«histoire de l’homme qui ne voulait pas mourir» de Catherine Lovey (Zoé)

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De la même auteure Aux éditions Zoé

L’homme interdit, 2005

Zoé Poche, 2011

Cinq vivants pour un seul mort, 2008

Un roman russe et drôle, 2010

Monsieur et Madame Rivaz, 2016

HISTOIRE DE L’HOMME

QUI NE VOULAIT PAS MOURIR

© Éditions Zoé, 46 chemin de la Mousse CH-1225 Chêne-Bourg, Genève, 2023 www.editionszoe.ch

Maquette de couverture: Notter + Vigne

Illustration: Giulia Ferla, 2023

ISBN 978-2-88907-301-6

EPUB ISBN 978-2-88907-302-3

PDFWEB ISBN 978-2-88907-303-0

Les Éditions Zoé bénéficient du soutien de la République et Canton de Genève et de l’Office fédéral de la culture.

« C’est terriblement difficile de connaître la vérité sur nous-même ; sur notre nature, nos tendances, nos désirs. C’est quasi impossible. À ce propos règne une brume abyssale et dense que le rayonnement de l’intelligence ne réussit pas à percer. »

Sándor Márai, Journal, 1946

« Dans les derniers temps, le visage tourné vers le dossier du divan, il vivait tellement seul au milieu d’une cité populeuse, de ses nombreux amis, de sa famille, que nulle part, ni sous la terre ni au fond de la mer, on n’aurait pu trouver une solitude aussi complète. »

Léon Tolstoï, La mort d’Ivan Ilitch, 1886

1. Il était une fois un homme, un brave homme audacieux, qui ne voulait pas mourir. Cet homme savait que la mort existe. Il savait même qu’elle se manifeste tous les jours. Seulement, il ne pouvait pas croire qu’elle le menaçait, lui, personnellement. Un peu comme si le soleil qui le réchauffait n’était pas celui qui réchauffe les autres, pas le même soleil, ni la pluie qui le mouillait. Cet homme, je le connaissais. Il était mon voisin. Tous les jours, quand il ne voyageait pas, or il voyageait beaucoup, nous nous rencontrions à un moment de la journée ou de la soirée. Parfois, nous échangions juste un salut, parfois quelques mots, et il arrivait que ceux-ci se prolongent par un verre partagé.

Mon existence peut être qualifiée de solitaire. Celle de l’homme qui ne voulait pas mourir aussi. Toutefois, nous n’étions seuls ni l’un ni l’autre. On ne peut pas prétendre être seul en vivant dans une petite ville dont les parages sont eux aussi habités. S’isoler consisterait, à mes yeux, à m’installer dans une forêt sibérienne qu’aucune route ne relie, et encore. Il m’arrive d’imaginer qu’une telle existence serait possible. Souhaitable. À condition que la forêt ne soit pas congelée dix mois sur douze et qu’un cours d’eau conséquent, voire un lac, se trouve non loin de l’emplacement où je me serais débrouillée pour dresser quelque chose qui ressemblerait, sans en être, à des murs et à un toit.

Il y a trois ou quatre ans, avant que l’homme qui ne voulait pas mourir tombe malade, ou plutôt, avant que

l’homme qui pensait que le soleil qui l’éclairait n’était pas le même que celui qui m’éclaire, moi, n’apprenne qu’il était malade, nous avions parlé ensemble de ces rêves de cabanes au fond des bois. De ces projections ridicules, s’agissant de deux êtres, lui autant que moi, incapables de concevoir la vie autrement qu’elle ne l’est, avec ses robinets et chasses d’eau, ses interrupteurs d’électricité, son chauffage au sol, ses connexions hyper rapides à l’internet, et son mot d’ordre insensé nous enjoignant d’épargner les ressources naturelles tout en nous contraignant, par notre seule présence en ce monde confortable, à les épuiser à chaque seconde du jour et de la nuit. Nous ricanions en évoquant ces fantasmes d’abris à l’écart de la civilisation, l’homme qui ne voulait pas mourir et moi. Mais nous ne ricanions pas pour la même raison. Lui affirmait que la stupidité de ce rêve, plus exactement le fait qu’il apparaisse stupide aux yeux de tous, donnait une bonne mesure de l’intelligence humaine, de tout ce qu’elle avait accompli jusqu’ici et produirait à l’avenir, qui ne manquerait pas d’être prodigieux. Pour ma part, ce rêve au fond des bois me rendait triste avant tout. Je le regardais comme un chat domestique étalé sur son coussin. Il arrive que ce genre d’animal manifeste soudain un réflexe d’attaque ou de défense en une coordination parfaite entre le cerveau et tous les muscles du corps. Le chat le plus avachi en est capable. Durant un laps de temps si court qu’il pourrait ne pas avoir existé, la bête laisse entrevoir la preuve qu’une vie sauvage serait encore possible pour elle. Et c’est ce qui m’arrive avec ma forêt sibérienne. Une nature souveraine, une solitude assumée ; la totalité d’une vie et d’un paysage aussi redoutables qu’enviables, en une seule image. Et puis tout a déjà disparu. Ne restent que le coussin, les écrans, le quotidien à portée d’un doigt qui clique sur une souris.

2. L’homme qui ne voulait pas mourir parlait volontiers. Cependant, il parlait très peu de sa vie. De la partie de la vie qui constituait son existence propre. Elle avait l’air de ne pas l’intéresser. C’est ce qu’on aurait pu dire. Et aussi qu’elle m’intéressait moi, davantage que lui. Pourtant, je suis faite du même bois que tout le monde. Ma vie m’intéresse en premier lieu. Et ensuite seulement celle des autres, proches ou inconnus.

L’homme qui savait que la mort existe, et pensait qu’elle ne le concernait pas, était né en Hongrie. Il n’avait rien de particulier à raconter à propos de ce pays. Il fallait que je lui pose des questions pour qu’il en dise quelque chose. Or, la Hongrie est un pays qui m’a toujours intriguée. Notamment parce qu’on y parle une langue unique, qui n’a pas de petites ou de grandes sœurs dans le monde, excepté paraît-il en Finlande. Une racine commune lointaine existerait entre le finnois et le hongrois, ce qui ne signifie pas grand-chose puisque jamais un habitant de ce pays du Nord n’a pu comprendre un de ces Européens du centre, et vice versa. Je pensais que mon voisin savait tout cela. Il n’en était rien. Lorsque je le lui ai appris, il n’a pas paru captivé. Dans le sens que son monde de Hongrois exilé ne s’est pas élargi comme s’élargissent les mondes de ceux qui émigrent et n’émigrent pas, quand ils apprennent quelque chose sur eux-mêmes.

Rien dans la manière qu’avait mon voisin de prononcer le français n’aurait pu me laisser entendre qu’il était né

ailleurs que dans notre petit pays multilingue. Je trouvais cela bizarre. Je me suis demandé s’il avait cité la Hongrie au hasard. Il aurait pu dire n’importe quoi. Arménie. Transylvanie. Lituanie. Il aurait pu inventer le fait qu’il était né ailleurs pour stimuler ma curiosité, et aussi la sienne, fatigué qu’il devait être de sa vie, ainsi que nous le sommes tous, désireux de tester d’autres hypothèses. Souvent, il suffit d’une phrase telle que je ne suis pas née dans ce pays mais dans un autre, et tout change.

La maladie qui est survenue tout à coup chez mon voisin, ou plutôt la maladie découverte chez lui à la suite d’examens, n’a pas changé sa façon d’être au monde. Il faut dire que ma naïveté est grande, suffisante en tout cas pour me pousser à croire que des événements importants modifient un être humain. Lui écartent les côtes, en somme, afin que sa respiration devienne ample, et plus libres les mots qu’il prononce, et le sens transporté par ces mots. Mais je n’ai rien vu de la sorte chez mon voisin. C’était le même homme, certes malade, et qui prenait sa maladie comme il avait tout pris jusqu’ici, les bonnes et les mauvaises nouvelles, les problèmes sérieux et les moins compliqués, en s’arrangeant. Il ne se demandait pas si la solution qu’il avait trouvée était la bonne. Il suffisait qu’il la trouve, et que lui-même la juge bonne.

Au fil des mois, sa poitrine s’est resserrée sous l’effet des traitements. Et puisque son état de malade n’avait entraîné aucun élargissement de sa personne en tant que Hongrois émigré ou peut-être Arménien ou Lituanien, il semblait n’avoir rien à me dire de plus à propos de son pays d’origine que ce qu’il m’avait déjà livré au compte-gouttes.

3. La première fois que j’avais rencontré l’homme qui ne voulait pas mourir, ce n’était pas lui que j’avais vu, mais la femme qui vivait à l’époque avec lui. En réalité, je ne les ai pas connus vivant ensemble, elle et lui, puisque j’avais fait la connaissance de sa compagne sur le palier de notre étage, le jour où elle le quittait. Ce fut un moment parmi les plus déroutants de ma vie. Je venais d’emménager dans cet immeuble et, cette matinée-là, divers tris m’avaient obligée à aller sans cesse à la cave et au grenier. Tout à coup, sur le palier où personne ne s’était montré jusque-là, il y avait une femme. Immobile, grande, très calme, les cheveux châtains mi-longs attachés. À ses pieds se trouvait une valise en cuir beige, de la dimension de celles qui sont autorisées dans la cabine d’un avion. Je me souviens d’avoir pensé que ce bagage aurait pu être un chien. Cette impression tenait à je ne sais quoi dans la manière dont cette femme l’avait disposé près de ses jambes et le regardait. Ce qui avait été encore plus frappant pour moi qui allais et venais, négligée et transpirante en ce jour de juillet, c’était d’avoir pris conscience, en même temps, que cette inconnue portait une élégante gabardine de couleur marron cuivré tout à fait hors de propos sous une telle chaleur, et qu’il m’était impossible de comprendre si elle arrivait ou si elle partait. La seule évidence avait tenu au fait que, se trouvant sur ce palier, cette femme ne pouvait être liée qu’à l’appartement dont la porte d’entrée faisait face à la mienne. Elle n’avait pas

de clefs dans les mains. Rien ne m’avait laissé supposer qu’elle s’apprêtait à les chercher ou qu’elle venait de les ranger. Pour une raison que je ne saurais expliquer, j’avais exclu la possibilité qu’elle ne possède pas les clefs et ne soit qu’une visiteuse sur le point de sonner ou venant tout juste de sortir. Je suis certaine d’avoir salué en premier. Elle avait répondu sans rien ajouter. Je tenais dans les mains une lampe de chevet dont j’avais décidé à maintes reprises de me débarrasser et que j’étais pourtant allée chercher à la cave. L’inconnue avait regardé cette lampe avec une grande attention. Cabossée mais unique, avait-elle dit, vous faites bien de la garder. Seriez-vous ma voisine ? avais-je questionné. Elle répondit qu’elle l’avait été, en quelque sorte, et ne l’était plus. Je m’en vais, avait-elle ajouté. Ah bon, vous déménagez ? Pas exactement, avait-elle dit. Voyezvous, je quitte l’homme qui habite cet appartement. Nous avons vécu ensemble longtemps. Aujourd’hui, je m’en vais.

En y repensant, je crains d’avoir dévisagé cette femme d’une manière inappropriée, tant la tranquillité de son regard et de tous les traits de son visage ne correspondait pas aux quelques mots qu’elle venait de prononcer. Elle était en train d’évoquer une situation de bouleversement total, sans la vivre. Et bien sûr, c’était moi qui m’étais sentie émue sur ce palier, par une circonstance qui ne me concernait pas du tout. Je lui avais demandé si elle avait besoin d’aide pour transporter des cartons, lui laissant entendre, dans une tentative de faire un peu d’humour, que j’étais déjà habillée et calibrée pour ce genre de tâches. Elle avait répondu que c’était aimable de ma part mais qu’elle n’avait que cette petite valise et que son taxi devait être arrivé. Elle m’avait souhaité une bonne installation, relevant que le quartier était agréable, sans laisser affleurer la moindre nostalgie. Puis elle était partie par les

escaliers, négligeant l’ascenseur, et j’étais restée avec ma lampe dans les mains, à écouter chacun de ses pas pendant tout le temps qu’avait duré la descente des trois étages, jusqu’à ce que la porte d’entrée de l’immeuble émette son clac de fermeture. J’eus le sentiment, à ce moment précis, d’avoir été prise dans le mécanisme d’une de ces boîtes à automates qui font défiler une petite scène animée, et d’avoir été ce personnage dont l’arrivée soudaine déclenche la mise en mouvement puis la disparition d’un autre.

Cette journée-là, et durant la semaine qui avait suivi, l’homme qui habitait l’appartement d’en face et que je n’appelais pas encore mon voisin avait occupé mon esprit. Je n’avais pas réussi à me débarrasser de l’idée qu’il nous avait observées, sa compagne et moi, à travers l’œil-debœuf. Le malaise que j’en avais ressenti avait été tel qu’il avait gâché toutes les premières bonnes impressions que j’avais pu me faire de mon nouveau lieu d’habitation et de son environnement. J’en étais arrivée au point où j’aurais choisi sans hésiter une scène violente au cours de laquelle un couple se serait disloqué sous mes yeux. Tout, sauf cette séparation d’un hygiénisme effrayant, l’unique petite valise, le silence, les traits parfaitement apaisés d’un visage. Ce n’est que plus tard que j’étais parvenue à envisager l’hypothèse selon laquelle l’homme n’était peut-être pas présent le jour où la femme s’en était allée.

4. Je ne pourrais pas qualifier mon voisin de personne chaleureuse et ne saurais affirmer non plus qu’il était un être distant. Au premier abord, tout chez lui apparaissait familier, le type de visage, de corpulence, de vêtements, de manière de s’adresser à autrui. Un homme de bon niveau, qui a trouvé sa place dans la société sans avoir dû la chercher trop longtemps. Et puis le regard notait de petits dérapages dans la découpe du visage et de la silhouette, une rondeur inattendue du menton, des épaules presque un peu trop frêles, une taille de chaussures pas aussi grande que le laissait prévoir la longueur des jambes. Souvent, une forme d’impatience perçait chez lui, discrète mais tenace, même lorsqu’une conversation avait commencé et se poursuivait de la manière la plus classique. De petits signes se manifestaient, difficiles à décrire, de l’ordre d’une incapacité à demeurer dans le moment présent. Dans la tonalité de ce moment. J’avais fini par dire à mon voisin qu’il me faisait l’effet d’avoir en permanence deux vies à mener. Étanches entre elles. Non en raison de propriétés naturelles, mais parce que lui-même faisait en sorte qu’elles le soient. Je m’étais permis cette remarque après que nos rapports s’étaient établis. Nous étions devenus des voisins qui avaient pris le temps de faire connaissance et de s’apprécier. Nous nous étions confié les clefs de nos appartements respectifs. Il avait aussi déposé chez moi le double de ses clefs de voiture pour le cas où j’en aurais besoin. Il était d’ailleurs déçu que je l’utilise si peu.

À ses yeux, je devais me sentir autorisée à me servir de ce véhicule confortable et prétendument écologique toutes les fois où il était absent, et même en cas de sa présence. Il m’avait assurée que cela ne le dérangeait pas, que l’économie tout entière se dirigeait vers des modèles de partage et qu’elle avait raison d’aller dans ce sens. Il insistait beaucoup dans ses conversations avec moi sur les questions écologiques et de partage. Jamais je n’ai ressenti pourtant que ces notions avaient la moindre importance pour lui. Dans ma tête, j’ai toujours attribué l’aisance qu’il semblait manifester dans ses relations professionnelles à ces qualités que je voyais à l’œuvre dans nos rapports de voisinage. Il était un genre de papier-calque qui prenait la couleur de la scène en train de se dérouler et en laissait aussi transparaître la texture. Il semblait s’arranger de n’importe quelle couleur et de n’importe quelle texture, sans porter de jugement. Cette abstention continuelle de sa personnalité propre n’avait pas l’air de lui nuire, encore moins de le frustrer. Le pire étant que, de mon côté, je m’accommodais de ce trait avec une facilité, presque une fascination, inversement proportionnelle à la répulsion que ce genre d’attitude provoque d’habitude chez moi.

Longtemps, je n’ai pas osé faire allusion à cette femme qui avait été sa compagne. Je n’ai pas su lui dire d’emblée que j’avais été le témoin, sur le palier de notre troisième étage, du fait qu’une femme qui s’était présentée en tant que sa partenaire de longue date s’en était allée un jour ensoleillé de juillet, vêtue d’une gabardine et munie d’une valise à peine suffisante pour trois jours d’absence. Il est indiscutable que cette scène dans laquelle je m’étais trouvée prise n’a cessé d’influencer ma perception de cet individu qui était mon voisin, et qui est devenu avec le temps une sorte de proche important. J’avais conscience

que tant que ce non-dit ne serait pas posé sur une table, il me masquerait l’essentiel. À dire vrai, le fait que lui-même ait beaucoup attendu avant de m’en parler de son propre chef m’a servi d’éclairage. Je pense avoir repéré plusieurs moments, dans nos conversations, où il avait été en train d’analyser, avec deux ou trois coups d’avance, ce qu’il se passerait s’il profitait de cet instant précis pour évoquer cette femme. Très tôt dans nos relations, je me suis doutée, comme je le sais parfaitement désormais, que les habitués des jeux basés sur la dissimulation ne remettent pas en question leurs tactiques, pas même lorsque la mort se rapproche.

5. Un jour que nous étions allés à la montagne, mon voisin avait reçu un appel en provenance de son pays d’origine. C’était un dimanche. Il m’avait déjà proposé à plusieurs reprises de l’accompagner. L’homme qui ne voulait pas mourir travaillait tout le temps, les jours fériés n’avaient aucune signification pour lui, et quand il se rendait en altitude, ce n’était pas pour prendre du bon air, mais pour y rencontrer ce qu’il appelait des clients, descendus dans des hôtels de luxe. J’en profitais pour découvrir de nouveaux sentiers de randonnée, le rejoignant à l’heure où ses rendez-vous étaient censés se terminer.

Cette fois-là, une pluie entêtée avait contrarié chacun de mes pas. Nous nous étions retrouvés dans un des petits salons privés de l’hôtel où il avait reçu son dernier client. À peine m’étais-je assise que son téléphone avait sonné. Ce fut la première fois que je l’entendis prononcer quelques mots dans une langue dont les sonorités m’étaient étrangères au point que sur une carte, je n’aurais pas su choisir entre l’un ou l’autre hémisphère. Contrairement à son habitude, il s’était assez vite levé pour poursuivre la conversation, et s’était dirigé vers l’angle le plus éloigné du fauteuil sur lequel j’avais pris place. Percevant que d’une manière ou d’une autre, il se sentait dérangé par ma présence, je m’étais levée à mon tour et approchée de la porte. C’est alors qu’il m’était passé devant et était sorti. J’étais allée me rasseoir, avec mes chaussures de marche et ma veste imperméable, et je l’avais attendu un bon moment,

interloquée par le fait qu’il ait pu se sentir à découvert, alors que la probabilité que je comprenne de quoi il retournait était nulle. Comme si, au-delà des mots étrangers et du sens de ces mots, il existait une perception toujours possible des éléments les plus intimes. Précisément de ces éléments-là.

Après qu’il fut revenu, il m’avait questionnée à propos de mon excursion, sur le ton tranquille de celui qui n’attend plus que l’arrivée d’une tasse de thé pour marquer la fin d’après-midi d’un dimanche ordinaire. Il s’intéressait souvent à ce que j’avais pu remarquer en chemin, donnant l’impression d’être lui-même un randonneur passionné, ce qu’il n’était pas du tout. Il en allait ainsi de beaucoup d’autres choses. Mon voisin faisait par exemple des remarques à propos des hôtels où il se rendait pour ses rendez-vous, relevait tout avec l’acuité d’un inspecteur minutieux, commentait la qualité du service, de l’ameublement, jusqu’à l’élégance des ascenseurs, et il était facile de penser que c’était parce qu’il se projetait en tant que potentiel client. Or, rien de tout cela ne l’intéressait pour lui-même. Ni la réputation de la station où nous nous trouvions, ni les possibilités de sport, de soins, de gastronomie et de distractions. Il fallait que tout soit en place, que tout soit le mieux possible, sans que rien de cette perfection ne concerne l’usage qu’il aurait pu en faire à titre personnel.

Ce fut seulement après que je lui eus décrit ma marche du jour, détrempée mais surplombante, qu’il m’informa du décès de l’une de ses proches. Une tante, sœur de sa mère. Il me l’apprit d’une manière si détachée que je m’abstins de lui présenter des condoléances. Quand je voulus connaître l’âge de la défunte, il ne sut que répondre. Il n’essaya pas non plus de chercher des points de repère liés à sa propre vie pour parvenir à une évaluation. Sa tante

décédée n’avait pas d’âge. Aussi fus-je stupéfaite de l’entendre me confier qu’il avait toujours eu beaucoup d’affection pour elle et que c’était réciproque. Il affirma que ce sentiment qui les liait, lui et sa tante, était connu dans sa famille, et que c’était pour cette raison qu’on avait tenu à le prévenir. Je compris plus tard qu’en réalité, il avait aussi pourvu financièrement aux soins donnés à cette femme. Je voulus savoir où était morte sa parente et s’il avait eu l’occasion de la revoir peu avant son décès. Il mentionna une petite ville dont je ne retins pas le nom. Il précisa qu’il s’agissait d’un très bel endroit ennuyeux de Hongrie, l’un des rares à n’avoir subi aucune destruction durant la Deuxième Guerre mondiale. Il tint aussi à me rappeler, comme si ces événements étaient encore proches de nous par le temps et la signification, que son pays d’origine ne s’était pas allié avec ce que l’Europe occidentale estime avoir été le bon côté des belligérants. Puis il se reprit à trois fois sur le plan des dates pour me raconter qu’il avait fait venir sa tante durant une dizaine de jours, afin de lui montrer ce pays où il s’était établi, et que cette visite avait marqué la dernière fois où ils s’étaient vus. Quatre ou cinq ans auparavant, m’avait-il dit. Avant de se raviser. Dix ou quinze ans. Ou peut-être vingt. Quand je lui demandai s’il pensait retourner dans son pays d’origine pour les obsèques, j’eus la sensation que mes mâchoires ralentissaient avant d’avoir prononcé les derniers mots. Ne pas comprendre son interlocuteur en raison de sensibilités différentes est une expérience courante de la vie, mais devoir passer sans cesse d’un pied à l’autre, de la compréhension à l’incompréhension, de la proximité à l’étrangeté, est plus rare et beaucoup plus déstabilisant. Je ne doutais pas de l’affection qui le liait à sa parente décédée, au contraire, je l’avais tout à fait perçue au moment où il avait mentionné cet attachement, sans rien

en dire de plus. J’avais même senti le saut générationnel entre un neveu et sa tante. Et pourtant, aucun des autres mots prononcés par mon voisin cet après-midi-là n’était venu en appui de ce qui s’exprime d’ordinaire lorsqu’il est question d’un lien particulier entre deux êtres.

6. Je m’étais doutée que quelque chose n’allait pas avec la santé de mon voisin la fois où je l’avais surpris sans son veston. Il était revenu depuis peu d’un long voyage aux États-Unis. Peut-être n’était-il pas allé aux ÉtatsUnis, ou pas seulement là-bas. Il venait de garer sa voiture devant notre immeuble et était en train d’en sortir. Pour ma part, je marchais à côté de mon vélo et l’avais aperçu. Je m’étais approchée pour le saluer, après des semaines où nous ne nous étions pas vus.

L’interrogation qui m’avait saisie en le regardant de près n’avait pas pu lui échapper. Il n’en manifesta pourtant rien, se disant heureux d’être de retour. Il voulut savoir si la révolution avait éclaté dans le pays. C’était un mot-clé de connivence entre nous. Il s’était souvent moqué de l’utilisation que je faisais de ce mot, ou plutôt des invocations à la révolution que je lançais lorsque nous parlions du pays dans lequel nous vivions, dont le conservatisme replet m’horripilait autant qu’il l’enchantait, lui, le natif d’Europe centrale. À sa question, je répondis qu’il pouvait se tranquilliser, que rien n’avait même commencé à frémir en son absence. Puis je lui avais demandé ce qui lui était arrivé. Avant de parler, il avait ouvert une des portes arrière de son véhicule, d’où il avait extrait un veston trop chaud pour la saison. Il l’avait enfilé et boutonné devant moi. Sa version des choses, ce jour-là, avait consisté à me dire à la fois une vérité et, aussitôt, un arrangement de cette vérité. Rien ne me permet d’affirmer, y compris avec du recul,

que cet arrangement avait pour vocation première de me berner. Il m’expliqua qu’il avait subi ces derniers temps des effets secondaires inattendus à la suite d’un traitement qu’il avait reçu quelques mois auparavant, dans le cadre d’un problème de santé parfaitement identifié et qui serait bientôt derrière lui. En général, quand j’entends ce genre de phrases toutes faites, j’ai tendance à abréger la conversation. Avec mon voisin cependant, j’avais pris ces mots au sérieux, comme il les prenait lui-même. Je n’avais pas réclamé davantage de clarté, ou pire, cédé à l’ironie. J’avais senti instinctivement, et ce n’était pas la première fois que cela m’arrivait avec lui, qu’il ne le faisait pas exprès. Qu’il ne s’abritait pas derrière des mots passe-partout pour s’éloigner en conscience de la réalité. Je m’étais dit qu’il n’avait sans doute pas choisi lui-même de tels mots. Il avait dû les entendre dans la bouche de médecins et avait trouvé plus commode de s’en tenir aux explications les plus simples, une fois passé le choc de l’annonce de sa maladie.

Le visage de mon voisin était devenu terne. On aurait dit qu’il s’était figé, lui qui possédait une peau souple et accueillant bien les effets du soleil. Ses joues ne s’étaient pas creusées à proprement parler. Elles n’en étaient pas loin. Ses yeux brillaient davantage, sans que cet éclat ne soit relié à un nouvel élan que le corps tout entier aurait accompagné. La tenue générale de ce corps avait changé. Je n’aurais su localiser ces changements puisque tout paraissait identique, la stature, l’envergure, l’élégance. Je percevais cependant que son corps était attaqué, que l’attaque était massive et qu’à l’intérieur, des structures avaient commencé à ployer. Je me souviens de ma forte émotion. Sous le coup de cette émotion, j’avais fini par dire que c’était une très mauvaise nouvelle. Mon voisin avait rétorqué qu’il n’y avait rien de plus ordinaire que des

effets secondaires pénibles. Il avait affirmé qu’avec un peu d’endurance, il serait bientôt hors de cette passe désagréable. J’avais alors répété que c’était une très mauvaise nouvelle, et je me l’étais aussitôt reproché. Nous nous étions regardés, sans rien ajouter, comme si nous avions senti qu’une limite existait, indéfinissable mais à ne pas dépasser, au risque de nous faire du mal.

7. Lorsqu’il fut question de se mobiliser dans notre quartier d’habitation pour sauver de la destruction un imposant bosquet composé d’arbres très variés, mon voisin refusa de signer la pétition. J’étais allée moimême solliciter son appui. Son attitude d’emblée réservée me fit d’abord croire qu’il ne s’intéressait pas du tout à ce genre de causes, voire qu’il approuvait d’avance tout projet de construction, quel qu’en soit l’impact sur l’environnement. À ce moment-là, je savais déjà qu’il gagnait sa vie en conseillant de prospères clients, et sans doute aussi d’importantes sociétés, sur leurs investissements. D’après ce que j’avais compris, il ne gérait pas l’argent lui-même. En revanche, il orientait ceux qui lui faisaient confiance vers les bonnes personnes, et le continent européen était loin de constituer son seul terrain d’action. Mon voisin n’appartenait d’aucune façon au monde que je fréquentais. Il se trouve que nous nous fréquentions, lui et moi, et s’il lui arrivait de connaître certains enjeux en cours dans notre quartier ou notre ville, c’était parce que je lui en avais parlé.

J’étais allée chez lui avec la feuille de signatures et ne lui avais pas caché nos difficultés. Les arbres menacés n’avaient rien d’exceptionnel. On ne connaissait pas leur âge. Ils étaient peut-être centenaires, peut-être pas. Pour certains d’entre nous, ce grand bosquet occupé en son milieu par une véritable colonie de bouleaux blancs, aussi

inattendus que sublimes, était devenu un personnage. Chacun à sa manière l’admirait, lui rendait visite, lui parlait. Mais il était clair qu’un nombre beaucoup plus important d’habitants ne l’avaient pas remarqué, ou à peine. Les responsables municipaux voulaient le détruire pour ériger sur ce terrain un centre multisport ouvert au public, et qui devait aussi permettre aux écoles environnantes de disposer enfin d’infrastructures modernes. La promesse d’aménager, en sus du nouveau parking extérieur, un espace prétendument vert et d’y planter quelques arbustes constituait la cerise sur le gâteau, susceptible de réduire à néant les oppositions les plus obstinées.

Le côté cause perdue de mon exposé n’avait pas effrayé mon voisin. Au contraire. Je compris ce jour-là un peu mieux sa façon de se situer dans le monde. Ce qu’il pouvait apporter, lui, c’étaient des solutions. Son moteur consistait à en chercher et à en trouver. Des solutions à n’importe quel problème, au fond, pourvu qu’on ne l’ennuie pas avec des rails de raisonnement déjà posés, des critères d’analyse rabâchés. Ce fut pour moi très stimulant de lui parler d’arbres qu’il ne connaissait pas, de bosquet menacé où il n’avait pas mis les pieds, et qui devenaient soudain un enjeu de réflexion intéressant pour lui. Je lui avais présenté le point de vue selon lequel, une fois de plus, des politiques osaient prétendre que la destruction de la nature était nécessaire pour servir les intérêts de la communauté, alors que dans les faits, ceux des milieux immobiliers seraient bel et bien favorisés en premier. À aucun moment il ne me fit sentir qu’il partageait mon indignation. Sa retenue m’avait poussée à me figurer que si ces gens d’affaires avaient été en train de discuter de ce problème de bosquet avec lui, en lieu et place de moi-même, mon voisin y aurait réfléchi avec autant d’attention, mais dans un sens exactement inverse.

Tout à coup, il annonça que sa signature, il ne l’ajouterait pas aux nôtres. Avec un sourire à la limite du sarcastique, il prétendit que puisque je n’étais pas née sous un régime communiste, jamais je ne pourrais comprendre la méfiance innée qui était en lui et en ses semblables face à toute manœuvre risquant d’attirer l’œil des pouvoirs publics. À dire vrai, le mot méfiance était trop faible. Il s’agissait d’une impossibilité. Il m’avoua qu’en revanche, il savourait littéralement chaque occasion où il nous voyait, nous autres citoyens d’authentiques démocraties, signer des pétitions, des initiatives, des référendums. Il nous regardait nous manifester d’une manière si innocente, si confiante, qu’il ne pouvait s’empêcher d’imaginer le marteau tomber bientôt sur nos têtes, comme au théâtre Guignol. À la fois touchée par sa confidence et étonnée par son contenu, je lui avais fait remarquer que pas mal de régimes communistes avaient disparu, dans son pays d’origine également. Et puis ne vivait-il pas ici depuis longtemps ? Et n’avait-il pas obtenu le passeport de son pays d’adoption, l’avais-je interrogé en plantant mes yeux dans les siens, par conséquent aussi le droit de signer une pétition sans finir en prison ? Mon voisin confirma qu’il était en règle, sans faire allusion à son passeport. Je n’avais pas osé insister. Il m’avait alors confié que, pour sa part, il ne départageait pas d’abord les habitants de la terre en fonction des critères classiques de richesse et de pauvreté, de climat chaud ou froid, d’espérance de vie à cent ans ou à trente. Il tenait compte avant tout de cette ligne de démarcation implacable qui voit, d’un côté, l’immense majorité des humains avoir toutes les bonnes raisons de ne pas faire confiance à des autorités, et de l’autre, une poignée de martiens dans mon style jouir du luxe de nous comporter face au pouvoir comme si, réellement, ce mot

n’était pas incarné par des individus en chair et en os, obsédés par le contrôle et leur puissance. Sa remarque, qui m’avait d’abord fait rire, me fit beaucoup réfléchir par la suite. Il était saisissant de constater qu’un tel homme, parvenu à s’installer dans le pays de son choix et à s’y faire une vie, demeurait marqué à jamais par le régime politique qui avait empoisonné son enfance et une partie de sa vie d’adulte.

