouver. Elle m’indique une direction, j’y fais attention, j’en prends note mentalement et puis elle me dit si tu ne les trouves pas reviens ici. Je dis oui bien sûr tu me prends pour qui, de la tête. Les corps sont collés les uns aux autres et il faut pousser pour avancer. J’arrive dans un couloir où certains attendent pour aller aux toilettes, je gratte une clope à quelqu’un alors que j’ai un paquet plein dans la poche, je me répète au bout du couloir à gauche puis à droite, au bout du couloir à gauche puis à droite, je cherche mon feu dans mon jean, dans ma veste et puis de nouveau dans mon jean, je trouve des pièces d’euros, je me dis ça n’a plus aucune valeur maintenant,

je les jette par terre. Certains essaient de me parler en espagnol, je leur dis en anglais que ça ne vaut pas la peine, qu’il y a un trou noir dans mon cerveau qui aspire tout, je ne me souviendrai même pas de vos visages demain matin. J’entre dans une autre salle, la musique y est plus douce et elle me coule sur les joues que je dois essuyer du revers de la main toutes les quelques secondes. Je suis sur la pointe des pieds, je dépasse tout le monde d’une tête, je me sens flotter, je me sens bouée juste audessus de la marée, je cherche Cleo, mais ne la vois nulle part, je ne vois que des profils et ils se ressemblent tous. Je suis de nouveau dans un couloir, pas le même. Ça zone, ça parle fort, ça se hurle dans les oreilles. Je pousse la porte sur laquelle il y a le symbole désignant les toilettes. Il y a un grand miroir sur lequel on a collé tellement de stickers, ça fait mosaïque. Je touche avec le bout du doigt. Il y a plusieurs couches, combien je ne sais pas, quand j’appuie ça s’enfonce un peu comme dans du plâtre humide et j’attends de buter sur la surface lisse du miroir, mais je ne bute pas, alors je continue, je gratte même un peu, il y a différentes textures, plus ou moins fossilisées. Quand j’atteins le miroir, je le sais tout de suite. C’est froid et lisse. Je gratte pour dégager un centimètre de glace et je me penche en avant, comme si j’essayais de voir à travers un œil-de-bœuf. Je sais que c’est un bête miroir, pas un de ces miroirs sans tain, je sais que de l’autre côté il n’y a rien, pas de salle secrète, de carré  VIP, pas de face cachée du monde, mais je m’y prépare quand même, juste au cas où. Je vois mon reflet. Je me penche encore jusqu’à ne voir plus que mon œil droit, les filaments colorés de l’iris, le

vert, le jaune et le doré. Ça ressemble à des nuages, à des galaxies qui orbitent super vite autour d’un trou noir géant. Je me dis peut-être que ce n’est pas si différent, la panoplie de télescopes est inutile, moi aussi je peux observer une singularité, je peux m’en approcher suffisamment pour discerner les nuances, pour faire l’expérience d’un noir qui n’est pas celui de la couleur, mais celui de l’absence où rien ne se reflète jamais. La singularité se dilate à vue d’œil, l’iris a presque disparu, bientôt il n’y aura plus aucune couleur.

04 h 11

Je suis dehors. J’ai dû sortir pour prendre l’air, mais quand je regarde autour de moi je ne reconnais rien. Il y a un square, pas un grand square, un petit square qui semble avoir été rénové la veille et sur lequel on a planté des arbustes soutenus par des tuteurs et disposé quelques machines en aluminium du type fitness urbain. Le dallage est géométrique, rouge et blanc, et je me perds dans sa contemplation. Sous mes pieds, il y a une fine couche de sable. J’entends des pas et quand je me retourne, je vois un chien. Un gros chien qui me regarde, immobile. Il a des taches de gras dans les poils, comme s’il avait trempé dans l’huile, dans le pétrole. Je m’accroupis et lui fais signe d’approcher, je tends la main en avant paume ouverte. Il hésite, mais finit par me renifler les doigts, je me demande ce qu’il sent, quelle particularité à mon odeur. Je pense à tout ce que j’ai touché dans la journée, à toutes les odeurs accumulées, aux couches olfactives de mon

corps et puis j’entends tu as déjà rencontré Quasar. Bunster se tient à quelques mètres, un sachet plastique dans la main. Quand il le secoue, le chien se précipite vers lui. Il s’accroupit pour être à hauteur de l’animal, lui caresse le dessus de la tête, lui dit tu aimes ça hein, dis-le que tu aimes ça et puis, sans relever les yeux vers moi, il me dit je ne suis pas son maître, mais je viens ici toutes les nuits, je lui apporte à manger. Aujourd’hui j’ai cuisiné, alors ce sont les restes de mon repas, c’est de l’agneau, il va se régaler. Parfois, je n’ai pas le temps et il doit se contenter d’une boîte de nourriture pour chien. Quand Bunster s’est mis à parler, la queue de Quasar s’est agitée. Le professeur s’assied sur un banc, il déplie le sachet plastique pour faire apparaître un épais morceau de viande marinée, enroulé autour d’un os, il le pose par terre, le chien plonge la tête dedans. Bunster tapote sur le banc à côté de lui et il faut quelques secondes pour que je comprenne qu’il s’adresse à moi. J’obéis.

Bunster dit je n’aime pas les chiens. Je n’ai jamais aimé les chiens. Mais lui, personne ne s’en occupe, personne ne le voit, les gens traversent le square sans s’arrêter. Moi je le vois. Ma mère avait des chiens, beaucoup de chiens, grands, athlétiques, des chiens de chasse, mais je ne les ai jamais connus. Je vivais avec mon père, c’est une longue histoire. Une fois, elle est venue nous rendre visite. Je ne l’avais plus vue depuis des années. Elle est venue avec des photos. Je me souviens d’une photo d’elle avec trois immenses chiens, au bord de la mer. Elle m’a dit c’est Jamie qui l’a prise, il est bon photographe. Il y avait aussi une photo d’elle avec le

Jamie en question, sur la même plage. Elle m’a expliqué que c’était à Santa María del Mar à quarante- cinq minutes de La Havane, qu’ils y allaient souvent le dimanche. Ils remplissaient la glacière de canettes de Cristal, de raisin blanc, celui qui n’a pas de pépins et de jambon, ils faisaient monter les filles à l’arrière de la Buick, les filles c’est comme ça qu’elle appelait les chiens, sur la route ils s’arrêtaient toujours pour acheter le journal, ils ne le lisaient pas, enfin Jamie faisait toujours semblant et puis ça servait de nappe pour le pique-nique. Ils passaient l’après-midi à la plage. Elle restait allongée à l’ombre et Jamie aimait jouer dans les vagues avec les filles. Le soir, en rentrant, ils s’arrêtaient à La California, une cuisine honnête, qu’il faut apparemment essayer au moins une fois dans sa vie, surtout leur cocktail de crevettes qui doit être divin. Elle m’a dit tu comprends elles sont trop grandes pour prendre l’avion, elles sont obligées d’aller en soute et ça c’est non, pas de mon vivant, quelle horreur, t’imagines ? Tu les verras quand tu viendras à Cuba. Elle ne m’a jamais invité à venir, même pas une semaine pendant les grandes vacances. La seule fois où j’ai été à La Havane, c’était des années plus tard, pour une conférence. Je devais avoir quarante-cinq ans. Les filles avaient été remplacées par un golden retriever et Jamie par un type qui s’appelait Álvaro. J’ai atterri le vendredi soir, je repartais le dimanche. J’ai invité ma mère à boire un café le samedi matin, elle a bu du prosecco. Elle m’a montré une photo de son nouveau chien, elle m’a parlé de son nouvel amant, elle a dit c’est un ancien collègue, il est diplomate, il travaille à Londres. Ensuite, elle m’a demandé

sur quoi portait ma conférence, je lui ai parlé de l’importance des ondes gravitationnelles, elle s’est rallumé une cigarette, elle a joué avec sa boucle d’oreille. Cette vie-là n’a jamais été la mienne. Tout vient de là. C’est pour ça que je m’occupe de Quasar, ça me fait du bien. Mais je serais incapable d’être son maître. Je lui donne à manger et puis c’est tout. Je ne pourrais pas l’avoir dans les pattes toute la journée, ses poils dans mes tapis. Il a compris ça. Il n’essaie pas de me suivre jusque chez moi. On se retrouve ici toutes les nuits et puis c’est tout. On a chacun notre vie. Plus Bunster parle, plus Quasar remue la queue, je vois l’amour qu’il y a entre eux. Tu comprends, la première fois que je l’ai aperçu c’était pendant les travaux du square, comme s’il était sorti tout droit du trou qu’ils avaient creusé dans le sol. Il est apparu et il n’a pas disparu. La rénovation fait partie d’un plan de la ville pour le renouvellement des espaces verts. Je ne sais pas si tu as remarqué, mais toutes les places se ressemblent. C’est partout le même dallage rouge et blanc, les mêmes bancs, les mêmes lampadaires avec les mêmes ampoules dedans. Ils arrivent avec leurs marteaux- piqueurs et leurs pelleteuses, ils retournent le sol jusqu’au sable et une fois arrivés au sable, ils creusent jusqu’aux premières traces de sel. Je vais te dire quelque chose que de moins en moins de gens savent. Tucson est construite sur une couche de sel. Certains disent que le sel est là depuis toujours, qu’il fait partie du désert, mais ce n’est pas vrai. La vraie raison c’est qu’en 1775, l’Irlandais Hugo O’Conor, alors gouverneur de la région pour la couronne d’Espagne, décide d’y construire un presidio, une base fortifiée, afin

d’étendre son contrôle sur le territoire. Il choisit le bord de la rivière Santa Cruz, il aime ce qu’il y voit. Le type a quand même un minimum de jugeote, il ne connaît pas la région et demande aux Apaches, qui y habitent depuis des générations, de lui désigner la meilleure parcelle pour s’établir. Ils lui répondent que toute la vallée est maudite, que plus rien ne pousse, que la terre est empoisonnée. Ils disent que ça vient de l’eau qui vient de la montagne, qu’il y a quelque chose dedans qui pourrit le sol. Ils disent si vous voulez construire ici, il faut commencer par enfouir la terre sous une couche de sel, le sel purifie, il empêche le poison de remonter. Il faut recouvrir le sol d’un mètre de sel et ensuite vous pourrez construire votre ville. Pendant plusieurs mois, O’Conor envoie ses hommes dans les collines où ils creusent jusqu’à trouver des tonnes de sel qu’ils chargent dans des sacs de jute avant de les transporter à dos de mule jusqu’aux berges de la Santa Cruz. On dit que le sel est si blanc qu’il reflète le Soleil comme un miroir géant, un miroir au milieu de la vallée. On commence par construire quatre murs et deux tours en bois. Ensuite, on construit une église et on étale de la terre pour les cultures. La première année, des taches jaunes apparaissent sur les feuilles et les récoltes sont pauvres. La deuxième année, on attend les bourgeons, mais rien ne vient, pas même la plus petite tige. On prie jusqu’à avoir les genoux en sang, on se flagelle en demandant pardon, on se dit que ça vient du ciel, que c’est le châtiment pour un vice commis, mais on ne sait pas lequel. Les premiers à mourir sont les enfants et les vieux. On les pleure, mais pas trop longtemps, les larmes

contiennent des minéraux importants. On envoie des messagers à Mexico et à la cour du roi. On demande de l’aide, des provisions, de quoi tenir jusqu’à des temps plus cléments. On enterre les morts directement dans le sel. Ça leur fait des sarcophages. Ils doivent encore être là, quelque part, sous tout le reste. Évidemment, le sol n’était pas empoisonné comme le disaient les Apaches, le sol était fertile, mais ils ont inventé une histoire pour se venger, pour dire prenez notre terre, on va en faire un cimetière. C’est le sel qui a tout stérilisé. Encore aujourd’hui, les arbres meurent. Il faut en replanter chaque année. Quasar mastique de plus en plus vite, mais ça ne distrait pas Bunster. Tucson est une ville où rien n’a le temps de vieillir. Il n’existe que deux états, tout est fraîchement planté ou mort depuis des années. Les Apaches savaient ce qu’ils faisaient, ils savaient qu’en salant le sol, ils empêchaient la décomposition des choses et donc la possibilité de raconter des histoires, parce que toutes les histoires sont des histoires de moisissure, de putréfaction et d’entropie. L’ordre et la symétrie n’ont jamais fait rêver personne. Tucson est une ville qui vit dans un présent éternel. Tucson est une ville congélateur. Bien sûr, certains ont proposé de retirer la couche de sel. Des ingénieurs se sont réunis, ils ont fait des plans de chantier, des devis et des projections. Le projet doit toujours exister, quelque part sur le bureau du gouverneur, sous une pile d’autres documents. Ça représente un truc titanesque. Les couches s’accumulent depuis quatre siècles. Le sel se trouve à plus de vingt mètres de profondeur et forme comme une chape de béton, sur laquelle repose la ville. La retirer serait retirer

les fondations en espérant que les bâtiments tiennent bon, si personne n’y laisse la vie, c’est un miracle. Alors on a peur, les financements disparaissent les uns après les autres, on préfère rafistoler. Quasar enfonce la tête de plus en plus profondément dans le sac plastique, les mots de Bunster sont rythmés par le bruit de sa mastication. Chaque année, on refait les squares et les parcs, on creuse sur quelques mètres, on change la terre empoissonnée et on replante. On s’habitue à ne pas s’attacher aux choses. Tout est de notre faute et il n’y aura jamais de deuxième chance, pas de renouveau, l’idée même du printemps est une aberration. Je vais te dire, depuis toujours, on manufacture les saisons. Il n’y a absolument rien de naturel là-dedans. On a simplement pris la décision collectivement qu’il s’agissait de la meilleure option pour faire face à l’ennui. On a inventé des cycles, des répétitions, on a imprimé des calendriers sur lesquels on s’est mis à cocher les jours, on a nommé les objets célestes, on a inventé des cadrans, on a décidé que les heures seraient rondes, on a commencé à les porter au poignet pour être sûr de ne jamais perdre le fil, de ne jamais être en retard, de toujours savoir précisément quelle heure on vit, quelle heure il sera bientôt, on a tout fait pour avoir l’impression du temps qui passe. On a organisé l’univers, on l’a rangé dans des cases. Au début, c’était pratique, ça expliquait comment utiliser le monde, mais ça n’aurait jamais dû être plus que ça, une méthode, une notice d’emballage, un mode d’emploi. Sauf qu’on a commencé à le placarder en ville, à l’enseigner dans les écoles, à répéter aux enfants le monde fonctionne comme ça,

pas autrement, jusqu’à se retrouver avec des générations qui croient aux lois de la nature comme d’autres ont cru à Dieu. Certains pensent même que les équations mathématiques sont le langage de l’univers, bullshit, comme si l’univers pouvait parler. La vérité c’est qu’on a manufacturé les saisons. On a manufacturé les jours, les heures, les kilomètres aussi. On a inventé la distance, la durée et le principe de différence. L’univers est une seule et même masse indivisible et non quantifiable. Rien ne nous distingue de ce qui nous entoure, nous ne sommes pas uniques, nous ne sommes pas spéciaux, nous sommes la même matière qui brûle à la surface du Soleil et celle qui disparaît au centre des galaxies. Il n’existe pas de position privilégiée, l’univers est homogène et isotrope, partout où l’on regarde, on voit la même chose. Mais ça ne nous a pas empêchés de prendre le ciel, de le découper, de classer les types d’étoiles et de planètes, de les regrouper, de créer des familles et ça nous a rassurés. On a pris le monde, on l’a divisé en latitudes, longitudes et fuseaux horaires. On a inventé des théories pour ce qui est grand et d’autres pour ce qui est petit. On s’est raconté tellement d’histoires. Bunster parle de plus en plus vite, maintenant les dents de Quasar ripent contre l’os et ça me glace le sang. Tu vois, nous sommes des bibliothécaires. Nous croyons connaître le monde, mais nous ne sortons jamais de notre rayon, nous confondons le classement alphabétique des étagères avec l’organisation de l’univers. On a tellement écrit, tellement lu, que les mots sont devenus notre réalité et, progressivement, génération après génération, on a oublié que le printemps était une invention.

On s’est tellement bien raconté cette histoire qu’à présent, lorsque je te dis que l’on replante de nouveaux arbres chaque année, cela te semble absurde, c’est le genre de choses que disent les fous, les paranoïaques, mais si tu prends vraiment le temps, si tu t’arrêtes un instant, ça devient évident. Croire au printemps voudrait dire croire à la résurrection. Évidemment, il y a du confort là- dedans. Il y a du confort dans l’idée qu’après l’hiver et le froid viendra le beau temps. Quasar a la tête entière dans le sac plastique, sa respiration est de plus en plus désordonnée, l’air commence à manquer, je regarde Bunster comme pour lui demander est-ce que c’est normal, lui ne regarde que moi. Tu sais, j’en connais qui se sont perdus. Des gens honnêtes par ailleurs, des collègues, des gens qui savaient recevoir, chez qui on mangeait bien, qui avaient, comme on dit, le cœur sur la main, mais qui ont lu trop de livres. Ils ont commencé à penser comme dans les livres, à parler comme dans les livres, à aimer comme dans les livres, à baiser comme dans les livres, ils disaient il y a à boire et à manger dans les livres, on voyagedans les livres, on fuit dans les livres, ils dormaient dans les livres, ils disaient il y a tout dans les livres ou encore chaque livre est un monde, ils disaient connaître le temps des pyramides, ils ont éduqué leurs enfants avec des livres et leurs enfants n’ont jamais vu le Soleil, ils avaient la peau translucide, ils lisaient le futur dans les livres, ils y ont trouvé toutes les apocalypses alors ils ont cherché l’immortalité dans les livres, ils n’ont trouvé que l’ennui qui lui ressemble, ils se sont fait royalement chier dans les livres et ils ont eu l’impression que ça durerait toujours, mais ça s’est terminé

et alors ils ont écrit des livres sur d’autres livres pour que ça dure encore, ils disaient il existe une infinité de livres dont pas deux ne sont identiques, ils ont rêvé de livres impossibles et ça les a rendus malades, ils ont souffert et ils ont cherché le récit véridique de leur souffrance dans les livres, ils ont cherché les raisons de leur naissance et la date de leur mort dans les livres, ils disaient il existe forcément un livre qui exprime parfaitement l’expérience humaine, ils ont cherché ce livre, ils ne l’ont jamais trouvé alors ils ont relu leurs livres préférés une dernière fois et puis ils se sont jetés dans le vide comme dans les livres. Il faut faire attention aux bibliothèques, voilà ce que je dis.

Ensuite, Bunster se tait, retire le sac plastique de la tête de Quasar qui a avalé jusqu’au dernier filament de chair et toute la ville est silencieuse.

Le professeur me regarde comme s’il attendait que je dise quelque chose, que je réagisse, mais je ne dirai rien. D’abord parce que je ne saurais pas par où commencer, puis parce que je sais que le son de ma voix briserait l’instant, qu’il est en train de se passer quelque chose, que lui et moi on vit un moment et que pour que ce moment se déroule comme prévu, il faut que je me taise. Il faut que je me taise et que je sois immobile, que je ne fasse pas le moindre bruit. Quasar se couche à mes pieds, son abdomen se soulève à une vitesse folle, il a la langue qui pend, je le caresse pour essayer de le calmer. Ce que je croyais être du sable est du sel, c’est évident. Les poils du chien en sont remplis. Ça me ronge la main et Bunster reprend.

18 h 37

Je m’enfonce dans le canapé en cuir du salon de chez Marta et Samuel. Mon ordinateur est ouvert sur mes genoux, Sam me crie le code du wifi depuis la cuisine, il est long et aléatoire, il dit désolé on ne l’a jamais changé. Je fais attention, je tape toutes les lettres avec le même index, j’espère ne pas me tromper, j’appuie sur Enter, c’est tout bon, merci. J’ai repoussé l’ouverture de ma boîte mail. Je m’étais promis d’y jeter un œil, mais j’ai trouvé des excuses pour ne pas le faire. Les excuses c’est pas ce qui manque. Je découvre une nouvelle ville, je fais des rencontres, j’éprouve des sentiments, le reste peut attendre. Je clique sur les raccourcis que j’ai installés dans mon navigateur. J’ai peur de ce que je vais y trouver, de ce que je vais ressentir. La page charge un instant et la disposition familière de la boîte mail apparaît. D’abord, rien. Puis les nouveaux messages s’affichent en gras, dans un coin de la fenêtre, il est écrit 228. Je ne sais pas depuis combien de temps je ne me suis pas connecté. Il y a tous les spams habituels sur lesquels mon œil ne s’arrête même plus. Je lis le nom de Sacha une, deux, trois fois, celui d’Aloïs et celui de ma mère. J’attends que quelque chose se serre à l’intérieur de moi. J’attends la culpabilité et la honte, mais rien ne vient.