Le jour même de cette discussion que nous avions eue à propos des arbres menacés, mon voisin avait promis qu’il allait nous aider, nous autres qu’il avait surnommés devant moi les Conjurés du Bosquet. Sur le moment, j’avais considéré sa promesse comme une aimable pirouette. Deux semaines plus tard, un avocat m’avait pourtant contactée, spécialisé dans les questions d’aménagement du territoire. Il avait déjà épluché bon nombre de règlements et de documents liés au projet de construction du centre multisport. Quand je l’interrompis pour l’avertir que notre groupe de citoyens de milice n’avait pas les moyens de payer ses conseils et éventuelles interventions, il répondit qu’il s’engageait à titre personnel et gracieux. Je m’en étais étonnée au point de lui dire que je pensais savoir qui l’avait alerté. Justement, m’avait-il répondu, cet ami que nous avons en commun a attiré mon attention sur ce problème environnemental, car il sait que j’y suis très sensible. Au fur et à mesure que l’avocat m’avait parlé, je m’étais dit qu’en me forçant à le croire, je cédais une fois de plus à une affligeante propension aux compromis. La suite montra que je me trompais. Mon voisin, qui n’avait pas signé la pétition et se fichait de ces arbres autant que de son premier cahier d’écolier communiste, s’était engagé à nous aider, et c’est ce qu’il avait fait.

8. La première impression que me fit le centre d’oncologie qui traitait l’homme qui ne voulait pas mourir n’a rien d’original. C’est celle d’un décor qui aurait été posé afin que des personnages de film puissent y évoluer. Un décor, des personnages, un film. De la fiction, autrement dit, en pleine réalité pourtant.

J’avais dû m’y rendre dans l’urgence, sans avoir pu anticiper quoi que ce soit. Au téléphone, il y avait eu la voix pressante, presque agressive, de mon voisin. Une voix guidée par la contrariété plutôt que par une tendance à exiger. Il fallait que je vienne, et vite. J’y étais allée, ne sachant pas comment m’orienter dans l’immense bâtiment. L’étage que j’avais dû rejoindre n’est en principe pas ouvert aux visiteurs. Mon voisin avait précisé que c’était un endroit dévolu aux examens sophistiqués, aux traitements poussés, mais que je devais me débrouiller pour y entrer afin de l’y retrouver. J’avais dû traverser plusieurs espaces dominés par des couleurs blanches et grises, tranchées seulement par les teintes vives des chaussures de travail portées par des soignantes et techniciennes. Aucune d’entre elles ne m’accorda de l’attention. Il y avait aussi beaucoup de matières plastiques, et du métal. Et puis de l’air qui n’en était pas, ne circulait pas. Je n’étais pas parvenue à le sentir, ce qui provoque toujours chez moi un début de panique. J’avais tenté de me rassurer en me disant que tout avait dû être réglé au millimètre par la science, afin que nous survivions.

Je m’étais retrouvée dans cet environnement parce qu’un médecin avait voulu s’assurer de ses propres yeux qu’un de ses patients n’allait pas rentrer seul chez lui au volant de sa voiture. Le patient en question était mon voisin. Il avait conduit lui-même pour se rendre à l’hôpital et avait décidé qu’il en repartirait seul. Je compris par la suite qu’il avait pourtant été averti, cette fois-ci comme les autres, du fait que les examens et traitements subis ne lui permettaient en aucun cas de prendre le volant. Il n’en avait pas tenu compte et avait fini par se retrouver piégé. Sa doctoresse traitante du jour s’était méfiée ou avait fait preuve d’une conscience professionnelle au-dessus de la moyenne. Elle avait réclamé de pouvoir rencontrer la personne qui, aux dires de son patient, l’accompagnait à chaque fois. Mon voisin m’avait donc appelée en catastrophe une fin d’après-midi. Il avait dû multiplier les tentatives avant que je réponde. Le temps ensuite pour moi de rejoindre l’hôpital en transports publics et d’atteindre cet étage particulier, et le malade n’en pouvait plus d’impatience. À cause de sa propre irresponsabilité, sa libération avait été retardée de plusieurs heures. À ses yeux cependant, le système était en cause, pas lui.

Lorsque je le retrouvai, en veston cravate et assis sur une chaise roulante, un ordinateur portable posé sur les genoux, une mallette de travail appuyée contre l’une des roues, je faillis dire qu’il y avait une erreur de casting, que la production du film n’avait pas choisi le bon acteur pour cette scène. Ces mots stupides retournèrent à la seconde dans ma tête. Une infirmière qui était en train d’écrire debout, à la hauteur d’un clavier posé sur un étroit bureau mobile, s’approcha de nous. Elle m’expliqua que nous pouvions garder la chaise roulante, que ce serait plus simple pour aller jusqu’à la voiture, et que je devrais la ranger

ensuite dans l’un des espaces prévus à cet effet, disponibles à chaque niveau du parking souterrain. Aussitôt, mon voisin se leva de sa chaise, l’ordinateur dans une main. Il se baissa ensuite pour empoigner sa mallette. Impassible, l’infirmière annonça que nous allions devoir attendre encore un peu. Elle allait prévenir la doctoresse qui avait exigé de nous rencontrer, c’est-à-dire de me rencontrer, avant le départ. Mon voisin se rassit et ne dit pas un mot. Moi non plus. La doctoresse finit par arriver, fraîche, calme, comme si elle venait de prendre son service. Son patient se leva à nouveau. Elle le regarda, puis me regarda et me dit que tout s’était bien passé, mais que les prochains jours risquaient d’être un peu difficiles, à commencer par la nuit qui arrivait. Tandis qu’elle m’expliquait comment réagir en cas de malaise, mon premier réflexe, face à sa confiance, fut de lui avouer que je ne savais tout simplement pas de quoi elle me parlait. Au même moment, j’imaginais les demi-vérités, voire les mensonges que mon voisin lui avait racontés. Je sentis une colère monter. Elle s’interrompit dès l’instant où le regard impératif du malade rencontra le mien. S’il avait arrangé les choses à sa manière, n’était-ce pas afin de demeurer un esprit indépendant, en dépit de cet environnement débilitant ? Je me sentis prise dans un absurde conflit de loyauté. D’un côté, la menace. La maladie grave. Et cette experte censée connaître, à tout le moins autant qu’il est possible, ce type de problème et ce type de traitements. Et puis cet homme seul. Ce battant. Ce croyant en lui-même qui croyait aussi en la science qui allait le tirer de ce mauvais pas. Ce forcené de travail qui avait gardé mallette et ordinateur pour pouvoir avancer avec ce qui lui restait de force, alors que rien autour de lui n’était conçu pour l’y encourager. Je devins pâle. Embarrassée comme je le suis rarement. Oppressée. Je m’entendis acquiescer à tout ce que me disait la spécialiste. Je perçus d’une manière

aiguë le poids des questions évidentes que j’aurais dû lui adresser et que j’ai toutes retenues. Le discours de recommandations se termina. Mon voisin remercia sa doctoresse.

J’en fis autant. Nous saluâmes, abandonnant l’inutile chaise roulante.

Et puis nous avions commencé à marcher, progressant côte à côte, ni trop vite, ni trop lentement, veillant à donner l’impression, mais à qui, et pourquoi, que nous maîtrisions l’enchaînement des salles et des couloirs jusqu’à la zone des ascenseurs. Ce ne fut qu’après avoir appuyé sur le bouton de commande que je pris la mallette des mains de mon voisin. Il avait paru soulagé d’un poids qui dépassait nettement tout ce qu’elle pouvait contenir.

9. Le monde est fatigant. Tout ce qui provient du monde est éreintant, les nouvelles proches, les nouvelles éloignées, et même le monde sans aucune nouvelle fatigue, avais-je dit à mon voisin un soir de début septembre, en rentrant du travail. La succession obligatoire des saisons est lassante aussi. Et cet enchaînement impitoyable des jours de la semaine. J’en avais assez de ces lundis, lui avais-je dit, de ces mardis, de cette boîte du temps dans laquelle nous étions enfermés, à faire semblant qu’un lundi ne ressemble pas à un autre ou, plus souvent encore, à nous montrer contents qu’un lundi soit un lundi et rien de plus, et que tous les lundis soient ainsi et les mardis et les mercredis. À nous cogner contre les sempiternels mêmes murs, jeudi puis vendredi puis samedi, sans possibilité de soulever le couvercle, d’échapper à cette mécanique, de changer enfin de dimension. Ce monde fatigant me fatiguait terriblement, lui avais-je confié avant de lui demander si ce monde fatigant ne le fatiguait pas lui aussi.

Oui, avait-il répondu.

Et alors ? l’avais-je interpellé.

Alors rien, avait-il conclu.

Dans la soirée, il était venu sonner à ma porte. Il m’avait tendu une enveloppe ordinaire, blanche, sans aucune indication dessus. Il avait dit que c’était pour moi, afin que je puisse passer quelques heures hors du temps. J’avais voulu regarder ce qu’il y avait à l’intérieur, et il m’en avait empêchée. Après m’avoir souhaité une bonne soirée, il s’en

était allé, non pour retourner dans son appartement, mais pour quitter l’immeuble.

Dans l’enveloppe, il y avait trois billets, pour trois concerts différents. Stravinsky, Bartók, Scriabine. J’en eus le souffle coupé. Comme si nous avions eu le loisir de parler de musique des heures durant, alors que ce n’était pas vraiment le cas. Nous avions certes évoqué ce sujet. Mon voisin avait exprimé son goût marqué pour les musiques jazz. Il m’avait décrit des concerts exceptionnels auxquels il avait pu assister dans notre pays, et aussi aux États-Unis, dans de petits clubs nocturnes qu’il affectionnait et dont j’ignorais tout. Je lui avais dit que pour ma part, n’importe quelle musique m’intéressait, vraiment, qu’elles étaient toutes un moyen incroyablement subtil de nous faire ressentir ce qui se trouve au cœur d’une culture. Sans doute avais-je aussi laissé entendre qu’en dépit de cette ouverture d’esprit presque suspecte, il y avait dans ma vie un territoire réservé, occupé par quelques compositeurs que je trouvais suffisamment mystérieux, voire récalcitrants, pour n’en avoir pas fait le tour, et avoir envie d’essayer. Mais de là à lire le nom de certains d’entre eux sur des billets de concert offerts par un homme qui ne me connaissait pas vraiment, comme je ne le connaissais pas vraiment, voilà une circonstance que je n’avais pas imaginée. D’autant que ce cadeau m’était donné après que je m’étais laissée aller devant lui à accuser en vrac le temps, les saisons, les jours de la semaine, d’une manière qu’on pourrait qualifier sans trop hésiter de grotesque. Il est vrai que je traversais une période d’accablement, au cours de laquelle les mauvaises nouvelles semblaient s’être donné le mot pour me couper les jambes. Je n’en demeurais pas moins ni la première, ni la dernière à qui cela arrivait. Si bien qu’examinant ces billets que j’avais déposés ce soir-là sur le plan de travail de ma cuisine, et qui me promettaient

chacun une place idéale, dans le meilleur secteur de la salle de concert, j’avais bu une tasse de thé avec le sentiment de me trouver récompensée sans l’avoir mérité.

La discrétion de mon voisin était telle qu’il ne m’a pas demandé par la suite comment s’étaient déroulés ces concerts. J’eus pu prendre cette attitude pour de l’indifférence, ce qui ne m’effleura pas. Son cadeau en était vraiment un. Il n’avait pas voulu vérifier si j’en avais profité, ni n’avait souhaité me placer dans une position où j’aurais dû en rendre compte, en lui fournissant description et opinion.

Quelques mois plus tard, alors que nous étions entrés dans les premières semaines d’enfermement physique et de restriction des contacts sociaux, en raison de la propagation d’un virus, j’avais parfois rejoint mon voisin chez lui, tandis qu’il préférait ne pas trop quitter son fauteuil. À chaque fois, j’avais sélectionné sur une bibliothèque musicale online quelques-unes des pièces que j’avais entendues au cours des trois concerts qu’il m’avait offerts. Nous les avions écoutées ensemble. Au départ, nous étions convenus de jouer aux échecs, voire de lire chacun de notre côté tout en écoutant. Mais au final, durant ces trois ou quatre soirées, nous n’avions ni joué, ni lu, ni parlé.

10. Il me reste en mémoire la douceur inattendue du printemps qui s’était déroulé durant la première année de la pandémie. Les aiguilles des mélèzes, les boutons des roses, les feuilles des bouleaux, les bulbes de toutes sortes avaient surgi du jour au lendemain. Ils s’étaient élancés et affirmés et déployés comme si mars et avril n’avaient jamais été des mois retors, ni leurs nuits une aubaine pour le gel assassin. On eût dit que la nature avait réquisitionné ses forces les plus fondamentales pour nous rappeler, à nous les conquérants, soudain figés et stupéfiés par ce virus non identifié, qu’elle avait sa vie propre, et qu’au cœur de cette vie, un mystère était à l’œuvre dont nous avions toujours veillé à ne pas prendre la mesure. Il me reste aussi en mémoire les petites promenades que nous avons faites ensemble dans le bosquet menacé, mon voisin et moi. J’avais ri en lui faisant remarquer qu’il avait fallu pas moins d’un arrêt du monde entier pour qu’il consente à rendre visite aux célèbres arbres blancs de notre quartier. Mon voisin avait estimé que tout ceci ne durerait pas. Le virus. La paralysie. Les frontières fermées. La gabegie. Au début, il avait décalé les dates de ses billets d’avion d’une dizaine de jours. Puis de trois semaines. Puis de six. Je l’observais, avec une compréhension dont je ne me savais pas capable, tout mettre en œuvre pour garder le contrôle sur sa vie dans un contexte où non seulement les risques de contamination, mais aussi son état physique, ne lui permettraient pas de voyager de sitôt. Était-ce à moi de le

lui faire observer, et de tenter de le ramener dans la réalité, alors qu’à l’en croire, ses propres médecins auraient encouragé un projet d’expédition polaire, si par malheur il en avait émis l’idée ?

Pour notre première visite au bosquet, nous étions partis à pied depuis l’immeuble. Au bout de cinq minutes, j’avais avisé un banc et proposé à mon voisin qu’il m’y attende. J’étais repartie pour chercher sa voiture, afin de nous rapprocher des arbres, évaluant qu’il ne lui resterait pas assez d’énergie pour les apprécier s’il devait laisser sur le trajet d’accès l’essentiel des forces dont il disposait encore à cette époque. En lui présentant le bosquet, subitement devenu un havre pris d’assaut par des citadins piégés dans des appartements situés bien au-delà des limites de notre quartier, je m’étais demandé si mon voisin d’étage aurait éprouvé le besoin d’y venir, sans mon insistance.

Son attitude dans le bois était touchante. Il s’arrêtait souvent. Ses doigts allaient et venaient le long des troncs. Il jugeait les arbres hauts, et forts, beaucoup plus hauts et forts qu’il ne s’y était attendu. Pour lui, le mot bosquet n’était pas clair. Il avait imaginé des sortes de taillis, certes avec quelques bouleaux de dimension notable, puisque je lui en avais beaucoup parlé. Il pensait aussi que des promenades avaient été tracées, peut-être bien goudronnées. Or, il n’y avait que des passages à peine marqués sur un sol de terre et de sable, mêlé de ronces, branchages, racines, feuilles et aiguilles mortes.

Dès notre deuxième visite, il avait chaussé d’élégantes baskets noires et neuves, en lieu et place de ses mocassins de bureau. Il m’avoua qu’il les avait commandées sur internet, spécialement pour ce qu’il avait appelé notre bosquet. Sans en discuter, nous avions conclu que les prochaines virées se feraient tôt le matin ou juste avant la tombée de la

nuit, afin d’éviter la foule. En réalité, nous nous promenâmes toujours le matin durant ce printemps-là. Le soir, compte tenu de sa fatigue qui se voyait et dont il ne se plaignait pas, il eût fallu manquer de décence pour le lui proposer.

Certaines fois, ses arrêts en appui contre les arbres étaient moins nombreux. Et moins longs. Je me disais alors qu’il avait raison. Il se sortirait de cette maladie comme il s’était sorti du reste. Après tout, il était parvenu à se fabriquer une vie selon ses goûts, lui qui était né dans un pays sans importance, sous un régime accablant, au sein d’une famille qui n’avait pas même essayé de comprendre ses aspirations. Il avait raison de repousser ses billets d’avion de quelques semaines seulement et de refuser de discuter de son souffle court. Et moi j’avais tort de laisser traîner mon regard tandis qu’il avançait. De noter toutes les variations. De ne pas parvenir à me défaire de l’idée que le propre d’une maladie mortelle est d’entraîner la mort. Jamais je ne me suis autant persuadée d’avoir tort que durant certaines matinées de ce printemps où il arriva qu’en raison de l’épuisement du malade, nous dûmes renoncer à ces petits pas ou raccourcir encore leur durée.

11. L’homme qui ne voulait pas mourir n’était pas sentimental. Sa peine à décrire non pas ce qu’il vivait, mais ce que provoquait en lui ce qu’il était en train de vivre, était absolue. Il s’en tenait aux faits. Et ceux-ci semblaient lui offrir un abri suffisant. Il avait eu tel traitement. Ce traitement avait provoqué tels effets. Les docteurs avaient dit que dans ce cas, il fallait entreprendre ceci. Ou cela. Quand il apparaissait que telle méthode dernier cri ne donnait pas les résultats escomptés, les médecins en avaient une autre à lui proposer. Et une autre encore au cas où. Le fait que je voyais, juste en le regardant, ce que n’importe quel oncologue aurait pu prendre la peine de remarquer, à savoir qu’il allait mal et de plus en plus mal, ne comptait pas. La médecine possède son rythme propre. Et des critères d’appréciation qui lui sont propres aussi. Elle va vite en général et bizarrement, très lentement lorsqu’il s’agit de bien vouloir noter que pour tel individu, tel traitement a échoué. Quand il n’a pas aggravé la situation. Mon voisin était intarissable sur la médecine elle-même, sa brillance, le talent des jeunes spécialistes qui l’avaient pris en charge, leur manière absolument confiante d’aller de l’avant, de ne se laisser impressionner par aucun obstacle. On aurait dit en l’écoutant qu’au cœur de ses descriptions, il n’y avait personne. En tout cas pas des êtres vivants qui seraient des malades, et à coup sûr pas le malade qu’il était lui-même devenu. Sans doute parce qu’il ne se considérait pas ainsi. Il était l’homme qu’il avait toujours été. Avec un

emploi du temps serré, des dossiers et des relations professionnelles qui n’attendaient pas. Un accident était survenu qui avait pour nom maladie grave. Une sorte de désagrément. Temporaire. C’est pourquoi il avait dû s’engager dans un parcours, aux côtés de docteurs qui sont aussi des chercheurs ambitieux ; ensemble, ils avançaient sans s’attarder dans la vaste plaine qui relie un processus de vie à un processus de mort. Le mot vie était employé. Le mot mort aussi. Mon voisin et ses médecins utilisaient ces deux mots sans complexe. Avec un aplomb digne du siècle dans lequel nous étions. Toutefois, ce qui pouvait survenir entre ces deux mots était exclusivement appréhendé par eux en termes d’avancées, de nouveautés, de molécules et de méthodes expérimentales prêtes à l’emploi.

En l’écoutant au cours de nos promenades, je m’étais dit qu’il était le malade idéal. Celui dont rêve tout médecin qui entend se tenir à la pointe de son domaine et faire carrière. Un patient ne s’épargnant pas davantage dans la maladie que dans la vie. Loin de son corps. De ses sensations. Des mots pour se décrire en plein vertige. Une mécanique imperturbable, sur laquelle la recherche médicale pouvait compter. Aussi fus-je étonnée, presque déstabilisée, de voir apparaître soudain, disposés avec soin sur le guéridon vert du salon de mon voisin, quatre cadres contenant des photographies. Les bordures étaient de facture contemporaine, sobres, métalliques. À distance, les photos m’avaient semblé sombres. Je me revois arrivant dans le salon ce jour-là, tenant à la main le sachet en papier de la pharmacie. Mon voisin était assis sur l’un des fauteuils, son ordinateur portable posé comme d’habitude sur ses genoux, à la différence que l’appareil était fermé et ses yeux clos. Nous étions convenus que j’utiliserais son double des clefs afin de ne pas le déranger pour le cas où il se reposerait.

Aussitôt, j’avais noté l’apparition des cadres photos, certaine de ne pas les avoir vus à cet emplacement, doutant qu’ils aient pu être disposés ailleurs dans l’appartement jusqu’ici.

De bonne heure le matin, je l’avais appelé pour l’avertir que je comptais me rendre à la pharmacie dès son ouverture. Je savais que d’ordinaire, il se faisait livrer les médicaments prescrits par ses oncologues. Mais peut-être avait-il besoin d’onguents musculaires, de produits cosmétiques, de ce genre de choses superflues et réconfortantes. Il avait accepté ma proposition et m’avait priée de sonner chez lui afin de me remettre une ordonnance médicale qu’il voulait utiliser. Il était venu à la porte et avait sorti devant moi, de la poche intérieure de son paletot, un papier blanc plié qu’il n’avait pas déplié. Il me l’avait tendu en affirmant que le pharmacien de notre quartier était au courant de son dossier, et qu’il ne ferait pas d’histoires pour me donner ces substances. Or, le pharmacien avait été étonné. Son regard était allé à plusieurs reprises de ma personne à son écran, en passant par le bout de papier. Je m’étais sentie obligée de préciser que son client était mon voisin. Mon cher voisin à qui je rendais service, avais-je déclaré. Le pharmacien avait acquiescé sans commenter. Puis il était allé dans l’arrière de sa boutique pour chercher deux boîtes. Il avait rédigé les étiquettes de dosage, les avait imprimées et collées sur les emballages qu’il avait glissés dans le sachet. Dites de ma part à Monsieur Sándor qu’il ne doit prendre le volant sous aucun prétexte, avait-il lâché sur un ton très empathique, utilisant le prénom de mon voisin après le Monsieur, en lieu et place de son nom de famille. Il vaut mieux aussi qu’il ne sorte pas seul, avaitil ajouté en me remettant le petit paquet, non sans

quelques secondes d’hésitation. J’avais répondu que je ne manquerais pas de faire passer ce message.

Il était déjà arrivé que lorsque nous nous trouvions ensemble, mon voisin soit pris par des douleurs. Son corps alors se crispait, ses mains s’empoignaient et se serraient, ses paupières se fermaient. Quand elles se relevaient, elles découvraient un regard transpercé par l’incompréhension. Le voyant ainsi, j’avais à chaque fois mal pour lui. Mais peu après, une fois la vague passée, j’avais envie de rire. De sourire, disons, un réflexe que je retenais à chaque fois, tant il eût été déplacé. Ce n’était pas la douleur, et surtout pas ce qu’il y a de plus abrutissant en elle, qui provoquait une envie aussi choquante chez moi. C’était ce que je voyais apparaître derrière la réaction du souffrant, ce petit garçon qu’il avait été, ce gosse que beaucoup d’entre nous avons aussi été, qui vient de faire une bêtise, et ne l’a pas faite, bien sûr que non ! Ce n’est pas lui, voyez. Il regarde ailleurs. Son air est innocent. Ses yeux clairs et francs. Il n’a rien à voir avec cet accroc. Ce chapardage. Ce coup donné en douce sur la tête d’un camarade. Sauf que lorsqu’il souffrait, mon voisin ne venait pas de faire une bêtise qui aurait nécessité d’être dissimulée. Il avait au contraire été la proie d’un spasme de douleur inquiétant, injuste, envers lequel il réagissait pourtant comme si tout cela ne le concernait pas. Ne lui était pas arrivé. N’avait pas pu le toucher, lui, personnellement. Ses yeux redevenaient gris, légèrement ironiques, sans plus aucune de ces zébrures qui m’avaient frappée au moment où ses paupières s’étaient relevées. Pourquoi réagissait-il ainsi ? Au nom de quel déni, ou de quelle force intérieure ? Était-ce son courage qu’il nourrissait, en faisant le tri entre ce qu’il acceptait de sa réalité de malade et ce qu’il refusait absolument ? Je n’avais pas de réponse. Pas même à la question de la douleur, de sa

maîtrise, tant il existe de théories, aussi nombreuses que les souffrants et les soignants. Mais à une occasion, je lui avais dit avec fermeté qu’il ne devait pas laisser la douleur s’installer. Sous aucun prétexte. Car la douleur ne rend pas plus fort ; elle rend plus fou.

Mon voisin avait hoché la tête par deux fois, sans rien ajouter.

12. L’homme qui était mon voisin de palier était plutôt du genre coquet. Pas seulement dans le sens d’un individu soigné qui veille à respecter les exigences de la vie en société et celles de son milieu professionnel. Il était en réalité attentif à son apparence au point de s’en inquiéter. Par chance, les chimiothérapies n’avaient pas eu trop d’incidence sur ses cheveux, en tout cas ceux-ci n’étaient pas tombés. En revanche, leur texture avait changé, c’est ce qu’il me disait parfois, très angoissé. Il avait des cheveux abondants, demeurés foncés en dépit du passage de la trentaine qui commence souvent à brouiller la tête des mâles de son espèce, avant que la quarantaine ne la dégarnisse sans pitié. Et voilà qu’il approchait des soixante ans, les avait peut-être dépassés, et qu’en le regardant de dos, on eût pu prendre son crâne pour celui d’un jeune homme.

Depuis que j’avais entendu le pharmacien de notre quartier l’appeler Monsieur Sándor, il m’arrivait de reprendre à mon compte cette manière surannée, légèrement pompeuse, et qui marquait aussi une petite distance de politesse, surtout dans les moments où j’estimais devoir faire preuve d’affirmation. Non, Monsieur Sándor, je ne trouve pas que vos cheveux aient radicalement changé depuis que je vous connais ; j’admets qu’ils brillent moins, avais-je concédé à plusieurs reprises, comme la totalité des cheveux des personnes qui avancent en âge, les miens y compris. Afin d’alléger un peu ces périodes où son apparence capillaire lui pesait, je m’amusais à alterner le Monsieur Sándor en

hongrois et le Monsieur Alexandre, son équivalent en français. Cette manière le faisait au moins sourire.

Il finit par me demander, sur le ton qu’aurait employé une amie intime, si je ne pourrais pas lui recommander une bonne coiffeuse, par exemple la mienne. Il n’avait pas dit coiffeuse ou coiffeur. Il voulait une femme, convaincu, ainsi que semblent l’être nombre d’hommes de sa génération, que des professionnels masculins l’obligeraient à expliquer son problème et ses craintes en détail, tandis qu’un regard suffirait à une experte. Il n’avait pas envisagé non plus que je puisse confier ma tête à un homme. J’avais été tentée de lui faire remarquer à quel point sa vision des choses était étriquée. Mais je m’étais abstenue, comprenant que son esprit était bien assez préoccupé pour n’avoir pas à considérer par-dessus le marché des stéréotypes sur lesquels il ne s’était assurément jamais arrêté.

Il revint requinqué du premier rendez-vous que je lui organisai dès que les salons de coiffure purent rouvrir. Une grande partie de sa situation capillaire avait déjà changé, selon lui, et c’était sans compter qu’à partir de maintenant, écoutant tout ce que lui avait dit sa coiffeuse qui, comme par hasard, n’était plus la mienne à ses yeux, il allait utiliser des produits de soin plus adaptés et veiller à son alimentation. Suite à cet épisode, j’avais pris l’habitude de le complimenter de temps à autre sur son allure, ce que je ne me serais pas permis auparavant. Il écoutait mes mots avec un sérieux surprenant, lui qui était tout sauf naïf. De plus, mon avis semblait valoir pour celui de la terre entière. Cette expérience de la fragilité de mon voisin me renvoya à la mienne. Notre rapport de confiance s’en trouva renforcé, sans que rien de saisissant ne vienne étayer ce changement. Nous eûmes simplement, je le crois bien, un peu moins peur de nous montrer tels que nous étions.

13. Sur la photographie, la tante de mon voisin apparaissait comme une personne encore jeune, qui aurait compris depuis longtemps que ses possibilités étaient limitées et l’avait accepté. L’énergie qui sortait de ses grands yeux, plutôt disproportionnés eu égard à la taille de son visage, semblait avoir été stoppée à cette hauteur et n’avoir pas pu, ou pas su, se frayer un chemin dans le reste du corps. La silhouette avait été capturée en entier, chapeautée, gantée, couverte d’un manteau de coupe stricte. Le chapeau était en feutrine, avec une broderie sur le côté. Quant au manteau, c’était un modèle à col court, citadin, de même que les chaussures, à peine suffisantes pour résister à une petite pluie. La tante regardait son neveu en train de la prendre en photo et semblait n’avoir pas tranché entre la nécessité de sourire ou d’afficher un air plus détaché. Derrière elle s’étalait un paysage de montagnes enneigées et, venant depuis la droite, une puissante lumière de fin de journée tombait, sans doute une lumière de février, telle qu’elle peut se manifester en altitude, parfaitement conservée sur ce cliché noir et blanc. On eût dit que cette femme de la ville avait été découpée sur une autre photo puis insérée après coup dans ce décor particulier, tant le regard contemporain est habitué à n’y voir plus que des sportifs équipés de vêtements appropriés, ou alors des touristes, mais mieux harnachés que de véritables alpinistes. À l’évidence, un téléphérique avait déposé tante et neveu à plus de 3’000 mètres, sans que ni l’un ni l’autre

ne se soient préparés à une telle altitude. En examinant cette photographie, l’une des quatre que mon voisin avait soudain encadrées et exposées sur le guéridon de son salon, et qui était la seule à représenter un être humain, je les avais imaginés tous les deux sortir de la cabine et s’agripper aussitôt l’un à l’autre, effarés par la violence du vent et du froid. Ils avaient emprunté ensuite un chemin tapissé de neige dure, voire de glace, afin d’aller au moins jusqu’au panorama. Le neveu avait dû se débrouiller pour cadrer en vitesse, ne pas trembler. Quant à la tante, elle avait fait en sorte que seule transparaisse la dignité de sa personne, et pas du tout l’inconfort qu’elle subissait sur cette haute montagne.

J’avais pu prendre en mains l’un des cadres métalliques et regarder avec attention cette photo un soir que mon voisin m’avait invitée chez lui pour partager un apéritif. Il s’était aussi servi un verre et n’y avait presque pas touché. Il avait également disposé sur la table basse plusieurs plats contenant des aspics, des canapés et des feuilletés très soignés, commandés auprès d’un traiteur. Au vu de la quantité, d’autres personnes avaient été conviées, qui tardaient. Mon hôte n’avait pas cru bon de me donner des détails à leur sujet, et je n’en avais pas réclamé. Je lui avais posé une première question à propos de la photo, puis d’autres, et il avait eu envie de m’en parler. Son visage ce soir-là était détendu, bien que ses gestes se fussent montrés brusques par moments. Cette rencontre s’était déroulée quelques semaines après que j’étais revenue de la pharmacie avec un sachet contenant deux boîtes de morphine, l’une à action rapide, l’autre à action retard, et les recommandations du pharmacien. J’avais d’ailleurs accepté cette invitation, en dépit de ma fatigue, consciente de la joie particulière de Sándor, dans un contexte où nous pouvions peu à peu nous réunir à nouveau.