Je lis leur nom, les reconnais, je sais que je les aime, mais ils ne me connaissent plus. Celui à qui ils écrivent n’existe plus. Je me sens mal à l’aise, comme si j’étais en train d’ouvrir le courrier d’un autre, comme si ce que je voyais ne m’était pas adressé.

Pendant un temps, je fais défiler les dizaines d’emails non lus. Je laisse ma souris traîner sur leurs prénoms que je connais par cœur, mais ne les ouvre pas. Ils s’adressent à moi comme si j’étais encore du même côté de l’horizon, alors que j’ai traversé la frontière depuis longtemps. Ça me fait sourire et j’ai envie d’écrire à Bunster pour lui dire j’ai réussi. Vous m’aviez dit c’est impossible, mais je l’ai fait. Je flotte enfin à l’intérieur du trou noir. Mais je sais que cela ne sert à rien, puisque rien ne l’atteindra jamais. Je suis là où je ne peux plus être perçu. Tout mon corps se détend et je ferme mon ordinateur.

Marta prépare son sac pour demain. Elle sort quelques affaires de son armoire et en range d’autres. Elle plie ce qui ressemble à une immense salopette en caoutchouc, je demande c’est quoi ça et elle me regarde en souriant. Sam, qui m’a entendu depuis la cuisine, rit et crie c’est le tablier de boucher. Je les regarde sans comprendre. Marta déplie ce qu’elle tient dans les mains. Elle dit c’est ma tenue de travail. Elle doit voir que je ne suis pas, parce qu’elle s’approche et s’assied sur le canapé à côté de moi. Je croyais que tu étais mécanicienne ou quelque chose comme ça. Elle fait oui de la tête. Elle dit je travaille sur la base aéronautique, mais ce n’est pas un aéroport comme les autres, c’est le terminus. C’est là que viennent les avions que l’on retire du service, ceux qui sont trop vieux, endommagés ou simplement pas rentables. Je dis comme un hôpital pour avions. Elle répond non, plutôt comme un cimetière. Ceux qui arrivent jusqu’ici ne repartent pas. J’entends le capitaine qui dit nous allons commencer notre descente vers Tucson. C’est le plus gros

entrepôt d’aviation du monde, on a plus quatre mille engins, répartis sur une parcelle équivalente à deux mille terrains de football. Les avions qui arrivent ici sont destinés à être démantelés et c’est là que j’interviens. Je les découpe et les démonte, pièce par pièce. Je regarde ce qui peut être réutilisé, revendu et ce qui doit être détruit. Certains sont neufs, n’ont presque jamais volé, mais quelqu’un quelque part a décidé d’arrêter leur production, de changer le modèle utilisé par l’armée alors, nous, on se retrouve avec le surplus. Le tablier c’est parce que j’en avais marre de tacher mes habits avec la graisse de moteur. Un pote m’a parlé de son père qui avait travaillé toute sa vie aux abattoirs, ceux en direction de Phoenix, et qu’il avait toujours porté ces grands tabliers en caoutchouc qui descendent jusqu’aux chevilles. Le lendemain j’ai acheté les mêmes. Sam fume une cigarette à la fenêtre de la cuisine, il dit maintenant toute la ville l’appelle la Bouchère. Marta sourit, elle dit j’aime bien, c’est un peu comme si les avions étaient vivants, comme si les pièces étaient des organes et la graisse du sang. Parfois, quand je récupère une pièce en parfait état, je me dis que je suis en train de sauver une vie, qu’un coursier va arriver avec un bac de conservation, me prendre la pièce des mains, me dire merci pour votre travail et disparaître dans un hélicoptère, jusqu’à l’hôpital le plus proche où quelqu’un attendrait une transplantation. Je pense à Bobby au fond de la piscine. Je me dis si un jour je suis plein et qu’il faut me vider, Marta pourra m’aider.

Je regarde Sam qui fait du café à la cuisine, Marta qui replie son tablier, je sais que Cleo va arriver

d’un moment à l’autre et je me dis qu’eux sont de mon côté du monde, qu’ils ont dû dériver sans s’en rendre compte. Je me dis même qu’on ne doit pas être les seuls et ça me rassure. Bunster avait raison, l’intérieur d’un trou noir n’est pas effrayant. Tout ressemble exactement au monde d’avant, juste légèrement différent.

Mes trous de mémoire deviennent de moins en moins importants. Parfois, je me réveille encore sans aucune idée de ce que j’étais en train de faire, parfois quelques heures passent comme ça, mais plus des jours ou des semaines comme ça a été le cas. Comme si l’espace-temps s’était stabilisé, que j’étais sorti de la zone de turbulences. Cleo frappe à la porte et entre sans attendre qu’on vienne lui ouvrir. Ce soir, on dort tous chez Sam et Marta, demain on part à l’aube. Cleo pose une bouteille de vin sur la table basse devant moi, m’embrasse sur le front, dit comment tu vas bébé et moi je lui souris. Sans arrêter de parler, elle enlève sa veste et ses chaussures, embrasse Marta. Vous êtes prêts pour demain ? Sam dit toujours prêt et moi je ris. Je regarde mes nouveaux compagnons, je les imagine en combinaison d’astronaute, flottant au centre d’une galaxie immense.

1er juillet 2019

06 h 42

On roule depuis trente minutes et Tucson s’éparpille dans le paysage. Sam conduit vers le sud, vers la frontière mexicaine. Il a décidé qu’il était trop tôt pour de la musique et personne ne parle. Le ronronnement du moteur m’apaise. Marta est affalée sur le siège passager, les jambes appuyées contre la boîte à gant. Elle se retourne et me tape sur le genou. Elle dit regarde là et pointe du doigt une grande étendue plongée dans le noir sur la gauche de la voiture. Je regarde, mais je ne vois rien et puis elle dit c’est le cimetière. Je hoche la tête. Le Soleil commence tout juste à se lever, pas assez pour réellement discerner quoi que ce soit. Elle demande tu les vois et je me penche en avant, par-dessus Cleo, je colle mon visage à la fenêtre. Ils apparaissent tous en même temps. Ce que je pensais être des centaines de petites poussières collées à la vitre sont en fait des avions. La perception de l’espace est une illusion. Il y en a tellement. Je ne vois que ça, sur des dizaines et des dizaines de kilomètres. Entre l’autoroute et le cimetière, il y a un grillage de plusieurs mètres de haut avec des barbelés. Je me demande

combien de milliards de dollars ça représente. Je pense au plan de Cleo pour voler l’art caché dans les tunnels sous le Capitole et je me dis que voler quatre mille avions en une seule nuit, ça pourrait lui plaire aussi. Accroché au grillage, il y a une banderole peinte à la main où un cactus qui porte un chapeau de cowboy dit Welcome to the last airport on Earth. Je ne sais pas combien de temps je reste comme ça, appuyé contre la vitre et puis c’est terminé. Il ne reste que le désert. Je reprends ma place au centre de la banquette arrière et je ferme les yeux. Je me concentre sur les accélérations, le bruit du clignotant et les déportations sur la gauche lorsqu’on dépasse une autre voiture. On pourrait être n’importe où et l’indétermination me détend. Je suis assis entre Josh et Cleo. La chaleur de leur corps traverse les couches de textile qui nous séparent et j’ai envie de m’enrouler dedans. Je pose la tête sur l’épaule de Cleo qui passe sa main dans mes cheveux. J’essaie de distinguer la sensation que me procure chacun de ses doigts individuellement, mais tout se mélange et je pense à la main de Sacha, celle qui me caressait le crâne pendant que celui-ci se remplissait de sang, bientôt, je pense à toutes les mains qui se sont arrêtées sur ma tête, sur mon corps. Je me dis que le corps touché est plus grand que luimême, qu’il s’étend au-delà de sa propre peau. Plus ses doigts s’emmêlent dans mes cheveux, plus je m’emmêle avec elle, bientôt, plus rien ne nous distinguera. On ne sera qu’une masse endormie sur la banquette arrière. Je me concentre sur le rythme de sa respiration, je me calque dessus et quand je parviens à être parfaitement synchronisé, je veux que ce moment dure pour toujours.

08 h 21

C’est l’odeur de l’essence qui me réveille. Je n’ouvre pas les yeux, je pense à tout ce que je vais trouver, aux pompes colorées, au produit pour les vitres et au manomètre pour vérifier la pression des pneus, j’imagine la vitrine de la station-service pleine de sucreries, de cartes de vœux et de cigarettes. Quand j’ouvre les yeux, tout est exactement comme je l’avais imaginé et pendant une seconde je me demande si je rêve encore. Sam et Marta sont sortis de la voiture, leurs sièges sont vides, je les cherche, mais ne les vois nulle part. Cleo et Josh dorment et j’essaie de sortir sans les réveiller. C’est sûr que c’est raté, mais ils font semblant de ne rien remarquer.