La tante de la photo s’appelait Olga. Un prénom russe typique. Mon voisin m’apprit qu’Olga était aussi donné en Hongrie, mais qu’en effet, dans le cas de sa tante, ce prénom avait été diminué en Olia, selon la coutume russe. Personne dans cette famille dépourvue de sang slave n’aurait su en expliquer la raison, si ce n’est que le père de cette tante avait fait du commerce dans l’empire de Nicolas II, juste avant la Révolution. Une légende familiale, que la principale intéressée n’avait pas tenu à confronter aux faits, laissait entendre que ce géniteur qui avait donné à ses six premiers enfants des prénoms magyars typiques aurait, pour la petite dernière, tenu à se rappeler une femme russe aimée au temps de sa jeunesse. Douze années seulement séparaient en âge mon voisin et sa tante, et ce n’était pas la seule raison de leur proximité affective. Cette tante n’avait pas eu d’enfants, bien qu’elle en ait eu mis au monde. En me l’expliquant, mon voisin parut embarrassé. J’avais d’abord pensé que c’était parce que ce thème touchait à une sphère intime dont j’avais compris à la longue qu’il se tenait éloigné autant que possible. Il s’avéra que cette fois-ci, sa gêne était liée à l’absence d’informations précises. Il ne pouvait pas me dire combien d’enfants d’Olga étaient nés. Ni si ceux-ci étaient morts à la naissance, ou juste après, ou in utero pour certains. Devenu adulte, et demeuré très attaché à sa tante, mon voisin n’avait jamais pris la peine d’en savoir davantage. Je m’en étais étonnée et lui avais fait observer qu’il ne se serait pas agi de satisfaire sa curiosité en premier lieu, mais bien de permettre à cette femme de s’exprimer enfin. L’homme assuré et expérimenté qui se trouvait en face de moi reconnut qu’il avait continué à se tenir dans un rapport de dépendance à sens unique avec cette proche. Il avait été celui envers lequel une affection inconditionnelle

s’était dirigée. Olga avait été celle qui l’avait prodiguée. Elle y avait pourvu sans faille, en dépit de l’exil de son neveu. Elle lui avait écrit des lettres vives, souvent drôles-amères, et envoyé de petits paquets. Le rythme s’était distendu seulement quelques années avant la mort de cette tante, atteinte d’une maladie neurologique l’empêchant d’écrire. À chaque fois qu’elle en avait eu la force, elle avait dicté ses lettres à l’une de ses gardes-malades. Mon voisin m’assura qu’il y avait toujours répondu. Il sembla prendre conscience, tandis qu’il m’en parlait, de la signification réelle de ce qu’il ajouta, à savoir que bien des mois s’étaient écoulés entre une lettre de sa tante et la sienne. Ainsi va la vie, glissa-t-il. Hélas, asséné-je. Je me souviens de l’avoir regardé avec agacement, ce qu’il perçut. Contrairement à son habitude, il alla jusqu’à me dire qu’il partageait mon sentiment. Au fond, il lui avait fallu attendre d’avoir son âge, combiné à la diminution temporaire due à une maladie, pour parvenir à se mettre à la place d’une personne qui avait pourtant tellement compté dans sa vie.

Durant cette même soirée, peu avant l’arrivée des invités retardataires, Sándor m’avoua qu’il avait des conversations à voix haute avec sa tante sur la photographie. Il précisa qu’il n’aurait jamais osé dire ceci à quiconque, mais qu’il me le disait, à moi. Il ne croyait pas du tout à une vie après la mort. Pas même sous la forme d’esprit. Sa tante était enterrée depuis deux ans déjà. Il n’avait pas fait le déplacement pour se rendre à ses obsèques. Un mort n’est de toute façon plus là pour noter quoi que ce soit et s’en offusquer. D’ailleurs, sa tante aurait été la première à le prier de ne pas se déranger. Il l’avait aidée du mieux qu’il avait pu durant sa maladie. C’est-à-dire en envoyant de l’argent. Il ne restait plus rien d’elle. De sa personnalité. De sa tendresse. De sa force dont le noyau avait été abîmé

par les malheurs. Des malheurs trop nombreux et en partie évitables, il s’en rendait compte maintenant, si elle avait été un homme et avait pu faire ses propres choix. Pour commencer, illustra-t-il sur un ton indiquant qu’il se l’expliquait à lui-même autant qu’à moi, Olga ne se serait pas mariée à l’âge de dix-sept ans avec un ex-nobliau hongrois, devenu un fonctionnaire du régime, pour satisfaire les ambitions de sa famille. Elle aurait parlé en lieu et place de se taire. Et elle aurait continué à chanter. Elle avait une voix particulière, puissante, plutôt grave. Qui sait si elle n’aurait pas pu donner des concerts jusque dans la capitale, partir en tournée hors du pays. Maintenant qu’il y repensait souvent, il comprenait à quel point sa tante avait été éduquée dans le seul but de servir d’instrument pour la vie d’autrui. Ce constat le heurtait, jusqu’à déclencher chez lui des minutes entières de mal-être. Ce soir-là, mon voisin me dit encore qu’il savait que sa tante n’entendait pas ce qu’il lui confiait depuis ces quelques semaines où il avait eu besoin de la regarder tous les jours sur cette photo et de lui parler. Que tout ceci n’avait aucun sens. Et que l’absence de sens n’empêchait rien.

14. Je me revois sonner à la porte en face de chez moi et n’obtenir aucune réponse. Et puis frapper. Sans succès. Ne pas trop m’inquiéter puisque nous étions le matin assez tôt. M’en aller à la gare désertée et prendre un train qui l’était tout autant. Revenir dans l’après-midi et, avant d’entrer chez moi, sonner et frapper en vain chez mon voisin. Me précipiter dans mon appartement, fouiller dans des tiroirs, retrouver le double des clefs. Pénétrer chez Sándor, inquiète de le retrouver affalé, peut-être inconscient. Découvrir que le logement n’est pas occupé et que tout y est comme d’habitude, paisible, rangé, jusqu’au lit dans la chambre à coucher. Envoyer alors un message pour espérer que tout aille bien. Vaquer à mes occupations, l’esprit dissipé. M’agacer de ne pas parvenir à me tranquilliser. Revenir sonner et frapper pendant la soirée. Vérifier encore une fois qu’une réponse ou un appel n’était pas arrivé entretemps. Envisager de composer le numéro de la police. Convoquer dans ma tête toutes les raisons qui auraient entraîné mon voisin à s’absenter subitement, sans me prévenir ni me laisser de message. Des raisons valables, s’agissant d’un homme atteint d’une maladie grave, en cette période de l’automne où les contaminations avaient repris de plus belle, contraignant les autorités à limiter à nouveau nos mouvements et nos contacts. Commencer à envisager qu’atteint du virus ou d’un autre problème, il avait été évacué en ambulance le jour même, ou durant l’une des deux journées précédentes

au cours desquelles je ne l’avais pas vu et m’étais absentée de nombreuses heures pour mon travail. Imaginer que dans l’établissement où il avait été transporté, il ne se trouvait pas en état de répondre ou d’appeler. Conclure que je ferais mieux de contacter d’abord l’hôpital universitaire, voire des cliniques, avant de prendre le risque de déranger la police pour rien. Me préparer un café, le dixième de la journée, afin de m’encourager à passer ces appels. Repérer le téléphone, en train de vibrer soudain sur la table de la cuisine. Le saisir, voir s’y afficher le nom de Sándor. Répondre. Entendre sa voix parfaitement normale. L’écouter se dire désolé et m’annoncer qu’il vient de monter dans un taxi depuis l’aéroport de JFK. L’aéroport américain John Fitzgerald Kennedy. Penser en toute conscience que mon voisin est en train de délirer. Prendre enfin la parole pour lui demander où il se trouve vraiment. L’écouter me redire d’un ton posé qu’il vient d’atterrir aux États-Unis où une urgence l’a appelé. Rétorquer que je ne le crois pas. Préciser que les vols sont quasi tous interrompus. Relever que les citoyens non américains ne peuvent pas se rendre aux États-Unis, ainsi qu’il le sait très bien. Sentir l’embarras dans sa voix, surtout la contrariété. Subir sa manière directe d’évacuer mes questions. Percevoir qu’il ne tient pas à prolonger cette conversation. Lui envoyer à la figure que dans l’état où il est, et avec les médicaments qu’il prend, je n’avais plus de mots pour caractériser l’ampleur de son irresponsabilité. Lui rappeler qu’un virus respiratoire terrible était en train de handicaper, quand il ne conduisait pas à la tombe, un nombre conséquent de personnes de son âge, déjà atteintes dans leur santé, aussi bien aux États-Unis que chez nous et que partout. L’entendre reconnaître qu’il le sait. Et prétendre qu’il n’a pas eu le choix. Demeurer sans voix. L’écouter s’excuser à nouveau pour m’avoir inquiétée. Continuer à demeurer

sans voix. Apprendre qu’il n’est plus sous médicaments. Ces médicaments-là, avait-il dit, s’abstenant de prononcer le mot morphine. Laisser des secondes passer. Des secondes occupées par du silence, d’un côté comme de l’autre. Raccrocher. Regarder la tasse de café. En jeter le contenu dans l’évier.

15. Un vent mauvais s’était levé vers la fin de la nuit. Il était en train de secouer les poubelles, de disperser la saleté dans les rues, d’arracher les publicités mal arrimées. Il harcelait les arbres par en dessous, emportait leurs branches faibles, ralentissait les silhouettes qui avaient emprunté les trottoirs en direction de la gare. Celles-ci progressaient les mains au-dessus de la tête, occupées à retenir capuchons, bonnets, parapluies, comme si les fusils d’une armée d’occupation étaient pointés sur elles. Cette image, dont je ne parvenais pas à me défaire en regardant par la fenêtre après une nuit de sommeil saccadé, m’apparut tel un condensé de ce qu’étaient en train de devenir nos vies. Tout était familier et plus rien ne l’était. Tout était menaçant sans l’être absolument. Nous autres, à des degrés divers, étions bousculés par une force incontrôlable, et nous continuions malgré tout à agir comme si de rien n’était. Nous avancions sur des parcours conduisant à des gares, persuadés d’effectuer un trajet habituel, en direction d’un travail ordinaire, dans un environnement inchangé. Soudain, la pluie se mêla au vent. Une pluie qui devint aussi forte et désordonnée que le vent, dans un rapport de complicité totale, si bien que le peu de clarté qui avait commencé à s’installer en ce matin d’automne fit de nouveau place à la nuit.

Dans notre petit immeuble, un couple était mort du virus. Elle d’abord, assez vite. Lui par la suite, après des

semaines où il avait été plongé dans un coma, pour tenter de le soulager. Une femme et un homme prudents, conscients du danger, pas très âgés. J’avais eu l’occasion de les saluer et avais appris leurs prénoms, Herta et Hugo. Lorsque tout s’était fermé, je leur avais proposé un peu d’aide. Ils l’avaient déclinée avec douceur, invoquant le fait qu’ils avaient le temps de s’organiser et de pourvoir à leurs besoins, contrairement aux générations plus jeunes qu’ils estimaient être surchargées. À leur étage, dans l’appartement d’en face, une famille avec des adolescents avait placardé sa porte de slogans antimasques et antivaccins, prétendant qu’un génocide était en cours, organisé par les autorités. Ce genre d’avertissements avait surgi sur les réseaux sociaux, dans la ville entière, et la famille en question s’appliquait aussi à les coller sur l’entrée vitrée de notre immeuble et vers les boîtes aux lettres. À chaque fois, je les avais arrachés. Peu à peu, je n’avais plus eu besoin de le faire, car une autre personne s’en était chargée. Tout ce que je savais, c’est que ce n’était pas mon voisin Sándor qui s’en était mêlé. Nous en avions parlé. Il en était ressorti que, pour ce qui le concernait, les gens pensaient ce qu’ils voulaient et basta. Je lui avais fait remarquer que son raisonnement était du genre lamentable. Il l’avait reconnu, sans que cela ne change rien à sa position. Je lui avais alors dit que ce qui m’inquiétait encore plus que le virus, c’était de devoir composer partout, dans notre bâtiment, dans la rue, les transports, les magasins, au travail et chez les amis, avec tant de décérébrés. J’avais affirmé que durant une guerre, jamais la population d’une habitation telle que la nôtre, voire d’une ville telle que la nôtre, ne se tromperait à ce point de danger, d’ennemi, bref de combat. Mon voisin avait éclaté de rire. Selon lui, ma vision des choses était typique d’une personne qui n’a pas subi une guerre ou une occupation. Et sûrement pas un régime communiste,

avait-il insisté. Pour sa part, il ne voyait aucune différence de fond entre la situation présente et ce qu’il avait vécu en Hongrie. Dans un même ensemble locatif, sur un même étage, il y a des dénonciateurs, des lâches, des crétins, des complices, des criminels, avait-il décrit à mon intention, et aussi de bonnes gens. Mais les plus nombreux sont les indifférents. Il en faisait d’ailleurs partie, de ces indifférents. Il me l’avoua sans hésitation, ni honte. Il savait très bien de quoi sont faits les êtres humains, et n’éprouvait pas le besoin de perdre son temps en séances de révision. Ses réflexes avaient été acquis une fois pour toutes et il s’en félicitait. Quant à moi, sa voisine, je n’en avais aucune idée, avait-il asséné. J’étais en train de le découvrir à la faveur de cette épidémie. Un exercice facile, un petit entraînement pour débutants, avait-il rigolé. Vexée, je lui avais demandé par quel miracle il ne se méfiait pas de moi. Qu’en savezvous ? avait-il rétorqué. Sa réponse nette, froide, à ce moment-là de nos relations, et aussi de sa maladie, m’avait choquée. J’avais répliqué qu’au fond, le pire ne se trouvait peut-être pas dans les bouleversements en cours, et pas même dans de violents dérèglements climatiques, mais bel et bien dans cette attitude de nos semblables, capables de changer d’avis d’une seconde à l’autre, dépourvus de fondement solide sur le plan de la raison. Comme si nombre d’entre nous n’étions pas accrochés à la terre, en équilibre autour d’un centre, mais toujours en train de flotter, à la merci des coups secs du vent.

Depuis cet échange que nous avions eu peu après son déplacement intempestif aux États-Unis, je n’avais pas revu mon voisin. Or, ce fut dans cette matinée de novembre, tandis que le vent et la pluie s’étaient acharnés, qu’on sonna à ma porte. Un livreur me tendit un emballage de fleuriste. Je dus apposer ma signature sur son téléphone

portable. L’homme était très jeune. Il n’avait pas couvert sa tête, si ce n’est qu’une grosse écharpe lui cachait le bas du visage. Il avait l’air content. À ma question, il précisa que rien n’était plus agréable que de circuler en un tel jour, à travers des rues encore plus vides que d’habitude. Et puis les livraisons de fleurs avaient bien repris, tout ça de gagné dans le bordel ambiant, avait-il commenté avant de s’en aller. Défaisant le paquet, je découvris une explosion d’anémones jaunes et roses qui me firent l’effet d’une visite miraculeuse du printemps en plein automne. Sous le coup de l’émotion, je mis du temps à installer les fleurs une par une dans un vase approprié, oubliant que quelqu’un me les avait fait livrer. Lorsque, enfin, je pensai à la petite carte jointe et ouvris l’enveloppe, je lus que les personnes dont il n’y avait pas besoin de se méfier étaient rares, et que ce n’était pas une raison pour ne pas les reconnaître lorsque la chance en mettait une sur son chemin.

16. L’homme qui ne voulait pas mourir n’a jamais cessé d’acheter des billets d’avion, même au cours des semaines où leur commerce, qui avait légèrement repris pendant l’été, s’approchait à nouveau d’un point mort. Il me tenait au courant de l’évolution des prix, m’enjoignait de faire des réservations moi aussi, ne comprenait pas que je puisse penser que nous irions vers un monde différent, et qu’il était temps d’y aller. À ses yeux, tout n’était que parenthèses, incidents momentanés. Le virus équivalait à de fortes chutes de neige, capables d’immobiliser un aéroport durant quelques jours, pas davantage. Sa propre maladie semblait ressortir d’un phénomène un peu plus inquiétant, comme une tempête entraînant des destructions. Mais ensuite, les décombres seraient bien vite dégagés, et tout pourrait recommencer.

Ces histoires de billets d’avion m’agaçaient. J’y voyais la preuve que les hommes de la génération de Sándor ne comprenaient rien à l’état de notre planète. Ce qui me crispait encore plus, c’était la conscience que les individus de cette sorte continuent de tenir le haut du pavé, partout dans le monde, dans ces endroits où des décisions importantes se prennent. J’écoutais les nouvelles et enrageais contre les Sándor qui promettaient dans n’importe quelle langue une reprise économique en flèche. Je les imaginais en train d’accumuler des tas de billets d’avion, afin de pouvoir se remettre à voler d’un continent à l’autre sous des prétextes aussi brillants que futiles.

Et puis je m’étais calmée. La pâleur de mon voisin, son amaigrissement, ses difficultés à respirer, m’avaient incitée à voir autre chose, de plus personnel, dans son obsession des avions susceptibles de le transporter bientôt ici et là. Comme une manière légitime de s’accrocher à ce qui compte dans sa propre vie, lui donne du goût et par conséquent de l’espoir. Si j’étais mal en point, ne tiendrais-je pas moi aussi d’une manière obstinée à ce qui symbolise le plaisir que je prends à exister ? Et est-ce qu’un cuisinier très malade n’essaie pas de passer des commandes, en dépit de sa nausée constante, parce qu’il a besoin de se dire qu’il peut encore régaler des hôtes ?

Ce changement de perspective m’avait entraînée à ne plus rejeter avec brusquerie ce sujet de discussion. Je m’étais mise à interroger Sándor à propos des lieux où il comptait se rendre ; je lui en demandais des descriptions, car pour la plupart d’entre eux, il y était déjà allé à plusieurs reprises. Dans le même temps, je ne parvenais pas à évacuer la question du sens que pouvaient avoir de tels projets de déplacement, compte tenu de son état. J’avais envie de l’interpeller à ce sujet, surtout lorsque je le voyais à la peine durant nos balades de plus en plus rares. Pourquoi se rêvait-il à des milliers de kilomètres, et en quoi ce genre de rêves quasi inaccessibles lui faisaient-il plus de bien que de mal ? Comment réussissait-il à se projeter avec envie dans des halls d’aéroport sans fin ? Le défi certes terre à terre, mais réaliste, de se promener non loin de chez lui avec une énergie chaque jour un peu meilleure ne suffisait-il pas ? Ces questions m’obsédaient. Je n’osais pourtant pas les aborder frontalement. J’avais l’impression qu’en m’y risquant, je deviendrais celle qui tire le rideau tout à coup, et oblige l’acteur principal à découvrir ce qu’il y a sur la scène, à savoir presque rien. De quel droit ferais-je une chose pareille ?

J’avais essayé de sonder Sándor à propos de ses amis, dans l’espoir que me parlant d’eux, et à dire vrai surtout d’elles, car il avait des liens plus proches avec des femmes, il me donnerait un signal me permettant d’espérer que son entourage était composé de personnes de bon sens. À l’écouter, il n’en était rien. Ses amies, précieuses et pas si nombreuses, avait-il souligné en répétant qu’il aurait aimé que je fasse bientôt la connaissance de quelques-unes d’entre elles, semblaient l’encourager sur toute la ligne. Le cancer était une maladie grave, mais aujourd’hui, les traitements avaient fait de tels progrès qu’avec un peu de patience et un esprit constamment orienté vers la guérison, tout ne pouvait que bien se passer. Ces proches de Sándor semblaient veiller autant que lui à ne pas prendre la mesure des dégâts occasionnés, tant par la maladie que par les thérapies, sur son corps. Comme si, au bout du compte, ce corps ne comptait pas, ni ne signalait son épuisement. Il était aussi probable que peu de gens de son cercle avaient pu mesurer l’évolution des derniers mois, l’essentiel des contacts continuant à se faire par téléphone ou écrans. Je crus comprendre que mon voisin n’était pas un amateur de l’enclenchement des caméras. Je n’aurais su dire si c’était par manque d’habitude ou par une volonté consciente de se dissimuler. Si bien qu’une pensée me frappa tout à coup, un soir où Sándor était venu me prévenir que certaines compagnies allaient à nouveau opérer des vols vers des destinations chaudes pour la fin de l’année. En réalité, je devais faire partie des rares personnes, et étais peut-être bien la seule, à savoir comment se déroulait à peu près son quotidien, alors que nous n’étions pas à proprement parler des intimes. Mieux que quiconque, je pouvais mesurer la distance qui existait entre ce que mes yeux voyaient et ce que Sándor me racontait, à plus forte raison à ses amis, à

propos de son problème de santé bientôt réglé. Je savais aussi de quoi était composée cette distance, qui n’avait rien à voir avec une simple différence d’opinions. Elle contenait précisément tout ce qui entravait ses jours et ses nuits, l’empêchait de respirer, le réduisait et le faisait si souvent souffrir.

17. Qu’est-ce qu’une compagne de longue date et comment peut-elle disparaître du jour au lendemain sans que plus rien ne subsiste de ce qu’elle fut, de ce qu’elle fit, de l’influence qu’elle eut ? Certains jours, en repensant à cette femme que j’avais vue sur le palier, devant la porte de mon voisin, au moment où elle le quittait définitivement, je me disais que j’avais inventé cette scène. Que je l’avais si bien inventée, tandis que je me trouvais dans un contexte où je venais d’emménager et doutais de la justesse de ce choix, que cette scène, et surtout cette femme, avaient pris avec le temps une consistance plus forte encore que tout ce qui peut provenir de la réalité. Par la suite, et bien après que Sándor et moi-même avions noué des liens qui s’étaient mis à dépasser le cadre d’une simple relation de voisinage, il n’avait toujours pas fait allusion à son ex-compagne. Le jour vint néanmoins où il m’en parla, à dire vrai plutôt la nuit. Contrairement à nos habitudes, car Sándor aimait se coucher tôt, la soirée s’était prolongée. Il était venu chez moi d’excellente humeur, sa respiration moins oppressée qu’à l’accoutumée. C’était environ un an après l’arrivée du virus. En tant que personne très menacée, mon voisin avait déjà bénéficié d’une première dose de vaccin. Cette avancée médicale avait l’air d’avoir encore renforcé sa confiance dans la science, de sorte qu’il attendait de cette piqûre non seulement la fin prochaine du fléau mondial mais aussi, par un

effet d’entraînement irrationnel, celle du mal qui s’était attaqué à lui.

Durant cette soirée, à ma grande surprise, il s’était mis à parler de plusieurs recettes hongroises et il avait décrit en particulier des manières d’apprêter la viande de bœuf qui produisaient selon lui un résultat inégalé. Le contraste n’en avait été que plus grand entre les détails qu’il me donnait et l’aveu qu’il m’avait fait de n’être pas une personne qui cuisinait, y compris ces plats-là. Je me souviens lui avoir dit que nous étions innombrables, d’où que nous venions, à avoir une mémoire prononcée des mets de notre jeunesse. Et surtout une tendance unanime à les présenter comme exceptionnels, alors même que si l’occasion nous était donnée d’y goûter, à l’instant, la probabilité était grande que nous les jugions sobrement bons. Nous étions tombés d’accord sur le fait que ces histoires de goûts dépassent de beaucoup la seule question de la nourriture, qu’elles sont d’abord liées à l’enfance, à l’immensité du monde et des possibilités, telle qu’elle n’est éprouvée que dans cette période de la vie, dût celle-ci n’avoir été ni gaie ni protégée.

Sándor me parla davantage de sa situation de fils unique entre deux parents dont il ne pouvait pas dire qu’ils ne s’entendaient pas, mais dont il pouvait affirmer qu’ils n’avaient aucun intérêt en commun, et certainement pas d’affection fondamentale l’un envers l’autre. Il en résulta pour l’enfant une sensation profonde d’incertitude. Au point qu’il n’était pas venu à bout du contraste, c’est-à-dire du caractère irréconciliable, entre ce qui était affirmé haut et fort par ses parents et ce qui était montré dans les faits, à fortiori ressenti par lui. Il était l’enfant d’un père et d’une mère absolument fiers d’avoir un fils, tandis qu’à chaque fois que celui-ci s’était trouvé sur leur

trajectoire, dans l’appartement, à table, en train de jouer, de casser quelque chose, de poser une question, ils semblaient aussi bien l’un que l’autre s’être demandé d’où cet individu sortait, et au nom de quoi il les dérangeait. Cette sensation tout à fait extraordinaire d’avoir le droit d’exister et de ne pas l’avoir ne l’avait pas quitté, même en grandissant. Sándor me confia que son attachement, qu’il qualifia devant moi d’absolu, à sa tante Olga, la plus jeune sœur de sa mère, venait de là. Depuis tout petit, il avait senti qu’il y avait une place pour lui dans les bras de sa tante, plus précisément dans sa vie, une place qu’il n’avait pas dû conquérir. Plus tard à l’adolescence, quand il eut compris, sur la base de quelques mots prononcés par sa mère, que sa tante avait voulu avoir ses propres enfants mais que ceux-ci n’étaient pas arrivés à la naissance ou étaient morts très vite, il y eut une période où il se persuada qu’Olga ne l’aimait pas pour ce qu’il était, plutôt comme une compensation. Il refusa de la voir durant plusieurs mois. Elle ne comprit rien, souffrit beaucoup, n’osa pas s’interposer. Puis un jour survint où, débordant de fierté parce qu’il était parvenu, seul de son école, à résoudre une équation de mathématiques et à gagner un concours, il s’était précipité chez sa tante sans réfléchir. Elle était l’unique personne avec laquelle il pouvait partager une telle joie et dont il savait, ce qui était plus important encore, qu’il recevrait en retour une admiration aussi éperdue que l’amour qu’elle lui portait. Jamais il ne discuta avec elle de l’épisode de la coupure. Elle ne lui demanda aucune explication. Les enfants morts de sa tante disparurent aussitôt de ses obsessions d’adolescent. Quand enfin il y repensa, Olga était très malade, et lui-même un homme mûr.

Et c’est ainsi que me parlant de certains membres de sa famille, de recettes et de goûts particuliers, et surtout

du sentiment, longtemps éprouvé durant ses années en Hongrie, d’avoir avancé en se tenant en marge de sa vie, Sándor en vint à prononcer un prénom que je n’avais pas entendu dans sa bouche. Ce prénom, c’était Veronika. Il ne fit pas semblant d’avoir déjà mentionné cette femme. Il alla droit au but en me disant qu’il avait vécu durant plus de vingt ans avec une de ses compatriotes, dont quelques années dans cet immeuble, et que je n’avais pas pu la connaître, car ils s’étaient séparés avant que je ne vienne y habiter. Je lui avouai alors que j’avais vu Veronika, l’avais aperçue en réalité, la dernière fois où elle s’était tenue sur notre palier commun. Il parut surpris. Je précisai qu’en dépit du fait que nous avions à peine échangé quelques mots, l’essentiel avait été dit. Et que c’était la seule fois de ma vie où j’avais été témoin du fait que l’expression séparation définitive pouvait s’inscrire, à tout le moins en apparence, dans un moment aussi banal que sortir de chez soi avec une petite valise.

Sándor m’expliqua qu’il s’était agi d’une décision prise d’un commun accord, sans aucune précipitation. À l’en croire, tant Veronika que lui-même avaient fini par conclure qu’ils préféraient poursuivre leur vie chacun de leur côté, conscients de ce qu’ils s’étaient apporté l’un à l’autre, et partageant le constat selon lequel ils n’attendaient désormais plus rien d’essentiel qui pût justifier la poursuite de la vie commune. Tous deux s’étaient donc organisés afin que cette période de transition se passe au mieux. Sándor s’était absenté encore plus souvent que d’habitude. Veronika avait planifié dans le détail son installation dans une ville de l’Allemagne du Nord où il lui restait un peu de famille et surtout de solides relations de jeunesse. Depuis, il leur arrivait d’avoir des nouvelles l’un de l’autre, par l’entremise d’amis communs, et qui l’étaient demeurés. Mon voisin savait que tout allait bien pour son

ancienne compagne. Elle ne lui manquait pas. Il pensait que c’était réciproque. Il me dit qu’elle avait été importante pour lui, que rien de cette importance n’avait diminué, ni disparu. Simplement, cette relation appartenait au passé, de même que tant d’autres événements et de personnes qui ont pu nous marquer.

Sándor me décrivit son couple d’une manière si tranquille, si cohérente, que je ressentis à la fois du soulagement et une forme de compréhension nouvelle pour moi. Je l’écoutais et j’avais l’impression de flotter dans un nuage où la pression de l’air était différente de celle à laquelle j’étais accoutumée, si bien qu’un amour qui s’épuisait pouvait parfaitement aller vers sa fin sans regrets. Ni ressassements. Soudain, je prononçai une phrase que je n’avais pas anticipée. Je dis à mon voisin que je ne croyais pas un mot de ce qu’il me racontait. Il m’avait alors regardée avec intérêt. Je m’étais justifiée en lui expliquant que je ne le soupçonnais pas d’inventer un mensonge après l’autre devant moi pour m’embrouiller, pas du tout. Je le sentais sincère, estimant plutôt qu’il s’était monté toute cette théorie, indépendamment de la réalité des faits. Une voie de sauvegarde aussi valable qu’une autre, avais-je commenté, afin de pouvoir avancer de la manière la plus légère possible. Sa réaction fut d’une grande impassibilité. Il m’assura qu’il comprenait ce que je venais de lui dire, car nous inventions tous le récit de notre propre vie. Il annonça qu’il n’allait pas me disputer sur ces questions. Que même si nous leur consacrions les heures qui restaient de cette nuit déjà très entamée, elles ne seraient pas résolues au petit matin. Il me le dit en souriant, sans la moindre moquerie, comme si, à ce moment précis, il se sentait heureux. En accord avec lui-même. Il insista en revanche sur un point dont il me dit que je ne pouvais pas le mesurer. Ce point, c’était l’exil. Et comment la décision de quitter son pays

pour toujours pouvait changer la manière d’envisager la vie, en tout cas chez certains caractères dans lesquels il se reconnaissait.

Non sans émotion, il me confia que dans les premières années de son exil, à force de côtoyer des communautés hongroises aux États-Unis, en France et surtout en Allemagne, il avait fini par comprendre qu’il devait s’en extirper au plus vite. Échapper à l’épouvantable salmigondis de haine et de nostalgie qui, à son avis, les caractérisait, afin de pouvoir vivre selon ses choix. Quand on quitte son pays, me dit-il, c’est qu’on ne veut plus y rester. On a bien pesé le pour et le contre et l’addition est sans équivoque. C’est aussi que les raisons motivant un départ définitif n’ont rien de passager, sinon n’importe quelle personne sur le point de prendre la fuite attendrait que ça passe. Par conséquent, quand on s’en va, on tourne la page. Au mot près. Tout ce qui a appartenu à cette page y restera, le beau comme le moche comme l’insipide. Pour sa part, il avait eu en horreur le culte du passé, la manière d’enjoliver et de mentir, tels qu’il les avait perçus dans ces communautés. Dans l’une d’elles, en Allemagne, il avait fait la connaissance de Veronika. Il ne se serait pas arrêté sur sa personne si elle n’avait été la seule à manifester des réactions proches des siennes. À l’époque où il l’avait rencontrée, Veronika avait décidé de poursuivre ses études ailleurs, contre l’avis de sa famille, et s’aliénant du même coup son soutien, alors que la grande ville où ils avaient trouvé refuge offrait tout ce qu’une jeune femme pouvait attendre. Sándor l’avait encouragée. Elle avait quitté les siens. Au début, ils s’étaient écrit un peu, en allemand et non en hongrois, puis les lettres s’étaient arrêtées. Le hasard fit qu’après plusieurs échecs professionnels en indépendant, Sándor avait intégré une banque d’investissement dans la ville où Veronika avait

commencé à travailler. Leur complicité initiale avait fini par se transformer en un lien plus fort, une façon similaire d’envisager la suite de leur existence dans un pays qu’ils avaient fait leur, comme ils étaient prêts à en élire d’autres. Ils n’avaient plus fréquenté un seul Hongrois sous le prétexte qu’il venait de ce pays. Les relations qu’ils avaient nouées au fur et à mesure de leurs déménagements n’avaient rien à voir avec l’origine des personnes. Cette convergence de vues entre Veronika et lui n’avait pas varié. La question s’était posée, à une certaine époque, de savoir s’ils allaient avoir des enfants. L’un et l’autre y avaient répondu par la négative. Sándor me dit encore, peu avant de retourner dans son appartement cette nuit-là, qu’il continuait à penser que Veronika et lui avaient toujours su distinguer ce qui faisait sens dans leur vie de ce qui n’en faisait pas. Jusqu’au jour où leur relation de couple s’était mise à relever de ce qui n’en avait plus vraiment.

18. Au début du deuxième été de la pandémie, l’homme qui ne voulait pas mourir avait dû être hospitalisé. Ce n’était pas la première fois qu’il se retrouvait dans un tel lit, y compris durant les périodes où toute visite avait été interdite. En revanche, c’était la première fois que la raison de son entrée à l’hôpital n’était pas liée à une énième opération planifiée ou à un examen invasif. En ce mois de juin, mon voisin n’avait plus pu rester chez lui parce qu’il était trop mal en point. Médicalement, rien n’expliquait cet état. Au téléphone, il m’avait dit que ses médecins étaient en train de chercher la cause de ce malêtre. En l’écoutant, j’avais pensé non pas qu’on frisait l’absurde, mais qu’on y était en plein. D’où pouvait bien provenir la grande faiblesse d’un homme proche de la soixantaine ou l’ayant dépassée, atteint d’un cancer et subissant depuis des mois quantité de traitements chimiques et d’interventions ? Qu’ils cherchent donc ! m’étais-je contentée de dire à Sándor, en lui promettant de passer dans l’après-midi pour lui apporter des documents qu’il m’avait priée d’aller chercher dans son appartement.

Lorsque je frappai à la porte de sa chambre, au dix-huitième étage de l’hôpital, personne ne répondit. J’entrai. Il y avait deux lits, qui étaient vides. Auprès de l’un d’eux, assise sur une chaise, se trouvait une femme qui devait avoir à peu près le même âge que Sándor. Elle était en train d’écrire un message sur son téléphone et me regarda

à peine. J’attendis qu’elle eût fini avant de prononcer le nom et le prénom de mon voisin et de lui demander si je m’étais trompée de porte. Elle répondit qu’on venait de l’emmener, à la suite d’un malaise qui était survenu tandis qu’elle se trouvait auprès de lui depuis moins d’une demiheure. C’est elle qui avait sonné, car le malade n’avait pas été en état d’appeler à l’aide. J’en fus bouleversée, ne sachant que faire de ma personne, encore moins du dossier que j’avais sorti de mon sac avant d’entrer dans la chambre. Sans se lever, ni esquisser le geste de vouloir me tendre la main, non par impolitesse mais en raison des habitudes prises pour garder nos distances, la femme me dit qu’elle s’appelait Brigitte Steiner. Elle prononça son prénom à l’allemande, en durcissant le g et en articulant le e final. Je me présentai à mon tour, précisai que j’étais la voisine de Sándor, que je lui avais parlé au téléphone dans la matinée, que tout avait l’air d’aller pas trop mal. Nous nous regardâmes, embarrassées, durant des secondes qui furent longues. Je voulus savoir à quoi avait ressemblé ce malaise. La visiteuse répondit par un mouvement de la tête et du haut de son corps qui mima un effondrement. Elle affirma que Sándor manquait de vitamines. Je faillis sourire, croyant à un trait de l’esprit, avant de me raviser. Cette femme semblait penser que le problème tenait vraiment à un déficit en vitamines. Elle se leva de derrière le lit, et je remarquai à quel point sa tenue était élégante, chaussures comprises, déclinant de subtiles tonalités vertes. Elle saisit le sac à main qu’elle avait accroché au dos de la  chaise et m’annonça qu’elle s’en allait. Elle ajouta que nous n’avions pas le droit d’être deux personnes extérieures à l’hôpital à nous tenir en même temps dans une chambre de malades. Était-elle sérieuse ? Je lui demandai frontalement si elle pensait que le risque de contagion constituait le problème principal, compte tenu de ce qui venait d’arriver à Sándor. Elle passa

devant moi sans un mot, s’approcha de la porte, l’ouvrit et me dit au revoir tandis qu’elle avait le dos tourné. J’en fus blessée et demeurai un instant dans l’incapacité de réagir.

Puis je bondis, la rattrapai dans le couloir et mis une main sur son épaule. Elle se retourna avec vivacité. Je vis alors qu’elle pleurait.

19. L’instinct de vie demeure toujours le plus fort. Il ne se manifeste jamais autant que dans ces moments où, juste après avoir vécu une situation d’inquiétude totale, nous saisissons le moindre répit comme un signe évident de grâce. Et nous enfourchons ce répit, telle une bête de cavalerie, en nous efforçant de croire que celle-ci nous fera sauter par-dessus les rivières et grimper des pentes au milieu des pierres. C’est exactement ce qui nous arriva, à Brigitte Steiner et à moi, après le malaise de Sándor à l’hôpital. Ma manière brusque de la retenir dans le couloir, et surtout les larmes qu’elle n’avait pas pu me cacher lorsqu’elle me regarda enfin, me conduisirent à lui proposer de sortir du bâtiment pour trouver un endroit agréable où nous pourrions boire quelque chose et parler un peu. Elle accepta. Nous nous rendîmes dans un caférestaurant qui se situait au milieu d’un très beau parc, et tout nous apparut plus irréel encore, entre le puissant soleil de cette journée, l’absence de masques sur le visage des nombreux consommateurs installés en terrasse, notre envie de ne penser qu’à l’été, de ne regarder que des arbres en parfaite santé, et ces images que ni l’une ni l’autre ne parvenions à chasser, d’une équipe médicale affairée dans l’urgence à ramener à la vie un homme que nous connaissions et aimions, et qui était peut-être en train de la quitter.

Brigitte Steiner se montra être une personne à la fois tout en retenue et ne craignant pas d’exposer les profonds sentiments d’amitié qui la liaient à Sándor, depuis trois décennies. Ils s’étaient connus dans un cadre professionnel qui avait très vite changé tant pour elle que pour lui, sans qu’ils ne se perdent de vue pour autant. Brigitte me fit un portrait de mon discret voisin en tant qu’homme toujours prêt à mettre en relation, à faciliter les contacts, à faire avancer un projet. Un individu détestant le conflit, c’est-à-dire surtout la perte de temps, et se tenant, pour cette raison précise, en marge. Nous éclatâmes de rire lorsque je fis remarquer à quel point ce genre de positionnement était peu masculin. Brigitte me confia qu’elle avait eu l’occasion de signaler ce fait à Sándor. Il avait rétorqué que le pouvoir d’influence se situait dans l’ombre et non chez les pantins qui avaient besoin de s’agiter et commander sous la lumière. Il n’en demeurait pas moins que Brigitte Steiner connaissait quelques amies de Sándor et que toutes appréciaient chez lui, parce qu’elles en avaient naturellement parlé ensemble, ce côté qu’on pourrait dire assez peu viril.

Soudain, mon interlocutrice me dit qu’elle avait froid. Et en effet, ses bras étaient en chair de poule, son corps crispé et replié. Il faisait si chaud pourtant sur cette terrasse, et bien sûr, ni l’une ni l’autre n’avions emporté de quoi nous couvrir en une telle journée. Brigitte héla un serveur pour le prier de lui apporter une couverture. J’appréciai l’autorité dont elle fit preuve, tandis que l’individu feignit de ne pas comprendre ce qu’elle lui réclamait, levant des yeux exaspérés vers les parasols et les dirigeant ensuite sur des clients qui agitaient en éventail ce qu’ils avaient sous la main pour se créer un peu d’air. Nous nous regardâmes alors, elle et moi, et comprîmes que nous pensions à la même chose, au même moment. Non par superstition,

mais parce qu’à l’évidence, la vie nous avait appris à considérer certains signes en dépit de la force de notre rationalité. Nous entrâmes chacune en pensée avec Sándor, dans l’espoir que cette subite sensation de froid soit porteuse d’une bonne nouvelle et non pas d’un affreux présage. Après plusieurs minutes de silence total, au cours desquelles la couverture réclamée était par miracle arrivée, Brigitte me convainquit de retourner avec elle à l’hôpital, afin de l’aider à obtenir des informations précises. Nous nous mîmes en chemin sans que, durant ce parcours à pied, elle n’évoque la question de fond concernant l’état réel du malade. Je ne tentai rien de mon côté non plus, me rendant compte une fois de plus du jeu social que nous avons tous tendance à jouer, pathétique à coup sûr, et auquel il est si facile de s’adonner.

À la réception principale de l’hôpital, on finit par nous dire qu’aucune information ne pouvait nous être communiquée. On nous conseilla de nous adresser au bureau infirmier de l’étage où notre ami était hospitalisé. Nous reprîmes l’ascenseur. Une infirmière nous apprit que le patient avait pu être réinstallé dans sa chambre. Un réflexe identique nous poussa, Brigitte Steiner et moi, à nous saisir par la main, comme si nous étions des complices de longue date, manifestant leur profond soulagement par ce geste intime. Nous demandâmes si nous pouvions aller le voir, ensemble. L’infirmière nous considéra avec gentillesse et nous pria d’attendre un peu. Elle souhaitait d’abord se rendre auprès de lui. Elle mit du temps, revint avec le sourire, annonça que notre ami se réjouissait et nous avertit que si nous n’étions pas ressorties de la chambre au bout de cinq minutes, elle se permettrait de venir nous chercher. Nous ouvrîmes la porte avec précaution et découvrîmes un Sándor bordé jusqu’au cou par un duvet léger, couché

complètement à plat sur le lit. Ses yeux et son teint m’apparurent en meilleur état que durant les semaines précédentes. Sa voix était un peu plus traînante que d’habitude, beaucoup plus rauque aussi. Il tint d’emblée à nous rassurer. La cause du malaise avait été identifiée, un problème avec des globules blancs. À l’en croire, cette donnée n’avait pas été surveillée d’assez près depuis son hospitalisation. Par ailleurs, décision avait été prise d’adapter les doses d’un certain médicament expérimental qu’il prenait depuis deux ou trois semaines. Étant donné qu’il n’était pas possible de baisser les doses de cette substance à l’essai, qui présentait un grand espoir pour le type spécifique de cancer dont il souffrait, c’est leur répartition en cours de journée qui serait modifiée. Conclusion, tout allait bien. En principe, asséna-t-il encore, sur un ton insinuant que la décision dépendait d’abord de lui, il regagnerait son domicile le lendemain matin, au plus tard en début d’après-midi. Brigitte s’assit au bord du lit et lui prit la main. Elle lui dit que ces nouvelles étaient magnifiques. Que quelques jours de repos chez lui le remettraient sur pied et qu’elle se réjouissait de l’accueillir comme prévu en Italie. Sándor confirma qu’il ne changeait rien à ses plans. Il précisa avoir pensé à s’acheter un vol et à réserver une voiture, mais au final, il se sentait plus libre de conduire tout le trajet depuis chez lui.

Je les regardai tous les deux, sur la bête de cavalerie qu’ils avaient déjà enfourchée, en train de franchir les premières rivières. La réalité était telle, pourtant, que si un incendie s’était déclaré dans la chambre, Sándor eût été incapable de soulever lui-même son duvet, sans parler de sa faculté à se précipiter hors de son lit. Je pris dans mon sac le dossier que j’avais apporté à sa demande. Devais-je le laisser quelque part ou plutôt le remettre à sa place dans l’appartement ? Sans sortir une main de dessous

son drap, mon voisin indiqua des yeux la petite table sur la gauche, à côté de son lit. Il décréta qu’il avait perdu assez de temps et se remettrait à travailler dans la soirée. Brigitte acquiesça d’un sourire qui me parut sans la moindre arrière-pensée, tandis que je déposai en silence l’enveloppe assez volumineuse sur laquelle figuraient les lettres AK suivies de quelques chiffres. Brigitte voulut savoir si Sándor avait assez de vitamines en réserve, assurant qu’elle pouvait en recommander et les lui faire livrer rapidement. Il répondit qu’il avait l’interdiction d’en prendre. Ses médecins avaient exigé qu’il cesse de consommer des substances en automédication. Cela s’était passé avant de commencer les traitements d’immunothérapie, nous apprit-il. Ceux-ci avaient malheureusement échoué, lâchat-il encore. Brigitte parut contrariée mais se tut. Je les avais alors observés en me demandant s’ils jouaient la comédie pour se donner du courage ou si vraiment l’adjectif expérimental, accolé au médicament dont Sándor venait de nous dire que la répartition des doses serait adaptée, n’avait aucun sens particulier pour eux. Je fus soulagée d’entendre les deux petits coups frappés à la porte par l’infirmière qui vint nous prier de bien vouloir permettre au patient de se reposer. Elle fut la seule à dire une parole sensée dans cette chambre, en annonçant à mon voisin qu’elle reviendrait le voir sous peu pour des soins, et qu’il pourrait ensuite dormir tout son soûl. Je pensai au dossier de travail que je venais d’abandonner sur la petite table et décidai de ne pas lui accorder un regard.

Nous quittâmes Sándor à la suite de l’infirmière. Visiblement, Brigitte n’avait aucune question à lui poser. Pour ma part, je cherchai à savoir quand le malade pourrait revenir à la maison. La soignante répondit que cette décision n’était pas de son ressort, et que compte tenu de ce qui venait de se passer, une sortie ne serait sans doute

pas possible avant quatre ou cinq jours, peut-être davantage. Dans l’ascenseur, je questionnai Brigitte Steiner pour connaître la date du séjour prévu en Italie. Elle me raconta que son fils aîné allait s’y marier, que quelques amis avaient été conviés, au rang desquels Sándor figurait comme l’un des plus attendus. Il avait connu ce Maxime dès sa naissance et l’avait surtout aidé dans des moments décisifs, qui avaient été plutôt tourmentés, me confia-t-elle. Prise par les souvenirs, Brigitte en oublia de me parler des dates. Je dus reposer la question. Il s’avéra que nous étions un mercredi et que le mariage devait se tenir non pas durant le week-end qui allait arriver, mais au cours du suivant.

20. Un dialogue surprenant que nous avons eu avec mon voisin s’était déroulé à la suite d’une fête organisée dans notre quartier. Je m’y étais rendue, davantage par politesse que par inclination, connaissant diverses personnes avec lesquelles je luttais pour la sauvegarde du bosquet et qui, par ailleurs, donnaient aussi de leur temps pour la mise sur pied de ce genre d’événements. La météo avait été magnifique. Je me souviens de m’être fait la réflexion que jamais je n’aurais été capable d’imaginer que tant d’enfants vivaient dans ce secteur de la ville. Il y avait des bambins partout, une bonne trentaine d’activités avaient été prévues à leur seule intention. On eût dit que leurs cris, le bruit de leurs courses et disputes incessantes absorbaient l’essentiel de l’air à disposition. Pourtant, nous vivions dans un pays devenu vieux et qui continuait à vieillir. Le contraste entre ce fait statistique incontestable et ce que j’avais sous les yeux m’incita par instants à me figurer que j’étais en réalité loin de chez moi, en voyage, et que je l’avais oublié.

Naturellement, je n’avais pas rencontré mon voisin d’étage et ne m’étais pas attendue à apercevoir sa silhouette au milieu de telles festivités. C’est au retour que je l’avais vu, tandis qu’il sortait de l’immeuble et que j’y arrivais, les bras chargés de divers emballages. Au cours de mes déambulations, j’avais acheté quantité de tranches de cake et autres victuailles faites maison auprès de stands tenus par des jeunes gens cherchant à financer par ces

ventes une partie de leur voyage d’études, de leurs actions en soutien à des réfugiés ou, plus souvent encore, à des environnements menacés. Sándor me prêta aussitôt main forte, persuadé que la pyramide que je tenais à bout de bras allait s’effondrer. Quand je lui proposai de partager ce stock avec lui, il eut une réaction de recul tout à fait saisissante.

Ses mots furent les suivants :

Jamais de la vie !

J’en étais demeurée interdite.

Si vous ne les voulez pas, je vais les jeter, avait-il annoncé.

Et il avait commencé à s’avancer, avec les emballages dont il m’avait débarrassée, en direction d’une des deux poubelles fixées au début de l’allée qui conduisait à l’entrée de notre immeuble.

Non ! S’il vous plaît !

Allons donc ! Allons, allons, s’exclama-t-il.

Êtes-vous tombé sur la tête ?

Vous avez bien fait de soutenir ces jeunes gens, me ditil sur un ton condescendant, mais vous auriez dû leur donner de l’argent et ne pas prendre ce qu’ils vendaient.

Sur le coup, j’interprétai mal ses propos.

Vous voulez dire qu’en ne prenant pas ces gâteaux, je leur aurais permis de gagner davantage ?

Sa réponse fut brutale.

Il ne faut pas manger des choses dont on ne sait pas d’où elles viennent.

Et sur ces entrefaites, il avait franchi les quelques mètres qui restaient et avait jeté les sachets. Il revint dans ma direction avec l’intention claire de me décharger du reste et de lui faire subir le même sort. Je m’assis sur les marches qui menaient à la porte de notre immeuble, déposai les emballages à côté de moi et les couvris de mon bras en un geste ostensiblement protecteur.

Mon voisin répéta qu’il était dangereux pour la santé de consommer des produits cuisinés par des personnes dont on ignore tout.

J’éclatai de rire.

Ce fut à son tour d’être saisi par l’incompréhension.

Je lui demandai combien de fois, lui qui ne cuisinait pas, avalait des plats préparés par l’industrie alimentaire.

Tous les jours, répondit-il.

Et d’ailleurs, il ne voyait pas le rapport, puisque nous parlions justement d’une industrie contrôlée avec rigueur, et non de gamins en train de fabriquer dieu sait quoi, dieu sait où, dieu sait comment.

Le regard qu’il me lança du haut de sa stature, à moi qui étais assise sur des escaliers publics, ne fit pas mystère de ce qu’il pensait également à ce sujet, du point de vue de la saleté transportée par les chaussures de tant d’inconnus.

Je fis alors preuve de provocation gratuite en plantant mes dents dans une tranche de ce qui ressemblait à du gâteau à la carotte. Mon voisin trouva cette réaction très drôle. Il alla jusqu’à descendre à ma hauteur, s’appuyant non sans peine sur ses genoux, et s’excusa de m’avoir privée d’une partie de ce qu’il appela mes merveilles gastronomiques.

Je lui tendis le sachet ouvert. Il déclina mon offre.

N’avez-vous pas remarqué que cette industrie à laquelle vous accordez si magnanimement votre confiance est conduite par des personnes qui ne connaissent rien à l’alimentation et beaucoup à la manière de gagner un maximum d’argent ?

La bouche de mon voisin s’ouvrit. Je ne lui laissai pas le loisir d’intervenir.

J’affirmai que nous n’avions même plus à chercher des preuves, tant les maladies avaient explosé, cœur, diabète,

obésité, depuis qu’on avait laissé toute la marge d’expansion à ces spécialistes de la bien nommée malbouffe. Et cela, sur rien de moins que la totalité de la planète ! avais-je presque crié, comme si la responsabilité personnelle de mon voisin était engagée.

Il était demeuré d’une admirable sérénité. Suite à quoi il s’était redressé avec lenteur, avant de déclarer que de nombreuses causes expliquaient ces malheureux développements.

Développement ? Ah mais quel mot approprié ! avais-je tonné.

Le morceau de gâteau entamé dans la main, j’avais tenu à lui signaler encore que ma brave personne n’avait jamais été malade en mangeant dans la rue. Pas une fois. Où que ce soit dans le monde.

Vous avez eu de la chance, c’est tout, avait-il tranché.

Voulez-vous que je vous décrive les moments où je me suis retrouvée au bord de la mort à cause de plateauxrepas servis sur des vols transcontinentaux, et bien entendu produits dans de parfaites conditions d’hygiène ? avais-je menacé.

Merci bien, avait-il asséné.

Il m’avait regardée de telle façon que je vis qu’il n’avait pas compris ma démonstration. En tout cas, celle-ci n’avait pas été de nature à frapper son esprit.

Je ne me sentis pas la force de reprendre ces faits et de les expliquer autrement. Peut-être étais-je en train de devenir paresseuse. Ou beaucoup plus vieille ?

Mon voisin estima qu’il était temps de changer de sujet. Il voulut savoir comment était cette fête dont beaucoup avaient craint dans l’immeuble qu’elle ne doive être annulée à nouveau et reportée d’une année supplémentaire.

Je lui en fis une description haute en couleurs, non sans insister sur la variété des stands de nourriture. Puis je lui

parlai des hordes d’enfants, soufflant le chaud et le froid de leur incomparable énergie, assortie de leur insupportable occupation de l’espace.

Tant mieux, avait-il souri. Ici, les enfants ont de l’avenir.

Heureuse de l’apprendre, avais-je répliqué du tac au tac, quand on pense à toutes ces choses suspectes qu’ils continuent à ingurgiter en ce moment où nous parlons !

Je le revois encore, éclatant de rire comme il le faisait souvent, avec une pudeur qui le conduisait à détourner sa tête en la baissant légèrement vers la droite, comme s’il n’était pas correct de s’esclaffer face à autrui.

21. Le superbe laurier blanc qui, dans son pot de terre cuite au rebord ébréché, prend le soleil sur mon balcon et s’épaissit si vite qu’il occupera bientôt l’entier de ce modeste espace extérieur, était arrivé chez moi dans un état de décrépitude tel qu’il n’avait presque plus de feuilles. Mon voisin l’avait soulevé à la hauteur de mes yeux après avoir sonné à ma porte, dans l’intention d’obtenir un diagnostic qui confirmerait le sien, à savoir que cette plante avait vécu et qu’il pouvait s’en débarrasser sans arrière-pensée. J’avais été touchée par le fait que Sándor ait jugé bon de requérir un second avis, alors que rien jusque-là n’eût pu me faire penser qu’il accordait une attention spéciale aux plantes. J’aurais d’ailleurs été incapable de mentionner le moindre exemplaire aperçu dans son appartement, et tandis que j’examinais ce qui restait de ce végétal haut de plus d’un mètre, je m’étais demandé d’où il avait bien pu le sortir.

La terre était très sèche, recouverte de quantité de feuilles dans le même état. Les branches étaient devenues tellement cassantes que j’osai à peine les effleurer. J’émis mon avis avec gravité, annonçant aussitôt qu’on ne savait pas quelles surprises une plante déconfite pouvait réserver. Je conseillai à mon voisin d’offrir un sursis à son laurier en coupant bas toutes les branches pour commencer, en transvasant le tout dans un autre pot, plus grand et surtout pas en plastique, en le remplissant d’un terreau approprié, et en veillant à ne plus le laisser mourir de soif. Très

bien, avait-il dit en déposant son chargement sur le carrelage de notre couloir, de deux choses l’une, soit je vous le confie et vous acceptez, parce que mon laurier ne le sait pas encore, mais c’est son jour de chance, soit je vous souhaite une bonne journée et je le dépose avec les ordures en sortant. Il avait ajouté que si j’étais d’accord d’essayer de le sauver, je devais lui envoyer des liens internet conduisant tout droit au genre de terreau et de pot dont j’avais besoin.

Au moment précis où Sándor s’était engagé à passer commande dans la journée, je l’avais vu. C’est-à-dire que mes yeux, concentrés jusque-là sur la plante, s’étaient mis à détailler sa personne. Et il me fallut du temps pour admettre que l’individu qui me faisait face en T-shirt blanc et pantalon de sport noir était bel et bien mon voisin d’étage. Cet homme que j’avais connu de haute taille et de stature solide. Dont j’avais appris la maladie et relevé peu à peu les stigmates. Que je voyais se battre avec un sangfroid jamais pris en défaut. Cet exilé content de son sort, au tempérament à la fois impatient et délicat, dont j’avais souvent accompagné le pas lent, voire las, durant les périodes d’enfermement. Et ce même homme, qui n’aimait pas s’épancher ni se plaindre, encore moins employer des mots qui auraient été à la hauteur du risque que sa maladie faisait courir à sa vie, je le voyais tout à coup si transformé que j’avais tenté de calculer au plus près dans ma tête depuis quand je ne l’avais pas revu. La réponse tenait à quelque chose de l’ordre de trois semaines, grand maximum un mois. J’avais dû m’absenter durant une quinzaine de jours pour aller régler des questions familiales. Il m’avait quant à lui parlé, peu après son hospitalisation au début de l’été, d’un ou deux projets qui ne l’emmèneraient guère plus loin que de l’autre côté de nos frontières. Alors

pourquoi avais-je l’impression que nous ne nous étions pas revus depuis des mois ?

Je le compris soudainement. Jamais je n’avais vu Sándor vêtu tel qu’il l’était en ce jour de fin juillet où il était venu me confier son laurier moribond. D’ordinaire, il se présentait en pantalon de costume et veston accordé. Lorsqu’il laissait tomber la veste, rarement, sa chemise était à col large et à manches longues. Ses pantalons affichaient invariablement une forme classique avec une bonne ampleur de tissu. Et voici que son T-shirt, composé d’un fin coton blanc pour l’été, le laissait en quelque sorte dénudé. Ses bras apparaissaient flageolants, avec des plis de peau marqués aux endroits où trop de chair s’en était allée trop vite. Ils étaient aussi parsemés de taches bleu-noir indiquant que des épanchements de sang s’étaient formés. Son torse, privé de la tenue offerte par une chemise de bonne facture, semblait très étroit, comme s’il avait été comprimé par une force extérieure. Les hanches se laissaient également deviner dans cet accoutrement, de même que les jambes, desservies par le tissu synthétique du survêtement qui en dévoilait la maigreur, quand il ne la soulignait pas. J’avais éprouvé une sensation bizarre, sans aucun doute liée à mon refus de voir ce que je voyais. La sensation de ne pas être tous les deux face à face, dans le décor si réel et si brut d’un palier d’étage, mais d’avoir été transportés dans un désert où les couches de condensation de l’air brouillaient ma vision, au point que sa silhouette me serait apparue à distance, en voie d’estompement. Je fus incapable de dire quoi que ce soit, bien que mon embarras, plus précisément le choc provoqué par ce que j’étais en train de remarquer, je n’avais pas pu le dissimuler.

Je n’ai jamais su ce qu’il fallait faire dans ce genre de circonstances. Relever et commenter la mauvaise mine de

son semblable ? Prendre des nouvelles sur un ton apitoyé ? Poursuivre comme si de rien n’était ? J’avais eu l’occasion d’observer toutes ces formes d’interaction sociale. Aucune ne m’avait convaincue. Je les avais pratiquées moi aussi, en tout cas celles qui consistent à ne pas s’impliquer, inspirée par des théoriciens de la douleur qui disent une chose paraissant frappée au coin du bon sens, à savoir que les mots, y compris les plus ordinaires, sont potentiellement dangereux. Ils ont vite fait de tomber à côté, de blesser, surtout lorsque la personne concernée ne vous signale d’aucune manière qu’elle attend vos paroles. Mais comment exprimer alors son empathie, du moment qu’on l’éprouve avec sincérité ?

Ce n’était pourtant pas sur ce palier, à côté de cette plante desséchée, que j’allais trouver la bonne solution. Je finis donc par demander à Sándor si son été se passait bien. Il répondit que tout allait pour le mieux. Il avait fait quelques déplacements, rencontré des amis, et il venait aussi de passer commande d’un vélo d’appartement sur lequel il avait l’intention de s’exercer tous les jours. Je l’en félicitai et lui proposai de venir prendre un verre chez moi dans quelques jours, voire un petit repas, histoire de saluer sa plante qui devrait être installée dans un nouvel équipement. Mes mots lui firent plaisir. Il accepta, sans toutefois réclamer une précision sur des dates possibles, ce qui n’était pas dans ses habitudes. Puis il me salua et se dirigea en direction de sa porte. Après qu’il l’eut ouverte, j’entendis sa voix annoncer son regret. Il venait de se rappeler qu’il avait prévu d’être absent. Je répondis que ce n’était pas un problème. Il pourrait me faire signe plus tard. M’assurant qu’il n’y manquerait pas, il entra chez lui sans se retourner une seule fois dans ma direction, ce qui ne lui ressemblait pas non plus.

22. Un vendredi matin, qui faisait suite à une longue série de journées de travail alourdies par les adaptations à des règles sanitaires changeantes, je m’étais levée bien décidée à ne pas allumer mon téléphone. À force, j’avais constaté que ce qui m’aidait à me reposer vraiment n’était pas en soi le jour de congé, mais l’absence totale de messages, d’appels et de notifications.

J’ignore pourquoi tout à coup, dans un moment qui avait été si proche du réveil, et alors que j’étais encore en pyjama, j’avais allumé l’appareil, comme si j’avais capté un signal caché qui ne se discutait pas. Aussitôt, un message était arrivé, que mon voisin Sándor venait d’écrire. Il me demandait si j’étais chez moi, sans autre précision. Je compris que quelque chose n’allait pas et le rappelai dans l’instant. Sa voix était crispée. Il faisait des efforts pour contenir son embarras et ne pas déclencher mon inquiétude. Il m’expliqua que ses jambes ne le portaient pas et me demanda si je pouvais venir vers lui en utilisant les clefs de son appartement que j’avais chez moi. Je répondis que j’allais arriver, ce que je fis aussitôt après avoir enfilé un pantalon et une chemise.

Je le trouvai assis au bord de son lit, désemparé. Il précisa qu’il avait essayé de se lever, et que pour une raison incompréhensible, ses jambes ne tenaient pas debout. Elles ne lui faisaient pas mal, pourtant. Il les sentait, les avait pincées et massées, et voilà qu’elles refusaient de tenir

quand il se levait. Il me regarda et je vis dans ses yeux d’ordinaire si tempérés une forme d’incompréhension brute. Ce n’était ni de la peur, ni de l’angoisse, pas même un sentiment d’injustice. Seule l’incompréhension occupait la totalité de son regard clair. À l’évidence, les poils de sa barbe ne dataient pas de cette seule nuit. Ses cheveux en tous sens n’avaient pas dû être arrangés depuis plusieurs jours. Son allure était si brouillée qu’elle accentuait sa fragilité, d’autant que la couleur dominante de son pyjama, un marron sage, attristait encore l’impression générale.

Par chance, je demeure capable de faire preuve de sangfroid dans ce genre de situations, de conserver une voix tranquille, et de trouver à dire peu de choses focalisées sur un but évident. Je proposai que nous fassions un essai ensemble, au cours duquel je me mettrais face à lui, et lui offrirais mes bras croisés en guise de barre d’appui. Je lui dis que ce n’était pas dangereux. En cas de problème, il pourrait se rasseoir facilement, étant entendu que je ne me sentais pas de taille à soutenir la totalité de son corps.

Bien que très amaigri, Sándor demeurait un homme grand. Il s’appuya avec confiance, se redressa et je constatai qu’en effet, ses jambes le lâchaient. On ne pouvait pas dire qu’elles étaient comme des chiffons, selon l’image éculée. Quelque chose tenait en elles, répondait, hélas pas jusqu’au bout. Je me souviens d’avoir envisagé que cette étrange réaction pouvait être reliée à une cause psychologique, tout autant capable qu’une raison physique de provoquer l’inexplicable. Je demandai à Sándor si cette journée comprenait un rendez-vous qui l’inquiétait ou le contrariait. Il me répondit textuellement ceci : ne faites pas de psychologie à la petite semaine avec moi s’il vous plaît, vous êtes trop intelligente pour cela, et moi pas assez.

Je suggérai alors de nous organiser. J’irais lui préparer un café tandis qu’il appellerait son médecin traitant, voire

un service infirmier à domicile. Il accepta la première partie de mon plan et refusa la seconde en affirmant que tout cela ne pouvait être que passager. Je me rendis dans sa cuisine, perturbée. Pourquoi avais-je allumé mon téléphone ? Au nom de quoi allais-je devoir trouver une solution introuvable afin de préserver la dignité de cet homme ?

En l’état, je n’avais plus d’autre choix que d’essayer, mais pas sans y mettre des limites. Je revins vers Sándor et le priai de bien vouloir appeler son médecin. Maintenant, et pas plus tard. Puis je repartis à la cuisine. Quand je retournai dans sa chambre, munie d’un plateau et de deux tasses fumantes, il était encore en ligne. Après qu’il eut terminé, il m’annonça qu’il devait aller à l’hôpital, au service des urgences. J’explosai. Comment se pouvait-il qu’on exige de lui, un patient régulier du service d’oncologie, de se rendre aux urgences comme n’importe quel quidam soudain malade ou accidenté, et par conséquent de se plier à tout un cheminement insensé ?