Dehors, il fait déjà trop chaud. Je pousse la porte en verre. Il n’y a personne, pas même derrière le comptoir. La radio joue un air que je connais par cœur. J’entre dans les toilettes et reconnais la silhouette de Sam aux urinoirs. Je m’approche, m’installe à distance raisonnable. Il ne relève pas tout de suite les yeux, mais quand il me voit, il n’est pas surpris. Il dit t’es réveillé toi ? Mais je sens bien que ce n’est pas une question. Il termine avant moi et agite ses mains sous l’air chaud propulsé avant de sortir. Je me lave les mains et me regarde dans la glace longtemps. Il doit y avoir quelque chose dans l’éclairage. Je regarde les ampoules incrustées dans le faux plafond comme si j’y connaissais quelque chose, comme si j’étais capable d’émettre un jugement pertinent, de dire ah oui bien sûr, avec ce type d’ampoules économiques on gagne en longévité, mais on perd en atmosphère. Tout ce que je

sais c’est que j’ai l’air pâle. Je pense aux momies, à Cleo qui dit t’étais transparent chéri, à leur rire et au goût du chocolat fondu sur ma langue. Je me demande si tous les déserts cachent des momies et si toutes les momies racontent leur vie. Je me dis tous les déserts sont des cimetières, si on n’a pas trouvé les tombes c’est qu’on n’a pas creusé assez profond. Il suffirait de leur dégager la trachée de tout le sel accumulé au fil des millénaires et elles seraient prêtes à tout raconter. Cette fois, il n’y aura pas de vitre insonorisée pour m’empêcher d’écouter. Je pense à la possibilité de tomber nez à nez avec une momie et je sens mon rythme cardiaque augmenter. Je me demande si je devrais en parler aux autres, mais décide qu’ils n’ont pas besoin de tout savoir.

Je me passe un peu d’eau froide sur le visage, me sèche les mains et rejoins Sam et Marta devant la machine à café. Marta tient des tomates, du fromage et du pain, Sam deux grandes bouteilles d’eau. Ils me tendent une tasse fumante, on paie à la caisse derrière laquelle un type est apparu, et on se dirige à nouveau vers la voiture. Sam tend les clés à Marta et me dit tu veux t’asseoir devant ? Je hausse les épaules. Il dit je vais essayer de dormir un moment. Je le regarde monter à l’arrière, pousser Josh au milieu, refermer la porte, appuyer le front contre la vitre et soudain il fait partie de la masse de corps que je viens de quitter. Je les regarde un instant avec tendresse. Marta croise mon regard par-dessus la carrosserie et dit c’est toujours la même chose, ils disent qu’ils sont excités de partir en roadtrip, ils préparent des playlists, mais dès

qu’on est sur la route, ils dorment. Je m’installe à l’avant, Marta accélère pour rejoindre l’autoroute, le ciel entre par le parebrise à cent kilomètres par heure, elle dit on approche de la frontière.

10 h 01

Le paysage devient de plus en plus sec, de plus en plus rocailleux. L’air est chargé de sable, bourré de poussière, ça se voit, ça colle au parebrise. On a quitté la route quelques centaines de mètres avant la frontière mexicaine, maintenant on roule sur une piste en terre. Le Soleil est haut, on a allumé la radio, on ne capte rien, à part un programme en espagnol. Je ne comprends presque rien, mais je reconnais les codes. Je reconnais la voix qui fait les pubs, celle qui annonce les chansons à venir, je sais que là, maintenant, c’est le flash info.

J’essaie de saisir, je me dis c’est une langue latine, ça ne doit pas être si compliqué. Je comprends des mots et je fais des liens entre eux. Je comprends qu’il y a un feu, je pense incendie, je pense bagnole de flic, je pense napalm, je vois les feux de forêt éternels, le monde entier en train de cramer, je comprends que le gouvernement prend des décisions ou qu’il faut prendre des décisions concernant le gouvernement, que les équipes nationales s’affrontent lors de matchs amicaux pendant que l’on pénalise l’avortement dans les pays où les femmes chantent, je crois qu’il y a une urgence, mais je ne sais pas laquelle, ça parle de fusion et je pense au Soleil, ça parle d’empires, d’acquisitions, des bienfaits du jus

d’orange et des microplastiques dans nos poumons, de la marée noire dans le golfe du Mexique et de l’ombre de la Lune qui sera visible sur Terre pendant 4 heures 56 minutes et 41 secondes.

Marta me demande en espagnol si je parle espagnol. Je dis non et elle continue en anglais. Elle dit j’adore ça, écouter des langues que je ne comprends pas. C’est comme se retrouver au milieu de l’océan. Partout où tu regardes, ça se ressemble, t’as aucun point de repère, tu te laisses flotter. Au bout d’un moment, tu ne sais plus faire la différence entre la mer et le ciel, entre les nuages et l’écume. Les langues que tu comprends c’est différent, c’est comme se promener dans une ville que tu connais bien, où tu empruntes toujours les mêmes chemins, où tu as tes habitudes. Elle dit les habitudes c’est la mort. Je sens qu’elle attend une réaction, que je dise oui c’est clair ou bien non je ne suis pas d’accord, mais je fixe la terre rouge qui disparaît sous le capot alors elle continue. Quand on s’habitue, quand on dit les mots que l’on dit tous les jours, quand je passe ma main dans mes cheveux, que je mords l’intérieur de ma lèvre, que je joue avec ma bague, celle que je porte à l’annulaire droit et qui est un peu trop grande pour moi, que je me fais un café avant d’aller à la base, quand j’enfile mon tablier, quand je me regarde dans la glace, je le fais sans réfléchir. Je sais que c’est là, mais je n’y fais pas attention. Le cerveau est paresseux. Si tu ne le pousses pas à regarder, à penser différemment, tout devient habitude, la conscience disparaît et il se fige. Les organismes qui se figent meurent. Il faut rester en mouvement, faire circuler le sang comme on dit. Le cerveau peut

vivre des années dans un état de paralysie. Le pire c’est que tu ne t’en rends pas compte, tu as toujours l’impression d’avancer, tu vois le monde qui s’active autour de toi et tu penses que c’est toi qui es en mouvement, mais la plupart du temps c’est le contraire, la plupart du temps, tu es complètement immobile et c’est le monde qui te traverse.

Je regarde par la fenêtre côté passager, je vois le paysage défiler et je sens qu’elle a raison, au mieux je me laisse porter, je dérive depuis des années et des années. Je me dis mon corps est un radeau ou un morceau de plastique. Je pense à Val, à cette nuit dans la laverie, à la fumée dans nos gorges et au mégot écrasé dans le compartiment pour l’adoucissant, je revois les vitres noires et le vide là où s’arrête la lumière. Ce moment comme un radeau dans la nuit. Des dizaines, des centaines de milliers de radeaux à la dérive qui parfois s’accrochent les uns aux autres pour en former un plus grand. Je pense au continent de plastique au milieu du Pacifique.

11 h 21

Au bord de la route, comme une station-service ou un drive-in, il y a une église. Une ancienne mission espagnole construite là, sur un coup de tête, au milieu de rien. Les murs blancs reflètent le Soleil, la porte est entrouverte, un pick-up est garé devant, mais je ne vois personne. Je pense à O’Conor et à la couronne d’Espagne, à une époque où les Européens pensaient découvrir le monde et construisaient des

églises comme on construirait des postes avancés de l’humanité. Maintenant, tout est cartographié, scanné et digitalisé. On connaît toutes les routes, tous les itinéraires et si on se perd il y a des satellites connectés qui nous indiquent le chemin. Je regarde Marta qui conduit, Sam, Josh et Cleo qui discutent à l’arrière. Nous sommes les derniers vrais explorateurs. Personne n’a jamais été aussi loin. À côté de nous, la Nasa est ridicule. Peut-être qu’en 69, faire atterrir des hommes sur la Lune représentait un exploit, mais un demi-siècle plus tard, c’est ridicule. Aller sur la Lune, aller sur Mars, découvrir une planète habitable, c’est ridicule. Prendre des photos de trous noirs, c’est ridicule. Ils ont tellement de moyens et pourtant, ils sont tellement lents. On a des années-lumière d’avance. On sait des choses qu’ils ne sauront jamais. On a traversé l’horizon. On est de l’autre côté du monde.

Après l’église, il y a quelques maisons. Elles ont toutes les volets fermés. Chacune d’entre elles possède son propre morceau de terrain, sa parcelle de désert qui lui appartient, délimitée par un grillage. Je ne vois aucune voiture. Devant une des maisons, il y a une pompe à essence, un banc avec un parasol et un distributeur de glace pilée. Je sens que Marta freine, mais je ne comprends pas pourquoi. Elle s’arrête au niveau de la pompe à essence. Josh demande si on est déjà à sec, Marta répond que non, qu’elle a juste besoin de pisser. Elle pointe du doigt une enseigne lumineuse qui dit Hilltop Bar & Market. Tout le monde sort de la voiture, s’étire, dit wow il fait chaud, il y a du sable partout, sur la route, sur le parebrise, dans nos cheveux, Cleo s’assied sur le

banc, Josh au milieu de la route et Sam sur le capot, Marta entre, je la suis à l’intérieur.

Mes yeux mettent quelques secondes à s’habituer à l’obscurité. L’endroit ressemble à moitié à une vieille taverne, bar en bois, tabourets hauts, décorations de Noël jamais décrochées et à moitié à une station-service abandonnée. La seule lumière vient de trois immenses frigos et d’un faux sapin surchargé de guirlandes qui clignotent rouge et blanc. Au mur, il y a des articles de journaux encadrés et des photos de gens que je ne connais pas. Je vois Marta disparaître derrière une porte sur laquelle il est écrit, à la main, WC. Je me glisse entre ce qui ressemble à des étagères remplies de nourriture. Plus je m’approche des frigos, plus j’y vois clair. Les rayonnages sont remplis exclusivement de marshmallows dans d’immenses sacs en plastique. Les frigos sont tous les trois remplis de Mountain Dew. Il doit y avoir des centaines de bouteilles, toutes identiques, qui filtrent la lumière et lui donnent une teinte verte. Je m’approche, ouvre le frigo du centre et puis j’entends elles ne sont pas à vendre. Je me retourne et je vois, dans un coin, une silhouette assise sur un congélateur. La silhouette est celle d’un homme, il a le visage bouffi, une calvitie. Je fais un pas dans sa direction. Il porte un jean blanc trop serré et un immense tee-shirt Guns N’ Roses. Il dit je peux te proposer un marshmallow et glisse la main dans le sachet ouvert qu’il a sur les genoux. Il en sort un morceau de guimauve d’une taille absurde et me le tend. Ça ne pourrit jamais, c’est que du sucre. Je l’attrape avec le pouce et l’index, je le regarde un temps, dans la lumière des

frigos il semble vert, mais je me dis il est blanc, il est blanc, c’est une illusion et je l’enfonce dans ma bouche en entier. Il me dit désolé pour les boissons, elles servent de décoration. Elles sont là depuis tellement longtemps, qu’il ne doit plus y avoir le moindre gaz dedans, mais j’aime la couleur qu’elles donnent à la lumière alors je ne les remplace pas. Il n’y a pas assez de passage pour que ce soit rentable. Ça fait des années que je n’ai plus rien vendu, c’est comme si le monde avait oublié cet endroit. Je sens le marshmallow commencer à se décomposer dans ma bouche. Ma salive sucrée me coule dans la gorge. Sa voix est grave et je peine à la distinguer de la fréquence de M87* qui me bourdonne dans la tête. Je crois qu’il dit plus personne ne le sait, mais c’était une des villes les plus prospères de tout l’état d’Arizona, bien avant toi, bien avant moi aussi. C’est mon grand-père qui l’a fondée à la fin du xixe siècle et qui lui a donné son nom, Ruby. Tu vois, il était dans l’extraction minière, mon grandpère. Il a acheté le terrain et il a commencé à creuser. Il est tombé sur un filon de fer et à partir de là, ça a été très vite. Il a engagé des centaines puis des milliers de personnes pour descendre dans les mines et en sortir tout ce qui avait de la valeur, fer, mais aussi zinc et même un peu d’or. À son apogée, Ruby comptait plus de vingt mille habitants. Quand je suis né, la ville était déjà sur le déclin, une des ailes de la mine avait été épuisée et les gens ont commencé à chercher une autre manière de faire de l’argent. Et puis en 1903, mon grand-père est parti lui aussi. Il a fermé la mine et pris sa fortune avec lui. La guimauve forme une sorte de pâte épaisse et collante que j’essaie d’avaler en une fois. Je

déglutis. Il doit le remarquer parce qu’il plonge à nouveau la main dans le sachet et me tend un marshmallow encore plus gros que le premier. Il attend que je l’enfonce entièrement dans ma bouche avant de dire, moi, je suis resté ici. Mommy n’aimait pas particulièrement mon grand-père, ça a toujours été comme ça. Alors quand il est parti, elle a dit je reste. J’ai grandi ici et comme tu le vois, je suis encore là. On devait être une vingtaine de familles. Je suis un des derniers. Je ne sais pas très bien qui d’autre habite encore ici. Ce que je sais c’est qu’ils ne viennent pas faire leurs courses chez moi et moi je ne sors jamais du magasin. Tout ce sable, dehors, ça me dégoûte. Déjà rien qu’en ouvrant la porte quelques secondes, il rentre. Quand tu partiras, il me faudra plusieurs jours pour tout nettoyer. Il me tend un troisième marshmallow. Je dois appuyer avec l’index pour le faire rentrer dans ma bouche. Il me fait un clin d’œil. Mon grand-père, lui, il ne s’est pas arrêté là. Il a trouvé un autre terrain dans le Nord de l’État, une immense parcelle de terre avec, au centre, un cratère. Personne n’en voulait parce qu’ils pensaient que c’était volcanique et que la roche volcanique ne valait rien, mais mon grandpère, lui, était convaincu que c’était un cratère de météorite. Il a obtenu le droit de l’exploiter, tu parles, ils étaient sûrement ravis de s’en débarrasser. C’est même le président, Teddy Roosevelt, qui a signé l’acte de vente. La théorie de mon grandpère c’était que, pour former un cratère de cette taille, le truc fait quand même un kilomètre de diamètre, il avait fallu une météorite de plusieurs centaines de milliers de tonnes. À la surface, il a trouvé quelques morceaux de roche qui semblaient ne pas

venir de notre planète. Je peux te montrer, j’en ai un bout ici. Il se lève, le sachet de marshmallows dans une main et traverse la pièce. Il se glisse derrière le bar. Là, entre les bouteilles d’alcool, il y a une pierre d’environ vingt centimètres de longueur, noir foncé, irrégulière, mais lisse, fixée à un socle en bois sur lequel est gravée l’inscription For Lexie, with love, Dad. Mon grand-père en était si fier, il l’a offert à Mommy pour son anniversaire. Je me penche par-dessus le bar pour voir mieux. Elle est tellement lisse que je me vois dedans. Je vois aussi les centaines de bouteilles de Mountain Dew qui se démultiplient à l’infini dans les différentes facettes de la météorite. Il dit c’est comme une boule disco, mais en moins gai et il rit. Son rire est gras et son haleine acide. Quand il reprend son souffle, il sort un nouveau marshmallow du sachet, mais cette fois il me dit fais ah, j’ouvre la bouche qui est déjà pleine et il l’enfonce lui-même. Il doit s’y prendre à deux fois. Il utilise plusieurs doigts. J’ai les joues toutes gonflées. Il me regarde comme si j’étais son nouveau trophée, son tout nouvel animal empaillé. La théorie de mon grand-père c’était que le reste de la météorite devait se cacher quelque part sous le cratère, que les fragments qu’il avait découverts n’étaient que les débris de quelque chose de beaucoup plus gros. Il a imaginé une roche extraterrestre tellement grande qu’elle ferait de lui l’homme le plus riche du monde. Alors il s’est mis à creuser. Il a commencé à la main et puis il a fait venir les machines les plus sophistiquées. Il n’a rien trouvé, mais il ne s’est pas découragé pour autant, c’était un homme de principes, mon grand-père. Il était certain que la météorite devait exister alors il a continué,

pendant vingt-cinq ans. Il s’est ruiné. Il a acheté toutes les machines, engagé les meilleurs terrassiers. Il a creusé jusqu’à plus de cinq cents mètres à l’intérieur de la croûte terrestre. Il a fait appel à des géologues et ensuite à des astronomes. Il a financé leurs recherches dans le seul but de prouver que la météorite existait et qu’il avait raison. C’est Teddy Roosevelt qui devait se marrer. En 1929, un type qu’il avait engagé a publié les résultats de ses recherches. En calculant l’énergie dégagée par n’importe quelle masse lors de sa chute à travers l’atmosphère, additionnée à l’énergie générée par l’impact, il en est arrivé à la conclusion qu’une météorite de cette taille se serait instantanément vaporisée, laissant derrière elle uniquement les débris découverts à la surface. Mon grand-père est mort quelques semaines après la publication des résultats. Il se retourne et pointe un cadre en bois dans lequel je devine un article de journal. C’est Mommy qui l’a fait encadrer. Un jour, je me souviens exactement, elle m’a dit ton grand-père est mort, Dieu soit loué, c’est cet article qui l’a tué. Elle a trouvé un joli cadre à la cave et elle l’a affiché au- dessus du bar. Le cratère est resté dans la famille. C’est mes cousins qui s’en occupent, ils en ont fait une attraction touristique. Apparemment, ça marche bien, ça attire des personnes du monde entier. Moi, je n’y ai jamais mis les pieds, mais ils me versent ma partie des recettes chaque année. Je comprends pas cette envie de creuser. Tout le monde veut creuser, toujours creuser, c’est tellement sale. Tu trouves pas ? Il caresse la météorite. Les gens ne pensent qu’à retourner la terre, ils pensent qu’ils ont quelque chose à découvrir et ils ne se rendent pas compte

qu’ils passent leur vie dans la poussière. Moi, je préfère quand les choses sont propres, lisses, tu vois ce que je veux dire ? Je préfère la surface, les pellicules de protection, les produits nettoyants, la peau rasée. Il me pince les joues et me dit faut avaler sinon tu vas t’étouffer. Ici, il n’y a plus rien à découvrir, c’est pour ça qu’ils sont partis. Il ne reste que des façades derrière lesquelles rien ne se cache. Ceux qui sont restés sont devenus fous. Quand la dernière mine a fermé, qu’ils avaient déjà retourné toute la terre dans leur jardin plusieurs fois, ils se sont mis à creuser à l’intérieur de leur propre corps. Ils ont commencé par s’ouvrir les pieds et les avant-bras, ils enfonçaient les doigts dans leur chair, sectionnaient leurs tendons avec les dents et grattaient jusqu’à pouvoir retirer un os. D’abord, c’étaient les petites phalanges et ils les conservaient précieusement, parce qu’ils les utilisaient comme monnaie d’échange. Pendant plusieurs années, on ne m’a payé qu’en ossements. Mais les os ne repoussent pas et quand ils n’avaient plus de phalanges, ils devaient remonter jusqu’au radius, jusqu’au fémur. À l’époque, un fémur valait une fortune et certains vivaient plusieurs années des bénéfices de sa vente. Ils finissaient aussi par vendre leurs dents et leur mâchoire. C’est là que j’ai arrêté de me fournir en nourriture. Plus personne n’achetait de viande, plus personne n’achetait quoi que ce soit. Tout ce qu’ils voulaient, c’étaient des marshmallows. Ils les introduisaient dans leur cavité buccale et les laissaient fondre lentement. Ça a duré longtemps. Il me regarde, j’ouvre la bouche. Il glisse la main dans le sachet, il est vide. Il le pose sur le bar, le plie en quatre et se dirige vers les étagères. Il revient avec

trois immenses sachets qu’il me tend. Je les prends dans mes bras et les serre contre moi. Prends-les sinon je vais finir par tous les manger, ça ne pourrit jamais, c’est que du sucre. Je peux te montrer les ossements, j’en ai encore des sacs entiers. Il dit je reviens tout de suite et disparaît par une porte de service à côté des frigos. Je ne bouge pas, des marshmallows dans la bouche et dans les bras. Je regarde la petite météorite. J’ai l’impression de l’avoir déjà vue quelque part. Elle est comme recouverte d’écailles, qui dessinent des formes géométriques. Je vérifie que la porte à côté de frigos est encore fermée et je me glisse de l’autre côté du bar. Depuis là c’est évident, les formes dessinées par la météorite ressemblent comme deux gouttes d’eau aux retranscriptions de la fréquence qui sont dans mon carnet. Je ne comprends pas ce que ça veut dire, mais je suis sûr de moi, j’ai vu les retranscriptions des centaines de fois. C’est ça qu’il me faut. C’est ma pierre de Rosette à moi. Je me dis elle et moi on fera des merveilles, on interprétera des langages inconnus, on ouvrira des canaux de communication entre ici et l’autre bout de l’univers.