Sándor m’apprit qu’il n’avait pas pu parler à l’un de ses oncologues, seulement à un assistant du service. Celui-ci avait assuré que telle était la procédure, même pour des patients réguliers, et même pour un individu subitement incapable de tenir sur ses jambes. Il avait conseillé au malade d’appeler une ambulance s’il se sentait trop mal. Quand mon voisin prononça cette phrase, je sentis à quel point cette perspective marquait pour lui une extrémité dans sa situation, c’est-à-dire une défaite. Si vous êtes d’accord, me proposa-t-il, nous allons refaire un essai dans quelques minutes, avant que vous ne partiez au travail, et si ça ne marche pas, j’appellerai les secours. Je lui annonçai que je n’étais pas si pressée, puisque c’était mon jour de congé, me gardant de préciser que celui-ci venait d’arriver après une période chargée. Pendant qu’il buvait sa tasse et que la mienne reposait sur la table de nuit, je m’étais

mise à réfléchir. Puis je l’avais prié de me donner quelques minutes, l’assurant que j’allais revenir. Je partis à la recherche de mes bâtons de randonnée, que je trouvai tout de suite, avant de me rendre compte qu’ils étaient dépourvus de leurs embouts amortisseurs. Je consacrai du temps à les localiser car ils étaient indispensables pour l’usage que je prévoyais. Une fois de retour dans la chambre, je vis le visage de mon voisin s’illuminer. Je lui fis remarquer que c’était bien la première fois que du matériel de sport semblait susciter de l’enthousiasme chez lui. Il se détendit, persuadé qu’il serait tiré d’affaire. Nous dûmes nous y reprendre et prévoir de nombreuses pauses. Au bout du compte, Sándor parvint à marcher, fortement appuyé sur mes bâtons. Il me demanda si j’aurais la gentillesse de bien vouloir le conduire à l’hôpital, m’avertissant qu’il n’allait pas s’habiller ni se raser, seulement enfiler des chaussures et revêtir un pardessus. Je répondis que je l’accompagnerais, puisque j’étais là. L’idée m’effleura d’insister pour qu’il s’assure à l’avenir d’obtenir des aides à domicile. J’y renonçai.

Lorsque je m’agenouillai pour lui enfiler chaussettes et chaussures, mon voisin me qualifia d’ange. Ce mot me crispa tout entière. Pas le mot en lui-même, plutôt ce genre de mot, lâché dans ce genre de circonstance. Quand je me relevai, je lui annonçai que je n’étais pas un ange. Absolument pas. Il me regarda, interloqué. Le moment n’était pas bien choisi. Je décidai de l’éclairer tout de même. Je lui dis que ce que j’étais en train de faire auprès de lui, des millions d’autres personnes le faisaient aussi, à cet instant précis, des femmes avant tout. Non par goût, mais pour que la vie en société soit possible. En réalité vivable, ce qu’elle cesserait d’être à la seconde si tout ce travail s’arrêtait. Un travail éreintant, jamais payé, ou si peu. Sándor réagit en affirmant qu’il savait parfaitement

tout cela. Cette phrase renforça mon exaspération. Non ! Vous ne le savez pas ! avais-je asséné. Il sembla perdu, alla jusqu’à porter sa main à son front. Je coupai court. Vous en êtes conscient en ce moment, parce que vous ne parvenez pas à sortir de ce lit. Mais le reste du temps, lui dis-je, ni vous ni personne ne tient à le savoir, et encore moins à respecter cette réalité quotidienne en la traitant autrement que par le mépris.

Un lourd silence s’installa. Je ne fis rien pour le rompre et m’assis à côté de mon voisin, sur son lit. Au bout de plusieurs minutes, il me demanda si je souhaitais qu’il appelle un service d’aide. Je répondis qu’il m’avait en réalité bien comprise et que telle n’était pas la question. Était-il prêt à se lever ? Il acquiesça. Je saisis au passage son sac en bandoulière, dans lequel il gardait ses papiers et les clefs de sa voiture. Nous atteignîmes sans trop de peine l’ascenseur.

Je le conduisis à l’extérieur de l’immeuble, le fis asseoir sur un muret à bonne hauteur, afin qu’il puisse prendre un peu d’air, le temps que je me rende dans le garage souterrain.

Le trajet jusqu’à l’hôpital se fit sans un mot, à l’exception de ceux que Sándor prononça en se demandant ce qui lui arrivait. Il sembla ne pas avoir eu conscience que ses pensées étaient allées plus loin que l’intérieur de sa tête. Quand il s’en rendit compte, tandis que j’avisais une place de parc sur la rue, située par chance non loin de l’entrée des urgences, il me demanda si ses jambes ne répondaient plus parce que certains médicaments étaient en train de l’intoxiquer. Je lui dis qu’une telle question était hors de mon domaine de compétence et qu’il ferait bien d’interroger ses médecins, sans leur laisser la voie de sortie facile qu’ils empruntaient si souvent en répondant que pas du tout, alors qu’ils n’en savaient rien.

J’eus l’impression que plus nous approchions de la porte coulissante et plus Sándor faiblissait sur ses bâtons, au point que je plaçai une main sous l’une de ses aisselles. Je l’installai sur une chaise et m’approchai d’un des guichets, munie de sa sacoche. Le ton de la réceptionniste se révéla d’une parfaite indifférence. Je sortis la carte d’assurance maladie et ne pus m’empêcher de dire à cette employée qu’obliger un tel patient à passer par le circuit des urgences était cruel. Elle pianota sur son clavier, m’informa qu’on allait bientôt s’occuper de mon proche et que je devais m’en aller, car les règles sanitaires ne permettaient pas aux accompagnants de rester dans la salle d’attente. Je n’en fis rien. Je rejoignis Sándor avec le papier tout juste reçu et les diverses étiquettes, et m’assis auprès de lui.

La salle était déjà remplie aux quatre-vingts pour cent. Afin de me protéger mentalement, je décidai de ne pas regarder celles et ceux qui attendaient, tous masqués comme nous l’étions. Je pris la main de mon voisin et lui dis ce qui me passa par la tête. À savoir qu’il fallait avoir le cœur bien accroché pour faire face à tant de difficultés, et que j’admirais son courage à un point que je ne saurais décrire. J’ajoutai qu’il pouvait m’appeler n’importe quand, la nuit y compris. Son regard se brouilla de larmes.

Au bout d’une vingtaine de minutes, un infirmier arriva avec une chaise roulante. Il y installa Sándor qui me tendit mes bâtons de marche. Où l’emmenez-vous ? demandai-je.

Dans un box où il sera installé sur un lit, répondit le soignant. Combien d’heures devra-t-il attendre ? L’homme n’en avait aucune idée. Sándor demeura impassible, comme si tout ce qui allait suivre ne le concernait plus. J’effleurai alors son épaule et m’en allai, dans un état presque second.

23. L’animal était d’une incroyable étrangeté. On aurait dit qu’un mélange parfait de sauvage et de domestique avait été composé exprès pour lui, au point qu’il était impossible de savoir à quoi l’on avait affaire. Je l’avais surpris en sortant de mon appartement, tandis qu’il était en train de se faufiler en direction des greniers. C’était un énorme chat, mais ce n’était pas un chat. C’était un lynx affairé, mais ce n’était pas un lynx. Ou un renard du désert qui n’appartenait pas au désert. Il s’était retourné et je l’avais craint. Aucune des couleurs de son pelage ne dominait, entre le fauve, le blanc, le gris et le noir. Ce qui m’avait le plus déstabilisée, c’était de m’être retrouvée empêchée de dire minet-minet, ainsi qu’on le fait toujours face à un chat, même très bizarre. Il n’existait pas de mot pour appeler cette créature, et ce constat m’avait crispée davantage. Non pas qu’une telle situation soit improbable en montagne ou en forêt, mais parce qu’en milieu urbain, elle ne peut être anticipée, et encore moins à l’intérieur d’un immeuble d’habitation.

La bête m’avait observée, immobile, les yeux mi-clos, pas même sur la défensive. Je n’avais pas osé bouger, la clef de mon appartement dans la main, en train de me demander si j’oserais faire la manœuvre inverse en moins d’une seconde, afin de me réfugier chez moi et d’échapper à un saut prodigieux que cette sorte de félin était tout à fait capable d’effectuer en direction de ma gorge. J’avais eu maintes occasions d’observer des chats et de voir comment

ils se préparent à l’affrontement, dans une totale immobilité apparente. Et soudain, des adversaires dont les corps semblent mal positionnés se retrouvent avec de parfaits angles d’attaque. Jamais je n’aurais imaginé devenir la proie d’une telle frayeur, face à un animal qui ressemblait néanmoins à un chat, avec la taille et la puissance d’un mammifère de catégorie supérieure. Se pouvait-il, comme le font parfois les renards, que ce quadrupède ait quitté son milieu naturel pour tirer profit d’une vie au milieu d’êtres humains agrégés ? Ou qu’il se soit échappé d’un zoo de la région ? Ou était-ce que le jeune homme très discret qui s’était installé dans l’appartement du couple emporté par le virus abritait ce spécimen, et l’avait tenu enfermé jusqu’à ce jour où il avait réussi à faire faux bond ?

Je m’étais efforcée d’occuper mon cerveau dans l’espoir que la bête finisse par se lasser et décide de poursuivre sa progression en direction du toit, ce qui m’aurait peut-être permis de saisir le téléphone et de la photographier, quitte à n’avoir que son dos, d’ores et déjà convaincue que sans preuve, je n’oserais parler à personne de cette rencontre. L’animal ne s’était fatigué ni de sa position, ni de m’épier. J’avais alors souhaité que la porte d’entrée de l’immeuble claque, ou que quelqu’un sorte de son appartement, bref, qu’un bruit quelconque le surprenne et le perturbe, n’osant pas provoquer un geste brusque de mon côté. Tout était calme pourtant dans notre immeuble, pas une voix, un cri, un pas, et ce n’était pas non plus du côté de l’appartement de mon voisin que je devais attendre quelque chose, puisque Sándor était parti en voyage.

Après des semaines qui avaient été à nouveau difficiles pour lui, Sándor était parvenu, d’une certaine manière, à retrouver des forces et de meilleures jambes, en tout cas assez de confiance pour ne pas craindre que toutes sortes

de complications surviennent à nouveau. Il m’avait avertie de son voyage une dizaine de jours auparavant, tenant à me présenter l’une de ses amies qui l’accompagnerait.

J’avais ainsi fait la connaissance, chez lui, d’une femme prénommée Ariel, de laquelle émanait une joie de vivre peu ordinaire. Je m’étais demandé s’il s’agissait d’une qualité naturelle, ou si elle se forçait un peu, compte tenu des circonstances. Elle avait en tout cas prévu d’emmener son ami visiter plusieurs lieux chamaniques, et lorsqu’elle m’interpella pour savoir si je les connaissais, je ne pus que répondre par la négative et par la surprise. J’avais précisé n’avoir pas entendu dire qu’il existait le moindre lien entre le chamanisme et l’Europe occidentale. À moins, avais-je interrogé, que vous ne songiez à la Sibérie, qui n’est pas exactement en Europe ? Ariel parlait pourtant bel et bien de notre pays et de nos voisins immédiats. Elle cita des noms, qui me disaient quelque chose, liés à la religion catholique et pas du tout au chamanisme. Elle s’était montrée très affirmative. Je n’en avais pas rajouté, me contentant de l’écouter et d’approuver ce prochain vagabondage. Or, face à la bête indéfinissable, voilà que je m’étais mise à repenser à certaines phrases prononcées par Ariel, et qui m’avaient fait peu d’effet sur le moment. Elle avait notamment laissé entendre que chacun d’entre nous avait la capacité d’entrer en contact avec le monde tel qu’il est vraiment. Un monde infini, entremêlé, peuplé d’esprits et de sources d’énergie. Hélas, selon elle, une éducation étroite, délétère, nous encourageait dès l’enfance à ne pas tenir compte de cette réalité, à ne surtout pas nous en approcher. Elle avait encore dit que ce genre de contacts s’établissait parfois, même lorsqu’on n’y était pas préparé. Était-il dès lors envisageable que cette silhouette inconnue ne se trouvait pas par hasard sous mes yeux ? Et ne serait-elle

pas venue exprès, afin de narguer certains de mes penchants, en particulier pour la circonspection ?

Bien que très troublée, le fait de penser à Ariel et à Sándor dans une telle circonstance m’avait aidée à trouver le courage d’en finir. D’une manière impulsive, j’avais parlé à voix très forte en direction du faux chat. Sans quitter son regard, je lui avais dit que j’en avais assez, et répétant ces mots, j’avais ouvert ma porte le plus tranquillement possible. Une fois à l’intérieur, j’avais pris le temps de me préparer du thé, puis je m’étais mise à écrire un long message à mon voisin pour lui raconter ce qui venait de se passer. Je doutais que, n’ayant pas vu cette créature, Sándor accorde l’entier de son crédit à mes descriptions. Mais sans me l’expliquer, j’avais considéré que cette mystérieuse apparition le concernait aussi. Je finis par expédier mon message comme si j’accomplissais un devoir. Au fond de moi, j’espérais surtout que Sándor me répondrait et ne manquerait pas de me proposer une explication terre à terre, susceptible de justifier cette présence animale à quelques mètres de nos portes d’entrée.

24. Ainsi, le grand et beau bosquet de notre quartier était voué à disparaître avant la fin de l’année. Ses bouleaux tronçonnés les uns après les autres, comme de la vulgaire broussaille. Les hêtres tranchés aussi, qui donnaient une si belle ombre, et les sapins déjà mal en point à cause des trop fortes chaleurs, et les saules, les ormes, les charmes, les châtaigniers, les noisetiers. Anéantis les chemins de terre, les tapis de feuilles, de mousse, et encore l’étang gris, et priés d’aller voir ailleurs les écureuils, les mulots, les hérissons, les papillons, les vers de terre, les pics-verts, les moineaux, afin que puissent s’ériger des salles de sport, une piscine olympique, des parkings et, plantés tout à la fin du chantier, quelques arbustes pitoyablement appelés à devenir le jardin des familles. La décision était tombée début septembre. Les autorités municipales avaient obtenu l’aval des autorités cantonales. Leurs avocats avaient répliqué point par point aux opposants. Selon eux, l’urgence des besoins publics, en particulier ceux des écoles, primaient sans discussion les réticences que chacun était légitimé à éprouver face à la suppression de quelques arbres. Assurance était donnée, dans la lettre accompagnant la décision, que des plans climat étaient à l’étude et seraient bientôt adoptés. Aucun mot n’avait été employé pour qualifier cette destruction à la hauteur de ce qu’elle était, à savoir un désastre supplémentaire, qui faisait suite à un bétonnage intensif de notre ville depuis plus de trente ans, avec une accélération manifeste ces dix dernières années.

Prenant connaissance de cette prose, je ressentis un haut-le-cœur qui se transforma en nausée véritable. Était-il possible que dans un pays tel que le nôtre, un pays où nous avions encore en suffisance des connaissances scientifiques et des ressources pour agir, nous devions nous plier à des décisions aussi moyenâgeuses ? Il n’y avait pas à s’étonner que chez nous, autant qu’ailleurs, de tels projets continuent à être fomentés par les habituels milieux de la promotion immobilière et de la finance, qui ne changeront jamais d’optique, dût la planète être déjà à moitié engloutie sous leurs yeux. Mais comment se faisait-il que des autorités publiques censées défendre les intérêts de la communauté se plient d’une manière si hypocrite et irresponsable à des intérêts privés ? Fallait-il en déduire que des méthodes de corruption étaient à l’œuvre, en apparence plus civilisées et certainement pas moins efficaces que celles utilisées dans les pays sans foi ni loi ?

J’appelai aussitôt l’avocat, celui que j’avais pu contacter grâce à l’entremise de mon voisin Sándor, et qui avait agi dans cette cause avec un esprit clair et vif. Cherchant ses coordonnées sur mon téléphone, je n’avais pas eu beaucoup d’espoir dans le fait qu’il répondrait, ni qu’il puisse proposer une parade à cette nouvelle dévastatrice. C’est pourtant ce qu’il fit en décrochant au premier coup, et en m’annonçant qu’il était parvenu à mobiliser une puissante fondation active dans la défense de l’environnement. Un recours était en préparation et serait déposé dans les délais, m’assura-t-il. L’homme précisa que la probabilité était grande de pouvoir obtenir un effet suspensif, ce qui immobiliserait les tronçonneuses sur leurs étagères, à tout le moins pour les six prochains mois. Puis il se racla la gorge et prit un ton de voix différent comme si, en l’espace de quelques secondes, sa carapace d’avocat déterminé n’avait

été qu’un cylindre pliable entourant son corps et subitement retombé à ses pieds, pour laisser place à un humain hésitant, presque bégayant. Ce qu’il voulait savoir, sur le fond, c’était comment allait Sándor, qu’il qualifia en tant que notre ami commun. Il se permettait de me poser cette question parce qu’il avait eu l’occasion de le voir deux semaines plus tôt, dans une réunion professionnelle, et à dire vrai, il s’en était trouvé bouleversé, même s’il n’en avait rien laissé paraître, évidemment. Je laissai un peu de silence s’écouler sur notre ligne et lui demandai pourquoi il avait dit évidemment. Je le sentis aussitôt sur la défensive et dus l’assurer que je ne le jugeais pas, tant il m’arrivait souvent de ne pas savoir comment réagir quand l’état physique de Sándor me faisait venir des frissons. Le ton de l’avocat changea à nouveau. Il m’avoua qu’il était très inquiet. L’image renvoyée par le malade était tellement saisissante qu’on avait envie de le prendre dans ses bras, ce qu’il n’avait pas osé faire. Elle rappelait aussi ce qui pouvait nous arriver, à chacun d’entre nous, et cela le terrifiait. Il poursuivit en me confiant qu’à la suite de cette rencontre, il s’était dit à plusieurs reprises qu’il devrait lui téléphoner. Or, il n’avait toujours pas trouvé le courage de le faire. Le problème n’était pas lié à un agenda surchargé. C’était vraiment une question de courage, et il profitait de cet appel pour essayer d’en avoir.

Je répondis que s’il prenait contact avec Sándor sur un plan privé, j’étais persuadée qu’il serait bien reçu. Je lui conseillai, plutôt que d’échanger des banalités et recevoir à coup sûr la confirmation d’une guérison toute proche, de lui proposer de faire quelque chose, ne serait-ce que de prendre un verre en ville. Très bien, dit mon interlocuteur, avant de me demander si Sándor avait une chance de s’en sortir. Il me pria aussitôt de bien vouloir lui pardonner une formulation aussi brutale. Je lui dis que Sándor avait

la même chance de s’en sortir que celle que nous aurions si nous étions à sa place, c’est-à-dire que cette chance existerait à nos yeux d’une manière si forte et si vraie qu’il serait le premier, et moi la première, à n’en jamais douter. L’avocat me remercia pour ces mots qu’il jugea réconfortants. Il proposa de m’envoyer le texte du recours. Je m’engageai à le lire avec attention. Je répétai que son aide était providentielle pour notre groupe d’opposants, et que si nous pouvions contribuer à rendre des points encore plus percutants, nous le ferions volontiers. Il voulut savoir si je comptais soumettre ce texte à Sándor également. Je fus surprise de cette question et lui rappelai que mon voisin n’était pas exactement un défenseur de l’environnement. Sa voix se fit persuasive. Il me dit que je ne devais pas hésiter à lui demander son avis. Il affirma que Sándor était beaucoup plus attaché à ces arbres que je ne pouvais l’imaginer. Il m’apprit alors qu’après la réunion dont il m’avait parlé, mon voisin s’en était allé rapidement, non sans être venu le saluer et l’avoir prié avec insistance de faire son possible pour empêcher ce massacre. Vous devez savoir, insista la voix au bout de la ligne, que Sándor n’a pas prononcé un mot lié à nos affaires ; en réalité, il n’en avait que pour votre bosquet.

25. Depuis quelque temps, mon voisin s’était mis à porter du rose. Il semblait avoir toute une palette à sa disposition, qu’il déclinait tour à tour en chemise rose pâle, cravate rose fuchsia, chaussettes piquetées de motifs rose vif, ou encore en pochette et foulard. À une occasion, et il avait déjà commencé à faire plus frais, je l’avais aperçu en veston de lin d’une couleur tirant vers le rose framboise. Ces manifestations apparaissaient d’autant plus surprenantes que, depuis que je le connaissais, Sándor avait toujours été plutôt soigné, mais pas original. Intriguée, j’étais allée jusqu’à faire une recherche online pour vérifier si la nouvelle mode d’automne avait donné ce type d’injonction, à tout le moins à ce genre d’hommes. Il n’en était rien. S’agissait-il d’une diversion de sa part, afin que les regards posés sur sa personne s’orientent plutôt vers ces détails excentriques ou y avait-il derrière ce changement la main d’une amie, une de celles qui croient aux vertus infinies des vitamines, du chamanisme et pourquoi pas des couleurs, bref de n’importe laquelle de ces théories à la fois simplistes et séduisantes qui se multipliaient, au fur et à mesure que notre monde devenait dangereux et nous échappait ? Le plus curieux à mes yeux était encore le fait qu’un esprit aussi carré que celui de mon voisin se lance dans ce genre d’expérience et en attende peut-être un résultat. Je m’étais promis de lui en toucher un mot lors du prochain tête-à-tête.

Lorsque celui-ci arriva, Sándor n’affichait pas la moindre touche de rose sur lui. C’était un samedi et il pleuvait beaucoup. Je venais de rentrer du marché et mon voisin avait attendu que je finisse d’ouvrir ma porte pour pousser la sienne, comme s’il avait guetté mon retour. Je me sentis presque agressée par cette façon de faire. Mais quand je vis son visage, je compris que tel avait été le seul moyen à sa disposition pour sauver les apparences. Sur le ton le plus naturel qu’il pût trouver, il m’avoua qu’il n’allait pas fort, non pas physiquement, plutôt moralement, et qu’il avait une proposition assez bête à me faire, si par hasard je pouvais me libérer une heure ou deux. J’attendis, sans commenter, consciente du fait qu’il avait osé employer des mots peu fréquents dans sa bouche, laissant entrevoir son désarroi. Son envie était que nous prenions sa voiture, que je la conduise, et que nous allions n’importe où, là où il y aurait du vert sous la pluie, beaucoup de vert, des champs, des forêts et, si possible, des montagnes assez hautes au loin. Il me dit qu’il avait besoin de voir autre chose, pendant quelques heures, sans but précis, et que si des orages devaient survenir, ce serait mieux, pour autant que je ne craigne pas de rouler dans de telles conditions. Sous le coup de la surprise, et aussi de la contrariété, je ne sus que répondre. J’avais prévu de passer le reste de la journée à faire de la cuisine pour mes invités du soir, à écouter de la musique, à fermer les yeux, à danser. Ce programme alléchant dut se lire sur mon visage, ou plutôt l’effet délétère de sa probable annulation, car Sándor soudain s’excusa. Il se jugea égoïste, me pria de bien vouloir pardonner le fait qu’il me dérangeait si souvent, prétendit qu’il ne se sentait pas si mal en réalité. Il allait simplement prendre une de ces pilules qui l’endormirait vite, et au réveil tout serait rentré dans l’ordre.

Ce samedi-là, je ne revins sur aucune des phrases que mon voisin avait prononcées. Je décidai de décider à sa place. J’affirmai que j’avais besoin d’aide en cuisine, qu’il n’y avait pas une minute à perdre. Je l’avertis qu’il allait devoir peler et couper en petits morceaux une telle quantité de légumes qu’il saurait à l’avenir exactement de quoi était composé un bortsch ainsi que d’autres plats de la cuisine russe, aussi délicieux que ravageurs sur le plan des heures qu’ils rançonnent aux gourmands. Ce fut au tour de Sándor d’afficher un visage sur lequel la perspective d’un vagabondage en voiture dut laisser sa place à un programme d’un genre différent. Il n’en parut pas trop contrarié. Et il eut ces questions qui me firent éclater de rire à l’intérieur, tant il me les posa avec sérieux, comme un élève jugé assez mûr pour être enfin autorisé à prendre part à un atelier de chimie. Il voulut savoir comment il devait s’habiller et s’il devait prendre avec lui quelques couteaux.

26. À en croire l’homme qui ne voulait pas mourir, ses médecins étaient raisonnablement optimistes. Ils étaient même tout à fait raisonnablement optimistes. Ils avaient installé des barrages pour s’assurer que des cellules malignes, dûment attaquées par des molécules de chimiothérapie, ne partent pas se balader ailleurs. Quand il s’avéra que certaines avaient passé le mur, ils les avaient rattrapées à temps. Lorsqu’il devint évident que toutes n’avaient pas été rattrapées, elles furent traitées là où elles se trouvaient, et jugées moins virulentes qu’elles ne l’auraient été s’il n’y avait pas eu les interventions précédentes. Comme des tissus autour du cœur montrèrent des signes de probables atteintes, les spécialistes avaient appliqué les dernières méthodes en date, susceptibles de les régénérer. La manœuvre avait bien réussi, semblait-il. Au moment où l’estomac commença à ne pas bien fonctionner, à se gonfler d’une manière inexplicable, et les intestins à se bloquer ou se débloquer trop brutalement, les médecins avaient décidé d’y aller voir de près. Ils avaient procédé à diverses corrections et avaient assuré mon voisin qu’il y avait encore de la marge pour une intervention plus radicale, dans quelques mois. En somme, partout où ils allaient voir, ces oncologues trouvaient matière à agir et leur patient n’était pas le dernier à les y encourager.

En l’écoutant me faire ce récit qu’il consentit à me livrer parce que je lui avais demandé des informations précises,

tandis que nous roulions dans la campagne à l’occasion d’une splendide journée d’automne, il m’apparut que Sándor se trouvait pris dans un système où non seulement il ne voyait pas le tableau d’ensemble, mais où tout était fait, médicalement parlant, pour qu’il n’essaie pas de le regarder. Si bien qu’engagé sur cette chaîne de montage, mon voisin passait d’une main à l’autre, rassuré de constater que quelle que soit la partie de son corps touchée, il y avait des spécialistes, des instruments, des méthodes. Certes, chaque dégradation nouvelle ou complication prenait le malade au dépourvu. Tel n’était pas le cas avec les oncologues. À chaque fois, ces derniers réagissaient avec calme. Ils envisageaient diverses hypothèses, procédaient à tous les examens nécessaires et finissaient par dire à leur patient que ce qui venait de se passer à cet endroit particulier pouvait parfaitement se produire, même si cela n’avait pas été le plus probable. Ils assuraient Sándor qu’ils lui en avaient parlé, forcément, et que si lui-même n’y avait pas prêté attention, c’était normal, puisque le rôle d’un patient consiste à se concentrer sur sa guérison, pas sur des probabilités.

Après que j’eus passé les premiers d’une longue suite de virages en épingle à cheveux conduisant au col et me fus habituée à leur rythme, je demandai à mon passager si telle était bien son attitude, à savoir se concentrer sur sa guérison et pas sur des probabilités. Il me répondit qu’il n’avait pas le choix. Je voulus savoir pourquoi. Il se montra direct avec moi. Il reconnut qu’il n’en avait pas la force. Et pas même la curiosité. Il avait beau être un mathématicien de formation, c’était comme si cette passion ne pouvait pas s’exercer, ni avoir la moindre utilité dans ce qui lui arrivait.

Le malade avait décidé d’accorder une confiance totale à ses médecins. Parce que ceux-ci étaient jeunes et que

lui-même, comme tant d’autres en train de vieillir, se sentait impressionné par l’assurance dégagée par ces trentenaires chevronnés. La plupart de ses doctoresses et docteurs étaient d’ailleurs passés par les universités et centres de recherche les mieux cotés, Sándor l’avait vérifié. Il avait aussi eu des conversations plus approfondies avec deux de ses oncologues principales, et ce qu’il avait entendu l’avait épaté. Me racontant cela, il se détendit sur son siège passager, au point que je le sentis et n’osai pas gâcher cet instant en lui rappelant que nombre de ces jeunes médecins étaient engagés dans une compétition de recherche scientifique effrénée, à bien des égards impitoyable, pour laquelle ils avaient avant tout besoin que des patients aillent aussi loin que possible dans les tests et les essais. Éprouvant une rage grande et vaine contre le piège qui nous est tendu par une médecine aux progrès indubitables, mais se faisant avant tout sur le dos d’une quantité considérable de malades expérimentés bien avant que d’être soignés, je ne pus plus me concentrer sur la route et arrêtai la voiture sur la première place d’évitement qui se présenta. Autour de nous s’étalait un paysage d’altitude où les arbres avaient disparu, laissant place à un mélange superbe de pentes tantôt rocheuses, tantôt herbeuses. La respiration de Sándor demeurait calme, en dépit de l’important dénivelé que nous venions de franchir, en peu de temps.

Mon voisin se comporta comme s’il n’y avait aucun lien entre notre sujet de discussion et ma réaction. Il approuva ce petit arrêt au milieu de nulle part, m’annonça qu’il préférait rester assis avec la portière ouverte et que cela ne le dérangeait pas du tout si j’avais envie d’aller marcher un peu. C’est ce que je fis pour me calmer, profitant d’absorber cet air si différent de celui que nous avions en plaine. M’éloignant de la voiture, je tâchai de me

convaincre qu’il revenait à chacun d’entre nous de décider ce que l’on veut savoir et ce que l’on tient à laisser de côté. Entre l’extrême clairvoyance et l’aveuglement volontaire, il y avait encore d’autres attitudes envisageables. Mais je pris conscience que ma tolérance s’épuisait vite, désormais, face à ceux qui osent prétendre que leur appréhension d’un problème n’est en rien entachée par ce qu’ils prennent grand soin d’ignorer.

Lorsque je revins, Sándor était au téléphone, ainsi qu’il en avait l’habitude. Je l’entendis finir de décrire cette magnifique journée buissonnière d’une manière tellement contraire aux faits que quiconque l’écoutait ne pouvait que l’imaginer en train de conduire sur une route escarpée, en pleine maîtrise de ses moyens. Rallumant le moteur, je me permis de dire à cet homme à la fois si obstiné et si désemparé que je le trouvais encore plus audacieux en fiction que bien des personnes dont c’était le métier d’en créer.

27. Incidemment, il avait été question du lac. Et des bateaux de croisière qui circulent sur ce lac, nombreux à la belle saison, et beaucoup plus vides depuis que la contagion, avec ses incessants foyers de reprise à travers le monde, avait tenu à bonne distance de nos rivages l’habituelle clientèle venue d’Asie. Au cours d’un cocktail de mariage auquel tout notre immeuble avait été convié, plusieurs personnes avaient parlé de cette découverte qu’elles venaient de faire de pouvoir emprunter ces bateaux historiques, sur lesquels elles avaient dédaigné de mettre les pieds auparavant. Elles avaient décrit le plaisir éprouvé à remonter vers le haut du lac durant une heure ou deux, à traverser vers le pays voisin, ou encore à faire le tour entier au rythme lent de ces bâtiments, un livre à la main ou sans rien, juste à regarder et à se laisser ensommeiller. Sur le moment, Sándor n’avait pas semblé prêter attention à ces petites conversations qui s’étaient échangées entre des individus n’ayant rien en commun, si ce n’est le lieu d’habitation et l’invitation surprenante qui nous avait été faite par Jane et Johan. Proches de la cinquantaine, les futurs nouveaux mariés étaient en réalité un couple formé de longue date. Même Sándor n’avait pas refusé d’aller trinquer à leur santé. En parlant avec lui quelques jours avant l’événement, j’avais découvert qu’il les connaissait beaucoup mieux que moi. Il s’avéra qu’ils avaient parfois tous les trois de longues conversations en allemand. Je compris que Jane, Johan et moi étions les seules personnes

de l’immeuble avec lesquelles Sándor avait noué une relation de voisinage allant bien au-delà de quelques mots de salutation. Il apparut aussi que, comme cela s’était passé avec moi, il avait fait leur connaissance après sa séparation d’avec Veronika. Pourtant, l’un et l’autre couple s’étaient installés dans cet immeuble à peu près en même temps, il y avait déjà plus de dix ans.