J’entends une porte qui s’ouvre, je me retourne, c’est Marta. Elle me dit très bonne idée les marshmallows, c’est Josh qui va être content et se dirige vers la sortie. Elle ouvre la porte qui laisse entrer un immense rayon de Soleil. Je regarde les frigos. Je me dis il va revenir, il va revenir c’est obligé. Il ne me laissera jamais partir avec la météorite. Marta se retourne vers moi et dit allez, on y va. Je regarde la porte de service et puis la météorite. J’avale l’entièreté de ce que j’ai dans la bouche, glisse les sachets de marshmallows sous un bras et prends la roche

avec moi. Elle est plus légère que je ne pensais et pendant une fraction de seconde, je me demande si c’est du plastique. Quand je passe devant les frigos, je regarde une dernière fois la porte de service et les bouteilles de Mountain Dew. Dans la dernière rangée à droite, deux bouteilles ont été déplacées et par le trou, je le vois qui me regarde.

Dehors Josh et Sam sont allongés à l’ombre du parasol, Cleo est assise à l’arrière de la voiture, je me glisse sur la banquette à côté d’elle. Elle sourit quand elle voit les sachets de marshmallows et quand elle voit la météorite elle dit t’as acheté des souvenirs ? Je hoche la tête. Tout le monde remonte dans la voiture. C’est à nouveau Sam qui conduit. On passe devant les dernières maisons avant le désert. Elles sont encore plus délabrées que les autres. Sur la droite de la route, il y a une toute petite maison en bois, cinq mètres sur cinq à tout casser, murs blancs, volets bleus, fermés eux aussi. La porte, elle, est entrouverte et pendant une fraction de seconde j’aperçois deux silhouettes, une grande et une petite à qui il manque une jambe. Tout mon corps se tend, comme si la maison était aimantée, comme si, là aussi, une singularité déformait l’espace-temps. J’aimerais me laisser glisser, m’asseoir à côté d’elles et ne plus jamais partir, elles pourraient me découper, prélever l’entièreté de mon ossature, mais le moteur à combustion de la voiture est trop puissant, il me tire en avant et bientôt il ne reste que le désert. Je dis vous avez vu ça ? De quoi tu parles ? Des deux personnes dans la petite maison. Sam dit ça fait longtemps que plus personne n’habite ici, Josh répond en même temps qui en aurait envie ?

12 h 58

C’est Josh qui choisit la musique, je ne connais aucun des sons qui passent, les autres approuvent en hochant la tête ou en disant ah oui trop bien, j’aime trop celle-là, alors je fais comme si de rien n’était. Marta somnole contre la vitre, il n’y a presque plus aucune végétation. La terre est ocre, presque rouge et le ciel est tellement bleu. On n’a plus croisé aucune voiture depuis Ruby.

À haute voix je dis on dirait une autre planète. Sam dit oui, la Nasa a plusieurs camps d’entraînement ici. J’imagine des cosmonautes sur le bord de la route, en train de faire du stop, de faire le plein, de boire un café. Je n’ai jamais rien vu d’aussi sec alors que nous on est bourrés de liquide. Je pense à l’essence dans le réservoir et à l’huile de moteur, je pense à l’antigel et au produit lave-glace, aux dizaines de litres de sang qui emplissent nos corps, à la salive et à la morve, à la fine pellicule qui recouvre nos yeux, à tout ce qui emplit nos systèmes digestifs, je pense au pus, je pense aux muqueuses, je pense aux bidons d’eau dans le coffre. Je me dis que ce liquide est la seule chose qui nous sépare des momies. On est ce qui se rapproche le plus d’une oasis.

J’ai la météorite sur les cuisses. Avec l’index, je suis les formes dessinées par ses irrégularités. Elle a un message pour moi, je le sais. Sam me regarde dans le rétroviseur et me demande qu’est-ce que c’est ? Je dis une pierre volcanique. On me demande d’où elle vient, je dis je n’en sais rien, ce n’est pas marqué, quelqu’un dit probablement de loin, il n’y a

jamais eu d’activité volcanique dans la région. Je la serre un peu plus fort contre moi.

14 h 46

Depuis là où on se trouve, la voiture n’est plus qu’un point dans le sable. On l’a laissée sur un bord de route, on a réparti les sacs sur les dos et on a continué à pied. Sam a pointé dans une direction, il a dit là-haut il y a une sorte de plateau, on y voit toute la région et on a commencé à grimper. Le Soleil n’est qu’à quelques centimètres de nos visages. J’ai glissé la météorite dans le fond de mon sac, Sam m’a dit laisse-la dans la voiture, mais il ne comprend pas. Le paysage est immense. Personne ne dit rien. Il y a les respirations en difficulté et le vent qui vient s’enrouler autour des corps. C’est le désert qui nous lèche, qui nous souhaite la bienvenue, qui nous dit installez-vous ici, je prendrai soin de vous, je ferai de vous des monuments, vous durerez cinq mille ans.

16 h 12

Josh dit wow, Sam dit je vous avais dit que ça serait bien, Josh redit wow, Cleo a la main en visière pour regarder mieux, je me dis je n’ai jamais rien vu d’aussi beau, mais je ne sais pas si c’est vrai et puis je trouve ça bateau, alors je me tais. L’air est transparent, on voit plus loin que l’horizon. Je me laisse tomber sur le sol rocailleux. Josh vient s’asseoir à côté de moi, il pose sa tête sur mon épaule,

il respire fort, il est essoufflé. Il dit je passe toute l’année devant mon ordinateur, faut pas me juger. Je réponds que moi c’est pareil. On passe tous plus de temps devant nos écrans que dans le monde, alors forcément, ça fait un choc. Il dit c’est tellement grand, j’avais oublié à quel point le monde était grand. Je souris. Il dit l’écran pose toujours un cadre, un rectangle pixélisé qui définit les limites de ta perception. Pour voir plus, il faut réajuster, charger une nouvelle page, ouvrir une nouvelle fenêtre. Ici, c’est comme si la perception n’avait pas de limite. Je veux tout sentir, mais c’est trop grand. Je veux tout voir, mais mes yeux sont si petits, si je regarde trop je vais me brûler la rétine. On ferme les yeux.

On reste longtemps comme ça, assis l’un contre l’autre dans le vent, on écoute Cleo et Marta qui parlent et qui commencent à monter les tentes. Quand j’ouvre à nouveau les yeux, le Soleil est bas, l’atmosphère violette et j’ai besoin de pisser. Je me lève, Joshua rejoint le groupe, dit qu’est-ce que je peux faire ? on lui répond ah quand même, tu te décides à donner un coup de main, ils rient, je le sais, même si je ne les entends pas parce que le vent me tourbillonne dans les oreilles. Je m’éloigne un peu et quand je suis hors de vue, je sors mon sexe. Mon urine perle dans le sable, forme une petite flaque et s’écoule vers le bas de la pente. Je me répète je suis une oasis et puis je lève les yeux pour profiter de la vue. Plus loin, sur d’autres collines qui semblent plus hautes encore, il y a ce qui ressemble à des structures architecturales blanches. Elles sont sphériques, de tailles variables, blanches et métalliques.

Elles ressemblent à des œufs d’araignée prêts à éclore, pendant une fraction seconde je m’attends à les voir s’ouvrir, à voir des centaines d’arachnides en sortir et dévaler la pente et puis je comprends que ce sont des observatoires astronomiques. Je sens la fréquence qui s’amplifie d’un coup. Je pense à M87* et aux télescopes du monde entier pointés dans la même direction. Je me demande si ceux-ci en faisaient partie. C’est obligé. Je me dis c’est de là qu’ils ont observé. J’ai les arcs électriques qui reviennent, ils déchirent l’horizon. Ils ont rentré leurs calculs savants dans les machines qui se sont orientées, ils ont attendu que la nuit soit claire, le ciel dégagé, ils ont fait coulisser le toit ouvrant et ils ont regardé le vide au centre de tout. Je sens mes pieds s’enfoncer dans le sable, je me sens tomber, je suis paralysé. C’était inobservable, mais ils ont observé quand même, ils l’ont fait par fierté, pour exhiber leurs engins, leurs joyaux technologiques, pour montrer qui pissait le plus loin, pour laisser leur trace sur le mur, pour dire j’étais ici, comme si cela avait une quelconque importance. Je me dis qu’ils se sont compliqué la vie, qu’ils sont allés chercher l’inobservable dans une autre galaxie alors que je suis juste ici, à quelques centaines de mètres, incapable de me cacher, avec la bonne lumière ils me verraient à l’œil nu, mais je sais qu’ils ne regardent pas dans ma direction. Je suis trop petit, trop proche. Je suis la poussière sur l’objectif, celle que personne ne voit avant le développement. Je parviens à détourner les yeux et remonte ma fermeture éclair. La présence de M87* dans ma tête s’intensifie. Je suis traversé par des pulsations. Quand je cherche la trace de mon urine, elle a complètement disparu,

absorbée par le sable, le sel et les momies. Je doute avoir jamais pissé. Je me dis que sans conséquence sur le monde, il est difficile de se savoir exister. J’essaie de me repérer. Je marche lentement en direction du campement. J’attrape mon sac et en sors la météorite. Ça m’apaise tout de suite, la fréquence diminue comme absorbée par la roche. Ensuite, je vois les silhouettes de Cleo, Josh, Sam et Marta qui se découpent contre le Soleil rasant. Je ne vois que leurs ombres, mais je sens qu’ils se tournent vers moi, que Sam dit t’es là toi, je devine leur sourire et leur amour me traverse le corps par vagues.

22 h 07

J’ai les yeux dans le feu. Je ne vois que ça. C’est l’orange, c’est le magenta et le bleu froid. Je me demande si à trop fixer les flammes on perd la raison, ça me semblerait évident, le truc est hallucinant, c’est de l’énergie pure qui s’élève dans les airs. Sam savait qu’il n’y aurait pas de bois à ramasser dans les environs du campement. Il a acheté quelques bûches, qu’on a transportées dans un filet, juste assez pour démarrer un feu, pour griller des légumes et les marshmallows que Joshua a dans son sac à dos. Il ne durera pas toute la nuit. Bientôt, il n’y aura plus que les étoiles, mais pour le moment je suis hypnotisé, incapable de détourner le regard. J’attends que mes rétines fondent, mais rien ne se passe. Je ne comprends pas pourquoi je peux fixer droit dans les flammes quand je suis assis à quelques mètres d’elles, mais que je me brûle les yeux si je regarde le Soleil. Je dis tout haut,

vous y comprenez quelque chose vous ? Les étoiles sont beaucoup plus lumineuses que ça. Peut-être que les étoiles ne sont pas faites de feu. Il y a un silence. Il y a le crépitement du bois et celui du sable qui essaie de se transformer en verre. Il y a le vent, toujours. Cleo dit qu’est-ce que tu voudrais que ce soit ? Je ne sais pas moi, une source de lumière que l’on ne connaît pas. Je dis il existe sûrement des choses dans le monde que nous n’avons encore jamais vues. Josh dit quand tu regardes les photos du Soleil, celles prises avec de bons télescopes, tu vois les flammes. Je dis c’est vrai, mais qu’est-ce qui nous prouve que ces flammes sont les mêmes que celles devant lesquelles nous sommes assis ? Je les vois lever les yeux au ciel, je vois les reflets orange sanguin sur leur visage et la Voie lactée tout entière dans leurs pupilles.

Quelqu’un met de la musique sur une enceinte portative, certains se lèvent et dansent. On rit parce que c’est cliché, danser autour du feu, c’est vieux comme le monde. Je les regarde, je sais que je suis ivre, mais j’attrape la bouteille d’alcool que me tend Marta, je remplis ma bouche, je déglutis et ça me brûle. Je lève les yeux vers M87* et dans ma tête je dis viens danser. J’ai les joues chaudes et rouges, c’est pas le feu. Je presse mon visage dans mes mains, elles sont fraîches. J’entends leurs pas dans le sable, leur maladresse aussi. Cleo tournoie. Le son est au maximum, mais on ne dirait pas. Le désert écrase. J’entends tout à travers le vent, je pense aux archéologues et à leurs casques antibruit. Ma clope, je l’allume dans les flammes. Sam crie t’es taré, tu vas te brûler, je le dévisage avec fierté quand j’inspire la

première bouffée. On me prend la main, me tire, me fait danser. Je ris, je fume pour occuper mes lèvres et me rassieds dès que je peux. Cleo se joint à moi, je m’allonge sur le sable tiédi par le feu et pose ma tête sur ses cuisses. La fumée que j’expire trouble le ciel, un instant et puis disparaît. Je dis le mot firmament, plusieurs fois, en français. Elle dit qu’elle aime mon accent. C’est comme si tu étais quelqu’un d’autre quand tu parles comme ça. Tu te sens plus toi-même en français ? Je fixe une constellation dont je ne connais pas le nom. Je réponds non. Peut-être qu’avant c’était le cas, maintenant je ne sais plus. Là tout de suite, je me sens parfaitement moi-même. Son index dessine les formes de mon visage. Mais tu as toute ta vie en Europe, non ? Tes amis, ta famille ? Je dis je ne les vois plus. Je la regarde dans les yeux, surveille sa réaction. Elle prend son temps et dit qu’est-ce qui s’est passé ? Je réponds rien, j’ai dérivé c’est tout. Elle s’allume une cigarette. Il suffit de se battre, de remonter le courant. Elle dit il faut s’accrocher aux gens qu’on aime. Je hoche la tête. Pour moi, c’est trop tard.

Elle dit c’est jamais trop tard. Il y a des frontières que l’on ne traverse que dans un sens. Elle dit les frontières, on les invente, elles existent dans nos têtes, elles ne sont pas réelles. Je dis ce qui existe dans nos têtes est aussi réel que le reste.

23 h 49

Les braises luisent encore. On a sorti les sacs de couchage, on s’est serrés autour du foyer. Personne ne veut aller se coucher. On veut regarder le ciel étoilé

jusqu’au matin. La Voie lactée est si claire qu’elle se réverbère dans les structures métalliques des télescopes astronomiques. Marta demande vous croyez qu’ils sont en train d’observer quelque chose. Josh dit bien sûr, ils observent constamment. Si le ciel est clair, ils ne ratent pas une occasion. Cleo dit ça ressemble à des phares, ils sont perchés sur la crête, sur le dernier morceau de terre avant l’océan, sauf que l’océan c’est le ciel. Je dis les phares sont là pour nous orienter, alors qu’eux sont là pour surveiller, pour nous empêcher de nous échapper, comme des miradors. Sam dit est-ce qu’ils nous protègent de l’univers ou est-ce qu’ils protègent l’univers de nous ? Quelqu’un allume un joint, Cleo se glisse dans le sac de couchage de Joshua, il y a le bruit du papier à rouler qui se consume, on tend les mains au-dessus des braises, on souffle dessus, des étincelles s’élèvent devant nos visages, Marta dit c’est comme des paillettes, j’adore les paillettes, le vent emporte tout. Joshua me sourit, il y a un signe de la tête qui veut dire rapproche-toi, je me blottis contre eux. Il y a la chaleur de leurs corps contre le mien, de leurs cuisses contre mes cuisses, d’un bras autour de mes épaules, de mon visage dans des cheveux, je tire sur le joint et bascule la tête en arrière. Je pense à Mostar, à la nuit sur le toit, et j’attends que les étoiles se mettent à tomber à nouveau, mais elles ne bougent pas. Pas cette fois. Elles sont bien accrochées. Je sens la respiration de Josh ralentir. Cleo murmure comment va le trou noir dans ta tête ? Je dis il grossit, il me ronge de l’intérieur, bientôt j’aurais complètement disparu. Il y a un silence et puis elle dit t’es vraiment quelqu’un de spécial, je l’embrasse sur le front en disant non, je ne suis pas quelqu’un de spécial.

2 juillet 2019

19 h 34

L’obscurité vient plus vite que prévu. D’abord, c’est une ombre, comme une imperfection sur le disque solaire. Je pointe du doigt, je crie ça commence et ceux qui n’avaient pas mis leurs lunettes se dépêchent. Dans ma tête, je compte un, deux, trois, je vois la tache s’étendre à vue d’œil, je vois la vitesse des astres, mais ils ne font aucun bruit, c’est insensé, comment peut-on traverser l’espacetemps sans frottements, sans que rien ne crisse, ne se fracasse, sans que rien ne nous ralentisse jamais ? Je compte un, deux, trois, et il commence à faire froid. L’atmosphère se cristallise, tire vers le bleu, vers la nuit. Au début, il y a des cris. Il y a Sam qui dit wow plusieurs fois, Cleo qui hurle comme pour dire la joie. On entend d’autres gens, ailleurs, sur d’autres collines. On devine une foule réunie devant l’observatoire astronomique de Kitt Peak, ouvert au public pour l’occasion. Il y a une clameur et puis le monde entier se tait. Il ne reste que la fréquence dans ma tête, je sens qu’elle s’intensifie. Je suis incapable de détourner les yeux. J’ai les tempes en feu, je transpire et mon cerveau

se confond avec le ciel. Je vois les scanners rétroéclairés, la matière grise enroulée sur elle-même et la tache lumineuse au centre, dont rien ne revient jamais. Je la vois se couvrir d’un voile, disparaître derrière. J’ai tant désiré la disparition de la lumière. Ça me prend à la gorge, je sens d’épaisses larmes couler sous les verres teintés et sur mes joues, je ne fais rien pour les arrêter.

La totalité approche.

Il ne reste qu’un croissant de Soleil et le monde est différent. Rien n’a changé, il y a toujours Sam, Marta, Cleo et Joshua, leurs visages altérés par les montures en papier des lunettes à éclipse, le désert, la poussière dans nos cheveux, les structures métalliques des télescopes, tout est exactement comme avant, mais légèrement différent.

D’ici, on dirait que le Soleil résiste, qu’il se bat pour nous parvenir. Les derniers rayons se glissent encore jusqu’à nous, mais finissent par abandonner et il fait noir. Pas un noir de cave, je vois encore mes mains, mes pieds et à plusieurs centaines de mètres devant moi, mais noir malgré tout. Les hurlements reprennent. Les gens s’embrassent, enlèvent leurs lunettes, agitent les bras, miment le bonheur. Je ne bouge pas. Je fixe l’ombre qui emplit le ciel. Il y a le cercle presque parfait de la Lune, entouré d’une couronne lumineuse. Je demande à Josh, c’est quoi la couronne ? Il dit c’est l’atmosphère du Soleil, c’est beau, non ? Je pense au disque d’accrétion orange qui gravite autour de M87*, avant de me dire ça n’a rien à voir, c’est juste une éclipse, c’est juste deux

astres parfaitement alignés, un hasard de la nature comme on en voit chaque année, c’est juste une éclipse, n’en fais pas toute une histoire. Et puis la fréquence, à l’intérieur de mon crâne, explose, comme si M87* me hurlait dans les oreilles, comme s’il venait d’avaler une étoile tout entière et qu’il se réjouissait de la partager avec moi.

Je sais que ce n’est pas une éclipse.

Le trou noir qu’on a observé à des milliers d’années-lumière est juste là. C’est moi qui lui ai communiqué les coordonnées. Il a traversé la moitié de l’univers observable pour me trouver, il a avalé des systèmes stellaires, des civilisations entières, pour me rencontrer et il vient d’avaler le Soleil.

J’essaie de respirer, j’attrape la météorite dans mon sac, je la serre contre moi, j’essaie de rationaliser. Je me dis peut-être que la science a raison, peut-être que ce n’est qu’une éclipse. Ça va durer quelques minutes grand maximum et tout redeviendra comme avant, le Soleil brillera encore un peu, disparaîtra derrière l’horizon et dans le Pacifique, le ciel sera encore une fois violet, encore une fois rose, il sera beau, on s’émerveillera, on prendra des photos, qu’on s’empressera de poster, parce que why not, une de plus une de moins, on descendra de la colline, remontera dans la voiture, on fera le chemin dans l’autre sens. Il n’y a pas mille cinq cents possibilités, le monde n’est pas si grand et les routes sont toutes tracées. On parlera encore cent fois des mêmes choses, on s’embrassera peut-être et ça sera beau, on se saoulera dans les rues de Tucson,

on regardera l’aube se lever sur de nouvelles villes, on dira des banalités concernant le ciel, la beauté et l’amour, on s’en excusera, on s’offrira des fleurs coupées, il y aura des accidents et ils seront importants, on rêvera de la chaleur de corps qu’on aura laissés derrière nous et parfois la solitude nous déchirera le bide, il y aura des regards qui seront comme des éclaircies et on se pensera à nouveau capable d’aimer, certains auront des enfants et on les élèvera tous ensemble, ils apprendront à compter avec nos cicatrices et n’auront jamais peur des trous noirs.