De mon côté, j’avais appris à connaître nos hôtes dans le cadre de la lutte pour la sauvegarde du bosquet. Jane et Johan s’y étaient engagés tous les deux et ils avaient précisément choisi d’organiser leur verrée de mariage au milieu des bouleaux menacés. Par chance, le temps avait été superbe. Cela ne faisait pas longtemps que Sándor était revenu d’un nouveau passage à l’hôpital. Il était encore très faible. J’avais trouvé mon voisin courageux. Inévitablement, des invités allaient lui demander ce qui lui était arrivé, et l’écraser de conseils à propos de méthodes et d’aliments miraculeux.

Au début, Sándor avait déambulé tant bien que mal d’une petite table haute à une autre, un verre de champagne à la main. Puis il avait fini par s’asseoir sur une des larges chaises en osier que Jane avait tenu à faire installer un peu à l’écart. La mariée du jour avait revêtu une robe blanc ivoire, mi-longue, d’un aspect assez simple de prime abord. Ce ne fut qu’après l’avoir regardée de près que j’avais noté la délicatesse du tissu, parsemé de perles blanches cousues. Elle portait aussi une couronne de fleurs fraîches, à dominante mauve, qui attira beaucoup de compliments. Elle précisa l’avoir confectionnée de ses mains, selon une tradition de sa région natale, proche de la frontière danoise. J’avais toujours pensé qu’en raison de son prénom, Jane venait d’Angleterre et non pas d’Allemagne. Plusieurs personnes profitèrent de ce cocktail pour lui demander davantage de détails à propos de son origine.

Elle prétendit n’avoir que des on-dit à proposer, et ajouta que sa préférence allait à celui qui faisait de son grand-père paternel, qu’elle n’avait pas connu, un soldat américain sur sol allemand. Son tempérament généreux se manifesta une fois de plus lorsque, pensant au confort d’autrui avant le sien, elle prit un tabouret pour s’asseoir à côté de Sándor, parvenant ainsi à créer une place un peu plus officielle, vers laquelle des convives ne tardèrent pas à se diriger. C’est dans ce coin de la petite fête que des conversations se tinrent à propos du lac et des bateaux de croisière, en tant que lieux de ressourcement découverts grâce aux effets de la pandémie.

Lorsque nous avions évoqué ce mariage à venir avec Sándor, je lui avais moi aussi parlé de tout ce qui était en train de changer dans nos vies. Les indices qui me frappaient tenaient au fait qu’un couple établi tel que celui de Jane et Johan décide de procéder à une union en bonne et due forme, et d’y inviter des habitants de l’immeuble et du quartier. Comme si notre planète, désormais dépourvue du moindre abri contre le virus, avait terriblement rétréci, nous contraignant à regarder autour de nous, plutôt que toujours plus loin. Sándor n’avait pas partagé ce point de vue. Il estimait que faire le choix d’inviter le voisinage dans un environnement bucolique ressemblait tout à fait à la personnalité de ces amis. Quant au contrat de mariage, il n’avait pas abordé ce sujet avec eux. Mais il se doutait que sa maladie y était pour quelque chose. Sans doute les deux membres de ce couple avaient-ils pris davantage conscience de leur avancée en âge et avaient tenu à s’assurer qu’en cas de malheur, leur partenaire ne se retrouve pas aux prises avec les complications qui persistaient dans notre société fermement arrimée à l’institution du mariage. Celles-ci pouvaient aller jusqu’à empêcher une personne

de se rendre au chevet de son compagnon ou de sa compagne de vie. Pire encore, des conjoints non mariés se voyaient parfois refuser le droit d’obtenir des informations de la part des médecins traitants et de participer à des décisions médicales. Sándor m’avait expliqué tout cela sur le ton d’un notaire. Je m’étais empressée de lui faire remarquer qu’il avait raté sa vocation. Il avait rétorqué qu’il ne fallait pas se moquer de ces choses importantes.

Au milieu des arbres et des guirlandes, j’avais repensé à ces mots de mon voisin, au sérieux avec lequel il considérait l’officialisation de cette union. Malgré tout, il semblait être parvenu à s’insérer dans l’ambiance insouciante et à ne pas trop se lasser des conversations sans importance. Il avait même attendu le moment où les premiers lampions s’étaient allumés pour quitter la fête et rentrer se reposer.

Quelques jours plus tard, je remarquai que Sándor avait pris un coup de soleil sur son visage d’ordinaire si terne. C’est alors qu’il m’annonça avoir fait une croisière sur le lac. Il commença à me la raconter comme si je n’avais pas su que nous vivions non loin de bateaux propulsés par un système ancien de roues à aube ; comme si personne n’en avait parlé durant la soirée en plein air à laquelle nous venions de participer tous les deux ; comme si cette idée prodigieuse lui était venue au pied du lit, un beau matin ; comme s’il me rencontrait pour la deuxième ou troisième fois seulement de sa vie. Je l’avais regardé en essayant de capter au fond de ses yeux un signe d’ironie, voire de fatigue extrême, susceptible d’expliquer une telle absence de mémoire. Ni l’une ni l’autre piste ne semblant la bonne, je m’étais retrouvée mal à l’aise. Pourquoi réagissait-il ainsi ? Subissait-il l’effet de certaines substances ? Devais-je lui dire que quelque chose n’allait pas ? Sándor avait continué à me parler de cette belle journée qu’il avait passée en solitaire,

à se promener sans quitter son transat et à recevoir en pleine figure, malgré le parasol, un soleil de fin d’été dont il reconnut devant moi qu’il aurait dû se méfier davantage. Plus il se montrait enthousiaste, et il ne l’avait pas été souvent à ce point, plus je me sentais partagée entre le soulagement de découvrir qu’en dépit de sa faiblesse, il avait pu vivre encore une joie si grande, et le devoir qui était peutêtre le mien de le ramener dans une certaine réalité.

Par chance, une image s’imposa, qui vint à mon secours, celle de Jane dans sa robe de mariée. Une Jane assise sous les arbres à côté de Sándor, dans ces moments où elle lui avait pris la main pour battre avec lui la mesure de célèbres morceaux de jazz, et sans doute aussi celle de cette soirée qui avait enfin été plus légère que tant d’autres. J’avais alors regardé mon voisin, au visage devenu trop rouge et à la mémoire trop perturbée, et lui avais dit que c’était formidable de l’entendre, et que ce qu’il était en train de me raconter me faisait penser à notre chère Jane, à cet instant particulier de la fête où elle nous avait tout à coup priés de nous arrêter de parler. Puis elle nous avait demandé de nous concentrer sur ces minutes en train de s’écouler, non parce qu’elles étaient exceptionnelles, non parce que tout allait bien, mais parce que nous étions là.

28. Était-il possible que l’automne se soit engagé dans une telle sinistrose ? Du vent pour commencer, ce qui signifiait feuilles et fleurs précipitées à terre avant l’heure, amalgamées, pourrissantes, glissantes, et puis cette pluie jamais tarie, venue d’un océan céleste sans fond. Et ce virus qui relevait la tête, n’avait en réalité pas faibli dans sa tournée mondiale, et dirigeait à nouveau nos regards vers les chiffres quotidiens de contamination et d’hospitalisation. Le regard de certains d’entre nous, à dire vrai, parce que la majorité s’était lassée depuis longtemps. Et voilà que la nuit rapace s’y mettait elle aussi, agrandissant chaque jour son quota d’heures en tombant de plus en plus tôt. Et nos visages qui se fermaient, n’avaient plus le temps de demander comment ça va, plus de plaisir à raconter, à imaginer des occasions de se retrouver, des visages qui passaient la porte au matin pour aller à des occupations, et s’en revenaient pour n’aller nulle part ailleurs que derrière cette porte. Se pouvait-il que la puissance des saisons soit telle qu’elle transforme les humains comme elle le fait de la nature, au point qu’un individu saisi par l’automne ne se reconnaisse pas davantage que cette carcasse fourchue qui, il y a trois semaines encore, était un hêtre plénipotentiaire ?

Si la pluie n’en finissait pas, ce dimanche de fin septembre non plus. J’avais mis à cuire quelques légumes dans l’intention d’en faire une soupe, me moquant de

moi-même et de ce réflexe en vogue consistant à chercher dans des vitamines et oligo-éléments une sorte de sève susceptible de remplacer celle qui s’était retirée chez tant d’entre nous.

En début de soirée, un bol fumant dans les mains, j’étais allée frapper chez mon voisin. Il vint ouvrir et ne manifesta aucun plaisir à constater qu’un repas léger lui arrivait par enchantement. Il me fit l’impression de se trouver derrière une de ces vitres-paravent modernes, composées de matière gris bleuté filtrant la lumière et garantissant une plus grande intimité. À ma question, il répondit que tout allait normalement. Se saisissant du bol, il déclara ne pas aimer tellement les soupes, ajoutant qu’il garderait celle-ci pour son repas du lendemain midi. Chacune de ses paroles était démentie par son allure générale et son regard retiré à l’intérieur de lui-même. Sans compter que j’avais eu le loisir de constater qu’il appréciait les potages. Je compris que Sándor ne parvenait pas à manger et qu’il ne voulait pas me l’avouer. Je proposai alors de lui préparer autre chose, mentant à mon tour en affirmant me sentir d’humeur cuisinière en cette fin de week-end pourri. Il fit non de la tête, me souhaita une bonne soirée. Puis il referma sa porte comme on le fait lorsqu’un importun nous a tiré d’une longue divagation en compagnie de nous-même, sans qu’il ne soit possible de dire si un tel phénomène relève d’une présence renforcée à soi, ou d’une absence pire encore qu’une dérive.

29. L’homme qui ne voulait pas mourir avait reçu une carte postale du Tibet. À l’heure où celles-ci se font rares, l’événement était d’envergure. Le train et le paysage figurant sur l’image avaient provoqué un déclic chez lui. Il s’agissait de cette voie ferrée de très haute altitude qui avait permis à la Chine de resserrer encore son emprise sur le Tibet. Depuis bientôt deux décennies, des wagons équipés pour compenser le manque d’oxygène déversaient chaque jour à Lhassa, ex-capitale d’un ex-État désormais colonisé, des centaines de personnes qui étaient loin d’être toutes des touristes. Sándor se fichait complètement de ces enjeux politiques, n’ayant jamais eu, me dit-il, ce caractère romantique qui permet de vibrer pour des combats perdus d’avance. Il avait reçu cette carte lointaine de l’un de ses bons amis. Un dénommé Yégor qui, après s’être beaucoup investi dans son travail et avoir gagné de l’argent, avait décidé de se mettre au vert et de voir le monde autrement qu’avec une mallette à la main.

Découvrant cette carte que mon voisin m’avait tendue comme s’il s’agissait d’une pièce à conviction, je l’avais retournée sans y penser et l’avais lue. Je m’excusai aussitôt. Sándor n’interpréta pas du tout mon geste comme une indiscrétion. Au contraire, les mots de son ami, qui lui disaient en anglais que les paysages traversés étaient phénoménaux, venaient en appui de ce qu’il m’annonça, à savoir que lui aussi allait partir en voyage sans tarder, pour

faire cette ligne de train ou plutôt une autre. Il avait en effet pensé à la question des saisons et il ne se voyait pas affronter maintenant le froid tibétain. C’est ainsi qu’il m’apprit qu’en plein dans nos automnes et nos hivers, il était tout à fait possible de trouver des trains exceptionnels opérant au chaud, par exemple la ligne australienne de l’Indian Pacific, sur laquelle il venait de faire une pré-réservation.

À ce stade de notre conversation, la carte postale dans les mains, je relus les mots envoyés par ce Yégor. Il n’y en avait pas un qui témoignait de la conscience que Sándor était gravement malade, ni même qui espérait une amélioration de son état. Interloquée, j’écoutai la suite de ce que mon voisin avait à me dire, et notamment que ce signe amical lui était arrivé pile au bon moment. Il n’avait en effet pas réfléchi, jusqu’ici, à cet avantage incommensurable du train qui permet de voir des paysages changeants et souvent inouïs sans avoir à se préoccuper de rien, tout en étant bien installé. Une telle idée de voyage ne lui apparaissait pas autrement que providentielle, insista-t-il, afin de se remettre sur pied une bonne fois pour toutes. Il venait d’ailleurs de passer des examens complémentaires qui avaient montré que tout était sous contrôle. Il lui restait à voir l’un de ses médecins en milieu de semaine, si bien qu’il comptait partir le dimanche ou le lundi suivant.

Cette cascade de mots me laissa sans voix. Non pas la quantité de mots, mais ce qu’ils impliquaient. Pourtant, rien de la réalité des distances à parcourir et de la fatigue à affronter ne semblait ne serait-ce qu’affleurer à la conscience de cet homme si malade depuis deux ans, et qui désirait s’en aller toujours plus loin. J’estimai toutefois qu’il ne me revenait pas, à aucun titre, de trouer la bulle dans laquelle Sándor s’enfermait de plus en plus. Je me contentai de l’inviter à partager une tasse de thé, ce qu’il accepta. J’en profitai, consciente qu’il s’agissait d’une

manœuvre peu subtile, pour lui parler de certains voyages en train que j’avais eu l’occasion de faire, ici, dans ce pays, à travers des montagnes tout simplement extraordinaires. En réalité, je n’avais jamais emprunté l’un de ces trajets touristiques et vertigineux. En revanche, j’avais lu dans la presse étrangère je ne sais combien d’articles qui revenaient dorénavant en boucle, comme s’il n’y avait plus que le martelage publicitaire pour convaincre des lecteurs éloignés, et toujours plus épuisés, de bien vouloir consentir à s’aérer au cœur de l'Europe. Sándor se montra très sceptique. Il ne remettait pas en question le caractère spectaculaire des montagnes nationales et encore moins le fait que je sois véritablement passée par ces ponts, viaducs et tunnels stupéfiants. Mais il doutait qu’il puisse être possible d’y voyager ainsi qu’il l’entendait, le pays étant si petit. Il avait besoin de voir de vastes espaces, me dit-il, et même des steppes, et même des déserts, et peu importait que ceux-ci soient de sable, de pierres ou de glaces. Je l’avais néanmoins encouragé à faire quelques recherches, allant jusqu’à prétendre que dans nos Alpes, une forme d’immensité se pressentait très bien. Il me quitta ce jour-là en souriant, pas dupe. Il me promit qu’après son voyage australien, lorsqu’il aurait vraiment pris goût aux trains, il s’intéresserait à ceux dont je venais de lui parler. Et surtout, puisque j’avais tant insisté, à celui qui démarrait son périple à quelques pas de chez nous.

30. Depuis la fenêtre, le regard tombait sur un énorme chantier. On eût dit que ce n’étaient pas seulement les environs du bâtiment qui se faisaient charcuter, retourner, mais l’édifice lui-même, tant les machines étaient puissantes, et larges les surfaces déjà creusées. Le bruit terrible de ces travaux ne parvenait pas jusque dans la chambre. Cette isolation phonique contribuait à précipiter dans l’irréalité toute personne qui avait le malheur de s’approcher des vitres et de regarder. Car le contraste était trop grand entre le calme régnant à l’intérieur, le blanc si hygiénique des parois, des appareils de monitoring et de la literie, et ce qui se passait à quelques centimètres des murs extérieurs, où tout était sens dessus dessous, sale, dévasté. Une parfaite métaphore de notre condition humaine en période de dérèglement climatique. Combien d’entre nous avions encore le luxe de ne pas trop nous approcher pour voir le tableau d’ensemble, d’ignorer l’ampleur réelle des destructions et de nous tenir à l’abri des menaces incessantes, induites par une météo désormais désaxée ?

En me détournant enfin de la fenêtre et en regardant le lit, une autre métaphore me vint à l’esprit. L’homme qui gisait sur ce lit, inconscient parce que dormant, ou inconscient parce que maintenu dans cet état pour des raisons de soin, était aux prises lui aussi avec un chantier effrayant, non pas de l’autre côté des murs de cette chambre d’hôpital, mais à l’intérieur de son corps. Et

comme tout continuait à fonctionner plus ou moins bien, comme ce malade parvenait à se mouvoir, à regarder, parler, penser, manger et boire, il se disait que le bâtiment général, certes secoué et fissuré ici ou là, tiendrait bon. Me trouvant auprès de lui en cette fin de journée, je comprenais que cet homme se dise une telle chose. Si bien que m’asseyant enfin, et prête à tout pour qu’il ne change pas d’avis, je m’étais mise à lui décrire un paysage environnant parfaitement apaisé.

Je lui racontai que l’hôpital était en train de s’agrandir, d’ailleurs il le savait mieux que personne, étant venu ici si souvent depuis deux ans, et que par chance, cette fois-ci, sa chambre donnait sur le seul côté intouché par les travaux. Je prétendis qu’on apercevait le lac, devenu fou de couleurs plus extravagantes les unes que les autres sous l’effet du soleil couchant d’octobre, et que de grands pins se laissaient bercer par un vent tendre. Je m’attardai sur des lampes publiques soi-disant en train de s’allumer au fur et à mesure, telle une petite magie orchestrée dans ce quartier, et sur des cyclistes que j’équipai d’élégants vélos de ville, plutôt que de les aplatir sur leurs habituelles bêtes de compétition. J’affirmai distinguer un peu plus loin une terrasse de restaurant bondée, en raison de l’exceptionnelle douceur de cette soirée. Le fait que l’homme étendu sur le lit ne manifeste d’aucune manière qu’il participait à la construction de ce panorama fictif n’avait pas d’importance pour moi. J’étais persuadée qu’il pouvait m’entendre, et que si tel n’était pas le cas, alors les mots que j’utilisais, le contenu même de ces mots, loin d’être immatériel, contribuait à créer dans cette chambre une atmosphère rassurante.

Je pressentais, sans connaître les détails, que les jours précédents avaient été d’une dureté absolue pour le voyageur stoppé en plein dans son périple vers l’Australie.

À un moment donné, une prise de conscience était survenue, qui l’avait mis sur le chemin du retour, avant que la situation n’empire au point de justifier son rapatriement par un avion sanitaire. J’avais été prévenue par son amie Brigitte Steiner qui avait dû se charger de certaines formalités. Cette même Brigitte se trouvant en déplacement professionnel, elle m’avait priée de la relayer sur place, pour autant que cela m’était possible de le faire. J’avais acquiescé, en proie à un sentiment très ambivalent. J’éprouvais au fond de moi une détermination claire, celle de ne pas vouloir assister à tout ce qui risquait de se produire par la suite, en réalité allait immanquablement se produire, pour cet homme une nouvelle fois étendu sur un lit d’hôpital. Pourtant, cette détermination n’avait pas suffi à me rendre capable de le dire haut et fort, à Brigitte pour commencer.

Après cette première visite auprès du malade tout juste rapatrié, j’avais quitté sa chambre dans un état de forte perturbation. J’avais marché longtemps, au hasard, avant de me résoudre à prendre l’un des derniers trains pour rentrer chez moi. Durant ce trajet, et sans que je n’y comprenne plus rien, je m’étais mise à pleurer d’une manière si tranquille, si naturelle, que je n’eus le réflexe de chercher un mouchoir que lorsque des larmes qui s’étaient faufilées sous le col du chemisier commencèrent à me chatouiller en glissant vers le creux de la poitrine.

31. Lorsqu’il fut établi que le voyageur rattrapé par sa maladie pourrait bientôt quitter l’hôpital, une de ses amies prit la décision de l’accueillir chez elle quelque temps, afin de lui éviter de devenir dépendant des services de soins et de ménage à domicile. Aux yeux de mon voisin Sándor, qui avait un peu repris ses esprits, rien dans son état ne justifiait la mise en place autour de sa personne de pareils soutiens proposés par des organismes de santé publique. Il affirmait se sentir en quasi parfaite possession de ses moyens, et il était le seul à penser ainsi. Pour lui, le séjour envisagé chez son amie Gloria représentait une invitation certes très généreuse, mais des plus ordinaires. Il semblait n’avoir aucune idée, à tout le moins dans ce qu’il en disait à ses visiteurs à l’hôpital, de ce que cette charge représenterait pour cette femme, des multiples plats spéciaux qu’elle devrait lui préparer tout au long de la journée, de l’aide qu’elle devrait lui fournir dans les gestes les plus quotidiens, du nettoyage, de la lessive et par-dessus tout, du souci qu’elle aurait à porter jour et nuit en abritant sous son toit un être dont l’état pouvait basculer d’une minute à l’autre.

Lors de ma deuxième visite, j’avais apporté à l’hôpital un minuscule pot contenant des edelweiss en terre. Je m’étais dit que si ces fleurs-ci ne devaient rien à leur capacité à se développer en altitude, c’était quand même cette image qu’elles transportaient, cet air élevé et propre qu’elles

déposeraient en symbole auprès du lit de mon voisin. L’autre chose que je lui avais offerte était un livre assez épais, écrit par un homme qui avait remonté le cours du Danube à vélo, de son delta à sa source. Un long périple à l’envers, effectué en compagnie d’un ami, à se fracasser le corps et à bien des égards l’esprit sur des bécanes pas du tout prévues pour ce genre d’efforts ahurissants. Partis d’Odessa, ils avaient poursuivi à travers l’Est européen le plus désordonné, pour arriver dans l’Allemagne la plus domestiquée. Ce qui m’avait enchantée dans cette lecture, c’était la folie de l’ami, un individu avec lequel je n’aurais pas aimé passer une seule journée, et l’attention extrême manifestée par l’autre, celui qui avait écrit le livre, envers la topographie et la géologie des lieux traversés. J’avais dit à Sándor que je lui en lirais volontiers des chapitres, en particulier ceux qui concernaient son pays d’origine. Le torse à peine surélevé sur son lit, il avait tourné et retourné l’ouvrage bleu foncé dans ses mains, sans prononcer un mot. Son regard m’avait fait comprendre que la valeur de ce texte tenait d’abord à tout ce que je pourrais lui en dire, et qu’il aurait ensuite le loisir de passer en revue au cours des journées si longues qui étaient devenues les siennes. Je devais me débrouiller pour trouver matière à le faire méditer, et pas seulement à le distraire.

Rapprochant encore ma chaise de son lit, je me lançai d’emblée et affirmai que, sous toute réserve, car on est souvent surpris de ce que l’on a retenu d’une lecture lorsqu’on le confronte à une relecture, les chapitres sur la Hongrie m’étaient apparus bien moins enthousiasmants que ceux sur l’Ukraine, la Roumanie, la Bulgarie, et même la Serbie et la Croatie. Je lui expliquai qu’en approchant de Budapest et en y arrivant au rythme des deux cyclistes cinglés, j’avais perçu le poids rance de l’ex-Empire austro-hongrois, et surtout les stigmates de la politique en cours, qu’on pouvait

tout à fait appeler dictature hongroise plutôt que politique. Il y avait des murs partout dans ce pays, avais-je lancé d’un ton accusateur à son ressortissant, et des barbelés, et des contrôles armés, afin de barrer la route à tout ce qui n’est pas chrétien et blanc. Ces reproches semblèrent rassurer mon voisin, au point que je voulus savoir si lui aussi voterait pour l’homme fort en place, en imaginant qu’il serait retourné vivre là-bas. Il me répondit qu’il n’y avait pas beaucoup de choix. Je répliquai qu’il n’y avait pas de choix quand on ne faisait rien pour qu’il y en ait. Il tenta une diversion en me demandant si l’eau du Danube était propre tout au long. Je lui fis observer que des gouvernements crasseux pouvaient difficilement produire de l’eau propre. J’ajoutai aussitôt qu’il n’était pas rare non plus que des eaux claires en apparence cachent pas mal de saletés. Et je décidai de m’arrêter là, convaincue de lui avoir fourni assez de matière pour une bonne méditation. Sándor s’était contenté de tapoter la couverture du livre et de m’adresser un demisourire.

Le moment eût été approprié, le jour de cette visite, pour que je le fasse parler du voyage qu’il avait dû si brutalement interrompre. Mais je ne m’en sentis ni la force, ni le cœur. À dire vrai, je n’avais pas cette impudeur. J’éprouvais même de la compréhension envers ses médecins qui ne s’étaient pas montrés fichus de lui interdire de partir si loin. Peut-être n’avaient-ils pas eu le cœur, eux non plus ?

Au fond, nous étions nombreux autour de Sándor à le protéger. En y pensant, cet après-midi-là, dans cette chambre, je m’étais dit que cette protection proche de la surprotection était avant tout le fait de femmes, moi-même y compris, et que cela ne tenait pas du hasard. À plusieurs occasions, parlant de ses amitiés, mon voisin avait souligné

qu’il trouvait les femmes plus intéressantes. Je n’avais pas bronché jusqu’au jour où, n’y tenant plus, je m’étais moquée de son adjectif assez méchamment. Il n’avait pas du tout compris pourquoi. J’avais affirmé qu’il se trompait de qualificatif et lui avais dit mon espoir qu’il finisse par mettre courageusement la main sur les bons.

J’en étais là de mes réflexions lorsqu’un jeune homme entra dans la chambre et déposa un plateau sur le bras coulissant de la table de chevet. Il proposa au malade de l’aider à s’installer, ce que Sándor refusa. Il s’approcha malgré tout de lui, saisit la télécommande du lit et procéda à sa mise en place avant de conduire, à l’aide de gestes très délicats, mon voisin à se relever davantage. Puis il repoussa le duvet en le roulant et orienta le bras de la table de manière à ce que le plateau-repas se positionne à une hauteur confortable. Il s’apprêtait à soulever les couvercles qui dissimulaient le contenu des bols lorsque Sándor l’interrompit d’une voix autoritaire. Pas maintenant, lui dit-il, je veux d’abord prendre congé de ma visiteuse. Je compris qu’il était exclu que j’assiste à son souper. Peut-être agissait-il ainsi par conscience que mon temps était compté, ou parce que son repas risquait de se résumer à une ou deux bouchées, voire à aucune. Il fallait en tout cas que je m’en aille rapidement. Le jeune homme attendit lui aussi, comme s’il n’en avait pas fini avec ce patient dont le corps ainsi découvert jusqu’aux pieds m’apparut si efflanqué, si disloqué, que j’en ressentis un vide en plein milieu du ventre. Je les saluai alors tous les deux de la manière la plus légère possible, tandis que les mots bon appétit non seulement n’auraient pas pu sortir de ma gorge, mais n’étaient pas même arrivés formulés jusqu’à ma conscience.

32. Le jardin de Gloria était une petite merveille. Elle s’était arrangée pour que les innombrables pots disséminés un peu partout, jusque sous les arbres, offrent un mélange très étudié de fleurs saisonnières, si  bien que celles qui avaient enchanté le printemps et l’été n’avaient aucune raison, grâce à leurs feuilles demeurées vigoureuses, de se cacher de ce qui flamboyait en ce mois d’octobre. Ce jardin n’était pas si grand, mais son atmosphère exubérante, poétique, en faisait un lieu d’exploration. Sándor y allait et venait paraît-il souvent, chaussé d’espadrilles et muni d’un sécateur, coupant ceci et cela qui était censé être une branche sèche, un jet surnuméraire, un bouton fané. Son amie Gloria le laissait faire, consciente pourtant qu’il ne connaissait rien à l’entretien de la verdure. Il semblait avoir besoin de se donner cette contenance, et peut-être de montrer que lui aussi veillait sur cette maison et ses environs.

À cette période de l’année, la bâtisse blanche, striée par endroits de pierres apparentes gris clair et illuminée par des volets jaunes, abritait moins d’hôtes étrangers. Mais elle était loin d’être vide. En vertu d’un arrangement avec des organismes publics et diverses fondations, Gloria mettait des chambres à disposition d’artistes en résidence. Des musiciens sud-américains y séjournaient encore pour quelques semaines, et Sándor m’avait dit à quel point les écouter travailler le remplissait de joie, une joie bien plus

grande que d’assister à un concert en bonne et due forme, car ces bribes qu’il entendait, ces bouts de rien du tout sans cesse répétés, ces errances, ces disputes et ces rires éclatant de jour comme de nuit lui donnaient l’impression d’être au cœur des événements et non pas repoussé sur les bas-côtés.

Depuis que mon voisin logeait chez cette amie, c’était la première fois que je lui rendais visite. En tant que sa voisine de palier disposant des clefs de son appartement, j’avais été priée de lui apporter certains habits qu’il m’avait décrits en détail. Gloria avait attendu que Sándor aille se dégourdir un peu les jambes dans le jardin, et surtout passer ses innombrables coups de fil, pour me faire part d’un problème qui pouvait paraître secondaire, l’était sans aucun doute, mais l’ennuyait. En raison d’un amaigrissement que plus rien ne semblait freiner, mon voisin flottait dans ses vêtements, c’est-à-dire qu’il y disparaissait. Gloria s’attarda sur les cols des chemises, tellement larges désormais qu’ils en étaient venus à rappeler à eux seuls, et comme à voix haute du matin au soir, l’horreur de cette maladie. Elle parla aussi des manches de ces mêmes chemises et des jambes de pantalon qui avaient l’air de s’être allongées de dix centimètres. Elle me confia, prise à la fois par l’émotion et l’exaspération, qu’elle avait beaucoup de peine à supporter ce genre de vision, d’autant que Sándor n’avait pas fait la moindre remarque à ce sujet, semblait ne s’apercevoir de rien. Est-ce que vraiment, il ne voyait pas ?

Gloria avait un visage d’une douceur particulière, présentant un accord rare entre la forme des traits et la texture de la peau. Cette douceur que chacun ressentait ne contenait pas la moindre once de lâcheté. C’était chez elle une qualité faite pour tenir. Ses yeux marron ne promettaient pas autre chose. Ils seraient là, quoi qu’il se passe, car ils

n’avaient peur de rien et ils avaient peur de tout. Ils étaient dans cette vérité, celle de la vie qui brasse et mélange sans cesse. Gloria savait très bien pourquoi Sándor se taisait. Parler de son amaigrissement continuel qui, à ce stade, n’était plus de la maigreur mais du décharnement, l’aurait obligé à prendre acte de ce fait. Un fait qui n’entrait pas du tout dans sa vision, celle dont il avait décidé qu’elle était vraie, à savoir que son état physique déplorable n’était que transitoire. Sándor avait choisi sa lutte, lui avait donné une seule direction possible et rien, jusqu’au bout, ne le ferait changer d’avis. Gloria l’avait compris. Je le savais moi aussi, ainsi qu’un certain nombre de personnes qui l’entouraient plus ou moins. Fallait-il pour autant que chacune se censure, en particulier Gloria dont le regard était heurté chaque jour ? N’avait-elle pas le droit de lui dire que cette chemise ne lui allait plus, alors même qu’elle l’aidait à s’habiller tous les matins ? En quoi cette vérité fabriquée, assénée par un homme qui ne va nulle part ailleurs que vers sa mort, serait-elle autorisée à couper tout le temps le passage à la parole d’une femme qui ose la désigner de son vrai nom de mensonge ? À l’évidence, Gloria faisait partie de ces personnes qui s’effraient davantage d’un arrangement avec les faits que d’une vérité pourtant insupportable. Non pour des raisons éthiques, mais bien parce que, en lieu et place de fuir, elle était là tous les jours et dans les plus petits détails du déroulement de ces journées.

À ce moment de notre conversation, elle se leva pour aller chercher une boisson de sa fabrication, à la menthe filtrée, et qu’elle voulait me faire goûter. Je regardai l’heure, consciente d’avoir déjà pris beaucoup de retard. Gloria revint rapidement avec une carafe, suivie de Sándor qui était en train de s’approcher du tilleul sous lequel était installée notre table de jardin. Un coup d’œil rapide à sa silhouette pouvait faire croire qu’un adolescent, un de ceux

qui ont l’air d’avoir quitté l’enfance en une seule nuit, avait enfilé par jeu ou moquerie des habits paternels au style compassé. Très vite, ce même œil comprenait qu’il n’y avait rien de l’adolescence, encore moins de la jeunesse, chez cet homme accablé qui s’efforçait de sourire en rejoignant ses amies. Il s’assit auprès de nous, non sans grimacer lorsqu’il dut saisir chacune de ses jambes sous le genou pour les aider à s’étaler un peu. Puis il déposa sur la table, avec son téléphone, ses longues mains dont la peau était devenue si fine et si tourmentée de veines et de taches mélangeant le rouge-bleu au brun-noir qu’il n’était plus possible de les classer dans les catégories habituelles des mains de femme, d’homme, de profession manuelle ou intellectuelle. Il nous regarda l’une et l’autre avec beaucoup de douceur et déclara qu’il se doutait que les capucines d’automne, ou peut-être étaient-ce des angéliques, n’avaient pas constitué notre sujet de discussion principal. Je le félicitai de son excellente intuition. Il nous dit alors, sur un ton d’amertume que je ne lui connaissais pas, combien il aurait aimé que Gloria et moi puissions ne parler que des belles choses qui nous entouraient.

33. L’orage avait été très violent. Les prévisions l’avaient annoncé comme tel, pour la deuxième partie de l’après-midi, avant que la nuit ne tombe. Personne ne sait pourquoi Sándor avait décidé de quitter la maison de Gloria, ce qu’il ne faisait presque pas, avant ce déchaînement du ciel. Il était parti à pied, sans avertir quiconque, avec un pardessus d’automne en laine. Il n’avait rien de particulier à faire ce jour-là, n’avait pas donné de rendezvous, ni prévu de faire une balade dans les environs, quitte à parcourir les quelque deux kilomètres qui l’auraient amené vers les premiers commerces marquant l’entrée ouest de la ville.

Au moment où l’orage avait éclaté, Gloria avait fait le tour de toutes les pièces afin de s’assurer que fenêtres et portes étaient fermées. Elle avait beau insister auprès de ses hôtes, les prier de ne pas quitter une salle en laissant des vitres ouvertes, tant le vent se manifestait d’une manière soudaine dans cette région, elle ne pouvait pas s’y fier. Et c’est en effectuant ce tour de vérification presque en courant, car la pluie entrait déjà par flots à travers la moindre ouverture, qu’elle s’était rendu compte de l’absence de Sándor. Elle n’avait pas pu se mettre à sa recherche tout de suite, ayant dû contrôler aussi le sous-sol, en particulier diverses portes qui y conduisaient, dont celle qui donnait accès au local des vélos, laissée grande ouverte par les musiciens hébergés chez elle. Gloria avait dû les appeler à son secours et leur demander de se mettre tout de suite à

écoper l’eau qui, après quelques minutes d’orage, recouvrait déjà la totalité du sol. Elle s’était ensuite précipitée dans le jardin, sans parapluie ni chapeau, persuadée d’y retrouver un Sándor piégé. La panique commença à la saisir lorsqu’il fut clair qu’il n’y était pas.

Elle revint dans la maison pour mettre la main sur son téléphone portable et l’appeler, en priant que le tonnerre incessant n’empêche pas le malade d’entendre la sonnerie. Gloria s’était convaincue que celui-ci ne pouvait pas être autre part qu’à l’intérieur, sans doute en proie à un malaise. Personne ne répondit. Elle m’avoua qu’à cet instant précis, le poids de la responsabilité qu’elle avait prise en l’accueillant sous son toit lui était apparu démesuré. Encore plus paniquée, elle alla voir ses hôtes sud-américains qui, à sa grande surprise, avaient pris des initiatives les conduisant aussi à fermer les volets sur les façades les plus exposées, et à improviser des barrages absorbants derrière toutes les portes donnant accès au sous-sol. Elle se sentit beaucoup moins seule lorsqu’elle constata l’inquiétude qui saisit les deux femmes chiliennes et les quatre hommes argentins quand elle leur dit que Sándor était introuvable. Tous se mirent à l’appeler et à le chercher, sans résultat. Diego et Ari proposèrent alors de prendre la voiture et de partir à sa rencontre, conseillant à Gloria de rester avec les autres à l’intérieur. Celle-ci insista cependant pour aller avec eux. Elle laissa Ari conduire en dépit du fait qu’elle n’était pas certaine que cet étranger, ni les autres, ne disposent des papiers nécessaires pour prendre le volant dans ce pays. La nuit, tombée depuis presque une heure, était demeurée ocre en raison des éclairs qui semblaient propulsés par une machine automatique. La pluie avait continué à se déverser à seaux, mais verticale et non plus oblique. L’eau rebondissait sur la route principale et plus encore sur les petites routes latérales qu’ils empruntèrent aussi, allant

dans toutes les directions et faisant de brusques demi-tours. Le silence le plus total avait régné dans l’habitacle, les deux passagers laissant le conducteur prendre toutes les initiatives, sentant à quel point aucun d’entre eux n’aurait su faire une proposition qui eût plus de sens qu’une autre, m’avait raconté Gloria. Rien de ce qui était en train de se passer ne ressemblait au Sándor que ces artistes avaient pu percevoir au cours des jours de cohabitation, et rien ne ressemblait non plus à cet ami que Gloria connaissait bien, un être mesuré, peu porté sur l’improvisation, et qui avait pris soin durant son séjour jusque-là de la tenir informée de ses moindres faits et gestes.

Se remémorant ces événements, Gloria ne savait plus me dire après combien de temps ils avaient aperçu une silhouette marchant au bord d’une route secondaire. Elle était apparue soudain dans les phares, diffractée à cause de la pluie, irréelle. Ari avait ralenti et enclenché les feux d’urgence, tout en approchant de cette forme qui progressait dans la nuit, de dos, sans sac ni bâton, et surtout sans aucune marque lumineuse réfléchissante qui aurait peut-être permis de la repérer bien avant. La silhouette se retourna enfin vers la lumière et les occupants de la voiture ne furent sûrs de rien. Tous trois avaient espéré qu’il s’agisse de Sándor et, avec la même force, que ce ne fût pas lui, tant l’image de son corps martyrisé aux prises avec cette fureur leur était insoutenable. La voiture s’arrêta. Gloria ouvrit sa porte arrière, sortit, aida l’homme à monter et à s’installer sans échanger une parole avec lui. Puis elle contourna le véhicule et entra de l’autre côté, se reprochant de n’avoir pas eu le réflexe d’emporter une couverture. Mais comment aurait-elle pu y songer, dans la panique qui avait été la leur ?

Ari effectua un nouveau demi-tour et se mit à conduire extrêmement vite, sous une pluie inapaisable. Les seuls mots qu’il prononça en espagnol furent casa o hospital ?

Gloria répondit casa, sans penser à rien d’autre qu’à ce besoin impérieux de retrouver au plus vite un lieu familier. Sándor n’ouvrit pas la bouche, ni ne se plaignit de rien. À l’arrivée, Diego et Ari le portèrent à l’intérieur, plus qu’il ne marcha, et le montèrent dans sa chambre. Ils s’occupèrent de lui assez longtemps, et quand ils redescendirent tous les trois dans la pièce commune, ce fut comme si les deux Sud-Américains avaient procédé à ce genre d’accompagnement d’innombrables fois dans leur vie.

Entretemps, les autres occupants de la maison s’étaient lancés dans la préparation de nourritures et boissons chaudes, tandis que Gloria avait été envoyée se changer. Dans sa chambre, elle n’était pas parvenue à chasser la pensée qu’ils allaient bientôt se retrouver à l’hôpital ou, plus probablement, qu’ils devraient appeler une ambulance.

Lorsqu’elle avait rejoint les autres et les avait vus s’activer avec calme dans l’attente des trois hommes encore à l’étage, elle avait compris que son devoir était de se fondre dans cette atmosphère, sans interférer ni rien anticiper. Elle m’avoua que cette expérience avait représenté pour elle une des très rares occasions dans sa vie où elle avait senti que d’autres la portaient, et que ce n’était pas elle qui avait à porter tout le monde. Cette découverte l’avait d’autant plus rassérénée que, jusqu’à cette soirée en tous points extraordinaire, elle avait identifié ces musiciens en tant que des artistes conventionnels, centrés sur eux-mêmes, leurs besoins et leur travail, par conséquent peu perméables aux soucis, encore moins aux responsabilités d’autrui.

Quand ils furent tous réunis, Sándor reçut lui aussi une assiette pleine de petits mets colorés et fumants. Il se

mit à les goûter comme si la nourriture n’était pas devenue un enjeu fondamental pour lui, c’est-à-dire un obstacle infranchissable, depuis tant de semaines déjà. Une boisson spéciale fut déposée devant lui, préparée par Ernesto l’accordéoniste. Celui-ci la présenta en anglais, affirmant qu’il s’agissait d’un philtre capable d’envoyer tous les dieux se coucher derrière la montagne, plus obéissants que des toutous de salon. Ce même Ernesto se positionna derrière Sándor et commença à lui faire de légers massages de la tête et de la nuque. Très vite, le visage du malade s’apaisa, sa respiration devint moins difficile. À chaque fois que Sándor buvait un peu, Ernesto s’arrêtait, puis le malade fermait les yeux, et le masseur reprenait ses gestes assurés. Sans qu’un seul mot n’ait été échangé entre les musiciens, chacune et chacun se mit à chanter, sauf que ce n’était pas un chant, ni une prestation d’ensemble, seulement des voix uniques qui s’étaient manifestées tour à tour, à des rythmes et dans des tonalités différentes. Elles parvinrent pourtant à créer l’impression, et Gloria ne sut pas m’expliquer comment, que ces notes n’étaient pas jetées au hasard, mais avaient été composées avec une grande minutie. Un peu plus tard, Ari et Diego se levèrent et Ernesto leur céda sa place. Une fois de plus, les deux hommes parurent épauler seulement le malade, alors que dans les faits, ils le portèrent dans sa chambre.

Après qu’ils furent revenus, les paroles chantées reprirent autour de la table, de plus en plus murmurées. Tard ce soir-là, les musiciens vinrent embrasser Gloria et lui souhaiter une bonne nuit. Elle reçut l’ordre de ne se préoccuper de rien et de ne surtout pas se relever pour aller voir son ami. Ils décidèrent devant elle de l’organisation de la garde, s’engageant à aller vérifier l’état de Sándor au moins deux fois dans l’heure de veille que chacune et chacun s’était attribuée jusqu’au matin. Demain serait

un autre jour, c’est ce qu’ils dirent à leur hôtesse, avant que Cristina la bassiste et Angela la percussionniste ne la  prennent par le bras pour l’accompagner jusqu’à sa chambre.

34. La perspective du départ prochain des musiciens sud-américains attrista profondément Sándor. Depuis qu’il avait dû être hospitalisé à nouveau après l’orage, afin de calmer l’inflammation de son système respiratoire, il avait reçu plusieurs visites d’Angela Badi. La percussionniste du groupe en séjour chez Gloria lui avait appris à chanter. C’est en tout cas ce verbe que Sándor employait, chanter, bien que ce n’était pas ce qu’Angela lui avait enseigné. Il s’agissait plutôt de techniques capables de mobiliser le souffle, susceptibles surtout d’aider le malade à moins paniquer lorsque ce même souffle devenait quasi impossible à trouver. Dans les faits, Angela terminait souvent ses démonstrations avec une voix allant vers le chant, et Sándor eut sans doute l’illusion que la sienne en faisait autant. Il nous disait que ce qu’il avait appris avec cette femme, qu’il qualifiait d’exceptionnelle, n’avait rien à voir avec les courtes séances de physiothérapie dont il bénéficiait sur son lit. Il semblait n’avoir pas conscience que la différence tenait avant tout au contraste des images. D’un côté, la liberté, la créativité, renvoyées par cette musicienne lumineuse, et de l’autre, les contraintes attachées à ces soignants dont le visage changeait chaque jour, et qui passaient de chambre en chambre, en réalité de drame en drame, avec pour horizon principal un protocole médical à appliquer.

Avant de rentrer dans leur pays respectif, les musiciens devaient partir en tournée en Europe, invités tout d’abord dans plusieurs villes d’Italie. Entretemps, une énième vague de contagion s’était soulevée, de plus en plus forte. Elle avait entraîné des institutions à annuler les unes après les autres les manifestations prévues. L’étau s’était resserré autour des Sud-Américains. Ceux-ci avaient tenté de faire bonne figure, se persuadant que retrouver leurs proches plus vite que prévu n’était pas une mauvaise nouvelle. On sentait pourtant chez eux le poids de ce qu’ils ne disaient pas, à savoir qu’ils allaient retourner dans une partie du monde où les dégâts provoqués par le virus, tant sur la santé des populations que sur leurs activités économiques, n’étaient pas du tout une priorité des pouvoirs publics.

Quand il ne resta pratiquement plus aucun lieu d’accueil sur la liste de la tournée, le groupe décida d’avancer les dates de son vol transatlantique. Une fois les bagages faits, les musiciens voulurent aller dire au revoir tous ensemble à l’hospitalisé, mais cette visite fut interdite. Il apparut à cette occasion qu’Angela la percussionniste avait su tricher avec panache. Elle s’était fait passer pour la sœur du malade, unique membre qui lui restait de sa famille. Elle avait promis qu’elle tiendrait ses distances et n’ôterait son masque médical sous aucun prétexte, alors que ce qu’elle avait enseigné à Sándor avait exigé une grande proximité et un visage à découvert.

Une rencontre virtuelle fut organisée, reliant la maison de Gloria à l’hôpital. De l’autre côté de l’écran, Sándor s’était mis à pleurer d’emblée. Son visage était apparu très marqué, avec une petite barbe en repousse irrégulière. Il avait veillé à enfiler une sorte de polo assez épais, conjuguant du vert, du bleu et du rouge, probablement pour rendre son allure un peu plus tonique. L’alité alla jusqu’à proposer de prendre à sa charge une prolongation du

séjour du groupe, puisque la fondation qui les avait invités avait refusé de payer davantage, au prétexte d’une stricte égalité de traitement entre les lauréats de ses bourses. Les musiciens expliquèrent avec beaucoup de tact à quel point ils étaient touchés par cette offre et pourquoi ils ne pouvaient pas l’accepter. Sándor se reprit, assura qu’il comprenait, habitué qu’il était à respecter les impératifs des uns et des autres. Gloria me dit qu’elle avait perçu, pour la première fois depuis qu’elle le connaissait, à quel point son être tout entier était ébranlé. Par cette maladie d’abord, par ce qu’elle exigeait d’abandon et de renoncement, et par les doutes profonds qui remontaient jusqu’à la surface de son corps malade et en modifiaient le langage.

Bouleversée de sentir un tel désarroi chez son ami, Gloria avait attendu que chacune et chacun lui dise au revoir à travers l’écran, et quitte la pièce, pour aborder avec lui une question qu’elle avait jusque-là tenue à l’écart, anticipant que Sándor ne lui accorderait pas la moindre attention. Elle lui demanda sans détour s’il bénéficiait d’un soutien psychologique solide, là où il se trouvait. Elle fut consternée de l’entendre répondre qu’il n’en avait pas besoin, que les médecins avaient trouvé la cause de l’infection et qu’il rentrerait bientôt chez lui pour se préparer à une opération supplémentaire, utilisant une technique de chimiothérapie toute nouvelle. Gloria me dit que si Sándor avait prononcé ces phrases dans une langue inconnue d’elle, l’effet d’impuissance qu’elle en avait ressenti n’aurait pas été plus grand. Jamais elle n’avait imaginé que deux êtres qui se connaissaient bien, depuis longtemps, puissent se montrer aussi indigents avec les mots, dans des circonstances qui requéraient tout le contraire.

35. L’homme qui ne voulait pas mourir avait pu retrouver son appartement, ainsi qu’il l’avait annoncé. Il s’y sentait bien. Plusieurs fois dans la journée, il montait sur son vélo d’intérieur et faisait des exercices. C’est en tout cas ce qu’il racontait, à moi, sa voisine, il me racontait qu’il prenait place sur cet appareil, que cela arrivait souvent, et qu’il suivait un programme précis de rééducation musculaire. Il parlait encore de son appétit bien meilleur, et des aliments tenant mieux dans son estomac.

Les médicaments produisaient paraît-il beaucoup moins d’effets secondaires. Ses nuits se passaient presque d’une seule traite. À coup sûr, l’intervention novatrice dans son bas-ventre pourrait être organisée plus vite que prévu. Je l’entendais et, pour l’écouter vraiment, je faisais taire au mieux la moitié de mon cerveau, celle qui est reliée à la vision et à la perception physique. Celle qui, par conséquent, observait un homme assis dans son fauteuil de relaxation. Rapetissé. Blafard. Exténué. L’hôpital, via une des assistantes sociales de liaison, avait organisé pour lui la visite quasi quotidienne d’une aide-ménagère. De telles employées s’occupaient aussi de la lessive, des courses et des repas des malades esseulés. Cet arrangement, sur lequel mon voisin ne s’étendit pas, avait l’air de lui convenir.

À ce moment avancé de l’automne, les journées étaient devenues brumeuses, souvent pluvieuses, l’air beaucoup plus frais, mais pas revigorant. Peut-être était-il plus facile

d’avoir à se tenir à l’intérieur, de ne plus être tenté de partir sur les chemins, de ne pouvoir s’attarder dans les parcs publics, d’accepter que l’horizon se réduise. J’avais remarqué qu’en dépit de cette grisaille, Sándor maintenait ses fenêtres ouvertes. La température dans son appartement ne devait pas dépasser les seize degrés. Ce frais l’aidait sans doute à mieux respirer et je fus soulagée de constater qu’il s’habillait en conséquence.

Il avait reçu des nouvelles de Gloria qui était partie en vacances, après que sa maison se fut vidée des musiciens et que Sándor eut décidé de ne pas y revenir. Elle s’en était allée en Italie sans faire de réservation préalable. Les hôtels s’étaient fermés les uns après les autres sous ses yeux, découragés par des règles de limitation réinstaurées à cause des contaminations de nouveau en forte hausse. Gloria ne s’était pas laissé impressionner. Elle n’oubliait pas à quel point les innombrables morts au début de la pandémie avaient traumatisé ce pays. Elle avait donc quitté le bord de mer et avait trouvé une pension accueillante à l’intérieur des terres. Elle décrivait à Sándor ses longues virées à cheval et lui parlait du caractère des différentes bêtes montées. Je compris que mon voisin l’appelait plusieurs fois par jour et que Gloria prenait non seulement la peine de lui planter son décor italien en détail, mais s’attardait sur la manière dont celui-ci évoluait. Elle créait ainsi pour lui une perspective, doublée d’une envie, celle de découvrir cette région à son tour, peut-être au printemps prochain. Rien n’apparaissait plus important à un caractère tel que celui de Sándor. Au fond, l’ici et le maintenant l’intéressaient peu. Il avait avant tout besoin de se projeter et n’aimait rien tant qu’une personne chère l’y encourage. En l’écoutant me donner des nouvelles de Gloria, j’avais trouvé que je faisais pâle figure, n’ayant aucun paysage nouveau à lui dévoiler. Je lui proposai alors, en guise de

compensation, de le rejoindre de temps à autre durant les soirées afin de reprendre la lecture à propos du Danube. Il m’assura qu’il en serait ravi, se sentant plus intéressé que jamais par le périple à vélo dont il était question dans le livre bleu que je lui avais offert. Je compris que depuis son retour, il ne l’avait pas ouvert, ni probablement aucun autre. Peutêtre une question de concentration était-elle en jeu, la lecture en exigeant beaucoup. Peut-être aussi une trop grande solitude, à laquelle un tel texte risquait d’ajouter encore.

Le fait est que durant les deux semaines qui suivirent, je n’eus pas la possibilité de me rendre chez mon voisin pour partager quelques pages avec lui. Ce n’était pas que nous avions perdu contact, au contraire. Sándor s’était mis à m’appeler moi aussi, de plus en plus souvent. Il arrivait que ses appels durent moins d’une minute, et que cette caractéristique soit recherchée par lui. Juste l’occasion d’échanger quelques mots, de commenter une nouvelle faisant l’actualité, et cela lui suffisait. Parfois, il avait envie de s’exprimer davantage, me racontait de petits morceaux de sa vie, systématiquement liés à des expériences faites après avoir quitté son pays d’origine. J’en avais conclu qu’il préférait passer ses journées en compagnie du jeune adulte qu’il était parvenu à libérer plutôt que de l’enfant contraint ou de l’adolescent éteint qu’il avait été.

À plusieurs reprises, au début de cette nouvelle manie qui était devenue la sienne de me téléphoner, je m’étais attendue à ce qu’il me rappelle ma promesse de lui faire un peu de lecture. Mais il n’en fut pas question. Ni que je passe auprès de lui pour une autre raison. D’un seul coup, mon voisin de palier m’avait mentalement déménagée.

J’étais devenue moi aussi une de ses relations assez proches sur le plan psychologique pour avoir été intégrée dans sa

liste d’appels quotidiens, et suffisamment éloignée pour qu’un contact physique ne se justifie pas. Ne se justifie plus, comme un danger facile à éviter, sur un terrain devenu trop scabreux.

36. L’appel que je reçus de mon voisin Sándor un dimanche soir de novembre me figea tout entière. Sa voix était méconnaissable. Son articulation à peine audible. Une grosse minute s’écoula avant que je ne sois capable de relier entre eux les mots étouffés qu’il avait prononcés. Il se trouvait à bord d’une ambulance. En raison d’une perturbation du trafic, celle-ci avait changé de trajectoire pour le conduire dans un autre hôpital, et non pas dans celui auquel il était accoutumé. Avant de raccrocher, il parvint à me dire qu’il avait bon espoir de revenir chez lui au plus vite.

Le nom de Sándor s’afficha encore un instant sur l’écran de mon téléphone, au cours duquel je pus me dire en conscience que cet homme avait quitté le territoire de la raison. Que faisait-il à bord d’une ambulance en train de passer des coups de fil ? Je pris les clefs de son appartement, sonnai plusieurs fois, puis ouvris la porte et entrai. Il n’y avait personne. J’appuyai sur quelques interrupteurs et passai à travers les pièces. Deux fenêtres étaient restées entrouvertes. Je les fermai. La lampe de chevet de son lit était allumée, je l’éteignis. Que s’était-il passé dans ce logement ? Se pouvait-il que je n’aie rien entendu de l’intervention des secours ? C’était possible en effet, car j’avais enchaîné plusieurs conversations téléphoniques avec un casque auditif sur la tête, réglé sur la position supprimant tous les bruits extérieurs.

Je me mis à la recherche du livre bleu sur le Danube, comme si cet objet avait pu constituer à lui seul un indice de bon augure. Repassant à travers les pièces, je m’étais dit que rien ne se détacherait mieux que ce livre-là, tant cet appartement était dépourvu de bibliothèques et d’accumulation de papiers. Mais l’ouvrage ne se trouvait nulle part. Il n’y avait pas non plus d’emballages de médicaments ici et là, ainsi que j’avais eu l’habitude d’en voir avant que mon voisin ne décide que notre unique mode de communication passerait par des appels pluriquotidiens. Je ne parvenais pas à me figurer que quelque chose de grave s’était joué à l’intérieur de ces murs durant le week-end, poussant un homme mal en point à devenir de plus en plus angoissé et à appeler une ambulance.

L’appartement était très ordonné, sobre, compatible avec le fait de n’avoir abrité personne depuis plusieurs jours. J’allai vérifier la poubelle de la cuisine. Elle était vide, avec un sac propre. Je me dirigeai vers la salle de bains, vaste, équipée d’une baignoire et d’une douche, parfaitement nettoyée et rangée. Les serviettes de toilette n’avaient pas l’air d’avoir été utilisées. J’appuyai sur la pédale de la poubelle en acier chromé, un modèle très grand comparé à ceux qui sont en usage un peu partout. Elle était pleine à ras bord. Tout y avait été jeté en vrac, fioles, ampoules, modes d’emploi, emballages, plaquettes vides, mouchoirs, seringues, pansements. Une étrange odeur en sortait, qui n’était ni du camphre ni du désinfectant. Je laissai le couvercle retomber, presque apeurée, songeant qu’il était peut-être de mon devoir d’aller déposer ce sac dans le local des ordures, tout en sachant que je ne le ferais pas. Il y avait plusieurs miroirs, dont un agencement qui permettait de se voir des pieds à la tête, de face et de dos en même temps.

Je les ressentis comme affreusement intrusifs et me demandai comment Sándor avait supporté de s’y voir changer, mois après mois. Une intuition me conduisit vers les toilettes visiteur. Je n’eus pas besoin de m’attarder pour comprendre que c’était cet endroit que mon voisin utilisait, ce robinet qu’il ouvrait pour se rafraîchir, à l’aide de ces gants de toilette encore humides, et que c’était ce mur uniformément beige qu’il avait pu fixer en toute tranquillité, dépourvu de miroir ou de décoration vitrifiée susceptible de renvoyer un reflet. J’appuyai là aussi sur la pédale de la poubelle, réplique exacte du modèle de la salle de bains, et y trouvai le même fatras et la même odeur.

Je me rendis ensuite dans le salon et dus m’asseoir un instant, choisissant le canapé et non l’un des fauteuils sur lesquels j’avais vu si souvent mon voisin. Il n’y avait rien autour de moi que j’eusse pu saisir et qui eût occupé mon esprit, une revue, un livre d’art, des souvenirs de voyage. Les cadres métalliques contenant les quatre photos que j’avais déjà eu l’occasion de passer en revue se trouvaient toujours sur le guéridon d’appoint, dans une disposition inchangée, la tante Olga en manteau et chapeau à moitié cachée par des paysages noirs et blancs tout à fait ordinaires. Sándor ne m’avait rien dit de précis à leur propos, si ce n’est que ces lieux lui avaient été familiers et qu’il n’avait pris aucun de ces clichés, à l’exception de celui où sa tante avait posé pour lui. Je décidai d’amener cette femme sur le devant de la petite table, en un réflexe à moitié idiot, à moitié symbolique, me disant que quelqu’un devait se mettre à attendre le retour du malade dans cet appartement.

Je décidai de retourner dans la chambre à coucher où j’étais passée en vitesse, ne me souvenant plus si j’avais trouvé le lit défait, si un pyjama traînait quelque part, des pantoufles, ce genre de détails auxquels je porte d’ordinaire de l’attention, mais pas cette fois-ci, trop décontenancée

après le coup de fil supposément reçu depuis une ambulance. Il s’avéra que le duvet avait été ramené à la hauteur des oreillers, à la va-vite, et que les deux coussins étaient empilés l’un sur l’autre, tandis que le haut du lit était déjà surélevé, grâce à un système électrique permettant cette sorte de confort. Tout indiquait que la seule position supportable pour Sándor avait été de demeurer assis à quasi quatre-vingt-dix degrés. Aucun vêtement, pas même un pyjama, ne se trouvait hors des armoires que je connaissais, pour y être allée prendre des vêtements à la demande de leur propriétaire. J’en conclus que mon voisin n’avait pas eu le temps, ou la force, de se changer.

Alors que j’étais sur le point de quitter la chambre à coucher, un réflexe inexplicable me poussa à tirer le duvet. Rien ne justifiait une telle action, et même si ce geste fut rapide, je me reprochai cette intrusion. Mon regret ne dura pas. Le livre à la couverture bleue se détacha aussitôt sur le drap blanc. Sa position indiquait que la personne installée dans ce lit l’avait tenu dans ses mains, puis reposé sur sa droite, le titre apparaissant dans le bon sens pour elle, et à l’envers pour moi. Je le saisis et l’ouvris, à la recherche des signes habituels, pages écornées, mots soulignés, indiquant que ce livre était non seulement en lecture, mais que celle-ci était de l’ordre d’un compagnonnage. Or il n’y avait rien de tel. Seul le marque-page avait été déplacé, que je retrouvai en début d’ouvrage, et non pas dans le chapitre hongrois que j’avais commencé à lire à voix haute à l’hôpital. Il s’agissait d’un marque-page banal de librairie, pris sur le comptoir au moment de payer. Il affichait l’une de ces paroles définitives, prononcées par une star contemporaine quelconque, et rappelant au public que la lecture constitue une activité distrayante. Mon regret fut grand de n’avoir pas pris soin de choisir un modèle purement graphique, ou doté à tout le moins d’une phrase

d’écrivain, capable de susciter à chaque lecture une réflexion encore légèrement différente.

Je reposai le livre bleu dans la position exacte où je l’avais trouvé et remis le duvet en place. Je me concentrai quelques minutes auprès de ce lit, en fermant les yeux. Puis je m’en allai, pressentant que rien ne saurait occuper les heures qui allaient venir, ni musique, ni lecture, ni images. Comme si un vide d’air s’était creusé entre nos deux appartements, déséquilibrant jusqu’à mes propres pas sur les quelques mètres que je finis par franchir pour retrouver ma porte.

37. Soudain, l’homme qui ne voulait pas mourir s’était mis à ne plus communiquer que par émoticônes. Au petit mot que je lui avais envoyé pour prendre de ses nouvelles au lendemain de son départ en ambulance, il avait répondu par un tournesol. Et rien d’autre. J’avais regardé avec perplexité cette minuscule figure jaune et noire entourée de ses deux feuilles pourtant sympathiques. Que signifiait-elle exactement ? Mystère. Je n’avais pas osé insister. Après tout, j’avais obtenu un signe et en avais conclu que si ça n’allait pas, l’hospitalisé aurait su trouver dans la liste un nuage noir à m’envoyer ou je ne sais quel symbole censé donner l’idée d’une difficulté. J’étais remontée en vitesse le long des messages que nous avions échangés au fil du temps. Nos phrases étaient de longueur variable, nos moments de communication sans régularité. Et ce que je soupçonnais apparut, à savoir que jusqu’à ce lundi, mon voisin n’avait pas utilisé d’émoticônes. Ni moi non plus. Nous n’avions également pas pour habitude de recourir aux abréviations. Il me fallait cependant admettre qu’avec d’autres correspondants, j’abrégeais souvent et recourais à ces petits dessins, non pour remplacer des mots susceptibles d’exprimer une émotion, mais pour souligner celle-ci, parfois avec ironie. Je m’aperçus que je n’avais pas vraiment réfléchi à cette question concernant nos usages possibles sur les messageries instantanées et pris conscience qu’il devait exister à peu près autant de personnes auxquelles je n’envoyais pas d’émoticônes que

d’autres, avec lesquelles je ne me retenais pas. Et pourquoi donc ? Mimétisme ? Politesse ? Peut-être bien les deux raisons, comme une habitude de se mettre au diapason.

J’attendis le jour suivant et écrivis à nouveau à mon voisin. Comment allez-vous ce matin Sándor ? Avez-vous besoin de quelque chose ? Sachez que tout est en ordre dans votre appartement, j’ai fermé deux fenêtres qui étaient restées entrouvertes. Une réponse n’arriva que plusieurs heures après cet envoi. Un seul émoticône, représentant un bras replié en train de montrer son biceps. Je regardai une nouvelle fois cette figure qui n’avait pourtant pas besoin d’être vue et revue, au contraire d’une suite de mots. Partagée entre un sentiment de contrariété et d’admiration, je me figurai mon voisin trop mal en point pour en faire davantage et désireux, en dépit de tout, de me faire savoir qu’il se battait. Qu’il lui restait de la force. C’était mon interprétation. Quant à la réalité de sa situation, j’en ignorais tout. J’envoyai aussitôt les mots suivants : puis-je vous appeler ? Il n’y eut aucune réponse. Deux autres journées s’écoulèrent, au cours desquelles il m’arriva de penser à lui, sans que je ne me décide à lui écrire. Par peur de le déranger, certes, d’exercer une pression, et surtout par crainte de recevoir un nouveau petit dessin, duquel je ne saurais me satisfaire.

Enfin, je reçus un appel de Brigitte Steiner. Elle pensait que je savais où Sándor avait été hospitalisé. Elle avait eu droit elle aussi à des émoticônes. En réalité, elle n’avait pas pris de nouvelles de son ami, mais celui-ci lui avait fait parvenir, dans la nuit du dimanche au lundi, un seul et unique signe sous la forme d’un véhicule blanc avec son feu tournant sur le toit et son emblème médical bleu. Brigitte l’avait découvert à son réveil et avait tout de suite appelé,

sans succès. Elle avait essayé à nouveau à différentes heures, et n’avait pas pu laisser un message vocal, Sándor ayant tout à coup supprimé cette fonctionnalité. Elle avait donc fini par lui écrire. En retour, elle n’avait reçu aucun mot non plus, seulement le bras musclé. Elle y avait réagi par de courtes questions auxquelles il fut répondu par un bouquet de tulipes, puis une rose, et encore un visage avec une grande bouche souriante. Sans compter beaucoup de cœurs de toutes les couleurs, ajouta-t-elle, dépitée, et aussi désemparée que moi face à ce mode de communication qu’elle jugeait inapproprié d’une manière générale, et déplacé dans le cas de Sándor. Elle en avait déduit qu’il venait de découvrir cette base de dessins et était en train de l’utiliser à mauvais escient, ainsi que le font si souvent les personnes d’un certain âge dans un monde numérique qui n’est pas le leur.