Mais le Soleil ne revient pas. Je veux demander à Joshua si c’est normal, mais je ne trouve pas la force d’articuler. Et puis il ne serait pas capable de me répondre, personne n’en a la moindre idée. La science dit, et moi je voudrais lui faire confiance, que le mouvement des planètes est tel que l’éclipse durera 4 minutes 32 secondes. Mais je me dis la science finalement, c’est des spéculations, des prédictions basées sur des calculs compliqués, qu’est-ce qu’elle en sait ? Je pense aux scientifiques avec leurs blouses blanches, leurs gants poudrés en latex, enfermés dans des laboratoires pressurisés et je sais qu’ils se sont trompés.

Du coin de l’œil, j’aperçois Cleo qui prend des photos avec son téléphone portable, Sam et Marta qui s’embrassent, je crois que Josh me parle, mais je ne l’entends pas. Ils ne se rendent pas compte. Je sens l’espace-temps se contracter. La distance et la durée se confondent. Je suis convaincu que si je fais un pas en avant je vieillis, si je me mets à courir je meurs. Je vois ma vie physiquement déployée

devant moi comme sur une frise chronologique, le tout ne fait pas plus d’une centaine de mètres. Je suis minuscule. Il y a des continents entiers où je ne mettrais jamais les pieds.

Si le Soleil revient, ce n’est pas M87*, si le Soleil revient, tout va bien. Mais le ciel est suspendu. Pourtant je me concentre, je regarde précisément. Je fixe le coin du disque solaire qui a disparu le premier. La science dit que c’est là que la lumière devrait réapparaître. Je voudrais tellement lui faire confiance, mais rien ne s’échappe d’un trou noir, pas même la lumière.

Je serre la météorite de toutes mes forces, mes jointures blanchissent, mais la fréquence ne diminue pas. C’est ma faute. J’ai ouvert un canal de communication interdit, un backchannel vers la fin du monde. J’ai voulu flirter, je me suis trop approché, j’ai basculé de l’autre côté, là où les événements ne vont pas, là où les émotions et les mots qui les expriment ne vont pas, là où les gens que j’aime ne vont pas, là où il ne reste que moi, au milieu d’un univers beaucoup trop grand. Je me dis tu ne peux en vouloir qu’à toi-même, à force de tourner autour, il ne faut pas s’étonner, à force de vouloir à tout prix s’approcher, allez s’il te plaît, juste pour voir et puis je reviens, promis ça ne sera pas long, mais on n’en revient pas, c’est écrit dessus, je n’y ai pas cru et maintenant le Soleil a disparu.

Je fixe le trou noir qui obscurcit à présent le ciel et je me demande combien de temps avant que les gens s’en rendent compte, combien de temps avant que

Cleo, Sam et Marta, avant que Joshua s’en rendent compte, avant que les animaux se rendent compte et aillent se planquer dans les cavernes et autres cavités, avant que les familles réunies devant l’observatoire s’en rendent compte et que les enfants se mettent à pleurer, avant que les médias reprennent l’information, que les supermarchés soient dévalisés, que les gouvernements ferment leurs frontières, déploient leurs armées, que les survivalistes disparaissent dans leurs bunkers. Je me demande combien de temps avant que la panique soit généralisée.

Ils finiront par s’en rendre compte.

Pour l’instant, le monde croit encore aux éclipses. Peut-être que les scientifiques commencent à regarder leurs chronomètres avec inquiétude, peut-être qu’ils refont leurs calculs une énième fois. Ils se disent qu’il s’agit forcément d’une erreur humaine, que quelqu’un quelque part a mal encodé l’équation dans le superordinateur qui prédit le monde. Ils essaient de se convaincre collectivement que le Soleil reviendra, mais leurs théories sont dépassées. Je sais des choses qu’ils ne sauront jamais. Je suis en contact direct avec l’univers, je possède des informations privilégiées.

Je sais que si M87* vient d’avaler le Soleil, il ne devrait pas tarder à le recracher à l’intérieur de moi. C’est comme ça qu’on fonctionne depuis des mois, comme les deux bouches béantes d’un même tunnel, comme des estomacs siamois. Le ciel ne bouge pas mais je sens déjà les premiers rayons pointer au centre de mon cerveau, je sens des millions de

photons me mitrailler l’intérieur du crâne, je sens le Soleil se lever dans mon cortex préfrontal.

La science dit que le cerveau et le ciel c’est pareil. La science dit aussi qu’après 4 minutes et 32 secondes le Soleil réapparaîtra. Ce qu’elle ne dit pas c’est qu’il réapparaîtra à l’intérieur moi.

Je regarde Cleo, Joshua, Sam et Marta s’émerveiller, mais ils finiront par s’en rendre compte. J’imagine la terreur dans leurs yeux. J’ai envie de leur dire ne vous inquiétez pas, je serai là. Je serai votre nouveau Soleil. Ils ne me croiront pas, ils diront de quoi tu parles, mais je leur expliquerai la singularité dans mon cerveau, le canal de communication avec M87*, je leur dirai tout est sous contrôle. Je leur expliquerai que le Soleil a disparu et que la seule étoile qu’il leur reste c’est moi. Ils voudront des preuves alors je leur expliquerai que mon crâne fonctionne comme un horizon, qu’ils ne peuvent pas voir ce qui se trouve dedans, mais qu’il suffit de le briser pour que ce soit évident. Je m’agenouillerai devant eux, je leur offrirai la météorite, je leur donnerai la permission. Ils seront hésitants mais je finirai par les convaincre qu’il s’agit de la seule option et ils me frapperont, chacun son tour, mécaniquement. Ça sera comme une cérémonie, un rituel pour libérer le Soleil. Parce qu’en brisant l’horizon de mon crâne, ils laisseront s’échapper tout ce qui y est prisonnier. Les premiers coups seront timides, mais ils s’habitueront à la vue de mon sang et ils lèveront la météorite de plus en plus haut, au-dessus de leur tête, et l’abattront sur la mienne. Un crâne humain c’est pas si solide que ça, il craquera une première

fois, le cartilage de mon nez se fracturera, ma lèvre supérieure explosera. Joshua me dira je suis désolé, je suis tellement désolé, mais je lui aurai déjà pardonné et il continuera. Quand mon crâne se brisera, des milliards de photons, l’équivalent en énergie de plusieurs galaxies de taille moyenne, se déverseront dans le désert, transformeront le sable à proximité en silicium, mais il fera à nouveau jour. Il faudra remettre ses lunettes à éclipse, faire attention à ne pas me regarder directement, protéger les enfants, les enduire de crème solaire, leur acheter des glaces pour les distraire, leur expliquer qu’il ne faut pas s’approcher, pas toucher, que les étoiles c’est beau de loin. Il y aura à nouveau des cris pour dire la joie et des embrassades, on prendra des photos, des vidéos de moi qui deviendront virales en quelques minutes, on parlera de la naissance d’une nouvelle étoile, d’abord sur internet et puis à la télévision, certains créeront une fanpage et d’autres une religion qui portera mon nom. Cleo, Joshua, Sam et Marta seront invités dans les plus grandes émissions, on les applaudira pour avoir libéré le Soleil, on leur accrochera des médailles autour du cou, ils boiront du champagne avec des présidents. Les scientifiques seront les derniers à accepter la nouvelle réalité, ils défendront leurs théories, ils parleront de désinformation, ils diront il ne faut pas croire tout ce qu’on lit sur internet, mais ils finiront par se plier à la majorité, ils accepteront que la physique classique est obsolète, qu’à présent je suis la singularité autour de laquelle s’articule le monde et ils devront inventer, à nouveau, comment fonctionne l’univers. Il y aura des conférences de presse, il y aura des colloques, il y aura des livres, j’aurais ma

propre page Wikipédia, je serai un trending topic, une breaking news sur toutes les chaînes d’actualité, la recherche la plus populaire sur internet et puis ça passera, comme toujours, on s’habituera à moi.

Je vois Joshua, Sam et Marta qui fixent le trou noir dans le ciel en souriant, je vois Cleo qui me regarde, j’attends sa réaction, la terreur ou la joie mais rien ne vient et j’ai l’impression que, pour la première fois, elle me regarde vraiment, c’est grisant, je me sens fascinant, je me sens feux d’artifice, étoile filante, supernova, je me dis elle sait déjà, elle sait que le centre de l’univers c’est moi.

REMERCIEMENTS

J’ai la chance d’être entouré d’amis talentueux qui ont lu, discuté et soutenu ce texte depuis ses débuts. Consciemment ou non, ces personnes m’ont inspiré, m’ont poussé à continuer, m’ont corrigé, m’ont remis en question, ont fait exister les personnages alors qu’ils n’étaient encore que des esquisses d’eux-mêmes. Pour tout ça, merci Elise Comte, Chloé Clemens, Chloé Delchini, Perrine Estienne, Gabriel René Franjou, Justine Gensse, Bartholomé Martin, Cyprien Muth et tous les autres. Pour ces rencontres et pour avoir accompagné les débuts de ce texte, merci Gilles Collard, John Jefferson Selve et Nathalie Skowronek. Merci Myriam Anderson pour la précieuse confiance, pour avoir défendu ce texte et permis qu’il voie le jour. Merci Loïc Waridel pour les discussions interminables et l’inspiration, toujours. Merci Chloé Ciamos pour la maison dans le désert. Merci Ingrid pour toutes les histoires.

OUVRAGE RÉALISÉ

PAR SOFT OFFICE À EYBENS

REPRODUIT ET ACHEVÉ D’IMPRIMER EN JANVIER 2024

PAR L’IMPRIMERIE FLOCH À MAYENNE

POUR LE COMPTE DES ÉDITIONS ACTES SUD LE MÉJAN

PLACE NINA-BERBEROVA 13200 ARLES

DÉPÔT LÉGAL

1re ÉDITION : MARS 2024

No impr. : (Imprimé en France)

Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.