En parlant avec Brigitte, je me rendis compte qu’elle interprétait cette nouvelle hospitalisation comme un épisode supplémentaire dans une suite déjà longue, qui se conclurait bientôt par une solution et une remise sur pied de l’intéressé. Je pris le risque de lui dire que si Sándor demeurait bel et bien l’homme plein de sang-froid que nous connaissions, son corps était en réalité au-delà de l’épuisement. Elle ne s’arrêta pas un instant sur ces paroles. Nous convînmes que la première d’entre nous qui parviendrait à lui parler avertirait l’autre, et je sentis que Brigitte serait cette personne, déterminée de surcroît à se rendre à son chevet, en dépit du fait que les hôpitaux avaient de nouveau interdit les visites. Mais nous savions, en ce deuxième automne de la pandémie, que les règles s’étaient assouplies, que des exceptions étaient consenties, après les erreurs inexcusables commises par un monde médical si sophistiqué qu’il s’était retrouvé dans une totale impréparation face à l’arrivée d’un grossier virus.

Brigitte termina la conversation en estimant que plus nous pouvions écrire à Sándor pour lui témoigner notre soutien, plus cela l’aiderait, même s’il devait ne pas répondre ou n’expédier que des fleurs et des cœurs en cortège. C’est pourquoi j’écrivis sans attendre ces lignes : Cher Sándor, je crains que vous ne soyez en train de vivre des jours et des nuits très difficiles. Je veux vous dire toutes mes pensées, toute ma solidarité. Puissiez-vous vous remémorer de beaux paysages que vous avez vus, et que nous avons parfois regardés ensemble, par exemple cet oiseau qui avait survolé longtemps le lac près du col, vous vous en souvenez, nous avions estimé que c’était un faucon, ou peut-être un simple milan, nous avions attendu qu’il plonge soudain pour attraper un poisson, mais pas du tout, il était demeuré souverain, impassible, et vous aviez fini par le décrire comme un espion en mission de repérage. Il faisait si doux ce jourlà, malgré l’altitude, je sens encore la chaleur qui nous massait les os, on aurait pu penser que l’été avait pris un si bel élan qu’il allait pouvoir s’imposer et recommencer sans tarder.

38. Brigitte Steiner avait été stupéfaite de voir dans quel état se trouvait son ami de longue date, le jour où elle avait enfin pu lui rendre visite. Elle avait dû attendre qu’il soit transporté dans un autre établissement, depuis l’hôpital général où l’avait conduit l’ambulance appelée un dimanche soir. Après que les médecins semblaient être parvenus à maîtriser ce que Sándor avait décrit devant elle comme ayant été une forme très agressive de pneumonie, décision avait été prise de le transférer auprès d’un centre de convalescence. Deux semaines devaient suffire à lui faire regagner du poids et des muscles, avait-il dit à sa visiteuse qui, le regardant de près, avait estimé pour sa part que deux à trois mois seraient plutôt nécessaires.

Assise en face de moi, de bon matin, dans un café très calme du centre-ville, Brigitte m’avait donné ces nouvelles sans se rendre compte du mouvement de ses mains, qu’elle ne cessait de triturer, d’étirer, de pincer. C’en était au point que mon attention se focalisa davantage sur ces gestes de nervosité extrême que sur les paroles prononcées. Il se trouvait que face à la mine consternée de son amie, Sándor avait multiplié les exemples pour l’assurer que tout n’allait pas si mal. Il se levait sans problème pour aller aux toilettes, se déplaçait pour prendre ses repas à la petite table disposée près de la fenêtre de sa chambre, tentait parfois une courte percée dans le couloir de son étage. Il avait encore dit que la nourriture était délicieuse et que l’équipe thérapeutique

lui avait proposé, dès son arrivée, de se lancer dans un ambitieux programme de remise en forme. Les yeux de Brigitte se mouillèrent presque, comme s’il était devenu difficile, même pour elle, de tenir le choc des mots employés par le malade et la réalité observable. Elle alla jusqu’à m’avouer qu’elle n’avait pas du tout compris comment l’homme auprès duquel elle avait enfin pu se rendre parvenait à faire tout ce qu’il prétendait. Elle me parla de son visage asthénique, du cou qui laissait désormais apparaître tous les tendons ainsi qu’une pomme d’Adam démesurée. Et puis il y avait encore les jambes. Brigitte hésita. Des jambes filiformes. Fausses. Un peu comme celles d’un mannequin déshabillé dans une vitrine. Elles donnaient l’impression de ne plus rien pouvoir soutenir, pas même le haut d’un corps, voilà tout, avait-elle lâché sans me regarder. Puis, après avoir détaché et rattaché pour la troisième fois le bracelet métallique de sa montre, elle avait brusquement fait marche arrière. N’était-il pas évident que l’état du malade tenait avant tout à l’heure tardive de sa visite ? Elle n’avait pu y aller qu’en fin d’après-midi, la veille, c’est-àdire au pire moment, après que tant d’efforts avaient été consentis au cours de la journée pour les exercices de physiothérapie et les nombreux allers-retours aux toilettes. Sándor devait en effet boire beaucoup, les médecins avaient insisté. Et il respectait cette injonction à la lettre, m’assurat-elle, ayant dénombré sur la table plusieurs tasses et verres entamés.

Les mains de Brigitte s’éloignèrent tout à coup l’une de l’autre. Pour la première fois, elle me sourit. Elle m’annonça qu’elle n’allait pas tarder à se rendre en Suède pour la naissance de son premier petit-enfant. Je compris que cet événement concernait son fils qui s’était marié

quelques mois auparavant en Italie. Mais pourquoi cette future grand-mère devait-elle partir dans le Nord ? Elle me parla du jeune couple et je finis par saisir que l’Italie avait été choisie pour son romantisme et sa météo, personne dans les deux familles n’ayant de lien avec ce pays. J’en profitai pour demander si Sándor avait pu assister à cette fête estivale comme prévu. Brigitte parut embarrassée. Il s’avéra qu’il était venu, oui. Il était même arrivé à temps, après avoir conduit sur plus d’un millier de kilomètres jusqu’au centre de l’Italie. Mais il avait dû quitter la cérémonie avant la fin, finit-elle par me dire. Je n’osai pas réclamer davantage de détails, me souvenant que peu après cette escapade, mon voisin avait tenu à me présenter son laurier blanc desséché. Je me revis sur le palier, l’œil concentré d’abord sur la plante, puis déviant sur son propriétaire.

Mon interlocutrice dut s’en aller assez vite, toute une journée de travail se trouvant encore devant elle. J’avais admiré son adresse lorsqu’elle avait ajusté son foulard, façon nœud en lavallière, avant de remettre son manteau. Elle me quitta, étonnée que je ne doive pas me précipiter moi aussi vers un prochain rendez-vous. Dans le monde où elle évoluait, et où Sándor évoluait aussi, les choses s’organisaient les unes après les autres, et les problèmes se résolvaient de la même manière. J’avais respiré encore un peu son intrigant parfum, lourd d’arômes boisés entrecoupés par de la verveine beaucoup plus bondissante. Elle m’adressa un nouveau signe d’adieu depuis le trottoir, allant jusqu’à esquisser quelques pas de danse. J’attribuai cette étonnante manifestation à ce qui était en train de lui donner de la force dans cette période si sombre, et dont elle m’avait aussi fait la confidence. À savoir cette incrédulité qui la traversait de plus en plus souvent, face à la

perspective de tenir bientôt dans ses bras un petit tout petit dont elle s’imaginait déjà découvrir du bout du doigt, doucement, lentement, chaque millimètre du visage et des mains.

39. Il avait beaucoup neigé pendant la nuit, jusqu’en plaine. Première neige de la saison en ce mois de novembre, premier rideau tiré sur le gris et la pluie. Et ce blanc avait l’air de vouloir s’accrocher au bitume, au béton, aux plates-bandes, au gazon, plutôt que de disparaître en à peine une heure ou deux. Je m’étais demandé si cette atmosphère nouvelle faisait du bien aux malades, dans leur lit d’hôpital ou dans leur lit à la maison, s’ils ressentaient du mieux jusque dans les parties abandonnées de leur corps, si autour d’eux on les traitait avec un peu plus de tendresse, et si cette arrivée de l’hiver comptait aussi pour Sándor, lui qui n’avait rien exprimé de particulier à propos de cette saison.

Au moment de partir au travail, j’avais glissé dans mon sac une carte double, en papier de qualité, sans couleurs ni dessin, avec son enveloppe. Mon intention était d’écrire à mon voisin par la poste, afin qu’il reçoive des mots comme cela n’arrive presque plus, lors de la distribution du courrier dans son hôpital. Des mots dotés d’une consistance physique, déposés sur une matière qui peut se tenir dans les mains. Mais comment trouver ces mots ? En existe-t-il qui puissent apaiser, ou simplement donner du plaisir à les lire quand il semble n’y avoir plus rien à attendre, quand la faiblesse du corps ne se laisse plus dompter par la force de l’esprit, quand le cycle des douleurs, de la nausée et de la fatigue constitue la toile de fond de tant d’heures devenues si ralenties. Où sont-ils, ces mots ? Quelqu’un les a-t-il

jamais trouvés ? Je les ai cherchés, pourtant. Des mots qui ne se contentent pas de dire une espérance déplacée, l’espérance que tout aille mieux, bientôt, demain, très vite, un point. La carte dépliée sous mes yeux, le stylo prêt à agir, je ne parvenais pas à utiliser ces expressions délavées. Essorées. Je voulais des mots qui seraient d’une envergure suffisante pour faire de la place à la mort, sans lui laisser tout le champ. Des mots d’une tranquillité parfaite, capables d’avancer l’un après l’autre dans la conscience que la mort grignote déjà cette journée, grignote déjà cette nuit, qu’elle y est en effet, et qu’il n’y a aucun sens à se comporter comme si elle n’était pas là. Et dans le même temps, je devais veiller à ce qu’il y ait à l’intérieur de ces phrases assez de fermeté pour dire quelque chose de la vie, de ce qui peut rester d’elle jusqu’au bout. La force des liens, la puissante sensation de ce qui nous unit et nous porte à travers l’amitié, l’amour, et aussi cette plénitude ressentie face à tout ce qui a été beau et le demeure. Parvenir à le dire sans marquer le pas, autant de fois qu’il le faudra, au nez et à la barbe de la mort. Mais comment équiper ces mots et les articuler sur du papier, eux que je ne parvenais déjà pas à faire tenir dans ma tête ? Et comment cesser de craindre qu’ils ne soient mal interprétés par le malade qui les recevrait ? Cet homme efficace, toujours pressé d’en arriver à demain, à la semaine prochaine, à dans six mois, et qui n’avait jamais pris en compte, en tout cas devant moi, la possibilité de sa fin prochaine. C’est-à-dire de sa mort à lui, et non de la fin en général. Un être souffrant, éreinté, qui n’envisageait pas sa déchéance physique autrement que comme un creux de la vague suivi d’une remontée. Peutêtre s’était-il comporté différemment avec d’autres personnes. Avec un inconnu dans le couloir de son hôpital, une soignante intérimaire, ou lors d’inéluctables face-àface avec lui-même. Je n’en savais rien, et en aucun cas je

ne voulais provoquer chez lui une brûlure, du genre de celles qui nous transpercent lorsque, occupés à fuir des émotions dans l’enchaînement des planifications et des actions, celles-ci nous rattrapent et déchargent leur électricité d’un seul coup dans le cœur.

Trop apeurée, trop indécise, je remis la carte vierge dans mon sac et finis par passer un coup de fil. Je demandai que le tournesol qui serait livré à Sándor Cseszneky-Ádám dans son centre de remise en forme soit déjà installé dans un vase approprié, en verre transparent, haut et étroit. Puis je dictai à la fleuriste étonnée ces mots dont je lui dis qu’ils étaient d’un poète, même le jour, même la plus vive lumière, même le très doux septembre ne sont pas faciles à traverser…

40. Nous avions appris que la date de l’opération de notre ami Sándor avait été fixée à fin novembre. Nous avions aussi appris que le malade attendait cette échéance avec beaucoup d’impatience. Il avait dit que le chirurgien était confiant, que cette nouvelle méthode de chimiothérapie localisée s’avérerait radicale, et que cette fin d’année pourrait enfin prendre une autre allure pour lui. Ces informations avaient été recueillies par les unes et les autres qui avaient pu lui parler au téléphone, et par Gloria et Brigitte qui, séparément, avaient été les seules personnes autorisées à lui rendre une visite.

Brigitte l’avait jugé beaucoup mieux que la première fois et avait tenu à me le dire avant de prendre son vol pour la Suède. Gloria m’avait parlé également, et n’avait fait aucun commentaire sur l’état physique de Sándor. J’avais moi aussi reçu un appel de sa part. Il aimait infiniment le tournesol que je lui avais fait livrer. Et puis il avait une belle vue depuis sa fenêtre sur les vignes enneigées. Quant à l’oxygène, il en avait besoin, mais à une dose plus basse, ce qui le laissait espérer de pouvoir bientôt s’en passer. Il m’avait encore priée d’utiliser sa voiture aussi souvent que nécessaire, maintenant que la météo s’était mise au travers des marcheurs et cyclistes dans mon style. Le ton de sa voix m’était apparu rajeuni. L’écoutant, son visage s’était détendu dans mon imagination. Ses yeux entre le gris et le bleu avaient retrouvé ce calme proche de l’indifférence

qui était leur marque avant la maladie. Ses mains affichaient leur âge, à cette différence que plus aucune tache d’épanchement de sang ne les enlaidissait.

L’homme qui ne voulait pas mourir avait encore prononcé une phrase qui m’avait fait grande impression, sortant de sa bouche. Il avait dit qu’il se sentait entouré d’amour. En dépit de sa solitude, il avait employé le verbe entourer, et malgré sa pudeur, il avait dit amour et non pas gentillesse, un mot pourtant beaucoup plus compatible avec son vocabulaire habituel.

41. Durant toute la journée et toute la nuit qui avaient correspondu à la date à laquelle mon voisin Sándor avait dû subir l’opération tant attendue, personne ne reçut de nouvelles. Nous apprîmes après coup que son amie Ariel avait essayé, en compagnie d’une doctoresse formée à l’anthroposophie, de se rendre à son chevet, afin de lui prodiguer tout de suite des soins dits énergétiques. Mais les deux femmes n’avaient pas pu aller plus loin que le bureau de la réception principale. Tout portait à croire que Sándor s’était tu, n’avait envoyé aucun message, pas même un de ces petits symboles dont il avait subitement abusé.

Pendant vingt-quatre heures, personne dans son cercle immédiat n’avait pu savoir s’il avait survécu à l’anesthésie générale, à l’ouverture de son ventre, à l’application de puissantes substances. Ni si, en cas de réveil, il avait retrouvé ses facultés, sans paralysie des membres, mémoire amputée, tics nerveux des yeux ou de la bouche.

Une réponse était enfin arrivée, sur le téléphone de Gloria, le premier jour du mois de décembre. Apparemment, le malade avait à nouveau été transporté en ambulance, depuis l’hôpital universitaire où il avait subi l’intervention, jusqu’à cette chambre qui était devenue la sienne dans le centre de convalescence. Et il avait attendu de retrouver son lit avant de donner un signe de vie à cette amie. Son message était court : dans ma chambre 240, tout

s’est bien passé. Gloria avait appelé aussitôt. Sándor n’avait pas décroché. Une trentaine de minutes plus tard, il avait pris la peine d’écrire encore quelques mots pour lui dire qu’il était dans l’attente de résultats détaillés.

42. Plus rien n’étonnait en provenance du climat sorti de ses gonds, mais tout de même, les prodigieux amas de neige de ce début décembre secouaient les regards, et plus encore celui des automobilistes qui, comme cela venait de m’arriver, devaient se frayer un chemin nocturne à travers des flocons qui tombaient gros comme des dessous de verre, et aussi drus que les mailles d’un filet de pêche.

Sous le coup d’une impulsion, en sortant du travail, j’avais pris la direction de l’établissement spécialisé où se trouvait mon voisin Sándor. À la difficulté de rouler dans de telles conditions s’étaient ajoutés des problèmes d’orientation qui, d’ordinaire, m’auraient fait renoncer sans hésitation. Quand il apparut que j’avais enfin trouvé le bon bâtiment, aux trois quarts plongé dans l’obscurité, et une place sur ce qui devait être un parking à peine dégagé, je me sentis si fatiguée que j’eus un moment de doute. Je ne pouvais tout de même pas me rendre au chevet d’un homme très affaibli en ayant l’air d’un presque fantôme. Je fis donc le tour entier du complexe afin que le froid et tous ces pas dans la neige me redonnent une allure. Puis je m’approchai du portail d’entrée pour découvrir que les portes coulissantes ne coulissaient pas. Un bouton d’alarme avait été installé au-dessous d’une plaquette indiquant que l’établissement était fermé de telle heure à telle heure. Je n’eus pas besoin de consulter mon téléphone

pour comprendre que je me situais déjà dans la période où l’accès n’était pas possible.

J’appuyai sur l’alarme. Au bout de longues minutes, un gardien vêtu de noir s’approcha d’une porte latérale que je n’avais pas remarquée. Il l’ouvrit. C’était un homme jeune, de moins de trente ans, chauve ou entièrement rasé.

Le froid qui lui arriva dessus n’eut pas l’air de le déranger, au contraire de ma présence. Il me dit que le centre était fermé et qu’il faudrait revenir le lendemain. Je me souviens à peine des quelques mots que j’avais trouvés à articuler afin qu’il ne se débarrasse pas de ma personne. Mangeant la moitié de ses phrases, il m’expliqua que les visites étaient strictement interdites en soirée et que même en journée, elles avaient été limitées. D’ailleurs, tout un étage avait été remis à l’isolement en raison des contaminations parmi les malades et le personnel.

Engoncée dans ma veste, les oreilles glacées, les narines figées, je sentis à l’intérieur de moi une confiance inattendue, comme si les efforts consentis pour arriver jusquelà étaient encore en train de m’entraîner dans leur élan. Je dis à ce gardien imposant le nom de celui que je voulais voir, le numéro de sa chambre, et lui promis que je ne m’attarderais pas. Il m’arrêta en plaçant la paume de sa main droite face à mon visage. Il ne pouvait pas faire d’exception, je devais le comprendre, sa place de travail était en jeu. Sur un ton catégorique, je lui dis qu’il ne risquait rien du tout, que personne n’en saurait rien, que je n’étais pas contaminée et avais reçu toutes les doses du vaccin. Je l’interpellai encore pour lui faire comprendre que bien que très jeune, il avait sans doute déjà conscience du fait qu’un jour la vie s’arrête, et que tout ce qui peut survenir jusqu’à cet arrêt est important, y compris une visite d’une minute à peine. Parlant ainsi, je n’avais pas vu sur le visage de cet agent de sécurité, sur l’expression de

son visage, le moindre signe qui eût pu me laisser penser que mes mots l’atteignaient. Et dans le même temps, tout dans son corps indiquait qu’il allait me laisser le passage. Il se pencha vers moi et m’expliqua à voix basse par où je devais me diriger pour emprunter l’escalier, et non l’ascenseur. Je sortis un masque chirurgical de ma veste et le mis en place. Et puis j’entrai par la porte latérale comme si je connaissais ces lieux où je n’étais jamais venue, et gravis les deux étages en direction de la chambre 240.

Tout était calme. Je ne vis personne dans les couloirs, imprégnés d’une atmosphère de milieu de la nuit, alors qu’en été, cette heure marquait à peine le commencement de la soirée. J’appuyai sur la poignée sans éprouver la moindre angoisse à propos de ce que j’allais trouver dans cette chambre et y faire. Seule une veilleuse éclairait la petite pièce, une lumière douce qui laissait deviner le blanc de l’autre côté de la fenêtre. Sándor n’ouvrit pas les yeux tout de suite, même si je sentis qu’il n’était pas en train de dormir. Il n’était relié à aucune machine, seulement à l’oxygène. Je me dirigeai vers le lavabo où se trouvait un distributeur de désinfectant, m’en servis, frottai mes mains l’une contre l’autre pour les réchauffer, m’assis au bord du lit, effleurai la main gauche du malade, attendis un peu, et enserrai cette main dans les miennes. À ce moment précis, Sándor me regarda. Un tout petit sourire s’afficha sur son visage devenu très étroit. Il eut plusieurs mouvements de la gorge, cherchant à humecter sa bouche. C’est bien, dit-il. Je répondis oui, c’est bien. J’attendis quelques secondes et ajoutai je pense à vous. Nous pensons tous à vous. Il s’humecta à nouveau les lèvres. Il dit je sais, je le sens. C’était étrange, car il n’était pas possible de comprendre d’où venait vraiment sa voix. Il referma les yeux et sa main droite, restée sur le drap, vint toucher une de mes mains.

Alors je pris ses deux mains, si longues, devenues si grises, à l’intérieur des miennes. Puis je guidai sa main droite afin qu’elle se pose à nouveau sur le drap. J’élevai sa main gauche en direction de mes lèvres, l’embrassai après avoir soulevé le masque, la reposai à son tour. Et je quittai la chambre à reculons.

L’homme qui n’avait pas rouvert ses yeux pour me voir partir n’était en rien un patient devant bénéficier d’un programme d’opération du ventre et de physiothérapie des membres. Il était un mourant qui allait quitter sa vie à une heure inconnue et prochaine. Il avait besoin que ses douleurs du corps soient éteintes et que ses souffrances de l’esprit soient accompagnées.

Le gardien m’attendait près de la porte latérale. Il ne dit pas un mot en l’entrouvrant. Je m’y glissai, le regardai avec insistance et une formulation tout à fait inhabituelle sortit de ma bouche. Soyez remercié, ai-je dit à ce jeune homme. Dans la voiture, je ne pus démarrer aussitôt. Mes yeux ne parvenaient pas à quitter le sombre bâtiment sur lequel la neige continuait à tomber. Dans quel monde étions-nous, qui a si peur de regarder les corps diminués, de les toucher, et ne sait plus faire la différence entre un chemin vers la vie et un chemin vers la mort.

43. L’homme qui ne voulait pas mourir s’était remis à écrire des messages à certaines d’entre nous. Des phrases courtes, désormais dépourvues d’accents et de ponctuation, souvent inachevées, poignantes tentatives pour nous laisser entendre que les soins vers la guérison se poursuivaient, et qu’un scanner serait bientôt organisé afin de vérifier les effets de l’opération. Parfois, il acceptait de prendre les appels de Gloria. Deux ou trois dizaines de secondes au cours desquelles elle mesurait son extrême difficulté à s’exprimer. Sándor prétendait malgré tout que le programme de réhabilitation donnait des résultats, qu’il venait de faire ses exercices ou n’allait pas tarder à s’y mettre. Qu’il mangeait. Buvait. Gloria m’avait avoué qu’elle se sentait de plus en plus hésitante à lui passer ces coups de fil, desquels elle peinait à se remettre, tournant en rond dans sa maison, l’estomac à l’envers, pleine d’une fureur qu’elle ne parvenait pas à évacuer. Elle ne voulait pas être la complice d’une telle fiction. Mais comment aurait-elle pu faire autrement ?

Elle me demanda conseil, me proposa que nous nous rendions toutes les deux à son chevet, insista pour me dire qu’elle parviendrait à obtenir une autorisation exceptionnelle, qu’elle était sûre de pouvoir l’obtenir. Je refusai et ne mentionnai pas ma visite clandestine auprès de Sándor, dont j’avais décidé en conscience que ce serait la dernière. Je la rassurai du mieux que je pus. Je lui dis que c’était toujours le malade qui donnait le  la. Et non pas nous autres,

autour de lui. Je reconnus que la partition jouée par Sándor était complètement folle, d’une dissonance extrême, et que cette dissonance nous faisait du mal à nous aussi, pas seulement à lui. Mais il n’y avait rien de nouveau là-dedans. Je ne voyais pas qu’il allait changer d’attitude tout à coup. Et cela lui appartenait, jusqu’au bout.

Entretemps, le premier petit-enfant de Brigitte Steiner, un garçon, venait de naître dans une ville proche de Stockholm. Tout s’était bien passé. Le poids du nourrisson, pas loin de quatre kilos, avait l’air de compter plus que toute autre donnée aux yeux de la nouvelle grand-maman, comme un talisman, une garantie que jamais la mort ne s’aviserait de s’approcher de ce petit, tandis qu’elle était en train de comprendre, au fur et à mesure des appels qu’elle nous passait, à quel point il était peu probable pour elle de revoir son cher ami vivant. Elle lui avait envoyé une photo du nouveau-né en gros plan et une autre où elle le tenait dans ses bras. Sándor avait paraît-il réagi avec enthousiasme, ne disant pas un mot de sa situation. Il avait même voulu savoir s’il y avait beaucoup de neige à Stockholm et si Brigitte en profitait pour faire du ski. Il était allé jusqu’à écrire le nom, certes mal orthographié, d’une station de sports réputée, lui enjoignant de ne surtout pas laisser passer une telle occasion.

44. Un scanner avait été organisé comme prévu pour inspecter les résultats de l’innovante opération, mais le malade ne put pas être mis dans une ambulance et amené vers la machine qui devait procéder à cet examen. Nous ne sûmes rien des circonstances exactes qui avaient conduit à ce brusque changement de programme. Gloria avait reçu de Sándor, dans l’après-midi du mercredi, ces trois seuls mots : no more scanner. Il apparut qu’à la même heure du même jour, il avait envoyé à son amie Ariel l’information suivante : palliatif, suivie de l’émoticône figurant un visage avec une larme.

Il s’avéra encore que le lundi, à savoir deux jours avant ce mercredi où tout s’était renversé, Sándor avait arrangé une réunion de travail avec l’équipe à laquelle appartenait l’avocat qui nous aidait à sauver le bosquet menacé. Par mail, le malade avait fixé cette séance à mi-décembre, à huit heures trente du matin, écrivant à ses collègues qu’il serait sorti de l’hôpital et disponible à cette date.

En réalité, peu après l’opération, un cauchemar avait commencé, qui n’avait laissé à mon voisin pratiquement plus aucune heure du jour et de la nuit où il ne s’était pas trouvé dans un état lamentable. Son corps s’était mis à rejeter de toutes les manières possibles les substances censées l’aider, et qui n’agissaient plus que comme des flux de poison. En dépit de ces souffrances, il semblait avoir continué à interpréter les réactions de son organisme en tant que des signes allant dans le bon sens.

Gloria m’appela dans la soirée du mercredi pour me dire qu’elle sentait que l’agonie avait débuté. Elle ne précisa pas si elle allait se rendre ou non à son chevet, ni ne me demanda de l’accompagner. En dépit de l’heure tardive, je décidai de me rendre dans l’appartement de mon voisin de palier. J’allai directement dans la chambre à coucher pour chercher sous le duvet le livre bleu sur le Danube. Je m’installai ensuite au salon, dans le fauteuil qui se trouvait à côté de celui où Sándor avait l’habitude de se tenir le plus souvent lorsque nous étions ensemble. J’allumai une bougie tout près du portrait en noir et blanc de la tante Olga, et je repris la lecture de la traversée de la Hongrie, là où nous l’avions abandonnée presque deux mois auparavant.

45. Sándor est mort dans la journée du neuf décembre. C’était le lendemain du mercredi où son statut de patient digne de tous les actes médicaux possibles et imaginables avait été brusquement modifié. Dès le matin de ce jeudi, le temps avait été magnifique. Un soleil comme en janvier avait fait briller la neige durant des heures et des heures. Cette lumière très forte pour la saison ne piquait ni ne brûlait pourtant. De la même manière que la mort, si proche, appuyait sur nos poitrines, mais sans couper le souffle. Le mieux qui pouvait arriver était qu’elle cesse de tournoyer. Qu’elle accorde son rythme à l’homme qu’elle allait prendre, se glisse dans le tempo infernal que sa proie avait voulu dicter. Et qu’en quelques pas, tout soit fini.

Sous le ciel bleu de cette journée demeurée fraîche, les oiseaux avaient fait silence. Beaucoup étaient partis dans le Sud depuis des semaines déjà, et les autres s’étaient sans doute cachés dans des abris, en tout cas on ne les entendait pas. Dans le bosquet menacé de tronçonnage que j’avais rejoint au cours de l’après-midi, on ne les entendait pas non plus. Je n’y avais rencontré personne, à l’exception d’un chien heureux qui farfouillait partout. Cet animal pas très grand, dont le roux et le blanc s’intégraient à merveille dans le paysage, répondait à un instinct de la chasse que les monticules de neige ne freinaient en rien. Je l’appelai. Il s’interrompit, sortit sa truffe de son tas de terre mouillée

et de branchages, me regarda, se désintéressa aussitôt de ma personne. J’eus beau faire un tour entier sur moi-même, je ne vis pas trace de son propriétaire. Puis la nuit était descendue, sans parvenir à ôter toute clarté, en raison du blanc abondant sous un ciel dégagé. Ce n’était pas du tout une atmosphère de royaume des ombres, on aurait dit au contraire que les arbres continuaient à parler entre eux, et que plus rien ne les effrayait de la dure saison en train de s’installer.

Mon téléphone avait vibré dans la poche. La voix de Gloria m’avait annoncé que notre ami s’en était allé. C’est l’expression qu’elle avait utilisée. Puis elle avait pleuré. Puis elle avait précisé qu’il était parti paisiblement. Je lui avais demandé ce que cela voulait dire, dans le cas présent, partir paisiblement. Elle n’en avait aucune idée. Elle avait repris les mots utilisés par la doctoresse qui venait de l’appeler depuis le centre de convalescence. Cette femme avait dit que Sándor n’avait pas souffert. Qu’il était parti paisiblement. Cette phrase avait beaucoup rassuré Gloria. Elle avait décidé de l’employer à son tour dans les communications qu’elle était en train de nous faire. Elle me demanda ce qui me dérangeait avec cette façon de dire. Elle me le demanda très gentiment. Je me sentis reconnaissante envers elle de me poser une telle question, dans l’état de chagrin qui était le sien. Je répondis que la phrase Sándor s’en est allé était suffisante. On pouvait comprendre ce qu’elle signifiait. Ou la phrase Sándor est parti, qui suffisait aussi. J’ajoutai que compte tenu du nombre de fois où il avait préparé une valise dans sa vie, ces deux expressions lui convenaient bien. Je dis encore à Gloria que là où je me trouvais, tout était paisible. Véritablement paisible. Et beau. Gloria voulut savoir où était cet endroit. Je le lui décrivis. Elle fut étonnée

d’apprendre que ce bois se situait tout près de l’appartement où Sándor avait habité. Elle était soulagée, car l’espace de quelques secondes, elle avait craint que je ne sois moi aussi à l’étranger, comme Brigitte et d’autres amis du disparu. Alors Gloria m’annonça qu’elle allait me rejoindre sans tarder. Elle sembla réfléchir. Elle me dit qu’elle allait venir avec un thermos de thé, que ce serait mieux, et qu’elle prendrait aussi des biscuits de Noël.

Le livre bleu sur le Danube mentionné dans les chapitres 31, 35, 36 et 44 a été écrit par Emmanuel Ruben. Il est intitulé Sur la route du Danube, Rivages, 2019.

Les mots du poète cités au chapitre 39 sont ceux de Philippe Jaccottet, tirés de ses Carnets 1980-1994, Bibliothèque de la Pléiade, 2014.

À Caroline Coutau, Marlyse Pietri, Bruno Pellegrino et Patrick Ferla, un très grand merci pour leurs lectures et relectures de ce qui fut un manuscrit en travail, avant de devenir un livre.

Merci à ma fille, Giulia Ferla, pour avoir créé cette magnifique illustration de couverture en jetant son dévolu sur une fleur de laurier trouvée dans la nature, et conservée dans son petit carnet secret.

Achevé d’imprimer en février deux mille vingt-quatre sur les presses de CORLET, à Condé-sur-Noireau, France, pour le compte des Éditions Zoé

Composition CW Design, Belgique

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